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LE NOUVEAU JEU - LE VIEUX MARCHEUR
roman dialogué

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** LE NOUVEAU JEU **

01 – À L'HIPPODROME

PAUL COSTARD, vingt-cinq ans
BOBETTE LANGLOIS, vingt-sept ans
LE PEINTRE MANTEL, trente-quatre ans
LOUISE BRUNOY, vingt-deux ans.

À Paris, à l'Hippodrome, le vendredi. Dans une loge. On en est aux gymnastes.

BOBETTE, à Costard. — Pourquoi que tu ne regardes pas ?
COSTARD. — Ça me fiche mal au coeur. Les trapèzes, toutes ces histoires-là qui se passent en l'air, dans le vide, ça me fiche mal au coeur.
LOUISE BRUNOY. — Pauvre mignon !
COSTARD. — Et puis c'est vieux jeu. Il y a trois cents ans que je vois ça ! Autre chose. Plus de vieux jeu !
BOBETTE. — Qu'est-ce qu'il te faut ?
COSTARD. — Je sais pas. Autre chose. C'est pas à moi de trouver. Moi j'attends. Qu'on serve autre chose.
BOBETTE. — Autre chose, autre chose ! Quand t'aimes, tu te contentes bien du vieux jeu ? Tu ne cherches pas de l'inédit !
COSTARD. — Zut ! Laisse-moi regarder les bonnes gens en l'air. Tu me déranges de regarder.
LOUISE BRUNOY. — Bravo ! Comme il a passé d'un bâton à l'autre, là, le grand brun si bien fait !
LE PEINTRE MANTEL, à Louise. — Tu le trouves bien fait, cet ouvrier-là ? C'est-à-dire qu'il a dû être fait en wagon, sur une ligne de l'État. — Observe ses jambes, on croirait des cornets pour mettre des lilas. Et son ventre ? un ventre de ténor de province.
BOBETTE. — Ne dites pas de mal des ténors.
LE PEINTRE MANTEL.— Je ne dis pas de mal des ténors, mais de leur ventre.
BOBETTE.— C'est tout comme.
COSTARD. — Bette, ne te monte pas le coup sur les cabots. Tu sais que j'ai horreur !
BOBETTE. — Ça n'empêche qu'il y en a de très chic, de plus chic que toi.
COSTARD. — Soit. Mais ne me le dis pas. Ah ! voilà le carrosse Brunswick. On le garde en réserve pour le comte de Paris. Hou ! Sauvez-vous, les trois messieurs tout nus. On vous a assez dégustés ! Rentrez dans
vos pantalons.
LOUISE BRUNOY. — Les pauvres gens ! Ont-ils chaud !
LE PEINTRE MANTEL. — Ils suent et tu les plains. Ça devrait te dégoûter.
LOUISE BRUNOY. — Tu ne ferais pas ce qu'ils font.
LE PEINTRE MANTEL. — Sûr.
COSTARD. — Au fond, c'est assommant, ces machines-là. Je ne sais pas pourquoi nous venons ici. Non, mais ce qu'on s'embête ! Pas possible, nous nous sommes trompés de bâtiment, nous devons être à la Sorbonne… ou à l'Institut. Qui donc que je vois là-bas, au milieu de la piste ? C'est pas M. de Lesseps ? Non, c'est Auguste. En voilà encore un qu'est vieux jeu !
BOBETTE. — Ah çà ! vas-tu te taire, idiot !
COSTARD. — Je dis ce que je pense.
LOUISE BRUNOY.— Ce n'est pas une raison, parce que vous n'aimez pas l'Hippodrome, pour en dégoûter les autres.
COSTARD. — Je n'aime plus, mais j'ai aimé. J'ai aimé dans le temps, quand c'était neuf, que ce n'était pas vieux jeu ! Oui, je me rappelle même très bien, un soir, avoir eu ici une des plus grosses émotions de ma petite cocotte de vie. C'était il y a trois ans. Je venais d'être lâché dans l'après-midi, j'avais du chagrin très sérieux. J'entre dans cette boîte à mouches où nous sommes pour me changer les idées, m'enlever ça qui m'assombrissait, et devinez sur quoi je tombe ? Sur les huit étalons de l'Ukraine présentés en liberté. Vous vous imaginez, les huit étalons de l'Ukraine ? Pas plus de l'Ukraine que ma mère ! Mais enfin, peu importe, vous les voyez. Ils étaient en train de se défiler, tous les huit, au pas, l'un derrière l'autre, la tête entre les pattes, avec le cou bien rond, et des sacrés farceurs de panaches de corbillards plantés entre les oreilles, comme pour Gambetta ! Et pendant qu'ils s'amenaient à la queue leu leu, il y avait le mâtin d'orchestre qui poussait un air d'absoute, une machine triste, mais triste, une machine d'église à gros instruments… nom d'un bonhomme ! Ce que j'ai pleuré, ce que j'ai mouillé ! vous ne pouvez pas vous en faire une idée ! pouvez pas ! Ça, c'était-beau, oui, à la bonne heure. Je les ai jamais revus ces huit étalons de l'Ukraine. Où diable sont-ils perchés depuis ? Sont peut-être morts. Ça serait dommage.
BOBETTE. — Moi, si j'étais née mâle, j'aurais bien aimé d'être gymnaste.
COSTARD. — Ça te ressemble encore, cette idée-là..
LE PEINTRE MANTEL, à Bobette. — Pourquoi  ?
BOBETTE. — Parce que c'est épatant. Gymnaste ! On est comme en peau, on a des franges d'or. On se flatte avec des maillots. Et pensez donc ! Tout ce monde qui les mange des yeux, et qu'ils voient de là-haut pendant qu'ils se balancent et que la musique leur joue des choses douces. Ah ! si, allez ! c'est rudement pas ordinaire ! et puis tout, et puis les voyages, Vienne, Pétersbourg, Londres… abrutir les capitales… Ah ! moi, je trouve ça… vraiment bien joli.
COSTARD, à Mantel et à Louise Brunoy. — Hein ? Croyez-vous qu'elle l'est assez celle-là ?
LOUISE BRUNOY. — Quoi ?
COSTARD. — Vieux jeu. Elle raisonne comme ma mère. Ma mère dit des affaires de ce tonneau-là.
BOBETTE, froissée. — Je vous défends. Vous savez que je n'aime pas vous entendre parler ainsi de votre mère.
COSTARD.— Qu'est-ce que je dis de mal ? Ah bien ! avec ça qu'elle se gêne, elle, quand elle m'arrange !
BOBETTE. — Elle a le droit. C'est ta mère et tu es son fils. Mais toi, c'est différent.
COSTARD. — En quoi ?
BOBETTE. — Du moment que je te le dis, ça doit te suffire. Enfin, un garçon qui rosse sa mère, non et non ! je n'en veux pas.
COSTARD. — Tu m'embêtes à la fin. Tu ne la connais pas. Demande à Mantel, il la connaît, lui, il te dira si j'exagère. (À Mantel.) Voyons ? est-ce que j'exagère ?
MANTEL. — Ah ! dame ! le fait est qu'elle… Et puis ce que je ne lui pardonne pas, moi, à ta mère, c'est son fichu goût en peinture. Ah ! là, là ! quand je pense qu'elle a payé quatorze mille le dernier Lobrichon… Ça… je ne m'y ferai jamais.
COSTARD. — Encore un qu'est vieux jeu, Lobrichon ! jeu patriarche ! Et puis, s'il n'y avait encore que ça, mais son caractère, ses manies… Et d'un serré pour la galette ! Je le sais parbleu bien que c'est maman, aussi je la respecte et je l'aime, mais ça n'empêche pas qu'elle soit d'un rasoir, d'un Sheffield ! oh ! ayez pas peur, mes enfants, si c'était pas ma mère, il y a beau temps que je l'aurais… top, top…, m'avez compris. Et elle s'en rend bien compte elle-même. Elle abuse de ce qu'elle m'a mis au monde.
BOBETTE. — Plains-toi, va, plains-toi ; je te conseille. Tu n'as qu'elle, tu es libre, tu n'as plus de père…
COSTARD. — Mais, j'aimerais mieux en avoir quatre, huit, dix des pères qu'une comme elle, tu m'entends. Avec un père on est d'homme à homme, on se comprend toujours. Et puis d'ailleurs, en voilà assez sur elle. Fini. Autre chose.
BOBETTE. — Fini. Seulement tu es prévenu : chaque fois que tu la bêcheras, je prendrai sa défense. Parce que c'est mon rôle et mon devoir. Je suis ce que je suis, mais, pour ce qui est du sentiment de la famille, je peux dire que je l'ai.
COSTARD. — Eh bien, garde-le, et tais-toi parce que tu deviens bassin.
BOBETTE. — Tu as de la chance que nous soyons en public, où je suis forcée de me tenir ; ailleurs, je ne te laisserais pas me parler sur ce ton-là. À la maison tu n'en mènes pas large.
COSTARD.— À la maison ! mais c'est moi qui te fais rentrer dans les placards comme je veux, et je n'ai qu'un mot à dire pour que tu te mettes à genoux.
BOBETTE. — C'est pas vrai.
COSTARD. — Mens donc pas. Devant Louise et Mantel c'est bien inutile. On te connaît, on sait que tu m'adores. Tu m'adores puisque tu m'entretiens.
BOBETTE. — Ne répète pas ou je te gifle. Ah ! mon pauvre garçon, il faudrait que je sois bien malade pour nourrir et élever un homme. Ne crains jamais ça, va. (À Mantel et à Louise.) Hein ? comme c'est bien dans mon genre et dans mes habitudes ? La preuve qu'il ment, tenez ? (Montrant ses oreilles.) Voilà ce qu'il m'a donné encore la semaine dernière, cet Alphonse qui veut faire le malin ! oui, ces deux perles-là, et elles lui ont coûté quinze mille. Attrape.
COSTARD, blagueur. — C'est pas moi. Jamais de la vie. Moi ? quinze mille ! ah ! non, ça serait trop vieux jeu !
BOBETTE, furieuse. — C'est pas toi ? Tu dis que c'est pas toi ?
COSTARD. — Non.
BOBETTE. — Alors, qui ? qui ?
COSTARD. — Est-ce que je sais, moi ! Un passant. Un gymnaste.
BOBETTE. — Ah ! la canaille ! C'est lui, vous savez ! Parole que c'est lui. Il voudrait me salir, vous faire croire des choses… Mais c'est lui, et c'est pas les premiers bijoux…, ni non plus les derniers… et c'est encore ta mère qui les paiera, ceux-ci, à la fin de l'année, comme elle a déjà payé mes rubis, et mon collier, et mes bracelets… Elle est plus chic que toi, ta mère… Voilà une femme du monde !… tandis que toi… tiens, tu me mets en colère, je ne te parle plus.
COSTARD. — Tant mieux il ne pleuvra pas.
MANTEL, à Costard et à Bobette. — Vous savez que vous n'êtes pas amusants, tous les deux, à vous crêper du matin au soir.
LOUISE BRUNOY, à Costard. — Voyons. Avouez que c'est vous qui avez donné des perles… Avouez-le, nous ne le dirons pas.
MANTEL. — Je dirai que c'est moi, si tu veux ?
LOUISE BRUNOY. — Ah ! non, par exemple !
COSTARD, ennuyé. — Sans doute, c'est moi. Là, êtes-vous contents ?
LOUISE BRUNOY. — Ah ! enfin ! Pourquoi vous en défendez-vous ? C'est pourtant bien, un homme qui offre des cadeaux pareils à sa petite amie.
COSTARD. — C'est stupide, c'est vieux jeu ! Voilà ce que c'est.
MANTEL. — Tu préférerais passer pour un amant à plusieurs ponts ?
COSTARD. — Oui. Ça serait drôle et gai ! Ça serait nouveau jeu !
BOBETTE. — Laisse-le donc. Il est fou. Il ne sait plus ce qu'il dit. Il est en train d'aller contre le sens moral. Vous feriez  bien mieux de vous intéresser au spectacle. Sans cela, nous aurions pu rester chez nous.
LOUISE BRUNOY. — Où en est-on ?
MANTEL. — Les jeux Icariens.
LOUISE BRUNOY. — Ces hommes qui sautent comme des crapauds, les uns par dessus les autres ?
COSTARD. – Oui. En Icarie on ne joue pas autrement. Encore un qui est vieux jeu, le jeu Icarien ! Oh ! tenez, mes enfants, il y a quelque chose de bien plus moderne que tout ça !
LOUISE BRUNOY. — Quoi ?
COSTARD. — C'est cette jeune fille brune, là, dans la troisième loge après nous. Est-elle jolie !
BOBETTE. – Où dis-tu. (Elle regarde.) Oui, elle est très jolie.
COSTARD. — N'aie pas peur de le dire, va, elle est mieux que toi.
MANTEL. — Non, mais c'est autre chose.
BOBETTE. — Elle a l'air bête, en tout cas.
COSTARD. — Tu t'y connais donc ?
BOBETTE. — Depuis que je t'ai rencontré.
MANTEL. — Ah çà ! avez-vous bientôt fini ?
COSTARD. — Mais je ne dis rien. Je regarde cette jolie fille.
BOBETTE. — Eh bien, moi, je te défends de la regarder…
COSTARD. — Hein ! Comment as-tu prononcé ? Tu me défends…
BOBETTE.— Oui. je te défends.
COSTARD. — Comique ! Comicus ! Comica !
BOBETTE. — Oh ! t'as beau parler l'anglais. Tu sais que tu ne m'intimides pas ?
COSTARD. — Parle donc plus haut. Crie donc. Braie donc un peu pour attirer l'attention sur toi. Ne te gêne pas, je t'en prie.
BOBETTE. — Ne me pousse pas, tu ne sais pas ce que je suis capable.
COSTARD. — Et moi !
MANTEL, à Louise. — Allons-nous-en, Louise.
BOBETTE. — Je ne veux pas. Restez. Je vous défends de partir.
COSTARD, à Mantel. — Elle me défend de regarder, elle te défend de partir… tu vois, elle la bat complètement, elle déraille.
BOBETTE. — Voilà que tu regardes encore cette petite guenon.
COSTARD. — Elle vaut mieux qu'une vieille.
BOBETTE.— Retourne-toi, tout de suite.
COSTARD. — Non.
BOBETTE. — Retourne-toi, et ne regarde que moi.
COSTARD. – Non. Ah ! non.
BOBETTE. — Paul… Paul !…
COSTARD. — Écoute. Tu sais si je suis bon, mais résolu, et puis pas ordinaire, pas comme tout le monde.
BOBETTE. — Après ?
COSTARD. — Ça me fait plaisir, en ce moment, grand plaisir de regarder cette petite. On n'a pas tant d'occasions de se rincer l'œil avec du beau. Si tu continues à m'embêter, si tu dis encore un seul mot, un seul, aussi vrai que je te trouve affreuse depuis dix minutes, je sors de la loge, je suis cette jeune fille, je me fais présenter et je l'épouse.
LOUISE BRUNOY. — Vous feriez ça ? Vous lâcheriez Bobette ?
COSTARD. — Froidement.
BOBETTE. — Eh bien, je t'en défie !
COSTARD. — C'est bon. Tu verras. (Il se lève et sort de la loge.)
BOBETTE. — Tu t'en vas ? Qu'est-ce tu fais ?
COSTARD. — Je commence. (Il s'éloigne.)


02 – LE FILS A SA MÈRE

PAUL COSTARD
Mme COSTARD

Chez Mme Costard, en son hôtel, avenue Marceau.

COSTARD, qui entre chez sa mère. — Bonjour, maman.
Mme COSTARD. — Ah ! te voilà. Il y a trois jours qu'on ne t'a vu.
COSTARD. — Effectivement. Tu sais compter.
Mme COSTARD. — Comment vas-tu ?
COSTARD. — Entrelardé. Ni bien ni mal. Et toi ?
Mme COSTARD. — Moi, j'ai un peu de migraine aujourd'hui.
COSTARD. — Tu sors trop.
Mme COSTARD. — Allons donc ?
COSTARD. — Si. Tu te fatigues. À ton âge on ne peut plus faire ce que tu fais. Tu n'as plus quarante-deux ans. Ne l'oublie pas.
Mme COSTARD. — Tu ne sais pas ce que tu dis. Et puis je fais ce qui me plaît.
COSTARD. — Aussi je t'imite. Tu vas quelque part, ce soir ?
Mme COSTARD. — Chez les Vernier, chez Alice, et tuer un quart d'heure à l'Opéra entre les deux.
COSTARD. — Et demain ?
Mme COSTARD. — Demain, j'ai les Ponferrand à déjeuner, je goûte chez Grimani, et je dîne chez Berthe. Après-demain, je passe la journée à Saint-James, chez les Sauvin. Jeudi…
COSTARD. — Tu n'as pas le temps de t'ennuyer !
Mme COSTARD. — Je ne m'ennuie jamais.
COSTARD. — T'as de la veine.
Mme COSTARD. — Pas de t'avoir.
COSTARD. — Pourquoi ? Tu aurais pu tomber plus mal. Je noce et je m'amuse, c'est vrai. Mais je ne suis pas vieux jeu. J'ai une façon de nocer qui te fait honneur.
Mme COSTARD. — Parlons-en. Mme Bobette Langlois ! Tu trouves qu'elle me fait de l'honneur. Tu n'es pas difficile ! Une fille avec laquelle tu t'affiches partout !
COSTARD. — Ça prouve que je ne suis pas hypocrite. Et puis, laisse donc ! tu aimes autant que ce soit elle qu'une autre.
Mme COSTARD. — Moi ! Est-ce que tu t'imagines que je m'occupe de ça ?
COSTARD. — Non. Sans doute. Mais, dans le fond, tu as pourtant une espèce de faible pour elle.
Mme COSTARD. — Ah çà, Paul, tu es fou !
COSTARD. — Ne te fâche pas. Tu oublies ce que tu as fait, il y a trois mois, comme tu as été gentille… Tu me l'as caché, mais je l'ai su.
Mme COSTARD. —Qu'est-ce que j'ai fait ? Je ne comprends pas.
COSTARD. — Que si, tu comprends. Il y a trois mois, quand Bobette a été si malade…
Mme COSTARD. — Eh bien ?
COSTARD. — Tu lui as fait porter par Sulpice quelques bouteilles de vieux vin…. Ah ! n'essaie pas de nier, c'est elle-même qui me l'a dit. Eh bien, tu sais, j'ai trouvé ça épatant, surtout de ta part… et puis chic, bien tant pis pour les conventions, bien nouveau jeu enfin.
Mme COSTARD. — Oui, c'est vrai. Mais qu'est-ce que tu veux ? Tu te lamentais, tu ne mangeais pas, tu me faisais une figure d'une aune. J'ai pensé  : « Voilà une pauvre malheureuse qui s'en va du poumon… Ma parole, je comptais bien qu'elle allait mourir ! ma foi, je suis la mère de Paul, je peux bien lui offrir une douceur. » Et je lui ai fait remettre par Sulpice un petit panier de notre léoville. Voilà tout.
COSTARD. — Lequel ? Celui de 76 ?
Mme COSTARD.— Celui de 76.
COSTARD. — C'est le meilleur. Tu as été très à la haute, quand tu as eu cette idée-là. Encore une fois, ne le regrette pas. Aussi, dame ! elle s'exprime sur toi avec une chaleur… oh ! mais dans des termes… C'est ce que je lui dis souvent  : « Tu parles de ma mère comme tu ne parlerais pas de la tienne ! »
Mme COSTARD. — Assez, Paul.
COSTARD. — Ah ! tant pis si ça te froisse, j'en suis bien fâché. Mais il faut que tu le saches.
Mme COSTARD. — Je t'en prie.
COSTARD. — T'auras beau te débattre, tu n'échapperas pas à la gratitude de Bobette. Ça t'apprendra à jouer les bienfaitrices. Eh bien, elle t'adore, elle ne parle que de toi tout le temps… elle prend ta défense.
Mme COSTARD.— Comment ! tu dis donc à cette créature du mal de ta mère ?
COSTARD.— Mais non. Seulement, quelquefois, je plaisante, je taquine. Eh bien, c'est une justice à lui rendre : toujours elle te protège.
Mme COSTARD. — Bien obligée. Tiens, arrête-toi sur ce sujet, parce que tu vas dépasser les limites de ce que je puis entendre.
COSTARD.— C'est bon, c'est bon. Comme si on ne pouvait tout te dire, à toi ! Tu n'es pas une mère pareille aux autres.
Mme COSTARD. — En tout cas, j'ai un fils qui est joliment à part. Des gens qui écouteraient notre conversation seraient confondus.
COSTARD.— Je le crois. Mais ils ne s'embêteraient pas.
Mme COSTARD. — Quel langage !
COSTARD.— Que veux-tu ! c'est celui qui se parle. Mais j'oublie que j'avais quelque chose à te dire.
Mme COSTARD. — Est-ce sérieux ?
COSTARD.— Tu vas en juger. Je me marie.
Mme COSTARD. — Pour de bon ?
COSTARD. — Tout ce qu'il y a de meilleur.
Mme COSTARD. — Voilà je ne sais combien de fois que tu m'annonces cette nouvelle.
COSTARD. — Cette fois-ci, c'est la vraie.
Mme COSTARD. — Tu es encore bien aimable de me consulter avant.
COSTARD. — Je ne te consulte pas, je t'informe.
Mme COSTARD. — Informe-moi donc. De qui s'agit-il ?
COSTARD. — D'une jeune fille.
Mme COSTARD. — Évidemment.
COSTARD. — Tu es superbe. Pourquoi évidemment ? Ça pourrait très bien être une jeune femme, ou une veuve…
Mme COSTARD. — Soit. Son nom ?
COSTARD. — Germaine Labosse.
Mme COSTARD. — Pas beau.
COSTARD. — Ça vaut Costard.
Mme COSTARD. — Je ne trouve pas.
COSTARD. — Moi, je trouve. Quand t'étais jeune fille, avant d'épouser papa, tu t'appelais bien Marteau… Mélanie Marteau ? Franchement, il n'y a pas de quoi cracher sur Labosse. Enfin, elle s'appelle comme ça, je ne peux rien y changer. Ses parents sont des entrepreneurs très calés. Fortune acquise dans les démolitions.
Mme COSTARD.— Honnêtement ?
COSTARD. — Je ne sais pas si elle est acquise honnêtement, je sais qu'elle est faite.
Mme COSTARD.— Bien, les parents ?
COSTARD. — J'espère.
Mme COSTARD. — Tu ne les connais donc pas encore ?
COSTARD.— Non. J'ai le temps pour ça, j'ai toute la vie. D'ailleurs, ça m'est égal. Saignants ou trop cuits, je les prends comme ils seront ; c'est pas eux que j'épouse.
Mme COSTARD. — Je t'admire. C'est peut-être eux qui ne voudront pas de toi ?
COSTARD. — Ça m'étonnerait, parce que d'abord j'ai mes petits mérites personnels, ma fortune à moi, sans parler de ce qui me reviendra plus tard, et puis parce que je suis à peu près sûr de la jeune fille.
Mme COSTARD. — Elle t'aime ?
COSTARD. — M'aimera.
Mme COSTARD. — Au moins, elle, tu la connais ?
COSTARD.— De vue seulement. C'est demain que l'abordage a lieu, chez les parents qui ne s'en doutent pas.
Mme COSTARD. — Comment cela ?… Explique-toi. Tu m'effraies.
COSTARD. — C'est très simple. Non, ils ne se doutent de rien. Demain j'irai les voir, je leur dirai qui je suis, qui tu es, qui nous sommes : père banquier, décédé ; mère veuve, très riche, terre dans le Var, villa à Trouville, hôtel avenue Marceau, fils unique… « C'est moi le fils unique, renseignez-vous sur la place. » Et je leur demanderai la main de l'enfant. En recevant cette corniche sur l'occiput, ils seront littéralement assommés, tu comprends ! Et ils me l'accorderont.
Mme COSTARD. — Allons, je suis bien bête de t'écouter. Ne te moque pas de moi davantage.
COSTARD. — Ah ! tu ne me crois pas ? Ça va être encore plus drôle alors. Je te jure que je dis la pure vérité.
Mme COSTARD.— Vraiment ? Tu veux te marier, toi ? Pourquoi ? à propos de quoi ?
COSTARD. — Parce qu'il faut. Et puis parce que c'est épatant, moi, à mon âge, avec mes idées, de me décider à ça. Oui, je fonde une famille, carrément. Tous ceux qui me connaissent et qui m'estiment diront : « Voilà ! Le petit Costard, ça lui a pris de se marier, et pan, il l'a fait dans le quart d'heure. C'est très chic ! »
Mme COSTARD. — Tu es ridicule. Mais depuis quand as-tu remarqué cette jeune fille ? Où l'as-tu rencontrée pour la première fois ?
COSTARD.— A l'Hippodrome, hier soir.
Mme- COSTARD. — Hier soir ?
COSTARD. — Oui. Elle était dans une loge à côté de la nôtre, jolie comme un coeur, et pas l'air de s'en douter. Et puis, très comme il faut, distinguée, au point que j'ai eu beau lui faire l'œil sans reprendre haleine, pas une fois elle n'a rendu. Ça, c'est déjà une garantie pour l'avenir. C'est une jeune fille qui doit avoir été entraînée au Cœur-Sacré ou à l'Abbaye. On sent ça rien qu'à la manière dont elle ne regarde pas les hommes. Enfin, tu sais, maman, t'auras là une bru dont tu pourras te parer en plein jour, et qui te soutiendra dans les magasins. Ah ! elle me revient beaucoup !
Mme COSTARD. — Mais comment peux-tu savoir, toi, que tu lui plais déjà ?
COSTARD. — Intuition. Divine intuition.
Mme COSTARD. — Ce mariage est stupide. Il ne se fera pas.
COSTARD. — Ne dis donc pas d'imprudences. Il se fera si je veux qu'il se fasse. Paul Costard dit : « Oue Germaine Labosse soit », et Germaine Labosse fut.
Mme COSTARD. — Jamais de la vie.
COSTARD. — Tu oublies que je suis majeur.
Mme COSTARD. — Tu me ferais des sommations ?
COSTARD. — Tu peux y compter. Et qu'elles ne traîneraient pas, mes respectueuses ! qu'elles t'arriveraient toutes les trois, bien mignonnes, à la file indienne !
Mme COSTARD. — Ainsi, tu te marierais contre mon gré ?
COSTARD. — Mais dame, oui, je m'aphone à te le dire..
Mme COSTARD.—Tu n'aimes pas ta mère, tu ne l'as jamais aimée.
COSTARD. — Je t'aime comme tu m'aimes, je te rends ce que tu me donnes. Et puis j'épouserai qui je voudrai, est-ce que ça te regarde ? Tu ne m'as pas demandé la permission quand tu as pris papa. Aujourd'hui, depuis que tu es seule, est-ce que je t'ennuie, est-ce que je ne te laisse pas libre ? Tu reçois qui tu veux, tu sors, tu rentres aux heures qui te plaisent ; on dit un tas de choses sur toi, dans le monde.
Mme COSTARD. — Que dit-on ?
COSTARD. — Plus tard nous en recauserons. Ça n'est pas le moment. Ainsi, c'est entendu. Je vais demain chez les Labosse et je tape le premier clou. Après tu te montreras, si tu y tiens. Oui, je suis très content, je commence à voir la vie sous son vrai jour… (Il chantonne.) Sous son… vrai… jour !
Mme COSTARD. — Eh bien, et Mme Langlois ?
COSTARD. - Bobette ! Je la dépose. Ah ! je la dépose, comme un monarque.
Mme COSTARD. —Tu crois qu'elle se laissera faire ?
COSTARD. — Faudra bien.
Mme COSTARD. — Tu te prépares à de belles scènes, et des histoires à n'en plus finir.
COSTARD.— Non, maman. Rien du tout. Ça coulera comme sous le pont, parce que Bobette m'aime, qu'elle est intelligente et qu'elle comprendra que c'est mon intérêt de me caser une bonne fois pour toutes. Elle en versera une ou deux, je lui ferai un beau petit cadeau, elle viendra à mon mariage pour voir comment je supporte l'opération. Et puis voilà. Il n'y aura pas plus de drames que ça.
Mme COSTARD. — Allons ! tu es optimiste.
COSTARD. — Je ne suis pas vieux jeu. Jamais je ne m'y résoudrai. Et je te garantis que ma femme ne le sera pas non plus, ni mes enfants si j'en cueille. Soyons de notre époque. Je veux même être plus que le jeune homme d'aujourd'hui, je veux être le jeune homme demain, d'après-demain si possible. « Devancer pour avancer. » Voilà ma devise. Au premier abord elle a l'air de ne pas signifier grand'chose. Creuse-la, maman, tu verras qu'il y a un monde dans ces deux mots. Tiens, toi ! qu'est-ce qui fait que je t'aime et que je t'apprécie, quoique tu me mettes souvent des bâtons dans la roue ? Eh bien, c'est que, sans être absolument nouveau jeu, tu n'es pourtant pas une mère vieux jeu. Encore un petit coup de collier, un petit effort, et tu deviendras nouveau jeu, parfaite. Alors paire d'amis nous serons. Pas avant. Bonsoir, maman, j'espère que je ne t'ai pas fâchée ?…
Mme COSTARD. — Un peu.
COSTARD. — Ça passera. Si tu tiens à ce que je t'embrasse, je t'embrasserai.
Mme COSTARD.— Sans doute, bêta.
COSTARD, qui l'embrasse. —Ça y est. Tu n'as rien de spécial à me dire ?
Mme COSTARD. — Je ne vois pas.
COSTARD. — Secoue bien ton sac. Non… tu ne trouves rien. En ce cas, adieu.
Mme COSTARD.—Adieu. Quand te reverrai-je ?
COSTARD.— Peux pas te préciser. Quand je reviendrai. – Peut-être après-demain.
Mme COSTARD.— Heureusement que s'il m'arrivait quelque chose la nuit, on sait où aller te prévenir… chez Mme Langlois.
COSTARD. — Tu l'as dit. Chez Mme Langlois. Mais pas pour longtemps. Sous peu c'est chez Mme Costard, Mme Paul Costard qu'on me trouvera, chez ma femme ! Ma femme… à moi ? Non, c'est trop drôle… Bonsoir, la maman ! Portez-vous bien, la dame ! N'achetez pas de nouveau Lobrichon d'ici demain. Et puis dis que tu as un garçon renversant. Allons, dis-le, et plus vite que ça.
Mme COSTARD. — J'ai un garçon renversant.
COSTARD. — T'es un cœur. Je me défile chez les Labosse.


03 – COMME ON SE RETROUVE !

PAUL COSTARD
M. LABOSSE, entre cinquante-cinq ans et soixante ; très détérioré
Mme LABOSSE, une bonne femme assez commune.

Chez les Labosse, rue de Rome, au premier. M. et Mme Labosse sont dans leur chambre, vers les quatre heures, quand on leur remet une carte.

M. LABOSSE, qui regarde la carte. — Paul Costard. Je ne connais pas. (À sa femme.) Et toi ?
Mme LABOSSE.— Moi non plus. Si Alice n'était pas à sa leçon, elle se rappellerait peut-être. Ça doit être un des jeunes gens que nous invitons à tous nos bals.
M. LABOSSE.— Probablement. (Au valet de chambre.) Comment est-il, ce monsieur ?
LE VALET. — C'est un jeune homme très bien.
Mme LABOSSE, à son mari. — Tu vois ? (Au valet.) Vous l'avez fait entrer au salon ?
LE VALET. — Oui, Madame.
M. LABOSSE. —Dans le grand, le mieux ?
LE VALET. — Celui où Monsieur aime bien qu'on attende. Oui, Monsieur.
M. LABOSSE, à sa femme. — Eh bien, qu'est-ce que tu veux, ma bonne ? Allons-y.
(Ils s'acheminent vers le grand salon.)
M. LABOSSE, s'inclinant légèrement devant Paul Costard, debout, très courbé. — Monsieur… Paul Costard ?
COSTARD, toujours courbé. — Monsieur… madame…
M. LABOSSE. — Asseyez-vous, je vous prie.
COSTARD, qui s'assoit. — Vraiment, je suis confus…
M. LABOSSE. — Qu'y a-t-il ? (Regardant pour la première fois Costard en face et réprimant un petit cri d'étonnement.) Ah !
COSTARD, qui a regardé M. Labosse. Même jeu. — Oh !
Mme LABOSSE, surprise. — Quoi donc ? Vous vous connaissez ?
COSTARD et M. LABOSSE, ensemble. — Non, pas du tout.
Mme LABOSSE. — Il m'avait semblé…
M. LABOSSE. — Non. (À Costard.) À quoi dois-je, monsieur, l'honneur… ?
COSTARD. — Voici. Je ne serai pas compliqué. Les déclarations les plus franches sont les meilleures. Vous avez une fille.
M. LABOSSE. — Oui, monsieur. Effectivement, nous avons une fille.
Mme LABOSSE. — Unique. C'est vous dire, monsieur…
COSTARD. — Et vous avez bien raison, madame ! Je continue. Je l'ai remarquée…
Mmo LABOSSE.— À un de nos bals, sans doute.
COSTARD.— Non.
M. LABOSSE.— Nous ne vous avons jamais invité ? Vous êtes bien sûr ?
COSTARD. — Très sûr.
M. LABOSSE. —A l'avenir, nous vous inviterons. (À sa femme.) Prends-en note.
COSTARD. — Je continue. Je l'ai remarquée.
M. LABOSSE. — Où cela, alors ?
COSTARD. — J'allais vous le dire : à l'Hippodrome, avant-hier soir, un peu après les jeux Icariens. Elle a produit sur moi une impression, mais une impression… Je ne trouve pas de mot.
Mme LABOSSE.— C'est toujours celle-là qu'elle produit. Vous n'êtes pas le premier, allez, monsieur !
COSTARD. — J'en suis persuadé, madame… Enfin, une impression telle que j'en ai parlé le lendemain même à ma mère.
Mme LABOSSE. — Vous avez encore votre mère, monsieur ?
COSTARD. — Oui, madame, je l'ai toujours.
M. LABOSSE.— Et aussi M. votre père ?
COSTARD. — Je voudrais. Mais je l'ai perdu.
Mme LABOSSE. — Nous vous plaignons bien, car les plus malheureux ne sont pas encore ceux qui partent…
COSTARD. — Mais ceux qui restent, c'est vrai, madame. Je continue. J'ai donc parlé de votre fille à ma mère, je lui ai dit qui elle était, qui vous étiez, votre situation sociale…
M. LABOSSE. — Mais pardon, comment saviez-vous tout cela ?
COSTARD. — Un enfantillage. Par votre valet de pied, auquel j'ai donné un louis, à la sortie de l'Hippodrome, pendant qu'il allait chercher votre voiture. Et, entre parenthèses, permettez-moi de vous adresser mes compliments, c'est tout à fait bien attelé.
Mme LABOSSE. — Félicitez M. Labosse, moi je n'entends rien à ces choses-là.
COSTARD. — Je continue.
M. LABOSSE. — Pardon. Alors, c'est Adrien qui vous a dit notre nom et tous les détails ?
COSTARD. — Oui.
M. LABOSSE. — C'est bon. Je le renverrai ce soir.
Mme LABOSSE. — Pourquoi, mon ami ? Puisqu'il a donné de bons renseignements à monsieur !
M. LABOSSE. — Au fait, tu as raison. C'est un brave homme. Je l'augmenterai.
COSTARD. — Je continue. Ma mère a été très frappée de me voir aussi pris, parce que je ne suis pas très facile à prendre, – quand vous me connaîtrez mieux, vous le remarquerez, – je ne lui ai pas caché que je viendrais vous voir aujourd'hui vous faire part de mes intentions, de mon désir ; aussi est-ce en son nom autant qu'au mien que j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle… le petit nom, s'il vous plaît ?
M. LABOSSE.— Alice.
COSTARD. — J'adore ce nom-là.
Mme LABOSSE. — Vraiment, monsieur… (Montrant son mari.) Moi et le père de cette enfant nous sommes un peu surpris…
COSTARD. — Oh ! mais je ne vous demande pas une réponse immédiate, madame ! Soufflez à votre aise. Je trouve tout naturel que vous preniez vingt-quatre heures de réflexion.
M. LABOSSE.— Permettez ! Vous êtes un peu rapide, jeune homme ! Comment ! voilà une fillette que vous apercevez à l'Hippodrome, de loin, avant-hier, que vous ne connaissez pas, avec laquelle vous n'avez pas échangé deux mots, et tout de suite vous vous précipitez… vous galopez à la mairie… Allons, voyons… un peu moins de hâte, un peu moins de fougue.
Mme LABOSSE.— Oui. Moi et le père de cette enfant nous avons besoin de voir, de peser…
COSTARD. — Encore une fois, vous avez raison. Voyez, pesez. Je vous répète que je ne veux pas vous brusquer. Parbleu, vous voulez, vous aussi, recueillir vos petits renseignements ? Recueillez-les. Je ne suis pas inquiet. Ils ne peuvent pas être mauvais. Tout ce qu'on pourra dire, à la grande rigueur, c'est que ne suis pas le jeune homme banal, pas le jeune Tout-le-Monde ! Et ça je m'en vante ! C'est ce qui me pose… constitue ma valeur personnelle. Non, j'aime mieux vous l'apprendre tout de suite : si… ça se fait… eh bien, vous n'aurez pas un gendre vieux jeu. Vous aurez un gendre nouveau jeu, le dernier soupir. Voilà qui est entendu !
Mme LABOSSE. — Bien, monsieur. Mais je vous avouerai, tout ce que vous nous dites, cette façon si cavalière de régler le mariage…
COSTARD. — Enfin je vous fais un peu peur ?
M. LABOSSE. — À ma femme, oui. Un peu moins à moi.
COSTARD. — À la bonne heure. Je sens déjà que vous me comprenez ?
M. LABOSSE. — J'essaye.
Mme LABOSSE. — Pardon, cependant. N'allons pas trop loin. Au fond, voyez-vous, monsieur, il pense absolument comme moi, le père de cette enfant ! il partage mes espoirs, mes appréhensions. (À son mari.) Est-ce vrai, Camille ?
M. LABOSSE. — C'est très vrai.
Mme LABOSSE. — Gardons-nous de nous presser. Nous prenons note de votre demande, bien qu'elle soit faite en dehors de toutes les règles… Mais nous avons besoin de réfléchir et de consulter. Il faut que nous sachions où nous allons avant de jeter Alice dans vos bras. Il faut que nous connaissions Mme votre mère. Il faut…
COSTARD. — Voulez-vous que je vous l'amène demain ?
M. LABOSSE. — Non, c'est moi au contraire…
COSTARD. — Oh ! si vous ne voulez pas vous déranger, si vous êtes occupé… elle qui n'a rien à faire, elle viendra.
Mme LABOSSE. — Elle vous aime beaucoup ?
COSTARD.— Elle m'obéit.
Mme LABOSSE. — C'est égal, il est plus convenable que le père de cette enfant fasse le premier pas vis-à-vis de Mme votre mère. Où demeure-t-elle ?
COSTARD. — 56, avenue Marceau.
M. LABOSSE. —À quel étage ?
COSTARD. — Du haut en bas. C'est un hôtel.
Mme LABOSSE. — Oh ! mais nous n'avons jamais douté que Mme votre mère ne fût une personne très distinguée.
COSTARD. — N'est-ce pas ? Il suffit d'ailleurs de me voir.
M. LABOSSE.— Je l'avais sur les lèvres.
COSTARD. — Eh bien, écoutez, monsieur, madame, je ne sais pas, ni vous non plus, ce qu'il va sortir de tout ça, mais permettez-moi de vous dire que vous me plaisez. Ah ! mais beaucoup… et que… comme beaux-parents… je ne vois vraiment pas mieux que vous deux… Non, c'est franchement que je vous le déclare, on plaît ou on ne plaît pas. Vous me plaisez.
M. LABOSSE. — Allons, tant mieux. C'est toujours ça.
Mme LABOSSE. — Le plus important, monsieur, ce n'est pas que nous vous plaisions – sans doute cela nous touche et vous êtes bien poli, – mais c'est que vous plaisiez à Alice.
M. LABOSSE. — Ah ! dame, oui. Tout est là ! Hic jacet… (À Costard.) Vous souriez ? Hé ! oui, j'ai su un peu de latin dans mon temps.
COSTARD. — Il y paraît. Et n'aurai-je pas le plaisir, avant de vous quitter, d'être présenté à Mlle votre fille ?
M. LABOSSE. — Malheureusement, elle n'est pas à la maison.
Mme LABOSSE.— Oui, elle est à sa leçon.
COSTARD. — Oh ! comment ! mademoiselle travaille encore ? Mais je vois que c'est une laborieuse.
M. LABOSSE. — Non, elle ne travaille plus. Elle sait depuis longtemps tout ce qu'il est possible de savoir.
Mme LABOSSE. — C'est une enfant qui n'a plus rien à apprendre.
COSTARD. — Bah !
Mmo LABOSSE. — Les leçons qu'elle prend maintenant ne sont que des leçons d'arts d'agrément. Le superflu, le vernis, la dernière touche. Ainsi, justement, aujourd'hui elle est à sa leçon de castagnettes.
COSTARD. — De casta…
M. LABOSSE. — …gnettes. Oui. Elle fait des progrès à chaque séance, et son professeur est enchanté d'elle.
COSTARD. — J'imagine que son professeur… ?
M. LABOSSE. — Comment donc ! C'est une dame, bien entendu, une dame âgée, très comme il faut.
COSTARD. — Une Espagnole ?
M. LABOSSE. — Non, une Suissesse.
COSTARD. — Oh ! une Suissesse… des castagnettes.
Mme LABOSSE. — Il faut être juste et vous dire que c'est une Suissesse qui a habité deux ans Biarritz.
COSTARD. — Alors c'est différent. Mais je vois que j'abuse, il est temps de me retirer.
M. LABOSSE. — Non, restez encore un instant. Mme Labosse avait quelques courses à faire, elle va nous quitter. Moi je vous garde.
Mme LABOSSE, se levant. — Eh bien, puisque vous le permettez, monsieur…
COSTARD. — Mais je vous en prie, madame, et je compte bien que nous n'en resterons pas là.
Mme LABOSSE. — Nous verrons, monsieur. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas vous donner le moindre espoir. Nous verrons, Monsieur…
COSTARD. — Madame. (Il s'incline. — Elle sort.)
M. LABOSSE.— Hein ? qu'est-ce que vous en dites ?
COSTARD. — Rien, j'en suis pas encore revenu. Ainsi c'est bien vous ?
M. LABOSSE. — Il me semble. Et c'est bien vous aussi ?
COSTARD. — Il me semble.
M. LABOSSE. — Non, ça… c'est tout de même trop parisien ?
COSTARD. — Dites que c'est nouveau jeu !
M. LABOSSE. — Saprelotte, oui, ça l'est !
COSTARD. — Quand je vous ai reconnu, en entrant, j'ai cru que j'allais éclater.
M. LABOSSE. — Moi aussi. Sans la présence de ma femme, je serais parti, je suffoquais.
COSTARD. — Vous avez bien fait de vous contenir. Ça n'aurait pas arrangé mes affaires.
M. LABOSSE.— Ni les miennes.
COSTARD. — Non, mais ce hasard ! Quand j'ai fait votre connaissance, il y a un mois, si on m'avait prophétisé que je viendrais…
M. LABOSSE. — Et drôlement nous avons fait connaissance !
COSTARD. — En effet, pas du tout bourgeois ce qui nous est arrivé ; je vadrouillais, à trois heures du matin, avec deux camarades… Pris d'appétit, tous les mangeoirs fermés, alors poussé jusque chez Baratte, et là,
dans une salle du haut, je trouve qui ?…
M. LABOSSE. — Moi.
COSTARD. — Vous, avec des dames qui vous tutoyaient en vous plaquant des jets de siphon à la figure. En me voyant entrer, sans doute que ma balle vous revenait, car vous m'avez tout de suite appelé : « Ohé, toi ! le petit brun qui te gondoles avec les deux messieurs, amène ici, je vous invite tous les trois en compagnie de ces princesses qui nous entourent ! »
M. LABOSSE. — Taisez-vous, j'en rougis.
COSTARD. — Vous avez bien tort. Nous étions nous-mêmes un peu partis.
M. LABOSSE. — Vous pouvez dire : arrivés.
COSTARD.— Nous avons accepté, et vous nous avez payé le Champagne. On a joliment ri. Nous ne nous sommes quittés qu'à la petite aube.
M. LABOSSE. — Oui, j'ai été bien malade le lendemain.
COSTARD. — On s'était lâché comme on s'était accroché, sans se donner ses cartes de visite, on se croyait espacés jusqu'au jugement dernier, et puis, paf ! faut que j'aille à l'Hippo, que le spectacle m'embête, que je remarque une ravissante créature, que je m'emballe, que je demande sa main pour que je découvre au bout du bout que m'sieu Baratte c'était mon futur beau-père. Non, non ! c'est crevant, c'est tonkinois, c'est de la joie en bâton  !
M. LABOSSE. — Plus bas ! petit malheureux. Si on nous entendait.
COSTARD.— Ah ! tant pis, c'est plus fort que moi. Vous n'y étiez pas l'autre soir à l'Hippo ?
M. LABOSSE. — Non.
COSTARD. — Faisiez la vie de tire-bouchon ? Allons, quand je vais raconter ça à maman, pour sûr elle va en avoir la jaunisse, elle va se renverser du coup, et franchement il y a de quoi.
M. LABOSSE. — Je vous en prie, cessez. Je… je me sens gêné avec vous.
COSTARD. — Mais êtes-vous bête ! Pourquoi gêné ? Quel mal avons-nous fait ? Aucun. Rions-en. Faut rire. Vous vous secouez un peu le soir, vos travaux finis. Après ? Ça prouve que vous n'êtes pas vieux jeu. Nous avons rompu le pain nocturne ensemble, nous devions nous retrouver dans le jour. Et puisque ça arrive, compliments mutuels.
M. LABOSSE. — Quelle opinion allez-vous avoir de moi ?
COSTARD. — Excellente. Est-ce que je vous pose une pareille question, moi ?
M. LABOSSE. — Pas la même chose. Vous êtes jeune, vous. C'est de votre âge.
COSTARD. — Tra la la. Je vous trouve un vieux chic. Vous me trouvez un jeune chic. Savez-vous ce que vous pensez en vous-même ? Je vais vous le réciter. Vous pensez : « Voilà un garçon carré sur ses semelles, il aurait pu m'envoyer un homme abbé, un homme notaire, un homme magistrat, un gluant, quoi  ! pour me faire ses propositions au nom de la famille. Pas du tout, il a préféré se présenter tout seul  : « Me voilà, Paul Costard. » C'est très crâne. Il se trouve que nous nous connaissions déjà. Vive Paris ! C'est une veine, allez ! Faisons tous les deux notre petit Titus, nous ne l'avons pas perdue, notre journée ! Mais ne vous imaginez pas, pour cela, que je sois un frivole, un écureuil de boulevard ? Non, j'ai du cœur, du sentiment, et le reste. Quand je vous déclare que j'aime votre fille, c'est que je l'aime. D'ailleurs, nous en recauserons mieux, et sous peu. Pour aujourd'hui, en voilà assez. Ne faisons pas déborder le vase. Adieu, ou plutôt au revoir. Je vous quitte. Votre main. Non, pas celle-là, la droite. À la bonne heure. Très, très content, vous savez ? Encore au revoir et dites-moi : À bientôt, Paul.
M. LABOSSE. — Il m'abrutit. (À Costard.) À bientôt, Paul.


04 – LA JEUNE FILLE EN QUESTION

ALICE LABOSSE, dix-huit ans, fine taille, jolis cheveux, blonde, mince et tranquille
Mme LABOSSE, toujours la même.

Dans la chambre à coucher de la jeune fille. Le soir. Tout à fait anglaise, la chambre à coucher d'Alice ; lit de cuivre doré, gravures délicieuses, portrait de Fany Kemble au-dessus de la cheminée, boiseries laqué lilas, beaucoup d'écharpes et de coussins de chez Liberty. Des orchidées dans des vases provenant de la poterie esthétique Elliot.

Mme LABOSSE. — Enfin voilà. Maintenant tu es au courant. Vois, réfléchis, prends ton temps. Dans quelques jours, tu nous diras si tu tiens à faire la connaissance de ce monsieur.
ALICE. — Comment s'appelle-t-il déjà ?
Mme LABOSSE.— Paul Costard.
ALICE. — Ce n'est pas très beau, mais il y a plus laid.
Mme LABOSSE.— C'est ce que nous avons dit, ton père et moi. Mme Paul Costard… Ça peut aller. Et puis, tu pourrais mettre un trait d'union. Oh ! mon Dieu. comme Casimir-Perier… Chauveau-Lagarde. S'il t'aime, il y consentira. Enfin ça peut s'arranger.
ALICE. — Oui, quoique dans le fond le nom me soit égal.
Mme LABOSSE.— Le nom a bien son importance, quand ça ne serait que pour les fournisseurs. Mais tu as raison, le nom n'est pas tout dans le mariage. Il y a aussi le, la… beaucoup d'autres choses. Oh ! c'est très grave, le mariage !
ALICE. — Est-ce aussi grave que tu veux bien le dire, maman ?
Mme LABOSSE.— Oui, mon enfant.
ALICE. — En quoi ?
Mme LABOSSE. — Comment en quoi ? Mais en tout. Le bonheur de la vie peut en dépendre.
ALICE. — Le bonheur de la vie. J'en entends souvent parler. Alors les vieux garçons et les vieilles filles sont sûrs de ne pas être malheureux ?
Mme LABOSSE.— À peu près.
ALICE. — Tu as pourtant été heureuse avec papa ?
Mme LABOSSE.— Sans doute, ton père a été très heureux avec moi.
ALICE. — Eh bien alors ?
Mme LABOSSE, avec un soupir. — Tout le monde n'a pas ma chance ! Tu comprendras cela plus tard.
ALICE. — Je ne peux donc pas le comprendre aujourd'hui ?
Mme LABOSSE. — Non, Alice.
ALICE. — Tu m'étonnes bien, maman. Je ne me croyais pas bouchée.
Mme LABOSSE. — Pour intelligente, certes, tu l'es. Tu es notre enfant ! Mais l'intelligence n'a rien à faire là. Le mariage, vois-tu, c'est une chose… une chose…
ALICE.— Achève.
Mme LABOSSE. — C'est une chose… considérable ! Tu ne peux pas te faire une idée de ce qu'éprouvent des pauvres parents, à la veille de confier leur fille, leur fille unique… C'est une grosse préoccupation, va ! Il y a des moments où on se dit : « Je voudrais bien que ça se fasse ! » et puis d'autres où on pense : « Ah ! je ne sais pas ce que je donnerais pour que ça ne se fasse pas. » Toutes les mères ont passé par ces angoisses, tu y passeras plus tard comme nous. Seulement, dans ce temps-là, je n'y serai plus ; il y aura belle heure que le bon Dieu…
ALICE. — Je t'en prie, maman. Ne te mets pas à t'enterrer. Ça finit toujours par des larmes.
Mme LABOSSE. — Mes larmes t'agacent. Je disais comme toi quand ta grand'mère pleurait. Tu verras à mon âge.
ALICE. — Non. J'espère bien que je m'en irai avant, par exemple.
Mme LABOSSE. — Tu ne sais pas ce que tu dis. Revenons à ce jeune homme.
ALICE. — Revenons-y, je veux bien.
Mme LABOSSE. —Tu n'as pas l'air de tenir à ce que nous en parlions ?
ALICE. — Moi ? Comme il te plaira. Ça m'est absolument égal : parlons-en, n'en parlons plus… À ton aise.
Mme LABOSSE. — Peux-tu traiter aussi légèrement !… Voilà un jeune homme que tu n'as pas vu et que tu ne connais en rien, qui peut-être dans deux mois va te tutoyer, être ton maître, ton mari, un jeune homme que tu aimeras, qui probablement nous détestera ton père et moi… et tu n'as pas l'air d'y attacher plus d'importance que s'il s'agissait… Mais, ah çà ! où as-tu la tête, ma pauvre petite enfant ?
ALICE. — À rien.
Mme LABOSSE. —Je m'en aperçois.
ALICE. — J'ai toujours été ainsi. Tout m'est égal, tu le sais bien. Je n'ai jamais pu me passionner, qu'est-ce que je dis ! m'intéresser à quoi que ce soit. On m'a cru souvent fière ou blasée. Ni l'une ni l'autre.
Mme LABOSSE. —Tout t'ennuie ?
ALICE.— Mais non. Rien ne m'intéresse, mais rien ne m'ennuie non plus. Ça m'est égal, comprends-moi… égal ! c'est-à-dire que cela ne me fait ni chaud ni froid, là. Je regarde avec mes yeux dans la vie, j'écoute avec mes oreilles, je raisonne avec ma tête, et puis ça me donne ce que ça me donne. Je ne cherche même pas si j'éprouve du plaisir ou de l'ennui, je ne tiens pas plus à m'amuser qu'à m'ennuyer. Tout glisse et coule sur moi, je ne désire rien, je suis satisfaite de ce qui arrive. S'il faut que je reste vieille fille, vive sainte Catherine ! S'il faut que je me marie, vive M. le Maire !
Mme LABOSSE. — Mais, au point de vue du mariage, tu as bien une idée ?
ALICE. — Aucune. Laquelle veux-tu que j'aie, puisque je ne sais pas ce que c'est ?
Mme LABOSSE. — Sans doute. Mais tu as un idéal ?
ALICE. — Quel idéal ? L'idéal… Un mot que je n'ai pas compris.
Mme LABOSSE. —Tu nies l'idéal ? toi, notre Alice !
ALICE. — Je ne le nie pas. Je te dis que je ne sais pas ce que c'est.
Mme LABOSSE. — Tu es effrayante, Alice ! Des gens qui ne nous connaîtraient pas croiraient que nous t'avons élevée en dehors de toute…
ALICE. — Tu le sais, toi, maman, ce que c'est que l'idéal ?
Mme LABOSSE. — Si je le sais !
ALICE. — Définis-le-moi.
Mme LABOSSE. — Que je te…
ALICE. — Définis-moi l'idéal.
Mme LABOSSE. — C'est l'espèce de chose… supérieure… élevée… Tu demanderas à ton père.
ALICE. — Il n'en sait rien non plus, papa.
Mme LABOSSE. — Prends garde, mon enfant. Tu vas trop loin.
ALICE. — Je veux dire que personne ne sait ces choses-là ! Et puis je te le répète : ça m'est égal. Tout m'est égal.
Mme LABOSSE. — Mais enfin il y a des choses que tu aimes ?
ALICE. — Sur le moment, oui, mais ça ne me ferait rien d'aimer le contraire.
Mme LABOSSE. — Tu as des goûts ?
ALICE. — À peine, mais pas de préférences.
Mme LABOSSE. —C'est trop fort. Tu n'es pas sincère. Tu voudrais me faire monter à l'arbre.
ALICE.— Oh ! ma pauvre maman !
Mme LABOSSE. — Voyons, j'ai été jeune fille, moi aussi ! J'ai eu des succès au bal, ton père pourra te le dire ! Tu ne vas pas me raconter qu'il t'est indifférent d'épouser le premier venu ?
ALICE. —Absolument, totalement.
Mme LABOSSE. — Jeune, vieux, beau, laid, riche, pauvre… tout ça pour toi c'est la même chose ?
ALICE. — Non, ce n'est pas la même chose, mais je ne désire pas plus l'un que l'autre.
Mme LABOSSE. — Pourquoi ?
ALICE.— Parce que rien ne m'attire, pas même un homme, pas même un genre d'homme. Si j'épouse un blond pauvre, je me ferai en dix minutes à l'idée d'être la femme d'un blond pauvre, et ce sera acquis pour la vie. Si c'est un brun riche, même chose.
Mme LABOSSE. — Et si ton mariage tourne mal ? Si ton mari t'abandonne, te trompe ?
ALICE.— Je me ferai, en dix minutes, à l'idée d'être une femme abandonnée et trompée. Je te le dis, maman, je trouve que rien n'a d'importance, j'accepte tout ce qui arrive, chaque jour, le bon comme le mauvais. Ça m'est égal. Ne me taquine pas et sois gentille.
Mme LABOSSE. — Mais c'est monstrueux d'avoir une nature comme la tienne, mon enfant ! Et à dix-huit ans ! Tu te ménages un avenir…
ALICE. — C'est possible.
Mme LABOSSE. — Et tu ne souffres pas de te sentir monstrueuse ?
ALICE.— Je ne sens pas. Ça m'est égal.
Mme LABOSSE. — Tu me feras mourir de chagrin.
ALICE. — Ne dis pas d'enfantillages !
Mme LABOSSE. — Avec ce système, nous aimes-tu seulement, ton père et moi ? C'est à se le demander…
ALICE.— Oui, vous, je vous aime.
Mme LABOSSE. — C'est encore heureux. Et cependant, pourquoi nous aimes-tu ?
ALICE.—Mais… Parce qu'on m'a appris quand j'étais petite.
Mme LABOSSE. —Ce n'est que pour cela ?
ALICE.— Mais dame, oui, maman. C'est bien naturel, voyons. Si je ne savais pas, depuis dix-huit ans, que vous êtes mon père et ma mère, je vous trouverais un monsieur et une dame comme les autres, et ça me serait très désagréable de vous embrasser ! Et si on me demandait en vous montrant  : « Veux-tu que ce monsieur et cette dame-là soient tes parents ? » Je répondrais  : « Non, je n'y tiens pas. » Pourquoi me regardes-tu avec cette figure ? Il n'y a pas là de quoi te faire de la peine. Si on ne peut plus dire à sa mère ce que l'on pense  !
Mme LABOSSE.— Tu as une façon d'être franche !…
ALICE. — Il me semble qu'il n'y en a pas deux.
Mme LABOSSE. — Tu as toujours raison. Mais, à présent, écoute-moi tout de même encore un peu, et dis-moi…
ALICE. — Ton jeune homme… tu y reviens ?
Mme LABOSSE. — Oui. Cela t'ennuie ?
ALICE.— Non, cela m'est égal.
Mme LABOSSE. — Peu importe… je sais ce que me commande mon devoir de mère : c'est de t'informer, aussi je t'informe, pour que tu saches où tu vas avec ce garçon.
ALICE. — Je t'écoute.
Mme LABOSSE. — Il est plutôt bien de sa personne, brun, ni fort, ni mince. Il s'exprime avec aplomb, – ah ! il n'est pas timide  ! – il a l'air gai et pas méchant ; mais je crois qu'il n'a pas encore fini de se dissiper et qu'il donnera du fil à retordre à sa femme. Jolie fortune. Personnellement soixante mille livres de rente, et deux millions à la mort de sa mère, dont il est le fils unique, comme toi, mon Alice, tu es notre fille unique… car tu sais bien que tout ce que nous avons te reviendra, et sois tranquille, va ! nous te ferons peut-être attendre moins longtemps…
ALICE. — Toujours, tes pensées noires ! Ah çà ! maman…
Mme LABOSSE. — C'est fini. C'est en passant. Eh bien, qu'est-ce que tu en dis ?
ALICE. — Rien. Je verrai. Vous verrez.
Mme LABOSSE. — Tu ne m'interroges pas sur lui ? Tu n'es pas plus curieuse que cela ?
ALICE.— Non. D'ailleurs, nous ne sommes pas pressés. Quand le verra-t-on, ce prodige ?
Mme LABOSSE. — Quand tu voudras. Je pense qu'il viendra demain à la maison. Tu n'as qu'à te trouver là, comme par hasard, à ton piano.
ALICE. — Non, je veux avoir l'air de me trouver là exprès, pas par hasard.
Mme LABOSSE. — Tu seras gentille avec lui, même s'il te déplaît ? Tâche de montrer que tu es une jeune fille bien élevée. Fais-nous honneur.
ALICE. — Sois donc tranquille.
Mme LABOSSE. — Tu sais que j'ai vu sa mère, hier. Ah ! elle est très bien, tout à fait bien. Ton père et moi nous avons causé une bonne heure avec elle. Elle nous a fait visiter tout son hôtel, du haut en bas, elle ne nous a fait grâce de rien, elle nous a offert du frontignan. Elle a été charmante. Et puis, un cabinet de toilette d'un luxe ! Comme une grande actrice. Je suis sûre que Mme Sarah Bernhart elle-même…
ALICE. — Son fils était-il là ?
Mme LABOSSE. — Non, il dressait un cheval, une bête très dangereuse, paraît-il. Et quand ça se met à être mauvais, un cheval, ça s'y met bien. Elle nous a parlé du jeune homme : « Paul est épris, très épris. » Et puis non, tu n'as pas idée des tabeaux qu'il y a chez elle !
ALICE. — De beaux tableaux ?
Mme LABOSSE. — Ordinaires, mais une quantité ! Et des bronzes ! On s'y cogne. Elle nous a dit d'ailleurs : « Tous les bronzes de Barbedienne, je les ai. » Tous, Alice, tu penses !
ALICE. — Oui, ça doit être affreux.
Mme LABOSSE. — As-tu peu de goût, ma mignonne !
ALICE. — Tu veux dire que nous n'avons pas le même. Allons, petite maman, je t'aime bien, mais je vais te renvoyer, parce qu'il commence à se faire tard.
Mme LABOSSE. — Je m'en vais. Ne lis pas trop au lit. Qu'est-ce que tu lis là ? (Elle regarde le livre posé sur une table près d'elle.) Les Fleurs du Mal ? Des vers, alors c'est convenable. Où l'as-tu pris ?
ALICE. — C'est papa qui me l'a prêté.
Mme LABOSSE. — Un dernier mot. Je ne peux pas prévoir, pas plus que toi, ce qui va résulter de tous ces projets en l'air ; mais si ça ne se fait pas, tu ne seras pas malheureuse de rester avec tes vieux parents,dis ?
ALICE. — Mais non, maman.
Mme LABOSSE. — Tu n'as pas le cœur sec ? Ce serait si laid de ne pas nous aimer, moi surtout qui t'aime tant ! qui ne pense qu'à toi. Tiens, à la seule idée qu'un homme, aussi distingué serait-il, avec un titre, et couvert de bijoux ! ça serait-il un prince ! pourrait te rendre la vie dure, eh bien, j'en suis malade. Je te parais ridicule ?
ALICE. — Non. J'ai tant l'habitude que tu m'adores !
Mme LABOSSE. — Réfléchis bien, regarde, observe, étudie le jeune homme avec attention. En somme, si tu n'es pas dans les nuages, comme les autres jeunes filles, c'est peut-être un mal pour un bien ; de cette façon, tu ne te laisseras pas jeter de la poudre aux yeux. Fais-le causer dans les petits coins. Au premier abord, je ne le crois pas très religieux, bien qu'il ait cinq ans rue de Madrid. Va-t-il seulement à la messe ? J'ai peur que non. On dira ce qu'on voudra de la religion, elle est précieuse. Ainsi, moi, si je ne l'avais pas eue, dans bien des circonstances…
ALICE. — Laisse donc. Tu ne commets jamais de péchés, toi ! Tu fais perdre son temps à ton directeur. Je me demande ce que tu peux avoir à lui raconter à confesse.
Mme LABOSSE. — Un tas de petites choses tout de même, va. Ta mère n'est pas comme toi, elle n'est pas parfaite. Allons, bonsoir.
ALICE. — Bonsoir, maman.
Mme LABOSSE. — Je suis agacée, fiévreuse… avec des idées tristes. Chaque fois qu'il y a quelque chose d'en train pour toi, je suis ainsi. Tu ne m'en veux pas ?
ALICE. — Mais non. Seulement, tu as tort. Sois calme. Regarde : moi, je suis calme.
Mme LABOSSE. — Oh ! toi, parbleu !
ALICE. — Est-ce que ça n'est pas préférable ?
Mme LABOSSE. — Si. Et pourtant je ne sais pas. Les jeunes filles d'aujourd'hui, je vous admire et je vous trouve un peu inquiétantes. Nous autres, à vos âges, nous n'étions pas comme vous. Nous rêvions, nous aimions la polka, les lanciers, nous pensions à l'avenir, nous nous faisions un mauvais sang !… enfin nous étions plus heureuses, nous en avions l'air du moins ! Je me rappelle, moi, la première fois que j'ai vu ton père, il était très élancé dans ce temps-là, comme sur sa petite photographie… Il portait ses cheveux tout plats… mais je sens que je ne t'intéresse pas. Bonne nuit, ma fillette. Tu es chez toi ici, tu sais, et la maîtresse, la seule. À demain.
ALICE. — À demain, maman. (Mme Labosse sort.) Je suis sûre que c'est ce grand garçon qui était l'autre soir à l'Hippodrome avec une drôle de dame. (Un temps.) Une dame joliment bien habillée. (Un temps.) Un bout de « Je vous salue, Marie » ? Oui, tout de même.


05 – LIQUIDATION DE BOBETTE

PAUL COSTARD
BOBETTE LANGLOIS.

Chez Bobette. Dans son petit hôtel de la rue Prony. Ils ont fini de déjeuner, vers les trois heures de l'après-midi.

COSTARD. — Et maintenant, mon chat, tu n'as plus rien à apprendre. Ton Paul est agréé, il plaît, il épouse la demoiselle de l'Hippodrome ! Rappelle-toi que tu m'avais défié ? Faut jamais défier le monsieur. Tu t'en aperçois aujourd'hui. Nous allons donc nous espacer ; mais je t'ai aimée tout de même, tu as été une bonne camarade ; aussi, rassure-toi, je ne suis pas une brute, et je ne t'oublierai pas. Je me conduirai comme un seigneur. Et la preuve, tiens, – je préfère te l'annoncer tout de suite, – c'est que j'ai l'intention de me pressurer pour toi de cent mille balles. Dis que c'est un joli plat sucré, et embrasse-moi.
BOBETTE. — Alors ça continue, cette plaisanterie ? Tu sais que je ne la trouve pas drôle.
COSTARD. — Pas une plaisanterie, mon Toto, c'est la vérité, la pure vérité.
BOBETTE. — Tu vas épouser Mlle Labosse ?
COSTARD. — Il en est fortement question. Les bans sont publiés.
BOBETTE. — Et, dans ce cas, tu vas me quitter ?
COSTARD. — Un peu. Toi-même, tu as ta dignité. Tu comprends bien que, si je me marie, je n'ai pas besoin de deux femmes. Tu hausses les épaules. Pourquoi les hausses-tu ?
BOBETTE. — Parce que tu n'as pas le sens commun. Ah çà ! est-ce que tu t'imagines que je vais te laisser faire une pareille sottise ?
COSTARD.— Si ça me plaît de la faire !
BOBETTE. — Voilà bien les hommes ! Vous ne pensez qu'à vous. Mais ta mère a donc les yeux crevés de te laisser te marier dans de pareilles conditions ! Et les parents de cette petite, ils n'ont donc pas été aux renseignements, qu'ils t'accordent leur enfant du premier coup, comme un morceau de pain ! Ils ne te connaissent donc pas ! Ma parole, c'est à croire qu'ils ont vécu jusqu'ici dans des armoires ! Conseille-leur de venir me trouver, je leur en donnerai, moi, des renseignements et des bons !
COSTARD. — Peut-on savoir ?…
BOBETTE. — … Ce que je leur dirai ? « Ah ! regardez-y à deux fois, mes bonnes gens, avant de le prendre, parce que je l'ai pratiqué, moi, le modèle ! Voilà trois ans que je l'ai dans les jambes, je le sais par coeur ; eh bien, il est fait pour se marier comme moi pour être lectrice de la reine d'Angleterre, et il rendra votre fillette malheureuse… pire qu'un petit cheval ! » Voilà ce que je leur dirais à tes futurs beaux-parents ! Et que ça les toucherait, donc, et qu'ils m'écouteraient ! et qu'ils penseraient dans leur à-part : « Cette dame a peut-être été quelquefois à côté des mœurs, c'est bien possible, mais, pour sûr, elle s'exprime carrément et ça n'est pas une oie. »
COSTARD. — Tu as fini ?
BOBETTE. — Je commence. Et puis ouvre donc à Arcachon qui gratte à la porte. (Costard se lève et va ouvrir à un superbe caniche noir qui vient s'asseoir entre eux deux.) Voyons, pourquoi veux-tu te marier ? Je te défie de me l'expliquer.
COSTARD. — Parce que c'est épatant. Moi-même ça m'épate. Et puis, une jeune fille, une vraie jeune fille ! Vous autres, vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce que ça nous repose !
BOBETTE. — Mais au contraire, animal, je me rends très bien compte. Et c'est justement pour cela que je te dis que tu ne mérites pas de te marier, que tu n'en es pas digne. C'est bon pour d'autres que toi, pour des garçons pauvres, des jeunes gens qui ont un bureau. Y as-tu réfléchi cinq minutes, je te le demande ? Tu n'as aucune des qualités nécessaires dans un intérieur. Chaque jour, quand pour moi, moi enfin, moi ta maîtresse, tu ne fais pas la plus petite concession, le plus léger sacrifice, est-ce que tu t'imagines par hasard que tu vas les faire pour ta femme ? Tu es ridicule.
COSTARD. — Pas la même chose. Tu n'es pas une femme honnête, toi !
BOBETTE. — Je le sais. Mais après tout, qu'est-ce qu'elles ont de plus que nous, les femmes honnêtes ?
COSTARD. — L'honnêteté.
BOBETTE. — Pour ce qu'elle leur dure !
COSTARD. — Elles l'ont toujours eue à un moment donné.
BOBETTE. — Moi aussi à ce compte-là ! Mais réponds-moi. Tu trouves donc bien des avantages à être un mari ?
COSTARD. — Une flotte : Ma femme est très riche, d'abord…
BOBETTE. — Elle te coûtera plus cher que ta maîtresse.
COSTARD. — Elle m'apportera ses relations, ses…
BOBETTE. — Je la défie d'en avoir plus que moi, des relations !…
COSTARD. — Et puis surtout de la tendresse, un foyer… Voilà le gros point qui me trottait depuis quelque temps !
BOBETTE. — Un foyer ! Tu me fais rire. Est-ce que tu ne l'as pas ici, chez moi, le seul foyer qui te convienne ? Moi, mes amies, les copains, Rosa qui t'ouvre la porte, Arcachon qui te lèche dès que tu entres. Le voilà ton foyer !
COSTARD. — Pas suffisant.
BOBETTE. — Qu'est-ce que tu veux de plus ! que j'invite Carnot ? Dis-le, je l'inviterai.
COSTARD. — Il trouverait un prétexte pour ne pas venir…
BOBETTE. — Laisse-moi donc, tiens ! je suis bien bête, après tout, de me débattre pour Mlle Labosse, et de prendre en main ses intérêts. Je la vois d'ici ta jeune fille ! Quoi que tu en dises, elle ne t'apportera que des ennuis et, au bout de huit jours, tu en auras soupé. Sa beauté, sa petite fraîcheur, son innocence de pimbêche, tu casseras ça dans tes doigts comme une allumette. Je vous donne une semaine pour bafouiller, mes trésors, et puis vous commencerez à vous déplaire. Alors si elle ne t'aime pas, je te plains, mon cher ami !
COSTARD. — Et si elle m'aime ?
BOBETTE. — Je la plains. D'ailleurs, ces pauvrettes-là, ça sort de sa jupe de bal, ça n'a rien vu, ça ne connaît que son nez, est-ce que c'est capable de prendre un homme, de le garder, de le visser, de le mater, de le faire filer droit, par le sentier où l'on veut ? Allons donc ! Vous voilà tous les deux revenus de Venise, après la noce ; une fois installés dans votre appartement, avec les cadeaux affreux qu'on vous a donnés que vous n'auriez jamais choisis, à quoi passez-vous votre temps ? qu'est-ce qu'elle te raconte ? qu'est-ce que tu lui récites ? qu'est-ce vous fichez toute la sainte journée ?
COSTARD. — Je lui dis qu'elle est bien mignonne, que je l'aime, et je le lui prouve.
BOBETTE. — Exactement comme avec moi alors ?
COSTARD. — Dame ! que veux-tu ! pas de ma faute s'il n'y a qu'une seule manière…
BOBETTE. — Pourquoi te maries-tu puisque tu reconnais que c'est la même chose ?
COSTARD. — Parce que ça me fait plaisir pour l'instant, parce que ça me changera de dire la même chose à une gentille créature qui me croira sur parole, parce que je n'ai pas prononcé de vœux le jour où je t'ai délacée pour la première fois, parce qu'il faut se marier, nous autres, les bons noceurs, pour rajeunir et secouer ce vieux mariage qui se lézarde, et puis que c'est coutume assez répandue sans laquelle ce bas monde finirait.
BOBETTE. — Ineptie ! Papa et maman n'étaient pas mariés. Pourtant j'existe.
COSTARD. — C'est vrai. Mais tout le monde ne peut pas être Bobette Langlois. Crois-moi. Assez déclamé là-dessus. Mon parti est bien pris et tu sais si j'ai le caillou dur ! Je t'ai promis que tu aurais tes cent mille francs, tu les auras, seulement sois raisonnable, et ne me mange pas la cervelle avec ta morale, pour notre déjeuner d'adieu. J'admets qu'on ne se sépare pas sans douleur d'un garçon comme moi, mais…
 BOBETTE. — Oh ! tu n'y es pas ! Ce n'est pas ça qui m'inquiète ! Je suis sûre que tu plaqueras ta jeune femme, avant six mois, et que tu reviendras. Par exemple, ce jour-là je t'enverrai paître !
COSTARD. — Ça ne m'arrivera pas. Mais au cas où ça aurait lieu, non, Bobette, ne dis pas que tu m'enverrais paître.
BOBETTE. — À supposer que tu aies raison et que je te reprendrais, reconnais alors que ce n'est vraiment pas la peine, si on doit en finir par là, de lancer des invitations, de déranger le monde, et de faire venir un archevêque pour l'absoute ?
COSTARD. — Tu m'embêtes !
BOBETTE. — Ah ! sois poli si tu veux que nous causions. Jamais un homme ne m'a manqué…
COSTARD. — Pas besoin de me le dire, on le sait.
BOBETTE. — … Manqué de respect.
COSTARD. — Tu m'étonnes. Tu m'étonnes beaucoup !
BOBETTE. — Commence donc par ne pas crier si fort. Les domestiques !
COSTARD. — Je me tape des domestiques ! Ça n'existe pas pour moi : Je ferais tout devant eux. Ils ne sont pas des êtres.
BOBETTE. — Quel homme ! A-t-on jamais vu ! (Le chien, qui voit Bobette en colère, aboie.) Arcachon ! taisez-vous, sale bête ! (Elle se lève et se met à marcher fiévreusement à travers la salle à manger.) Allons, allons, patience ! on va rire ! on va voir ce qu'il donnera, ce mariage. Dix francs, tu m'entends, je ne les risquerais pas sur cette retourne, si peu j'ai confiance.
COSTARD. — Moi je mets cent mille, et j'y gagne.
BOBETTE. — Ah çà ! tu n'as pas bientôt fini de me les faire sentir. Quoi ? Tu ne te conduis pas comme un goujat. Voilà tout. Je sais ce que c'est que cent mille francs, mon Dieu ! tu n'es pas le premier qui me les donne.
COSTARD. — Ni le dernier.
BOBETTE. — Ni le dernier, j'y compte bien ! Ainsi ne m'en parle plus. Tu fais ce que tu dois, je te remercie, nous sommes quittes. Alors, raconte-moi. Maintenant je suis calmée. Je m'y fais petit à petit. Ah ! que l'amour est drôle ! C'est dans longtemps que tu te maries ?
COSTARD. — Le plus tôt possible.
BOBETTE. — Où ça ?
COSTARD. — À Paris. Où veux-tu que ce soit ? Au pôle Nord ?
BOBETTE. — Je voulais dire : à quelle église ? Philippe-du-Roule ?
COSTARD. — Non, Augustin.
BOBETTE. — Et j'espère que ça sera chic, au moins ?
COSTARD. — Tu peux te fier à ton serviteur.
BOBETTE. — J'irai te voir, dans un coin.
COSTARD. — Je m'en moque, tu seras plus gênée que moi.
BOBETTE. — Moi, gênée ? Ah ! jeune homme, comme tu me connais mal ! Mais c'est-à-dire qu'en dedans je me tordrai et que je me paierai ta tête pendant que tu porteras ton cierge. Tu penseras un peu à ta Bobette ?
COSTARD. — Je ne crois pas. Il est probable que je serai abruti, et que je ne penserai à rien. Les amis, qui l'ont déjà enduré, m'ont dit ça. Ils m'ont dit  : « Tu peux pas t'imaginer… l'orgue, les fauteuils de velours, les plantes vertes, les grelots pendant la messe, tout le tremblement ; on a mal au cœur et on est abruti. Ça ressemble au trac qu'on a quand on passe ses examens ! »
BOBETTE. — Ah ! mon pauvre chou ! Mais tant pis pour toi. C'est bien fait. Enfin, espérons au moins que tu n'auras pas d'enfants !
COSTARD. — Pourquoi cette peur des enfants ?
BOBETTE. — Je me mets à la place de ta mère.
COSTARD. — Tu es gracieuse, pourtant ça ne m'arrête pas ; je serais assez content, au contraire, d'avoir des petits Costard.
BOBETTE. — Qu'est-ce que tu en ferais ?
COSTARD. — Des types, des enfants nouveau jeu, qui ne s'embêteraient pas sur le globe.
BOBETTE. — En voilà qui auront de l'agrément ! Tiens, décidément, tu es complet, tu es mûr pour la mairie. Va te marier, va, mon garçon, va !
COSTARD. — J'y cours, en effet.
BOBETTE. — Mais, auparavant, écoute bien ce que je te prédis : Nous autres, les créatures, comme on nous appelle, nous savons mieux que personne les dessus et les dessous du mariage, ce qu'il est et ce qu'il vaut, puisque c'est chez nous que les maris des autres viennent se distraire et passer leur temps de libre. Le mariage, nous le voyons de la coulisse, nous le connaissons dans les coins, quelquefois c'est nous qui le rafistolons ; nous sommes donc très armées pour le juger, pour déclarer à un particulier sans nous enfoncer le doigt dans l'œil. : « Marie-toi ou ne te marie pas. » Aussi, quand on suit notre conseil, on ne s'en trouve pas toujours mal. Tu n'as pas voulu suivre le mien. À ta guise. Tu t'en repentiras, tu marches droit à un tas d'affaires et de drames qui vont te mouvementer la vie, et je te répète ce que je te disais tout à l'heure  : avant six mois, Paul Costard sonnera à ma porte… I
COSTARD. — Tu m'amuses.
BOBETTE. — Seulement, Paul Costard ne me trouvera pas, parce que je serai partie. Oui, je vais profiter de ta lune de miel, et des cent mille, – tu vois que je ne t'en veux pas, puisque j'en reparle la première, – pour aller me balader en Amérique, voir un peu de près ces marchands de cochons qu'on prétend si grossiers et si riches. Voilà. En partant, j'emmènerai seulement avec moi Rosa et Arcachon, mais peut-être qu'en revenant nous serons quatre. Tout est possible.
COSTARD. — Je te le souhaite.
BOBETTE. — Merci. Quand m'as-tu dit déjà que ton notaire viendrait ?
COSTARD. — D'ici une huitaine, il est prévenu. Tout ça est arrangé. Maman a été très bien. Je croyais qu'elle ferait la grimace. Pas du tout.
BOBETTE. — Tu n'as pas besoin… Je sais bien que ce n'est jamais du côté de ta mère que j'aurais eu des ennuis. Si tu le juges à propos, je te permets de la remercier en mon nom.
COSTARD. — J'y songerai. Adieu, Bobette. Viens, que je t'embrasse. Je garderai tout de même un bon souvenir de toi, tu sais.
BOBETTE. — J'y compte bien. Tu ne dis pas adieu à Arcachon ?
COSTARD. — Mais si, Arcachon, Arcachon ! bonsoir, vieux bonhomme ! vieille canaille ! Là. Bonsoir. Bonsoir. (Il s'apprète à sortir.)
BOBETTE, le rappelant. — Paul, écoute donc. Voyons… imbécile… tu ne peux pourtant pas t'en aller comme ça… C'est trop froid !… après trois ans…
COSTARD, se ravisant. — Allons, je veux bien. L'étrier ! (Ils passent dans la pièce voisine.)


 

06 – PAUL COSTARD FAIT SA COUR

PAUL COSTARD
Mlle ALICE LABOSSE

Chez les Labosse, le soir, dans la serre où on les a laissés seuls après dîner.

COSTARD. — Eh bien, mademoiselle ?
ALICE. — Eh bien, monsieur ?
COSTARD. — Voilà déjà cinq jours que nous nous voyons ?
ALICE. — Cinq jours.
COSTARD. — C'est énorme.
ALICE. — Comment l'entendez-vous ?
COSTARD. — Je veux dire que le premier pas est fait, que nous ne sommes plus des étrangers l'un pour l'autre. Vous me connaissez, je vous connais…
ALICE. — Pourtant nous ne nous connaissons pas.
COSTARD. — Affaire de temps, de bien peu de temps.
ALICE, avec un soupir. — C'est vrai. (Un silence.)
COSTARD. — À quoi pensez-vous ?
ALICE. — Je pense que dans un mois vous allez être mon mari.
COSTARD. — Ah ! il n'y a pas à dire, je le serai. Et qu'éprouvez-vous à cette pensée, voyons ? avouez-le-moi ?
ALICE. — J'éprouve… j'éprouve….
COSTARD. — De l'étonnement ?
ALICE.— Pas du tout. Je m'y attendais. Depuis un an je sais que cela devait finir ainsi. Une jeune fille, c'est mis au monde pour être la femme de quelqu'un. Il se trouve que c'est vous… va pour vous !
COSTARD. — Je l'espère bien !
ALICE. — Non, je pense comme cela tient à peu de chose… moins qu'à un petit cheveu… que deux êtres plutôt que deux autres soient unis pour la vie entière. La première fois que vous m'avez été présenté, si j'avais déclaré le soir à mes parents : « Ce monsieur est charmant, mais il a des oreilles qui me déplaisent, ou une forme de pieds qui m'est pénible ; remportez-le, je n'en veux pas. » Eh bien, vous ne seriez pas là, près de moi, aujourd'hui. Au contraire, je n'ai rien dit, et voilà que vous êtes là, près de moi, en ce moment ; et que dans un mois nous nous tutoierons… C'est singulier ! Il me vient même à ce propos des idées…
COSTARD.— Dites-les.
ALICE. — J'ai beau me rabâcher que les choses ne se passent pas autrement pour toutes les jeunes filles, il me semble que mon cas est unique, et je ne peux pas croire que cela soit arrivé à mes parents… Non, je ne parviens pas à me représenter papa et petite mère, il y a vingt-deux ans, assis comme vous et moi, dans une serre, et : oh ! monsieur… oh ! mademoiselle… Non, je ne vois pas ça du tout.
COSTARD. — Vous vous laissez aller à votre imagination.
ALICE. — Moi ? Dieu non ! j'aime à me rendre compte, voilà tout !
COSTARD. — Moi, je n'en cherche pas si long. Voulez-vous savoir ce que je me dis ?
ALICE. — Allez, nous sommes là pour causer.
COSTARD. — Je dis que vous êtes une très gracieuse, une très charmante…
ALICE, l'arrêtant. — Oh ! non… plus à présent ! C'était bon au bal, pendant le cotillon, ces compliments-là ! Aujourd'hui, nous ne dansons plus, nous nous marions. Ainsi, cessez.
COSTARD. — Vous êtes sévère. De quoi voulez-vous que je vous parle si ce n'est de vous ?
ALICE. — De moi, mais autrement.
COSTARD. — Je vous dis ce que je pense.
ALICE. — Gardez-le.
COSTARD. — Vous ignorez donc, mademoiselle, que vous êtes en train d'opérer en moi une révolution ?
ALICE. — Les révolutions ne durent pas.
COSTARD. — La mienne durera. Je me sens tout amélioré depuis que je vous approche. Ne me jugez pas sur ce qu'on a pu vous raconter de moi, parce que je deviens un Paul Costard tout neuf.
ALICE. — Moi, je ne peux pas vous en dire autant, je me sens toujours la même, je crois que je suis telle quelle une fois pour toutes.
COSTARD. — J'y compte bien. Est-ce que je vous plais un peu ?
ALICE. — Jusqu'à présent, vous ne me déplaisez pas. Tâchez que ça se prolonge.
COSTARD. — Je tâcherai. Du reste, j'ai assez de confiance, et j'imagine que nous nous accorderons. Je ne suis pas exigeant, ni despote, je suis un assez bon garçon..
ALICE. — C'est comme moi. Pourvu qu'on fasse un peu ce que je veux, je suis toute prête à obéir. Il faut vous rappeler que j'ai été abominablement gâtée, comme une fille unique !
COSTARD. — Pas plus que votre serviteur.
ALICE. — Si nous avons des enfants, nous les élèverons mieux que nous, hein ?
COSTARD. — Cela ne sera pas difficile. Naturellement, je ne parle que pour moi.
ALICE. — Nous verrons plus tard, nous n'en sommes pas encore là. Qu'est-ce que vous savez faire ? Racontez-le-moi.
CosTARD. — Ce que je sais faire ?
ALICE. — Oui… vos talents. Savez-vous monter à cheval, mais j'entends : monter là… en monsieur tout à fait.
COSTARD. — Oui. Je peux dire que je monte en monsieur tout à fait.
ALICE. — Moi aussi. Savez-vous patiner ?
COSTARD. — Oui, mademoiselle.
ALICE. — Moi aussi. Savez-vous écrire ?
COSTARD. — Écrire ?
ALICE. — Écrire en patinant ? Moi, je trace avec mon patin tous les signes du zodiaque.
COSTARD.— Ah ! je n'en suis pas encore si loin.
ALICE.— Tant pis. Je vous apprendrai. Savez-vous dessiner ?
COSTARD. — J'ai fait des nez à Louis-le-Grand, il y a vingt ans. Ils étaient très mous, mes nez. Ils manquaient de cartilages.
ALICE.— C'est peu. Et peindre ?
COSTARD. — Je ne sais pas non plus. Les couleurs, ça salit, c'est malpropre. Ça ne fait un peu d'effet qu'une fois sur les tableaux.
ALICE.— Nager ?
COSTARD. — Oui.
ALICE. — Loin, loin, bien loin ?
COSTARD. — Je n'irais pas à New-York.
ALICE. — Mais traverseriez-vous la Seine ?
COSTARD. — À pied, quand elle est prise, oh ! très aisément.
ALICE. — Vous n'êtes pas sérieux. Quoi encore ? Danser, je ne vous en parle pas, vous dansez bien.
COSTARD. — Merci.
ALICE. — L'escrime ?
COSTARD. — Oh ! ça, l'escrime ! De premier ordre. Pardon si j'ai l'air de me vanter. Mais de premier ordre.
ALICE.— Nous ferons des assauts, nous tirerons ensemble.
COSTARD. — Tant que vous voudrez.
ALICE. — Vous savez conduire ?
COSTARD. — Comme Phaéton : à deux, en tandem, à quatre… On n'a qu'à parler.
ALICE. — Êtes-vous musicien ?
COSTARD.— Pas pour un bémol. Je n'y entends goutte. Et cependant j'adore les ballets. Mais je déteste tous les instruments, tous, excepté un seul.
ALICE. — Je parie que je devine ? Ce sont les castagnettes !
COSTARD. — Non. C'est la trompe. Je suis fou de la trompe, et quand j'en sonne, c'est comme quand je taille une banque, je ne peux plus m'arrêter. C'est si beau ! Ainsi, à la campagne, j'en ai une collection, peut-être une trentaine. Il y en a de toutes les tailles, des grandes du temps de Louis XVI, des Dampierre, comme on les appelait, avec le pavillon bien évasé. Ah ! oui, j'aime la trompe !
ALICE. — Vous m'en jouerez ?
COSTARD. — Je vous le promets, le soir, quand le grand et le petit monde est couché, et qu'il fait nuit dans les bois. Vous verrez comme ça vous remuera.
ALICE. — Et la lecture ? vous plaisez-vous à lire ?
COSTARD. — Dans mon lit, ou bien en wagon.
ALICE. — Avez-vous un auteur préféré ?
COSTARD. — Ma foi non.
ALICE.— Quels livres lisez-vous ?
COSTARD. —Ceux que m'indique mon libraire, tout bêtement. Quand il me dit  : « Tenez, prenez donc ça, monsieur, je suis sûr que ça vous ira comme un gant », je le prends.
ALICE. — Aimez-vous courir ?
COSTARD.— Courir ?
ALICE. — Oui, jouer, sauter, courir en plein air, sans chapeau. Moi j'aime assez, pas à Paris, non, à la campagne ou au bord de la mer. Vous l'aimez la mer, allons ?
COSTARD. — Sans doute, mais c'est bien grand.
ALICE. — Et les montagnes ? Avez-vous vu le mont Blanc ?
COSTARD. — J'y suis monté, mademoiselle.
ALICE. — Votre impression ?
COSTARD. — C'est bien petit.
ALICE. — Est-ce que vous jouez du piano ?
COSTARD. — Je vous ai dit que je n'étais pas musicien.
ALICE. — Ça n'est pas une raison. Il y a une masse de gens…
COSTARD.— Oui, mademoiselle, j'y joue, j'en joue, avec un doigt. Je sais la gavotte de Mignon et la Marche indienne de Sellenick.
ALICE. — Bravo ! Allons, je vois que nous ne nous ennuierons pas pendant les longues soirées d'hiver.
COSTARD. — J'en suis sûr, mademoiselle, bien que vous ayez l'air de vous moquer un peu de moi. Mais peu importe… j'ai très bon caractère. Moquez-vous de moi !
ALICE. — Vraiment. Vous consentez ? Oh ! tant mieux ! Il n'y a que cela qui m'amuse un peu ! Encore autre chose  : je parie que vous êtes chasseur ?
COSTARD. — Grand chasseur, mademoiselle.
ALICE. —Tant pis, j'ai horreur de cela.
COSTARD. — Oh ! pouvez-vous… Quel dommage ! Moi qui vous voyais déjà dans un joli petit costume, avec un joli petit fusil, un joli petit chien
ALICE. — Massacrant de jolies petites bêtes ! Eh bien, non, il faut en faire votre deuil.
COSTARD. — Je le regrette, mademoiselle. Sans doute, la chasse est souvent cruelle, mais en somme… noble plaisir… passion princière.
ALICE. — Oh ! ce n'est pas par sensiblerie. Je tire aux pigeons sans trembler. Non, la chasse, c'est du temps perdu, presque invariablement. Je n'aime pas le temps perdu. Ainsi, moi, je m'occupe toujours.
COSTARD. —À quoi, mademoiselle, si ce n'est pas indiscret ? Car enfin vous venez de m'infliger là, à la minute, un interrogatoire assez complet. Si c'était mon tour à présent ?
ALICE. — Interrogez.
COSTARD. — Eh bien, je vous interroge : à quoi vous occupez-vous ?
ALICE. — Vous allez le savoir. Je vais vous dire le genre de vie qui me convient, le seul que j'aie jamais mené jusqu'ici et que je continuerai de mener, après mon mariage comme avant. Le matin, aussitôt réveillée, je lis les journaux dans mon lit, puis je pense à ce qui m'a été plutôt agréable la veille, à ce qui me sera plutôt agréable dans la journée ; je feuillette quelques livres de chevet, des poètes, des romanciers intimes, qui ne sont pas pour vous plaire et très peu dans votre genre. Tout cela me demande bien une heure au bout de laquelle je me lève et m'habille pour le matin d'une façon spéciale, selon le jour, la saison, le temps qu'il fait.
COSTARD — Et vous êtes toujours très bien habillée, mademoiselle ; j'ai eu l'occasion d'en faire la remarque.
ALICE — Je prends un peu de thé, et je sors – bien entendu pas seule – soit à pied, aux marché aux fleurs, soit à cheval, au Bois, dans la belle période ; soit dans les magasins, soit chez les fournisseurs, dans la mauvaise ; à midi, déjeuner, auquel j'apporte un très bel appétit, car je suis une mangeuse de pain.
COSTARD — Tant mieux, moi aussi. Mais pardon ! au lieu de vous laisser continuer, voulez-vous me permettre de vous poser, sans suite et telles qu'elle me viendront, un tas de questions analogues à celles que j'ai subies tout à l'heure ? Je le préférerais, d'autant que l'instant approche où il va falloir nous quitter.
ALICE. — Je vous en prie, je répondrai franchement.
COSTARD. — Merci d'avance. Êtes-vous pieuse ?
ALICE. — Pas trop. Mais je n'aimerais pas ne pas l'être du tout ; et je suis très heureuse d'aller à l'église le jour où nous nous marierons. J'ai gardé une certaine petite tendresse pour ce qui touche à la religion. Trouvez- vous que j'aie tort ?
COSTARD. — Non, je pense comme vous là-dessus, mais je l'aurais exprimé moins bien. Dites-moi : irons-nous à la messe plus tard ? le dimanche ?
ALICE. — Nous verrons. Ça dépendra de notre paroisse.
COSTARD. — À la bonne heure. Êtes-vous très mondaine ?
ALICE. — Qu'appelez-vous très mondaine ? Si c'est sortir tous les soirs, non. Si c'est ne pas bouger de chez soi, oui. J'ai en toutes choses des goûts très sages, très modérés, – on vous l'a dit déjà – mais je dois avouer qu'il ne m'est pas désagréable de dîner en ville, et de me mettre en robe basse, et de parler à des gens spirituels.
COSTARD. — Êtes-vous coquette, mademoiselle ?
ALICE. — Non. Je sais que je suis toujours une des mieux.
COSTARD. — Modeste ?
ALICE. — Ça dépend.
COSTARD. — Sentimentale ?
ALICE. — Guère. Est-ce que cela vous contrarie ?
COSTARD. — Ça me va beaucoup. Avez-vous le goût des choses prétendues sérieuses, intellectuelles ?
ALICE. — Assez. Je suis satisfaite d'apprendre.
COSTARD. — D'apprendre… tout ?
ALICE. — Le plus possible.
COSTARD. — Êtes-vous gaie ?
ALICE. — Ni gaie, ni triste. Je pleure quelquefois, je ne sanglote jamais. Je souris volontiers, je n'éclate jamais de rire. Le centre gauche.
COSTARD — Bon caractère ?
ALICE. — Je n'en sais rien. C'est vous qui le verrez.
COSTARD. — Êtes-vous franche ?
ALICE. — Franche brutale. Au point que je mentirais pour le plaisir de dire la vérité.
COSTARD.—Tant mieux.
ALICE. — Par exemple, très sceptique, très méfiante.
COSTARD. —Tant pis.
ALICE. — Adorant mes aises, d'une grande activité d'esprit et d'une grande paresse de corps. J'aime beaucoup les animaux, peu les hommes, pas du tout les femmes. En tout je me laisse faire, je me laisse vivre, je me laisserai mourir.
COSTARD.—Alors, vous vous laisserez aimer ?
ALICE. — Sans doute.
COSTARD. — Et… rendrez-vous un peu de votre côté ? Aimerez-vous le mari ?
ALICE. — J'aimerai le mari s'il me fait aimer le mariage.
COSTARD. — J'en prends bonne note.
ALICE. — Êtes-vous satisfait, commissaire-priseur que vous êtes ? Avez-vous bien tous vos renseignements ?
COSTARD. — Pour aujourd'hui, je m'en tiens là. Nous recommencerons la prochaine fois, si vous voulez ?
ALICE. — Je ne dis pas non. Voilà maman qui vient me faire signe. À demain soir, monsieur.
COSTARD. — À demain soir, mademoiselle. (Avec tendresse.).Vous savez… je vous assure…
ALICE. — C'est bon, c'est bon. Montez-vous demain matin ?
COSTARD. — Je monterai si vous montez.
ALICE. — En ce cas, à l'entrée des Poteaux, vers les dix heures et demie. Soyez gentil pour papa, et ne le faites pas trotter aussi fort que la dernière fois. Il n'a plus dix-sept ans, ce pauvre papa !
COSTARD. — Tout ce qu'il vous plaira. Nous irons à un pas d'agneau.
ALICE, se levant. — À demain, Roméo.
COSTARD. — À demain, Juliette.
Mme LABOSSE, les abordant. — Eh bien, mes enfants, n'est-ce pas que c'est le plus beau temps de la vie ?


07 – ADIEUX A LA VIE DE GARÇON

PAUL COSTARD
LE PEINTRE MANTEL, trente ans
D'ARNAGE, trente-cinq ans.

Chez Costard, après dîner. Ils causent et fument.

MANTEL. — Enfin ça y est.
COSTARD. — Ça y est. C'est une affaire faite. Je vais avoir une femme.
MANTEL. — Quand entres-tu en fonctions ?
COSTARD. — Dans quinze jours.
MANTEL. — Irrévocablement ?
COSTARD. — Irrévocablement. C'est dans quinze jours la première.
MANTEL. — Et tu es content ?
COSTARD. — Dame, oui.
MANTEL.— Vas-tu assez t'ennuyer, mon pauvre vieux !
COSTARD. — Je m'ennuierai peut-être, mais je ne m'embêterai pas.
MANTEL. — Oui, les premiers temps. Mais après ?
COSTARD. — Après nous verrons. Nous chercherons dans les coins.
MANTEL. — En attendant, tu es fichu pour nous. Voilà ce qu'il y a de sûr.
COSTARD. — Mais non. Pourquoi ?
MANTEL. — Parce que. Parce qu'on ne va plus te voir. Parce que tu ne viendras plus, comme tu faisais, fumer, une ou deux fois la semaine, une pipe dans mon atelier, parce que tu ne traîneras plus le soir avec
les amis dans les bastringues, ou du moins pas tout de suite.
COSTARD. — Qu'en sais-tu ?
MANTEL. — Ou alors, si tu le fais, tu te cacheras. Tu prendras d'autres amis, des neufs, pour ne pas avoir l'air vis-à-vis de nous…
COSTARD. — Avec ça que je me gênerais !
MANTEL.— Non, sans doute. Mais c'est nous qui- te gênerions.
COSTARD. — Vous ! Ah là là ! Mais est-ce que vous comptez pour moi, tous les deux, toi et d'Arnage ? C'est-à-dire que ma femme et moi nous ferons la fête avec vous, tous les quatre ensemble. Voilà, mes bons choux, ce qui va arriver. Pas autre chose.
MANTEL.— Comme avec Bobette alors ?
COSTARD. — Oh ! permets. Avec plus de tenue, avec… avec toute la différence de… d'une grue à une femme du monde, quoi !
MANTEL. — J'entends. Mais sais-tu que ça ne sera pas très folichon pour nous, ces petites bordées ? Nous serons forcés de nous observer. Je ne pourrai plus dire tout haut ce que je pense, comme j'ai l'habitude.
COSTARD. — Tu penseras tout bas.
MANTEL. — À cause de ta femme, il faudra se constiper avec sa langue. Non, je n'en suis pas.
COSTARD.— Tu es un pur imbécile. Est-ce que tu t'imagines que j'épouse une fille à de Galles et qui nous la fera à la pose ? Une charmante jeune fille, une bonne fille que j'épouse ! et gaie, et camarade, et moderne. Je vais t'en donner une idée : elle joue des castagnettes.
MANTEL. — Si quelquefois elle avait besoin d'un tambour de basque, dis-lui que je m'offre.
COSTARD. — Merci ; mais je suis là.
MANTEL. — C'est égal, va, tu auras beau dire qu'il n'y aura rien de changé… Que si ! D'abord, quand nous serons avec ta femme, je ne pourrai pas amener mes modèles.
COSTARD. — Ça me paraît difficile. Maintenant, tu sais, ma femme le permettrait, que moi je n'y verrais personnellement aucun obstacle, aucun.
MANTEL. — Oui. Mais comme elle ne permettra pas, c'est inutile de t'en préoccuper. Nous inviteras-tu un peu souvent au moins ?
COSTARD. — Tant que tu voudras.
MANTEL. — Et encore ? Combien de fois m'inviteras-tu ?
COSTARD. — Tant que tu voudras ! Je m'esquinte à te le répéter. Tu n'auras pas de jour. Ton couvert sera mis, une fois pour toutes.
MANTEL. — Voilà précisément ce que je ne veux pas. Non, non. Je le connais, le coup du couvert mis à tous les repas. Si on ne vient pas, on dit : « C'est un lâcheur ! » Si on ne vient qu'un peu, avec discrétion, on dit  : « Il s'embête chez nous. » Si on vient souvent, on dit  : « Il est de la famille ! » On en abuse alors, pour vous demander des tableaux, ça vous crée plus tard des obligations, des gratitudes d'estomac. Non, avoir ce qu'on appelle « son couvert mis dans une maison », j'ai horreur, horreur, horreur.
COSTARD. — Ça suffit. Ne crie pas. Tu n'auras pas ton couvert.
MANTEL. — À la bonne heure. Quand on me verra on me verra. J'irai à mon choix, je vous ferai des surprises. Et puis, c'est entendu que je me fendrai du portrait de ta femme, ça sera mon cadeau de noces.
COSTARD. — Tu es gentil. Comment le feras-tu ?
MANTEL. — Je ne peux pas encore te dire. Faut que je la connaisse et que je la voie dans l'air, et puis que je la sente là… dans les doigts. Alors, un matin, tout bêtement, elle m'arrivera au bout du pinceau, et je te sortirai Mme Costard, non, mais ne blague pas… que tu en deviendras bleu. Est-ce qu'elle a vu le portrait que j'ai fait de toi, ta femme ?
COSTARD. — Oui.
MANTEL. — Comment le trouve-t-elle ?
COSTARD.— Affreux. Elle m'a demandé pourquoi tu m'avais donné une joue lilas. Je lui ai répondu que je n'en savais encore rien à l'heure qu'il est, que c'était le reflet, l'ombre, enfin que tu avais vu ma joue comme ça. Elle n'a pas paru convaincue.
MANTEL. — C'est vrai, ce que tu racontes là ?
COSTARD.— Parole.
MANTEL. — Elle doit peindre, ta fiancée, allons, elle doit peindre ?
COSTARD. — Elle fait de l'aquarelle.
MANTEL. — Je l'aurais parié !
COSTARD. — Et rudement bien !
MANTEL. — Comme la mère Madeleine. Ça ne m'étonne plus si elle ne comprend pas ma peinture.
COSTARD. — N'est-ce pas ? Elle n'est pas la seule. Mais je compte tout de même que tu la feras. Réussie ou pas, ça me sera toujours agréable, parce que tu as un nom, et puis que, plus tard, est-ce qu'on sait ? ça pourrait avoir une grande valeur.
MANTEL. — Dans ce temps-là tu seras mort.
COSTARD.— Et toi aussi.
MANTEL. — Je l'espère. (À d'Arnage.) Toi aussi, d'Arnage, tu seras refroidi dans le temps que je serai accroché au salon carré du Louvre. Qu'est-ce que tu as donc, jeune muet ? Tu n'ouvres pas ta malle ?
D'ARNAGE. — Je pense.
MANTEL. — Fais savoir à quoi.
D.'ARNAGE.— Tas de choses.
MANTEL. — Raconte.
D'ARNAGE. — Ça me fatiguerait. Tout à l'heure.
MANTEL.— Dis que tu es de mon avis et que c'est triste tout de même de voir un ami comme Paul qui s'apprête à faire la grande bêtise.
D'ARNAGE. — Peuh !
COSTARD, à d'Arnage. — Ah ! parbleu, tu es payé pour ne pas être partisan du mariage, toi ! Mais enfin ce n'est pas une raison parce qu'il ne t'a pas réussi pour l'interdire aux autres.
D'ARNAGE. — Je ne l'interdis pas, mon petit, je t'interdis rien du tout. Au contraire je t'y pousse ; oui, tu es trop écureuil naïf, t'as besoin de ça, d'avoir un peu de tangage dans ta vie, pour mieux apprécier ensuite… Ainsi, va donc, fais donc ton affaire… Dans six mois nous recauserons.
MANTEL. — Oui, je t'attends dans six mois, quand tu seras affaissé. Tu nous raconteras toutes tes scènes, tu viendras chez moi te faire rentoiler ; oh ! tu seras frais !
COSTARD. — Elle est drôle la blague, et vous me la faites très bien, mais ça ne prend pas, mes enfants.
D'ARNAGE, à Costard. — Je ne t'ai jamais raconté comment je m'en étais aperçu ?
COSTARD. — Aperçu de quoi ?
D'ARNAGE. — Que ma femme… patati… Non ?
COSTARD. — Non.
D'ARNAGE. — Ah ! c'est instructif.
MANTEL, à Costard. — Écoute ça.
D'ARNAGE. — Eh bien, c'est un jour du mois de mai, vers les cinq heures, sur le Cours-la-Reine. Je demeurais alors rue Jean-Goujon. J'étais descendu de chez moi pour flâner. Un temps délicieux. Je fumottais… regardais passer les tramways… pas d'embêtements… quand je vois, à cent mètres, – vous savez que j'ai de très bons yeux, – un sapin qui s'arrête au coin de la rue François-Ier, et, comme le cocher ne s'y prenait pas assez vite, une main sort par la portière pour lui faire signe que c'était là, qu'il ne fallait pas aller plus loin, et moi, du premier coup, rien qu'à la façon dont elle remuait, je la reconnais, la main, et je pense : « Tiens ! c'est la main de Jeanne. » La portière s'ouvre, et, effectivement, ma femme déballe. Elle tourne la tête à droite, à gauche, elle paye avec un gentil petit sourire, et elle enfile la rue François-Ier pour rentrer à la maison. Ça vous amuse, bonnes gens ?
MANTEL. — C'est à Costard qu'il faut demander.
COSTARD, — Ça ne m'effraye pas. Continue.
D'ARNAGE. — On a beau être crétin, il y a des limites. Je me dis : « Bizarre tout de même qu'elle fasse arrêter là sa voiture, au lieu de descendre à la porte de la maison. Quoi ? Voyons ? Que ça veut dire ? Peur de deviner. Pourtant faut savoir. Alors je prends le trot, et en faisant un détour j'arrive près du cocher qui n'était pas reparti et qui comptait sa monnaie. « Dites donc, cocher ? — Monsieur ? — Avalez donc ça. (Et je lui colle un louis dans la paume.) Vous venez de conduire là une femme… une rudement jolie femme… (Je riais, je clignais de l'oeil, j'étais très à la hauteur.) — Mais oui, monsieur. — Où l'avez-vous prise ? — Je la rencontre quelquefois dans le quartier. — Allons, dites-moi ça ? Où l'avez-vous prise ? — Dame, monsieur… — Soyez gentil, ne vous faites pas prier. — Soit, mais à condition que monsieur me promette que ce n'est pas pour des ennuis… D'ailleurs on connaît le monde, je vois bien que monsieur est un garçon qui cherche, qui aime à rigoler et avec qui il n'y aura pas d'histoires. Eh bien, je peux le dire à monsieur, voilà deux mois que je conduis cette dame, tous les jours c'est moi qui la mène : chaque fois je l'attends à un endroit différent. — Ah ! Et où ça la menez-vous ? — Un peu partout. Elle se balade. Elle fait sa noce, quoi ? Voilà tout ce que j'en sais. Ça, pour sûr, je vous le dis, vous pouvez y aller carrément, c'est une personne qui s'amuse. Je crois qu'elle demeure rue Jean-Goujon, au 6 ou au 8. — Merci, et… et savez-vous si elle est mariée ? — Jamais, monsieur. Faudrait que le mari soit moule. Non, pour moi, doit y avoir un vieux. D'ailleurs, quand monsieur voudra avoir des renseignements, voilà mon adresse, monsieur n'a qu'à faire comme cette dame, qu'à envoyer une dépêche : cocher Renaud, place d'Italie. J'accours. Et maintenant, j'ai la parole de monsieur qu'il ne me fera pas avoir des ennuis. Cette dame me paye bien et je suis père de famille, j'ai besoin de gagner ma vie. Monsieur ne voudrait pas ma perte ? »Je lui ai promis tout ce qu'il a voulu et je suis rentré.
COSTARD. — Et alors, chaude explication ?
D'ARNAGE. — Moi ? Je n'ai pas pipé. Comme à l'ordinaire : « Bonjour, chérie. – Bonjour, trésor. – Va bien ? – Vais bien. – Quoi n'a fait l'enfant aujourd'hui ? – Oh ! n'a fait des courses ben ennuyeuses, n'a été au Louvre, chez sa couturière, n'avait ben grande hâte de rentrer près de son Toto qu'elle aime, mais qu'elle aime, oh ! comme elle l'aime ! » Et cætera, et cætera. La blague usuelle.
MANTEL. — Et elle ne s'est aperçue de rien ?  Tu as eu la force de ne pas lui faire la tête ?
D'ARNAGE. — Paraît. Pendant le dîner, il y a bien eu un moment où tout ça… je n'avais pas une faim de loup, et le pain ne passait guère… je ne mangeais que la croûte. Et il a fallu voir alors ce qu'elle a été aux petits soins ! Non… je n'étais pas précisément gai comme un pinson, et cependant ça me fichait presque envie de rire. Mais dame, à partir de ce jour-là, je tenais le bon bout, je me suis rattrapé… oui, oui… et si j'ai un petit peu attendu avant de la sangler, je vous garantis qu'elle n'a rien perdu pour attendre.
COSTARD.— Et, à présent que tu es divorcé, qu'est-ce qu'elle fait ?
D'ARNAGE.— Je ne sais pas. Elle va et vient.
MANTEL.— Disons qu'elle circule.
D'ARNAGE.— Ça m'est égal. Et si vous saviez comme j'ai la paix, aujourd'hui, la sainte paix ! Pas de parents, plus de femme, pas d'enfants, pas d'amis…
MANTEL et COSTARD.— Oh ! d'Arnage !
D'ARNAGE.— Vous êtes des camarades, mais une supposition que j'aurais la petire vérole noire… Me soigneriez-vous ? Respireriez-vous mon haleine ?
MANTEL.— Non.
COSTARD.— Non. J'aime mieux te l'avouer.
D'ARNAGE.— Vous voyez bien ! Je reprends. Pas d'amis… personne. Personne que moi dont j'aie à me soucier. Vous n'avez pas idée comme ça occupe et comme c'est agréable ! Avec mes quinze mille de rentes, j'ai arrangé ma vie d'une façon pas bête du tout. En plein Paris, rue Laffitte, j'ai une belle chambre, au rez-de-chaussée, avec un grand cabinet de toilette. Je paye ça quatre cent cinquante. Pas de contributions, pas de papiers verts qu'on reçoit, qui vous flanquent des émotions inutiles. Pas de domestique. Non. Rien qu'une femme de ménage, une perle, une bonne de curé qui vient le matin et s'en va à deux heures. Mes repas ? Je les prends à deux pas, chez Verdier, où je suis traité comme un prince. Je fais ce que je veux, ce qui me plaît, je ne relève de personne. Je suis tout seul, et je trouve que ça suffit largement. Quand ça me dit de voir un camarade, je le vois ; quand ça ne me dit pas, chacun chez soi. Et puis, quand Paris m'assomme, je détale. Oh ! pas avec des malles de cinquante mille francs et des cartons à chapeaux en maroquin du Levant. Non, comme un bon Yankee je voyage ! En chemise de flanelle, un bon petit mou sur la tête, un complet résistant sur le torse, et une vigoureuse paire de lacées aux pattes. Et, à la main, pas autre chose qu'un petit sac dans lequel je précipite mon savon, ma brosse à dents et mon revolver. Avec ça, je trotte à des lieues d'ici, et je vois des bouts d'univers, des choses épatantes que vous ne verrez jamais de vos wagons ! Croyez-moi ! c'est la vraie vie, et je suis heureux, très heureux.
COSTARD. — Puisque tu es si heureux, pourquoi parais-tu toujours si triste ?
MANTEL. — Oui, tu as constamment l'air de suivre ton enterrement. On ne te voit pas rire, blaguer. Tu es un drôle de corps.
D'ARNAGE. — Ça, c'est une autre affaire. Mais je suis heureux tout de même, en dedans. J'ouvre pas mes fenêtres. Voilà. (À Costard.) Et à quand les cérémonies, mon bonhomme ? La date fixe ?
COSTARD. — De jeudi en huit la mairie, vendredi l'église. Ça sera très chic. On a fini par décrocher l'évêque de Nancy.
MANTEL. — Ta mère le connaît ?
COSTARD. — Non. Ni la famille de ma femme. C'est-à-dire que tous, nous ne l'aurons jamais tant vu, ce brave épiscope, que le jour de la fête.
D'ARNAGE. — Alors, comment… ?
COSTARD. — Oh  ! je ne sais pas comment ça s'est arrangé. Par quelqu'un qui connaît quelqu'un… Enfin, il veut bien nous bénir. C'est tout de même chic à lui. Aussi, par exemple, il ne regrettera pas le déplacement. Ma mère lui allonge une crosse, oh ! mais une massue de crosse épatante, avec des pierres… Une folie, vous savez ! Rien que l'écrin on s'en ferait de l'argent. Enfin, on ne se marie pas tous les jours.
D'ARNAGE. — Oui, heureusement.
COSTARD, à d'Arnage. — Tu y viendras à mon mariage ?
D'ARNAGE. — Cette question !
COSTARD. — À tout, à la mairie, à l'église, à la sacristie, au lunch !
D'ARNAGE. — À tout, à tout, je te le promets.
COSTARD. — Ça ne te sera pas pénible au moins !
D'ARNAGE. — Mais, mon cher, c'est-à-dire que ça me fera plaisir !
COSTARD, à Mantel. — Et toi aussi tu viendras à tout !
MANTEL. — Je viendrai à tout. Veux-tu que je t'accompagne pendant le voyage de noces ?
COSTARD. — Tu n'es pas sérieux. (Il soupire.) Ah ! mes pauvres amis… mes pauvres amis… tout de même…
MANTEL. — Quoi ?
COSTARD. — Rien. Je me sens un peu… comment dirai-je ?
D'ARNAGE. — Mélanco.
COSTARD. — Un peu mélanco. C'est ça.
MANTEL. — Eh ben, faut te secouer, avant ton départ. C'est de l'hygiène morale. T'as encore neuf jours. Profites-en. On peut faire bien des petites amusettes en neuf jours. N'est-ce pas, d'Arnage, que j'ai raison ?
D'ARNAGE. — Tu t'exprimes comme Platon.
MANTEL. — Quelle heure est-il ? Onze heures ! Comment ! Il n'est qu'onze heures. Allons, ouste, sortons. La lune brille !
D'ARNAGE. — Sortons.
COSTARD. — Sortons. Et à nous les almées !


08 – LE MARI

PAUL COSTARD
LE PEINTRE MANTEL
D'ARNAGE
LE MODÈLE RIQUIQUI.

Dans l'atelier de Mantel (quartier Pigalle). Costard et d'Arnage sont vautrés sur un divan. Le modèle Riquiqui pose en jupon, nue par en haut jusqu'à la ceinture. Mantel peint, son chapeau melon sur la tête, sa pipe anglaise au coin de la bouche. Et il fait dans l'atelier une chaleur étouffante.

MANTEL, à Costard. — A présent que tu es débarrassé de tes affaires et que te voilà sur le divan, silence tout le monde, et raconte-nous…
RIQUIQUI. — Oh oui !
MANTEL, à Riquiqui. — Toi, tu vas te taire. Écoute, mais tais-toi. (À Costard.) Vas-y.
D'ARNAGE, à Costard. — On ne te retient plus.
COSTARD. — Je veux bien. Je vais vous raconter ça. Mais c'est pour vous tout seuls ? Hé ? La discrétion ?
MANTEL. — As pas peur.
COSTARD. — Oh ! quelle journée ! quelle journée, mes bons ! Une journée où il y a de tout, une journée où on est à la fois content, abruti, énervé, gai, triste, bien portant, malade, une journée où on ne sait plus ce qu'on fait ni ce qu'on dit. D'abord le matin, l'église. Nom d'un petit bonhomme, l'église ! Tenez-vous à ce que je vous raconte l'église ?
MANTEL. — Je te crois que nous y tenons !
COSTARD. — Eh bien, l'église, c'est une des bonnes, très bonnes choses de la fête. Oui. Quand, à la paroisse Augustin, je me suis aventuré dans l'allée du milieu, au bras de belle-mère, avec toutes les têtes de la foule à droite et à gauche, les chapeaux de maréchal des deux suisses qui se balançaient à quatre pas devant moi ; dans le fond, le décor de l'autel, les cierges, les fleurs, les plantes, et puis l'orgue, boum balaboum ! là-haut qui tirait le canon… pas précisément ému, non, pas la cervelle à l'envers… mais pourtant le jarret m'a un peu molli. Le premier choc, la machine délicate de l'impression… quoi !
D'ARNAGE. — Assez naturel.
MANTEL.— Alors te voilà au prie-Dieu, avec ta femme à côté de toi ?
COSTARD. — Épatants les prie-Dieu, mon cher ! énormes, hauts, tout en velours, avec des coussins comme pour un sacre, pis que des coussins tant ils sont gros, des oreillers !
MANTEL. — Déjà !
COSTARD. — Et gênants ! j'avais envie de les fiche à bas. Je m'y suis fait tout de même au bout de quelques minutes. Et puis,  dame, alors, la petite bonne femme de messe. Vous savez ce que c'est qu'une messe, n'est-ce pas ?
MANTEL. — Parbleu.
COSTARD. — Rien de neuf à vous apprendre là-dessus.
MANTEL. — À quoi pensais-tu ?
COSTARD. — Oh ! à mille choses et à rien. D'abord primo je pensais : « Je me marie, tu te maries, mon petit Paul, il se marie le jeune Costard. Ça y est. Plus moyen d'en réchapper ! » Je pensais à bien me tenir, je me disais : « Songe, mon garçon, que t'as quinze cents fauteuils d'orchestre dans le dos qui ne te quittent pas de la prunelle et qui scrutent ta balle. » Je pensais à ne pas faire de gaffes, à bien me lever, à bien me mettre à genoux, à bien m'asseoir quand l'huissier nous en prévenait avec un sourire… Je pensais à ranger le voile d'Alice par-dessus le dossier de son fauteuil. Encore une invention que ces dossiers Henri II en bois doré ! Je pensais : « Pourvu que Monseigneur, s'il y va d'une légère allocution, ne parle pas pendant trois quarts d'horloge ! » Je pensais…
MANTEL. — Ce qui est arrivé. Est-ce qu'il parle bien ? On entendait à peine.
COSTARD. — Je pourrais pas te dire. Je ne l'écoutais pas. Je sentais que si je l'écoutais seulement une minute, j'étais pincé. J'aurais dormi. Non, mais me vois-tu pionçant devant Sa Grandeur ? J'étais coulé aux yeux de ma femme.
MANTEL. — Faudra bien que ça finisse par là. Continue.
COSTARD. — Tout s'est passé comme vous savez, puisque vous y étiez. Mais ça m'a paru d'un long, cette messe ! presque aussi long que mon année de volontariat. Chose, de l'Opéra, a bien chanté, par exemple !
MANTEL. — Comme une casserole ! Et d'un ton trop bas !
COSTARD. — Ah ! il n'a jamais chanté autrement. Mais à part que c'est faux, c'est rudement bien. Quoi encore ? Je ne m'arrête pas au cierge et à l'anneau. J'avais idée que ça me ferait quelque sensation. Comme on se trompe ! rien. Pas pour un sou. J'avais donné mon émotion d'un coup en entrant. Après, plus personne. On ne peut pas être ému tout le temps, n'est-ce pas ? Bref, on a fini tout de même par en voir le bout de cette messe, et alors il y a une chose que j'ai remarquée. En même temps que nous, on unissait une autre paire de mariés à la chapelle de la Vierge, derrière le chœur. Ils se sont trouvés avoir terminé presque au même moment, et, comme il n'y a qu'une sacristie, a bien fallu attendre qu'ils se soient congratulés, pour défiler ensuite à notre tour. C'étaient de bons types, une noce de domestiques, et tous les invités devaient être en place parce qu'il n'y avait pas un seul homme à moustaches. Et la façon dont tout ça était ficelé ! Ils regardaient tous dans notre direction, avant de franchir le seuil de la sacristie, et de voir l'église bondée à craquer ça les impressionnait ferme, je vous en réponds. N'empêche que la mariée n'était pas laide. Ils se sont dispersés, et alors, en avant la pastourelle, ç'a été le grand défilé de Longchamp. Deux heures dix de poignées de main, de saluts, présentations. Ah ! je vous jure que c'est roide. J'admirais Alice. Aussi tranquille et à son aise que si elle s'était trouvée à table. Nos deux mères rayonnaient. Moi je perdais pied. « Cher ami, bon ami… merci ! Comme c'est aimable… » Enfin, vous m'avez vu, je devais faire une triste tête. Quelle tête est-ce que je faisais ?
D'ARNAGE. — T'étais très nerveux, un peu pâle, et tu avais l'air fâché. On devinait que tu nous envoyais à tous les diables. Je ne t'en veux pas, j'étais tout pareil le jour où j'ai fait la boulette. Après ?
MANTEL. — Oui, après ?
COSTARD. — Après, on a réintégré la maison. Il y a eu le lunch où on a gloutonné. Encore un monde fou. Toutes ces bagatelles nous ont menés jusqu'à cinq heures, où on a commencé un peu à souffler et à se faire craquer les os ; Alice et moi, de cinq à six, nous avons rangé les cadeaux qu'on avait étalés, pour le lunch, dans un salon à côté.
MANTEL. — Il n'en manquait pas ?
COSTARD. — Non, il n'en manquait pas.
MANTEL. — De quoi avez-vous parlé, ta femme et toi, sans indiscrétion ?
COSTARD. — Des cadeaux. À sept heures, dîner chez le beau-père.
D'ARNAGE. — Grand dîner ?
COSTARD. — À tout casser, mais dîner intime. Rien que la famille et les parents pauvres. Je n'en pouvais plus. Je tombais de sommeil. Dès le potage il a fallu que je lutte. Et tout de suite, après dîner, nous avons détalé.
MANTEL. — Oh ! comme ça, la dernière bouchée dans le bec ?
COSTARD. — C'est une façon de parler. Vers les onze heures et demie. Mais attendez. Il faut que vous sachiez que mon sacré beau-père s'en est permis une, vraiment forte. Je venais de dire à Alice : « Rentrons-nous ? » Elle avait accepté, quand son père me demande : « Puisque vous filez et que vous avez forcément le boulevard à traverser, voulez- vous me prendre avec vous ; j'ai une petite course à faire par là, vous m'obligerez. » Je consens. Il dit au cocher quelques mots que je n'entends pas, et il monte. Naturellement, je le mets dans le fond, près d'Alice, et je me colle tout de guingois sur le strapontin. Passe sous silence les adieux de ma belle-mère à Alice. Des larmes à croire qu'elle s'engageait au Carmel. On allait démarrer quand mon beau-père est pris d'une idée : « Puisqu'ils rentrent chez eux, si on leur donnait à emporter de l'argenterie ? » J'ai beau protester, m'écoute pas, et on me plante sur les genoux trois boîtes de maroquin qui pesaient au moins deux cents. Ça va bien. Je le prends à la blague au lieu de me fâcher et nous voilà partis, dans le coupé numéro un, s'il vous plaît, le même qui nous avait amenés, après la messe, et toujours avec ses rosettes blanches au frontail des biques. Personne ne parlait. Alors la fatigue, trop bien dîner, la chaleur, est-ce que je sais ! Je m'assoupis. Et tout à coup – écoutez ça – je sens qu'on s'arrête, je m'éveille, et je suis aveuglé instantanément par des pétards de lumière, une devanture de café, avec cent cinquante personnes à la terrasse qui nous avalaient. C'était ma sacrée canaille de beau-père qui s'était fait déposer à l'Américain ! Avouez que c'est un peu vert de nous faire accoster à minuit tapant, ma femme et moi, le soir de notre mariage, avec les chevaux et le cocher enrubannés ?
D'ARNAGE. — T'as dû être content. Ce n'était pas vieux jeu.
COSTARD. — Trop nouveau jeu. Et puis, ce n'est pas tout, je m'efface pour laisser descendre mon goutteux de beau-père, car il commence à traîner la quille ; une des imbéciles de boîtes glisse, m'échappe, tombe sur le marchepied, s'ouvre toute grande, et bing ! trois douzaines de petites cuillères qui se mettent à carillonner sur le trottoir. On marchait dessus. Sans des gens complaisants qui nous ont aidés à les glaner, j'y serais encore. Nous avions trois cents voyous autour de notre coupé, Alice se tordait, moi j'étais furieux. Je n'ai même pas salué mon beau-père, et nous sommes rentrés à l'hôtel dare dare. Je ne me suis un peu calmé qu'une fois chez nous, les portes fermées.
LE MODÈLE RIQUIQUI. — Et alors, une fois là, les portes fermées ?
MANTEL. — Riquiqui, petite vache, veux-tu te taire ? Ah çà ! où as-tu été élevée ? (À Costard.) Poursuis, Paul, et ne te laisse pas intimider par cette poseuse.
COSTARD. — Ah ! non, par exemple. En voilà assez.
MANTEL. — Tu vas nous laisser en plan ?
COSTARD. — Tu croyais que j'allais te raconter par le menu…
MANTEL. — Je ne crois rien… seulement je sais que, dans le fond, tu en grilles d'envie ! Tu ne veux pas en avoir l'air, mais tu en as une envie folle.
COSTARD. — Une envie folle de quoi ?
MANTEL. — De tout nous dire.
COSTARD. — Moi. Ah bien, tu peux prendre patience, mon cher ami !
MANTEL.— Allons ! Je vois bien que ça n'a pas marché.
COSTARD. — Qu'est-ce que tu dis ?
MANTEL. — Je te dis qu'on voit bien, à ta réserve… à ton embarras… que ça n'a pas marché…
COSTARD. — Pas marché ! Ah là là !
MANTEL.— Ou si ça a marché… ça n'a pas été les roulettes, pas marché absolument comme tu voulais. (À d'Arnage.) N'est-ce pas, d'Arnage ?
D'ARNAGE.— Dame… le fait est, Paul, que ça nous en a tout l'air.
COSTARD.— C'est tout de même un peu violent ! Eh bien, vous vous trompez. Tout a marché à merveille au contraire, vous m'entendez ?… à merveille !
MANTEL.— C'est toi qui le dis !
COSTARD.— Je le dis parce que c'est la vérité. Ah ! la gentille petite femme que j'ai ! mais gentille, gentille ! Et douce ! et facile ! et arrangeante ! Jamais je ne me féliciterai assez de l'avoir chipée ! Oui, je suis très heureux.
D'ARNAGE. — Tu n'es pas au bout : tu le seras encore.
COSTARD. — J'y compte bien. Et pas plus tard que ce soir.
MANTEL. — Elle est blonde, autant que je me rappelle.
COSTARD. — Dans le jour elle est châtain, et puis blond doré aux lumières, doré comme un louis.
MANTEL. — Taille moyenne.
COSTARD.— Oh ! plutôt grande, tu peux dire qu'elle est grande.
MANTEL. — Et très bien faite, ça m'a frappé à l'église.
COSTARD. — Admirablement faire ! étonnamment.
D'ARNAGE. — Tant que ça ?
COSTARD. — Oui.
MANTEL. — Tu t'es levé tard ce matin ?
COSTARD. — À midi.
MANTEL. — Comme elle est peu matinale ! Quand donc avez-vous déjeuné ?
COSTARD. — Tout à l'heure.
D'ARNAGE. — Vous ne deviez pas avoir faim ?
COSTARD. — Tout de même.
MANTEL. — C'est vrai, ça creuse. Et où est-elle en ce moment ?
COSTARD. — Elle est en visite chez une de ses amies où je l'ai déposée, et où je vais aller la reprendre.
MANTEL. — Parfait, parfait. C'est-à-dire qu'elle est en train de raconter à son amie comment, l'autre jour, la petite formalité s'est accomplie.
COSTARD. — Allons donc ! Et puis, après tout, ça m'est égal. Elle peut si elle veut. L'amie sera jalouse. Voilà ce qui arrivera.
MANTEL. — Tu as donc été vraiment brillant ? Voyons ? entre nous ?
COSTARD. — Eh bien, oui, là. J'ai été très en verve. Elle aussi. Chacun a fait son devoir. Toute la troupe citée à l'ordre du jour.
MANTEL. — Tu veux dire de la nuit… Compliments. Et t'aime-t-elle beaucoup ?
COSTARD. — M'adore.
MANTEL. — Et toi ?
COSTARD. — Certes oui, je l'aime. Et puis surtout je la considère, je l'estime. Parce qu'enfin, n'y a pas à se le dissimuler, c'est une femme mariée, c'est ma femme. Aussi, quoi qu'elle puisse jamais faire, à supposer qu'elle se conduirait comme une chaise, je n'en parlerai qu'avec respect.
MANTEL. — Connue la chanson : « Je respecte en vous, madame, la mère de mes enfants ! »
D'ARNAGE, à Mantel. — Donne-lui d'abord le temps d'en avoir.
COSTARD. — Je n'y tiens pas. Les bébés, les nourrices… « Faites une belle risette. » Non…
MANTEL. — C'est pourtant gentil.
LE MODÈLE RIQUIQUI. — Dieu oui !
MANTEL, à Riquiqui. — Tu vas te faire fiche à la porte, toi !
COSTARD. — Sans doute, c'est pas laid. Mais un peu ridicule. Je ne l'ai jamais encouru, le ridicule, jusqu'à présent. Ça n'est pas pour commencer aujourd'hui que je suis marié et que les occasions abondent. Au contraire, raison de plus pour se tenir et jouer serré. Non. Soyons stériles.
D'ARNAGE. — Joue donc serré, sois heureux, et n'aie pas d'enfants.
COSTARD. — Tu peux t'en rapporter à moi. Là-dessus, je me sauve. Vous vouliez que je vous racontasse le plus jour de ma vie. Je vous l'ai raconté. Vous n'avez plus besoin de rien ? Alors, jusqu'au revoir, mes pigeons, comme on dit chez les Russes. Moi je file, je prends tout à l'heure ma petite femme sous mon bras, et en avant les plaisirs, les ivresses, l'apothéose. Et puis savez-vous ce qui me rend tout à fait content, mais là, tout à fait ? Eh bien, c'est que tout en noçant avec elle, je me dis : « C'est autorisé. À présent je suis rangé, je suis sérieux. Je suis un homme légal, un mari ! » Tout est là.


09 – LA FEMME

Mme PAUL COSTARD
Mme BURANTY, vingt-neuf ans.

Chez Mme Buranty. Un boudoir très élégant, quartier Malesherbes. Mme Buranty est étendue sur une chaise longue Louis XV, dans une sorte de lassitude très créole.

Mme BURANTY. — Tu es gentille, tu es une mignonne d'avoir pensé à moi. Laisse-moi d'abord t'en remercier.
Mme PAUL COSTARD. — Je t'avais promis que ma première visite de noces serait pour toi.
Mme BURANTY. — C'est vrai. Mais promettre et tenir sont si rares ! Maintenant tais-toi, remets en ordre les petits traits de cette belle frimoussinette, place-toi bien dans le jour, que je te regarde mariée à mon aise.
Mme PAUL COSTARD. — Indiscrète. (Elle se place comme lui demande son amie.) Voilà.
Mme BURANTY. — Oui… eh bien, c'est toujours toi, tu sais. Cela ne t'a pas abîmée outre mesure.
Mme PAUL COSTARD. — Ça abîme donc d'ordinaire ?
Mme BURANTY. — Pas tout de suite, mais à la longue. Tu n'as qu'à me regarder… quoique moi je doive être mise à part… Mais parlons de toi. Une question banale s'impose. Je te la pose. Es-tu heureuse ?
Mme PAUL COSTARD. — Je suis contente.
Mme BURANTY. — Aïe ! Seulement contente, ça n'est pas du grand bonheur, ma fillette, ce n'est que du bonheur à treize sous.
Mme PAUL COSTARD. — Du bonheur au petit bonheur ! Oui. Pourtant, que veux-tu de plus, pour commencer ?
Mme BURANTY. — Sans doute. Mais c'est si important, vois-tu, de bien commencer, en matière de mariage ! Ça finit souvent si mal ! Enfin, nous disons que tu es contente. Prenons toujours ça. Ah ! la santé ?
Mme PAUL COSTARD. — Bonne, très bonne.
Mme BURANTY. — Bravo ! C'est encore ce qu'il y a de mieux dans la vie, va. Garde-la toujours, la santé ! Tant que tu l'auras, tu supporteras tout, les ennuis, même les chagrins. C'est le bien suprême, le droit de rire, le repos de l'esprit, le calme du cœur, le paradis sur terre. Tu ne peux me comprendre qu'à moitié. Si tu étais comme moi, qui ne tiens pas debout, qui suis condamnée…
Mme PAUL COSTARD. — Veux-tu bien te taire !
Mme BURANTY.— Deux ans. Pas davantage. Et je sais ce que je dis.
Mme PAUL COSTARD. — Tu es ridicule et tu me fais de la peine !
Mme BURANTY.— …Eh bien, si tu étais comme moi, ma pauvre mignonne – ce dont Dieu te préserve ! – tu apprécierais, mais sérieusement, la joie d'aller, de venir, de marcher sur les trottoirs, dans les jardins, de respirer, de voir, d'entendre, en paix, de se sentir pleine d'activité, de force, de mouvement, de chaleur gaie, de vivre bien portante enfin ! Se porter bien ! Pas de chaise longue, pas de médecin qui ment, pas de fioles, pas de drogues, pas de coussins derrière le dos, sous les pieds, pas de châles sur les jambes, pas de gens pour vous soutenir dès que vous voulez aller d'ici à la porte… Que cela doit être agréable et bon ! Je ne manque de rien… hôtel… grosse fortune… Tout ce que je désire… à l'instant je l'ai. C'est égal, partout, ici dans ma voiture, au théâtre où on me porte, je ne pense qu'à ça : santé… santé… Ce mot-là, il ne me quitte pas une seconde du jour, la nuit j'en rêve, et les soirs de septembre, là-bas, aux Girouettes, aux époques d'étoiles filantes, quand je suis sur la terrasse, après le dîner, pendant que les hommes fument dans le parc et que les chiens aboient par moments du côté du chenil, moi je reste la tête en l'air, à fixer le ciel. Je regarde à droite, à gauche, partout à la fois dans l'immense voûte, je regarde avec une force, avec une avidité… comme si mes yeux étaient capables d'attirer, d'arracher les astres ! et chaque fois mon souhait me bondit du cœur aux lèvres, toujours le même souhait, le seul souhait : santé, santé ! Depuis le temps, j'en ai déjà vu filer pas mal, des centaines, plus qu'il n'en faut pour guérir un petit corps comme le mien et je suis toujours clouée là. Aussi c'est de ma faute. Croyances de bonnes femmes. Et puis, je t'attriste bien inutilement ; je ne sais pas, ma parole, pourquoi je te raconte ces sottises. Ton mari ? Vite, des détails sur ton mari ! Et comment ça s'est-il passé ce fameux jour ? Voilà ce que mon petit doigt n'a jamais voulu me dire et ce que je voudrais savoir ?
Mme PAUL COSTARD. — Ça s'est passé, bien, très bien.
Mme BURANTY. — Et puis ? C'est tout ?
Mme PAUL COSTARD. — Je ne trouve plus rien. Tu m'as gelée avec ta santé, ma pauvre amie. C'est vrai que tu es bien à plaindre. Mais pourtant, rends-toi compte… une jeune mariée qui est reçue comme je viens de l'être, en pleine tristesse.
Mme BURANTY. — Je te demande pardon. Je n'aurais pas dû, en effet. C'est fini, là, n'y pense plus. Pense que ce n'est pas toi qui es paralysée. On a beau ne pas être égoïste, ça te fera tout de même un peu de plaisir. Et puis, songe que ça me soulage de me lamenter, de temps à autre. Il y a un mois que je ne t'avais vue, c'était de l'arriéré. À présent, je suis gaie. Raconte-moi.
Mme PAUL COSTARD. — Dès le matin ?
Mme BURANTY. — Raconte à ta façon. Je ne suis pas de ces personnes qui sont comme les maîtres de cérémonie de la conversation, et veulent absolument vous imposer un ordre et un cortège dans les récits qu'on leur fait.
Mme PAUL COSTARD. — J'aime mieux ça. D'abord il faut que je te dise que ma robe m'allait…
Mme BURANTY. — Comme à une reine. Je le savais.
Mme PAUL COSTARD. — On te l'a répété ?
Mme BURANTY. — Je crois bien ! Toutes ces dames m'ont raconté qu'elle était manquée, mais ce qui s'appelle massacrée ; alors, dans la minute, j'ai été sûre qu'elle était délicieuse, et toi avec.
Mme PAUL COSTARD. — La veille au soir, en m'endormant, j'avais peur d'être malade le lendemain, malade d'émotion, de fatigue. Pas du tout. Aussitôt éveillée, j'ai senti que j'étais au beau fixe, très maîtresse de moi et que je resterais ainsi toute la journée. Aucun affolement, aucune surexcitation. Même pas assez. Je m'en voulais dans le fond de ne pas perdre un peu la tête. J'avais l'air de me marier comme si ça n'était pas la première fois, comme si je recommençais.
Mme BURANTY. — Tes parents ? 
Mme PAUL COSTARD. — Papa trop gai et maman folle.
Mme BURANTY.— Des larmes, ta mère ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais non, la pauvre femme. Une douleur sèche. Une source qui se retient.
Mme BURANTY. — Et ton père, gai ?
Mme PAUL COSTARD. — Plus que gai. Guilleret, Andalou ! Il fredonnait, il ne tenait pas en place. Un collégien.
Mme BURANTY. — Et ton mari ?
Mme PAUL COSTARD. — Mon mari ? Tu veux que je te dise franchement ?
Mme BURANTY. — Sans, doute. Tu sais que tout cela reste entre nous.
Mme PAUL COSTARD. — Eh bien, quand je l'ai vu apparaître en habit à la maison, je l'ai trouvé très chic, très réussi, très obtenu… mais avec quelque chose de pas naturel, de cérémonieux, d'un peu méfiant et de guindé qui m'a frappée. Je ne lui demandais pas d'être épanoui comme un marié de village, mais il ne me semblait tout de même pas assez content pour un jour comme celui-là. J'aurais voulu pouvoir retirer à papa un petit peu de sa gaieté pour lui en donner. Il me faisait l'effet de venir me chercher pour me mener l'épouser, absolument comme il m'offrait le bras au bal pour me conduire au buffet prendre une mousse. Il y a eu là une impression très légère, moins précise que je ne te la rapporte et qui néanmoins… tu me comprends ?
Mme BURANTY. — Très bien, continue.
Mme PAUL COSTARD. — Ne t'imagine pas cependant, ma chère, que cette remarque m'ait été pénible ; non, je l'ai constatée, simplement. Tu me connais d'ailleurs. Tu sais qu'en somme tout m'est à peu près égal. Je n'en suis donc pas à m'affecter de si petites choses, quand les grandes ne parviennent pas à me déranger. Je reprends. On s'est apprêté, les voitures se sont avancées, et on est parti pour Saint-Augustin. Je ne devrais pas en dire de mal puisque c'est ma paroisse. Tant pis pour elle. C'est une église que je n'aime pas. Il y fait trop clair pour penser à ses péchés. On dirait une sorte de café-concert religieux. Enfin je n'ai jamais pu, ni pour moi ni pour les autres, y prier sérieusement pendant cinq minutes. Rien de spécial à te dire sur notre arrivée. Sous le porche, cohue de mendiants et de curieux. À l'intérieur, la nef pleine, tout le monde debout, des visages de connaissance aperçus de côté, de jolies toilettes attrapées du coin de l'œil, et me voilà enfin à la gauche de Paul, sur mon prie-Dieu de velours rouge. Très moelleux, très commodes ces prie-Dieu, avec des coussins tout prêts à recevoir vos mains, qu'on n'a qu'à poser dessus pour avoir aussitôt une contenance pieuse. Alors, la messe a commencé, et pendant dix à douze minutes, j'ai goûté un grand calme, vraiment. J'avais oublié la foule amassée derrière moi, je me figurais que j'étais seule, j'écoutais l'orgue, les chants, je regardais l'autel, l'officiant, les cierges, Monseigneur, tout ratatiné sous son petit dais, qui avait l'air de me faire des agaceries par-dessus son livre de prières – il ne m'en faisait pas, bien entendu, le brave homme, mais il avait l'air – il y avait une odeur de cire, de feuillage, d'église et de luxe qui flottait, on était très bien, et j'aurais souhaité que cela durât davantage. Malheureusement, j'ai eu, soudain, une pensée qui a tout gâté.
Mme BURANTY. — Laquelle ?
Mme PAUL COSTARD. — C'est que j'étais mariée de la veille à la mairie, que dans une demi-heure j'allais l'être à l'église, et que définitivement je serais Mme Paul Costard pour la vie.
Mme BURANTY. — Elle était très naturelle, cette pensée. Je ne vois pas en quoi elle a pu te troubler.
Mme PAUL COSTARD. — Elle ne m'a pas troublée – rien ne me trouble jamais – et je reconnais avec toi qu'elle était fort naturelle, en pareil jour, en un pareil lieu et en un pareil moment ; toujours est-il qu'elle détruisit la quiétude un peu artificielle où je me complaisais. C'est que, vois-tu, j'ai une singulière et très fâcheuse nature. Je ne peux pas me résoudre à envisager le sourire aux lèvres tout ce qui est fatal et à quoi il est impossible de se soustraire, même si c'est une chose exquise, délirante, et capable de procurer les plus douces joies, par exemple : le mariage. Un événement que j'accepte d'avance, en sachant que je peux l'éviter si c'est ma fantaisie, me paraît  odieux dès qu'il devient inévitable. S'il y a un paradis, j'espère y aller, je le désire ardemment, mais c'est parce que je ne suis pas sûre d'abord qu'il y en ait un, et ensuite que je mérite d'y entrer ; si j'avais, sur papier timbré, la promesse du bon Dieu que ma place là-haut est gardée, je ne m'en soucierais plus, et j'aurais presque envie de l'enfer. Eh bien, au fur et à mesure qu'on approchait du moment où nous allions échanger l'anneau, je me disais : « Cela va arriver, et puis cela sera arrivé, et ce sera fini, irréparable ; sans doute je pourrais encore dire non, à la dernière minute, quand on me demandera si je consens à prendre pour époux Jacques, Émile, Paul… Mais moralement, je suis trop avancée pour reculer et pouvoir faire autre chose que consentir et dire oui ; et d'ailleurs, à tout prendre, je n'ai aucune raison, et aussi aucune envie de dire non. »
Mme BURANTY. — Alors ?
Mme PAUL COSTARD. — Alors, j'étais un peu énervée, je m'étonnais de la facilité, de la rapidité, de la légèreté, mon Dieu ! avec laquelle ce mariage s'était conclu ; j'étais bien forcée de m'avouer que ce n'était pas la passion que nous avait poussés irrésistiblement l'un et l'autre, que ce n'étaient pas non plus des relations de famille, ni des motifs sociaux ; quand j'essayais de m'en représenter les vraies raisons, je ne les trouvais pas avec une netteté suffisamment rassurante, et je me disais que rien ne me pressait pourtant, que j'étais assez jeune pour attendre, que ce n'était peut-être pas la peine d'avoir pris un parti de si bonne heure. Et j'en étais là, quand Monseigneur s'est levé et s'est avancé vers nous, près de la grille du chœur, pour nous parler.
Mme BURANTY. — A-t-il bien parlé ?
Mme PAUL COSTARD. — Il ne sait pas du tout parler, mais il nous a très bien parlé, justement à cause de cela. Je n'ai pas perdu une seule de ses phrases. Il nous a dit sur le mariage, sur le mariage chrétien, une foule de choses charmantes, très simples, très belles, trop belles, irréalisables, et qu'il nous chevrotait avec une pitié un peu triste, un peu découragée, pendant que sa barrette violette lui tremblait entre les doigts, comme s'il sentait bien lui-même, rien qu'à nous regarder, mon mari et moi, de ses vieux yeux, bons et perspicaces, que nous n'étions pas du tout un mariage chrétien, que nous ne le serions jamais, qu'il s'en rendait bien compte, mais enfin qu'il faisait ce qu'il pouvait pour nous en avertir malgré tout et nous dire : « Voilà la vérité, mes enfants. Tâchez qu'elle vous profite, si peu que ce soit ! » Il a été bien lent, bien long, mais je t'assure qu'il m'a émue autant que je suis capable de l'être, et j'aurais eu, je crois, du plaisir à l'embrasser. Et puis… – ça ne t'ennuie pas que je te dise tout ce que je pensais ?
Mme BURANTY. — Au contraire, ma chérie, si tu savais comme tu m'intéresses ! Va donc.
Mme PAUL COSTARD. — …Je le devinais, je le voyais si loin de nous, ce vieillard. Si loin de Paris, de l'Opéra, d'Yvette Guilbert, de nos idées, de nos préoccupations, de nos journaux et de nos théâtres ! Je me le représentais, retourné à Nancy dans les quarante-huit heures, au fond de son palais épiscopal, avec son grand-vicaire silencieux, et son valet de chambre aux paupières baissées. C'est curieux le contraste des vies humaines ! Lui… nous !…
Mme BURANTY. — Tu as de l'imagination.
Mme PAUL COSTARD. — Pour évoquer et sentir, oui, j'en ai beaucoup. C'est en pensant vaguement à tout cela que j'ai gagné la minute où l'huissier nous a fait signe de nous lever, en même temps qu'il nous présentait à chacun notre cierge. J'ai regardé Paul, il n'avait pas l'air troublé ; je songeais même que s'il avait pu lire mes pensées, il l'aurait été davantage. Alors, n'est-ce pas ?… comme j'étais là, qu'on était venu pour ça, qu'on avait invité tout Paris, et qu'il fallait tout de même en finir, puisqu'on avait tant fait que de commencer et de continuer jusqu'à cette dernière étape… je me suis laissée docilement mettre l'anneau. Il n'est pas entré tout seul, Paul a dû le pousser un peu, nous sommes retournés à nos places, et je me suis dit que j'avais déjà cessé d'être une jeune fille, qu'il y avait autre chose où je venais d'entrer, une autre existence dont je ne distinguais pas précisément le genre, les façons, et le terme. La messe a pris fin, nous avons dû attendre que la sacristie fût libre parce qu'elle était occupée par une autre noce, une noce modeste de pauvres gens que les suisses bousculaient à cause de nous, et je revois encore le mauvais sourire insolent qu'avait dans sa barbe frisée ce petit baron Zéphraïm en regardant les toilettes ridicules des femmes. À cette minute je lui en ai voulu d'être millionnaire. Mais notre tour est arrivé et le défilé a duré deux heures. Très attristant ! Toutes ces félicitations, ces poignées de main, ces gens qui entraient, passaient, sortaient… c'était comme des adieux, des séparations, comme si je ne devais jamais revoir ces figures-là, une liquidation générale de toutes les personnes que j'avais connues depuis que j'étais née. Le lunch n'a pas suffi à dissiper complètement cette étrange impression. Avant le dîner, Paul et moi, quand tout le monde était parti, nous avons mis en ordre les cadeaux qu'on avait étalés dans un salon ; il y en a de superbes, et ton bracelet, entre autres, a été très admiré. Je l'aime beaucoup.
Mme BURANTY.— Je suis contente qu'il te plaise.
Mme PAUL COSTARD. — Après le dîner où il n'y avait que nos deux familles, on a reparlé naturellement de toute cette fameuse journée, et de ceux qui étaient à la cérémonie, et de ceux qui n'y étaient pas, et à onze heures nous sommes partis. Dans l'antichambre, j'ai cru que maman allait s'évanouir. Et quant à papa, il était encore plus gai qu'à l'église.
Mme BURANTY. — L'histoire du café Américain et des boîtes d'argenterie ! Je sais.
Mme PAUL COSTARD. — Tu savais ? Comment ?
Mme BURANTY. — Par ricochet. Ton mari l'a racontée au Cercle, le lendemain. Elle a même couru les journaux. Le fait est qu'elle est bien drôle !
Mme PAUL COSTARD. — Oui, Paul s'est un peu fâché. Moi, j'ai ri. Que veux-tu ? J'adore papa, je l'adore parce qu'il n'a rien d'un père. Au contraire, maman qui a tout d'une mère, eh bien… elle est terrible.
Mme BURANTY. — Et maintenant, une fois chez vous ? C'est à présent que tu vas être claire, et détaillée…
Mme PAUL COSTARD..— Claire ?… Détaillée ? Que veux-tu que je t'apprenne ? Tu sais bien ce qui s'est passé, sans que je te le dise !
Mme BURANTY.— Sans doute, mais pourtant…
Mme PAUL COSTARD. — Mais non, ma bonne petite, ça ne se raconte pas, ces incidents-là.
Mme BURANTY. — Enfin, ton impression ?
Mme PAUL COSTARD. — Mon impression ?
Mmc BURANTY.— Oui, tu en as eu une ?
Mme PAUL COSTARD. — Plusieurs.
Mme BURANTY. — Dis-les.
Mme PAUL COSTARD. — Tu me trouveras brutale.
Mme BURANTY. — Jamais assez.
Mme PAUL COSTARD. — Eh bien, c'est beaucoup plus simple que je ne me l'étais imaginé, beaucoup moins agréable que je ne l'espérais. Et puis surtout… oh ! surtout…
Mme BURANTY. — Achève, achève donc.
Mme PAUL COSTARD. — Ce n'est pas artistique, là.
Mme BURANTY. — Que je t'embrasse ! Et maintenant, écoute-moi bien. Tu as raison, cent fois raison, c'est… ceci, c'est… cela, plus d'un côté, moins de l'autre, monotone et pas artistique tant que tu voudras ! et cependant… si jamais un jour ton mari te délaisse et court ailleurs, ce jour-là seulement tu apprécieras ce que tu dédaignes aujourd'hui. Et alors, tu changeras d'avis, et alors tu viendras me voir au galop si je ne suis pas morte, et alors nous recauserons. (Elle écoute.) On a sonné.
Mme PAUL COSTARD. — C'est lui. c'est Paul.
Mme BURANTY. — Chut ! Et soigne ta santé.


10 – DANS LE BAIN

Mme PAUL COSTARD
M. LABOSSE

Chez Mme Paul Costard, le matin. Elle est dans son bain. Son père arrive à l'instant.

Mme PAUL COSTARD. — Entre donc.
M. LABOSSE. — Tiens, tu es dans l'eau ?
Mme PAUL COSTARD. — Jusqu'au cou, comme tu vois. Je ne t'embrasse pas, parce que j'aurais peur de te mouiller. Assois-toi.
M. LABOSSE. — Qu'est-ce que c'est que cette bestiole ? (Il désigne un petit chien qui est planté en face de lui.)
Mme PAUL COSTARD. — C'est Pastille, une jolie petite chienne que Jacques Buranty m'a donnée.
M. LABOSSE. — Elle est très drôle. Pastille, remuez la queue et dites que vous êtes contente de faire la connaissance à votre grand-père. Et, en dehors de ça, quoi de neuf ?
Mme PAUL COSTARD. — Pas grand'chose.
M. LABOSSE. — Toujours heureuse ?
Mme PAUL COSTARD. — Extrêmement.
M. LABOSSE. — Ah ! tant mieux !
Mme PAUL COSTARD. — Tu dis tant mieux comme si ça t'étonnait ?
M. LABOSSE. — Ça, ne m'étonne pas. Mais aujourd'hui, tant de ménages, et dans le meilleur monde…
Mme PAUL COSTARD. — Dans le nôtre…
M. LABOSSE. — Évidemment, lequel ça serait-il, si ce n'était pas le nôtre ?… tant de ménages tournent mal, même dès leur début… que, malgré tout, comme je suis ton père, ça me ferait plaisir de voir que tu ne te trouves pas dans ce cas-là.
Mme PAUL COSTARD. — Je te répète – donne-moi donc pour deux sous d'eau chaude… le robinet à droite – que je n'ai jamais été si heureuse.
M. LABOSSE, il tourne le robinet. Vacarme.
Mme PAUL COSTARD. — Assez, merci.
M. LABOSSE.— Je suis tout éclaboussé… Alors tu l'aimes ?
Mme PAUL COSTARD. — Je l'aime.
M. LABOSSE.— Et il t'aime ?
Mme PAUL COSTARD. — Et il m'aime.
M. LABOSSE. — Beaucoup, fort, souvent ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais oui.
M. LABOSSE. — Au fond, c'est un excellent garçon.
Mme PAUL COSTARD. — Du pain.
M. LABOSSE. — Je ne t'affirme pas que ce soit un phénix…
Mme PAUL COSTARD. — Pour ce que je ferais d'un phénix !…
M. LABOSSE. — Mais il n'est pourtant pas bête. Il a de la gaieté, il sait le premier tous les potins, avec ça un bon joueur de bésigue, – enfin, tu aurais pu tomber plus mal…
Mme PAUL COSTARD. — Beaucoup plus mal.
M. LABOSSE. — En entrant, on m'a dit qu'il n'était pas là. Où peut-il bien être ?
Mme PAUL COSTARD. — Est-ce que je sais, moi ?
M. LABOSSE. — Il ne t'a pas dit avant de sortir où il allait ?
Mme PAUL COSTARD. — Je ne l'ai pas vu depuis quarante-huit heures.
M. LABOSSE. — Comment ! tu n'as pas vu ton mari depuis quarante-huit…
Mme PAUL COSTARD. — Mon mari ? Mais il ne s'agit pas de mon mari ! Je ne te parle pas de mon mari…
M. LABOSSE. — Mais de qui alors ?
Mme PAUL COSTARD. — De Jacques.
M. LABOSSE. — Jacques ? Ah çà, j'imagine, Alice, que tu n'as pas un amant ?
Mme PAUL COSTARD. — Mon Dieu si, papa !
M. LABOSSE. — Toi aussi ? Oh ! oh ! Et alors…. Jacques, c'est lui ? Mais, quel Jacques ? Parle.
Mme PAUL COSTARD. — Jacques Buranty…
M. LABOSSE. — Buranty ! Le mari de ta meilleure amie ?
Mme PAUL COSTARD. — Lui-même.
M. LABOSSE. — Je m'explique, maintenant la présence de Pastille… Ah ! ma pauvre petite ! qu'est-ce que tu m'apprends là !
Mme PAUL COSTARD. — Ce que tu aurais fini par savoir en dehors de moi. Il vaut mieux que ce soit de ta fille elle-même que tu le tiennes.
M. LABOSSE. — Ça vaut mieux. En effet, c'est plus convenable. Pourtant…
Mme PAUL COSTARD. — Tu sais tout, à présent. Je suis très heureuse, mais pas avec Paul, avec Jacques. J'aime, mais pas Paul, Jacques. Je demande que ça continue, mais avec Jacques, pas avec Paul. Paul ? qu'il aille de son côté, qu'il mène la vie en losange, Paul ! qu'il retrouve des anciennes, qu'il découvre des nouvelles, peu m'importe. Pourvu qu'il me laisse ma liberté. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, je n'ai pas à me plaindre.
M. LABOSSE. — Je n'en suis pas encore revenu !
Mme PAUL COSTARD.—Veux-tu des sels ? Remets-toi, tu n'es pas au bout.
M. LABOSSE. — Mais voyons, voyons !…. Alors ça ne va donc pas avec ton mari ?
Mme PAUL COSTARD. — Il en est question.
M. LABOSSE.— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Il n'y a peut-être entre vous qu'un malentendu. Quoi ? Il a été cynique… exigeant… Il t'a révoltée ?
Mme PAUL COSTARD. — Les huit premiers jours. C'était le bon temps.
M. LABOSSE. — Et depuis ?
Mme PAUL COSTARD. — Lit à part. Tout à part.
M. LABOSSE. — En être là, au bout de deux mois. C'est bien tôt, mon enfant, c'est beaucoup trop tôt, conviens-en.
Mme PAUL COSTARD.— Pas de ma faute.
M. LABOSSE. — Je suis sûr que c'est de la sienne. Mais enfin, une femme, tu sais, doit avoir le tact, l'habileté de ne pas s'apercevoir… d'endurer les yeux fermés…
Mme PAUL COSTARD. — Je n'ai pas la nature de maman.
M. LABOSSE.— Tant pis pour toi, parce que ta mère est la meilleure des femmes. Personne plus que moi n'a le droit de le crier bien haut. Mais, qu'est-ce qu'il y a ? qu'y a-t-il ? tu vois que je ne te gronde pas ? je n'éclate pas ! je ne te parle pas morale ! Et pourtant je le devrais, quand ça ne serait que pour la forme. Un amant !… Comment ! toi, Alice, notre fille… après cette éducation… ces sacrifices… un évêque qui te marie  ! Et au bout de deux mois de mariage… oh ! Reconnais tout de même que… hein ? c'est aller un peu vite en besogne ?
Mme PAUL COSTARD. — Je reconnais tout ce que tu voudras. Oui, c'est affreux d'avoir un amant… de le dire et de te le dire… Mais ça n'est toujours pas hypocrite, et d'ailleurs je ne m'en repens pas, au point que je le referais si ça n'était pas fait, et bien fait. Mets-toi à ma place. Au bout de neuf jours, tu m'entends, il est retourné chez sa maîtresse d'avant moi, cette Bobette Langlois, tu sais ?
M. LABOSSE. — Je la connais.
Mme PAUL COSTARD. — Elle est plutôt laide.
M. LABOSSE. — Elle s'habille bien.
Mme PAUL COSTARD. — Elle se déshabille encore mieux. Il lui avait donné cent mille francs de cachets, pour la peine que je la remplaçais.
M. LABOSSE. — C'est exact.
Mme PAUL COSTARD. — Il me l'a raconté. Il me semble que c'était pourtant payé. Paraît que non. Elle est revenue du Canada…
M. LABOSSE. — Pays des castors.
Mme PAUL COSTARD. — …Où elle avait été faire une saison, et ils se sont rabibochés, neuf jours après notre mariage.
M. LABOSSE. — Permets… D'abord es-tu sûre ? Comment as-tu appris tout ça ?
Mme PAUL COSTARD. — Lettre anonyme. J'ai fait surveiller Paul, pour savoir à quoi m'en tenir, et j'ai vu que c'était la vérité, l'impure vérité. Tu me connais, tu sais comme tout m'est égal, et comme je prends vite mon parti des choses. Jacques Buranty me serrait de près avec vigueur. Je me suis dit : « Eh bien, puisque c'est comme ça, puisque c'est là la vie, le mariage parisien, ne restons pas en arrière. Moi aussi je veux voir et comparer. » Et dans les vingt-quatre heures, j'ai vu et j'ai comparé.
M. LABOSSE. — Eh bien ?
Mme PAUL COSTARD.— C'est beaucoup mieux. J'en suis humiliée pour Paul, mais c'est beaucoup mieux.
M. LABOSSE. — Il y a longtemps que tu as fait… la comparaison ?
Mme PAUL COSTARD. — Quinze jours. Quinze jours… pleins.
M. LABOSSE.— Ton mari le sait-il ?
Mme PAUL COSTARD. — Je ne le lui ai pas demandé.
M. LABOSSE.— Il ne doit pas le savoir. C'est dans l'ordre. Et ton amie, Mme Buranty ?
Mme PAUL COSTARD. — Je ne crois pas, mais je le lui dirai.
M. LABOSSE. — Il ne faut pas. Tu ne lui diras rien du tout.
Mme PAUL COSTARD. — Si, c'est plus loyal. Quand je devrais y perdre son amitié.
M. LABOSSE. — Encore une fois je te le défends. Je sais mieux que toi, j'ai l'expérience. Écoute-moi : ton mari ne sait rien, ton amie non plus ; eh bien, tout peut se rarranger. En somme, il n'y a pas dans tout ça de quoi s'affoler. Buranty et toi, vous êtes aussi enfants l'un que l'autre, vous avez fait une gaminerie, soit ; mais c'est très réparable. Passons l'éponge et n'en parlons plus.
Mme PAUL COSTARD. — Tu es superbe avec ton éponge ! N'en parlons plus… Mais parlons-en, au contraire. Comme tu décides ça, toi, en deux mots ! N'en parlons plus. Et puis voilà, c'est fini !
M. LABOSSE. — Tu prévois des difficultés du côté de Jacques ?
Mme PAUL COSTARD.— D'abord, oui, j'en prévois un peu.
M. LABOSSE. — Mais pourquoi ?
Mme PAUL COSTARD. — Comment, pourquoi ! Mais sais-tu que ça n'est pas très poli pour moi ce que tu dis là. Ça t'étonne que Jacques ne se fasse pas prier pour me quitter ?
M. LABOSSE.— Parce qu'il a obtenu ce qu'il voulait. Va, ma pauvre enfant… les hommes, tous tant qu'ils sont… enfin, je m'entends.
Mme PAUL COSTARD. — Je te garantis que Jacques ne consentirait jamais à m'abandonner. C'est un honnête homme.
M. LABOSSE. — Je te ferai remarquer qu'il abandonne bien sa femme ! Je sais ce que tu vas me dire : sa femme est paralysée.
Mme PAUL COSTARD. — N'est-ce pas ? Il a une certaine excuse… Et puis il y a autre chose. C'est que je me trouve très bien comme je suis, et que je ne vois vraiment pas pourquoi je me priverais d'une liaison qui ne m'apporte que des satisfactions, pour me retrouver chez moi, à tourner mes pouces, pendant que Paul file le parfait plaisir chez Mme Langlois. Je ne l'empêche pas, Paul, d'aller chez Mme Langlois. Il s'occupe de son côté, moi je m'occupe du mien. Enfin, il faut bien en convenir, Jacques est beaucoup mieux que Paul, plus intelligent, plus distingué, plus délicat de sentiments, de tout… Dans un sens, ça me fait plaisir et, dans l'autre, si tu crois que ça me flatte pour mon mari, tu te trompes ! Mais c'est un fait.
M. LABOSSE. — Je ne peux pas te contredire là-dessus.
Mme PAUL COSTARD. — Quand j'étais jeune fille, à supposer qu'il me fallût un homme, c'est peut-être lui qu'il me fallait.
M. LABOSSE. — Il était déjà marié, il n'y avait guère moyen…
Mme PAUL COSTARD. — Je ne te fais pas de reproches. D'ailleurs, regarde, on finit toujours par s'avoir, d'une manière ou d'une autre.
M. LABOSSE. — Surtout d'une autre.
Mme PAUL COSTARD. — Non, que veux-tu ? Ce qui est fait est fait. Mais il vaut mieux ne pas y toucher. Notre vie, c'est comme les maladies qui ont des hauts et des bas, leur mieux et leur pire apparents, auxquels on ne comprend rien quand on a le nez dessus, et puis, quand toutes les périodes ont suivi leur cours naturel, plus tard, on s'explique alors les choses. Laissons nos vies suivre leur cours. Il arrivera ce qui arrivera. Je suis toujours préparée de la veille.
M. LABOSSE. — Mais la fin, s'il y a une catastrophe au bout ?
Mme PAUL COSTARD. — Je m'en moque. Passe-moi Pastille que je l'embrasse.
M. LABOSSE. — C'est bon. Je n'insiste pas pour aujourd'hui. Tout ce que tu me dis est très sensé. Du moment que tu me parles de ton bonheur, de la paix de ton existence, j'aurais tort, moi ton père, de ne pas m'incliner. Tu sais que je ne suis pas un puritain, que je comprends notre époque… Tu te trouves dans une situation que je regrette, mais enfin tu t'y trouves, et tu ne veux pas en sortir.
Mme PAUL COSTARD. — Tu l'as dit.
M. LABOSSE. — Espérons que ça marchera, avec Mme Langlois, avec Pastille, avec tout le monde ; peut-être, oui… si chacun consent à y mettre du sien, peut-être que ça peut marcher cahin-caha. Qu'est-ce que je demande, moi ? Que tu sois tranquille et un peu heureuse, quitte à l'être à côté, – ça vaut mieux que rien. Et puis, que sait-on ? Mme Buranty peut mourir, ton mari peut mourir…
Mme PAUL COSTARD. — Moi aussi.
M. LABOSSE. — Pas de sottises. Je veux dire que l'avenir te réserve sans doute des surprises, des veines inespérées… Ce Paul, tout de même… Est-il serin, et mal élevé ! Dix jours après ton mariage, à ciel ouvert, sans se cacher, il repique chez l'autre… Ah ! il n'a rien, aucune forme, rien ! Et puis, quoi ! quand je me lamenterai ! L'important c'est que tu ne te fasses pas de chagrin. Et quelle veine que tu n'aimes pas ton mari, parce qu'alors ça aurait été terrible !… Tandis que comme ça, quand il s'apercevra que tu ne tiens pas à lui, tu as des chances qu'il te revienne et qu'il se prenne à t'adorer. Tu verras. Alors dame, il faudrait bien lui pardonner et lâcher l'autre. Tu seras bloquée.
Mme PAUL COSTARD. — Pour qui me prends-tu, papa ? Je ne suis pas une femme galante, je suis une femme mariée, je ne tromperais jamais Jacques. Moralement, c'est Jacques qui est devenu mon mari, et Paul qui me ferait l'effet d'un amant. Ça me révolterait. Voyons ? tu dois comprendre ça, toi ?
M. LABOSSE. — Je le comprends, tu es logique. Mais pourvu… oh ! pourvu que ta mère ignore… parce que la pauvre femme, elle, n'est pas comme nous au courant de ce qui peut se dire et se faire aujourd'hui… elle est très en retard, et ça serait le diable à lui entrer toutes ces nuances dans la tête.
Mme PAUL COSTARD. — Pas de danger, elle accepte si bien les mensonges.
M. LABOSSE. — C'est vrai. Mais j'ai peur tout de même. Et puis, il vaut mieux, de toute façon, ne pas la mêler à tout ça. Ce n'est guère son rôle de mère. Moi, mon Dieu, un père dans mon genre, qui est resté très jeune, très ouvert, je peux passer sur bien des petites vétilles… ça reste entre nous deux ; enfin, à la rigueur, il n'y a trop rien à dire. L'honneur est sauf. Mais ta mère, avoue-le, ça serait choquant.
Mme PAUL COSTARD. — Tu es gentil, tu penses à tout. Maintenant il faut te sauver, papa, parce que je commence à avoir froid dans mon bain et que je vais sortir.
M. LABOSSE. — Oh ! tu me renvoies déjà ?
Mme PAUL COSTARD. — Tu ne peux pourtant pas rester. Ou bien, alors, retourne-toi.
M. LABOSSE. — C'est ça. Je vais me retourner. Tiens, tu as là justement sur ta toilette… je vais me projeter des parfums… Qu'est-ce qui vaut le mieux ? hé ? fillette, conseille-moi… pour mon âge ?
Mme PAUL COSTARD. — Prends de l'impérial russe.
M. LABOSSE. — Je suis bien vieux pour cette odeur-là ?
Mme PAUL COSTARD. — Raison de plus. Ça te rajeunira. Une, deux. La tête au mur. J'émerge des ondes.
M. LABOSSE, riant sans se retourner. — Dis donc… non… tu vas me gronder… Eh bien, il y a quelqu'un qui voudrait bien être à ma place.
Mme PAUL COSTARD, sérieuse. — Assez. Sois convenable.
M. LABOSSE. — Mon Dieu ! comme tu es collet-monté ! C'est bon, je me tais.


11 – OÙ BOBETTE REPARAÎT

PAUL COSTARD
BOBETTE LANGLOIS

Chez Bobette. Ils viennent de faire assaut de boxe, et ils sont encore en tenue, dans le boudoir où ils prennent un peu de repos.

COSTARD, tombant sur un divan. —  Ouf ! C'est égal ! (Il regarde tout autour de lui.) C'est un vrai plaisir de se retrouver chez soi, dans son intérieur… toutes ses petites affaires…
BOBETTE. — Hein ? Qui est-ce qui avait raison ? Te souviens-tu de ce que je t'avais prédit ? que tu planterais là ta femme, et que tu me reviendrais.
COSTARD. — C'est bon. je suis revenu, on le sait. Tout Paris le sait. Mais toi, n'y reviens pas sans cesse. Ça n'est pas délicat de ta part de me rappeler du matin au soir que j'ai fait une boulette en me mariant.
BOBETTE. — Je l'avais si bien prévu. Je te connais tellement. Mon Dieu, que vous êtes donc bêtes, les hommes ! Les femmes aussi, d'ailleurs. J'avais juré que je ne voudrais plus de toi, et je t'ai repris tout de même.
COSTARD.— Et que tu es rudement contente, avoue-le ?
BOBETTE. — Qu'est-ce que tu veux ! Tu as un genre auquel je suis faite. Je trouve en toi un maître qui m'obéit.
COSTARD. — Avec ça !
BOBETTE. — Mais oui. Et puis tu ne ressembles à personne. Tu es le garçon le plus immoral et le plus renversant qu'on puisse voir. Faut bien que ça te profite un peu. Voilà pourquoi je me suis laissé fléchir. Maintenant, sois juste, et reconnais que je ne suis pour rien dans tout ce qui est arrivé. Je n'ai pas été te relancer dans ton ménage, moi, j'étais au Canada où je faisais la morte et où je ne m'occupais pas plus de Paul Costard que du Pape ; c'est toi qui m'as fait revenir, qui m'as revoulue, qui m'as embêtée pour que ça recommence… Est-ce vrai ?
COSTARD. — C'est vrai.
BOBETTE. — Alors, n'est-ce pas, si jamais il y a quelquefois des accrocs du côté de ta femme… la magistrature, est-ce que je sais !… qu'on voudrait me faire avoir de sales ennuis, je compte que tu leur diras bien à ces messieurs : « Fichez la paix à Bobette. Dans cette histoire-là, elle n'a rien fait pour, elle n'a rien fait contre, elle est restée neutre. » Promets.
COSTARD. — Je le dirai. Mais il n'y aura rien du tout. Que veux-tu qu'il y ait ! Ma femme ne soupçonne pas que je te revois.
BOBETTE. — Tu viens de m'avouer toi-même, à l'instant, que tout Paris était au courant.
COSTARD. — Tout Paris, oui, mais ma femme, non. C'est très fréquent, mon bon chéri, ça se rencontre tous les jours qu'un mari ou une femme sont les seuls, et pendant des années, à ignorer ce qui leur arrive et ce que tous leurs parents, amis et connaissances savent par cœur. Alice peut rester pendant très longtemps, jusqu'à la prochaine exposition universelle, sans se douter que nous faisons de la boxe anglaise ensemble cinq fois par semaine.
BOBETTE. — Un homme, je ne dis pas, mais une femme… allons donc ! Il faudrait que la tienne fût bien peu clairvoyante, pour ne s'être pas aperçue déjà…
COSTARD. — Si elle était clairvoyante, elle ne m'aurait pas épousé. Tiens, tu raisonnes comme un parapluie. Depuis que tu as voyagé, tu es encore plus restreinte qu'avant. Ah ! le Canada ne t'aura pas profité.
BOBETTE. — Toujours mieux qu'à toi le mariage.
COSTARD. — Encore ! Si tu me reprononces une seule fois, Bobette, ce mot de mariage, aussi vrai que j'ai un beau-père qui est le dernier des paillards, je prends mon chapeau et tu ne me revois jamais.
BOBETTE. — Ne te mets pas à divaguer.
COSTARD. — Je ne divague pas. Tu as quitté Paris deux mois et demi. Il s'est alors passé dans ma vie… des choses… certaines choses enfin dont le rappel m'est très désagréable. Eh bien, je ne veux pas qu'on m'en parle. Ces deux mois-là, c'est comme qui dirait des mois réservés. Pas un mot. Est-ce que je demande comment tu as tué le temps au Canada ? Non, je ne te le demande pas, et cependant je m'en doute.
BOBETTE. — Mais certainement, je m'en vante. Après ! Le beau mal ! Il aurait peut-être fallu que je te sois fidèle. Ah ! là ! là ! Même en voyage. Ah çà ! d'où reviens-tu ?
COSTARD. — Oh ! de très loin.
BOBETTE. — Eh bien, retournes-y.
COSTARD.— C'est une scène que tu cherches !
BOBETTE. — Ne me pousse pas à bout, parce que je la trouverais.
COSTARD. — Tiens, Bobette, dans des moments comme ceux-ci, c'est à croire que tu veux me faire regretter tout ce que je t'ai sacrifié !
BOBETTE. — Sacrifié ! Qu'est-ce que tu m'as sacrifié ? Sors-le. Pas un brin de rien.
COSTARD. — Et ma femme ! Qu'en fais-tu ?
BOBETTE.— Ce que j'en fais ? Mais j'en fais… une qui ne va pas tarder à rôtir son balai, comme nous autres… et encore qui ne nous vaudra pas.
COSTARD. — Ça, ce n'est pas vrai. Ne calomnie pas Alice, je te défends de toucher à Alice.
BOBETTE.— Eh ! je n'y touche pas à ton Alice. Je fais comme toi. Mais est-ce que tu t'imagines, par hasard, quand elle va savoir la vérité, – car elle la saura d'un jour à l'autre, quoi que tu en dises, si elle ne la sait pas déjà, – est-ce que tu t'imagines, à la nature que je lui connais, d'après tout ce que tu m'en as raconté, qu'elle va pleurer chez sa mère et brûler des cierges en attendant que tu reviennes ! Tu es par trop jobard, mon petit, si tu crois ça. Non, non, elle s'habillera de pied en cap en soignant tout spécialement ses dessous, mettra son plus joli chapeau, prendra un bon sapin, et, dans les vingt-quatre heures, elle se sera rattrapée avec un de tes amis. Vois-tu à peu près avec qui elle pourrait… (Paul hausse les épaules.) Non, tu ne vois pas. Tant pis. Et j'ajoute qu'elle aurait rudement tort de ne pas se payer ta tête, parce que moi, si j'étais… si j'avais le malheur d'être à sa place, ça serait déjà fait depuis une couple d'heures, et que je n'aurais même pas attendu que tu me plaques… je t'aurais précédé… Ah ! mais !
COSTARD. — Changeons de conversation, veux-tu ? parce que tu n'entends rien aux femmes honnêtes.
BOBETTE. — Oui, tandis que toi tu es un honnête homme…
COSTARD. — Je ne sais pas si je suis un honnête homme ; en tout cas, si je ne le suis pas, c'est pour t'avoir sacrifié ma femme, car enfin c'est là le point de départ de notre discussion. Oui ou non, te l'ai-je sacrifiée ?
BOBETTE. — Tu tiens donc beaucoup à m'avoir sacrifié ta femme ?
COSTARD. — Certainement, j'y tiens.
BOBETTE. — Pourquoi ?
COSTARD. — Pour te prouver que je suis en droit d'exiger que tu ne parles pas d'elle en termes méprisants, comme tu le fais. (Il se lève.) Et puis, reviens boxer. Ça vaudra mieux que de dire des insanités.
BOBETTE. — Tout à l'heure.
COSTARD. — Viens donc. Houp !
BOBETTE. — Non.
COSTARD. — Qu'est-ce que tu as ?
BOBETTE. — Rien.
COSTARD. — Si. Tu fais une figure allongée comme quand on se regarde dans une cuillère. Allons, sois gentille. C'est fini. Plus jamais chagriner sa chatte. Tu vois que je ne suis pas entêté. C'est ma nature, d'ailleurs ; j'ai eu bien des torts, j'en ai encore parfois, mais pour les reconnaître, il n'y en a pas deux comme moi. Là, embrasse. (Elle l'embrasse du bout des lèvres.) Nous nous chamaillons bêtement, quand nous pourrions être si heureux.
BOBETTE. — Ne m'en parle pas.
COSTARD. — Je t'assure. Tu crois donc que je ne sens rien, que je n'ai pas de cœur ?… Je blague, je fais l'esprit fort ; au fond, une rude sensibilité, va ! Même les plus petites nuances, je les comprends. Ainsi, que veux-tu ? c'est peut-être ridicule, mais ce simple fait de me trouver là, sur le canapé rose, avec toi en face, dans ton costume de boxe, et puis tous les bibelots à leur place, le piano dans le coin, les palmiers, Arcachon avec son air de vieux caporal !… eh bien, ça me… oui… donne une émotion… Parole d'honneur ! Je pense aux choses, je pense : « Nous voilà… Bobette et moi… C'est bien nous… » Et je me sens comme rafraîchi. Viens nous flanquer des tapes.
BOBETTE. — Pas encore. Si suis si fatiguée.
COSTARD. — Tu as l'air de ne plus aimer la boxe autant qu'autrefois ?
BOBETTE. — Autant, tu te trompes.
COSTARD. — À la bonne heure, c'est si agréable d'avoir tous deux les mêmes goûts, d'être en communauté d'idées.
BOBETTE. — Ça, c'est vrai, il y a bien des points par lesquels nous nous valons.
COSTARD. — Ah ! tiens ! je suis triste aujourd'hui, ma pauvre Bobette !
BOBETTE. — Cette bêtise. Dis pourquoi ?
COSTARD. — Je pense aux embêtements qui vont m'arriver quand ma femme apprendra…
BOBETTE, ironique. — Ta femme ? Elle peut rester très longtemps, jusqu'à la prochaine exposition…
COSTARD. — Je t'en prie. Soyons sérieux… Pour en avoir… ah ! oui, j'en aurai des embêtements ! Et dame, ça me préoccupe un peu. C'est tout de même épatant qu'on ne puisse pas avoir la paix dans la vie ! Je la connais, Alice…
BOBETTE. — Oh ! si peu !
COSTARD. — Je la connais bien… ça sera terrible. Et sa mère, donc ? S'il n'y avait que mon beau-père, on pourrait encore causer… Mais il y a ma belle-mère.
BOBETTE. — C'est drôle, vous autres, les honnêtes gens, vous avez toujours des parents ! Regarde, nous les grues, nous sommes toujours sans père ni mère.
COSTARD. — Parbleu ! ils sont dans les champs, avec le bétail.
BOBETTE. — Enfin, on ne les voit pas.
COSTARD. — Ça vaut mieux. Quand vous vous mettez à les étaler, ils dépassent tout ce qu'on peut rêver. (Un temps.) Bobette ?
BOBETTE. — Quoi ?
COSTARD. — Tu pourrais pas me trouver un moyen d'éviter tous ces embêtements qui vont me tomber dessus quand ma femme…
BOBETTE. — Grand lâche !
COSTARD. — Pas du manque de courage, c'est de la faiblesse, c'est de la bonté. Je sens qu'elle sera dans son droit, je suis désarmé d'avance. Il y a des moments où je donnerais je ne sais quoi, tous tes bijoux, pour qu'elle sache déjà à quoi s'en tenir. Certaines minutes où je me retiens à quatre pour ne pas le lui dire. Et puis, à la dernière seconde, je cale.
BOBETTE. — C'est enfantin. Tu n'as que l'embarras du choix. On laisse traîner un portefeuille, avec une photographie de moi dedans…
COSTARD. — Elle me le rendrait sans l'ouvrir.
BOBETTE. — C'est pas vrai.
COSTARD. — Je t'assure.
BOBETTE. — Impossible. Elle ne serait pas femme.
COSTARD. — Mais si. Tu ne la connais pas. Je n'ai jamais vu pareille indifférence, elle ne soupçonne même pas la jalousie. Tout lui est équilatéral. Je te dis qu'elle me rendrait mon portefeuille sans l'ouvrir.
BOBETTE. — Je n'en crois rien. Autre système : prononce dix fois de suite mon nom en rêve.
COSTARD. — Nous faisons chambre à part.
BOBETTE. — Voyons, tu ne vas pas me faire croire…
COSTARD. — Sans doute. Mais alors c'est dans le jour.
BOBETTE. — Va te promener. Veux-tu que je m'en charge, moi, de lui faire savoir ?
COSTARD. — Comment t'y prendrais-tu ?
BOBETTE.— Ça ne te regarde pas. Veux-tu que je m'en charge ?
COSTARD. — Faudrait-il encore que ce fût fait convenablement, avec des formes. Ma femme est une femme honnête, une femme qui se tient….
BOBETTE. — (Elle ricane.)
COSTARD. — Pourquoi ris-tu ? Tu le sais aussi bien que moi qu'Alice est honnête… Ah ! si elle ne l'était pas… nom d'un petit bonhomme, que ça ferait donc mon affaire ! ça serait bien différent.
BOBETTE. — Tu le prendrais à la gaîté ?
COSTARD. — À la joie, polka de Fahrbach.
BOBETTE. — Tu dis ça. La vérité, c'est que tu voudrais tuer le monsieur, et que tu recourrais après ta femme, comme un joueur après son argent.
COSTARD. — Qu'elle essaye plutôt, ma femme, et puis tu verras. Non, mais tu me verras… ce que je serai beau ! Tu ne peux pas te faire une idée de ce que je serais beau si un pareil bonheur m'arrivait.
BOBETTE. — Parole sacrée ?
COSTARD. — Sur la tête de tes parents.
BOBETTE. — Eh bien, mon enfant, réjouis- toi : Ça y est.
COSTARD. — Qu'est-ce qui est ?
BOBETTE. — Ça. Ça que tu désirais. Ta femme est au courant de tout, et elle a un amant.
COSTARD. — Non, pas possible ?… C'est de la féerie, de la magie blanche.
BOBETTE. — Elle sait tout.
COSTARD. — Comment ? par qui ?
BOBETTE.— Par moi.
COSTARD. — Oh ! que tu es gentille, mon minet !
BOBETTE. — Je lui ai envoyé une lettre anonyme où je la mettais au courant.
CÔSTARD. — Je ne te blâme pas, au contraire. Mais cependant, pourquoi faisais-tu ça ?
BOBETTE. — Les hommes ne comprennent rien, même les plus intelligents.
COSTARD. — Merci.
BOBETTE. — Je me suis dit : « Je veux m'assurer Paul tout à fait, pour longtemps. Il n'y a qu'un moyen, c'est d'apprendre à sa femme qu'il m'est revenu, elle lui fera une vie d'enfer, et il n'aura plus qu'une idée, c'est de la lâcher. » Au lieu de ça, pas du tout, une fois ma lettre reçue, elle est restée charmante avec toi ; j'ai pensé aussitôt : « De deux choses l'une : ou elle est plus forte que moi et elle a deviné le coup, ou elle a sa suffisance d'un autre côté et, dans ce cas, Paul en tient. » J'ai pris alors mes renseignements, et j'ai découvert le petit pot.
COSTARD. — Comment s'appelle-t-il, le petit pot ?
BOBETTE. — Jacques Buranty.
COSTARD. — Oh ! qu'elle est bonne ! oh ! mes enfants, elle est bien bonne ! non, mais ce qu'elle est bonne ! Jacques… avec Alice ! Ah ! vous aussi, mes bons chéris, vous vous en payez dans la coulisse ? Eh bien, nous allons nous amuser. J'ai mon plan, je ne vous dis que ça… celui de Trochu n'était rien à côté. Arrive nous donner des coups de poing, Bobette. Là. Enfile tes gants… une… deux. En garde. (Ils se mettent en garde.) Ton bras gauche raccourci sous ton téton gauche, ta main tournée en dedans… C'est bien…
BOBETTE. — Tu es content ?
COSTARD.— Si je suis content, Seigneur ! Après le jour où je me suis marié, je crois que ce jour-ci est le plus beau de ma vie… Le poing droit à hauteur du menton. Tout à l'heure, j'étais morose, à présent, je suis gai comme un chardonneret, et, quoi qu'il arrive, tu me verras sourire. « Tant que le boxeur sourit, dit le proverbe anglais, il n'a pas perdu. » (Il lui lance un coup de poing.) À toi dans le flanc !


12 – OUVREZ, AU NOM DE LA LOI.

Mme PAUL COSTARD
JACQUES DURANTY, trente-cinq ans ; l'air doux, sérieux et inquiet
PAUL COSTARD
LE COMMISSAIRE DE POLICE
LA PATRONNE DU FAMILY-HÔTEL
M. GAMBE
UN AGENT EN BOURGEOIS
LE PETIT CHIEN PASTILLE

Une chambre d'hôtel, du côté de l'avenue de la Grande-Armée. Deux heures de l'après-midi, en mars. Jacques Buranty attendait depuis quelques instants, quand Mme Paul Costard entre.

JACQUES. — Enfin !
Mme PAUL COSTARD. — Me voilà. Comment vas-tu ?
JACQUES. — Attends. (Il se lève.)
Mme PAUL COSTARD. — Qu'y a-t-il ?
JACQUES. — Je vais fermer la porte. (Il donne un tour de clef à la porte par laquelle elle vient d'entrer, et pousse le verrou de sûreté.)
Mme PAUL COSTARD. — Es-tu pressé ! Tu as donc bien peur ?
JACQUES. — Dis-moi. Tout s'est bien passé ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais oui, très bien.
JACQUES. — Tu as fait ce que je t'ai recommandé, tu es venue par Neuilly ?
Mme PAUL COSTARD. — Je suis venue par Neuilly.
JACQUES. — Tu as pris deux sapins, l'un après l'autre ?
Mme PAUL COSTARD. — Deux sapins, l'un après l'autre.
JACQUES. — À la station, pour bien t'assurer que tu n'étais pas suivie ?
Mme PAUL COSTARD. — À la station.
JACQUES. — Tu ne t'es pas montrée à la portière en venant ?
Mme PAUL COSTARD. — Non.
JACQUES. — Tu sais que ta voilette n'est pas assez épaisse, et qu'on te reconnaît à quarante pas.
Mme PAUL COSTARD. — Pas assez épaisse ! Je ne peux pourtant pas me mettre un édredon sur la figure.
JACQUES. — Tu n'as rencontré personne en chemin ?
Mme PAUL COSTARD. — Beaucoup de monde.
JACQUES — Ah ! mon Dieu !
Mme PAUL COSTARD. — Mais personne de connaissance.
JACQUES. — Comme tu es peu gentille de me faire des peurs pareilles ! Et tu as donné un gros pourboire à tes cochers, pour le cas où on t'aurait filée et où on les interrogerait ?
Mme PAUL COSTARD. — Vingt sous.
JACQUES. — C'est maigre. À l'avenir, donne deux francs. Enfin, tu es sûre de n'avoir pas été remarquée ? Notre petit buen retiro n'est pas éventé ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais non, mais non.
JACQUES. — Je respire. Ôte ton chapeau et embrasse-moi.
Mme PAUL COSTARD. — Ce n'est pas dommage. Embrasse-moi, toi, d'abord. (Il l'embrasse.) Ah ! j'espère que tu en prends des précautions !
JACQUES.— On n'en prend jamais assez, quand on est dans notre cas.
Mme PAUL COSTARD. — Dans notre cas ! Croirait-on pas que nous faisons une chose extraordinaire, et qui n'arrive qu'à nous ?
JACQUES. — Si. Elle se fait beaucoup, évidemment, et nous ne sommes pas les seuls à nous aimer de cette manière…. Ça n'empêche pas, ma chère enfant, qu'il faut prendre des précautions, beaucoup de précautions, tu m'entends ?
Mme PAUL COSTARD. — Eh bien, j'en prends. Tu n'as rien à me reprocher. Parlons de nos affaires.
JACQUES. — … Parce que tu comprends que ça serait très… mais très embêtant si nous nous faisions pincer. Non, te représentes- tu ce coup de théâtre, si à la minute…
Mme PAUL COSTARD. — Oh ! assez, assez !… Tout le temps que tu passes avec moi, tu l'emploies à trembler. C'est assommant.
JACQUES. — Mais, ma chère petite…
Mme PAUL COSTARD. — Rien du tout. Plus un mot là-dessus. Je ne t'ai pas vu depuis avant-hier. Quoi t'as fait depuis avant-hier ?
JACQUES. — Un tas de machines.
Mme PAUL COSTARD. — Raconte.
JACQUES. — J'ai été au concert du cercle ; j'ai déjeuné hier matin à la maison.
Mme PAUL COSTARD. — Comment va-t-elle ?
JACQUES. — Ma femme ? Toujours pareil. Plutôt pas bien. Ah ! il y a des instants où elle m'inquiète.
Mme PAUL COSTARD. — L'as-tu fait voir à Charcot ?
JACQUES. — Non. À quoi bon ? On a tout essayé.
Mme PAUL COSTARD. — Qu'est-ce que ça prouve ? Fais-la donc voir à Charcot. Est-ce qu'on sait ? Quelquefois… Et puis, après ?
JACQUES. — Après, j'ai été hier aux courses à Auteuil, où j'ai perdu les trois favoris. Je n'ai de chance d'aucun côté !
Mme PAUL COSTARD.— Le soir ?
JACQUES.—Une séance à l'Opéra. Mauri a fait un parcours bien joli. Ce matin j'ai mouché une demi-douzaine de cartons chez Renette, j'ai bien déjeuné chez Chevillard et voilà ton Jacquot.
Mme PAUL COSTARD. — Il y avait longtemps que tu m'attendais ?
JACQUES.— Dix minutes.
Mme PAUL COSTARD.— Es-tu venu directement ?
JACQUES. — Directement ! ah çà, tu es folle. Non, en sortant de chez Chevillard, j'ai pris un sapin et je me suis fait mener rue du Rocher, à l'endroit du pont de la rue Portalis, – c'est un truc à moi, excellent comme tu vas voir. – Là, je suis descendu, j'ai payé, j'ai regardé à droite et à gauche s'il n'y avait rien de suspect, et puis j'ai dégringolé quatre à quatre l'escalier qui mène rue Portalis. Un fiacre passait, j'ai sauté dedans en criant bien haut (quelquefois on a des sales gens autour de soi qui guettent les adresses) 12, rue Gribauval ! la rue Gribauval est une petite rue du faubourg Saint-Germain qui n'a pas de douze. Quand le cocher a eu fait trente mètres, alors seulement je lui ai dit : « Non, cocher, menez-moi place de la Concorde, au coin du pont. » Là, je l'ai lâché et j'ai pris le bateau, jusqu'à l'Alma. Avec le bateau pas de danger ! on voit tout à son aise la tête des personnes qui descendent en même temps que vous. À l'Alma, j'ai pris un fiacre fermé, que j'ai réglé en chemin, et qui m'a déposé au coin de la rue, devant le bureau des Messageries, parce que je n'ai pas été assez serin pour lui donner le numéro de l'hôtel. Dis que je suis roublard ?
Mme PAUL COSTARD. — Non, tu as une peur bleue.
JACQUES. — Es-tu drôle ! je n'ai pas peur pour un sou ! je ne veux pas être pincé, voilà toute l'affaire !
Mme PAUL COSTARD. — Pincé ! qui veux-tu qui nous pince ! ce n'est pas ta femme. Elle ne sait rien. Et puis elle saurait qu'elle en rirait.
JACQUES. — C'est vrai, elle rit de tout.
Mme PAUL COSTARD. — Pour ne pas être obligée d'en pleurer, comme dit…
JACQUES. — Voltaire, je sais. Ne fais pas le professeur.
Mme PAUL COSTARD. — Tu tombes mal, mon cher ami, c'est Beaumarchais.
JACQUES. — Oui, Beaumarchais. Mon Dieu ! Beaumarchais, Voltaire, c'est de la même époque… deux hommes d'esprit… on peut se tromper.
Mme PAUL COSTARD. — Sans doute, je ne t'en veux pas. Ce n'est pas non plus mon mari ?
JACQUES. — Eh ! eh ! Pas sûr.
Mme PAUL COSTARD. — Allons donc  ! Il trompe Bobette Langlois avec moi, il n'y a rien à craindre de son côté.
JACQUES. — C'est vrai. Aussi je suis content, va, que notre petit nid reste bien caché, bien ignoré. Une fois que je suis ici, je me sens rassuré, je ne m'inquiète plus de rien.
Mme PAUL COSTARD. — Il y paraît. Et tu appelles ça un nid, toi ? Tu n'es pas difficile.
JACQUES. — Un peu de patience, ma pauvre enfant. Ça n'est pas Trianon, j'en conviens, mais enfin c'est ce qu'on peut trouver de mieux, c'est propre, c'est clair… Et puis, tu sais que c'est en attendant mon rez-de-chaussée, qui est en train.
Mme PAUL COSTARD. — Il se fait joliment désirer, ce rez-de-chaussée.
JACQUES. Ce n'est pas faute que je presse les tapissiers. Il sera terminé dans huit jours.Tu verras, ça sera gentil. Et puis c'est organisé !… de première !… Triple sortie, dont une par les caves. Pas moyen d'être pincé.
Mme PAUL COSTARD. — Toujours ! Mais tu ne penses donc qu'à ça ?
JACQUES. — Toi, tu n'y penses pas assez. Défais-toi, tiens… ça vaudra mieux que de perdre notre temps en discussions.
Mme PAUL COSTARD. — Tire les rideaux de la fenêtre… pas ceux-là… les grands rideaux.
JACQUES. — Nous n'allons plus voir clair.
Mme PAUL COSTARD. — C'est précisément ce que je veux.
JACQUES. — Quelle manie ! (Il les tire. La chambre est sombre.) Là, tu es contente, nous voilà dans la nuit. Où es-tu ?
Mme PAUL COSTARD. — Je suis là, n'aie pas peur, je ne suis pas envolée.
JACQUES. — Comme c'est réjouissant de s'affectionner à tâtons !
Mme PAUL COSTARD. — Je te conseille de te plaindre.
JACQUES, qui l'a prise dans ses bras. — Tu m'aimes ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais oui, tu le sais bien.
JACQUES. — Tu m'aimes… mais là, beaucoup ?
Mme PAUL COSTARD. — Si tu veux. Et toi ?
JACQUES. — Moi, je t'aime à la folie.
Mme PAUL COSTARD. — Qu'est-ce que tu serais capable de faire pour moi ?
JACQUES. — À première vue, je ne peux pas le dire, mais bien des choses.
Mme PAUL COSTARD. — Des choses qui te coûteraient ?
JACQUES. — Mais oui. Tu n'as pas froid ? Tu as les bras glacés.
Mme PAUL COSTARD. — Il ne fait pas très chaud.
JACQUES. — C'est ce feu qui ne marche pas. Je vais l'arranger.
Mme PAUL COSTARD. — N'y touche pas, ça va fumer comme la dernière fois, et nous serons obligés d'ouvrir les fenêtres.
JACQUES. — Tu as raison. Mais ne reste pas comme ça à l'air, tu vas attraper du mal. Couche-toi.
Mme PAUL COSTARD. — Oh ! que ça m'ennuie ! 
JACQUES. — Force-toi. Tu sais bien qu'après tu ne le regrettes pas.
Mme PAUL COSTARD. — Ça m'ennuie joliment, va !
JACQUES. - Tu n'es pas raisonnable, mon petit chat. Voyons ? sois à moi de bon coeur. Tu n'aimes donc plus ton Jacques !
Mme PAUL COSTARD. — Mais si, j'aime mon Jacques.
JACQUES. — Eh bien, alors !
Mme PAUL COSTARD. — Soit, mais c'est égal…
JACQUES. — Chut. Dis pas de vilaines affaires. Tu vas nous gâter tout notre plaisir !
Mme PAUL COSTARD. — Notre plaisir !
JACQUES. — Comme tu en parles ! Est-ce que nous ne sommes pas heureux ici, dans cette bonne petite chambre bien close, bien chaude ?
Mme PAUL COSTARD. — Bien chaude, bien chaude…
JACQUES. — Tu me comprends, c'est au moral… Est-ce que nous n'oublions pas tout au monde entre ces quatre murs ?
Mme PAUL COSTARD. — Oui.
JACQUES. — Tu n'as pas l'air convaincue ?
Mme PAUL COSTARD. — Mais si.
JACQUES. — À la bonne heure, parce que tu serais une ingrate. Ainsi moi, tiens, à cette minute, je suis complètement satisfait, je suis tranquille, joyeux, très joyeux. Et toi ?
Mme PAUL COSTARD. — Est-ce que tu ne t'en aperçois pas ?
JACQUES. — Chère Alice ! (On entend des bruits de pas dans le couloir.) Écoute donc. Tu as entendu ? (Un temps.)
Mme PAUL COSTARD. — Oui, on a marché dans le couloir. Eh bien, après ?
JACQUES. — On dirait qu'on a marché doucement, comme si on prenait des précautions.
Mme PAUL COSTARD. — Tu es ridicule ! Ce sont des gens de la maison, d'autres locataires.
JACQUES. — Ou des femmes de chambre.
Mme PAUL COSTARD. — Mais oui.
JACQUES. — Tout de même, moi qui n'ai jamais peur, j'ai eu là un peu peur, je l'avoue… Chut ! tais-toi, ça recommence. Je t'assure, Alice, qu'on stationne et qu'on parle derrière notre porte, là, derrière notre porte.
Mme PAUL COSTARD. — Non.
JACQUES. — Si… (On frappe à la porte doucement, toc, toc. Ils se regardent en agitant les bras en silence. On refrappe.)
JACQUES, d'une voix molle. — Quoi… qui est là ?
LA VOIX, une voix de femme. — C'est moi.
JACQUES, qui a reconnu la voix de la patronne et qui reprend de l'aplomb. — Qui ça, vous ?
LA VOIX. — Moi, Mme Daniel.
JACQUES. — Qu'est-ce que vous voulez ?
LA VOIX, très polie. — Rien. Voudriez-vous m'ouvrir, s'il vous plaît ?
JACQUES. — Mais qu'est ce que vous voulez ?
LA VOIX, toujours pareille. — Je voudrais que vous ouvriez, monsieur, s'il vous plaît ?
JACQUES. — Vous vous moquez de moi, je vous demande…
UNE VOIX D'HOMME. — En voilà assez. Au nom de la loi…
Mme PAUL COSTARD. — Cette fois-ci !…
UNE VOIX D'HOMME. — Ouvrez, je suis le commissaire de police. (Un grand silence. Un petit chien jappe.)
Mme PAUL COSTARD, bas. — C'est mon mari. Ah ! le gredin, il a emmené Pastille pour mieux me trouver.
JACQUES. — Tu vois ! Qu'est-ce que ça serait si je n'avais pas pris mes précautions ! Ça y est. Nous y sommes. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Mme PAUL COSTARD. — Eh bien ! oui, parbleu, ça y est. Tant pis. Après nous le divorce.
JACQUES. — Heureusement que je suis encore habillé. Mais toi ?
LA VOIX D'HOMME. — Une fois, voulez-vous ouvrir ?
LE CHIEN. — Ouap ! Ouap !
Mme PAUL COSTARD. — Elle me sent, la pauvre petite !
JACQUES. — Habille-toi, je vais t'aider. Où est ta voilette ?
Mme PAUL COSTARD.— Tu perds la tête, il me faut au moins un quart d'heure.
JACQUES.— Alors file.
Mme PAUL COSTARD. — Par où, par la cheminée ?
JACQUES. — Non, par… par… C'est qu'il n'y a pas d'issue… pas une.
Mme PAUL COSTARD. — Il n'y a que la fenêtre. Un troisième. Non, je n'ai qu'une chose à faire. C'est de me coucher.
JACQUES. — Quelle folie ! tu vas me compromettre tout à fait. Et puis, si tu te couches, tu avoues, c'est comme si tu avouais…
LA VOIX D'HOMME. — Pour la seconde fois, voulez-vous ouvrir ? (Pas de réponse.) Allez me chercher un serrurier.
Mme PAUL COSTARD. — Ouvre-leur, va, ouvre.
JACQUES. — Rhabille-toi. Tu as le temps… Ah ! mon Dieu, retire vite le second oreiller : Alice, rhabille-toi, Alice.
Mme PAUL COSTARD. — Ouvre. Je ne bouge pas. Ouvre. Ouvre.
JACQUES. — Alice ! Alice ! tu me perds, mon enfant, tu me perds ! Tu ne veux pas m'obéir dans un moment pareil, je me le rappellerai ! C'est mal !
Mme PAUL COSTARD. — Ouvre, je te dis ; ouvre, animal, ou j'y vais moi-même !
JACQUES. — Oh ! les femmes des amis ! Dans quel sacré de sacré de pétrin !… C'est toi qui l'auras voulu. Mon chapeau. (Il le prend et se couvre. Puis, il va vers la porte sur laquelle on commence à cogner.) Arrêtez, pas de scandale, j'ouvre. (Et il ouvre. Tout le monde entre, Pastille bondit sur le lit en poussant des cris de joie. Le commissaire de police et M. Gambe, de la Sûreté, gardent leur chapeau sur la tête. L'agent en bourgeois ouvre les rideaux de la fenêtre près de laquelle se tient debout Jacques Buranty. Mme Paul Costard est assise sur le bord du lit, impassible en apparence, avec une flamme de bravade dans le regard. La patronne du Family-Hôtel sourit d'un air gêné.)
COSTARD, très chic, une fleur à la boutonnière, au commissaire. — Constatez.
BURANTY, faisant un pas vers le commissaire et avec volubilité. — Monsieur, malgré les apparences, croyez que madame est une amie, rien qu'une amie…
COSTARD. — Elle est raide  !
BURANTY, à Costard. — Vous…
COSTARD. — Plaît-il ?
LE COMMISSAIRE. — Messieurs, pas d'altercation. (À Costard, en lui désignant Mme Paul Costard.) Reconnaissez-vous madame pour votre femme ?
COSTARD. — Je la reconnais.
LE COMMISSAIRE, s'adressant à Mme Paul Costard. — Et vous, madame, vous reconnaissez bien monsieur pour votre mari ?
Mme PAUL COSTARD, d'une voix qui veut être assurée. — Oui.
LE COMMISSAIRE. — Je n'ai plus qu'à faire les constatations légales. (À la patronne du Family-Hôtel.) Donnez de quoi écrire. (À Costard.) Monsieur, votre présence n'est plus nécessaire, je vais interroger monsieur. (Il désigne Buranty.)
COSTARD. — C'est ça, interrogez-le, et puis s'il ne veut pas se nommer, je vous le dirai, son nom…
LE COMMISSAIRE. — Je sais ce que j'ai à faire, je vous prie de vous retirer et d'aller m'attendre au commissariat. Dans cinq minutes, monsieur (Il désigne Buranty.) voudra bien se retirer également ; nous laisserons ensuite madame quelques instants seule, afin qu'elle puisse réparer le désordre de sa toilette, et elle nous rejoindra à mon cabinet sous la conduite de mon secrétaire.
COSTARD. — C'est bon, à tout à l'heure.
LE COMMISSAIRE, à l'agent de la Sûreté. — Gambe, allez avec monsieur, je n'ai pas besoin de vous. (Costard et Gambe sortent ensemble. Ils descendent l'escalier en silence. Tout le personnel du garni est aux aguets sur les paliers. Les voilà sur le trottoir.)
GAMBE. — Eh bien, depuis un mois qu'on y travaille, on y est tout de même arrivé ? Ils avaient beau jouer à cache-cache, les voilà brûlés.
COSTARD. — Oui, ça a plutôt trop bien marché.
GAMBE. — C'est égal, je voudrais que vous vous verriez dans une glace. Vous n'avez pas bonne mine. On blague avant, et puis au moment, ça fait une sensation, hein ?
COSTARD, avisant un café. — Entrons prendre quelque chose. C'est le jour où je régale.


13 – LA REVANCHE

PAUL COSTARD
BOBETTE LANGLOIS
M. LABOSSE
LE COMMISSAIRE DE POLICE
M. GAMBE
ERNESTINE
LE CANICHE ARCACHON.

Dans le petit hôtel nouvellement acquis par Bobette, et situé à proximité de l'avenue du Bois. Sept heures du matin, fin de mars. Chambre à coucher de Bobette extra-voluptueuse. Elle et Costard sont au lit. Ils s'éveillent.

BOBETTE. — Quelle heure ?
COSTARD, qui allonge le bras et prend sa montre sur la table de nuit. — Sept heures.
BOBETTE, avec un soupir satisfait. — Ah ! je suis reposée, je suis retapée. Quel temps dehors ?
COSTARD. — Il a l'air de faire beau. Moi, je suis crevé, je n'en peux plus. Tu as voulu me traîner hier à ce bal, et nous nous sommes couchés tard. Nous sortons trop depuis quelque temps, ma reine.
BOBETTE. — Ne regrette rien. Tu as été très gentil à ce bal. Tu étais dans les amants les mieux. Vois-tu, Paul, ce qu'il y a de chic dans toi, dans ton élégance, c'est que tu es un homme du soir.
COSTARD. — C'est vrai, aussi, dame, il ne faut pas me voir le matin. Tu n'as pas idée de ce que je suis fatigué ! tiens, redormons un peu.
BOBETTE. — Tu veux encore dormir ? Moi qui n'ai plus sommeil. Reprends-moi donc l'histoire d'hier, ta femme et Buranty. Oh ! mes enfants !
COSTARD. — Je te l'ai racontée tout au long.
BOBETTE. — Tu me l'as dite en tas, en gros. Mais je n'ai pas les détails. Les détails, dans ces culbutes-là, c'est ce qu'il y a toujours de plus amusant. Va donc, tu me feras si plaisir !
COSTARD. — Quelle enfant tu fais ! Comme tu es peu sérieuse !
BOBETTE. — Va. Alors, tu étais, n'est-ce pas, hier à midi et demie, au cercle, quand on t'a dit qu'un monsieur qui ne voulait pas se nommer te demandait. Tu as pensé aussitôt : Quel monsieur ?
COSTARD. — Oui. Tu vois bien que tu sais les détails.
BOBETTE. — Ça ne fait rien. Recommence. Tu es descendu. C'était ton agent de la Sûreté ?
COSTARD.—M. Gambe, effectivement, ancien brigadier de la Sûreté, qui travaille maintenant en amateur, dans l'intérêt des familles.
BOBETTE. — Va-t-en ville, coupe les chats et les oreilles.
COSTARD. — Il a surtout une grosse clientèle d'aristocratie.
BOBETTE. — Ça devait être. Pour avoir des raisons avec la justice, il n'y a pas pire que la noblesse.
COSTARD.— C'est inouï, ce qu'il a pincé d'hommes et de femmes du faubourg ! Et des gens de vertu inattaquable !
BOBETTE. — Oui, des gens qu'on n'aurait jamais méfié, des femmes qui allaient à la messe ; eh bien, lui, ton agent, il ouvrait l'œil et il arrivait à les pincer au lit un bon matin, en pleines toiles, en train de piétiner sur leur blason.
COSTARD. — Absolument..
BOBETTE. — Il me va. J'aimerais bien le connaître. Pourrais-tu me le présenter ?
COSTARD. — Ce n'est pas impossible.
BOBETTE. — À présent, vous devez être amis ? Tu l'amèneras-un jour, n'est-ce pas ? prendre une tasse de thé.
COSTARD. — Oui, nous verrons.
BOBETTE. — Tu es gentil. Sans compter qu'il doit en savoir, et long, sur le monde, hein ? Crois-tu tout de même, s'il parlait ?
COSTARD. — Ça serait effrayant. Mais il est très discret. Jamais un mot.
BOBETTE. — Zut alors ! si c'est comme les curés pour les péchés.
COSTARD. — C'est le secret professionnel, mon enfant. Tu ne révélerais pas, toi, les secrets de tes anciens amis. Suppose que Gambe aille raconter demain l'histoire de ma femme avec Buranty ?…
BOBETTE. — Eh bien, après ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ?
COSTARD. — Ah ! mais, moi pas !
BOBETTE. — Je te croyais au-dessus de ces choses-là ?
COSTARD. — Je suis au-dessus. Mais j'aime autant pas.
BOBETTE. — Continue. Tu trouves M. Gambe au bas de l'escalier du cercle ? Qu'est-ce qu'il te dit ?
COSTARD. — Il me dit : « Monsieur, ça y est ; je crois qu'il faut tirer la dent aujourd'hui. En ce moment, ils sont tous les deux à leur petit hôtel. Il va être une heure, ils en ont pour une bonne séance. Vers les alentours de deux heures, ça sera l'instant de leur faire visite. Venez-vous ? »
BOBETTE. — Alors, tu sautes sur ton chapeau ? Étais-tu content ?
COSTARD. — C'est selon. — J'étais… affecté. Au bout de trois pas, l'idée me jaillit d'aller à la maison chercher Pastille pour être sûr de tomber à l'hôtel sur la bonne porte.
BOBETTE. — Es-tu canaille, tout de même !
COSTARD. — Parce que nous n'étions pas arrivés à découvrir la chambre qu'ils occupaient, et à quel étage.
BOBETTE. — Tu communiques ça à ton Vidocq ?
COSTARD. — « Excellent ! qu'il me répond. Quel policier vous auriez fait ! »
BOBETTE.— À la bonne heure ! En voilà un au moins qui t'apprécie.
COSTARD. — Je cours à la maison, je cueille Pastille, pendant que l'autre m'attendait en bas, et, en voiture, nous allons tous les trois, Gambe, l'insecte et moi, chez le commissaire, qui était prévenu depuis une quinzaine et qui avait en poche bon mandat du juge d'instruction, bien en règle. Il aurait pu être sorti…
BOBETTE. — Nom d'un bonhomme !
COSTARD. — Nous le trouvons I
BOBETTE. — Veine ! Vive Carnot !
COSTARD. — Ça l'embêtait bien un peu de se déranger. Mais enfin, il lâche tout de même son journal.
BOBETTE. — Tiens ! C'est-il pas son métier de faire constater les mœurs !
COSTARD. — Il ouvre un tiroir où il y avait son écharpe, tout près de sa calotte et de ses lunettes ; il la prend, il la déroule et il se l'attache autour du corps, sous sa redingote. Mais tu sais ? il se l'attache bêtement, trop haut sous les aisselles. Rien du chic anglais.
BOBETTE. — Quel homme, à part ça ? Gentil ?
COSTARD. — Ni gentil ni désagréable. Au fond, un trembleur. Si tu l'avais vu, il faisait une tête contrariée, mais une tête ! à croire que c'était lui le mari.
BOBETTE. — Continue : il est sanglé…
COSTARD. — Vite, il appelle un de ses chiens…
BOBETTE, — Alors ça en faisait deux ?
COSTARD. — Mais non, tu n'y es pas. Le chien du commissaire, un de ses agents que je veux dire.
BOBETTE. — Compris.
COSTARD. — Tout de suite il s'amène, et nous voilà en route pour l'hôtel.
BOBETTE. — Loin, l'hôtel ?
COSTARD. — Cinq minutes.
BOBETTE. —Vous étiez à pied ?
COSTARD. — Oui, à pattes.
BOBETTE — De quoi parliez-vous ?
COSTARD. — De rien. Chacun pensait. Une drôle de chose, tiens ? Je m'imaginais que les passants se doutaient et ça m'embêtait.
BOBETTE. — Pourquoi ? Il n'y a pas de déshonneur.
COSTARD. — Sans doute, mais tant d'imbéciles n'envisagent pas les questions graves à leur vrai point de vue.
BOBETTE. — Qu'est-ce que ça te fait ? Vous arrivez à l'hôtel. Décris-moi, dis-moi bien les tenants et les aboutissants.
COSTARD. — Un petit hôtel très discret. Pas de bruit. Des plantes vertes. Personne sur le seuil. En bas, une porte vitrée : le bureau. Nous entrons.
BOBETTE. — Tous ?
COSTARD. — Non, le commissaire le premier et moi derrière. Les autres, l'agent et M. Gambe, restent sur le carré. La dame de l'hôtel rangeait du linge. Une grosse femme, avec une bonne figure et des bandeaux gris, l'air très comme il faut.
BOBETTE. — Je vous demande un peu ! Si ça n'est pas dégoûtant !
COSTARD. — Elle se lève et vient à nous. Alors le commissaire entre dans la cadence : « Pardon, madame, est-ce que vous n'avez pas ici, à votre hôtel, en ce moment, une jeune dame blonde, en noir, qui est venue il y a une heure avec un monsieur brun, de trente à trente-cinq ans ? » Elle allait mentir, la bougresse, et dire qu'elle ne savait pas ce qu'on lui voulait. Mais le commissaire a déboutonné alors son paletot, et en lui faisant voir le drapeau qu'il avait sur l'estomac : « Allons, pas de blagues ni d'histoires, je suis le commissaire de police. Menez-nous tout de suite à la chambre où sont ce monsieur et cette dame, et si vous avez le malheur de les prévenir ou de les faire filer, on vous fermera votre boîte. » Elle était devenue très pâle, la grosse dame ; à la fin seulement elle a souri, et, comme si elle, se rappelait tout à coup : « Écoutez ! Ils sont au 14. Montez doucement. Je vous précède. » Elle passe devant, et nous la suivons.
BOBETTE. — Elle n'est pas rosse à moitié ! Et Pastille au milieu de tout ça ?
COSTARD. — C'est moi qui la tenais dans mes bras où elle se débattait comme trois anguilles. Elle voulait aboyer, elle me mordait, j'avais toutes les peines du monde à l'en empêcher. Je pensais : « Si elle part à chanter, elle va leur donner l'alerte. » Ah ! j'avais un fichu regret de l'avoir emmenée. Enfin, nous montons comme ça un étage à la file indienne, – bons tapis, – et nous déballons sur la pointe du pied devant une petite porte sur laquelle il y avait en noir le chiffre 14. Cré nom d'un lapin !
BOBETTE. — Ah ! ne t'arrête pas !
COSTARD. — Ça t'intéresse ?
BOBETTE. — Plus encore. Je sais pas ce que je donnerais pour avoir été là ! Va. Alors…
COSTARD. — Alors, la dame de l'hôtel nous fait signe de ne pas broncher, et avec son doigt elle frappe deux petits coups, toc, et encore toc. (À ce moment même on frappe deux petits coups à la porte de leur chambre. Costard s'arrête et regarde Bobette, un peu interloqué. Un silence au bout duquel Costard dit : Entrez. La domestique Ernestine paraît.)
BOBETTE. — Ah ! c'est vous, Ernestine.
COSTARD. — Qu'est-ce qu'il vous faut ?
BOBETTE. — Pourquoi nous dérangez-vous ?
ERNESTINE. — Mais, monsieur, mais madame, c'est des personnes qui sont là…
COSTARD.— Hein, quoi ? quelles personnes ?
ERNESTINE. — Des personnes qui disent qui veulent entrer malgré…
UNE VOIX D'HOMME, derrière la porte. — Oui, c'est moi, le commissaire de police. Au nom de la loi.
BOBETTE. — Ah, bien, par exemple ! celle-là !… celle-là…
COSTARD. — Elle est royale ! Ah ! c'est comme ça ? Vous nous la faites aussi à nous ? Tant pis donc ! (Criant.) Entrez, messieurs, allez ! Comme chez vous ! C'est pas l'heure où nous recevons, mais nous sommes tout de même visibles !
BOBETTE, se recalant dans ses oreillers. — Entrez, puisque vous êtes là ! (À Costard.) Mais tu sais, Loulou, elle me paiera ça, ta sale femme ! (Le commissaire est entré, avec Gambe et M. Labosse.)
COSTARD, regardant le commissaire et poussant un cri — C'est vous ! (À Bobette.) Chatte, c'est lui.
BOBETTE — Qui ça, lui ?
COSTARD — C'est le même commissaire ! (Apercevant Gambe.) Acec Gambe, ce bon Gambe ! Tiens, Bobette, te qui voulais le connaître, te voilà servie. Non, mais quelle fête !
BOBETTE, s'adressant à M. Labosse, qu'elle prend pour l'agent de la Sûreté. — Ah ! monsieur, permettez-moi de vous dire que ça n'est guère chic ce que vous faites là, de vous être mis contre nous.
COSTARD — Tu te trompes, le voilà, Gambe. (Il lui montre l'agent qui fait un petit signe de tête.)
BOBETTE, désignant Labosse — Alors, et celui-là ?
COSTARD — C'est beau-papa.
BOBETTE — Ah ! c'est lui ! (À Labosse.) Eh bien, m'sieur, je ne vous fais pas non plus mes compliments. Votre gendre m'avait dit souvent que vous n'étiez qu'un vieux voyeur, je m'aperçois qu'il tapait juste.
LABOSSE — Mademoiselle…
COSTARD — Elle a un peu raison. Qu'est-ce que vous venez nous embêter ici ?
LABOSSE — Je remplace ma fille.
BOBETTE — En ce cas, vous vous êtes trompé de porte. Allez chez le jeune Buranty.
LE COMMISSAIRE — Il ne s'agit pas de tout ça. Soyons pratiques. (À M. Labosse.) Reconnaissez-vous monsieur (Il montre Costard au lit.) pour votre gendre ?
M. LABOSSE — Sûr, que je le reconnais.
LE COMMISSAIRE, à Costard. — Et vous, monsieur, reconnaissez-vous monsieur ? (Il montre M. Labosse.) pour votre beau-père ?
COSTARD — N'y en a pas deux comme lui. Oui, je le reconnais.
LE COMMISSAIRE — Ça suffit. Je vais dresser procès-verbal. (Il a l'air de chercher quelque chose.)
COSTARD, au commissaire — Je sais comment ça se passe. Vous voulez une plume et de l'encre ? On va vous procurer vos ustensiles. (Appelant Ernestine. La domestique paraît.) Ernestine, monsieur est le commissaire de police, et l'autre monsieur est mon beau-père ; tous les trois sont des amis. Soyez polie pour eux, ma fille, plus que pour nous, si c'est possible, conduisez-les au petit salon, et donnez-leur de quoi écrire. (S'adressant à l'agent.) Vous, Gambe (et à son beau-père.) et vous, beau-papa, vous serez bien gentils d'accompagner par là monsieur de la Loi, pendant que cette jeune dame (Il désigne Bobette.) et ce beau garçon (Il se désigne.), qui reposent ensemble, vont se lever et réparer un peu, comme on dit, le désordre de leur toilette. Allez. Dans un instant, nous vous rejoignons ; et alors (Se dressant sur son séant.), alors, j'espère, Mme Langlois et moi nous espérons, que vous voudrez bien, tous les trois, nous, faire l'honneur et le plaisir d'accepter une tasse de thé. On dansera.
M. LABOSSE.— Vous oubliez, mon cher monsieur…
COSTARD. — Pas de simagrées. Vous en avez avalé bien d'autres ! Vous, Gambe, vous ferez parbleu ce que fera le commissaire, et je suis sûr qu'il ne nous refusera pas.
BOBETTE, au commissaire. — Acceptez, monsieur, vous ne pouvez pas nous faire tous les affronts à la fois ?
LE COMMISSAIRE.— Je ne dis pas… nous verrons après.
BOBETTE. — À la bonne heure. En attendant (Elle s'adresse à tous), dérapez. (Au moment où ils sortent, le caniche Arcachon entre en bondissant.)
COSTARD, lançant Arcachon sur son beau-père. — Arcachon ! Kss… kss… kss… Mords le vieux, rrrrrâ, là, dans ses vieux mollets, mords-le. (Arcachon s'élance.)
M. LABOSSE, qui se défend. — Paul… c'est stupide ! c'est très bête… Rappelle ton animal ou je cogne dessus. (Il s'échappe et ferme la porte. Bobette et Costard, toujours au lit, se regardent un instant, à la fois amusés et soulagés.)
BOBETTE. — Au fond, ça ne s'est pas trop mal passé.
COSTARD. —Mais il n'y a qu'à leur parler poliment, ils sont tout de suite très gentils. Et puis, ça vaut-il la peine de se frapper ? Avant-hier, c'était ma femme, il se trouve que, ce matin, c'est moi. Chacun son tour. Bouci-boula ! Embrasse-moi, va, ma poulotte. (Elle l'embrasse.) Mieux que ça.
BOBETTE.— Comment ! L'émotion ne te démonte pas ? Bravo !
COSTARD. — Voilà comme je suis, moi, après les flagrants délits  !
BOBETTE. — Alors, à la santé du commissaire ! (Au caniche.) Arcachon, vilain toutou, voulez-vous ne pas regarder ?
COSTARD. — Écoute, renvoie-le. Il me gêne.


14 – AU PALAIS DE JUSTICE

M. BARNOUX, juge d'instruction, cinquante ans, un grand qui grisonne, l'air perspicace, ferme et doux
PAUL COSTARD
Mme PAUL COSTARD
JACQUES BURANTY
BOBETTE LANGLOIS
SAPIN, le greffier
UN GARÇON DE SERVICE.

Au Palais de Justice, le cabinet de M. Barnoux, au premier, donnant sur le boulevard par deux petites fenêtres. Acajou et drap vert. Le greffier est installé à sa table.

M. BARNOUX. — Alors, ils sont tous là ?
SAPIN. — Oui, monsieur. Mme Costard est dans le petit cabinet. Son mari est dans la grande galerie, avec Mme Bobette Langlois.
M. BARNOUX.— Et M. Buranty ?
SAPIN. — Il est arrivé aussi. Il se promène dans le passage vitré. Tous les témoins sont au complet.
M. BARNOUX. — C'est bien. Passez-moi le dossier, les deux dossiers. (Le greffier les lui passe. Il les pose sur sa table, et va ouvrir la porte du cabinet où attendait Mme Paul Costard.) Madame, veuillez entrer. (Elle entre. Tenue soignée, sombre. La distinction dans le malheur.) Asseyez-vous. (Elle s'asseoit.) Je suis fâché, madame, de vous avoir dérangée une fois de plus, mais il le fallait.
Mme PAUL COSTARD. — Inutile de vous excuser, monsieur, cela ne m'a pas dérangée.
M. BARNOUX. — Rassurez-vous. Je crois que c'est la dernière. Depuis que j'ai eu, l'honneur de vous voir, avez-vous réfléchi ?
Mme PAUL COSTARD. — Qu'entendezvous par réfléchi ? J'ai vécu comme à l'ordinaire.
M. BARNOUX. — Avez-vous pensé à l'avenir ? Que comptez-vous faire désormais ?
Mme PAUL COSTARD. — Je n'en ai pas idée. Ce qui me plaira. Avant tout, je ne veux plus avoir d'ennuis. Pour moi, la vie est à présent une chose embarrassante à mener, convenez-en.
M. BARNOUX. — Cela dépend.
Mme PAUL COSTARD. — Qu'est-ce que vous feriez si vous étiez à ma place ?
M. BARNOUX, — Vous avez le bonheur d'avoir encore Mme votre mère, je me retirerais chez elle.
Mme PAUL COSTARD. — Pour toute la vie ?
M. BARNOUX. — Momentanément, pour un petit laps…
Mme PAUL COSTARD. — Va pour le Detit laps… Et puis après ? Qu'est-ce que je ferai chez ma mère ? Du crochet ? À quoi est-ce que je passerai mon temps ? Où ça me conduira- t-il ?
M. BARNOUX. — Au calme, à la paix.
Mme PAUL COSTARD. — Et puis à la vieillesse. Je déteste ça.
M. BARNOUX. — Qui vous dit que d'ici à quelques années, il ne se présentera pas un honnête homme…
Mme PAUL COSTARD. — Me remarier ? Halte ! Il faut trop de choses  : que je sois séparée ou divorcée, ou que mon mari meure. Et puis quand même… Non. J'ai essayé du mariage une fois. Ça me suffit.
M. BARNOUX. — Vous êtes aigrie, madame ? Déjà ?
Mme PAUL COSTARD. — Je trouve qu'il y a lieu.
M. BARNOUX. — Quel malheur que vous n'ayez pas d'enfant !
Mme PAUL COSTARD. — Quelle chance pour moi, au contraire ! Et quel bonheur pour lui. Ah ! le pauvre petit bonhomme ! Quelle figure ferait-il entre nous deux ?
M. BARNOUX. — Enfin, laissez-moi croire, madame, – mon âge et ma situation me permettent de vous tenir ce langage. – que vous voulez à tout prix demeurer désormais une honnête femme ?
Mme PAUL COSTARD. — Une honnête femme seule ! Ça ne sera pas croyable  ! On me remarquera !
M. BARNOUX. — La vérité finit toujours par être la plus forte.
Mme PAUL COSTARD. — Elle ne fait que succéder aux calomnies, elle ne les détruit pas. Non, voyez-vous, monsieur, ma situation actuelle est peu brillante, décidément, – et il ne m'apparaît pas qu'elle offre les garanties d'un bel avenir monacal. Mon mari m'a quittée tout de suite après mon mariage, et mon amant m'a quittée tout de suite après ma faute. Le lendemain du jour où nous avons été surpris, M. Buranty m'a signifié mon congé. Je me suis présentée chez lui, il ne m'a pas reçue. Si j'étais capable d'en vouloir à quelqu'un, je lui en voudrais plus qu'à M. Costard. Aujourd'hui, je suis une femme qui ai goûté à tout, sans plaisir, et je ne sais pas trop ce qui me reste. Me reste-t- il quelque chose ?
M. BARNOUX. — L'indépendance, la liberté. Vous aurez votre divorce.
Mme PAUL COSTARD. — La liberté. Pourquoi faire ? Je n'ai rien à en faire. Enfin, que voulez-vous ? Quand je me lamenterai, ça n'avancera pas la monarchie. Vous avez raison, je vais m'installer chez ma mère. Ce sera plus moral… Bien qu'il y ait mon père  ! Le connaissez-vous ?
M. BARNOUX, froid. — J'en ai beaucoup entendu parler.
Mme PAUL COSTARD. — C'est un père à part. Je l'aime bien. C'est peut-être lui qui est la cause de tout ce qui est arrivé.
M. BARNOUX. — Comment cela ?
Mme PAUL COSTARD. — Oh ! il faudrait vous reprendre depuis Pharamond ! Nous n'aurions jamais le temps. Et puis il y a les autres qui attendent.
M. BARNOUX. — Un dernier mot : Vous allez demander le divorce ?
Mme PAUL COSTARD. — Dame. Je crois qu'à la station où j'en suis, je n'ai pas d'autre parti à prendre ?
M. BARNOUX.— Mon Dieu, oui. Vous et votre mari, vous êtes aussi coupables l'un que l'autre.
Mme PAUL COSTARD. — Dos à dos.
M. BARNOUX.—Vous avez eu de grands torts tous les deux…
Mme PAUL COSTARD. — Moi après.
M. BARNOUX. — C'est vrai. Êtes-vous -bien sûre néanmoins que tout espoir de rapprochement…
Mme PAUL COSTARD. — Oh ! monsieur ! Vous ne me trouvez donc pas assez punie ? Qu'est-ce qu'il vous faut ?
M. BARNOUX. — Je n'insiste pas. Madame, je souhaite de tout cœur que plus tard vous soyez heureuse.
Mme PAUL COSTARD. — Comme je ne le mérite pas, ça n'est pas impossible. (Se levant.) Je vous remercie, monsieur, vos souhaits sont aimables, et vos conseils sensés. Et même ils me font penser à une chose.
M. BARNOUX. — Peut-on savoir ?
Mme PAUL COSTARD. — C'est que si jamais je me remariais.
M. BARNOUX. — Eh bien ?
Mme PAUL COSTARD, ironique. — Je n'épouserais qu'un magistrat. Monsieur…
(Elle s'incline et sort.)
M. BARNOUX, à un huissier qu'il a sonné.— Faites entrer M. Buranty. (M. Buranty entre.) Asseyez-vous, monsieur. Je suis arrivé, monsieur, à la fin de ma petite instruction en ce qui vous concerne. Votre affaire n'aura pas de suites…
M. BURANTY. — J'en suis heureux.
M. BARNOUX. — … Pas plus que celle de M. Costard. Le mari et la femme, par les deux constatations réciproques de flagrant délit que vous savez, se trouvent à présent en quelque sorte « d'accord », et le divorce réclamé par tous deux ne peut pas leur échapper. Cela vous intéresse-t-il ?
M. BURANTY. — Tout de même.
M. BARNOUX. — Vous n'avez donc, comme je vous le faisais pressentir lors de votre dernière visite, aucune plainte en adultère, ni aucune poursuite à redouter. Vous l'échappez belle !
M. BURANTY. —- J'en suis heureux. J'ai tellement la peur…
M. BARNOUX.—Vous avez rompu, n'est-ce pas, avec Mme Paul Costard ?
M. BURANTY. — Oh ! oui, monsieur. Et j'en suis bien heureux !
M. BARNOUX. — Dès le lendemain du flagrant délit ?
M. BURANTY. — Dès le lendemain. Et encore, le soir même, ma résolution était déjà prise.
M. BARNOUX. — Vous avez été prompt.
M. BURANTY.— Prompt et raisonnable. Je ne le regrette pas.
M. BARNOUX. — Elle non plus, je viens de la voir.
M. BURANTY. — Ah ! Eh bien ?
M. BARNOUX. — Elle se félicite également de cette rupture.
M. BURANTY.— J'en suis bien heureux. Pauvre jeune femme ! Pourvu qu'elle soit sincère !
M. BARNOUX.— Que comptez-vous faire à présent ?
M. BURANTY.— Je crois que je vais aller à Madère.
M. BARNOUX. — Seul ?
M. BURANTY. — Non, avec Mme Buranty, dont l'état de santé m'inquiète vraiment très fort. On dit que c'est très beau, par là. Connaissez-vous ?
M. BARNOUX. — Non.
M. BURANTY. — Moi non plus.
M. BARNOUX. — J'espère que Mme Buranty ne soupçonne rien de tous ces événements qui lui auraient causé une si douloureuse… ?
M. BURANTY. — Rien du tout. J'en suis heureux ! Elle en serait morte, et je ne me le serais pas pardonné.
M. BARNOUX. — Vous l'aimez donc ?
M. BURANTY. — De toute la force dont je la plains. Je ne lui ai jamais fait de peine.
M. BARNOUX. — Êtes-vous sûr ?
M. BURANTY. — Comme de vous voir.
M. BARNOUX.—Vous l'avez maintes fois trompée, offensée.
M. BURANTY. — J'en conviens, mais ça n'est pas la même chose.
M. BARNOUX. — Pourquoi ?
M. BURANTY. — Parce qu'elle ne le sait pas. Et c'est un grand bonheur.
M. BARNOUX. — Pour elle.
M. BURANTY. — Et aussi pour moi.
M. BARNOUX. — Allons, bon avenir, monsieur ! Vous voilà tiré d'une mauvaise histoire. Attachez-vous à votre femme, dont la confiante faiblesse est assurément de nature à vous toucher, à vous attirer, et à vous retenir. Vous serez là dans le droit chemin.
M. BURANTY. — Je ne dis pas, quoique… malade comme elle l'est ! Enfin, nous verrons. (Il se lève.) Monsieur, croyez que je suis bien heureux… (Il s'incline et sort.)
M. BARNOUX, seul. — J'espère qu'en voilà un homme heureux ! Mais il le dit trop. Ça tournera mal. (À l'huissier qu'il a sonné.) Faites entrer M. Paul Costard.
COSTARD. — Monsieur, j'ai l'honneur…
M. BARNOUX. — Asseyez-vous, monsieur. Je ne vous crois pas mauvais, mais terriblement léger !
COSTARD. — C'est ce que je m'entends dire depuis qu'on m'a vacciné. Vous êtes dans le vrai.
M. BARNOUX.— Cette entrevue que nous avons ensemble me paraît être la dernière.
COSTARD. — Est-ce qu'on sait jamais ?
M. BARNOUX. — Laissez-moi le croire. Vous avez à votre actif beaucoup de folies. Peut-être est-ce aujourd'hui le début d'une période plus calme et plus sage. Par votre faute, vous avez perdu, – et j'ajoute : irrémédiablementperdu, – la jeune fille que vous aviez choisie pour votre femme. La voilà donc seule de son côté, comme vous du vôtre…
COSTARD. — En effet, nous ne peuplerons pas une île ! Et qu'a-t-elle résolu ?
M. BARNOUX. — Sur mon conseil… elle se retire…
COSTARD. — Dans le sein de sa mère ?
M. BARNOUX. — Oui, monsieur.
COSTARD. — C'est une noble retraite. Continuez.
M. BARNOUX, — Comme vous parlez d'elle ! Vous avez un ton !
COSTARD.— Moi ? mais non. Je lui pardonne Buranty, la pauvre petite !
M. BARNOUX. — À cette même place où vous êtes assis, elle m'a dit l'autre jour qu'elle vous avait pardonné Mme Bobette Langlois.
COSTARD. — Pas la même chose. D'ailleurs, que voulez-vous ? J'admets sans peine tous mes torts. Ce qui m'arrive là, monsieur, mais c'est la vie, tout bêtement. La vie, c'est ça, c'est d'être marié, de le regretter, de se dérégler comme on peut, de se faire pincer, de se quitter, et puis d'aller à fond toujours, et de suivre la chasse derrière les chiens, sans dessangler. Avec ça que dans votre carrière vous n'avez pas dû en voir de toutes les couleurs, et de plus raides que les miennes ?
M. BARNOUX. — Peu.
COSTARD. — Enfin, vous en avez vu, vous l'avouez.
M. BARNOUX. — Alors, vous n'êtes pas ému à la pensée d'avoir brisé la vie de votre femme ?
COSTARD. — Pas une goutte. Parce qu'elle ne pouvait pas être heureuse avec moi. Je suis bâti pour tout, excepté pour le mariage.
M. BARNOUX. — Il ne fallait pas vous marier.
COSTARD. — Je ne pouvais pas le savoir avant. C'est l'histoire des épinards ; pour les détester, il faut commencer par en manger.
M. BARNOUX. — Oui… et qu'allez-vous faire ?
COSTARD. — Reprendre ma vie de garçon.
M. BARNOUX. — Vous voulez dire  : la continuer.
COSTARD. — En plus grand. D'abord, déménager. Figurez-vous que j'ai déniché un petit logement. Devinez où ?
M. BARNOUX. — Je ne saurais pas.
COSTARD. —- Vous ? un juge d'instruction ! Eh bien ! c'est au cirque. Au Cirque d'Été. Un cachet énorme ! C'est Franconi qui m'a révélé l'existence de ça. Personne ne se doutait d'une affaire pareille. Trois petites pièces. On entre par les clowns. Alors, vous voyez d'ici ma pull-hop de vie ? À toute heure je peux descendre en pantoufles sur la piste, faire un tour de plage, et puis les dadas que j'adore, et clic, clac ! « Miousic… Messé Loyal, vellez-vô joer ? » Tout ! Enfin j'ai le Colisée chez moi. Néron n'avait pas ça.
M. BARNOUX. — Et cela suffit pour vous amuser ?
COSTARD. — Ça me suffit pour ne pas m'embêter. Et puis, je sens que vous me connaissez mal. Je suis un enfant dans le fond. Un rien me distrait. Pas blasé. Ainsi, tenez, hier soir, place Vendôme, je passais à neuf heures et demie. J'avise l'homme qui a une lunette, une grande lunette sur un trépied. Notez que le connais depuis dix ans qu'il est là ! Je m'arrête. Il me dit  : « Monsieur a envie de voir Saturne ? » À ce moment, je ne pensais pas plus à Saturne qu'à vous ; c'est égal, ça m'a paru drôle. Pourquoi pas ? En somme, je ne l'ai jamais vu ! Ma foi ! j'y ai été bravement, sans respect humain, j'ai fourré mon oeil dans le petit trou et j'ai vu Saturne. J'ai même été un peu affecté. Je savais bien parbleu que je ne verrais pas passer les promeneurs, mais je croyais que ça grossissait davantage. Et pourtant, je vous répète, cette idée que j'avais vu Saturne avec son machin, son anneau, eh bien, ça m'a donné du plaisir pour toute la soirée. J'en ai eu pour quatre sous. Après ça, dites si je suis un méchant garçon ? Vous ne répondez rien.
M. BARNOUX. — C'est si embarrassant. Allons, excusez-moi, monsieur, de ne pas vous garder plus longtemps. Adieu, et puissiez- vous, à l'avenir, vous contenter de joies aussi saines et aussi honnêtes que celle-là. Monsieur… (Il se lève.)
COSTARD. — Monsieur… (Il sort.)
M. BARNOUX, à part. — Quel serin  ! Maintenant, expédions la dernière. (À l'huissier.) Faites entrer Mme Langlois.
BOBETTE, entrant avec beaucoup de brio. — Monsieur…
M. BARNOUX. — Deux mots seulement, mademoiselle, j'ai déjà perdu trop de temps avec les autres.
BOBETTE. — Je regrette, monsieur, que ce n'ait pas été avec moi.
M. BARNOUX. — Pas moi, mademoiselle.
BOBETTE.— Oh ! mais, monsieur. Je ne suis pas habituée à ce qu'on me parle de la sorte. D'ordinaire on y met plus de formes.
M. BARNOUX.— Laissons là vos formes, si vous le voulez bien. Je vous ai priée de venir, afin de vous donner quelques conseils ou plutôt vous faire de paternelles réprimandes.
BOBETTE. — Je vous écoute, mais je ne vous comprends pas.
M. BARNOUX. — Ne faites pas l'innocente.
BOBETTE. — Ce n'est pas mon habitude.
M. BARNOUX.—Vous me comprenez fort bien. Vous sortez à peine d'un scandale, que vous retombez dans un autre plus grand encore.
BOBETTE. — Expliquez-vous. Précisez.
M. BARNOUX. — Vous êtes à présent la maîtresse de M. Labosse. Ne le niez pas. Je le sais, j'en ai les preuves.
BOBETTE. — C'est exact.
M. BARNOUX. — Après le gendre, le beau-père !
BOBETTE. — Est-ce ma faute ? Nous autres, malheureuses, notre situation est terrible. Quand nous sommes aimées par des fils de famille, on nous accuse de détourner et de capter la jeunesse, et quand nous plaçons notre confiance dans des personnes respectables…
M. BARNOUX. — Non, dites : âgées.
BOBETTE. — On nous jette encore la pierre. Quelle est la règle de notre inconduite ? quel doit être notre programme ? où est notre code ? Autant de questions auxquelles j'aimerais vous voir répondre.
M. BARNOUX. — Ce n'est point, grâce à Dieu, ma besogne, mademoiselle. Mais à défaut de programme et de code, laissez-moi vous dire que vous avez la voix de votre conscience, un instinct de ce qui est permis et défendu dans les dérèglements… ou alors, si vous ne l'avez pas, c'est que vous êtes tombée bien bas.
BOBETTE, aimable. — Ramassez-moi ; ou plutôt non, laissez-moi où je suis, allez. Nous sommes chacun à la place qui nous convient. Vous êtes un juge et un bon juge ; moi je suis une fille et une bonne fille. Oui, j'ai lâché le petit Costard, et j'ai bien fait. Ou il n'était pas assez mûri pour la femme d'expérience que je deviens de plus en plus, ou c'est moi qui ne suis plus assez jeune pour l'apprécier ? Bref, il m'étourdissait. Huit jours après notre rupture, son beau-père est venu ; c'est un vieillard très gai mais très bon. Il ne m'avait jamais vue avant le matin du flagrant délit chez moi, il m'a dit que, ce jour-là, j'avais produit sur lui une énorme impression. Il a bien su me le dire. Je l'ai cru.
M. BARNOUX. — Et voilà ?
BOBETTE. — Voilà. Dites maintenant qu'il est fâcheux que M. Labosse se trouve être précisément le beau-père de Paul, mon ami précédent ? D'accord. Je le regrette, il le regrette, Costard doit le regretter, vous le regrettez, tous nous le déplorons. Mais ne me demandez pas d'accorder à ces considérations plus d'importance qu'il n'est utile. Ces fatales rencontres sont, hélas ! fréquentes dans notre existence. Elles peuvent attrister une liaison, elles ne doivent jamais l'influencer. J'ajoute, – et c'est encore possible, – que M. Labosse, en agissant comme il l'a fait, obéissait aussi à une raison de morale majeure.
M. BARNOUX. — Laquelle ?
BOBETTE. — Il ignorait peut-être notre rupture, ou s'il ne l'ignorait pas, il ne la croyait pas définitive, irrévocable, et sans doute, alors, en m'immobilisant, il comptait rendre un signalé service à sa fille et à son gendre, avec l'espoir secret d'une réconciliation possible entre eux dans l'avenir. Ce serait en ce cas un excellent père de famille.
M. BARNOUX. — Si telle a été sa pensée, ce qui ne m'est pas prouvé, il connaît bien mal son gendre.
BOBETTE. — C'est vrai. Ça suffirait pour rapprocher Paul de moi. Et voulez-vous que je vous dise la vérité ?
M. BARNOUX.—Nous la demandons toujours.
BOBETTE. — Depuis que M. Labosse est chez lui chez moi, je ne suis plus tranquille, et je sens que Paul va vouloir recommencer.
M. BARNOUX. — Vraiment ! pourquoi ? par vice ?
BOBETTE. — Non… Par fanfaronnade, par… nouveau jeu.
M. BARNOUX. — Vous dites ? quoi ? nouveau… nouveau jeu ? qu'est-ce que c'est que ça ? Tenir à remplacer son beau-père… Un jeune homme ! Mais le nouveau jeu, c'est le contraire de l'amour ?…
BOBETTE.— Non, monsieur, c'est la maladie du temps : l'amour du contraire.


15 – MADAME LA BARONNE

Quinze ans après.
En Anjou. Le château des Collerettes, un ravissant petit château Renaissance, entouré d'eau vive, et ceint de beaux parcs, se dresse sous le soleil vermeil d'un matin de mai. À une quarantaine de mètres du pont et du perron, est assise sur un fauteuil de jardin une dame en bandeaux gris, avec un épagneul blanc et feu, qui dort d'un œil, couché à ses pieds. Elle tient un livre à la main. Il fait un silence de campagne, et l'on ne voit, en dehors de la dame et de son chien, personne autre qu'un jardinier diligent, qui porte à pleins bras, contre sa poitrine, des pots de géranium, tout au bout d'une allée. Et la dame lit. Elle lit la Petite Fadette. Soudain, la cloche de la grande grille se met à tinter dans du lierre. L'épagneul grondaille entre ses babines, sa maîtresse lève la tête, et elle aperçoit de loin Esther, la femme du cocher, qui lui apporte une carte en courant.) « Qu'est-ce que c'est, Esther ? — C'est une dame qui demande si on permet de visiter. — Non, vous savez bien que je ne permets jamais. Dites que si on veut se promener quelques minutes dans le parc et faire le tour du château… — Bien, madame la baronne. »
Et Esther retourne, tandis que la châtelaine reprend sa lecture. Bientôt, on entend des bruits de pas sur les cailloux ; c'est la visiteuse qui s'avance doucement, comme on marche chez autrui, considérant autour d'elle, avec une admiration qui stationne : ces gazons merveilleux, ces superbes massifs de fleurs éclatantes, ces gros et vieux arbres, ce beau palais de pierre ciselée qui trempe ses murs dans l'eau fraîche depuis si longtemps, et dont les toits sont pointus et minces comme autant de clochers. Tout cela, pense manifestement la visiteuse, appartient donc à cette dame assise là à l'ombre ! « Ah ! qu'elle a de la chance ! » Et elle la regarde. Et la châtelaine, qui devine de son côté, pense : « Mon Dieu, oui, ma bonne, tout cela m'appartient. » Et elle regarde l'inconnue. Mais dès que leurs yeux se sont croisés, voilà la visiteuse qui s'arrête et pousse un cri en disant : ) Bobette ! (À ce mot, la dame s'est levée, pâle, balbutiant :) « Quel nom dites-vous, madame ? Je ne vous connais pas… — Mais si, rappelle-toi, je suis Louise Brunoy ! — Louise ! » (Alors, elles sont tombées dans les bras l'une de l'autre, et elles ont pleuré un bon moment. À présent, c'est fini. Toutes les deux sur un banc, elles ne pleurent plus, mais, par précaution, elles tiennent encore leur mouchoir à la main.)

LOUISE. — Oh ! comment, comment se fait-il ? Comment ?
BOBETTE. — Raconte d'abord, toi. Je te raconterai, moi, après.
LOUISE. — Que je te raconte quoi ?
BOBETTE. — Ce que tu es devenue, ce que tu fais. Es-tu heureuse ?
LOUISE. — Je suis mariée.
BOBETTE. — Mariée ! Mantel t'a épousée. C'est bien, à la bonne heure !
LOUISE. — Non pas lui, un de ses amis, un sculpteur, et qui ne m'a pas eue avant, tu sais !
BOBETTE.—Ah ! es-tu contente, ça marche- t-il ?
LOUISE. — Ça marche bien, mais on vit mal. La statue ne va guère depuis quelque temps, on en a trop fait. C'est le krach du marbre ! Sans cela, Pierre est un bon garçon…
BOBETTE. — Pierre quoi ? Comment t'appelles-tu ?
LOUISE. — Pierre Cheville, Mme Pierre Cheville. Il travaille en ce moment pour un riche métayer de Cholet, – un joli buste, ma foi, avec les bras et les mains ; – alors, comme ton château est très réputé, il m'a dit hier : « Prends le train et va demain jusque-là, pour te distraire. Tu demanderas à visiter, ça ne se refuse jamais. » J'avais entendu dire que les Collerettes appartenaient à Mme la baronne de Langlois… tu comprends que j'étais à cent lieues de supposer… Tu ne m'en veux pas ? Alors, tu es donc baronne, baronne avec la particule ? J'avais toujours parié, moi, que tu finirais noble ! Raconte, ma fille. Songe que voilà si longtemps qu'on ne s'était vues… Te rappelles-tu la dernière partie qu'on a faite ensemble ? C'était à l'Hippodrome, un vendredi, avec Mantel et Costard…
BOBETTE. — Oui, ne parle plus de ça. C'est le passé, ne parle plus de ça.
LOUISE. — Je te fais de la peine ?
BOBETTE. — Non. Mais il y a des choses que je préfère ne pas remuer.
LOUISE. — Tu as eu des ennuis, je vois, des drames peut-être. Eh bien, laissons là ce qui te chagrine, va. Ainsi, te voilà installée ici, et riche, riche !
BOBETTE. — Ah ! je ne manque de rien.
LOUISE. — Donne-moi des détails, je tombe de la lune. Vis-tu seule ?…
BOBETTE. — Certainement je vis seule. Il est grand temps !
LOUISE. — Tu ne t'ennuies pas ?
BOBETTE. — Jamais.
LOUISE. — Comment as-tu eu ce château ?
BOBETTE. — Je l'ai acheté, tiens !
LOUISE. — Acheté et payé ?
BOBETTE. — Oui.
LOUISE. — De ton argent ?
BOBETTE. — De mon argent.
LOUISE.— Cher ?
BOBETTE.— Trois cent mille.
LOUISE.— Ah ! ma pauvre amie, jamais ça ne m'arrivera, ces chiffres-là.
BOBETTE. — Ce n'est pas probable. Mais est-ce qu'on sait ? Tout arrive. La semaine dernière j'ai eu l'évêque à dîner… eh bien, si on m'avait prédit….
LOUISE. — Tu vois l'évêque ? toi, Bobette ?
BOBETTE.— Ne m'appelle plus Bobette, je t'en prie. L'évêque me voit, certainement ; l'évêque d'Angers, mon évêque ; il fait en ce moment une tournée diocésaine.
LOUISE. — Comment dis-tu ?
BOBETTE. — Diocésaine, diocèse ; alors, jeudi soir, il a dîné ici avec son grand vicaire, et le curé que j'avais invité.
LOUISE. — Tu vois aussi le curé ?
BOBETTE. — Mon curé, l'abbé Talon, mais sans doute, et beaucoup, plusieurs fois par semaine. Qu'est-ce que tu as ? Ça t'étonne ?
LOUISE. — Non, mais…
BOBETTE. — Tu me trouves changée ?
LOUISE. — Dame ! Ce n'était pas ton genre autrefois.
BOBETTE. — À mesure qu'on avance dans la vie, ma chère, on voit les choses sous un autre jour. Avec l'âge…
LOUISE. — Avec l'âge… Dirait-on pas, à t'entendre, que tu es une vieille femme ?
BOBETTE. — Je n'en suis pas loin. Regarde, je suis toute grise…
LOUISE. — Toi ? C'est pourtant vrai. (Elle s'approche.) Mais non, tu n'es pas grise, tu es poudrée, voilà ce que tu es. Pourquoi te poudres-tu ? Pourquoi te mets-tu des bandeaux plats ?
BOBETTE. — Parce que. Parce que ça fait mieux.
LOUISE. — Oui, je devine ton système. Autrefois tu cherchais à te rajeunir, à présent tu te vieillis. Quel âge te donnes-tu ?
BOBETTE.— Cinquante ans.
LOUISE. — Et tu n'en as que quarante-deux. Ah ! ne dis pas non. Je le sais.
BOBETTE. — Je ne le nie pas.
LOUISE. — Et pourquoi fais-tu tout ça, voyons ? Ça t'amuse donc bien de jouer la dévote ?
BOBETTE. — Je ne joue pas, je la suis.
LOUISE. — Qu'est-ce que tu me contes là ?
BOBETTE. — La vérité. Il n'y a aucune hypocrisie de ma part, comme tu pourrais le croire. Bien sûr que je ne verse pas dans l'exagération, j'en prends et j'en laisse, mais je reste très sincère dans les petites pratiques de ma vie rangée. Aussi je suis en paix, va, et tranquille, satisfaite de tout et de moi-même. Et puis, quoi qu'on en dise, il y a de braves gens dans le monde honnête. Et tolérants ! Ils vous en demandent quelquefois moins que les autres. La seule chose à laquelle ils tiennent, c'est à la tenue. Ah ! par exemple ! se tenir. Et ils ont joliment raison. Mais aussi, avec de la tenue on n'a jamais à se plaindre d'eux, ils vous laissent aller, venir, sans se mêler de vos affaires, et ils sont charmants. À aucune époque de ma vie je n'ai été plus heureuse, tu m'entends ? à aucune !
LOUISE. — Il y a longtemps que tu es aux Collerettes ?
BOBETTE. — Bientôt six ans.
LOUISE. — J'ai su, un peu de bric et de broc, toutes tes anciennes histoires avec Costard, et ensuite avec son beau-père, M. Labosse.
BOBETTE. — Un bon coeur, M. Labosse. Pas l'ombre de sens moral, malheureusement, mais un excellent homme. Pendant les neuf ans que je l'ai connu, nous n'avons jamais eu un mot ensemble. Quand il est devenu veuf, – je te montrerai tout à l'heure le bracelet qu'il m'a donné pour la mort de sa femme, – il m'a proposé de m'épouser, jour pour jour, un an après. J'ai refusé.
LOUISE. — Pourquoi ?
BOBETTE. — Je n'étais pas sûre de lui, il m'aurait trompée.
LOUISE. — À son âge !
BOBETTE. — Ça ne prouve rien. Il est à Paris et il s'amuse toujours. C'est un homme qui a le plaisir dans le sang. Il ne mourra que sur une chaise longue. Enfin il s'est conduit envers moi avec une grande générosité ; si je suis aujourd'hui une femme du monde, c'est bien à lui que je le dois. Je ne l'oublierai pas, et plus d'une fois, je te l'avoue sans rougir, il m'arrive de prier pour lui.
LOUISE.— Et Costard ?
BOBETTE. — Ah ! celui-là, c'est un garçon funeste qui a trouvé le moyen de faire de la peine à tous ceux qui l'ont aimé. Même quand j'étais avec lui, ce que de fois j'ai plaint sa femme !
LOUISE. — Qu'est-il devenu ?
BOBETTE. — Je ne sais pas. Il n'a plus le sou. Il apparaît et il disparaît. Je ne m'en préoccupe pas. Tu sais qu'il est divorcé depuis seize ans ?
LOUISE. — Et elle ?
BOBETTE. — On dit qu'elle habite l'Italie. Mais je n'en suis pas plus sûre que cela.
LOUISE. — Il y avait aussi un ménage d'amis, la petite femme était paralysée.
BOBETTE. — Elle est morte. Les Buranty. Lui est à l'étranger, quelque chose dans les consulats.
LOUISE. — Comme tout ça s'est égrené !
BOBETTE. — Oui.
LOUISE. — C'est encore toi, dans le tas, qui as gagné le gros lot, va ! Tu n'as pas à te plaindre.
BOBETTE. — Et je ne me plains pas ! Oh ! non ! D'abord j'ai une installation magnifique, tu verras ; j'ai des chevaux, des voitures, – tout cela très simple, très sobre, mais tenu, et bon genre ! – J'ai cent hectares de bois, entourés de murs, une rivière chez moi, et un potager comme je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup. Le climat est adorable. Tiens, dans ce moment-ci, en mai, les lilas commencent à fleurir. Et c'est joli ! Et ça embaume ! Quand j'ouvre mes fenêtres, le matin, il me semble que tout le parc entre dans ma chambre ! Car c'est encore une chose dont on ne peut pas se faire une idée tant qu'on a demeuré dans les villes : le matin à la campagne ! Penser qu'on mourir sans savoir ce que c'est ! Il y a des vapeurs blanches, roses, légères comme de la malines, qui flottent partout ; le ciel est de la couleur des opales, tu sais, la pierre qui ne porte pas chance ? et tout est frais, tout est mouillé, tout vous dit bonjour ; on est content d'être réveillé, de voir venir la journée et de respirer le bon air qui sent la verdure. Alors, vite, je descends, je vais jeter au coup d'œil aux volières ; aimerais-tu ça, toi, des volières ?
LOUISE. — Je crois bien !
BOBETTE. — À propos d'oiseaux : dans l'été, figure-toi que j'ai cinq ou six rossignols dans le parc.
LOUISE. — Est-ce qu'ils chantent ?
BOBETTE. — Toutes les nuits, et quand je les entends, ça me fait pleurer ; c'est comme si j'étais petite ! Ah ! je ne regrette pas l'Opéra ! Après les volières, je vais aux poules, je vais aux serres, je vais aux étangs, je vais aux cressonnières, je vais aux espaliers, je vais au pigeonnier, je me promène à pied ou en voiture… Non, ce n'est pas les occupations qui me manquent, j'ai des malades, des pauvres que je vais visiter, auxquels je porte du linge, des vêtements, des bons de viande ; et il faut voir ce qu'ils sont contents ! Je vais chez les sœurs…
LOUISE. — Tu vois aussi les sœurs ?
BOBETTE. — Mais oui, je vois tout le monde, et les sœurs viennent au château me conter leurs petits tracas avec le conseil municipal qui leur cherche noise ; alors j'arrange ça… Il y en a une qui s'appelle sœur Monégonde, c'est celle qui arrache les dents. Tu ris ? J'en fais bien d'autres, je vais aux distributions de prix de l'école, je donne le pain béni une fois par an, c'est moi qui ai offert les vitraux de l'église ; c'est moi qui ai payé l'installation du télégraphe ; c'est moi qui ai fait venir ici et mise dans ses meubles la mère Dusallé. Tu ne sais pas ce que c'est que la mère Dusallé ? C'est la sage-femme. Avant moi, le pays en manquait. Et c'était tant pis, car on accouche beaucoup dans le pays. Seulement, tu comprends, pour arriver à tous ces beaux résultats, il fallait commencer, quand j'étais nouvelle venue, par inspirer confiance, et c'est pour ça que tout de suite je me suis hardiment instituée baronne, avec une particule, baronne de L'Anglois, en mettant une apostrophe. Si tu connaissais les gens de la campagne, tu saurais qu'ils adorent avoir un titre à donner aux messieurs et aux dames du château. Monsieur ou madame, ça ne leur dit rien, tandis que monsieur le comte ou madame la baronne, ça les flatte. Après tout, je ne suis pas bien coupable et ça n'est pas de ma faute s'il y a un tas de petites canailleries qu'on est dans la nécessité de faire, dès qu'on se met à vouloir pratiquer sérieusement la vertu. Enfin, ce qui est par-dessus tout bon et agréable, c'est de se sentir irréprochable, aimée de tout le monde qui renchérit : « Oh ! quelle brave et digne femme que madame la baronne ! » c'est de voir, quand on sort, les enfants qui s'arrêtent de jouer pour vous dire bonjour, et les mamans qui vous font un signe de tête derrière les carreaux ; c'est d'avoir son banc à l'église, dans la vieille petite église, où la messe chantée dure si longtemps ; c'est la conscience qu'on n'a pas d'ennemis. Ah ! c'est inappréciable, délicieux ! Non, il faut avoir été détestée, maudite pendant une moitié de sa vie par des pères, des mères, des familles, pour bien goûter la tranquillité physique et morale dont je te parle, et les femmes vertueuses de naissance, qui n'ont jamais fauté ni roulé, ne peuvent pas savoir comme nous autres tout le plaisir qu'il y a d'être honnêtes. Et c'est si facile avec ça ! Depuis que je le suis j'en demeure confondue. Seulement, voilà ! il faut avoir les moyens. Ceux que j'ai employés étaient-ils très catholiques ? Non. Tant pis pourtant, et puis, qui sait, ma pauvre Louisette, si tout ça ce n'est pas des mystères, et si la Providence n'a pas voulu que je mène une vie de jarretière pour me permettre mieux d'être sage et rangée à la fin ?
LOUISE. — Tu arranges un peu ça à ta façon, mais ça n'est pas impossible.
UN DOMESTIQUE, s'approchant. — Pardon, madame la baronne, mais la supérieure des sœurs est là, avec le maître charpentier.
BOBETTE. — Bon, j'y vais. (À Louise.) Viens avec moi.
LOUISE.— Tu fais bâtir quelque chose… une école ?
BOBETTE. — Mais non, c'est pour jeudi prochain ?
LOUISE. — Qu'est-ce qu'il y a jeudi prochain ?
BOBETTE. — C'est le 28, ma chérie.
LOUISE. — Eh bien ?
BOBETTE. — C'est la Fête-Dieu. Ah çà, où as-tu la tête ? Alors, j'ai eu l'idée d'un grand reposoir sur un des ponts. Ce sera très joli, toute la procession passera par le parc pour arriver jusqu'au reposoir, où le curé donnera la bénédiction. Mais j'espère que tu vas rester un peu. Quand j'aurai fini tout à l'heure avec la sœur, je te ferai visiter le château en détail. (Elles commencent à s'éloigner.) C'est une merveille… (On n'entend plus que des lambeaux de phrases.) François Ier… une de ses maîtresses… dans la chapelle… Jean Goujon… — Bonjour, ma sœur… — Bonjour, madame la baronne… — Une de mes amies de Paris.


16 – LE VIEUX MARCHEUR

À minuit passé. Dans l'antichambre d'un bel appartement, au premier, rue Laffitte, Victor (autour de la quarantaine) est assis, près d'une lampe, en train de lire les Crimes des Papes. Il entend un bruit de pas lents et lassés dans l'escalier, il se lève, ouvre la porte, et reçoit en maître M. Labosse, un peu trébuchant, son chapeau tout abîmé, l'œil dardant, sous la paupière fripée, une petite flamme verte.

M. LABOSSE. — Victor, mon garçon. Voici ton roi. Bu qui s'avance ! (Il lui prend la main et la lui serre.) Bonjour, Victor.
VICTOR, imperturbable, qui le soutient un peu. — Bonjour, monsieur.
M. LABOSSE. — Victorin !
VICTOR. — Monsieur.
M. LABOSSE. — Quoi de novus à la maison ? Pas de lettre ?
VICTOR. — Rien du tout, monsieur.
M. LABOSSE. — Tout va bien, Victorien.
VICTOR. — J'imagine que monsieur a besoin de son lit ?
M. LABOSSE. — Oh ! oui, Victor. Oh ! oui. Mène-m'y.
VICTOR. — Monsieur n'a pas encore été sage ce soir.
M. LABOSSE.— Si. Si. Je t'assure.
VICTOR. — Monsieur sera malade demain.
M. LABOSSE. — Tu crois ?
VICTOR. — J'en suis sûr, monsieur.
M. LABOSSE.— Eh bien, tu me soigneras, tu me feras du bouillon, du bon bouillon. Allons, viens me coucher, parce que, tout seul…
VICTOR. — Monsieur ne pourrait pas ?
M. LABOSSE.— Oh ! non, Victorin. Cela est au-dessus de mes moilliens. (Soutenu par le valet, il traverse la salle à manger et le salon pour gagner sa chambre. D'une main, Victor tient la lampe. M. Labosse, au milieu du trajet, s'arrête et regarde les murs autour de lui.) C'est gentil chez moi, il n'y a pas à dire. Ah ! qu'on est heureux d'avoir un chez-soi ! Pourquoi ne suis-je pas plus souvent chez moi ? Ce que j'aime en toi, Victor, c'est que tu tiens l'appartement avec beaucoup de propreté ; aussi, – je t'ai déjà augmenté, – eh bien, vois si ton maître est bon ? je sens que je t'augmenterai encore. Dis-le que je suis bon.
VICTOR. — Mais oui, monsieur est très bon.
M. LABOSSE. — Plus fort  ! Que ça ait l'air de te partir !
VICTOR, criant. — Monsieur est très bon. (Bas.) Allons, venez vous coucher, monsieur.
M. LABOSSE. — Une minute. (Il le mène devant un tableau du salon.) Tiens, tu vois cela ? C'est une peinture. C'est un berger  près d'une bergère. Éclaire mieux, tu n'éclaires pas. Sais-tu qui est-ce qui a fait ça ?
VICTOR. — Oui, monsieur, c'est un artiste qui s'appelait Ouatteau.
M. LABOSSE. — Pourquoi dis-tu Ouatteau ? On dit Vatteau.
VICTOR. — Il y a un double v.
M. LABOSSE. — Un double v ! Tiens, tu es saoul. Viens me coucher. Elle est gentille, hein, Victorien, la bergère ? Ça ne te donne pas des idées, quand tu époussettes ? Non ! Moi, tout me donne des idées ! C'est que tu n'aimes pas les femmes. Moi je les aime.
VICTOR. — Trop, monsieur.
M. LABOSSE. — Jamais trop. Ne dis pas cela. Je les aimais déjà gosse, à neuf ans, et aujourd'hui, dans ma soixante-dixième année, je les aime encore. C'est ce qu'il y a de plus gentil, et de plus coquelicot au monde, va. Une petite femme qui a des petits pieds, des petites mains, mais il y a de quoi se mettre à genoux, il y a de quoi… il y a de quoi tout, enfin !
VICTOR. — C'est bon, monsieur, mais ne remuez pas tant pendant que je vous déshabille, parce que vous allez tomber.
M. LABOSSE. — As pas peur, sapeur, l'équilibre est bonne ! (Il se regarde en chemise de nuit.) Victor, dis que pour un vieux de mon âge, on n'a pas l'air trop bête en bannière ?
VICTOR. — Mais certainement non, monsieur.
M. LABOSSE. — Victor, je t'augmente encore !
VICTOR. — Monsieur m'augmente trop, monsieur va se fatiguer. Que monsieur monte dans son lit et dorme. Là, je vais donner un petit coup d'épaule à monsieur.
M. LABOSSE. — Tiens-moi le pied, Victorin, tu sais, comme aux amazones. Hop là ! C'est gentil, une amazone. Ça m'est arrivé une fois d'aimer une femme en amazone. Cristi de cristi  ! (Il est assis dans son lit. Le voilà sur son séant, adossé à ses deux oreillers.)
VICTOR. — Là, monsieur n'a plus besoin de rien ? Je vais laisser monsieur.
M. LABOSSE. — Attends, fidèle serviteur. Puer, abige muscas.
VICTOR. — Plaît-il ?
M. LABOSSE. — Rien. Victorien, je dois te faire un aveu. D'abord, c'est que je suis bigrement bien dans mon dodo ; ensuite, c'est que je commence à me dégriser un peu, et enfin, enfin, c'est que j'ai u-ne soif, mais u-ne soif ! Donne-moi à boire, Victor. Ce que tu voudras, pourvu que ce soit bien frais.
VICTOR. — Non, cela ferait du mal à monsieur.
M. LABOSSE. — Tu me refuses ? Ah ! Victor ! comme tu dois me mépriser !
VICTOR. — Mais non, monsieur. Dormez vite. Je m'en vais.
M. LABOSSE. — Ne fuis pas. Je ne veux pas que tu t'en ailles. Je n'aime pas être dans le noir, ça me donne des idées tristes. Assois-toi en face de mon lit et laisse-moi parler. Je suis camarade et familier avec toi, tu dois en être fier. Victor, parce que je plaisante et que je suis resté très jeune de caractère, il ne faudrait pas en conclure que je me ramollis. La vérité, mon Dieu, c'est que je ne suis pas heureux.
VICTOR. — Monsieur a pourtant de quoi, monsieur est riche.
M. LABOSSE. — Après ? non, je ne suis pas heureux, parce que je ne peux pas aimer les femmes. Chaque jour, ça me devient plus difficile. Sans doute, j'ai toujours l'idée, l'intention, le désir, mais ça ne suffit pas, Victor… je suis une nourrice sèche… et ça m'embête. Oh ! que ça m'embête donc !
VICTOR. — Que voulez-vous, monsieur, on ne peut pas être et avoir été.
M. LABOSSE. — On m'a déjà dit cela pour me consoler, ça ne me console pas. Au contraire, ça ne fait que doubler mes regrets. Si tu savais, Victor, tout ce que j'ai accompli dans ma vie, en fait de femmes, et les tours de force !… Tu serais épouvanté, Victorin, ébouriffé, émerveillé…
VICTOR. — Je m'en doute. Il n'y a qu'à regarder monsieur.
M. LABOSSE. — Victorin, j'aurais été empereur romain que je n'aurais pas rôti mon péplum davantage. Car j'ai eu beaucoup de femmes, tu entends, des quantités  ! Et de toutes les manières, des géantes et des miniatures… Ah ! c'est inouï ce que j'en ai eu !
VICTOR. — Monsieur en a toujours.
M. LABOSSE. — Moins, et pas aussi bien, et voilà pourquoi, par instants, tu me vois tout penché. L'homme est mal fait, mal organisé, Victorin, il devrait garder jusqu'à sa dernière minute toutes ses facultés intactes, et surtout la plus précieuse de toutes, saperlotte, la faculté de… tu m'as saisi au vol, hein ? Parce que, vois-tu, rien n'est plus triste pour un vieillard bien conservé comme moi que d'être paralysé, comme on dit, dans ses œuvres vives.
VICTOR. — Monsieur exagère, il n'en est pas encore là.
M. LABOSSE. — Pas encore, non, mais j'y vais tout droit. Ah ! où sont-elles, mes séries d'autrefois ?
VICTOR. — Que monsieur me permette de lui donner un conseil ?
M. LABOSSE. — Donne, Victorien.
VICTOR. — Si monsieur ne veut pas perdre le petit peu qui lui reste, que monsieur se ménage.
M. LABOSSE. — Mais je me ménage.
VICTOR. — Non. Monsieur sort tous les soirs, dîne tous les soirs dans des cabinets particuliers, et rentre tard, tous les soirs, malade comme aujourd'hui.
M. LABOSSE. — Malade ? mais où prends-tu que je suis malade, Victorin ? je ne me suis jamais si bien porté. Non, Victor, je ne suis pas malade, je suis excité. Voilà ce que je suis. Ce que tu prends pour de l'affaissement, c'est de la continence. Oui, mon garçon.
VICTOR. — Monsieur est sûr de ne pas confondre ?
M. LABOSSE. — Non, mon garçon. C'est comme je te l'affirme.
VICTOR. — Aussi, pourquoi monsieur est-il excité ? parce qu'il va dans des endroits pernicieux à sa nature.
M. LABOSSE. — Je vais dans des endroits où il y a des femmes, bien entendu. Où diable veux-tu que j'aille ? À l'Odéon ? Mais il m'arrive quelquefois d'être sage. Parole. Ainsi ce soir j'ai été passer une heure au café Américain, en haut. Naturellement, elles sont toutes venues, dès qu'elles m'ont aperçu. « Ah ! voilà le vieux marcheur, le vieux sondeur, le vieux voyeur ! » Je suis très aimé, tu sais, on me trouve gai, je les change des jeunes gens d'aujourd'hui qui ne sont pas fichus de rire et de s'amuser, et puis je règle leurs additions, ah ! pas cher, les pauvres gamines ! alors elles ont plaisir dans ma compagnie, elles sont donc toutes accourues et elles m'ont enguirlandé. Neuf, elles étaient à ma table, figure-toi, neuf ! J'avais l'air d'un caissier belge en bordée. Il y a avait surtout une petite qui s'appelle Rita, comme un chienne, et qui est jolie-jolie, et puis bien fabriquée, choc-choc, avec une poitrine de chez Barbedienne.
VICTOR. — Assez, monsieur, calmez-vous.
M. LABOSSE. — Elle n'aurait pas demandé mieux, je t'assure, Rita ! n'y aurait pas eu besoin que j'en parle à sa famille… eh bien, qui est-ce qui n'a pas voulu ? C'est moi. Par raison. Tu vois que tu m'accuses à tort. Seulement, crois bien que ça me coûte d'espacer, et qu'il me faut du courage. Ça me coûte d'autant plus que c'est comme un fait exprès  : jamais la femme n'a été si bien qu'à présent, jamais ça n'a été aussi facile de s'en procurer, jamais elle n'a été de si belle qualité et meilleur marché. Alors j'ai un peu gros cœur de constater que je ne peux plus en profiter. Chaque jour je vois des bonnes affaires qui se perdent, des levages admirables, le Gil-Blas qui est plein d'occasions… et puis je suis là, moi, espèce d'Abélard, forcé de rester spectateur, et inactif. C'est dur, va ! Enfin ! j'ai encore tout de même de petites émotions… heureusement ! parce que sans ça la vie ne serait pas tenable. Et puis l'estomac qui s'est assez maintenu. Bien dîner, ça n'est pas non plus à cracher dessus. Ce soir, tiens, j'ai croustillé comme un dieu, chez Joseph, un chic bistro !
VICTOR. — Tout seul ?
M. LABOSSE. — Tu ne voudrais pas ! Non, avec une petite amie, une modiste qu'a l'air marquise, et avec des jambes, mais des jambes… à la Bobette !
VICTOR. — Qu'est-ce que monsieur peut encore bien lui faire, à cette modiste ?
M. LABOSSE. — Des cadeaux, mon pauvre Victorin, c'est presque tout ce que je peux lui faire, des cadeaux. Que veux-tu ? c'est encore ça. Je paye, donc je suis : comprends-tu, j'en fais toujours partie, je ne suis pas irrévocablement retiré du commerce. Et tant que je paye, que je fais des cadeaux, eh bien ça m'illusionne, j'arrive à être persuadé que je vais plus loin.
VICTOR. — Monsieur sait qu'il est très tard ?
M. LABOSSE. — Ça m'est égal.
VICTOR. — Vous parlez, vous parlez, vous serez tout à fait plat demain.
M. LABOSSE. — Au petit bonheur. En ce moment, je suis lancé. Je passerais la nuit, je m'en sens capable ; pour un peu, tiens, je découcherais. À propos de nuit, sais-tu quand on guillotine le grand Albert, l'assassin du curé de Jalon ?
VICTOR. — C'est pour cette nuit, monsieur.
M. LABOSSE. — Pour cette nuit, tu en es sûr ?
VICTOR. — Oui, monsieur, je le tiens d'un journaliste de mes amis.
M. LABOSSE. — Cré mâtin de mâtiche, habille-moi vite, illico, Victorin !
VICTOR. — Monsieur veut y aller ?
M. LABOSSE. — Mais…
VICTOR. — Monsieur est insensé ! Monsieur est indigne ! Sortir de son lit, en pleine nuit, par ce froid…
M. LABOSSE. — Fiche-moi la paix. Passe-moi mes pelures. Prépare-moi mon gros paletot. (Il se lève.) Ah  ! c'est cette nuit qu'on rétrécit le grand Albert  ! J'y serai. Je n'en manque pas une.
VICTOR. — Ah ! monsieur, monsieur !
M. LABOSSE. — Ne soupire pas, tu sais que ça m'amuse. Je n'ai pas tant de distractions. Et puis, quoi, il ne l'a pas volé : c'est une canaille que ce grand Albert ! Un lâche qui tuait des prêtres… Oh ! il y a de bons prêtres, crois-moi, Victor. Ne hoche pas la tête ; du moment que je te le dis. (Il s'habille tout seul, sans l'aide de son domestique, leste comme un jeune homme.) Penses-tu que j'arriverai, avec une bonne voiture ? Quelle heure as-tu ?
VICTOR. — Trois heures.
M. LABOSSE. — J'ai le temps. Mais j'aurai raté les bois. Va me chercher un coupé de cercle si tu en trouves, ou un bon sapin. Et puis tu me prépareras de quoi croquer en rentrant. Ce grand Albert, tout de même, voilà où mène l'inconduite ! Pourvu qu'il se tienne bien. Et puis, est-ce qu'on sait ? je peux y trouver des petites femmes. Peut-être que Paul y sera aussi, tiens ? Tu te demandes ce que c'est que Paul ? c'est quelqu'un, c'est mon ancien gendre, Victor. Tu ne l'as pas connu. Si tu l'avais connu…
VICTOR. — C'était un type ?
M. LABOSSE. — Deux fois moi. 
VICTOR. — Alors, vrai ! Et monsieur ne le voit plus ?
M. LABOSSE. — Non. Il a rendu ma fille malheureuse, mais je lui aurais encore pardonné s'il avait été un peu plus gentil avec moi. Au lieu de ça, il m'a lâché aussitôt après son divorce. Plus voulu me voir ni faire la fête ensemble. C'était pourtant bien le cas ou jamais, il était libre, il n'y avait plus de gendre, plus de beau-père, aucune gêne, rien que deux bons camarades. Non. Oh ! je lui en voudrai toujours. C'est égal, quelquefois on a rudement rigolé tous deux. Trottine me chercher mon traîneau, vieux Victor.
VICTOR. — J'y vais. Ah ! monsieur ! monsieur ! quel – je ne veux pas dire quoi – vous faites !
M. LABOSSE. — Je le sais. Va, cours, vole. (Victor sort. Resté seul, M. Labosse prend son vaporisateur et s'envoie des jets sur la figure.) Sent bon. Toujours l'impérial russe, le parfum de ma fille. Pauvre fille ! Cette idée de s'être remariée en Italie ! Si elle était là je l'emmènerais. Une fille peut aller partout avec son père. (Il fredonne.)
Mam'zelle Anastasie,
Qu'il est bien vot' lapin !
C't' année, s'i fait des p'tits,
Faudra m'en garder in.


17 – FRAGMENT DU JOURNAL DE LA COMTESSE SOPERANI

« … Il y a juste aujour'hui dix ans que je suis remariée au comte Soperani et que j'habite Rome. Cet anniversaire vaut la peine que que m'y arrête un peu dans mon journal.
« Quand je regarde, en clignant des yeux et du souvenir, la femme que j'étais, il y a quinze ans, à l'époque où je m'appelais Mme Paul Costard, et celle que je suis à présent, j'ai un certain effort à faire, et je dois me tâter l'âme pour me reconnaître. Comme tout a changé dans ma vie et dans la vie de ceux qui furent miens ! Certes, aussitôt après que le divorce entre M. Costard et moi eut été prononcé, je ne prévoyais pas la tournure que prendrait mon existence, je pensais bien ne jamais me remarier, ne jamais quitter Paris ni la France. Mes vœux se bornaient à l'égoïste solitude d'une femme maîtresse de son temps et de ses actions, assez libre et assez riche pour envisager sans trop de tristesse l'avenir. Peut-être apporterait-il, dans ses ballots, cet avenir, de mystérieuses surprises ? Il les apporta. Quatre ans plus tard, je faisais à Milan, au cours d'un voyage dans la haute Italie, la connaissance du comte Soperani, et je lui plaisais au point qu'en dépit de mon divorce il me demanda ma main. Sur-le-champ je la lui accordai,sans répugnance mais sans entrain, pour faire quelque chose.
« Dix ans ont passé depuis le jour où, pour la première fois, je suis arrivée un matin, par la viâ Nazionale, dans la ville éternelle, et si je n'ai pas trouvé dans ma nouvelle situation la félicité parfaite et absolue, du moins j'ai goûté, et je goûte encore, une paix grise, monotone et tiède qui n'est pas sans charme et qui ressemble au purgatoire du bonheur. Je crois qu'il ne faut pas en demander davantage ici-bas, même en Italie.
« Mon mari n'est pas un méchant homme. Avec son profil âpre et tranchant de condottieri, c'est, au contraire, un grand mouton sans laine que la paresse fait paraître moins intelligent et que l'indolence rend meilleur. Il boit, mange, monte à cheval, joue de la mandoline, et me trompe, avec la même morbidesse assoupie. Il tient continuellement ses paupières mi-closes sur le fond de soi-même et de ses pensées, comme s'il se chauffait à quelque rayon de soleil intérieur. Il se plaît, du bout de ses doigts longs, à toucher mes bras nus, et aussi les vieux velours et les frêles guipures ; il aime les coussins, les hamacs, les tapis, les porte-cigarettes ornés de pierreries. C'est un lazzarone millionnaire.
« Car nous sommes millionnaires. Il y en a encore une demi-douzaine dans l'aristocratie de ce pays. En dehors de notre palais de la place Navone, nous possédons maison d'été à Pallanza, sur le lac Majeur, et magnifique villa entourée de brûlants jardins à Capri. Ces demeures sont pleines de l'art du passé. Tout, dans le tas, n'est pas sans doute d'un goût très pur. C'est ainsi que ma chambre à coucher ne me ravit pas ; de style Louis XV italien, avec son meuble laqué jaune clair et contourné comme les berlingots ; mais j'ai des châsses et des orfèvreries du XVIe siècle dignes qu'on se mette à genoux devant, et je m'y mets quelquefois, dans ma chapelle où sont rangées sur les gradins d'un autel de marbre polychrome ces précieuses épaves des siècles enfouis. En effet, pour avoir donné son nom à une femme divorcée, mon mari ne manque pourtant pas de religion ! Loin de là. Il croit à Dieu, à Garibaldi, aux jettatore, au Vésuve, et ne manque jamais, le soir, de réciter une dizaine sur un rosaire béni par il papa.
« Ce qui l'a séduit en moi, c'est, en dehors de ma personne, ma qualité de Parisienne accomplie. Il raffole de la Parisienne, de son genre, de sa tournure physique et morale, et il a trouvé qu'en posséder une de mon acabit valait bien qu'on se privât d'une messe. Il est donc satisfait dans sa vanité, il a une Parisienne vivante à lui, qui ne le quitte pas, à laquelle il ordonne de faire venir ses robes et ses chapeaux de Paris, qu'il veut voir toujours avec des corsets de Léoty, mise à la plus récente mode de la Seine, et vis-à-vis de laquelle il n'a aucune exigence nationale. Certainement je n'ai pas lieu de me plaindre et j'aurais pu tomber plus mal.
« Cependant, il y a des jours où cette belle existence me pèse terriblement. On pourrait, on devrait s'amuser davantage à Rome ; les distractions y sont inconnues. Pourquoi n'y a-t-il ni fêtes, ni dîners, ni bals, ni réceptions, ni galas à la cour ? En fait de plaisirs rares, le comte me mène une ou deux fois l'an à quelque grand cirque de passage où les écuyers pommadés grelottent la fièvre. Et c'est toujours la même chose navrante : Salti mortali avanti e indietro sopra il cavallo per il signor Fratellini, – et l'atleta piramidale – et il celebre ventriloquo coi suoi fantocci ! Mon mari adore ce genre de divertissement, moi, j'ai envie d'y pleurer.
« Il y a bien les théâtres, mais on ne peut pas s'en faire une idée, ils sont peut-être plus mauvais encore que la cuisine. Alors il ne reste qu'une occupation possible à Rome, quand on est tenue d'y vivre, et qu'on est d'une certaine classe intellectuelle, c'est de vaticaner, et j'entends par ce mot que j'invente : connaître des gardes-nobles, des camériers presque aussi secrets que des musées, fréquenter les prélats, se mêler aux intrigues d'antichambre, s'intéresser aux questions religieuses et papales, suivre le mouvement des potins ecclésiastiques, etc. C'est un sport comme un autre, qui ne fait de mal à personne, et plutôt du bien à celui qui s'y livre. En outre, il vous met en relations avec des figures bien curieuses et qu'on n'a pas l'habitude de rencontrer à Paris, où on trouve cependant beaucoup de choses italiennes, y compris le jambon de Parme et la mortadelle de chez Ferrari. D'ailleurs, je vaticane avec mesure, et il ne faudrait pas s'imaginer que je pâlis sur les bulles et les encycliques.
« Bien entendu, il va de soi que personne ici ne soupçonne mon divorce antérieur, je passe pour une veuve remariée, pour une bonne catholique s'abstenant de pratiquer. Ah ! si on connaissait l'existence de M. Costard, mon ex-mari, et de M. Labosse, mon étonnant père, et si l'on connaissait surtout leurs faits et gestes, je ne serais pas si bien reçue par certains membres du Sacré-Collège qui m'honorent de leur exquise et diplomatique bienveillance. Et cependant, qui sait ? voici le cardinal Natalini avec lequel je suis en relations très filialement amicales ; eh bien, je suis persuadée qu'il est au courant de mon passé et qu'on n'a plus rien à lui apprendre sur moi. Cela se devine au sourire mince qu'il a toujours en m'abordant, un sourire qui a l'air de penser : « Hé ! hé ! madame Costard ? »
« C'est un type extraordinaire que ce prélat : un grand vieillard à long visage pâle et sans joues, si blême qu'il paraît enfariné, le crâne abrité d'une perruque de jeune homme dont les bandeaux plats en belle soie noire lui ceignent le front ainsi qu'un serre-tête : Pierrot cardinal. Il habite le palais Cettaro, où il a entassé pour plusieurs millions de magnificences dans ses trois salons fameux, qu'il a déjà, – par testament, – laissés au Vatican ; le premier consacré au XIIIe siècle, le second au XIVe, le dernier au XVe. À partir du XVe siècle, l'art cesse d'être chrétien pour tourner au profane ; Natalini ne veut pas en entendre parler, et quand on essaye de le convertir et qu'on prononce devant lui le mot de Renaissance, il ferme les yeux en s'écriant, au bout d'un gros soupir : « Diabolicoum ! »
« Il ne se passe guère de semaine sans que je n'aille lui rendre visite, et chaque fois c'est la même bouffonnerie dans le cérémonial. Quand j'ai gravi le large escalier de mosaïques à rampe de fer qui mène aux appartements de réception du premier, je trouve ouverte l'antichambre, avec les armes et l'écusson du cardinal peints sur le mur au-dessus d'une console où est exposée sous globe la barrette à houppe de pourpre. Deux portes à larges battants, gardées par deux laquais courbés pour me laisser entrer dans le premier salon, où m'accueille le chapelain de Son Éminence, condensé, ramassé dans une affabilité toute napolitaine, évoluant autour d'un massif trône d'or, à dais de velours de Gênes ayant appartenu au pape Clément VIII. À la porte du second salon, le chapelain, avec un salut en col de cygne, me remet entre les nobles bras d'un bénédictin blanc, le théologien du cardinal, qui, balançant ses manches de flanelle, traverse lentement la pièce avec moi, pour me confier, sur le seuil du troisième et dernier salon, aux empressés soins d'un caracolant petit homme de cinquante ans, sec comme un vieil archet, moustaches cirées à la colophane et lèvre gazouillante, il signor Correggioli, secrétaire intime et particulier de Monseigneur, de Monseigneur qui lui-même ne tarde pas à accourir, étoffé de rouge du haut en bas, jetant des excuses essoufflées : « Subito… momento… » Il s'approche de moi, traînant les pieds comme une dame, hochant sa tête blafarde aux cheveux couleur de jais, et avec cela toujours grelottant, les yeux cernés de bleu, réchauffant contre une boule de cuivre pleine d'eau bouillante ses diaphanes mains de momie gantées, jusqu'à la moitié des doigts, de mitaines de soie écarlate brodées d'un Saint-Esprit d'argent. Il se courbe en une révérence et, marchant à mes côtés, voilà qu'en s'apitoyant sur sa fin prochaine, il me guide par de longues et hautes galeries, assombries de vitraux aux nuances profondes, pareils à des morceaux de velours transparents, des galeries où pendent à des crémaillères d'or bruni des lampes de chœur et des lanternes funèbres de la vieille Espagne. Aux murs, dans des vitrines austères en forme d'armoires, s'étalent dans l'immobilité spéciale des objets qui survivent aux morts, pendues et appliquées avec ampleur, les chapes de brocart, les dalmatiques où les gros cierges en suif du moyen âge ont laissé des taches verdâtres, et aussi les bois sculptés couleur de châtaigne, les patènes d'or blond, les crosses abbatiales, les reliquaires byzantins, et les agates, les onyx, les boîtes de vermeil où dessèche le petit bout d'éponge qui a bu le sang des arènes impériales. Parfois il s'arrête devant un cabinet d'ébène, à marqueteries d'ivoire rose, et, l'ouvrant avec une clef de tabernacle plus ciselée qu'un bijou, il me met dans les mains des autographes de Michel-Ange, de Léon X ou de Savonarole ; je m'assois dans une stalle pour regarder plus à mon aise les parchemins dont le vieillard m'épèle la traduction, et il flotte autour de nous, dans le silence de ce palais, une étrange senteur de bonbons, de vieilles tapisseries et d'encens.
« Quand je quitte le cardinal, l'heure est toujours très avancée, et je rentre chez moi la tête submergée de pensées que je serais aussi embarrassée de démêler que d'exprimer. On trouvera peut-être que je tourne à la femme bas-bleu et que cette posture ne me va guère ? tant pis pour ceux qui me feraient ce reproche, j'aime mon journal, je n'en disconviens pas, et depuis que je me suis vouée à cette tâche quotidienne, et souvent héroïque, de transcrire aussi fidèlement et aussi impartialement que possible les incidents journaliers de ma vie, j'y éprouve un grand plaisir d'abord, et ensuite un très notable soulagement. Au fond, je crois bien que j'ai raté ma carrière. Si je regarde la jeune fille que j'étais, avec mon éducation sèche, mes tendances très prononcées en tout sans être pourtant jamais passionnées, mes absolutismes, ma possession de moi, ma froideur naturelle et raisonnée, mon irréligion sans remords, au moment où j'étais à la maison, rue de Rome (tiens ! quelle bizarre coïncidence ! jusqu'aux appartements qui se mettent à faire de l'ironie !) je m'aperçois que je n'aurais pas dû me marier, du moins une première fois. Comme papa me l'a dit souvent, quand les catastrophes sont arrivées : « Ça n'était pas du tout ta botte. » Ma botte, bien qu'elle en ait la forme, ce n'était pas non plus l'Italie, même dans les bonnes conditions où j'y suis chaussée… c'était d'écrire, d'être homme de lettres ! Tous les dons et tous les défauts nécessaires, je les ai, ou plutôt je les avais. À un coup d'œil juste et personnel, à une observation d'un humour grincheux, je joins une absence complète des préjugés et des idées reçues, un irrespect, toujours poli, des croyances et des articles de foi. Comme je sais couramment plusieurs langues, j'aurais débuté par des traductions de romans anglais, des impressions de voyages où j'aurais fait ma petite Bourgette tout en restant moi ; j'aurais d'abord opéré à la Revue bleue ou au supplément du Figaro, ensuite j'aurais tenté des conférences à la salle des Capucines, très crânement ; les reporters, le lendemain, seraient venus m'interviewer pour m'arracher, en me garantissant le secret, mon opinion tout intime sur Wagner, le Théâtre-Libre et le maintien du Concordat. Je les aurais reçus habillée en homme, comme la marquise de Malveau, pour les écarquiller. Bientôt j'aurais abordé le roman : les modèles et les types ne me manquaient pas. Naturellement j'ouvrais le feu en racontant ma famille et tout ce qui s'y passait d'énorme, d'amusant, d'inespéré. J'aurais fait verser des larmes aux âmes sensibles, avec le pessimisme insurmontable de maman, et, quant à papa, il serait resté comme un type de Balzac. Et mon mari ! et Bobette ! et les Buranty ! quelle odyssée parisienne on aurait pu écrire avec toute cette fantasmagorie de mon mariage et de mon divorce ! J'en trouve à l'instant le titre : Le Nouveau Jeu. Je l'eusse donc écrit, ce roman, et comme il aurait été archi-vécu, je vous laisse à penser son succès ; vingt éditions au moins, il me semble lire d'ici des phrases d'articles consacrés à mon œuvre : « On sent que l'auteur n'a pas craint de faire saigner ses propres fibres… » etc.. et, en effet, je te les aurais rudement traitées, mes fibres ! il eût fallu qu'elles me rapportassent le succès, le vrai, celui qu'on appelle : de bon aloi ! et elles me l'auraient rapporté, j'en réponds. Et à cette heure, je serais classée, considérée, honorée, enviée, « je me vendrais  ! » on m'achèterait dans les gares, la presse signalerait mes « déplacements et villégiatures » Ce bon dolmen de Renan aurait voulu dîner une fois avec moi, et M. de Goncourt penserait peut-être à m'exalter à son Académie, puisque je suis femme, que j'ai de la gorge, et que je ne peux pas décrocher l'autre, la belle, celle du Quai ! J'aurais pu ainsi conserver, aussi longtemps que cela m'eût fait plaisir, ma virginité très relative de jeune fille, et épouser à la fin quelque beau et brave garçon sans talent qui aurait été très fier de n'être célèbre que parce qu'il était le mari de sa femme.
« Voilà tout ce que j'ai raté.
« Mais à quoi sert de regretter ? Ce qui eût pu arriver ne mérite pas un de nos soupirs. Le passé ? l'avenir ? piètres sujets de lamentations et de rêves. Il n'y a que le présent qui vaille qu'on s'y intéresse, et dans la limite où il se montre aimable et nous fait des avances. Pour l'instant, soyons comtesse Soperani puisque c'est mon lot, soutenons nos trente-neuf ans pour les empêcher de trop tomber, tâchons de ne pas attraper les fièvres, et jouissons des petits cadeaux avec lesquels la Nature s'efforce d'entretenir notre amitié : pureté du ciel, douceur de la lumière, parfum des brises ; jouissons-en surtout, ah ! sans gratitude, car ces maigres compensations ne nous payent pas du reste qui est les trois quarts de la vie.
« Et quand la vieillesse montrera le bout de son nez par la porte de bronze, eh bien, on s'arrangera pour recevoir cette personne comme il faut. Va bene ; tout m'est égal. »


18 – LE RÉSULTAT DU NOUVEAU JEU

PAUL COSTARD, quarante et un ans
LE PEINTRE MANTEL, cinquante ans, très préparés. Rosette de la Légion.

A l'Hippodrome, en semaine. Peu de monde. Ils se jettent l'un dans l'autre, au promenoir.

COSTARD.—Tiens, ce vieux Mantard !
MANTEL. — Tiens, ce vieux Costel !
COSTARD. — Par quel hasard es-tu là ce soir ?
MANTEL.— C'est à toi que je le demande. Lundi, ça n'est pourtant pas le jour des gens qui se respectent ?
COSTARD. — Justement. J'en ai assez du jour chic. Je l'ai trop vu. Je fais exprès, maintenant, quand je vais quelque part, de choisir les vilains soirs.
MANTEL.— C'est comme moi.
COSTARD. — Regarde : il n'y a personne. Au moins on peut jouir du spectacle. Et puis, pas besoin de se mettre en sifflet, avec le galon blanc au cou ; j'entre comme je suis.
MANTEL.— En veston.
COSTARD. — C'est charmant ! Asseyons-nous dans une loge, tiens ! nous serons mieux pour causer, nous ne nous voyons pas si souvent ! Prenons celle-là. (À l'ouvreuse.) Madame, voulez-vous nous ouvrir la loge 17, s'il vous plaît ? (L'ouvreuse leur donne un programme. Les voilà installés.) Oh ! j'y pense. C'est tout de même drôle la vie, ça ne s'invente pas !
MANTEL. — À propos de quoi fais-tu cette découverte ?
COSTARD. — Cette loge où nous sommes, la loge 17.
MANTEL. — Eh bien ?
COSTARD.— C'est la même, mon cher, où nous avons passé notre dernière soirée ensemble, tous les quatre : Bobette, Louise et nous deux, il y a de ça une rallonge de quinze ans ! Avoue que c'est curieux ?
MANTEL. — Si tu veux. Moi, ça ne m'ébahit pas.
COSTARD. — Tu es blasé. Voilà ce que c'est que d'être de l'Institut.
MANTEL. — Fallait bien en finir. On ne peut pas avoir de grands cheveux toute la vie.
COSTARD. — Ils deviendraient trop longs ! Le fait est que tu as joliment marché.
MANTEL. — Sur les autres.
COSTARD. — Qu'est-ce que tu prépares en ce moment-ci ?
MANTEL. — Le portrait du grand rabbin.
COSTARD. — Je n'aimerais pas avoir ça dans ma chambre.
MANTEL. — Et puis un plafond pour l'archevêché.
COSTARD. — Des saints ? Nom d'un bleu ! Ça n'est pas de l'espièglerie, ces affaires- là ! Hein, quand on le compare à ce que tu nous servais autrefois ?
MANTEL. — J'étais gamin, j'avais les moyens d'attendre. À présent, plus.
COSTARD. — Aussi les jeunes te reprochent d'avoir fait des concessions ?
MANTEL. — Les imbéciles ! Au lieu d'en faire tout de suite. Comme je leur dis : « Vous en ferez dans vingt ans, et alors vous en ferez trop ! » Mais ils ne m'écoutent pas. Qu'est-ce que c'est que ça, là, dans le milieu ? (Il indique des acrobates en train d'exécuter des sauts périlleux.)
COSTARD. — Les jeux Icariens. Evidemment, ça n'est pas récent, mais c'est toujours drôle. En somme, on a beau chercher et piocher dans le neuf, c'est encore, et en tout, les vieilles choses qui valent le mieux.
MANTEL. — Ah ! ma foi, oui !
COSTARD. — Et on ne les connaît pas, mon cher, les vieilles choses ! Personne ne les connaît ! Ainsi, l'autre semaine, j'ai été, par hasard, à l'Opéra-Comique. On jouait Richard.
MANTEL. — Bidel Cœur-de-Lion.
COSTARD. — Oui, ne blague pas. Eh bien, c'est charmant, mais charmant ! Je n'avais jamais vu ça, j'ai été tué.
MANTEL.— Faudra y retourner.
COSTARD. — Mais certainement. Nous irons ensemble. C'est comme encore autre chose. As-tu lu Paul et Virginie ?
MANTEL. — Parbleu… les Pamplemousses, bon petit nègre…
COSTARD. — Moi, je ne l'avais jamais lu, je l'ai lu dernièrement, ça m'a fait pleurer. Surtout la fin, tu te rappelles sur le Saint-Géran, quand Chose… mon frère Yves, arrive tout nu pour sauver la petite, et qu'elle ne veut pas… j'en ai été malade. Ah ! c'est rudement bien. On n'écrit plus comme ça aujourd'hui, même à la Revue.
MANTEL.— Toi aussi, tu sais, mon ami, tu as fait des concessions.
COSTARD.— Sans doute, j'en conviens, je n'ai pas toujours pensé ni parlé comme aujourd'hui. C'est la folle jeunesse, ça ! Monsieur avait besoin de jeter ses gourmes. Ah ! il n'y a rien de tel que la noce et les idées fausses pour bien vous tremper ! Vois-tu, j'ai observé une chose, moi : c'est que la seconde moitié de la vie se passe toujours à revenir de la première. Alors, quand on a été pendant les premiers quinze ans de son existence à faire le séminariste et à suivre les concerts Colonne, tu juges, après, cette débâcle ? À quarante-cinq ans on se met à écrire des vers à une femme de brasserie comme un collégien. Tandis qu'au contraire, quand on a commencé par les croquignoles, à s'en donner mal au cœur, on trouve après que la soupe grasse a du bon, et on devient un homme-potage, un homme rangé.
MANTEL.— Tu es rangé, toi ?
COSTARD. — Ma parole. Bien entendu, je n'ai pas complètement dit adieu aux passe-temps de la chair.
MANTEL.—Elle est faible ?
COSTARD. — Pas toujours. Mais malgré cela, je peux dire que je suis devenu très raisonnable. Plus d'amour dans les grands prix !
MANTEL. — Dans les petits, alors ?
COSTARD. — Dans les moyens. J'ai une amie très bien, une couturière, et mise absolument comme si c'était moi qui lui payais ses robes. On peut la sortir, elle ne fait pas honte.
MANTEL. — Quel âge ?
COSTARD. — Celui où elles commencent à se montrer aimables parce qu'elles se sentent mûrir : trente-deux.
MANTEL. — C'est le bon !
COSTARD.— Je vais la voir tous les deux jours.
MANTEL. — Mes compliments.
COSTARD. — Oh ! non ! c'est en camarades, nous restons très boutonnés. Excepté quelquefois, les dimanches. De temps en temps, nous allons au théâtre.
MANTEL.—Voir les opérettes…
COSTARD. — Jamais, quelle scie ! Non, les pièces sérieuses, à la Comédie-Française presque toujours. La semaine dernière nous avons été à Œdipe. Elle s'est énormément amusée. Le soir, dans notre chambre, elle m'imitait Mounet.
MANTEL. — Je regrette bien de ne pas avoir été là.
COSTARD. — Enfin, c'est pour te dire que je ne suis pas malheureux, et tout ça parce que j'ai compris ce que c'était que la vie, et la manière de s'en servir. Je me lève tard, je me couche de bonne heure…
MANTEL. — Tu engraisses.
COSTARD. — Non, je profite et je reperds. Je fais le soufflet.
MANTEL. — Mais, tes journées, comment les passes-tu ?
COSTARD. — Je sors, je flâne, je vais à la salle des ventes.
MANTEL. — Tu achètes ?
COSTARD. — Non, je pousse en dedans. Ensuite je me promène dans les passages, je traîne rue de la Paix, je stationne devant les bijoux, et puis je m'arrête aux papetiers, à regarder les photographies d'actrices. Quand je ne sais absolument pas quoi faire… alors je me fais cirer, c'est dix minutes d'occupées. Et puis j'aime avoir les pieds bien propres, bien noirs. Je gagne comme ça les six heures. Je monte au cercle où je dîne, en apprenant les nouvelles, et le temps s'abat tout de même.
MANTEL. — Est-ce que tu joues ?
COSTARD. — Non, je ne touche plus un carton. Je me tue à te dire que je suis rangé.
MANTEL. — Et tu diriges cette vie austère depuis combien ?
COSTARD. — Ça m'a pris après mon divorce.
MANTEL. — Une belle idée que tu avais eue encore de te marier !
COSTARD. — Je ne le regrette pas. J'ai vu ce que c'était que le mariage, ce qu'on appelle  : la vie de famille ! J'étais malade de m'être embarqué dans tout ça ; maintenant, je suis guéri ; j'ai rompu avec le passé.
MANTEL. — Tu n'as jamais revu personne ?
COSTARD. — Jamais personne. Ma femme a décroché le gros lot  : un comte italien extrêmement calé qui ne la bat pas. Tant mieux pour elle, je ne suis pas rancunier, moi, et il y a belle heure que je lui ai pardonné !
MANTEL. — Ton beau-père ? il doit être mort ?
COSTARD. — Non. C'est inouï ce qu'il se cramponne. Quand il tient les barreaux, celui- là, il ne les lâche pas.
MANTEL. — Tu le vois ?
COSTARD. — On ne peut pas. Décemment on ne peut pas. Il mène une vie… de petite correspondance ! Toutes les masseuses de Paris, il leur a passé par les mains.
MANTEL. — Ça doit bien l'assouplir.
COSTARD. — Un peu trop. Non, nous sommes fâchés. Voilà l'entr'acte. Un tour d'écuries ?
MANTEL. — Nous sommes bien ici. Et ta mère ? je ne t'en parle pas, je sais que tu n'as jamais été très bien avec elle.
COSTARD. — En effet, et ça date de longtemps. Ça date, tiens, d'il y a quinze ans, de toutes mes histoires ; mais c'est surtout l'histoire d'Arcachon qui a tout gâté. Tu la connais ?
MANTEL. — Non.
COSTARD. — Tu ne connais pas l'affaire d'Arcachon ? Écoute-la, elle est tout de même drôle et instructive ! Tu te rappelles Arcachon ?
MANTEL. — Votre caniche qui était si intelligent ?
COSTARD. — Il ne lui manquait que la parole. Eh bien, à l'époque des flagrants délits, les rapports entre familles étaient très tendus. Ma mère avait pris parti pour ma femme, je ne trouvais pas ça chic qu'une mère, une mère âgée, dans une pareille situation, lâche son fils pour s'en aller dans l'autre camp, et dame, je lui avais dit là-dessus ma façon de penser, avec une mâle franchise, comme je sais dire les choses quand elles me pèsent sur l'estomac…
MANTEL. — Je me rends compte.
COSTARD. — Voilà qu'un jour, Arcachon devient tout drôle. Plus d'appétit, plus de gaieté. Je lui avais appris à aboyer chaque fois que Bobette lâchait un gros mot… À présent, plus rien, il les laissait tous passer. Qu'est-ce que ça, signifie ? Pleurs de Bobette, moi voiture, vétérinaire qui vient, qui tâte et qui dit  : « Rien à faire, monsieur-madame, votre chien, il est empoisonné. » Je paye l'homme de l'art, et le soir même Arcachon claque.
MANTEL. — Mais c'est un drame tout fait pour l'Ambigu !
COSTARD. — Attends. Je dis à Bobette : « Il n'y a qu'une personne au monde capable de nous faire une pareille cochonnerie, c'est maman. — Tu crois ? — J'en suis sûr, mais patienza, esperanza, laisse-moi faire, chérie, nous lui rendrons sa monnaie. » Mon cher, justement elle se trouvait pour l'instant à la campagne, à son château, à notre château, dans le Var, à cent lieues d'ici. Qu'est-ce que je fais ? je bondis comme la panthère au télégraphe et je lui envoie une dépêche laconique ainsi conçue : « Hôtel avenue Marceau brûlé. Tout cendres. Venez. » Et je signe : Thomas, du nom de son portier. Je savais qu'elle n'était pas assurée, elle reculait depuis deux ans, par avarice.
MANTEL. —- Alors ?
COSTARD. — Alors elle reçoit ça dans le Var. Folle. Prend le train, fait les cent lieues d'affilée et déballe la nuit avenue Marceau par un beau clair de lune, où elle trouve sa maçonnerie qui se portait comme le pont Neuf. Dis qu'elle est drôle ?
MANTEL. — Elle l'est.
COSTARD. — Du coup elle s'est assurée le lendemain. Mais, vois cette petitesse d'esprit, elle ne m'a jamais pardonné l'émotion que je lui avais donnée rien qu'à penser que sa galerie, tous les Bouguereau, les Lobrichon, les Cabanel, tout ça était rissolé !
MANTEL. — Ne plaisante pas : ils ont du talent, et puis ça vaut cher !
COSTARD. — Pauvre Bobette ! Ah ! je me souviendrai longtemps. Comme nous étions sûrs que ma mère, au reçu du billet doux, s'amènerait par le premier train, nous nous étions postés avenue Marceau, à une petite distance de l'hôtel, tous les deux dans un fiacre fermé, pour être là et voir sa tête à la descente. Ah ! mes enfants ! Elle a poussé un cri, mais un cri ! C'est depuis ce jour-là que nous sommes tout à fait mal, maman et moi.
MANTEL. — Ça s'arrangera avec les années.
COSTARD. — Pas facile. Il faudra bien cependant. Quand ça ne serait que pour le monde. Maintenant que je suis rangé, il n'est guère convenable qu'un fils, un fils unique et une mère soient comme nous, à couteaux tirés.
MANTEL. — Elle te laissera de la fortune ?
COSTARD. — Ah ! oui, une bonne centaine de mille livres de rente. Papa a fait tant d'affaires !
MANTEL. — Allons ! décidément, tu n'es pas encore à plaindre. Avec la jeunesse mouvementée que tu as eue, tu t'en tires sans trop de pertes.
COSTARD. — Oui, je suis content, mais…
MANTEL. — Mais quoi ?
COSTARD. — Je ne sais pas. Il y a des jours où je sens comme un petit reproche… dans moi, dans ce qui me tient lieu de conscience. Je ne pourrais pas dire ce que c'est au juste, mais j'éprouve un vague… Pas pleinement satisfait… quelque chose qui cloche…
MANTEL. — Mais quoi encore ?
COSTARD. — Rien et tout. Je me cote et je m'estime, parbleu, je sais bien que je ne suis pas une nature ordinaire, et cependant, il me semble par moment… certains soirs… et quelquefois aussi le matin, que j'aurais préféré n'être pas Paul Costard, être un autre, dans un autre milieu… que ça soit mon voisin, toi pas exemple, qui soit Paul Costard, et pas moi.
MANTEL. — Je te remercie, tu me gâtes.
COSTARD. — Tu me comprends, n'est-ce pas ? tu saisis ce que je rends mal ?
MANTEL. — Oui.
COSTARD. — Explique ça.
MANTEL. — Oh ! c'est trop fort pour moi.
COSTARD. — Demande-le à l'achevêque et au grand rabbin la prochaine fois que tu les verras.
MANTEL. — Manquerai pas. Mais, moi, je pense à autre chose de bien plus grave.
COSTARD. — Vas-y.
MANTEL. — Tu ne vas pas te fâcher ?
COSTARD. — Mais non.
MANTEL. — Je pense à quoi t'a mené ton nouveau jeu, tu sais, ta fameuse manie : « Moi, je suis nouveau jeu, rien des vieux clichés ! »
COSTARD. — Eh bien, où ça m'a-t-il mené ?
MANTEL. — À Paul et Virginie et à Richard Cœur-de-Lion, mon pauvre gros. Tu découvres la Méditerranée quinze ans plus tard que les autres. Voilà le seul résultat. Est-ce vrai ?
COSTARD. — C'est vrai.
MANTEL. — Tu ne dis plus rien ?
COSTARD. — Je suis triste. À quoi ça sert-il d'avoir été jeune, étincelant, pas banal, pour aboutir au même rond-point que tout le monde ? Ah ! si je pouvais recommencer ma vie !
MANTEL. — Qu'est-ce que tu ferais ?
COSTARD. — Je ferais… je ferais la même chose. Mais mieux.
MANTEL. — C'est impossible.
COSTARD. — On s'en va. Partons. Avec tout notre bavardage, nous avons perdu les trois-quarts du spectacle. Dis donc ? je vais t'avouer une affaire : tu ne vas pas te moquer de moi ?
MANTEL. — Non.
COSTARD. — Eh bien, plus je vais, plus je crois à l'immortalité de l'âme. Je te jure. (À l'ouvreuse.) Tenez, madame, voilà quarante sous. (Ils sortent. L'orchestre joue l'hymne russe.)



** LE VIEUX MARCHEUR **

19– OÙ NOTRE LABOSSE REPARAÎT

LABOSSE
VICTOR

Au château des Tourniquets, à trois lieues de Neuville-aux-Bois, département du Loiret. La chambre à coucher de Labosse. Partout, sur les sièges et le lit, des vêtements jetés, du linge. A terre, des valises ouvertes. Victor va et vient. Labosse assis, les jambes croisées, et fumant une cigarette, le regarde faire les paquets. Trois heures de l'après-midi en septembre.

LABOSSE. — Victor, Hector.
VICTOR. — Monsieur.
LABOSSE. — Tu n'as pas oublié de me mettre du papier à en-tête ?
VICTOR. — À en-tête du Sénat ?
LABOSSE. — Turellement. Ça n'est pas à en-tête de la Morgue, puisque je suis du Sénat !... Non. Tu ne peux pas t'y plier à ça, que je sois une légume du Luxembourg ? C'est très drôle, c'est même un peu dégoûtant et irrespectueux de ta part, tu sais ?
VICTOR. — Oh ! monsieur.
LABOSSE. — Ça t'embête que je me sois élevé. Quelle sale nature tu as !
VICTOR. — Au contraire, monsieur. Seulement il ne faut pas que monsieur m'en veuille, si des fois j'ai des absences, et si j'oublie la peau neuve de monsieur, parce que depuis sept ans monsieur a tant changé !
LABOSSE. — L'homme change tous les sept ans, Victor.
VICTOR. — Allons donc ?
LABOSSE. — Je te le dis. C'est vrai, j'ai changé. Quantum mutatus !
VICTOR. — Monsieur désire ?
LABOSSE. —Que tu te taises et que tu fermes ton drageoir. Mais j'ai changé à mon avantage.
VICTOR. — Ah dame !
LABOSSE. — Je me suis heureusement modifié. J'ai grandi, comprends-tu ? Autre chose qu'un vieux noceur. Sans doute, j'ai pas encore dit adieu à Satan, mais, avant tout, je suis utile à mon pays. Labosse n'est pas un sans-patrie. Chacun dans ses limites, Victor, on se doit au pays qui vous a vu naître. Toi, tu as beau n'être qu'un pauvre bougre, tu te dois à la France, mon gros ; elle attend de toi un rien, quelque chose enfin. Il faut, mon fils.
VICTOR.— Aussi, je sers monsieur.
LABOSSE. — C'est ce que tu peux faire de plus gentil. En me servant, moi Labosse, chevalier de la Légion d'honneur et sénateur, un bonhomme énorme, quoi ! en premier lieu tu t'honores, et puis, par ricochet, tu rends un petit peu service aussi à la République. Et si d'occasion – est-ce qu'on sait ? – Jeanne d'Arc, notre patronne, te voit du haut du septième ciel, sois sûr qu'elle est enchantée.
VICTOR, confus. — Oh ! monsieur, je ne peux pas croire que Jeanne d'Arc... Monsieur va trop loin.
LABOSSE. — Je ne vais jamais trop loin, entends-tu ? Jamais. Soit que je t'engueule, soit que je te donne un verre de liqueur, toujours je t'aime bien. Seulement, dans ce moment-ci, tu plies mes caleçons de soie comme un petit cochon. Ce sont mes caleçons de garçonnière, sacrelotte ! Ménage mon trousseau.
VICTOR. — Je prends pourtant bien du soin.
LABOSSE. — Pas assez. Je veux que tu révères mon linge comme une personne, comme moi. Si c'était moi que tu touchais, tu ne me potrasserais pas comme tu le fais de mes chaussettes ?
VICTOR. — Ça, bien sûr. Quand j'habille monsieur, pour moi c'est la messe. Je ne touche monsieur qu'avec un grand respect.
LABOSSE. — J'y compte. Sénateur, mon coco !
VICTOR. — Respect, et même, si monsieur le permet, affection ?
LABOSSE. — Je te le permets, Victor.
VICTOR. — Car ce n'est pas pour me glorifier, mais sans moi... oh ! là ! là !
LABOSSE. — Quoi ?
VICTOR. — Rien, monsieur.
LABOSSE. — Explique oh ! là ! la l Tout de suite.
VICTOR. — Une bêtise, monsieur qui me transperçait.
LABOSSE. — Dis-la illicoto.
VICTOR. — Monsieur me chinera ?
LABOSSE. — Je te chinerai si tu le mérites. Va, jaillis.
VICTOR. — Eh bien, sans moi, à cette heure, monsieur... monsieur serait crevé.
LABOSSE, digne. — Mort, si ça ne te fait rien. Monsieur ne bavarderait plus, si je ne l'avais pas soigné de jour et de nuit comme je l'ai fait, dans le temps, pire qu'une mère, je peux le dire, voyons ?
LABOSSE. — Tu peux le dire. D'autant que je n'ai jamais connu la mienne.
VICTOR. — Que monsieur se rappelle ? L'état dans lequel monsieur m'est rentré, il y a sept ans, un après-midi !
LABOSSE. — Mourant, je me souviens.
VICTOR. — Oui, monsieur, mourant, et c'était pas de faim.
LABOSSE. — Ni de soif !
VICTOR. — Non plus.
LABOSSE.— J'avais un peu vadrouillé, traînassé. J'avais été à la Roquette... tiens ! ça me revient ! voir diminuer le grand Albert. Et puis là, après, on avait été prendre un biscuit avec des petites du quartier... Crois-tu tout de même qu'on est enragé,Victor... les jeunes gens ?
VICTOR. — Les jeunes gens ! Mais vous marchiez alors sur soixante-cinq ans, monsieur !
LABOSSE. — Il y a sept ans, j'avais tout ça ?
VICTOR. — En plein, monsieur.
LABOSSE. — C'est impossible, vieux garçon.
VICTOR. — Mais, monsieur, vous me l'avez dit vous même.
LABOSSE. — Je t'ai menti, Victor, par orgueil. Et puis je ne pouvais pas avoir soixante-cinq, il y a sept ans, puisqu'aujourd'hui, j'en ai soixante-neuf. Compte. Compte sur tes doigts, si t'en as.
VICTOR.— Je n'ai pas besoin de compter
LABOSSE. — Tu m'embêtes. J'avoue soixante-neuf. En voilà assez. Finis ma valise jaune.
VICTOR. — C'est égal, monsieur n'est plus le même qu'il y a sept ans. Monsieur est retapé, requinqué. On dirait son propre fils. Monsieur est comme neuf.
LABOSSE. — Au physique et au moral.
VICTOR. — Et toujours grâce à qui ? À qui ?
LABOSSE. — À Bourbaki.
VICTOR. — Non, à moi, votre Victor.
LABOSSE. — Ma seconde mère, c'est convenu.
VICTOR. — Riez, allez, faites le luron. C'est moi qui vous ai empêché pendant des semaines et des mois de boire et de manger tout ce qui vous était pernicieux, c'est moi qui vous ai emmené à la campagne, dans le bon air, sur les bords de la Loire.
LABOSSE. — Ici, aux Tourniquets, que j'ai achetés.
VICTOR. — Sur le conseil de qui ?
LABOSSE. — De toi, vieux Nestor.
VICTOR. —Monsieur avait fait un héritage heureux, qu'il avait commis l'imprudence, pour ne pas dire la bêtise, de risquer à la Bourse...
LABOSSE. — Bêtise pas bête, puisque j'ai levé un sac énorme !
VICTOR.— Le hasard, monsieur. Vous auriez pu tout perdre.
LABOSSE. —Enfin, j'ai fait ma bosse, ma bosse d'écus, la bosse de Labosse.
VICTOR. — C'est alors que je vous ai dit : « Choppe, faut vous arrêter, mon bon maître, et vous claquemurer aux champs ! » D'autant que vous étiez au bout de votre serviette, et que je ne vous donnais pas trois mois à respirer les foins.
LABOSSE. — Tu étais gentil pour moi. Mais je t'ai rudement détrompé, hein ? Avoue que je t'ai épaté, toi et tous mes amis ?
VICTOR. — Oh ! moi, monsieur, il y a belle jambe que monsieur ne peut plus m'épater. Il m'en a fait trop voir. Je m'attends à tout de la part de monsieur. Dans l'ordre d'idées du désordre, monsieur est immense... monsieur est un géant.
LABOSSE. — Je t'aime, Castor.
VICTOR. — Mais je suis tout de même forcé de convenir que monsieur a bien déjoué toutes mes craintes.
LABOSSE. — En deux ans j'étais radoubé. (Se frappant la poitrine avec le poing.) À présent, solide la carène ! Ah ! il n'y a pas ! Il m'a fallu mes deux ans ! Pas moins.
VICTOR.—Approfondissez aussi ce que vous étiez, monsieur ? Moins que rien. Une épluchure.
LABOSSE. — Glissons là-dessus, Victor.
VICTOR. — C'est le lait, c'est le cresson, l'œuf frais pondu, les légumes verts, c'est l'hygiène et le repos, qui ont remis monsieur droit sur ses pieds. Et puis aussi, et puis surtout...
LABOSSE. — Quoi ?
VICTOR. — La sage continence, monsieur.
LABOSSE. — Oh !
VICTOR. — Ne dites pas « oh ! » c'est la sage continence qui vous a sauvé. À ma connaissance, monsieur est resté pur pendant vingt et un mois.
LABOSSE. — C'est beaucoup.
VICTOR. — C'était pas trop, monsieur. Il vous fallait au moins un chapelet de mois. C'était même pas encore assez.
LABOSSE. — J'en ai souffert, tu sais ? Tu te souviens que des soirs, je voulais m'échapper de mon lit, pour aller voir chez les fermières si j'y étais, et puis que tu n'avais pas d'autre ressource que de m'enfermer à clef ? Crois-tu, Victor, tout de même... les jeunes gens ?
VICTOR. — Oui, mais aussi, le résultat ? C'est qu'en même temps que je vous refaisais une constitution, vous étiez dans tout ce pays un modèle de décence et de sagesse, et que le curé parlait de vous comme exemple.
LABOSSE. — Il ne ferait plus ça maintenant !
VICTOR. — Peu importe, à cette époque-là, il le faisait, il ne vous connaissait pas, il était sincère. Le résultat le plus fameux enfin, c'est que quand monsieur Rousseau, le sénateur, est mort, vous vous êtes présenté à son siège vide... sur le conseil encore de qui ?
LABOSSE.— Toujours de toi.
VICTOR. — Et que vous avez passé comme une pilule.
LABOSSE. —Oui, oh ! je sais tout ce que je te dois. Si j'ai une vieillesse chic et un peu propre, si je m'amusote encore entre mes repas, si j'ai pu reprendre un peu de mes anciennes habitudes, c'est parce que je t'ai écouté.
VICTOR. — Eh bien, il faut que monsieur m'écoute encore, et toujours. Monsieur se trotte ce soir pour Paris. Que monsieur prenne garde ? Je n'aime pas beaucoup le boulevard pour monsieur.
LABOSSE. — Avec ça que tu ne me tiens pas tout de même à Paris ?
VICTOR. — Moins qu'ici. Monsieur m'échappe.
LABOSSE. — T'alarme pas. D'abord tu sais bien pourquoi je vais à Paris ? C'est pas pour moi, c'est pour mon neveu.
VICTOR.—Monsieur René ?
LABOSSE. — Mais oui. Il ne fait que des sottises ; tout le temps, il faut que j'arrange ses pertes.
VICTOR. — Il a encore perdu dans les tripots ?
LABOSSE. — Il n'arrête pas.
VICTOR. — Beaucoup ?
LABOSSE. — Huit mille francs.
VICTOR. — On peut perdre davantage.
LABOSSE. — Mais pense qu'il a dix-sept ans, Victor ! Qu'est-ce que ça sera quand il aura vingt-cinq ans ?
VICTOR. — Et plus tard ! Et quand il aura l'âge de monsieur !
LABOSSE. — Oh ! dans ce temps-là je serai avec le bon Dieu, ça me sera bien égal.
VICTOR. — Monsieur croit qu'il ira ainsi dans le paradis, comme une flèche ?
LABOSSE. — Je l'espère, Victor.
VICTOR. — Monsieur est-il sûr de faire tout ce qu'il faut pour ça ?
LABOSSE. — Victor, j'ai bien des défauts. Je ne pose pas pour l'ange. Mais je n'ai pas un grain de méchanceté. Et puis je suis honnête et je m'assois sur l'argent. Avec ça, Victor, on traverse tout, le front haut. Je te jure qu'il y en a d'autrement canailles que moi. Au fond, ton maître a une âme d'enfant, de petit enfant.
VICTOR. — De grand enfant.
LABOSSE. — Comme tu voudras. Mais d'enfant. Un rien m'amuse. Est-ce que je suis fier avec toi ? Non, bon, simple et familier ? Pourtant j'ai tort, je devrais garder les distances.
VICTOR. — Mais non. À quoi bon ? Monsieur sait bien que c'est moi qui les garde. Alors ça revient au même.
LABOSSE. — Pas toujours ! Enfin, Victor, j'ai un faible pour toi, et il y a une chose que je vais te dire en passant, et puis tu l'oublieras. Tu promets ?
VICTOR, — Mais oui, monsieur.
LABOSSE. — Victor, tu es sur mon testament.
VICTOR. — Monsieur a fait ça ? Monsieur m'a couché sur ses dernières volontés ?
LABOSSE. — Oui, Victor.
VICTOR. — Si monsieur croit qu'il me fait plaisir, il se trompe.
LABOSSE. — Je ne cherche pas à te faire plaisir.
VICTOR. — Pourquoi monsieur me couche-t-il ? Est-ce que j'ai besoin de ça pour bien servir monsieur ?
LABOSSE. — Mais non.
VICTOR. — Chaque fois maintenant que j'aurai de la sollicitude pour monsieur, j'aurai l'air d'un accapareur ; alors je vais être forcé de laisser monsieur se détruire et faire à sa guise.
LABOSSE, gai. — Justement, imbécile, je t'ai dit ça pour que tu me fiches la paix.
VICTOR. — Eh bien, tant pis, je ne la ficherai tout de même pas à monsieur.
LABOSSE. — C'est ce que nous verrons. As-tu écrit à la concierge qu'elle aère un peu le rez-de-chaussée ?
VICTOR. — Oui, monsieur.
LABOSSE. — C'est mon nid, Victor, ce petit rez-de-chaussée de la rue du Vingt-Neuf-Juillet. Ça n'est pas aussi vaste et aussi luxueux qu'ici, mais je m'y plais bien tout de même.
VICTOR. — Pour des raisons, tiens !
LABOSSE. — Pas pour autre chose Victor, crois-tu que mon incognito n'a pas été percé ? Un sénateur, mon enfant. Songes-y ? Bigre !
VICTOR. —N'ayez pas peur, monsieur. Vous n'êtes connu que sous votre faux nom de monsieur Gervais.
LABOSSE. — Moi, personnellement, tu comprends ? je m'en mouche, et dans les grands prix. D'ailleurs, je ne suis pas un hypocrite, je n'ai jamais caché mon sexe, et chaque fois que j'ai eu la clef d'une dame, il a fallu que la France entière le sache. Seulement, c'est à cause de ma fonction que je suis tenu maintenant à quelques petites formes... Père conscrit ! Nom d'un bleu ! Et puis, j'ai le respect de mon mandat, Victor. Il y a deux hommes en moi, deux : l'homme privé qui peut mener une vie de goulu, c'est l'affaire entre son âme et lui ; et il y a le sénateur, le monsieur investi, le personnage en qui on a confiance, l'être officiel. Or, l'être officiel, je dois le laisser sur son piédestal et ne pas le dégrader. Tu n'es qu'une nature très rudimentaire, Victor, mais je suis sûr que tu sens tout ça, confusément
VICTOR. — Un peu, monsieur ! On n'est pas oie.
LABOSSE. — Ce matin, tu as bien mis à la poste mes lettres pour Paris ?
VICTOR. — Parfaitement. Les trois lettres et la dépêche. Une lettre pour le notaire de monsieur...
LABOSSE. — Tu lis les adresses ?
VICTOR. — Cette candeur ! Bien entendu. Comment est-ce que je serais au courant sans ça ? Une lettre pour le neveu de monsieur, et la troisième pour maître Giroux-Jodart, l'ancien bâtonnier, un fameux encore, celui-là, avec qui monsieur fait par-ci par-là des petites parties qui ne sont pas rondes, mais plutôt carrées !
LABOSSE. — Eh bien... non, mais dis donc, Victor, ne te gêne pas ! Insulte mes amis... Parties carrées !... A-t-on jamais vu ! Je te vas jeter dehors.
VICTOR. — La dépêche, c'était pour madame de Glanes.
LABOSSE. — Victor !
VICTOR. — Une des petites amies de monsieur. Voyons, monsieur, ne faites donc pas d'affaires ni de rougeurs avec moi. Je suis comme votre nourrice. Oui, tout ça est bien parti.
LABOSSE. — Bon. Qu'est-ce que j'emporte comme baluchons ?
VICTOR.— Les deux valises. La grande noire et la petite jaune.
LABOSSE. — Qui contiennent ?
VICTOR. — Tout ce dont monsieur a besoin. Rien ne manquera à monsieur.
LABOSSE. — Mon portugal et ma pervenche des bois ?
VICTOR.— Les eaux y sont, oui, monsieur.
LABOSSE. — Mon gant de crin ?
VICTOR. — Il y est. Et les brosses de flanelle.
LABOSSE. — Toute ma petite pharmacie ? Précieux ça ! Même en voyage !
VICTOR. — Y est.
LABOSSE. — Mes papiers, dossiers politiques ?... les projets et les plans de l'hospice pour filles repenties ?
VICTOR. — Y sont.
LABOSSE. — All right ! Mes deux pépins, pomme d'or, pomme cristal ?
VICTOR. — C'est fait.
LABOSSE. — Canne d'entraînement ?
VICTOR. — La voilà.
LABOSSE. —Du joli ruban de la Légion d'honneur.
VICTOR. — Trois mètres. Dans la boîte aux cachets d'antipyrine.
LABOSSE. — Optime.
VICTOR. — Que monsieur s'embarque ce soir sur ses deux oreilles, il n'y aura rien d'omis.
LABOSSE. — Ah ! le vaporisateur !
VICTOR. — Le beau, d'argent, celui qui a une montre et qui sonne les heures ?
LABOSSE. — Oui.
VICTOR. — Il est au fond, sous les chemises de nuit.
LABOSSE. — Les roses ? chemises de nuit ?
VICTOR. — Les roses. Les bleues sont chez le teinturier.
LABOSSE. — Un dernier mot. Un dernier cri. Ma lorgnette ?... Tu ne réponds pas ?
VICTOR, embarrassé. — Que monsieur m'excuse. Pour une fois... Oui, je l'avais oubliée.
LABOSSE. — Tu vois ! tu vois ! Tu oublies mes instruments ? Ma lorgnette ! J'y tiens comme à mes rétines. C'est... oui, c'est Bobette qui me l'avait donnée.
VICTOR. — Madame Langlois ? Je me la rappelle bien.
LABOSSE. — Pas tant que moi.
VICTOR. — C'est-il dommage qu'elle soit morte sitôt son affaire faite ! Qu'elle n'ait pas plus profité de son honorabilité !
LABOSSE. — Alas, Victor ! Poor Bobette ! Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour la prendre, cette lorgnette ? Tu vas encore l'oublier ?
VICTOR. — C'est qu'elle n'est pas ici, monsieur.
LABOSSE. — Et où ça est-elle ?
VICTOR. — Dans ma chambre,monsieur.
LABOSSE. — Dans ta chambre ?
VICTOR. — Oui... je l'avais montée !...
LABOSSE. — Je pense bien qu'elle n'y a pas été toute seule.
VICTOR. — Je l'avais montée, pour m'en servir comme ça.... parce que...
LABOSSE. — Parce que ? Accouche sans les fers.
VICTOR. — Parce que de ma fenêtre, on a une vue sur la place, dans la chambre de l'institutrice laïque...
LABOSSE. — Mademoiselle Falampin ? Turlututu !
VICTOR. — Elle-même, oui, monsieur. Alors, comme elle n'est pas vilaine...
LABOSSE. — Dis qu'elle est jolie, polisson.
VICTOR. — Le soir, à la lumière, quand elle se décoiffe...
LABOSSE. — Avec ma lorgnette, ma jumelle d'Opéra, tu te la payais ?
VICTOR. — Quelquefois.
LABOSSE. — Victor, tu es un voyeur repoussant. Ah ! mon garçon, je n'aurais jamais cru ça de toi !
VICTOR. — Est-ce que monsieur n'en a jamais fait autant ? La main sur la conscience ?
LABOSSE. — Toi et moi, ça fait deux. Moi, j'ai des côtés artistes... Si je l'ai fait, c'est que je me plaçais au point de vue peintre, sculpteur... La chair était à cent lieues de là ! Tandis que toi !
VICTOR. — Ah ! dame c'est vrai, monsieur, je suis forcé d'en convenir. Moi, la chair, elle était tout près.
LABOSSE. — Assez. Va chercher ma lorgnette, gredin ! débauché ! Non, moi qui te croyais chaste ! Victor, tu es en train de te perdre.
VICTOR. — C'est le contact de monsieur. Mais, monsieur ne m'en veut pourtant pas trop ?
LABOSSE. — Si, tout de même un peu.
VICTOR.— Monsieur est jaloux ?
LABOSSE. — Ah çà ! tu te fiches de moi ? Dis donc, elle est bonne, hein ?
VICTOR. — La lorgnette ?
LABOSSE. — Oui.
VICTOR. — Oh ! monsieur !
LABOSSE. — On voit avec, hein ? Ce qui s'appelle voir avec ?
VICTOR. — Jusqu'aux plus petites apparences, oui, monsieur. C'est quelque chose de bien beau que le grossissement à ce degré-là ! Il faut dire aussi qu'elle est de taille, votre lorgnette, on dirait un canon.
LABOSSE. — Oui. Je l'appelle ma Krupp. Va me la chercher.
VICTOR. — Pas avant que monsieur m'ait juré qu'il n'est pas fâché ?
LABOSSE. — Mais non, raseur.
VICTOR. — Merci, monsieur.
LABOSSE. — T'es un forban, une canaille de Victor absolument perverse, à ne pas pouvoir approcher un autre que moi...
VICTOR. — Oh ! monsieur ! Si on peut dire ! Moi, l'agneau...
LABOSSE. — ... Mais j'ai un penchant pour ta honteuse personne parce que tu n'es pas banaL
VICTOR. — Monsieur non plus.
LABOSSE. — Va vite. (Le rappelant.) Dis donc, à quelle heure est-ce qu'elle se met à son aise ?
VICTOR. — Qui ça ?
LABOSSE. —Mam'zelle Falampin.
VICTOR. — Entre dix et quart et la demie. Ah ! ah ! est-ce que par hasard monsieur...
LABOSSE. — Mais non, Victor. Pour qui me prends-tu ? N'y a que pour toi que la laïque est obligatoire. File, allons ! ferme les malles, et va dire qu'on attelle... Je prendrai l'air une heure avant dîner. Et la dernière fraise au bec, nous partons. Veille bien à m'avoir un coin. Victor, je t'aime. Et n'oublie pas que tu es sur mon testament. « Ceci est mon testament. En l'an 1895, moi, Jean-Jacques Labosse, âgé de s...oixante-neuf ans, sain de corps et d'esprit... et cætera, et cætera... » Trotte-toi, Victor, ou tu n'auras rien. (Victor s'en va en riant. Et Labosse siffle « la Casquette »).


20- LA GARÇONNIÈRE DU VIEUX MARCHEUR

LABOSSE
PAULINE DE GLANES

A Paris, dans la garçonnière de Labosse, un petit rez-de-chaussée, rue du Vingt-Neuf-Juillet. Le matin, tout à fait dans l'intimité. Pauline est au lit où elle a une tenue plutôt espiègle. Labosse, en négligé, savoure le café au lait.

PAULINE.— Et avec ça, mon chéri ?
LABOSSE. — Avec ça, je me sens meilleur.
PAULINE. — Va mieux, l'enfant ?
LABOSSE. — Beaucoup mieux. A toujours aimé le lolo, l'enfant.
PAULINE. — C'est égal, mon chien, je ne suis pas une complimenteuse ; pourtant...
LABOSSE. — Va, pourquoi t'arrêtes-tu ?
PAULINE. — Eh bien, tu es renversant pour ton âge de décrocher encore ce que tu décroches !
LABOSSE, radieux. — Hein ? Tu en  conviens ? Ça te bouscule un peu tes notions sur la verte jeunesse ? Et c'est pas les petits vingt ans d'aujourd'hui qui te manqueraient de respect comme mes soixante ?
PAULINE. — C'est vrai. Tu es un modèle. Un beau modèle.
LABOSSE. — Toi aussi. Allons, je suis content de voir, ma petite caille, que, tous les deux, nous ne nous embêtons pas.
PAULINE. — Surtout toi, vieillard.
LABOSSE. — Et note que, encore, cette fois-ci, j'avais contre moi le voyage, le petit voyage ! Quatre heures de wagon dans le rein, ma mignonne !
PAULINE. — Oh ! la belle affaire ! Ça n'est pas bien fatigant.
LABOSSE. — Si. Si. Tout de même. Ça brise plus que ça n'encourage. Et puis, le wagon n'est pas comme toi, il n'est pas capitonné.
PAULINE. — Tiens, tu es gentil, tout plein à la crème, d'avoir prévenu ta petite Line hier au soir.
LABOSSE. — Je préviens toujours.
PAULINE. — Aussi, tu ne t'en repens pas. Une dame avertie...
LABOSSE. — En vaut deux.
PAULINE. — J'ai reçu ta dépêche comme j'allais me mettre au lit.
LABOSSE. — C'est le bon moment.
PAULINE. — Alors je n'ai fait qu'un saut, j'ai bondi jusqu'ici où j'ai attendu mon fol amant dans les toiles.
LABOSSE. — Oui. La concierge t'a éclairée, t'a donné tout ce qu'il fallait ? Enfin, elle a été bien avec toi ?
PAULINE.— Parfaite. Elle m'a ri.
LABOSSE. — Elle rit toujours à mes femmes.
PAULINE. — Peau de pacha ! Tu en as donc d'autres ?
LABOSSE. — Pas en même temps que toi, mon bon minet. Mais j'en ai eu avant toi.
PAULINE. — Beaucoup ?
LABOSSE. — Légion.
PAULINE. — Quel genre de femmes ?
LABOSSE. — Tous les genres. Et les plus mauvais !
PAULINE. — Des Parisiennes ?
LABOSSE. — M'en parle pas. Des Parisiennes de tous les pays.
PAULINE. — La légion étrangère, alors ?
LABOSSE. — Oui. Et puis aussi des vraies d'ici, de Babylone.
PAULINE. — Moi, je suis une Babylonienne.
LABOSSE. — Ça se voit.
PAULINE. — J'ai tous les vices, n'est-ce pas ?
LABOSSE. — Ne te vante pas. Quelques-uns seulement.
PAULINE. — Tu n'es guère poli.
LABOSSE. — Parce que j'abuse des politesses.
PAULINE. — En revanche, t'es d'une fatuité !
LABOSSE, avec un soupir. — Ça me passera... quand je serai un vieux !
PAULINE. — Et peut-être plus tôt que tu ne crois. Tiens, écoute, chéri : t'es charmant, t'es un homme du monde accompli, et je n'ai pas une miette de rien de rien à te reprocher sur la façon chic dont tu t'es toujours conduit avec moi. Seulement, il n'y a qu'un point sur lequel il faut que je te chiffonne un peu ta cravate.
LABOSSE. — Chiffonne.
PAULINE. — C'est que tu as manqué de confiance en ton trésor.
LABOSSE. — Comment ça ?
PAULINE. — Et manqué de confiance d'une manière que je vois bien que tu me confonds avec tant d'autres, des vilaines femmes que tu as connues, et que tu me prends pour une fichue bête d'abord, et puis pour une rosse... 
LABOSSE. — Oh ! Linette ! Comment peux-tu croire, qu'avec ton éducation, je t'aie prise...
PAULINE. — Ferme tes lèvres. Eh bien, je ne suis ni l'une ni l'autre. Je comprends tout, je devine tout, surtout ce qu'on me cache, et je ne suis pas méchante pour un kopek ! C'est du russe. Y es-tu un petit peu ?
LABOSSE. — Pas du tout, chou d'amour !
PAULINE. — Et, en plus de ça, chou d'amour, je m'aperçois de minute en minute que tu mens comme un homme d'affaires. Je vais te mettre au courant tout de suite. Tu m'as trompée ?
LABOSSE. — Moi ? Avec qui ? Pas cette nuit toujours ?
PAULINE. — Ne t'échappe pas à côté. Je veux dire que tu m'as menti ?
LABOSSE. — À quel moment ?
PAULINE. — Tout le temps.
LABOSSE. — Ah ! pardon. Il y a des choses que je ne saurais pas simuler.
PAULINE. — Il ne s'agit pas de ça. Depuis que je te connais, tu m'as raconté des histoires de batailles. Tu m'as dit que tu étais un ancien négociant, et que tu t'appelais Gervais ?
LABOSSE. — Eh bien ?
PAULINE. — Tu t'appelles Labosse.
LABOSSE. — Moi ?
PAULINE. — Oui, toi et pas le voisin. Et t'es sénateur. T'as un pupitre au Luxembourg. Hein ? Ça te la déboulonne, ça ? Crois-tu qu'on en a une police, quand on s'y met ? C'est-i-vrai ? ou ti-pas vrai ?
LABOSSE, la tête basse. — Ti vrai.
PAULINE. — Pas dommage ! Eh bien, pourquoi as-tu fait ça ? Tu te méfiais donc de moi ?
LABOSSE. — Non. Mais, la fonction... ma position sociale... Avec les femmes, est-ce qu'on sait jamais jusqu'où on peut aller ?
PAULINE. — Avec moi tu le savais. Dis que tu as eu tort ? 
LABOSSE. — À présent, j'avoue que j'ai eu tort. Mais dans le commencement, quand je ne faisais que de t'aborder, j'ai eu raison. Comment diable as-tu pu savoir ça ?
PAULINE. — C'est malin à deviner !
LABOSSE. — Voyons ! ça n'est pas écrit sur mon ventre que je suis sénateur ?
PAULINE. — Non, parbleu ! Sans ça, je l'aurais épelé. Mais c'est écrit sur tes lettres, dans tes poches.
LABOSSE. — Tu fouilles dans les poches ?
PAULINE. — Elles sont faites pour ça, qu'on y mettre la main. Et puis c'est écrit sous tes portraits qui sont exposés dans les vitrines des magasins.
LABOSSE, ravi. — Mon portrait ? Je suis exposé ? On m'expose ?
PAULINE. —Un rien. J'ai vu ton pommeau dans deux étalages.
LABOSSE. — Où ça ? Où donc ?
PAULINE. — ... Que j'y coure ! Mais, boulevard Saint-Michel.
LABOSSE. — Le boul' Mich' ! Oh ! ça, c'est trop !
PAULINE. — Et puis, chez une parfumeuse, rue Saint-Lazare...
LABOSSE, intrigué. — Ah !
PAULINE. — Une parfumeuse qui n'a pas l'air bien catholique.
LABOSSE. — On ne lui demande pas sa religion. Sais-tu le numéro ?
PAULINE. — Non.
LABOSSE.— Justement, j'ai besoin de Pâte des Prélats.
PAULINE.— Calme-toi, allons.
LABOSSE.— Comment ! on m'expose ! Non, je n'en reviens pas.
PAULINE. —Moi non plus. Avoue que ça te gonfle ?
LABOSSE. — Ça me fait un plaisir énorme ! inouï !
PAULINE. — Les hommes !
LABOSSE. — Et comment est-ce  que je suis ? Quelle photographie est-ce ?
PAULINE. — Les bras croisés.
LABOSSE. — Ma pensive. Ma Nadar. C'est la mieux. Et qu'est-ce qu'il y a d'écrit en dessous ?
PAULINE. — Prosper Labosse, sénateur. Et puis deux mots d'anglais ou d'italien que je n'ai pas compris : Répu. Conserva.
LABOSSE. — Républicain conservateur ! C'est bien ça, c'est bien moi ! Maintenant, tu sais, mon chat... plutôt centre gauche !
PAULINE. — Pour ce que j'en fais !
LABOSSE. — Oui, la politique ne t'intéresse pas. Et, dis-moi, en général, dans les devantures où tu m'as vu... est-ce que je suis bien entouré ?
PAULINE. — Épatant ! Rue Saint-Lazare, t'es entre la belle Otero et Zola.
LABROSSE. — Je vote pour Otero. Et je lui donnerai mieux qu'un fauteuil.
PAULINE. — Au bout de tout ça, sois sérieux une minute, si tu en es capable, et demande pardon à ta pauvre petite poule à qui tu as voulu en faire accroire. Faux Gervais, va !
LABOSSE.— Pardon. Mais aussi, tu ne t'imagines pas comme il faut prendre des précautions, nous autres, personnages ? Il n'y a qu'en exagérant la prudence qu'on garde l'honorabilité.
PAULINE. — Ah ! elle est fraîche, ton honorabilité ! Sénateur pour femmes, tiens !
LABOSSE. — Pauline, ma petite enfant, sur ce sujet je n'admets pas qu'on plaisante. Sur moi, tout ce que tu voudras. Mais sur le sénateur, halte-là. Pas un mot, pas un geste.
PAULINE. — S'il est beau ?
LABOSSE. — Pas même.
PAULINE. — Avec moi, il l'est toujours.
LABOSSE. — Assez !
PAULINE. — Et puis c'est pas tout. Tu m'avais caché aussi que t'étais décoré ? Comment, vieux sondeur, t'as l'étoile des braves ?
LABOSSE. — Je l'ai, mon Dieu oui !
PAULINE. — C'est bien la Légion d'honneur, la vraie ?
LABOSSE. — Naturellement. Est-ce que je consentirais à porter autre chose.
PAULINE. — Chic ! Et qu'est-ce que tu as fait pour avoir ça ?
LABOSSE.— Des démarches.
PAULINE. — Et puis des petits cadeaux ?
LABOSSE. — Aussi. Un peu de gibier.
PAULINE. — À qui ? au préfet de police ?
LABOSSE. — Mais non. À propos de quoi ? Le préfet de police n'a rien à faire là-dedans.
PAULINE. — C'est pourtant un type avec qui ça fait bon d'être ami !
LABOSSE. — Peuh ! ça n'existe pas. Quand on sait qu'on est un honnête homme.
PAULINE. — Comme t'en parles ! Moi, je voudrais bien être dans ses petits papiers.
LABOSSE. — Non, moi, je ne me suis pas fait décorer par les mouchards. Si j'ai eu la croix, d'ailleurs, apparemment, c'est que je la méritais ? Sans ça !...
PAULINE. — C'est un autre qui l'aurait eue à ta place. Ça se voit pourtant des fois, tu sais ?
LABOSSE. — Pas chez nous. Amour, il faut penser à te lever et à te parer.
PAULINE. — T'es encore en maillot. J'ai le temps.
LABOSSE. — Tu vas me mettre en retard. Tu sais que j'ai une journée très chargée ?
PAULINE. — Ça vaut mieux que la langue.
LABOSSE. — D'abord, nous allons déjeuner aux Champs-Élysées. 
PAULINE. — Chez Ledoyen ?
LABOSSE. — Si tu veux. Tes moindres désirs... Pourquoi tiens-tu tant que ça à Ledoyen ?
PAULINE.— Ça me rappelle il y a trois ans, quand j'étais modèle, et qu'on me vernissait.
LABOSSE. — C'est vrai, tu as vécu dans ce sale monde des peintres.
PAULINE. — Il vaut bien le tien.
LABOSSE. — Enfin, tu y as vécu ?
PAULINE. — Vécu et aimé. Oui, mon petit. Et tu peux constater par ton propre visu qu'ils ne m'ont pas encore trop abîmée, les peintres. T'auras pas souvent dans ta galerie des tableaux comme moi, tu sais ?
LABOSSE. — Tais-toi, Lolotte, et ne me retrace pas un passé qui me fait horreur.
PAULINE. — Alors, achève ta toilette et pantalonne-toi. J'ai remarqué que tu adores te promener en jambes.
LABOSSE. — Elles ne sont pas trop mal faites, voyons ?
PAULINE. — Peuh ! Je ne les trouve pas ciselées.
LABOSSE. — Pour un sénateur ? Ne demande pas le Pérou.
PAULINE. — Oui, à ce point de vue-là. Il est certain que si on vous réunissait tous et que si on faisait un concours de crayons, les tiens seraient encore dans les moins rebutants. Mais pourtant, ne te monte pas la navette, si tu n'avais que ta plastique pour vivre, jeune homme, tu ne gagnerais pas ton pain dans les ateliers.
LABOSSE. — Enfin, telles qu'elles sont, je les trouve encore très piquantes, très honorables. Et puis maintenant, elles sont acquises ; bougeront jamais plus. Elles sont inamovibles. Hop ! prends les tiennes à ton cou et lève-toi.
PAULINE. — Une seconde. Dis donc, il y a une chose que je voulais te demander : pourquoi ta rue s'appelle rue du Vingt-Neuf-Juillet ?
LABOSSE. — Ah ! voilà ! Ça ne t'intéresserait pas. Ça correspond à de la politique.
PAULINE. — C'est parce qu'on a commencé à la percer ce jour-là ?
LABOSSE. — Justement. Tu devines tout.
PAULINE. — C'est que je suis fûtée, sans en avoir l'air ? Et après déjeuner qu'est-ce qu'on fabrique ?
LABOSSE. — Rien. Je te rendrai ta liberté.
PAULINE. — Je ne te la demande pas.
LABOSSE. — Ça ne fait rien. Je te la donnerai tout de même.
PAULINE. — Tu me lâcheras ? Toute seule, dans ce grand Paris ?
LABOSSE.— Il faut. J'ai un rendez-vous...
PAULINE. — Après le repas ? Tu te tueras !
LABOSSE. — ... Avec mon neveu...
PAULINE. — Oh ! pardon. Ce neveu que tu m'as parlé ? ce neveu que tu m'as dit qu'il te ferait crever de chagrin ?
LABOSSE. — Oui, ce neveu que je te parle. Je n'en ai pas deux, je n'ai que celui- là...
PAULINE. — Et il est comme le tapis ?
LABOSSE. — Hein ? quoi ?
PAULINE. — Il compte pour dix.
LABOSSE. — Ah ! J'y suis.
PAULINE. — T'as compris ? Tu mets le temps.
LABOSSE. — Tu es assommante avec tes plaisanteries d'atelier. C'est au moins de l'esprit de peintre, ça ?
PAULINE. — Non, de sculpteur.
LABOSSE. — Enfin, c'est toujours les arts, ça ne sort pas de la famille. Ah oui, mon neveu m'embête...
PAULINE, chantant sur l'air de Marguerite. — Je voudrais bien savoir... quel est ce p'tit jeune homme... si c'est un bon noceur... et comment il se nomme.
LABOSSE. — René. Et quant à être noceur ?
PAULINE. — Il l'est ? Dans les grands prix ? Tu me présenteras ?
LABOSSE. — Mais non, il ne l'est pas. Rien. Jamais une petite amie...
PAULINE. — Jamais ? Alors, si c'est jamais une, c'est qu'il en a des tas, des tas ?
LABOSSE. — Non plus. Ni une, ni toutes.
PAULINE. — Alors, c'est un infirme ? Il manque de fond ?
LABOSSE. — Mais non, nulla re caret.
PAULINE. — Hé ? s'il te plaît ?
LABOSSE. — Un mot latin...
PAULINE. — Qui veut dire ?
LABOSSE. — Que mon neveu a tout ce qu'il faut pour marcher.
PAULINE. — Mais il ne marche pas ?
LABOSSE. — Pas du tout.
PAULINE. — Veux-tu que je m'en occupe ? Je lui apprendrai à mettre un pied devant l'autre.
LABOSSE. — Tiens-toi en repos, et ne dis pas d'insanités.
PAULINE. — Je n'en dis pas, je te propose d'en faire.
LABOSSE. — Line, tu manques de sens moral. Pense au sens moral.
PAULINE. — Mais n'aie donc pas peur, c'était pour de rire.
LABOSSE. — Tu as une façon de rire...
PAULINE. — Que tu partages souvent avec moi, avoue-le ? Mais, en ce cas, s'il n'est pas amateur de femmes, ton René, quelles bêtises peut-il bien faire ?
LABOSSE. — D'argent.
PAULINE. — C'est les pires. Parce qu'elles coûtent, sans rien rapporter.
LABOSSE.— Mais certainement ! Voilà la première parole sensée qui sort de ta bouche. René joue, et il perd. Et il ne paye pas.
PAULINE. — Et c'est toi qui payes ? 
LABOSSE. — Jusqu'à présent. Au collège, il vendait ses Thesaurus. Mais j'en ai assez. Il a perdu avant-hier, huit mille francs, je viens à Paris pour ça, mais s'il croit que je vais les lui donner...
PAULINE. — Il se fouille ?
LABOSSE. — Un petit peu.
PAULINE. — Donne-les-lui.
LABOSSE. — Hein ?
PAULINE. — Qu'est-ce que ça te fait ?
LABOSSE. — Comment ! ce que ça me fait ? Mais ça me fait... mal au cœur... Non, non, non.
PAULINE. — Donne-les-moi, alors ?
LABOSSE. — Non. C'est-à-dire, oui. Je te les donnerai, bien sûr.
PAULINE. — Ah !
LABOSSE. — En plusieurs fois.
PAULINE. — Cent sous par cent sous ? Tu peux les garder et te les mettre dans le nez.
LABOSSE. — C'est ce qu'il y a de plus sage. Onze heures et quart ! Lève-toi ou je te chatouille.
PAULINE, riant. — Oh ! oh non !
LABOSSE.— Lever. Tout de suite !
PAULINE. — Et toi, promets que tu seras gentil avec René ? Je l'aime déjà tout plein, cet enfant !
LABOSSE. — Line !...
PAULINE. — En voilà un, au moins, qui ne sera pas sénateur !
LABOSSE.— Je l'espère bien. Pour lui, pour moi. Et puis surtout, pour mon pays. J'aime mon pays, vois-tu Linette. Et toi ?
PAULINE. — Je l'aime bien, mais j'y pense jamais.
LABOSSE. — Tu as tort. Crie : « Vive la France ! »
PAULINE, criant. — Vive la Fr...
LABOSSE. — Pas si fort. On va nous donner congé.
PAULINE. — Nous logerons au Sénat. C'est haut de plafond. J'adore ça.


21- LE NEVEU DÉCOURAGEANT

LABOSSE.
RENÉ FALOISE, son neveu ; dix-sept ans. 

Tous deux dans une bonne victoria de louage, au Bois, le matin.

LABOSSE. — Écoute-moi bien, mon petit René ! Je viens de t'offrir un suave londrès, je t'ai invité à déjeuner au Chinois, je te véhicule à mes frais sous les verts ombrages, mais il ne faut pas t'imaginer pour ça que je sois content ? Non, je suis furieux.
RENÉ. — Après qui ?
LABOSSE. — Après toi, garnement.
RENÉ. — Pourquoi ?
LABOSSE. — Ce toupet ! Et les huit mille francs qu'il a fallu que je te donne hier ?
RENÉ. — Je les avais perdus, on me les avait prêtés, il fallait bien les rendre.
LABOSSE. — Toi, mais pas moi !
RENÉ. — Moi, je ne pouvais pas. Sans ça !
LABOSSE. — Eh bien, et moi, est-ce que je le peux ?
RENÉ. — Plus que moi.
LABOSSE. — Non, monsieur. Te figures-tu que je suis riche ?
RENÉ. — Ta ta ta. Large aisance.
LABOSSE. — Grave erreur. Je n'en ai pas de trop.
RENÉ. — Bien suffisamment. Vous n'avez pas de besoins, vous ?
LABOSSE. — Qu'en sais-tu ? Pas de besoins ! J'ai pire, mon cher petit.
RENÉ. — Quoi ? 
LABOSSE. — Des exigences.
RENÉ. — Vous m'en direz tant. Vous n'êtes pas raisonnable.
LABOSSE. — Voilà que tu vas me faire de la morale, à présent ? C'est le monde renversé !
RENÉ. — Ne parlons plus de tout ça.
LABOSSE. — Mais si, parlons-en.
RENÉ. — Vous avez payé très gentiment.
LABOSSE. — La dernière fois, tu sais, la dernière des dernières !
RENÉ. — Sans doute. Vous me dites ça à chaque reprise...
LABOSSE. — Eh bien, recommence, et tu verras si je te tiens parole !
RENÉ. — Bref, avez-vous casqué, oui ou non ?
LABOSSE. — J'ai casqué. C'est un fait.
RENÉ. — En ce cas, digérez-le donc de bonne grâce.
LABOSSE. — Facile à dire. Mais huit mille balles !... j'ai des renvois.
RENÉ. — Marchez, ça descendra.
LABOSSE. — Qu'est-ce qui t'avait prêté cet argent ?
RENÉ. — Je ne peux pas le dire.
LABOSSE.— Un homme ? Une femme ?
RENÉ. — Une femme ? Oh non ! vous savez bien que... moi et les femmes nous ne nous fatiguons pas ensemble.
LABOSSE. — C'est hélas vrai ! Nous en recauserons tout à l'heure. Alors c'est un homme ?
RENÉ. — Probablement. Du moins, il m'a semblé.
LABOSSE. — Qui ?
RENÉ. — Je ne peux pas le dire.
LABOSSE.— Ah çà ! tu es assommant. Pourquoi ne peux-tu pas ?
RENÉ. — Parce que c'est un secret.
LABOSSE.— Les secrets sont faits pour être lâchés. Rien que le mot l'indique. Si ce n'était pas un secret,  je n'aurais pas envie ni besoin de le savoir. Parle.
RENÉ. — J'ai juré.
LABOSSE. — Abjure. Parle, allons. (Soudain tendre et malheureux.) Sois gentil, mon petit chat, ne fais pas de peine à ton bon oncle.
RENÉ. — C'est que si je vous le dis, ça va vous mettre dans une colère bleue.
LABOSSE. — Non. Je suis très calme, au contraire, très bien disposé.
RENÉ. — Heu !
LABOSSE. — Je me sens. Je t'assure que je me sens.
RENÉ. — Enfin, c'est vous qui l'aurez voulu ? Vous promettez que vous ne gronderez pas ?
LABOSSE. — Va.
RENÉ. — Et que vous ne ferez pas d'ennuis à la personne ?
LABOSSE. — Non.
RENÉ. — Que vous ne lui en parlerez même pas ?
LABOSSE. — Non, non, non, non !...
RENÉ. — Eh bien, c'est monsieur Sautille.
LABOSSE. — Le père Sautille ?
RENÉ. — Lui-même.
LABOSSE. — Oh ! ton instituteur, le patron de ta boîte, chez qui tu te prépares à ton bachot ! Oh !
RENÉ. — C'était pendant une récréation.
LABOSSE. — C'est lui qui t'a prêté huit mille... Je n'en reviens pas.
RENÉ. — Oui. Mais en plusieurs fois... Il y a une nuance ! Au fond, c'est un bien brave homme.
LABOSSE. — C'est une fripouille, une infecte fripouille. Et je m'en vais l'arranger... dans les grands prix !
RENÉ. — Vous ne ferez pas cela : vous m'avez promis il y a cinq minutes...
LABOSSE. — Possible. À présent, je te promets le contraire. D'abord, tu ne resteras pas dans ce tripot. 
RENÉ. — Vous voulez me retirer de chez Sautille ?
LABOSSE. — Un peu. Dans les vingt-quatre heures. Un directeur d'institution qui, au lieu de t'apprendre tout ce que tu ne sais pas, car tu es ignorant comme une carpe...
RENÉ. — Pesez vos expressions, mon petit tonton...
LABOSSE. — ... Est assez dénué de sens moral pour prêter de l'argent à ses élèves, non !... jamais on n'a vu ça... De mon temps ; ils nous refusaient ! En voilà une fichue boîte ! En voilà un joli four à diplômes i
RENÉ. — C'est vous qui l'avez choisi, mon oncle.
LABOSSE. — Et pourquoi fait-il ça, cet imbécile ? Pourquoi va-t-il risquer niaisement sa galette, sans réfléchir, comme un hurluberlu, qu'il est ? Si je n'avais pas payé... ah ! il se serait tapé et ça aurait été tant pis pour lui. Personne de propre ne l'aurait plaint. Qu'il se mêle donc de vous fourrer du latin et du grec, et qu'il laisse ses économies dans son bas. C'est pas un usurier, n'est-ce pas ? Il ne prête pas à la petite semaine ? Alors à quoi bon ?
RENÉ. — Mais si, c'est ce qui vous trompe, mon oncle, il nous prête à intérêt.
LABOSSE, ahuri. — Hein ? Non ?
RENÉ. — À moi, à tous mes camarades, il nous prête...
LABOSSE. — À combien ?
RENÉ. — Vingt pour cent.
LABOSSE. — Oh ! ça c'est à tuer. Je vas le tuer. Demain il mourra. Alors, dans les huit mille, mes huit mille ?...
RENÉ. — Il y avait ses intérêts compris, oui, mon oncle.
LABOSSE, grave. — René, tu t'es conduit avec moi comme une pure petite clique. Ah ! tu me forces à te le dire, mon enfant. Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu emprunté à ce Sautille ?
RENÉ. — J'avais perdu. La tête d'abord, et puis pas mal de braise...
LABOSSE. — À quoi ?
RENÉ. — Au jeu.
LABOSSE. — Quel jeu ?
RENÉ. — Au bac chemin de fer, et puis aux courses.
LABOSSE. — Tu joues donc au bac ? Avec qui ?
RENÉ. — Avec mes camarades. Il y en a deux de Buenos-Ayres qui sont riches à crever. Le patron les tape tous les jours. C'est grâce à ça qu'il a pu me prêter.
LABOSSE. — Inouï ! effrayant ! Et aux courses, comment fais-tu ? Allons, tu es sur la pente, il faut tout avouer ?
RENÉ. — Par le répétiteur d'anglais qui a été jockey et qui a conservé des relations dans ce monde-là.
LABOSSE. — Charmant ! Et moi, pendant ce temps-là, moi, ton seul et dernier parent, je paye ta pension, tout le diable et son train, j'enrichis cette vache de Sautille sans parler du truc de la petite semaine, et de toutes les gabegies. Eh bien ! tu vas déloger de là dès demain, et un peu vite.
RENÉ. — Vous aurez tort, mon bon oncle. Vous ne trouverez pas mieux.
LABOSSE. — Ne te moque pas de moi. Ça n'est pas le moment.
RENÉ. — Je ne me moque pas. Il y a pire que Sautille, croyez-le !
LABOSSE.—Ah parbleu ! il y a Mazas. Et la grande Roquette, je le sais.
RENÉ. — Non. Mazas et la Roquette ne sont pas des fours à bachot.
LABOSSE. — Malheureusement. Je t'y mettrais. Ah ! René, mon enfant prends garde, tu es sur une voie déplorable.
RENÉ. — Me reprochez-vous de m'amuser 
LABOSSE. — Tu ne t'amuses pas. C'est bien là ce que je te reproche au contraire. Pour toi il n'y a que le jeu. C'est immoral le jeu, sans compter que c'est stupide.
RENÉ.—Je m'amuse à ce qui m'amuse. Oui, pour me donner un petit rien de frisson dans la vie, je ne connais encore que les cartes et le maniement de l'or.
LABOSSE. — Parce que tu n'as jamais essayé du reste.
RENÉ. — Quel reste ?
LABOSSE.— Dame, parbleu... le reste...
RENÉ. — Les femmes ?
LABOSSE. — Mais oui.
RENÉ. — C'est bien démodé.
LABOSSE. — Ça se porte encore.
RENÉ. — À votre âge, oui. Mais au mien ? 
LABOSSE. — Mon pauvre gringalet, que tu me fais donc souffrir ! et que je te plains ! Si tu médis des femmes, c'est que tu ne les connais pas ; t'es trop petit !
RENÉ. — J'en ai essayé, pour faire comme tout le monde, eh bien...
LABOSSE. — Eh bien ?
RENÉ. — Je trouve que c'est pas ça. Pas ça du tout. Bon pour ceux qui ont de l'imagination. Alors, ils y mettent un tas de choses, ils se figurent des affaires inouïes !... Mais moi qui regarde La femme avec l'œil glacé du penseur, je dis : « Non, ça ne me nourrit pas... Qu'on me serve autre chose. »
LABOSSE. — Le baccara chemin de fer ?
RENÉ. — Passionnant ! admirable !
LABOSSE. — Ça coûte plus cher que les femmes, et ça ne vous fait pas le même honneur.
RENÉ. — Vous mettez l'honneur dans de drôles d'endroits. Ah çà, Dieu me pardonne, mon oncle, vous me conseillez le sexe, à moi votre neveu, à peine âgé de dix-sept printemps...Mais c'est l'excitation à la débauche !
LABOSSE.— L'invite au plaisir. Là où il y a plaisir humain, permis et partagé, avec le plein consentement des deux parties, il ne saurait y avoir débauche. La débauche, René, c'est le plaisir des gens mal élevés. Tu souris ?
RENÉ. — Écoutez, je vous aime bien comme oncle, mais comme moraliste, je vous prends moins au sérieux. Ça ne vous fâche pas ?
LABOSSE. — Ça m'attriste. René, tu as grand tort, et tu méconnais ton oncle Labosse, qui, au fond, a une âme charmante, une âme d'enfant, de petit enfant. Je me plais à le répéter. Que d'autres, esprits étroits, s'indignent et se voilent la face, moi, j'ai ma conscience pour moi. Et je suis sûr d'elle, de ma conscience ; voilà assez longtemps que nous sommes ensemble. Je te le dis bien haut : « René, mon cher enfant, t'es mon neveu, le fils de ma sœur qui était une sainte, tu es en train de mal tourner, range-toi, mon chéri, et va aux femmes, mets-toi dare-dare aux femmes. Le remède est là. »
RENÉ. — Fichu remède ! Vrai ricin !
LABOSSE. — Ah ! René ! René ! Tais-toi... Tu me forcerais à répliquer pour te convaincre, je deviendrais éloquent, communicatif, je sortirais de la réserve et de la décence que je me suis toujours imposées vis-à-vis de toi, dans ma tenue, comme dans mes paroles et mes actes, parce que maxima debetur... Je t'en prie donc, ne me tente pas en disant des insanités comme celles que tu viens de laisser échapper, ne me force pas, moi, ton oncle, sénateur, à te parler, avec mes cheveux blancs, de choses qui pourraient les faire rougir.
RENÉ. — Je les en défie.
LABOSSE. — Ne blague pas avec la morale. Je reprends. Et en te donnant le conseil de te mettre aux femmes, j'agis en bon père de famille, en honnête homme. S'il pouvait un instant oublier la dignité de son habit, ton confesseur ne te parlerait pas autrement !
RENÉ. — Vous êtes monstrueux, mon oncle ! Et puis, je n'ai plus de confesseur.
LABOSSE. — Je m'en aperçois. Tant pis. Tout vaut mieux que le jeu et l'argent, tout ! Le jeu, c'est un vice, laid, bête et dégradant. Les femmes, ça n'est qu'un péché. Entre les deux, l'hésitation n'est pas permise, et, puisque tu ne peux pas être un modèle et un exemple de sagesse, pas plus que moi, pèche mon garçon, pèche naturellement, humainement, bravement. Ça peut toujours t'être pardonné ; le reste, pas. Là-dessus, je ne changerai jamais d'idée, et, à mon lit de mort, je te tiendrai le même langage. Qu'est-ce que tu as contre les femmes ?
RENÉ. — Rien. Ça ne m'a pas plu et j'en ai soupé.
LABOSSE.— Il en a soupé ! A dix-sept ans ! Voilà un galopin qui parle d'avoir des petits frissons dans la vie, et qu'est-ce qu'il fait ? Il commence par écarter ces dames ! Innocent, va !
RENÉ. — Parmi « celles » de mes amis, il n'y en a pas une qui me plaise.
LABOSSE. — Quels amis ? Tes camarades de boîte ?
RENÉ. — Oui. Tous ont la leur.
LABOSSE. — Mâtiche de précocité ! Ah ! on va bien chez Sautille ! Et comment font-ils, ces messieurs, pour voir leurs objets aimés ?
RENÉ. — Au parloir, et les jours de sortie.
LABOSSE. — Sautille le sait ?
RENÉ. — Parbleu ! Mais il ferme les yeux.
LABOSSE. — Tu peux dire qu'on les lui bouche ?
RENÉ. — Oui.
LABOSSE. — Avec mon pauvre petit argent. Ah ! les mœurs ! Dans mon enfance, on était bien canaille, mais pas à ce point-là.
RENÉ. — Et puis, les femmes sont trop rouées, trop ficelles. Toutes vous trompent. Moi, je ne veux pas être trompé.
LABOSSE. — Tu n'es pas le seul. Et puis après ? On les trompe aussi ?
RENÉ. — Jamais autant qu'elles.
LABOSSE. — Qu'en sais-tu ? D'ailleurs, respecte la femme, René, ne généralise pas. Il y en a de fidèles et d'honnêtes.
RENÉ. — Qu'on me dise où !
LABOSSE. — Mais oui, mais oui. J'en ai connu, j'en ai aimé, des paquets de femmes honnêtes et sages, et... j'en connais encore, je pourrais t'en citer.
RENÉ. — Mademoiselle de Glanes, par exemple ?
LABOSSE. — Tu sais ? Qu'est-ce qui a pu te dire ?...
RENÉ. — Mon petit doigt.
LABOSSE. — Il n'est pas mal informé. Avec toi, qui es de la famille, je n'essayerai pas de nier. J'ai horreur du mensonge. D'ailleurs, tu as dû le remarquer, je suis franc comme un soldat. En effet, je connais mademoiselle de Glanes, C'est une femme, René.
RENÉ. — Une belle ?
LABOSSE. — Mieux. Une femme d'esprit, doublée d'une femme de cœur. Je te souhaiterais sa sœur. Malheureusement pour toi, elle est fille unique et elle n'a pas son pendant.
RENÉ. — Ça m'est bien égal ! Si épatante qu'elle soit, votre bonne amie, je suis sûr à l'avance qu'elle me déplairait.
LABOSSE. — Ne dis pas.
RENÉ. — Je me connais.
LABOSSE.— Mais tu ne la connais pas.
RENÉ. — Pas besoin de la connaître.
LABOSSE. — Encore une fois, ne dis pas. Tu me contraries.
RENÉ. — C'est bon. Je me tais, mais je n'en pense pas moins.
LABOSSE.— Écoute, je vais faire pour toi une chose que je ne ferais pour personne, parce que tu es mon neveu, le fils de ma sœur qui était un ange, et parce que ton sort moral est en jeu, qu'il s'agit de te montrer ce que c'est qu'une femme gentille, convenable, et qui se respecte enfin..
RENÉ. — Quoi ! Qu'allez-vous faire ?
LABOSSE. — Je t'inviterai un de ces matins à déjeuner avec mademoiselle de Glanes.
RENÉ. — Je n'y tiens pas. 
LABOSSE. — Moi, je le veux.
RENÉ. — Mais...
LABOSSE. — Ah ! je te l'ordonne. En voilà assez. Ne refuse pas. J'aurais toutes les peines du monde à te le pardonner. Comment ! je te fais le plaisir et l'insigne honneur... je te traite en camarade, en frère... comme si j'étais ton grand frère... je veux bien oublier l'oncle morose et sévère, et toi, au lieu de répondre à ces avances ?... Ah ! pas de ça, mon petit, hé ? Sans quoi, fini à jamais entre nous ! à jamais !
RENÉ. — Bon. J'accepte.
LABOSSE. — À la bonne heure. Et tu seras gai !
RENÉ. — Je tâcherai.
LABOSSE. — Il le faut. Je te défends d'apporter cette binette d'enterrement. D'ailleurs, je serai là pour animer le dialogue, et j'y mettrai un peu du mien. Tu promets d'être aimable avec elle ?
RENÉ. — Oui.
LABOSSE. — Pas trop. La bonne limite.. Et puis, tiens-toi, observe-toi... ça n'est pas la première venue. C'est une veuve qui a eu pour ton oncle une faiblesse de cœur... bien excusable ! Mais toi, pas de bêtises, hein ? Tu es censé ignorer tout ça, je te présenterai à elle comme à la jeune femme d'un de mes collègues du Sénat que j'ai retenue à déjeuner pour parler d'une bonne œuvre, d'un hospice...
RENÉ. — J'y suis.
LABOSSE. — Charmante ! tu verras ! Un beau petit bébé ! Oh ! je l'aime bien !
RENÉ. — C'est bon, ça suffit, je ne vous demande pas le menu, mon oncle.
LABOSSE.— Rien qu'un mot. Et figure toi... une chose très bête ? Je suis jaloux ! archi-jaloux ! Hein ? René... crois-tu, tout de même... les jeunes gens ! 
RENÉ. — Vous pouvez dormir sur vos deux épaules, allez ! S'il n'y a que moi pour enlever la Sabine...
LABOSSE. — C'est bien aussi pour ça que je t'invite. Parce que j'ai une confiance aveugle en elle et en toi. Sans quoi, nenni. Non, c'est pour que tu voies de près ce que c'est qu'une femme, que tu te rendes compte.
RENÉ. — Entendu. Nous romprons le pain et le sel avec la dame.
LABOSSE. — René, je t'aime bien. Travaille, et une fois que tu seras bachelier, nous nous amuserons. Veux-tu que je te fasse encore une confidence ?
RENÉ. — Allez, vous m'intéressez toujours.
LABOSSE.— Tu es sur mon testament, bien couché. Tout ce que j'ai sera à toi.
RENÉ. — Tout ?
LABOSSE. — Tout, René. Sauf quatre sous à mon vieux larbin de Victor qui me soigne comme une sœur de charité. Toi qui ne craches pas sur la monnaie, ça te donne un frisson pour le coup, hein ? Seulement, il faut attendre un petit peu, faut me donner tout mon temps, parce que je ne me sens pas encore envie de quitter cette vallée de larmes. Je veux jouir encore de mon Chantilly.
RENÉ. — Jouissez, mon oncle, jouissez.
LABOSSE. — C'est ce que je fais, va, et le plus que je peux. Tiens, mon bonhomme, changeons de conversation, veux-tu ? parce que je sens que je deviendrais tout triste. Un rien m'abat, et je veux vivre longtemps. Tu n'as que moi, j'ai charge d'âme. (Au cocher.) Prends par les lacs, Collignon.


22- PAULINE DE GLANES

LABOSSE. 
RENÉ. 
PAULINE DE GLANES. 
ADRIEN.

Dans un cabinet particulier, aux Champs-Elysées. Labosse et René sont seuls.

RENÉ. — Elle ne s'amène pas au trot allongé, votre bonne amie ! 
LABOSSE. — Elle va déballer, ne t'inquiète pas. 
RENÉ. — Elle est en retard d'une demi-heure. 
LABOSSE. — Les femmes sont toujours en retard. Cette sacrée poudre de riz ! 
RENÉ. — Mettons-nous à table. 
LABOSSE.— Sans elle ? 
RENÉ. — Ça la fera venir. Elle nous rattrapera. 
LABOSSE. — Tu ne parles pas sérieusement, René ? 
RENÉ.— Tout ce qu'il y a de plus, mon oncle. 
LABOSSE. — Ce serait d'une inconvenance qui n'a pas de nom.  
RENÉ. — C'est que je suis impatient... 
LABOSSE. — De la connaître ? je le comprends. 
RENÉ. — Non. De manger.
LABOSSE. — Tiens, j'entends des pas. La voilà. (La porte s'ouvre, Pauline de Glanes paraît.) 
PAULINE. — Je suis un peu en retard. 
LABOSSE. — Mais non. 
RENÉ, tirant sa montre. — Si. Trente-cinq minutes à mon Genève. 
LABOSSE. — René ! (À Pauline.) Il plaisante. C'est pour plaisanter. Il est un peu farceur. Chère madame, je vous présente René, mon neveu, René Falloise, le fils de ma sœur... 
PAULINE. — ... qui était une sainte, je sais. (Regardant René.) Il n'a pas l'air de tenir beaucoup de sa mère ! 
RENÉ. — Je tiens surtout de mon oncle. 
LABOSSE. — Ça n'est pas vrai. Si tu  crois que tu me flattes ? René, mon enfant, madame Pauline de Glanes, la jeune femme... divorcée, d'un de mes collègues du Sénat, qui a bien voulu venir partager notre modeste déjeuner pour parler bonnes œuvres. Il s'agit d'un hospice de souteneurs repentis... 
PAULINE, éclatant. — Zut ! zut ! Des pommes ! des navets ! des nèfles ! Pas de ces blagues-là entre nous. C'est trop bête ! 
LABOSSE. — Mais... 
PAULINE. — Non. La vérité pure. La vérité comme tu l'aimes. Toute nue. (Montrant René.) Cet enfant n'est plus au maillot, n'est-ce pas ? Il te connaît, il sait quel noceur énergique tu fais, il n'ignore pas la nature satinée de nos relations. Alors ne lui raconte pas des histoires de ballon ! À moins d'être le dernier des crétins (Avec un sourire aimable à René.) ce qu'il ne paraît pas.... 
RENÉ, flatté. — Madame... 
PAULINE. — ... Il ne te croira pas, Dis tout bêtement : Pauline de Glanes. une bonne fille, mon amie. 
RENÉ, avec élan. — Votre main, madame. La glace est rompue. Tout ce que vous venez de nous servir est marqué au coin du bon sens. Vous me plaisez tout à fait. (Il lui baise la main.) 
PAULINE, à Labosse. — Tu vois que j'avais raison ! Ton neveu est un homme d'esprit. 
RENÉ, finement. — Je n'ai pas que de ça. 
LABOSSE. — Soit, ma chère Pauline. Vous avez une tenue et un langage qui me suffoquent bien un peu... 
PAULINE. — Pas de vous. Tutoie-moi, comme aux heures du thé. 
LABOSSE. — Ma chère, vous êtes scandaleuse !... 
RENÉ. — Mais tutoyez-la, sacrelotte, puisqu'elle en rêve. 
LABOSSE, à René. — Devant toi ? moi, ton oncle ? 
RENÉ. — Si vous ne voulez pas, c'est moi qui vais la tutoyer ! 
LABOSSE. — Non, en ce cas. 
RENÉ. — Alors, embrassez-la. 
LABOSSE. — René ! 
PAULINE, à Labosse.—Mais oui, biche ta petite biche. 
RENÉ, à Labosse. — Puisque je vous le permets. 
LABOSSE, résigné. — Allons. (Il l'embrasse mollement.) 
RENÉ, à Labosse. — C'est comme ça que vous embrassez, mon oncle ? Ah bien, vraiment, vous ne mettez pas le feu aux poudres ! 
PAULINE, à René. —Vous l'intimidez. Quand il y a du monde, il est toujours très froid, en commençant. 
RENÉ. — Nous allons le dégeler. 
LABOSSE. — Oh ! la galerie ne me gêne pas, non. Mais au fond, je suis comme Giroux-Jodart, mon vieil ami le bâtonnier, je préfère le huis-clos. 
PAULINE, à Labosse. — Tu m'en as souvent parlé ! Je ne le connais pas. Pourquoi l'appelles-tu le bâtonnier ? 
LABOSSE. — Je t'expliquerai ça. 
PAULINE, cherchant, puis éclatant de rire tout à coup. — Pas la peine ! J'y suis. C'est un nom de guerre qui lui vient des femmes ? Mâzette ! 
RENÉ. — À table ! Nous rirons après. 
LABOSSE. — Et pendant aussi. À table ! Ah ! je sens que ma gaieté d'alouette me revient. (À Pauline, lui désignant le bouton électrique.) Sonne les eunuques, chère enfant. 
RENÉ. — Avez-vous faim ? Moi j'en ai une dévorante. (Paraît Adrien.) Ah ! voilà notre sauveur !
ADRIEN. — Madame, messieurs. 
LABOSSE. — Qu'est-ce que vous allez nous coller de fameux, Adrien ?  
ADRIEN. — J'ai pensé à différentes choses. 
RENÉ. — Des choses légères ! hein ? Rien que des choses légères ! 
LABOSSE, à René. — Tu prendras ce qu'on te donnera. Adrien m'a souvent nourri... 
ADRIEN. — Dame oui ! Voilà bien trente ans que je rencontre monsieur dans les cabinets. 
LABOSSE, à René. — Trente ans, René ! Tu entends ! 
PAULINE, à René. — Ça vous la coupe, jeune homme ! 
RENÉ. — Non, chère belle. 
LABOSSE, choqué. — Observe ton langage, René. Adrien sait donc que mon estomac n'a jamais bronché et qu'on peut toujours lui demander un petit effort, pourvu qu'on sache s'y prendre. 
PAULINE, à Labosse. — Tu voudrais bien pouvoir toujours en dire autant du reste ? 
RENÉ, à son oncle. — Je crois que cette fois c'est à elle d'observer son langage. 
ADRIEN. — Voulez-vous le potage Jeanne-d'Arc ? 
LABOSSE. — Ah oui ! Votre marotte. 
RENÉ. — De la soupe à déjeuner ? 
ADRIEN. — Non, monsieur. Pas de la soupe, du potage. C'est la vieille école, et j'y suis fidèle. L'homme ne se maintient que par les potages. Carême, le grand Carême... vous n'êtes pas sans en avoir entendu parler ? 
RENÉ. — Je ne connais que le petit, de papa Massillon ! 
ADRIEN. — J'ignore à quel chef vous faites allusion... Eh bien, le grand Carême qui a écrit un très beau livre sur les potages, les appelle : les Portiques du Temple. 
RENÉ. — Je ne vous dis pas le contraire, c'est très gentil ! Mais moi, biribi, je ne veux pas de portiques à mon déjeuner. 
PAULINE. — Ni moi. Autre chose. 
LABOSSE. — Vous m'en donnerez à moi tout seul, Adrien. Ce sont des profanes. 
RENÉ. — À nous, des hors-d'oeuvre, des concombres. 
PAULINE. — Oui, toutes ces petites saletés qui sont si bonnes. 
LABOSSE. — Après, deux gentilles entrées de volailles, je me fie à vous pour choisir... une timbale conseiller-d'État, un joli légume frais... 
ADRIEN. — Très surveillé, vous pouvez y compter. Comme dessert, nous avons les fruits à l'Esprit nouveau. 
LABOSSE. — Vous nous en donnerez. 
ADRIEN. — Et comme vin ? 
LABOSSE.—Du vieux laffitte pour moi. Pour ces jeunes gens une tisane qui se laisse boire, quelque chose d'amusant. Allez Adrien. (Adrien sort.) Ah ! je crois que nous n'allons pas faire un petit repas trop pourri. 
RENÉ. — Peuh ! nous allons voir. Je demande à voir avant de vous complimenter. 
PAULINE. — En effet, ça m'a l'air un peu vieille gencive, un peu ran-plan-plan, tout ce que tu as commandé là. 
LABOSSE. — Jamais contentes, les femmes ! Qu'est-ce que tu aurais voulu ? 
PAULINE. — Je ne sais pas, moi. Un vol-au-vent, du homard à l'américaine, des cèpes, avec du fromage à la crème. Ça m'aurait davantage convenu. 
LABOSSE. — Assez. Cache au moins devant mon neveu tes goûts dépravés. 
PAULINE. — Pourquoi donc ? Dans le temps, quand je faisais des parties avec les peintres, c'était toujours du vol-au-vent et du homard !... 
LABOSSE. — Pauline ! 
RENÉ, à Pauline. — Avec les peintres ? Je n'ai pas bien entendu. 
LABOSSE.— Rien.  
RENÉ. — Quels peintres ? Je veux savoir. 
PAULINE. — Ceux chez qui je posais. 
RENÉ. — Vous avez été modèle ? 
PAULINE. — Trois ans ! 
LABOSSE. — Patatras ! 
PAULINE. — La cuisse et la nuque. Je vous ferai voir sur des photographies. 
LABOSSE, vivement. — Inutile, ça ne l'intéresse pas. 
RENÉ. — Mais si, mais si. J'y prends goût. 
PAULINE, à Labosse. — Tu vois ? (À René.) Il y a un tableau de Sigismond... vous connaissez Sigismond ? 
RENÉ. — Je crois bien ! un talent bœuf ! 
PAULINE. — Juste. J'ai été six mois avec. Eh bien, il y a un tableau de Sigismond qui est maintenant en Amérique, et qui représente une femme toute nue... 
RENÉ. — Quelle femme ? 
PAULINE. — Je ne sais pas, une de l'Olympe, sur des nuages. Eh bien, c'est moi. 
RENÉ. — La cuisse et la nuque seulement ? 
PAULINE. — Et tout le reste aussi. C'est moi, c'est parlant. 
LABOSSE, agacé. — Tu parles beaucoup trop en effet. Tais-toi un peu. 
PAULINE. — Mais non. Je te vois bien ? Ça t'agace que je raconte tout ça à ton neveu, parce que tu as dû lui dire sur moi des histoires de femmes du monde que je te démolis à plaisir. Mais tant pis. T'as peut-être dit que j'étais la fille d'un colonel ? et que j'avais fait de bonnes études ? Ah ! ouiche ! en fait d'études, il n'y a guère que celles d'après moi, sans chemise ; j'en retrouve quelquefois sur les quais, du côté des Beaux-Arts, signées des rapins de ce temps-là... Ça n'a même pas un cadre et ça vaut quarante sous ! Maladie !
LABOSSE. — Veux-tu que je te dise, mon petit ange ? Tu me romps la cervelle. 
PAULINE. — Pour ce qui t'en reste au fond de la tasse ! Ah çà ! si tu m'as invitée à bouffer avec ton neveu, j'imagine que ça n'est pas pour serrer ma langue ?
RENÉ. — Mais non. J'y perdrais trop. 
PAULINE. — Pourquoi nous as-tu invités tous les deux, au fait, ce petit blond et moi ? Pourquoi ? 
RENÉ. — Je vais vous le dire. 
LABOSSE. — Non, moi. Je demande la parole. 
PAULINE. — Tu l'as. Je te la confère. 
RENÉ. — Soyez clair et rapide. 
LABOSSE. — Si j'ai invité ce matin mon neveu et toi, ma chère petite Line, mon neveu que j'aime tendrement, c'est pour un motif bien sérieux. Juges-en toi-même ; il s'agit de lui donner le goût de la femme. 
PAULINE. — Comment ? 
LABOSSE, — Laisse-moi finir. René, tel que tu le vois, n'aime pas les femmes. 
PAULINE. — Il ne sait donc pas ce que c'est ? 
RENÉ. — Si. Connu. Le loup blanc. 
LABOSSE. — Mais il a été mal pris, mal commencé. Alors, il s'est rebuté, il s'est jeté dans une autre voie. 
PAULINE. — Laquelle ? 
LABOSSE. — Le jeu. 
PAULINE. — Ah ! la bête ! 
LABOSSE. — Il joue, il perd... 
PAULINE. — De l'argent qui pourrait être si bien employé ! 
LABOSSE. — Oui. Et moi, qui paye, je ne suis pas content. 
PAULINE. — Mais où veux-tu em venir ? Je n'ose pas deviner. Tu me fais entrevoir des horizons... 
LABOSSE. — Écoute-moi, ie n'ai que faire de tes horizons.  
PAULINE. — Tu ne dis pas toujours ça. 
LABOSSE. — René, l'autre jour, bêchait les femmes, il soutenait qu'il n'y en avait pas de fidèles, ni d'honnêtes, que c'était de la volaille inutile et pernicieuse. Ça m'a révolté. Je pensais à toi, et je me disais dans mon for intérieur : « S'il connaissait Line, il s'exprimerait autrement. » 
RENÉ. — Pour sûr. Et la preuve, c'est que maintenant... 
LABOSSE.— ... Alors, je n'ai pas pu y tenir, je l'ai secoué par la peau du ventre : « Tu raisonnes des femmes comme une pantoufle, comme une espadrille ! Il y en a qui sont des amours, et des bons trésors. Je t'en ferai voir une, moi, si tu veux, une que je connais bien, qui vient quand je l'appelle, je te la ferai voir, de tout près, et si ça pouvait t'attirer un peu, et te faire renoncer à ces sales cartes, et à ce fichu pari mutuel, je crois que je t'aurais rendu un fier service ! et que tu devrais bénir ton vieil oncle ! » 
PAULINE. — Il a accepté ?
LABOSSE. — En se faisant tirer. 
PAULINE. — Et nous voilà tous trois. Qui est-ce qui est le plus heureux ?  
RENÉ, montrant son oncle. — C'est lui. 
LABOSSE. — À coup sûr (À René.) Et maintenant, je me permets de lui dire, tout paternellement et sans appuyer, parce qu'il y a des questions d'un ordre... le sentiment de la famille... enfin je m'entends, et je suis sûr que René, qui a une petite âme très délicate, m'entend bien également ? 
PAULINE, choquée. — Eh bien, et moi ? 
LABOSSE. — Toi aussi. 
PAULINE. — Ah ! c'est pas dommage ! 
LABOSSE. — ... Je me permets de lui dire, comme un grand frère, oubliant un instant que je suis son oncle (À Pauline.), oubliant un instant aussi, mon petit bijou, la nature toute spéciale de nos relations, je me permets de lui dire : 
PAULINE, soupirant. — Dieu que tu es long ! Aussi long en paroles que... 
LABOSSE. — ... René, c'est une belle petite amie comme ça, c'est le pendant, la pareille, c'est l'autre goutte d'eau qu'il te faudrait. Tâche de trouver sa sœur, je te la souhaite. Tu seras tous les jours content en te réveillant.
PAULINE. — Je n'ai pas de sœur.
LABOSSE. — Je le sais. J'entends une sœur par sa nature, sa gentillesse, une autre petite Pauline. Il doit y en avoir ?
PAULINE, avec une moue. — Oh !
LABOSSE. — Pas beaucoup. Mais il doit y en avoir. Si, ne dis pas non. Line, grâce au ciel, il y a encore de braves jeunes femmes, plus qu'on ne le croit ! Le mal ne triomphe pas autant que de sévères moralistes voudraient nous le faire... (Adrien paraît.) Ah ! enfin ! voilà mon potage Jeanne-d'Arc ! Mon estomac pleurait, Adrien. 
ADRIEN. — Voilà qui va le consoler, monsieur. (Il pose également les hors-d'œuvre.)  
PAULINE. — Et qu'est-ce que vous nous apportez après toutes ces bricoles-là ? 
ADRIEN. — Madame verra. C'est une surprise, c'est ma dernière trouvaille. 
LABOSSE. — Dites-lui, Adrien. La femme aime toujours savoir avant. 
ADRIEN. — Soit. C'est l'émincé de merlans aux ananas. 
PAULINE.— Et c'est bon, cette affaire-là ? 
ADRIEN, froid. — Si c'est bon ? C'est mieux que bon. Madame me remerciera. (Il sort.
LABOSSE. — Oh ! mes enfants, mes chers enfants ! La vie est tout de même juteuse et facile. Et ceux qui la méconnaissent sont des ingrats. Avoue, René, avoue, canaille, que tu te racommodes un peu avec ça. (Il embrasse Pauline.) Ça, tenez... la femme, ce pauvre petit chiffon de bébé, qui se moque tant de vous et qu'on a la faiblesse d'aimer, quoique toupet blanc, ruban rouge, et sénateur ! Quelle honte ! L'âge où l'on devrait remiser, se plonger dans la messe ! Mais non, le feu dans le ventre tout le temps !... Et dire que ça sera toujours comme ça, cette vie d'Indien, jusqu'à la minute où je m'affalerai ! Car je m'affalerai, mes pauvres choux... On me l'a dit. 
PAULINE. — Des bêtises ! Qui ? 
LABOSSE. — Une voix secrète. 
PAULINE. — Ne parle pas de ça. 
LABOSSE. — Oh ! il faudra bien que ça arrive, à la longue ! Où ? Quand ? Comment ? 
RENÉ. — N'y pensez pas, mon petit oncle ! 
LABOSSE. — J'y pense souvent, au contraire. Pour moi, mon idée, je claquerai au dessert, au moment où je m'y attendrai le moins, en pelant la poire, ma tête sur l'épaule d'une petite qui en lâchera son verre de peur. 
PAULINE. — Zut ! Autre sujet de conversation ! Assez ! 
LABOSSE. — Ou bien si c'est pas en pelant la poire, ça sera... en cueillant la fraise. Enfin, ça sera toujours dans ces environs-là, à l'heure des fruits. Ma foi, tant pis, claque qui claque, je n'aurai pas été le seul ! C'est déjà arrivé à d'autres qu'à moi, et à de plus grands que moi ! C'est arrivé à François Ier, à Henri IV, au Régent, à Louis-le-Bien-aimé, des bonshommes, des vrais redressés qui gobaient la femme au moins autant que moi, je ne dis pas davantage, mais autant. Ils n'y sont plus, n'est-ce pas ? Eh bien ! là où ils sont, j'irai les rejoindre. On causera. Sonne pour le laffitte, Linette. Et maintenant, René, c'est entendu ? Plus d'as de pique... en avant la dame de cœur ! La sœur de Line doit être quelque part, il te la faut. À partir d'aujourd'hui nous la chercherons tous les deux ! 
RENÉ. — AlI right. 
PAULINE. — Tous les trois. 
LABOSSE. — Si tu veux. Plus on est de fous... 
PAULINE. — Qui sait ? C'est peut être moi qui la trouverai ?


23- LABOSSE PERD DEUX ILLUSIONS

PAULINE DE GLANES.
RENÉ.
LABOSSE.

Chez Labosse, rue du Vingt-Neuf-Juillet. Pauline et René sont seuls, l'après-midi. Leur conversation paraît vraiment « vive et animée ».

PAULINE. — Tu ne veux pas ?
RENÉ. — Je ne veux pas. Non et non.
PAULINE. — Et pourquoi ? petit mufle, puisque je t'aime.
RENÉ. — Parce que.
PAULINE. — Je te déplais ?
RENÉ. — Pas du tout. Au contraire.
PAULINE. — Si. Dis-le. Je ne suis pas ton type ?
RENÉ. — Non. C'est moi qui ne veux pas être le vôtre. Vous avez mon oncle, gardez-le. Il doit vous suffire. Il est fait pour vous.
PAULINE. — Et s'il ne me suffit pas ? S'il ne me suffit plus ?
RENÉ. — Qu'est-ce qu'il vous faut alors ?
PAULINE. — Toi. Toi qui es jeune, frais...
RENÉ. — Pas si frais que ça. Vous exagérez.
PAULINE. — Frais... chic, épatant, et qui as l'air de me mépriser... à un point qui fait que je t'adore ! Explique ça ! Faut-il que je sois bête !
RENÉ. — C'est la passion.
PAULINE. — Mais tu t'en fiches bien de me voir des yeux blancs ! Qu'est-ce que tu as donc dans les veines, dis ? C'est pas du sang, pour sûr ! 
RENÉ. — Je ne sais pas. J'y ai jamais regardé. Je ne suis pas curieux.
PAULINE. — Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour te prouver la sincérité de mon amour ?
RENÉ.—Me laisser la paix. Vous en aller.
PAULINE. — Tout, excepté ça. Oh ! êtes-vous assez méchants, les hommes, quand vous sentez qu'on ne peut pas se passer de vous !
RENÉ, prenant son chapeau et se couvrant. — Allons, puisque vous ne voulez pas vous replier en bon ordre, c'est moi, madame, qui vais...
PAULINE.— Non. Ne pars pas. Encore un instant.
RENÉ. — Alors, soyez calme, sacrelotte. Personne sur la terre ne m'apprécie mieux que moi. Je suis gentil, charmant, un beau petit biscuit d'homme, je ne dis pas le contraire. Mais enfin, vous ne me ferez jamais avaler que je sois si excitant que ça ?
PAULINE. — Tais-toi. Tu ne sais pas ta force.
RENÉ. — Demande bien pardon. Je l'ai essayée.
PAULINE. — Ta force, mon cruel chéri, elle est justement dans ton dédain, dans ton ce-que-je-m'en fiche !... dans ce que tu ne tiens pas plus à moi qu'à ton parapluie. 
RENÉ. — Je suis désolé d'être grossier, mais je tiens davantage à mon pépin, un beau petit parapluie-aiguille dont je suis tout plein fier.
PAULINE. — Va. Continue tes taquineries et tes méchancetés. De toi, rien ne me blessera.
RENÉ. — Bonsoir, donc, ma bonne dame. Bien des choses chez vous. (Fausse sortie.)
PAULINE. — Non. Pas encore. Une minute.
RENÉ. — J'en ai assez. Ça m'embête. Je n'aime pas qu'on me viole.
PAULINE. — Causons.
RENÉ. — Non. Vous avez une façon de tenir le dé de la conversation... Vous êtes la Sévigné des sofas !
PAULINE. — Je serai raisonnable. Je te promets. Je vais être comme si j'étais ta sœur. Tu vas voir. Reste.
RENÉ. — Soit.
PAULINE, avec explosion. — Pourquoi ne veux-tu pas être mon amant de coeur ?
RENÉ. — Ça recommence ?
PAULINE. — Ah ! Je parle. Je suis loin de toi, je ne te touche pas. Je ne fais que de te parler, bien posément...
RENÉ. — Si vous voulez que je vous écoute, il faut parler d'autre chose.
PAULINE. — De quoi, monstre ?
RENÉ. — Ce que vous voudrez, ça m'est égal. Parlons de l'alliance russe, du canal des Deux-Mers... Les sujets ne manquent pas ! Tous, excepté... celui-là, l'amour. L'amour me rase.
PAULINE. — Je quitterai complètement ton oncle, là ! Et tu m'auras toute, toute à toi ! Es-tu content ?
RENÉ. — Encore moins. Ah bien, merci ! Ah çà ! une bonne fois, comprenez donc ! Je ne veux pas de vous, ni avec d'autres, ni toute seule à moi. C'est pourtant clair ?
PAULINE. — C'est impossible, ça n'est pas naturel. Il y a quelque chose là-dessous que tu ne me dis pas.
RENÉ. — Tiens. Parbleu !
PAULINE. — Je veux le savoir.
RENÉ. — Je vais finir par me fâcher.
PAULINE. — Fâche-toi. Démolis tout.
RENÉ. — Une fois que j'aurai éclaté, vous ne penserez plus ça. Je suis terrible quand je rage. (Se ravisant soudain.) Mais non. Je veux rester froid comme une épée. Vous tenez à savoir la cause de mon refus ?
PAULINE. — Inutile. Je me rends compte à présent. Je vois clair. Tu es un bon neveu, un neveu modèle, tu aimes ton oncle comme un père, et par un sentiment de délicatesse infinie et très raffinée, tu ne veux pas le tromper, lui chiper sa maîtresse ?
RENÉ.—Pas ça du tout. Vous barbotez.
PAULINE. — Alors ?
RENÉ.— Écoutez-moi au lieu d'aboyer tout le temps. Non. La vraie raison, la voici, tout crûment ! Ah ! je serai brutal et je n'irai pas par quatre chemins, je vous en préviens !
PAULINE. — Parle, parle.
RENÉ. — Eh bien, j'adore mon oncle, en effet, je le vénère, et vous, je vous trouve ravissante et parfaitement déshonorable ; seulement, à la seule pensée que vous sortez toute tiède encore des bras de mon bon parent... dame !... zut, zim laïla... ça me dégoûte... quoi !... et il n'y aura jamais rien de fait. Dites que suis chipi, si vous voulez, mais c'est physique et plus fort que moi. Même dans ma famille j'ai jamais pu boire deux dans le même verre.
PAULINE. — Alors, c'est pour ça que tu refuses ? Pour ça ?
RENÉ. — Uniquement.
PAULINE.— Mais c'est fou I ça n'a pas de nom ! Je croyais que tu allais me fournir une raison sérieuse. 
RENÉ. — Je suis ainsi fait.
PAULINE. — Sans compter que c'est pour moi d'une grossièreté !... Tu me donnes là le pire des soufflets. Jamais on ne m'a traitée ainsi. Je peux te le dire, mon garçon. Grâce au ciel, il ne m'arrive pas souvent de m'offrir... mais tu es le premier homme auquel je veux bien faire quelques invites et qui ne saute pas dessus.
RENÉ. — Je ne suis pas un sauteur. Tant pis. Et puis, ne pleurez pas, vous vous rattraperez avec un autre, un autre qui ne sera pas le neveu de mon oncle. Ah ! si Labosse n'était pas mon oncle, je ne me le serais pas fait dire deux fois, allez ! Je vous aurais déjà mangée de caresses !
PAULINE.— Tais-toi. Ne retourne pas le couteau. Je t'aime tant, si tu savais ?
RENÉ. — Je m'en aperçois ! Et ça me fatigue un peu.
PAULINE. — Du jour où je t'ai vu, la semaine dernière, à ce déjeuner que nous avons fait tous trois avec ton vieil oncle, paf ! j'ai été timbrée, toquée. Tout de suite j'ai pensé : « Ce gamin-là, je me le payerai ! » Et puis rien, tu me glisses dans les doigts ! Qu'est-ce que ça te fiche ? Ferme les yeux et laisse-toi faire.
RENÉ. — Bigre non !
PAULINE. — Je ne te demande pas d'y mettre du tien, j'en aurai pour deux.
RENÉ. — Tra la la !
PAULINE. — Ça ne durera pas, là ! Après, je te rendrai ta liberté. Rien qu'en passant. Un petit caprice, de tout mon cœur. Et puis après, plus rien, on se dira adieu comme en bateau, en agitant son mouchoir, et on ne sera plus que des amis ! Bons amis.
RENÉ. — Je vous assure que vous avez tort d'insister.
PAULINE. — Quelle rosse tu fais, va !
RENÉ. — Comme vous dites : une rosse qui ne veut pas se laisser monter.
PAULINE. — Eh bien c'est ce que nous allons voir. Ça m'exaspère, à la fin.
RENÉ. — Oh ! De force ? Manu militari ! Oùs qu'est mon bouclier ?
PAULINE. — Oui, mon petit, de force. Et je ne serai pas la première femme qui ait osé attaquer ! Et puisque tu manques de poil, c'est moi qui vais en avoir.
RENÉ. — Pas de bêtises, Pauline, hein ?
PAULINE. — Tu vois ce que c'est que de se montrer ? Tu as peur, aussi tu m'appelles déjà Pauline ! Avant dix minutes, tu n'auras plus rien à me refuser.
RENÉ. — À bas les menottes, ou je vous fiche des claques.
PAULINE. — Je ne les déteste pas, et ton oncle m'en donne souvent. Il les donne très bien. Arrive, imbécile.
RENÉ. — Je casse un carreau... je...
PAULINE. — Tu le payeras, mastic et pose !
RENÉ. — ... Et je crie : Au voleur !
PAULINE. — En attendant... c'est moi qui te dévalise !... (Elle le prend dans ses bras. À ce moment, la porte s'ouvre. Labosse paraît, regarde et s'arrête, en proie à une certaine surprise, puis il éclate :)
LABOSSE.— Ah ! les dégoûtants petits ingrats !
RENÉ.—Bon ! (À Pauline, avec gaieté.) C'est raté, ma bonne fille.
LABOSSE. — Ah dame ! ça c'est épatant ! c'est inouï, c'est plus fort que de jouer au bouchon ! Vox faucibus... Eh bien, mes enfants, je ne vous fais pas mes compliments. Vous êtes des saligauds, de purs saligauds. Vous me refaites le coup de dom Ruy Gomez, jamais je n'aurais cru ça de vous. Jamais !
RENÉ. — Au contraire, mon oncle...
LABOSSE. — Tais-toi. Laisse-moi exhaler mon dégoût. J'ai le droit d'exhaler. C'est bien le moins, et j'en use. Comment ! Vous que j'ai abouchés l'un avec l'autre, gentiment, sans méfiance... voilà que vous me trompez, et chez moi, dans mon propre nid ! Oh ! non ! non !
RENÉ. — Vous n'y êtes pas, mon oncle.
LABOSSE. — Je te demande pardon. J'y suis, et je le suis. J'entre et je vous trouve à jouer à pigeon-vole. Je n'ai pas besoin d'en voir davantage pour être sûr de mon affaire.
RENÉ. — Mais non. Je résistais. Je me débattais.
LABOSSE. — Joseph ? Connu. On ne me la fait pas.
PAULINE, à Labosse. — C'est la vérité, mon cher. J'en suis désolée pour lui, mais c'est la vérité. Oui, j'ai eu un béguin pour ce gosse, je lui ait fait des risettes...
RENÉ, à Labosse. — Et moi je l'ai envoyée paître. Demandez-lui, mon oncle, si je l'ai remballée ?
LABOSSE, à Pauline. — C'est vrai ?
PAULINE. — En plein, d'une façon ignoble.
RENÉ. — Ah !
LABOSSE, à René. — En ce cas je te demande pardon. Cent fois, mille fois pardon. Les apparences, n'est-ce pas ?... je t'avais condamné. Tout le monde à ma place...
RENÉ, à Labosse. — Vous croyez toujours au mal.
LABOSSE. — J'ai eu tort, j'en conviens. Encore une fois, dis que tu me pardonnes et que tu n'en veux pas à ton vieil oncle ?
RENÉ. — Sûr que je vous pardonne ! Et même je vous remercie, je vous bénis !
LABOSSE. — Parce que ?
RENÉ. — Parce que vous êtes entré à pic pour me tirer d'un mauvais pas, et m'éviter une sacrée corvée... tiens !
PAULINE, furieuse. — Corvée !... Quoi ? J'ai bien entendu ? Répète ce mot, petit gredin.
LABOSSE, à René. — Mais s'il n'y a  rien entre vous, pourquoi diable te tutoie-t-elle ?
RENÉ. — Par anticipation, mon oncle. Elle est folle de moi.
LABOSSE, peiné. — Toi, Pauline ?
PAULINE. — Plus maintenant.
RENÉ, à Labosse. — Vous voyez, mon oncle ? Elle l'était.
LABOSSE. — Mais à quel propos, sacrédié ? (À Pauline). René est gentil, sans doute, mais qu'est-ce qu'il a de plus que moi ? Quelques années en moins... à peine !
RENÉ. — C'est ce que je me tuais à lui dire : « Vous avez mon oncle, gardez-le. Quand on a la veine d'être la récréation d'un aussi chic satyre, on a rien à désirer ! » Satyre ne vous choque pas ?
LABOSSE. — Non, René. Je comprends le sens affectueux dans lequel tu le dis. Bien, cher enfant. Tu honores ton oncle, tu vivras longuement.
PAULINE, furieuse, à Labosse. — Tu es par trop jobard, toi aussi. Alors tu t'imagines peut-être que c'est par respect pour toi qu'il m'a retapée, par cette chose de la pudeur... du sentiment de la famille... toutes les machines de l'Église, enfin ? Tu te mets les doigts de pieds dans l'œil, mon pauvre vieux chéri. Non, c'est par répugnance de toi, par mal au cœur, pas pour autre chose. Comprends-tu ? ce petit gringalet qui ne sait pas ce que c'est que l'amour, et qui y a tout au plus mis le nez, il se permet d'être dégoûté de toi !... Oui... que moi, ta petite mignonne, j'aie passé par tes mains avant les siennes, ça lui fait l'effet d'un cheveu dans le plat... d'une punaise dans le beurre... et il pense au fond de lui : « Les restes de mon oncle... brrou ! j'aime mieux mourir ! » Voilà. Maintenant, tu es renseigné.
LABOSSE, pâle, à voix tremblante. — C'est faux... René... ce qu'elle vient de dire, n'est-ce pas ? Sur la tête de ta mère qui était une sainte, jure que c'est faux, que tu n'es pas dégoûté de moi ?... que...
RENÉ, gêné. — Au revoir, mon oncle.
LABOSSE. — Tu ne réponds pas... tu romps les chiens... alors, c'est donc vrai ? Ah ! René ! René ! décidément tu es  tombé bien bas ! René, tu es perdu. Ainsi, me voilà frappé dans vous deux, dans tous les deux à la fois ?
RENÉ. — Mais non, sapristi, puisqu'il n'y a rien eu entre nous ; rien, je vous dis... pas un brin !
LABOSSE. — Ça m'est égal, à présent. J'aurais préféré qu'il y eût quelque ehose. Oui. C'eût été moins blessant, moins humiliant pour moi. Je dirai presque, René, que tu m'as manqué de respect en cette circonstance... Tu as manqué de tout, d'ailleurs. Par égards pour moi, par déférence de jeune homme, tu devrais être heureux, et même fier, et même très flatté d'une occasion exceptionnelle qui te faisait pour un instant mon successeur... que dis-je ? mon égal... Les restes de Labosse, les anciennes de Labosse !... Eh bien ! mon cher garçon, je te souhaite d'en avoir toute la vie... On t'en fichera !... C'est-à-dire quelles sont recherchées à Paris, et qu'elles font prime... Parfaitement ! et demandées par les gens les plus chic, les plus honorables... Ça te renverse, mais c'est comme ça. Informe-toi sur le marché. Il suffit, au contraire, qu'on sache qu'une femme a été un bout de temps sur mon traversin pour que ça la pose, et qu'elle ne soit plus inquiète d'arriver et de faire son trou. Toutes les miennes, tu entends, toutes sans exception, – et je te réponds qu'il y en a plus de cinq douzaines ! – toutes, elles ont fait leur affaire. Je porte bonheur. Il y en a de mariées à des notaires, à des barytons, à des princes, à des planteurs de colonies... Toutes casées, femmes honnêtes, avec de beaux enfants. Et leurs maris sont très heureux ! Allons ! nous vivons à une triste époque où tout dégénère et s'en va... la plus élémentaire politesse des jeunes gens pour leurs doyens... Je paye tes dettes, je te retire du pensionnat Sautille, je consens à ce que tu ne sois pas bachelier, je m'efforce de t'arracher à cette fatale passion du jeu, je te fais manger un fruit avec ma petite amie, mais en tout bien tout honneur naturellement ! rien que pour t'enhardir... et toi, le jour où elle s'oublie un peu avec toi, elle a eu tort, et ça sera son tour, tout à l'heure que je la gronde ! voilà l'injure blessante que tu me fais ? Ah ! sacredié de sacredié !... tiens, je ne te dois rien, moi, tu n'es qu'un gamin pour lequel je n'ai à avoir ni politesse, ni reconnaissance, eh bien ! je te jure ma parole poivrée que malgré mon âge, moi, ton oncle, si tu avais une petite camarade qui m'ait ce matin, en ton absence, proposé un tour de bosquet, j'aurais marché, même si elle m'avait déplu à crier, et je ne t'aurais pas fait l'affront que tu m'as fait. Non. Ainsi, juge si tu m'as blessé ? Maintenant tu peux déferler, je suis fâché avec toi.
RENÉ.—Au revoir, mon oncle. (À Pauline.) Toi, tu ne l'emporteras pas en paradis.
PAULINE.— Ce n'est pas là que je vais. (René sort.)
LABOSSE, à Pauline. — Toi, toi... c'est autre chose ! René m'a irrité. Mais toi, tu m'as peiné. Tu n'es guère raisonnable. Où as-tu la tête ? Tu ne devais pas faire ça tout de suite... quand il n'y a pas huit jours que tu connais René. C'est une question d'honneur et de tact. Mais les femmes ne sentent pas ces nuances. Moi je les sens, et très vivement. Je suis un homme d'épiderme.
PAULINE. — À qui le dis-tu ?
LABOSSE. — Ah ! je n'ai pas le cœur à plaisanter, je t'assure. Je viens de faire une cruelle expérience, j'ai éprouvé qu'on ne peut se fier à personne... à personne ! Vois : je ne t'ai fait que du bien, et tu veux me tromper ! Je n'ai fait que du bien à René, et il est dégoûté de moi !  Alors quoi ! C'est la fin des mondes. Il n'y a plus rien : ni affection de famille, ni amour charnel. Tout dérape et fiche le camp. D'ailleurs, c'est bien fait pour moi, c'est une sacrée leçon. Jusqu'à présent, par un reste d'éducation, et puis aussi les souvenirs d'enfance, élevé par un ancien prêtre... Ces choses-là ne s'en vont pas facilement... Jusqu'à présent, j'avais toujours tâché, dans la vie, de donner une grande place au cœur... Tu ne me croiras peut-être pas ? Les liaisons les plus courtes que j'ai eues... eh bien, je m'étais tout de même attaché. Voilà le remerciement. C'est une duperie. Aussi, à partir d'aujourd'hui, bouclé, fini. Je vais devenir cynique et pratique comme les camarades. Ah ! mais ! Jusqu'à tantôt, j'avais essayé d'être bon, tendre, affectueux et gentil. Une âme d'enfant, de petit enfant. Adieu ! Maintenant je suis résolu à m'amuser et à faire la noce.
PAULINE. — Avec moi ?
LABOSSE. — Je ne sais pas. (Soudain grave.) Ou plutôt non. Pas encore. Plus tard la fête. J'ai tout le temps. D'abord mon pays dont je ne m'occupe pas assez. Je suis sénateur, nom d'un chien ! Il y a de quoi faire de grandes choses, de bonnes et utiles choses. Ce grand peuple traverse une crise des plus attachantes !...
PAULINE. — Je te connais. C'est pas la première fois que ça te prend comme ça, par à-coup. Toi aussi t'as des crises.
LABOSSE. — Cette fois, c'est sérieux. (Il sonne. Victor paraît.) Victor, prépare les valises, nous partons ce soir. (Victor se retire.)
PAULINE. — À ton château ?
LABOSSE. — Oui. Aux Tourniquets.
PAULINE. — Et d'ici ce soir ? Rien ?...
LABOSSE. — Rien.
PAULINE. — Pas une petite caresse ? Pas une tartelette ?
LABOSSE. — Pas.
PAULINE. — Oh ! tu es méchant !
LABOSSE. — Trop bon, oui. Allez-vous-en. Je n'ai plus de neveu, plus de maîtresse, plus rien. Je ne veux plus vous voir. Allez. Si j'ai envie de vous à mon prochain voyage, eh bien, la poste est là, je vous écrirai !
PAULINE. — Laisse-moi t'embrasser, au moins. Tes lèvres de corail.
LABOSSE, se détournant. — Vous ne les méritez pas. Le front seulement.
PAULINE. — Pas le corail. Alors l'ivoire ?
LABOSSE. — Oui. Adieu.


24- RETOUR AUX CHAMPS

LABOSSE.
L'ABBÉ GRAVELINES, curé des Tourniquets... Cinquante ans.

Chez Labosse, aux Tourniquets. En septembre. Un petit salon au rez-de-chaussée.

LABOSSE. — Monsieur le curé, vous ne savez pas tout le plaisir que vous m'avez fait en acceptant de venir déjeuner avec moi, et comme je suis heureux de vous voir ici, aux Tourniquets, dans mon petit salon bleu ?
LE CURÉ. — Plaisir bien partagé, monsieur le sénateur, croyez-le.
LABOSSE. — Ne m'appelez pas monsieur le sénateur. Je suis un homme simple et tout rond. Un rural au fond, pas autre chose, malgré mes airs de vieux Parisien des Folies-Bergère.
LE CURÉ. — Quelle est cette localité ?
LABOSSE. — Ce n'est pas une localité, mon cher curé. C'est un lieu, et même un mauvais lieu.
LE CURÉ. — J'imagine que vous n'en avez pas franchi le parvis ?
LABOSSE. — Hélas ! tout ce que je peux dire, c'est que je n'y retournerai plus... du moins... que je tâcherai.
LE CURÉ. — Oui, n'est-ce pas, cher monsieur ? À quoi bon ? Rappelez-vous les sages résolutions que vous avez prises à votre première communion.
LABOSSE. — Oh ! là là, que c'est arriéré, tout ça !... Mais vous venez de lâcher le mot, le seul, le grand mot de la fête. À quoi bon ? Ah ! oui, à quoi bon ? Monsieur le curé, je vais vous faire un aveu dépouillé d'artifice. Eh bien, j'en ai assez des fêtes... j'en suis pis qu'imbibé, saturé....
LE CURÉ. — Il y a des fêtes permises qui... 
LABOSSE. — Ah ! je ne parle pas du tableau des fêtes chrétiennes du vicomte Walsh.
LE CURÉ. — Un beau livre !
LABOSSE. — ... Mais des fêtes profanes... la chair, la femme ...
LE CURÉ. — Oui, oui, chut ! la femme et le vin ! et les danses lubriques !... Je vois, je vois... Les folies du siècle ! Oh ! comment ! vous... à votre âge, et avec une si belle position dans le gouvernement... vous aviez pu céder à de pareilles... ? Mais, mon cher monsieur... pardonnez-moi... seriez-vous vraiment, comme je l'ai entendu dire, un homme dissolu ? et de mœurs faciles ?
LABOSSE. — Assez, oui. Que vous a-t-on raconté ?
LE CURÉ. — Des choses ! des choses... bien laides !
LABOSSE.— Dites lesquelles.
LE CURÉ. — Non. Je ne veux pas. Non decet.
LABOSSE. — Si, dites-les. Je veux les entendre pour en rougir, par humilité. Je le veux, sacrelotte !
LE CURÉ. — Chut ! Cela ferait pleurer les saints.
LABOSSE. — Alors, c'est différent. Je n'insiste pas. C'est une question de tact. Je ne voudrais pas pour un empire qu'à cause de moi les saints... Hélas ! oui, ce qu'on vous a dit de moi est vrai, mon pauvre petit curé. Et c'est justement à propos de tout ça que je vous ai prié d'accourir au grand galop, afin de causer un peu de ces historiettes, et voir ce qu'on pourrait bien faire pour renflouer cette pauvre âme. Âme, ma sœur âme, ne vois-tu rien venir ?
LE CURÉ. — Voudriez-vous, tout de bon, dépouiller le vieil homme ?
LABOSSE. — Ah ! je vous crois ! Je veux me remettre bien avec la religion. D'abord, sans la religion...
LE CURÉ. — Point de salut. Pensez un peu à l'éternité, cher monsieur !
LABOSSE. — J'y pense, mais oui. Par-ci, par-là, quand je suis seul en voiture découverte. La victoria me rend triste.
LE CURÉ. — À la bonne heure. Et vous envisagez alors ce jour redoutable du jugement dernier, n'est-ce pas ?... où les sept trompettes... Ah ! mon cher fils !..
LABOSSE. — Non. Oh ! je ne vois pas ça du tout en musique. Les trompettes, les cornets à piston, ça me ferait plutôt sourire...
LE CURÉ. — Comment ! qu'osez-vous ?
LABOSSE. — Je vous dis ma pensée toute nue, moi. Je suis franc comme un trotteur. Non, le jugement dernier, je ne me représente pas ça du tout à la catastrophe et au mélo. Rien de l'Ambigu. Je suis sûr à l'avance que ça se passera très bien, très bon enfant, comme une séance au Luxembourg. Il y aura un petit tri. Les saints voteront à main levée, et puis le Seigneur arivera, dira : « Chut. Un peu de silence. Les bons ? Où sont-ils les bons ? » Alors, notre groupe s'avancera. Nous dirons : « C'est ici les bons, Seigneur, c'est nous. C'est de notre côté. — Parfait, qu'il dira. Inclinez à droite. » Et on inclinera, sans se le faire répéter.
LE CURÉ. — Et les mauvais ? Et les méchants ? L'extrême gauche ?
LABOSSE. — Bah ! on ne s'en inquiétera pas, en leur tournera le dos... Ils seront relégués.
LE CURÉ. — Dans le feu ! dans l'enfer, oui ! Grillés.
LABOSSE. — Allons donc ! Ça finira par une amnistie générale. Vous faites Dieu plus méchant qu'il n'est. Vous le calomniez. Jamais le bon Dieu ne rétablira l'Inquisition ! Et puis, d'ailleurs, après tout, qu'il y ait une rôtisserie et un  enfer, je le veux bien, moi ! Qu'est ce que ça me fait, puisque je n'y vais pas ?
LE CURÉ. — Mais tout droit, mon cher fils ! Vous y allez directement ! Vous y courez tête baissée.
LABOSSE. — Non.
LE CURÉ. — Je vous l'affirme. Consultez les Pères...
LABOSSE. — Pas besoin des Pères pour ça... Je vous dis que je suis un bon... et que je n'irai pas avec les crapules. Je vous le garantis, l'abbé. Dieu ne me fera pas ça. Je l'en défie.
LE CURÉ. — L'esprit du mal vous aveugle, mais j'espère qu'avant peu les écailles....
LABOSSE. — Il n'y a pas d'écailles qui tiennent !...
LE CURÉ. — Cependant qu'entendez-vous par être un bon ?
LABOSSE. — Ne pas être méchant. Suis-je méchant ? Informez-vous, que diable ! Consultez tout le monde ici, dans le pays, et ailleurs, à Paris, partout, au Sénat, au cercle ? On vous répondra que je suis le meilleur des hommes. La crème et le pain.
LE CURÉ. — Ça ne suffit pas pour le ciel.
LABOSSE. — Je n'habite pas le ciel, j'habite la terre, et ça suffit pour la terre. Je suis le meilleur des hommes, avec des vices... Ah parbleu ! des vices à remuer à la pelle, sans quoi ça serait trop beau ? Je ne suis pas un saint, pas vierge, ni martyr, non ! Mais un brave homme, avec une âme d'enfant, de petit enfant. Et chaque fois que j'ai péché... et Dieu sait si ça m'est arrivé souvent !... toujours, vous m'entendez, l'abbé, ça a été par les sens, et je m'en vante ! Rien que par les sens. Jamais méchanceté pure. Voyez-vous la différence, à présent ? Je suis une créature avec un corps méprisable...
LE CURÉ. — Oui, oui... le corps, ce charnier, comme a dit saint Fabricien.
LABOSSE. — ... une ordure de corps qui m'entrave et avec lequel j'ai presque toujours le dessous. Mais c'est lui qui est le coupable. C'est une affaire de peau. Pourquoi nous a-t-on fichu des organes ? Tandis que mon âme... halte-là, nom d'une fauvette ! c'est une autre aventure ! Mon âme est simple, naïve et blanche. C'est une chaste fille, mon bon abbé, mariée à un paillard, et qui réprouve tout ce que fait son compagnon. Elle pleure quand il jouit.
LE CURÉ. — Pleure-t-elle vraiment ?
LABOSSE. — Parole d'honneur. Eh bien ! je dis que le Seigneur ne peut pas la frapper pour des fautes qui ne sont point siennes. Et Labosse sera avec les justes. Il y sera, et il chantera les louanges, nom d'un chien ! Dites qu'il les chantera ?
LE CURÉ. — Personne ne le souhaite plus ardemment que moi, mon cher sénateur, et je le demanderai à Dieu dans mes prières. Mais il faut vous amender d'abord, chasser tout esprit d'orgueil et de présomption, et surtout ne point tenir ainsi des propos cavaliers, car il pourrait bien, malgré tout, vous en cuire.
LABOSSE. — Quelle est, selon vous la meilleure manière de s'amender ?
LE CURÉ. — Il y en a deux, qui sont : repentir et charité.
LABOSSE. — Ça me va. Surtout, la seconde partie, la charité, les bonnes œuvres. J'ai, à ce sujet, un tas d'idées... épatantes !
LE CURÉ. — Permettez. Quand je dis repentir, j'entends la contrition parfaite, la détestation profonde et intime de son péché, la répulsion...
LABOSSE. — Ça y est, c'est fait. Je le déteste et je le vomis. Après ? 
LE CURÉ. — Pas si vite. Il ne s'agit point, vous le sentez bien, mon cher fils, de déchirer ses vêtements en prononçant avec ostentation d'abondantes paroles ?...
LABOSSE. — Je n'y songeais pas une minute.
LE CURÉ. — Il ne faut pas se repentir uniquement de la langue et des lèvres...
LABOSSE. — Compris. Ça suffit. Ne vous éternisez pas.
LE CURÉ. — Laissez moi achever... mais du cœur, et dire en soi-même un bon peccavi avec le ferme propos de ne plus choir.
LABOSSE.— Amen. Voilà qui est dans le bénitier. Entamons la charité, maintenant.
LE CURÉ. — Le mot le dit. Il faut être bon, et donner. Donner beaucoup, bien donner, donner non pas tant seulement de ses deniers, mais de sa personne...
LABOSSE. — Oui, oui... Et puis les œuvres ! les fondations !
LE CURÉ. — Ah ! sans doute les oeuvres, les fondations ! tout cela est salutaire et excellent.
LABOSSE. — J'ai pensé entre autres choses, à une œuvre à laquelle j'aimerais bien attacher mon nom...
LE CURÉ. — Laquelle ?
LABOSSE. — L'œuvre des Souteneurs repentis. Je voudrais bien lancer ça.
LE CURÉ. — Je ne saisis pas bien. Qu'entendez-vous par ce mot ?
LABOSSE. — Souteneurs ? Vous ne savez pas ce que c'est qu'un souteneur ?
LE CURÉ.— Non. Je devine bien qu'il s'agit d'un genre de pécheurs....
LABOSSE. — Pécheurs et pêcheurs... vous l'avez dit.
LE CURÉ.— Pourquoi pêcheurs ?
LABOSSE. — Rien. Ce serait trop long et trop dur à vous expliquer. Vraiment je tombe de la lune qu'à votre âge, après quinze ans de confessionnal, vous ayez encore quelque chose à apprendre !
LE CURÉ. — Que voulez-vous ? C'est ainsi. Dites quelles sont ces malheureuses créatures ? Ce sont des hommes, n'est-ce pas ?
LABOSSE. — Oui, ce sont bien des hommes, mais des hommes à part.
LE CURÉ. — Oh ! y en a-t-il aux Tourniquets ? Pensez-vous qu'il y en ait dans mon troupeau ?
LABOSSE. — Non. Je ne crois pas.
LE CURÉ. — Tant mieux ! Alors, comment voulez-vous que je sache ? Moi, je n'ai jamais quitté nos campagnes.
LABOSSE. — Vous n'avez jamais été à Paris ?
LE CURÉ. — L'antique Lutèce ? Jamais. Une fois, j'ai failli m'y transporter au moment de la dernière Exposition. Cette tour Eiffel m'attirait. Mais monsieur le grand vicaire de monseigneur qui l'avait vue, et même qui était monté dessus, me dit que c'était peu de chose. Alors je ne donnai pas suite... et probablement je mourrai sans connaître la capitale. Est-ce qu'il y aurait des souteneurs à Paris ?
LABOSSE. — Ah ! mon pauvre curé ! Beaucoup ! Des milliers. On marche dessus. Je crois même qu'ils y sont tous.
LE CURÉ. — Que font-ils en somme ? Quel est leur péché ?
LABOSSE.— Ce qu'ils font ? Mais rien, d'abord. Ils croupissent dans l'oisiveté, dans la plus sale des fainéantises et des paresses.
LE CURÉ. — La paresse est condamnable en effet, pourtant ce n'est pas un crime. Mais, en ce cas, comment font ces infortunés pour vivre ? Sont-ils riches ?
LABOSSE.— Cela dépend des journées.
LE CURÉ. — Je me doute qu'ils doivent mourir de faim ? 
LABOSSE. — Non. Et je touche, l'abbé, au point chatouilleux. Ils ne meurent jamais de faim, parce qu'ils sont entretenus et nourris par des femmes.
LE CURÉ. — Voilà de charitables et dignes personnes.
LABOSSE. — Seigneur !
LE CURÉ. — Des religieuses sans doute ?
LABOSSE.— Mais, mon pauvre curé !...
LE CURÉ. — De quel Ordre ?
LABOSSE. — Assez ! Vous ne savez pas ce que vous dites. D'aucun Ordre. Ces femmes sont la lie, le rebut de tout... de vulgaires prostituées...
LE CURÉ. — Oh !
LABOSSE.— ... qui font vivre ces hommes... du produit de leur...
LE CURÉ. — Oh ! est-ce possible ?
LABOSSE. — Mais oui.
LE CURÉ. — Et la police tolère cela ?... Le président de la République ?... La magistrature ?...
LABOSSE. — Ils n'y peuvent rien. Ce serait encore trop long à vous exposer. Et ces hommes sont appelés souteneurs, parce que du poing, du bâton et du couteau, ils soutiennent précisément, contre la police et les lois, ces femmes auxquelles ils prennent leur bel argent acquis comme vous savez...
LE CURÉ. — Oui... Oh ! cela est abominable. Voilà ce qui se passe à Paris ?
LABOSSE. — Tous les jours, toutes les nuits.
LE CURÉ. — J'en frissonne. Malgré moi, je pense à Gomorrhe et à Ninive. Tenez, mon cher sénateur, je suis prochainement un vieillard, n'est-ce pas ? J'ai vu beaucoup d'impuretés dans ma vie, eh bien, je ne soupçonnais pas cela. J'en ai le rouge au front. Promettez-moi de toutes vos forces que nulle part, dans les salons, à la promenade, vous ne raconterez ces choses-là à haute voix ? Il y a de quoi souiller à jamais les oreilles chastes.
LABOSSE. — Ne craignez rien. J'ai du tact.
LE CURÉ. — Mais dans tout cela... votre œuvre... je ne vois pas bien le but...
LABOSSE.— Attendez. Je vais y aborder. Je voudrais instituer une œuvre par laquelle on s'occuperait... nous nous occuperions... vous et moi, de ramener les souteneurs au bien, de les placer, de leur procurer du travail, de les mettre en état de gagner leur vie autrement qu'avec...
LE CURÉ. — Oui, oui... Pas facile !
LABOSSE.— Oh ! non ! Mais c'est par là que l'œuvre est souriante. L'Œuvre des Souteneurs repentis. Fondation Labosse. Je vois ça en lettres d'or sur de jolis prospectus. Ah ! je serais bien fier ! Et puis, ces pauvres gens sont si intéressants !
LE CURÉ. — Hum ! Cela dépend. Il est sans doute fort intéressant de les sauver de la perdition ! Mais en eux-mêmes, d'après le peu que j'en sais, ils ne me paraissent guère recommandables, de vrais pourceaux d'Épicure.
LABOSSE. — Eux ! Mais on voit bien que vous ne les connaissez pas, mon cher curé. La plupart sont des natures de peuple, pourries, mais naïves. Si Jésus les avait rencontrés au bord de l'eau, il les aurait pris dans sa barque. Des natures toutes prime-sautières, avec des élans généreuxqui vous confondraient. Et une notion absolument exacte et intransigeante de la probité. Je vous dis que ce sont des âmes primitives, des âmes de berger et de soldat.
LE CURÉ. — Cependant, permettez...
LABOSSE. — Non. J'en ai connu, et je sais ce que j'avance. Victor, mon valet de chambre, que j'ai depuis vingt ans et qui me sert comme un saint, eh bien  Victor en était, avant que je l'aie élevé à mon service. C'en est un de Grenelle, lui.
LE CURÉ.— Allons donc ?
LABOSSE. — Comme j'ai l'honneur. À présent, il va à la messe, et c'est lui qui me fait de la morale quand je rentre tard. Vous voyez ce qu'on peut en tirer. Il y a de la ressource, croyez-moi, le terrain est riche...
LE CURÉ. — Soit. Après tout, ce n'est pas moi qui refuserai jamais de tendre la main au souteneur ; c'est le frère de Madeleine.
LABOSSE. — Pas toujours. Enfin, je vous remercie. À partir d'aujourd'hui, je vais m'occuper de ça. Et si j'arrive à en décrocher quelques-uns de Paris, nous tâcherons, à nous deux, de les catéchiser et de les employer à la campagne, ici, ou aux environs... des travaux de jardinage... la culture... la pisciculture..,
LE CURÉ. — C'est cela, loin de cet air contaminé du boulevard.
LABOSSE. — Extérieur.
LE CURÉ. — Plaît-il ?
LABOSSE. — Rien. C'était un mot pour moi tout seul. Mon cher curé, voyez comme on est vite récompensé de faire un peu de bien, je me sens déjà joyeux et meilleur. Ah ! je me façonne beaucoup depuis quelques jours, positivement. Je suis dans une très bonne passe.
LE CURÉ. — Il faut que cela continue, mon cher fils.
LABOSSE. — Fiez-vous à moi. Je ne vais pas laisser mon âme en plan. Pas si bête. À présent, me voilà fixé aux Tourniquets pour un bon bout de temps. J'ai dit adieu aux jeux et aux ris, j'ai maudit mon neveu, je laisse pousser ma barbe et je fume la pipe. Je vais me refaire un beau moral. Patientez seulement une couple de mois et vous le verrez surgir, mon beau moral ? Vous m'en direz des nouvelles.
LE CURÉ. — Prenez garde au Malin.
LABOSSE. — Je le suis plus que lui. Il ne me fait pas peur.
LE CURÉ. — Allons ! allons ! Voilà des propos et une ardeur au bien de bon augure ! Ne vous relâchez point. Les souteneurs, vos belles résolutions !... pourvu que tout cela ne tombe pas dans l'eau !
LABOSSE. — Non. J'aurai encore beaucoup d'autres projets personnels à vous exposer. Mais ce n'en est pas le moment... 
LE CURÉ. — En effet, il me semble que l'heure sainte du repas...
LABOSSE. — Oui. Nous allons déjeuner, déjeuner dans le Seigneur, l'un en face de l'autre, en causant théologie... Je vous pousserai des pointes... je vous préviens, je suis très ferré, j'épate toujours les gens de robe. Aimez-vous le chambertin ?
LE CURÉ. — Je n'en ai jamais bu.
LABOSSE. — Alors ! alors !... gare. Vous allez pécher par sensualité.
LE CURÉ. — Dieu permet celle-là, pourvu qu'on l'exerce avec modération.
LABOSSE. — À la bonne heure, il faut bien que, dans la vertu, il nous en laisse quelques-unes de sensualités... parce que sans ça...
LE CURÉ. — Quoi ?
LABOSSE. — On ne croirait plus, on deviendrait athée ! (Un instant de réflexion.)
LE CURÉ, qui regarde par la fenêtre. — La journée sera belle. Le soleil n'est pas trop chaud, et l'air embaume. Ce sont vos jasmins ?
LABOSSE. — Oui. (Avec gravité.) Tenez, l'abbé, voulez-vous que je vous dise une chose à laquelle je songe en vous voyant, et qui va peut-être vous étonner ?
LE CURÉ. — Dites.
LABOSSE. — Je me suis conduit depuis quarante ans comme une pantoufle.., n'est-ce pas ?
LE CURÉ. — Oui. Eh bien ?
LABOSSE.— Eh bien, j'ai raté ma vie, j'étais fait pour être prêtre.
LE CURÉ, incrédule. — Oui... vraiment, vous pensez ?
LABOSSE.— Et ne blaguez pas ! J'aurais fait un très bon prêtre... très bon et très amusant ! L'abbé bien moderne. (Levant ses bras et les laissant retomber.) Va te faire fiche, il est trop tard ! La vie se passe à ça : qu'il soit tout le temps trop tard !
VICTOR, entrant. — Monsieur est servi.


25- LÉONTINE FALAMPIN

LABOSSE.
MADEMOISELLE FALAMPIN. De vingt-trois à trente et un ans. Grande, jolie brune ; pince-nez.
UNE QUINZAINE DE PETITES FILLES, de quatre à dix ans.

Aux Tourniquets, le matin, à l'école des filles. Mademoiselle Falampin, l'institutrice laïque, assise devant sa table, sur une estrade, fait la classe. Les trois fenêtres de la salle d'étude, située au rez-de-chaussée, sont grandes ouvertes. M. Labosse, retour de promenade, en chapeau de paille et vêtu de toile légère, accompagné de sa chienne épagneule Sapho, passe et s'arrête. Les enfants, distraits, le regardent. Mademoiselle Palampin lui adresse un salut de la tête. Alors il pousse la porte, et il entre.

MADEMOISELLE FALAMPIN. — Bonjour, monsieur le sénateur.
LABOSSE. — Salut, mademoiselle.
MADEMOISELLE FALAMPIN, aux enfants. — Allons, levez-vous ! Vite ! (Elles se lèvent toutes.) 
LABOSSE. — Assises... Que ces mignonnes restent assises. (Appelant son chien.) Sapho ! Ici ! (Aux enfants.) N'ayez pas peur, mes enfants, elle n'est pas méchante. (À mademoiselle Falampin.) Et vous leur faites la classe ? vous les instruisez ? (Les enfants se rassoient.)
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Mais oui, monsieur le sénateur.
LABOSSE. — Ne m'appelez pas monsieur le sénateur. Ici, je ne suis qu'un simple citoyen, un villageois. Et que leur apprenez-vous ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Nous sommes sur Louis XIV !
LABOSSE. — Oh ! oh ! Un grand roi ! Bien à la pose, bien gourmé. Mais en somme, quelqu'un !
MADEMOISELLE FALAMPIN, par habitude. — Seize cent quarante-trois, dix-sept cent quinze.
LABOSSE. — Il aimait beaucoup les femmes. Il tapait dans le tas tant qu'il pouvait.
MADEMOISELLE FALAMPIN, riant. — Oh ! monsieur... Oh !... Chut !
LABOSSE. — Ça vous fait rire ? Qu'est-ce que vous avez ?
MADEMOISELLE FALAMPIN, qui continue. — Je ris... parce que monsieur est gai, qu'il a tout de suite des idées... et des expressions... oh !...
LABOSSE. — Dame, écoutez, ce n'est pas moi qui l'invente. Louis XIV aimait les dames, c'est un fait, il y a des preuves... il nous a empoisonnés de bâtards.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Sans doute... Parlez moins haut.
LABOSSE. — La Vallière... Montespan... et même cette vieille sacoche de Maintenon. Elles l'ont vu plus d'une fois rien qu'en perruque, vous savez ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh ! oh ! je ne dis pas... mais... (Elle rit.)
LABOSSE. — Ça vous amuse ? Décidément, elle est gaie. À la bonne heure j'aime ça, moi, qu'on soit gai ! (Montrant les enfants.) Elles doivent toutes bien vous aimer ? (Aux enfants.) Vous aimez bien votre maîtresse, n'est-ce pas, mes petites filles ?
LES PETITES FILLES.—Oh oui ! oh oui !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Mais, prenez garde...
LABOSSE. — Quoi ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Devant ces enfants... Évitons certains sujets...
LABOSSE. — Quels sujets ? Montespan ? la Maintenon ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oui. Vous pensez bien que je ne leur apprends pas ça ? Et puis, d'ailleurs, elles sont trop jeunes.
LABOSSE.—Et pourquoi, mademoiselle, ne leur apprenez-vous pas les amours de nos rois ? J'aimerais le savoir.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Mais parce que ça ne serait pas moral, monsieur le sénateur.
LABOSSE. — Pas moral. Ah ça ! est-ce que vous plaisantez ? Qui trompe-t-on ici ? Est-ce vous, oui ou non, mademoiselle Falampin, l'institutrice laïque ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Certainement.
LABOSSE. — Eh bien, alors ! Ah ! que l'on tienne ce langage chez les bonnes sœurs qui enseignent à Neuville, je le comprends et je le trouve juste. Elles sont dans leur rôle. Mais ici, à la laïque ! À l'école des filles comme à celle des garçons, aussi bien dans votre bouche que dans celle de l'instituteur, monsieur Lombes, je trouve ces scrupules souverainement déplacés.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Cependant...
LABOSSE. — Tra la la ! Comment, c'est vous, l'école sans Dieu, qui osez, qui avez le front de parler de morale, et  de cacher à vos enfants les vices des grands personnages ?... Mais s'il n'y a pas de Dieu, nom d'un chien, mademoiselle, ces rois ont fort bien agi de rôtir le sceptre tant qu'ils ont pu ! Et en vertu de quel principe supérieur, de quel droit, le taisez-vous à ces chères petites ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Allez jouer, mes enfants.
LABOSSE. — Tout à l'heure. Qu'elles restent. Le vieux monsieur ne leur veut pas de mal.
MADEMOISELLE FALAMPIN. ­— N'écoutez pas, mes mignonnes. Jouez avec le toutou.
LABOSSE. — Peu importe, elles ne sauraient encore me comprendre.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — En dehors de toute religion, monsieur le sénateur, la République prétend néanmoins faire de ces enfants d'honnêtes femmes.
LABOSSE. — À quel propos ? Je n'en vois pas bien l'utilité. Plus tard, une de ces chères petites peut être une excellente républicaine et tromper son mari à l'heure et à la journée !
MADEMOISELLEFALAMPIN. — Oh !
LABOSSE. — C'est même la meilleure leçon de fraternité qu'elle saurait donner à ses semblables.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Monsieur le sénateur veut s'amuser ?
LABOSSE. — Plus maintenant, non, mademoiselle. C'était bon autrefois. Mais à présent, je suis rangé... Je traduis les psaumes et je plante mes choux. Seulement, j'aime la logique en tout, je trouve que c'est une belle science, et il m'apparaît que le gouvernement qui nous régit lui donne une sacrée entorse dans la façon dont il pratique, par votre intermédiaire, l'enseignement ! Enfin !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Laissons cela, voulez-vous ? Comme fonctionnaire, il nous est interdit de parler politique, et il pourrait m'arriver beaucoup d'ennuis si l'on apprenait en haut lieu que j'ai laissé attaquer le gouvernement devant moi.
LABOSSE. — Je ne l'attaque pas. Je suis moi-même républicain. Tout ce que je suis, je le dois à ce régime. Seulement, plus je vais, je ne vous le cache pas, plus je m'enfonce dans le centre. Ah dame ! oui ! Pour ce qui vous regarde, rassurez-vous ; ce n'est pas moi qui compromettrai jamais une aussi belle personne, aussi gracieuse...
MADEMOISELLEFALAMPIN.—Oh ! monsieur le sénateur ! (Aux fillettes.) Jouez plus fort avec le toutou, mes mignonnes !
LABOSSE, aimable. — Bien au contraire. Je vous prie de compter toujours sur moi en quoi que ce soit. Et ici, ça n'est plus le citoyen qui parle, c'est l'homme officiel et influent, c'est le sénateur.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je suis confuse !
LABOSSE. — La confusion vous va très, bien, mon enfant !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Désirez-vous interroger mes fillettes, monsieur le sénateur ?
LABOSSE. — Je n'y tiens pas énormément. Je préfère bavarder avec vous, je ne vous l'envoie pas dire. Cependant, si ça peut vous être très agréable que j'en questionne une ou deux..
MADEMOISELLE FALAMPIN. — C'est ça, une seule.
LABOSSE. — La moins laide, s'il vous, plaît ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non. La plus forte en histoire. Blanche Couteux. Elle est étonnante pour son âge.
LABOSSE. — Je veux bien. Allons.
MADEMOISELLE FALAMPIN, appelant la petite. — Blanche Couteux ! (Elle s'approche.) Viens répondre au monsieur, ma chérie.
LABOSSE. — Ah ! voilà le petit prodige ! Eh bien, qu'est-ce qu'il faut que je lui demande ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tout ce que vous voudrez sur le dix-septième siècle. Elle le sait.
LABOSSE. — Mâtin ! Eh bien voyons… Louis XIV.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Dis Louis XIV, mon petit chou, tu auras du bonbon.
BLANCHE. — Louis XIV, puissant monarque…
LABOSSE. — Très bien ! bravo !
BLANCHE. — Monarque…
LABOSSE. — Après ?
BLANCHE. — Puissant monarque…
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh ! elle est butée. Je vois ça à ses yeux. Elle ne dira plus rien. (À l'enfant.) Allons, continue, Blanchette. (À Labosse.) Non, c'est fini. Elle est butée. Mais c'est dommage, parce que sans ça elle vous aurait défilé tout le règne de Louis XIV, sans une faute, avec les traités.
LABOSSE. — Ça sera pour une autre fois.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pour la visite du ministre, la semaine prochaine.
LABOSSE. — C'est vrai. Le ministre doit inaugurer, à Orléans, le nouveau lycée laïque de jeunes filles.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Le lycée Jeanne-d'Arc, et, en revenant, il doit faire un séjour aux Tourniquets.
LABOSSE. — Oh ! pas un séjour bien long ! Il s'arrête entre deux trains. Huit minutes.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — C'est tout de même un grand honneur pour les Tourniquets. Il est natif d'ici. Il a fait toutes ses études près d'Orléans, au petit séminaire, où il avait une bourse.
LABOSSE. — Ah ! je l'ignorais.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — C'est un homme très capable, très énergique. C'est lui, dernièrement qui a fait supprimer le traitement de l'évêque. Alors donc, j'ai eu l'idée de lui faire  une surprise.
LABOSSE. — Blanche Couteux, peut-être ? le petit prodige ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — J'y avais songé. Mais… non. Je ne suis pas assez sûre d'elle. Mieux que ça. J'irai en personne avec toutes mes fillettes à la gare.
LABOSSE. — La plus petite aura un bouquet, je parie ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Bien entendu. Tricolore. Et, à l'arrivée du train, elle chanteront…
LABOSSE. — Une cantate ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non, la Marseillaise. — Elles la savent ! Voulez-vous qu'elles vous la...
LABOSSE. — Merci. Je connais.
UNE DES ENFANTS, qui a écouté, partant à chanter, prise de zèle. — « Aux ar...mes, ci...toyens ! »
LABOSSE. — Non. Oh ! pas de ça. Allez jouer, qu'elles aillent s'amuser !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Allez dans la cour, mes enfants. (Elle ouvre la porte. Toutes s'échappent en poussant des cris joyeux. Alors, d'un air embarrassé : ) Monsieur le sénateur...
LABOSSE. — Mademoiselle.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Est-ce que vous y serez ?
LABOSSE. — Où ça ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Au passage du ministre ?
LABOSSE. — Si je serai à la gare, à l'arrivée du train ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oui.
LABOSSE. — Ma foi, non.
MADEMOISELLE FALAMPIN, ennuyée. — Ah !
LABOSSE. — Pourquoi me demandez-vous ça ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Parce que je m'étais figuré qu'en votre qualité de sénateur, votre présence...
LABOSSE, qui proteste. — Nullement, mademoiselle, nullement. Le Sénat n'est pas aux genoux du pouvoir. Il est fier, inamovible et indépendant, il n'a besoin de personne. Certainement non, Labosse n'ira pas à la station flagorner ce petit pantin de vingt-six ans. Car ils nous fabriquent des ministres de vingt-six ans, à présent ! Il y a de quoi crever de rire. Ah ! Guizot, mon vieux Palmerston, où êtes-vous ?
MADEMOISELLE FALAMPIN, effrayée. — Prenez garde, je vous en supplie. Si on vous entendait ? À cette époque de délation où nous sommes... je serais perduel
LABOSSE. — Ne craignez rien, petite froussarde. Je suis là. Je prendrais tout sur moi, en galant homme. Je vous porte, d'ailleurs, trop d'intérêt.
MADEMOISELLE FALAMPIN, triste. — Vous dites cela par politesse...
LABOSSE. — Non. Je le dis sincèrement, du coeur...
MADEMOISELLE FALAMPIN, avec un pâle sourire. — Oh ! voilà un mot...
LABOSSE. — Je le maintiens, mordicus.
MADEMOISELLE FALAMPIN, résolue. — Me le prouveriez-vous, cet intérêt ?
LABOSSE. — Quand vous voudrez, mademoiselle.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Comment ? De quelle façon ?
LABOSSE. — Je n'en vois pas deux.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Si je vous demandais une grande faveur ?
LABOSSE. — Allez-y. De ce moment, vous avez la veine. Je sens que vous obtiendrez de moi tout ce que vous voudrez, tout.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Soyez donc à la gare.
LABOSSE, hésitant. — Encore ?
MADEMOISELLE FALAMPIN, sirène. — Pour me faire plaisir... d'abord. Et puis surtout...
LABOSSE. — Achevez.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pour m'être utile.
LABOSSE. — En quoi ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je suis ambitieuse.
LABOSSE, insinuant. — Si jolie... et... si bien faite ! si appétissante !...
MADEMOISELLE FALAMPIN, qui rend. — Plus bas... pour l'amour... plus bas.
LABOSSE. — Allons... allons... je ne vois guère ce que vous pouvez désirer de plus !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Une grosse chose. 
LABOSSE. — Est-ce que je puis vous la donner ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non. Mais me la faire avoir.
LABOSSE. — Dites ce que c'est, sacrelotte ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Les palmes.
LABOSSE. — Hé ? quoi ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Les palmes académiques.
LABOSSE. — C'est tout ça ? Vous tenez à ces machines-là ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh oui ! Les palmes ! c'est mon rêve. Celle de Neuville-aux-Bois les a depuis l'année dernière.
LABOSSE. — Ah ! ma pauvre enfant ! S'il n'y a que ça pour vous rendre heureuse, comptez dessus.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Vraiment ? Vous ne vous moquez pas de moi ?
LABOSSE. — C'est fait, je vous dis, archifait. J'irai à la gare.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Êtes-vous assez bon !
LABOSSE.— Je parlerai de vous.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Au ministre ? De moi !
LABOSSE. — Oui, à ce jeune serin, et j'espère bien qu'avant peu, sur cette belle petite poitrine ronde, toute la région verra briller le ruban violet...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh !... je suis honteuse... je ne sais comment vous exprimer...
LABOSSE. — C'est moi qui vous l'attacherai, hé... ce petit ruban ? Oui ? Allons, voilà une affaire arrangée... une bonne affaire... espérons-le ? Vous ne dites rien. Êtes-vous contente ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Vous le demandez ? Ravie !
LABOSSE. — À la bonne heure. Moi aussi. Comme ça, tout est pour le mieux.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Mais vous êtes bien sûr que ça réussira ?
LABOSSE. — N'ayez donc pas peur...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — ... Qu'au dernier moment ça ne va pas rater ?...
LABOSSE. — Pour qui me prenezvous ? Dormez sur vos deux oreilles. Je vous répète que c'est la chose la plus facile du monde. Les palmes ! Mais, si je voulais, je les ferais avoir à n'importe qui, à Victor, mon valet de chambre.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Il a l'air d'un brave garçon.
LABOSSE. — Oui, c'est une bonne fripouille. Il m'est très attaché. Pour avoir les palmes, il n'y a qu'à les demander. (S'apercevant qu'il a tort de parler ainsi.) Maintenant... je dis ça... je n'en sais rien, après tout. Peut-être qu'à présent, c'est devenu très dur et que j'aurai du tirage ?... On les a tellement galvaudées ! Oui... plus je réfléchis... ah dame !... ça n'est pas fait, ma chère enfant... On n'a pas les palmes comme ça !
MADEMOISELLE FALAMPIN, accablée. — Allons ! bon ! Moi qui croyais déjà... Vous me disiez à la minute...
LABOSSE. — J'espère, j'espère... Mais ça n'est pas fait. Non.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Me voilà toute bouleversée, à présent !
LABOSSE. — Il ne faut pas. Un peu de nerf, que diable ! Ayez confiance en moi, je ne vous veux que du bien. Et, dites-moi... vous êtes seule dans la vie ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Seule, oui, monsieur.
LABOSSE. — Pas de parents ? Pas le plus petit morceau de famille ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Rien. Pas d'affection, rien.
LABOSSE. — C'est le meilleur. Les  affections, ça ne sert qu'à vous empêtrer... excepté pourtant une vraie et solide sympathie... une bonne amitié protectrice, comme…
MADEMOISELLE FALAMPIN. — La vôtre ?
LABOSSE. — Mais oui, comme la mienne. Tenez ? petit bébé, vous êtes aussi aimable que vous êtes bien faite ! À présent, je me sauve. Et, si on veut tailler une bavette avec vous, quelle est l'heure où l'on vous dérange le moins ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pendant ma classe. Le matin, à cette heure-ci.
LABOSSE.— C'est très bien. J'en userai à l'occasion.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Comment vous remercier assez, monsieur le sénateur ?
LABOSSE.— Ça se trouvera. Remettez votre pince-nez, je vous aime beaucoup avec. Ça vous donne l'air d'un petit professeur qu'on aurait grand plaisir à contenter... grand plaisir ! Ne rougissez pas.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — À la semaine prochaine à la gare, alors ?
LABOSSE. — Oui. Mais je vous verrai avant. (Appelant sa chienne.) Sapho ! Où s'est-elle fourrée ? (La chienne arrive en sautant par une fenêtre.)
MADEMOISELLE FALAMPIN.— La voici.
LABOSSE, confidentiellement.— Il faut que je fasse sans cesse attention à elle, parce qu'en ce moment c'est insupportable. (Plus bas)... elle est en folie.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pauvre bête !
LABOSSE. — Ah ! voilà ! Diable de nature humaine ! Un dernier mot. Aimez-vous les poires ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Beaucoup.
LABOSSE. — Je vous en enverrai, que Victor vous portera. Là. Soignez-vous bien. Buvez frais. (Il sort, et en chemin il pense, tout guilleret.) Ah ! tu veux les palmes, ma petite chèvre ? Eh bien, pour ça, il faut les mériter.


26– CET EXCELLENT GIROUX-JODART

LABOSSE.
MAITRE GIROUX-JODART, ancien bâtonnier. Soixante ans passés.

Chez Labosse, aux Tourniquets, dans un chemin creux. Ils sont assis sur l'herbe.

GIROUX. — Ah ! vieil ami, qu'on est tout de même bien à la campagne, loin de tout !
LABOSSE. — Ma foi oui ! À qui le dis-tu ? Moi, je sens que je vais y rester jusqu'à la fin de mes jours, et y claquer en paix, un beau soir, au retour des troupeaux. Ça sera comme un Millet, ma mort, un Millet qui ne me coûtera rien.
GIROUX. — Tu en as de gaies, toi !
LABOSSE. — Ah ! je suis comme ça à présent, depuis que j'ai enrayé. La sérénité parfaite. L'au-delà ne m'effraye plus. Tu verras, tu y viendras aussi. Tu n'es arrivé aux Tourniquets que d'hier soir, pour passer une ou deux semaines avec moi ; eh bien, je t'attends à la fin de ta saison. Tu ne pourras plus t'arracher. Tu seras comme le capitaine Cook quand il lui a fallu se trotter de Tahiti, tu pourras pas... tu pleureras sur le pont.
GIROUX. — Ça m'étonnerait bien, parce que je n'ai pas la larme facile. Dans toute ma carrière de magistrat, j'ai vu pourtant des choses bien empoignantes, je n'ai pas souvenir d'avoir jamais eu l'œil mouillé.
LABOSSE. — Tu l'auras en quittant les Tourniquets.
GIROUX. — Alors tant pis, ces larmes-là, mon pauvre ami, ça sera le commencement du gâtisme !...
LABOSSE. — Peu importe ! Avoue que tu me trouves bien amélioré ?
GIROUX. — Mais non. Pas tant que ça !
LABOSSE. — Qu'est-ce qu'il te faut, alors ? Que j'entre à la Trappe ?
GIROUX. — Je te trouve le même. Un peu vieilli. Voilà tout.
LABOSSE. — Merci. Mais moi, je te parle au moral. Au moral, je suis tout à fait apaisé. La retraite est sonnée.
GIROUX. — L'extinction des feux ?
LABOSSE. — Tu l'as dit, Giroux.
GIROUX. — Et tes nuits sont bonnes ?
LABOSSE. — Excellentes. Un sommeil d'agneau. Et toi ?
GIROUX. — Moi... moi... ça dépend..
LABOSSE. — Magistrat ! Ancien conseiller ! Poseur d'hermine, va !
GIROUX. — Mais non, mais non. Je te dis la vérité, rien que la vérité... Moi, je n'ai pas tout à fait dit mon dernier mot...
LABOSSE. — Tu le bégayes, allons ?
GIROUX. — Non pas. Je le prononce, mais de loin en loin. À propos de ça, j'ai des reproches à t'adresser.
LABOSSE. — À moi ?
GIROUX. — Mais oui. La dernière fois que nous nous sommes vus, à Paris, il y a six semaines...
LABOSSE. — Le soir où nous avons été au Moulin-Rouge, avec ton ami, le médecin du sultan ?
GIROUX. — Oui, ce soir-là tu m'avais fait une promesse que tu n'as pas tenue.
LABOSSE. — Laquelle ?
GIROUX. — Tu devais me présenter à une petite camarade à toi, Pauline, une brune sur laquelle tu paraissais tout chaud, tout bouillant.
LABOSSE. — Ah ! mon pauvre Giroux !
GIROUX. — Pourquoi n'as-tu pas donné suite ?
LABOSSE. — Parce que c'est nettoyé, Pauline.
GIROUX. — Déjà ?
LABOSSE. — Oui. Un drame. Un petit drame intime.
GIROUX. — Conte.
LABOSSE. — Inutile. J'ai eu l'imprudence de la mettre en relation avec mon neveu.
GIROUX. — Ce jeune vaurien dont tu m'as parlé ?
LABOSSE. — En personne ; je n'en ai pas deux. Heureusement !
GIROUX. — Et je vois, il a voulu te la...
LABOSSE. — Non. C'est elle qui a essayé de le...
GIROUX. — Bigre !
LABOSSE. — Alors, je l'ai lâchée, j'ai lâché mon neveu, j'ai lâché tout le monde, et, comme j'étais très triste, je suis venu goûter la paix des champs.
GIROUX. — Et alors, depuis... rien ? pas de péché mortel ?
LABOSSE. — Si. Mais les autres. Tu oublies qu'il y en a six autres !
GIROUX. — C'est vrai. Mais pour la plupart des gens comme toi, il n'y a guère que celui-là qui compte : la luxure.
LABOSSE. — Et pour toi aussi.
GIROUX. — Oh ! ma foi non. De ce côté-là, j'ai toujours été bien pot-au-feu, dans le fond, bien papa.
LABOSSE. — Tu m'amuses avec ta paternité. On te connaît, ancien président d'assises, vieux gourmet de huis clos !... Tu oublies que je te pratique depuis cinquante ans, depuis le collège, et que je t'ai vu à l'œuvre dans nos parties carrées. Rappelle tes souvenirs, Edmond.
GIROUX. — C'est si loin, tout ça !
LABOSSE. — Qu'est-ce que ça fait ? Moi, j'ai bonne mémoire. Je me souviens de nos fêtes, et il y en a eu de pommées, mon enfant.
GIROUX. — Assez pommées, en effet.
LABOSSE. — Le soir de ta nomination de substitut à Poitiers, hein ?
GIROUX. — Oui. Oh !
LABOSSE. — Tu te rappelles ?... Et que tu avais oublié dans la maison ton binocle en or, que je suis retourné le chercher le lendemain, et que la patronne me l'a remis bien poliment dans une enveloppe cachetée. GIROux. — Oui, oui. C'était le temps où l'on n'était pas désenchanté !
LABOSSE. — On croyait encore à quelque chose !
GIROUX. — Tandis qu'aujourd'hui...
LABOSSE. — On doute, on doute par instants. On finit par ne plus trop savoir au juste pourquoi on a été mis sur la terre. Je le demande aux échos, moi.
GIROUX. — Pas pour s'amuser, à coup sûr ? ; 
LABOSSE. — Fichtre non ! La vie est assez lourde ! En somme, ce que nous avons fait comme fête, noce, et femmes, c'est rien, rien.
GIROUX. — Rien du tout. Des espiègleries !
LABOSSE. — À côté des empereurs... des rois... des satrapes !... Les Borgia, tiens... j'y ai souvent pensé... voilà une famille qui savait tuer le temps !
GIROUX. — Je reviens à ma question. Alors tu es complètement sage ?
LABOSSE. — Complètement. Je ne sais pas ce que ça durera. Je me laisse aller.
GIROUX. — Et si parfois d'impérieux désirs...
LABOSSE. — La marche, l'exercice. Je cours dans les bois.
GIROUX. — Tu es un marcheur et un coureur, je le sais. Tant mieux donc si ça te suffit ; mais moi, quand il m'arrive d'être troublé, ça ne me calme pas, les kilomètres. Au contraire !
LABOSSE. — Orgueilleux ! Vieillard méridional !
GIROUX. — Parlons franc. Quelles sont les ressources dans le pays ?
LABOSSE.— Nulles. Tu es fou ! Mais nulles.
GIROUX. — Oh ! cherche bien.
LABOSSE. — Ah çà ! où te crois-tu ? Tu es ici chez moi, dans un petit coin très bien pensant, très vertueux, très honnête.
GIROUX. — Mais il y a des femmes dans ton petit coin ?
LABOSSE. — La plupart mûres, laides, et dévotes.
GIROUX. — Il y a bien quelques jolies filles, voyons ?
LABOSSE. — Pas à ma connaissance. Et crois que s'il y en avait, je le saurais.
GIROUX. — Alors, on se brosse ?
LABOSSE. — Ça m'en a l'air. Ou bien on se roule dans les épines, comme faisaient les grands anachorètes pour mater la chair, ou bien on va passer l'après-midi à la ville voisine, à Orléans. Je ne te le conseille pas. Il y a de la troupe, de l'artillerie.
GIROUX. — N'en parlons plus. Pour ce que ça me prive ! C'était uniquement pour parler, tu comprends ! En prévision. Ah ! mon bon vieux, va, je t'aime bien.
LABOSSE. — Moi aussi, crois-le.
GIROUX. — Dis donc, j'ai fait une découverte ce matin, en me promenant tout seul, pendant que tu étais allé rendre visite à ton maire.
LABOSSE. — Qu'as-tu découvert, bon ami ?
GIROUX. — Une femme, une femme pas banale du tout.
LABOSSE. — Ici ?
GIROUX. — Mais oui.
LABOSSE.— Que tu m'étonnes ! Voilà que tu reviens à ton thème...
GIROUX. — Favori. C'est l'institutrice laïque, mademoiselle Falampin.
LABOSSE. — Tu la connais ? Tu sais déjà son nom ?
GIROUX. — Oui. Ça t'ennuie ?
LABOSSE. — Moi ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?
GIROUX. — Je croyais. Elle est très gentille.
LABOSSE. — Peuh ! Bien ordinaire.
GIROUX. — J'en ferais le mien.
LABOSSE, sévère. — Giroux !
GIROUX. — Surtout ici, aux champs. Je préfère encore ça aux orties ou au voyage à Orléans.
LABOSSE. — Tu ne l'a pas regardée ?
GIROUX. — En face. Très bien faite.
LABOSSE. — Trop grande.
GIROUX. — Pas pour moi. J'adore les perches.
LABOSSE. — Et puis, un pince-nez ! C'est ridicule. Est-ce qu'on peut caresser sans rire une femme qui porte un pince-nez ?
GIROUX. — On lui dit de l'ôter pour un instant.
LABOSSE.— Non. Tais-toi. Tu me fais souffrir. Il ne m'est même pas venu à l'idée de te parler de cette Falampin, parce que j'étais à cent mille lieues de supposer qu'elle pût te plaire.
GIROUX. — Que veux-tu ! Avec les années, je suis devenu moins difficile.
LABOSSE. — Je sais ce qu'il te faut, à toi. Je le connais ton type de femme. Il est sur tous les frontons de palais de justice. C'est la Loi ton type. Une grande et forte fille, toute nue, avec un glaive d'une main et des balances de l'autre.
GIROUX. — À la grande rigueur, je me passe du sabre et des balances.
LABOSSE. — Mademoiselle Falampin est tout l'opposé de ça.
GIROUX. — Justement, ça me changera.
LABOSSE. — Alors, tout de bon, c'est sérieux ? Tu as des vues sur elle ?
GIROUX. — Peut-être. Montaigne dirait : « Que sais-je ? »
LABOSSE. — Ah !
GIROUX. — Ça te contrecarre ?
LABOSSE. — Non, mon ami, non. Moi je n'en suis pas encore là, à ces détournements de fonctionnaire ! Seulement, je ne te dis qu'une chose : prends garde, prends bien garde ; j'ai idée que tu t'embarques dans une très sale affaire.
GIROUX. — Explique-toi mieux.
LABOSSE. — Cette fille est très protégée, très influente, très rouée. Tu auras des ennuis. Tu sais que Paul Furet, le ministre, s'arrête aux Tourniquets la semaine prochaine ?
GIROUX. — Huit minutes, en gare, elle me l'a dit.
LABOSSE, surpris. — Ah ! Elle... Vous avez donc causé ?
GIROUX. — Longuement.
LABOSSE. — Ce matin ?
GIROUX. — Ce matin, pendant sa classe.
LABOSSE. — Très bien. Tu n'as pas perdu de temps ! Tu as questionné les enfants ?
GIROUX. — Oui. Elle m'a raconté ses projets pour la réception du ministre : la Marseillaise, le bouquet...
LABOSSE. — Et... c'est tout ce qu'elle t'a dit ?
GIROUX. — Non. Elle ne s'est pas caché elle-même d'être protégée. Quand je lui ai eu décliné mon nom, ma qualité, en ajoutant que j'étais un de tes amis, elle m'a dit d'abord que tu étais très considéré dans le pays, et de fil en aiguille elle m'a confié qu'elle avait un protecteur, un protecteur très haut placé... Elle ne m'a l'a pas nommé. (Avec brusquerie.) Bien sûr, ça n'est pas toi ?
LABOSSE, ennuyé. — Moi ? Mais non, imbécile. Tu n'as pas deviné ?
GIROUX. — Non.
LABOSSE. — C'est le ministre. Elle est la maîtresse du ministre ! (À part.) Attrape !
GIROUX. — Oh ! Une liaison aux Tourniquets... Si loin ! Qu'est-ce qu'il en ferait, le ministre ?
LABOSSE. — C'est peut-être une ancienne. Et puis, elle va à Paris deux ou trois fois par an.
GIROUX. — Eh bien, voilà tout, elle trompera le ministre.
LABOSSE. — Il le saura, et il te fera compromettre par la police secrète dans un complot anarchiste. Toute une carrière d'honneur et de droiture brisée pour un caprice charnel ! Comme tu es léger, Edmond !
GIROUX. — Laissons ça, veux-tu ? Ne parlons plus de cette personne.
LABOSSE. — Soit.
GIROUX. — As-tu des livres chez toi ? 
LABOSSE. — Des livres de droit ?
GIROUX. — Non.
LABOSSE. — Je crois que j'ai un vieux Code, un Tripier de mon enfance.
GIROUX. — Je te parle de livres amusants.
LABOSSE. — Des romans ?
GIROUX. — Oui.
LABOSSE. — Dame, j'ai l'Amour, de Michelet, la Femme de feu...
GIROUX. — Je connais tout ça.
LABOSSE. — Et puis, un Traité d'Apiculture.
GIROUX. — Tu n'as pas autre chose ? Et tous les bouquins saisis et condamnés que je t'envoie au fur et à mesure depuis dix ans ? Qu'est-ce que tu en fais donc ?
LABOSSE. — Il y en a quelques-uns à Paris, mais bien peu. Les femmes me les ont tous chipé.
GIROUX. — C'est agréable ! Moi qui t'avais prié de me les garder. Ah ! on a bien raison de dire qu'on ne devrait jamais prêter ses livres ! ses instruments de travail ! Alors, tu n'as rien comme passe-temps intellectuel ?
LABOSSE. — Ma foi non.
GIROUX, cherchant.— Pas de dessins... quelques photographies....un peu... Non ?
LABOSSE, choqué. — Continue. Tu vas bien ?
GIROUX. — Oh !... artistiques, ça va de soi ! J'aime les choses légères, mais à condition que ça reste artistique..... De jolis groupes... musée de Naples. Donc, ni littérature ni art ? Ni bouquins ni albums dans ton ermitage ?
LABOSSE. — Moi tout seul, rien que l'ermite.
GIROUX. — C'est maigrelet.
LABOSSE. — Moi, je te l'ai dit, je suis rangé, je suis retiré dê la circulation ; je n'ai donc plus besoin de toutes ces distractions apéritives.
GIROUX, vivement. — Mais je ne te demande pas ça comme apéritif, espèce d'insolent !
LABOSSE. — Pardon. Je croyais.
GIROUX. — Ça suffit. Seulement, soit dit sans reproche, je constate que tu ne te foules pas la rate à tâcher de me retenir ici. Je sens déjà que je vais reprendre le train avant quarante-huit heures. Ah ! mais oui !
LABOSSE, à part. — Enfin ! (Haut.) Edmond, tu ne me feras pas ça ? Il faut rester ici trois semaines, un mois !
GIROUX. — À quoi fiche ?
LABOSSE. — Mais marcher, rêver... jouir de la nature... Tu verras, le soir, les beaux soleils couchants sur la rivière !
GIROUX. — J'entends ! Et s'il pleut, comme hier, sans discontinuer ?
LABOSSE. — Nous causerons, derrière la vitre.
GIROUX. — Grand merci !
LABOSSE. —Je te mettrai au courant des questions agricoles... je t'ouvrirai des horizons sur la betterave, sur le blé...
GIROUX. — Tu m'ennuies. Assez.
LABOSSE, très doux. — C'est bon. Je me tais. Moi qui croyais que tu aimais la campagne ! Oh ! Je me trompais bien.
GIROUX. — Qu'est-ce qu'il y a pour dîner, ce soir ?
LABOSSE. — Tu as faim ?
GIROUX. — Très faim.
LABOSSE. — Une bonne rouelle de veau...
GIROUX. — Sapristi ! Depuis plus de quarante ans que tu me connais, tu sais pourtant bien que je déteste le veau !
LABOSSE. — Ah ! c'est vrai. Je l'avais oublié. Mais dame ! écoute donc, aussi, à la campagne ce n'est pas comme à Paris, on n'a pas tout sous la main. Qu'aimes-tu comme viande ?
GIROUX. — Le poulet, beaucoup. Rappelle-toi. 
LABOSSE. — Diable ! Il n'y a pas de poulet dans le pays, cette année... Oui... la récolte... il y a des années comme ça. Mais tu en auras dans quinze jours. Je m'arrangerai pour ça.
GIROUX.—Comment ! comment ! Mais j'en ai vu dans ta basse-cour, des poulets, j'en ai vu au moins sept ou huit, ce matin, en me faisant la barbe.
LABOSSE. — Sans doute, mes favoris... Mais ceux-là on ne les tue pas, ils viennent chaque jour manger dans ma main, ce sont mes enfants. Non, ils mourront de vieillesse.
GIROUX, qui rage. — Comme nous, alors ?
LABOSSE. — Comme toi, mon Dieu, oui.
GIROUX. — Je n'insiste pas. Tu as du vin rouge ?
LABOSSE. —Non, il n'y a que du blanc. C'est comme les poulets... Cette année, le rouge...
GIROUX. — Alors, tu as du lait ? Tu m'as montré ta vache... elle doit te donner du lait ? Je boirai du lait.
LABOSSE. — Je ne demande pas mieux... seulement voilà... c'est que...
GIROUX. — Quoi encore ? Ta vache est sèche ?
LABOSSE. — Non. Elle donne quatorze litres de lait par jour.
GIROUX. — Alors ?
LABOSSE. — Eh bien, c'est que j'ai un contrat avec un laitier d'à côté, qui me prend ferme tous les jours mon lait.
GIROUX. — Parfaitement, je m'en passerai.
LABOSSE. — Maintenant, attends... ne te fâche pas... Si tu peux me promettre de boire les quatorze litres par jour...
GIROUX. — C'est beaucoup. Tu me prends pour la vache.
LABOSSE. — ... Je t'aurais en ce cas donné la préférence sur le laitier.
GIROUX. — C'est bon, c'est bon. Tu es trop gentil.
LABOSSE. — Ah ! mon pauvre ami, que je suis donc vexé ! Voyons ! voyons ! Qu'est-ce qu'on pourrait donc bien ?... Il cherche.
GIROUX, éclatant de rire. — Ne cherche pas. J'ai compris. Je viens de comprendre !
LABOSSE, anxieux. — Tu pars ? Tu veux partir ? Tu veux t'en aller ?
GIROUX. — Pas de danger, canaille, ça te ferait trop plaisir. Je reste, au moins six semaines ! deux mois !
LABOSSE, faisant bonne contenance. — Ah ! bravo ! bravo ! (À part.) L'animal, il va me faire rater Léontine !


27- VICTOR, FIDÈLE SERVITEUR

LÉONTINE FALAMPIN.
VICTOR.

Le matin. Chez mademoiselle Falampin. Une chambre à coucher au premier d'une petite maison blanche en face de l'école, de l'autre côté de la route. Mademoiselle Falampin, qui achève à peine de s'habiller, est encore enfermée chez elle, quand on frappe à sa porte.

VICTOR, à travers la porte. — C'est moi, Victor.
MADEMOISELLE FALAMPIN, qui ouvre. — À cette heure-ci ? Qu'y a-t-il ?
VICTOR, entrant, avec un grand panier recouvert d'une serviette. — C'est le patron qui t'envoie encore des poires, du raisin et un tas de fruiteries ! J'en ai ma charge (Il dépose le panier à terre.) Hein ? Crois-tu qu'il a envie de ta chère personne ? Non, ce qu'il est braqué sur toi, depuis deux semaines, mon pauvre maître... tu ne peux pas t'en faire une idée ! Et chaque jour ça empire !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Et s'il se doutait que c'est toi que j'aime, mon seul mignon ?
VICTOR. — Ça lui ferait rentrer ses poires, pour sûr !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — S'il pouvait soupçonner une minute que nous dégustons ensemble toutes les bonnes affaires qu'il m'envoie ?
VICTOR. — Ah ! je crois qu'il en aurait un coup de sang, la molle syncope. Mais heureusement, il ne sait rien, il se berce  dans ses illusions que tu es sage et les mains jointes, en quoi il se met le plumeau dans l'œil. Ah ! avec tout ça, moi, je suis crevé !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Assieds-toi, mon coco. Là, sur le petit fauteuil.
VICTOR. — Non, j'aime mieux sur ton lit.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Comme tu voudras. Tu es ici chez toi. Tu ne m'as pas embrassée ? (Il l'embrasse el va s'asseoir sur le bord du lit.)
VICTOR. — Et puis, de ce moment, le service qui a doublé, à cause de ce bâtonnier qui s'est apporté ici depuis plus de huit jours, et qui s'éternise... Qu'est-ce qu'il est venu fiche dans nos murs, ce patriarche-là ? Je te le demande !... Il ne pouvait pas vieillir chez lui ?... Tu n'as pas l'air non plus de lui répugner, tu sais ? Je sens ça.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tu ne m'apprend rien.
VICTOR. — Il t'a parlé ? Il t'a dit qu'il voulait ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Un peu. À mots couverts...
VICTOR.— Quand ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — À plusieurs reprises. En se promenant, il passe devant l'école, il entre, il remue la tête, il sourit, il me fait un petit brin de causette, il tape sur la joue des enfants.
VICTOR. —En attendant de taper sur les tiennes ! Ah ! écoute, Léontine, ça n'est pas pour dire... mais, vrai, que les hommes sont donc dégoûtants !
MADEMOISELLE FALAMPIN, avec un enjouement aflectueux. — Je ne trouve pas.
VICTOR. — Si, il y en a qui le sont, je t'assure. En première ligne, ce Giroux-Jodart.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Et Labosse aussi, à ce compte-là ?
VICTOR. — Moins. C'est pas la même chose. Labosse, lui, c'est un type à part. Il a derrière lui tout un passé de dépravation : c'est acquis, il a le droit. Et puis, c'est mon patron, je l'ai vu saoûl tant de fois ! Au fond, j'ai un faible pour lui... Je l'excuse davantage de te faire la cour.
MADEMOISELLE FALAMPIN, sévère. — Dis donc tout de suite que ça ne te fait  rien pendant que tu y es ? En voilà un amoureux !
VICTOR. — Que veux-tu ? Je ne suis pas jaloux.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pas assez.
VICTOR. — Tu ne me comprends pas. Ça prouve au contraire que je t'aime mieux et plus fort. Je te mets avant mes sentiments personnels.
MADEMOISELLE FALAMPIN. Explique-toi, parce que tu es obscur.
VICTOR. — Chipie ! c'est pourtant pas de l'anglais. Eh bien, je découvrirais, c'est une simple supposition, que tu me trompes avec mon patron, ou même avec Giroux-Jodart...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Victor !
VICTOR. — Attends la fin... Ne gueule pas avant le dessert... ou même que tu me trompes avec les deux à la fois... là !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh !
VICTOR. — Tu crois que je me fâcherais ?... et que je ferais de la musique ? Pas du tout, ma chérie. Parce que je t'aime. Je me dirais : c'est que ça lui a fait plaisir, à cette enfant, ou qu'elle y a intérêt... C'est peut-être pour moi, qui sait ? qu'elle se distrait avec ces messieurs ? Je n'ai qu'à m'incliner. Et je m'inclinerais.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tu dis des bêtises, tiens. Et des bêtises inconvenantes.
VICTOR. — Ainsi, tu vois, mon biquet, qu'il n'y a jamais eu de femmes au monde plus libre que toi ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Assez. Et parlons de choses sérieuses. As-tu appris ta leçon ?
VICTOR. — Écoute, depuis qu'il y a ce bâtonnier, deux chambres à faire, deux lits, deux eaux à vider... je n'ai plus guère de temps. Mais enfin j'y ai jeté tout de même un coup d'œil.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Où en étions-nous resté ?
VICTOR. — A Henri IV.
MADEMOISELLE FALAMPIN. Bon. Tu as apporté ton livre ?
VICTOR, ennuyé. — Il est là, dans le panier, près du muscat.
MADEMOISELLE FALAMPIN, vive. — Prends-le. Allons ?
VICTOR. Il se lève de mauvaise humeur. — Ah ! que c'est assommant !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh ! pas de simagrées. Tu me connais. Là-dessus je suis intraitable.Du jour où je t'ai aimé, je me suis dit que je ferais de toi un homme instruit. Un homme de ton âge qui ne sait pas son histoire de France ! Tu n'as pas honte !
VICTOR. — A quoi bon ? Ça ne sert qu'à ceux qui n'ont pas à servir.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Mais moi, ça m'humilie d'avoir de l'affection pour quelqu'un qui est d'une ignorance crasse. Je suis instruite, Dieu merci !
VICTOR, agacé. — Ah ! oui, nom d'un chien !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Eh bien, j'entends que ça te profite. Passe-moi le livre. (Il le prend et le lui donne, après l'avoir ouvert à la page.)
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Guerres de Henri IV ? Chapitre XXI ?
VICTOR. — Oui.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Va.
VICTOR. — Ah bien, non. Pose des questions, toi. C'est plus commode.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Soit. Donnez une idée de l'état de la France ?
VICTOR, qui récite. — « Arrêtons-nous un instant pour examiner le déchirement du royaume... Le déchirement... » Cette question-là, cocotte, je ne la sais pas.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Quelle  est celle que tu sais ? Sais-tu l'Édit de Nantes ?
VICTOR. — Non. Je n'ai pas le temps de ce moment-ci, je te dis. J'ai trop d'ouvrage. Encore hier, il a fallu que je passe tous les parquets à l'encaustique. Dès que le bâtonnier sera parti, je m'y remettrai. Oh ! ça, je te le promets, ma petite Léontine. Et puis, nous nous voyons si peu, que franchement... il y aurait peut-être une meilleure façon de passer le temps... que de causer de toutes ces vieilleries-là, hein ? Faites une risette à son père...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non. Chaque fois c'est la même chose. Tu n'apprends rien, tu n'y mets que de la mauvaise volonté. Tu ne fais aucun progrès. La plus mauvaise de mes élèves t'en remontrerait, j'en suis sûre. C'est désolant de se donner tant de mal pour rien.
VICTOR. — Viens sur mes genoux. Je vais te montrer si je fais des progrès, moi !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tu ne le mérites pas. Tu me rends très malheureuse. Te rappelles-tu encore tes dates, au moins ?
VICTOR. — Oui, je sais, Charlemagne. En 800. Ah ! c'est un peu tapé, ça ! hein ? Il y a pas beaucoup de valets de chambre chics qui soient de ma force. Ni même des maîtres. Allons, viens sur mes genoux.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je suis trop bonne. (Elle s'assoit sur ses genoux.)
VICTOR. — Mais non, tu es gentille de ne plus m'embêter.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Enfin, laissons l'histoire pour aujourd'hui. La prochaine fois, je te redemanderai toutes les dates, depuis Crécy.
VICTOR. — C'est ça, la prochaine fois.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Alors, dis-moi, pour en revenir à tout à l'heure, ça ne te contrarie pas trop que monsieur Labosse soit comme ça gentil et aimable avec moi... qu'il m'envoie des fruits ?
VICTOR. — Mais non. Pas du tout.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tu as confiance en moi, n'est-ce pas ? Tu sais bien que je ne suis pas une de ces femmes à tomber dans les bras du premier venu.
VICTOR. — Oh, ma pauvre belle ! Et puis, quand même que tu tomberais... je te l'ai dit... je ne te gronderais pas... je serais un peu triste, voilà tout, grave.
MADEMOISELLE FALAMPIN.— Ne parle pas de ça.
VICTOR. — Mais si. J'ai l'esprit plus large que tu ne crois. À force de m'assimiler monsieur, je suis devenu à même de comprendre bien des choses.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je sais. C'est que... je vais te confier un secret... Sans trop en accorder à monsieur Labosse, je suis cependant forcée de n'être pas trop... voyons... je cherche un mot...
VICTOR. — Ne cherche pas. J'ai saisi. Tu veux l'amuser ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Sans cependant... Halte !
VICTOR. — Oui. Laisser toucher sans laisser prendre. Ce qu'on appelle la partie pour le tout. Je me rends très bien compte.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tu y es à peu près.
VICTOR. — Et pourquoi es-tu obligée de lui accorder ces petites douceurs ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Parce qu'il m'a promis les palmes académiques, mon ami.
VICTOR. — Les violettes ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oui, mon ami.
VICTOR. — Ça te fait plaisir ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Beaucoup. C'est un honneur, tu sais ? 
VICTOR. — Et tu les porteras ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je te crois que je les porterai, si je les obtiens ! Et larges de deux doigts.
VICTOR. — Sur quel... je veux dire, de quel côté te planteras-tu ça ? À droite ou à gauche ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Au milieu. Entre les deux.
VICTOR. — ... Mon coeur balance. Non, c'est trop drôle !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Comment ! tu n'es pas fier pour moi ?
VICTOR. — Non. Moi, ça me paraît ridicule. À preuve... mais je préfère me taire.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Parle.
VICTOR. — Non. Il vaut mieux pas.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Dis ce que tu voulais. Voyons ?
VICTOR. — Eh bien, la preuve, c'est que moi, ton serviteur...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Va donc.
VICTOR. — Je les ai. On me les a données de force.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Les palmes ? tu as les palmes ? toi ?
VICTOR. — Mais oui. Et depuis des années !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Oh ! cette blague !
VICTOR. — Sur la tête de mes parents morts.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Comment ça ?... Raconte.
VICTOR. — Oh ! ça serait trop long à découper. Une autre fois.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Ainsi, tu as les palmes, et tu ne les portes pas ?
VICTOR. — Je les porte au fond de mon tiroir. Et voilà.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pourquoi ? Mais pourquoi ?
VICTOR. — Je les ai retirées de ma boutonnière du jour où je suis devenu valet de chambre. Ça m'aurait empêché de me placer. Tout ce qui rehausse le domestique humilie le maître. Il ne faut pas. Et puis, c'est devenu banal, tout le monde les a, tout le monde.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Excepté moi.
VICTOR. — Tiens, parbleu ! toi, tu ne les as pas, parce que tu les mérites.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tandis que toi, tu les as, parce que...
VICTOR. — Parfaitement !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Quel sale régime, tout de même, que cette République !
VICTOR. — N'en dis pas de mal. C'est le pain quotidien. Alors, pour en revenir à nos amours, mon Labosse t'a promis de te faire avoir le chiffon lilas, seulement tu as peur qu'il ne veuille te le donner que...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Donnant donnant.
VICTOR. — Aïe !
MADEMOISELLE FALAMPIN. Mets-toi à ma place. Oublie une minute que tu es tout pour moi. Qu'est-ce que tu me conseilles de faire ?
VICTOR.— Parlons d'autre chose.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non. Regarde ça avec l'œil froid d'un étranger, comme si, au lieu d'être mon bon ami, tu étais n'importe qui, mon oncle, mon frère...
VICTOR. — Tu le veux ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je t'en prie.
VICTOR. — Eh bien, si j'étais ton frère, je te dirais... je ne te dirais rien, je te laisserais suivre ta conscience. C'est le meilleur guide. Tu as une conscience, emboîte-là.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Et si elle me mène dans les vilains chemins ? 
VICTOR. — Tu retourneras plus tard dans les bons.
MADEMOISELLE FALAMPIN, rêveuse. — C'est très bien. Je réfléchirai. Je pèserai.
VICTOR. — C'est ça. Pèse, mon loup.
MADEMOISELLE FALAMPIN.— Eh bien, et le bâtonnier ?
VICTOR. — Aussi ? C'est donc sérieux tout à fait, ses velléités ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — J'en ai peur.
VICTOR. — Mais il ne t'a rien promis, lui ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non.
VICTOR. — Alors, envoie-le balader.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Facile à dire. Il est tenace comme les avares.
VICTOR. — Il est donc riche, pour être si serré ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Colossalement. Il a plus de trois cent mille livres de rente.
VICTOR.— Bah ! marié ? des lardons ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non. Ni femme ni enfants.
VICTOR. — Et... pas de petite dans les coins ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Il se distrait. Mais rien de fixe.
VICTOR. — Comment sais-tu tout ça ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Par Labosse qui me l'a bêché !
VICTOR. — Drôle de façon de vous dégoûter des gens. Moi, si j'étais femme ça m'exciterait plus qu'autre chose de savoir que ce vieux Giroux est millionnaire.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Millionnaire ! hein, mon pauvre chéri ? si j'étais millionnaire ?
VICTOR. — Tais-toi ! tais-toi ! Nous partagerions ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Avec ça que je n'en ai pas déjà l'habitude de partager, hein, vilain ? 
VICTOR. — C'est vrai, tu as toujours été une bonne camarade. Tu m'as gâté. Chaque fois que j'ai eu des petits ennuis d'argent, tu m'as toujours soutenu.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Est-ce que ça n'est pas naturel ?
VICTOR. — Si. Du moment qu'on s'aime. Mais il y en a tant qui ne le font pas que je t'en ai le double de gratitude. Enfin, patience, je te rendrai tout ça, tu sais. Ce que tu m'as prêté n'est pas perdu.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Laisse-moi tranquille. Tu me le rendras en sachant tes dates et ton histoire de France. As-tu l'heure ?
VICTOR. — Non. Tu sais bien que je n'ai pas de montre. Ah ! si j'en avais une !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Labosse t'avait donné la sienne.
VICTOR.— Une vieille qui battait la breloque. Je l'ai vendue. Pourquoi veux-tu savoir l'heure ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pour aller à ma classe. Je crois que le moment approche. Tiens, sept heures et demie qui sonnent à l'église.
VICTOR.—T'as bien de la marge.Écoute, ce qu'il y a dans le panier : des poires, du raisin muscat...
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Du noir qui est si bon ?
VICTOR. — Oui. Et puis des groseilles. Et puis deux bouteilles de blanc mousseux, de son Vouvray, qu'il y tient tant. On va en déboucher une, hein ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Si tu veux.
VICTOR. — Et puis trinquer un coup, tous les deux. Ça se gobe comme un œuf, ce petit Vouvray !
MADEMOISELLE FALAMPIN. Débouche.
VICTOR. — Allez-y casquette. (Il débouche.) Avance les godets.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Tiens, voilà deux verres.
VICTOR. — Merci, bijou. (Il verse.) On dirait de l'or qui mousse. À la tienne. À Henri IV ! À mon patron ! Au bâtonnier libidineux ! À tous je lève mon verre.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — À la tienne aussi.
VICTOR. — Guette le sirop, mignonne ! Il casse la tête, tu sais ? Vois-tu le coup que tu serais paf à ta classe et que tu dirais aux enfants des choses à l'envers ? Te fais pas destituer ; pense à moi.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — N'aie pas peur, je suis une femme sérieuse, j'ai la tête dure.
VICTOR.— Et le reste aussi, heureusement ! Dis donc, bergeronnette, à ce propos : voilà que ce petit vin de France m'a fichu une idée fixe.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Chasse-la.
VICTOR. — Pas mèche. Il faut que j'y donne suite.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Et ma classe ?
VICTOR.— Elle attendra.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non.
VICTOR. — Si. Tu la feras mieux après. La tête plus libre.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je serai en retard.
VICTOR. — Eh bien, quoi ? Les enfants joueront quelques minutes de plus. Ils ne jouent pas assez, ces trésors. Nous non plus, nous ne jouons pas notre suffisance. Ah ! Et puis, d'ailleurs, tu me dois bien ça pour dissiper la fâcheuse impression des deux vieux siamois qui te caressent en rêve. Qu'est-ce que je vais penser si tu te refuses ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Je ne me refuse pas, je m'ajourne.
VICTOR. — Est-ce que tu ne m'aimerais plus ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Moi ? Peux-tu dire ? Combien veux-tu ?
VICTOR. — Je n'ai besoin de rien en ce moment. J'ai touché mon mois hier.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Bien sûr ? Pour ton tabac ! Non ? Alors je peux envoyer à ma vieille nourrice qui m'a demandé ?
VICTOR. — Mais oui, pas trop, pourtant. Ne te dépouille pas d'une façon irréfléchie. Je n'entends pas que tu te prives.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Sois sans crainte. Moi, il me restera toujours assez.
VICTOR. — Tu n'en sais rien. Envoie dix francs. Alors, pour… la petite formalité qui m'aurait tant fait plaisir, c'est non ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Non, pas ce matin.
VICTOR. — Et pour ce soir ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Pour ce soir, ce sera peut-être oui.
VICTOR. — C'est bon. Je repasserai.
MADEMOISELLE FALAMPIN. — À une condition.
VICTOR. — Quoi encore ?
MADEMOISELLE FALAMPIN. —C'est que tu sauras ton Édit de Nantes.
VICTOR. — Oui, oui, là. Zut ! Et puis, moi, ce soir, eh bien, je viendrai avec mes palmes et quand j'ai mes palmes… je ne te dis que ça… je suis étincelant. Tu ne les as pas, toi ? Moi, je les ai. Attrape !
MADEMOISELLE FALAMPIN. — Taquin méchant ! qui fais de la peine à son amie.
VICTOR. — Va dégoiser ta classe, mademoiselle. Allez meubler le cerveau des futures femmes des Tourniquets. Braves petites mignonnes chéries, je réponds d'elles plus tard, va. Elles feront toutes leur mari bossu.
MADEMOISELLE FALAMPIN. —Monstre, qui ne respecte rien !
VICTOR. — Et alors, Léontine, à ce soir ! Encore une gouttelette. (Il se verse à boire.) Et vivent les dames !
MADEMOISELLE FALAMPIN, heureuse et faible. — Grand enfant !


28– LA VILAINE LETTRE

LABOSSE.
GIROUX-JODART.
VICTOR.

Toujours aux Tourniquets. Un bel après-midi.

LABOSSE. — Alors tu nous quittes et tu t'en vas ?
GIROUX. — Oui, ami.
LABOSSE. — Reste encore. Ça t'a fait du bien, ces trois semaines d'épinards. Tu n'as plus ta vieille figure blême.
GIROUX. — Je sais. Mais impossible. Il faut que je rentre dans cette bonne ville de Paris, Urbs.
LABOSSE. — Rien ne t'y appelle. T'es comme moi, tu n'as personne de famille ?
GIROUX. — Non. Mais le boulevard me manque. Et c'est pire qu'un parent, pour moi. N'insiste donc pas. Ma malle est faite.
LABOSSE. — À ton aise, mon bonhomme. Enfin, chaque fois que tu voudras rappliquer, si le cœur t'en dit...
GIROUX. — Merci.
LABOSSE. — Accours dans mes prairies. Tu seras toujours bien reçu.
GIROUX. — Tu es gentil tout plein. Aussi, je ne veux pas faire de cachotteries avec un vieux camarade comme toi, j'aime mieux te dire carrément ce qui en est. D'autant que tu vas rire. Eh bien, tu sais, la Falampin ?
LABOSSE. — Oui.
GIROUX. — Ça y est. 
LABOSSE. — Tu as ?...
GIROUX. — Dans le mille.
LABOSSE. — Non ?
GIROUX. — Puisque je te le dis. Veux-tu des preuves ?
LABOSSE. — Inutile. Et comment ça ? Raconte-moi. Depuis quand ?
GIROUX. — Oh ! ça n'est pas compliqué. D'abord, sache que nous n'avons cueilli la fraise qu'une fois.
LABOSSE. — Une seule fois ?
GIROUX. — Mon Dieu, oui !
LABOSSE. — C'est pas riche.
GIROUX. — Ça m'a suffi.
LABOSSE. — Tu avais été déçu ?
GIROUX. — Non. Au contraire, cette fille est une bacchante, mon cher.
LABOSSE. — Alors ?
GIROUX. — Seulement, moi, je ne suis qu'un curieux.
LABOSSE. — Un bien petit curieux !
GIROUX. — En effet. Dès que ma petite curiosité se trouve satisfaite, je remets mon chapeau et je passe à une autre. Cette demoiselle m'avait intrigué, je te l'avoue, j'ai voulu en avoir...
LABOSSE. — Le fin mot.
GIROUX. — Appelle-le comme ça si tu veux. Je l'ai eu, je suis content.
LABOSSE. — Mais tu ne me dis pas quand ce sacrifice a été consommé ? Je dis sacrifice, en me mettant à sa place.
GIROUX. — Tu fais de l'esprit. C'est que tu es jaloux.
LABOSSE. — Ah ! Jupiter m'est témoin que non. Réponds à ma question !
GIROUX. — Ce crime a été commis avant-hier.
LABOSSE, épanoui. — Avant-hier ? Ah ! mon bon ami, que je suis donc heureux ! Tu me vois nager dans l'allégresse.
GIROUX. — À quel propos ?
LABOSSE. — Avant-hier ! Mais c'est que moi, je l'ai eue cinq jours avant toi, brave ami !
GIROUX. — La Falampin ?
LABOSSE. — Elle-même. Tu as trouvé le mot précis, c'est une bacchante, elle est tombée dans mes bras, il y a aujourd'hui huit jours. Et avec bien de la grâce, je t'assure.
GIROUX. — Ah ! C'est honteux ce qu'elle m'a fait là ! C'est une Messaline de village !
LABOSSE. — Tu trouves ?
GIROUX. — Mais ça n'est pas vrai, elle n'est pas descendue jusqu'à toi ?
LABOSSE. — Mais si.
GIROUX. — Non. Tu dis cela pour m'embêter, pour empoisonner le pauvre petit plaisir que j'ai pu avoir, à obtenir, une fois par hasard dans ma vie, les faveurs d'une institutrice laïque. Je te confesse que ça ne m'était jamais arrivé.
LABOSSE. — À moi non plus.
GiROUX. — C'est juste. Ça devait nous exciter tous les deux, avec nos natures artistes. Alors, tu ne me contes pas une blague ?
LABOSSE. — Non, Edmond. Veux-tu des preuves ?
GIROUX. — Inutile. Et... ton impression ?
LABOSSE. — Excellente... Surtout depuis que je sais que je suis arrivé bon premier.
GIROUX.— Oh ! que tu es assommant, avec ton bon premier ! Ça ne fait rien à la chose, sapristi ! Tu aurais réussi après moi que tu aurais été encore bien content...
LABOSSE. — Moins.
GIROUX. — D'abord, sur le moment tu ne l'aurais pas su ?
LABOSSE. — C'est vrai.
GIROUX. — Tu vois bien. Non, tout ça, ce sont des préjugés. Et de sots préjugés.
LABOSSE. — Peu importe. Ce n'est pas ça qui nous fâchera, n'est-ce pas ? 
GIROUX. — Non, mais enfin...
LABOSSE. — Quoi ? Parce que j'aurais été assez heureux pour réussir plus tôt que toi auprès d'une fille de rien, de vieux amis comme nous iraient se susceptibiliser ?
GIROUX, agacé. — C'est bon, c'est bon. Je ne t'en veux pas.
LABOSSE. — Moi non plus.
GIROUX. — Mais parlons d'autre chose. Nous avons consenti tous les deux à céder aux instances de cette créature, parce qu'enfin, pour des Français, le rôle de Joseph sera toujours inacceptable... c'est bien, mais c'est fini, qu'il ne soit plus question de ça jamais entre nous.
LABOSSE. — Comme tu voudras ! C'est égal, avoue que cette Falampin est forte ?
GIROUX. — Assez.
LABOSSE. — Et qu'elle ira loin ?
GIROUX. — Elle finira dans les bas-fonds, oui, si elle continue.
LABOSSE. — Ne sois pas sévère pour cette pauvre fille. C'est l'humble Madeleine de l'Enseignement. Son métier n'est pas gai, va !
GIROUX. — Tu l'excuses ?
LABOSSE. — Tout de même. Hé quoi ? Elle a cueilli quelques distractions avec deux galants hommes, qui ne sont pas les premiers venus...
GIROUX. — Certes !
LABOSSE.— Dont l'un, surtout, esprit d'élite...
GIROUX. — Je t'en prie. Ne me fais pas rougir...
LABOSSE. —Tu ne me laisses pas achever... Dont l'un, surtout, esprit d'élite et sénateur...
GIROUX. — Ah ! tu parlais de toi ?
LABOSSE. — Nul ne s'en acquitte mieux. Franchement, je te le demande, allons-nous jeter la pierre à cette malheureuse pour si peu, nous, précisément, qui savons la vie, sous toutes ses coutures, et qui traitons les questions morales avec la sérénité des vieilles consciences très chargées ? Non, Edmond, nous n'aurons point cette cruauté. Nous laisserons cette Léontine avec l'aimable impression que nous avons pu, chacun, lui causer différemment, et nous continuerons à faire notre devoir. Mais, par exemple, oh ! par exemple... elle mérite une petite leçon ; aussi, pour ce qui est des palmes académiques qu'elle se flattait d'obtenir par mon influence, elle peut se fouiller.
GIROUX. — C'était toi le protecteur mystérieux dont elle m'avait parlé ?
LABOSSE. — C'était moi, chétif, mon Dieu oui.
GIROUX. — Alors, tu vas lui refuser cette faveur que tu lui avais promise ?
LABOSSE.— J'en ai peur.
GIROUX. — Ce n'est pas très chic. Tu me sembles plus lié après les outrages qu'avant ?
LABOSSE. — Oh ! outrages consentis, et le sourire aux lèvres !
GIROUX. — Mon gros, tu ne feras pas ça à cette pauvre fille. Tu as l'air de te venger.
LABOSSE. — Elle mérite une petite déconvenue. Elle sera frappée dans son orgueil. Je n'ai jamais aimé l'orgueil. J'avais écrit au chef du cabinet du ministre pour lui recommander chaudement Léontine Falampin.
GIROUX. — Tu n'avais pas encore touché quand tu as écrit ?
LABOSSE. — Non. Je n'ai palpé qu'après.
GIROUX. — Bien humain !
LABOSSE. — Je vais lui écrire de nouveau, à ce secrétaire béni, pas plus tard que tout à l'heure, pour lui dire de ne pas donner suite à la chose et que cette fille a cessé de me paraître digne d'intérêt.
GIROUX. — Je ne te reconnais plus.
LABOSSE. — Ah ! c'est bien vilain, je le sais ! J'agis comme un pur goujat, mais que veux-tu, Edmond ! homo sum. Et ça me fait un secret plaisir de lui retirer ces palmes que j'allais, et si aisément, Seigneur ! lui procurer.
GIROUX. — Tais-toi, tu affectes dans tes réponses et tes manières, depuis quelque temps, je ne sais quoi de renanien et de sadique. Tu m'agaces.
LABOSSE. — Hé ! que ne dis-tu vrai ! Cet assemblage ne serait pas sans offrir du joli piquant ! (Victor entre avec une lettre sur un plateau.) Une lettre, Victor ?
VICTOR. — Oui, monsieur. Ah ! j'oubliais. Monsieur m'a dit de lui faire penser à reporter des poires et des fraises à mademoiselle de l'instit…
LABOSSE, sévère. — Eh bien, on n'en porte plus de poires, ni de fraises. On ne porte plus rien. Plus rien du tout. Allez !
VICTOR, à part, saisi. — Il y a un cheveu. Est-ce qu'il saurait ?
LABOSSE, à Victor. — Bats en retraite, qu'est-ce que tu attends ?
VICTOR. — Je voulais prévenir aussi monsieur qu'il y a une grosse corniche de la tour du Nord qui s'est détachée et qui est tombée cette nuit dans la douve.
GIROUX. — Ton château se décompose, mon pauvre ami. De quand donc date-t-il au juste ?
LABOSSE. — De 1546, l'année de la mort de François Ier.
VICTOR. — Pardon, monsieur, 1547.
LABOSSE. — Si tu veux. Ma parole, il n'y a plus de valets !
GIROUX. — Comment, vous savez vos dates, monsieur Victor ?
VICTOR. — Mais oui, monsieur le bâtonnier. (À part.) Je suis payé pour ça ! (Il sort, sans s'apercevoir qu'il laisse tomber de sa poche un petit papier.)
GIROUX. — Qu'est-ce que c'est que cette lettre qu'on vient de t'apporter ? On dirait une grosse lettre ?
LABOSSE, la prenant. — Sapristi, c'est du minsitère.
GIROUX. — On t'écrit pour te dire que ça y est, je parie ? qu'elle a les palmes ? Oh ! que je rirais !
LABOSSE (Il ouvre et lit.) — « Monsieur le sénateur, je suis heureux de vous informer que, sur votre proposition, monsieur le ministre a bien voulu… (S'interrompant.) C'est ça… en plein ! Elles les a !
GIROUX. — Ah ! tant mieux ! Vive la République ! Vive le Président !
LABOSSE. — Tu m'embêtes.
GIROUX. — Mais oui, tant mieux ! D'ailleurs, apprends une chose, c'est qu'au cas où tu aurais donné suite à ton odieux projet, j'étais décidé, moi, en sous-main, à m'employer, et c'est moi qui lui aurais fait avoir son ruban violet, à cette infortunée !
LABOSSE. — Toutes les faiblesses ! Les voilà ces champions des lois !
GIROUX. — Pauvre Léontine, nous lui devons bien ça ! Mais il y a autre chose dans la lettre... Toutes ces paperasses...
LABOSSE, avec humeur. — Eh ! ce sont les certificats, diplômes. Est-ce que je sais... Tous les papiers de cette petite rosse, que je lui avais demandé de me fournir pour joindre à ma lettre. On me les renvoie.
GIROUX, qui regarde.— Elle a une jolie signature, notre Léontine.
LABOSSE. — C'est encore pour me taquiner, que tu dis notre Léontine ?
GIROUX. — Pas du tout. C'est moi que ça devrait humilier, moi qui ai eu tes restes ? Et c'est toi qui te fâches ? Tu as le caractère bien mal fait, décidément.
LABOSSE, apercevant sur le parquet le papier que Victor, par inadvertance, a laissé tomber avant de s'en aller. — Qu'est-ce que c'est que ça encore, qui est blanc ?
GIROUX, se levant et le ramassant. — C'est une lettre pliée. (L'ouvrant.) « Totor chéri de mon coeur... » C'est Victor qui a perdu ça ici tout à l'heure, parbleu...
LABOSSE. — Une lettre d'amour ! Comment ! Victor est aimé... aux Tourniquets ?... C'est impossible.
GIROUX. — Pourquoi pas ? Es-tu drôle !
LABOSSE. — Il n'y a personne à aimer pour lui.
GIROUX. — Quelque paysanne.
LABOSSE. — Non, il n'y en a pas une seule de potable, même pour lui. S'il y en avait, je le saurais. Fais voir la lettre !
GiROUX. — Tout à l'heure. (Voulant rire.) C'est peut-être aussi de Falampin... Qui sait ?
LABOSSE, pincé. — Ne dis pas de sottises, Giroux. Voilà que tu vas trop loin dans la plaisanterie... Tu me froisses.
GlROUX, qui a parcouru la lettre. — Ah ! mon Dieu !
LABOSSE. — Quoi ?
GIROUX. — Nom d'un nom ! Sacré Totor ! Ange de Totor ! Bijou de Totor !
LABOSSE. — Qu'as-tu ? Parle. Es-tu fou ?
GIROUX, suffoquant de rire. — J'étrangle... je... la lettre...
LABOSSE. — Eh bien ?
GIROUX. — C'est d'elle, d'elle !
LABOSSE. — Qui ?
GIROUX.—Léontine, la seule, l'unique !
LABOSSE, bondissant. — Non ?
GIROUX, lui présentant la lettre. — Lis.
LABOSSE. — Oh !
GIROUX, lisant. — « Ton petit professeur qui t'adore et te dit à demain. »
LABOSSE, lisant la signature. — « Titine ! » Oh ça ! C'est !... c'est... (D'une voix molle.) J'en suis malade !
GIROUX.— Hein ! non, mais le crois-tu qu'elle est forte ? Le crois-tu ?
LABOSSE. — C'est un monstre ! Edmond, je vais la faire mettre à pied.
GIROUX. — Pourquoi ?
LABOSSE. — Pourquoi ? Tu le demandes ? Ah çà ! tu es extraordinaire !
GIROUX. — Mais c'est ta colère qui est stupéfiante ! Rions, vieux camarade, roulons-nous. Tirons-nous la langue. C'est d'un comique shakespearien, ce qui nous arrive là, au contraire... Quand nous le raconterons plus tard, à la veillée, à nos petits-enfants, si jamais nous en avons, ils ne nous croiront pas. C'est tellement beau, tellement queue-de-siècle ! Je n'en suis pas encore revenu...
LABOSSE. — Moi, je me serais passé d'y avoir été.
GIROUX. — Ne dis donc pas ça... tu as vécu, au moins, j'ai vécu... Rappelle-toi Musset. C'est nous qui avons vécu et non pas un être factice... Ah ! tiens, tu es un ingrat de ne pas remercier la destinée quand elle t'envoie des émotions comiques de ce tonneau-là. Moi, je payerais pour en avoir à l'heure.
LABOSSE. — En tout cas, je sais ce que je vais faire.
GIROUX. — Une bêtise.
LABOSSE. — Jeter Victor à la porte, dans la minute. Tu comprends que je ne peux pas conserver une seconde de plus sous mon toit...
GIROUX. — Es-tu enfant ? Tu t'abîmes, je t'assure, tu n'es plus le Labosse que j'admirais jusqu'à ce jour, t'as du plomb dans les reins.
LABOSSE. — Si je n'avais que ça !
GIROUX. — Tu ne peux te passer de Victor. Il faut le garder toujours. C'est ton seul soutien.
LABOSSE. — C'est vrai. Mais c'est aussi celui de Léontine.
GIROUX. — Qu'est-ce que ça te fait ? Tu n'es pas inféodé à Léontine.
LABOSSE. — Ah ! non !
GIROUX. — Ferme donc les yeux.
LABOSSE.— Mais, mon amour-propre, le tien... Tu es en jeu aussi, vis-à-vis de Victor, penses-y ? S'il se paye ma tête dans le couloir, il s'offre aussi la tienne, sois-en sûr ? I
GIROUX.—Ni l'une ni l'autre. Réfléchis ? et raisonne. Si cette Falampin l'aime, c'est assurément pour lui-même ?
LABOSSE.— A-t-il de la chance, celui-là. Car c'est une crapule, tu sais ? |
GIROUX. — Je m'en doute. Laisse-moi continuer. Si elle l'aime pour lui-même comme un amant de cœur, tu comprends bien qu'elle n'a pas été lui avouer les petits écarts qu'elle a eus avec nous.
LABOSSE. — C'est vraisemblable, en effet.
GIROUX. — Donc, il ne sait rien.
LABOSSE. — C'est juste ; c'est lui qui est trompé !
GIROUX. — Mais oui.
LABOSSE. — Et nous pouvons rester le front haut en sa présence.
GIROUX. — Tu vois bien, tout s'arrange.
LABOSSE. — Tu as raison, tout s'arrange pour le mieux. C'est drôle comme les choses changent quand on les envisage d'un certain côté.
GIROUX. — Remettons par terre la lettre de Victor, il saura bien la retrouver ; laissons Léontine recevoir les palmes académiques, elle ne les a pas volées ; embrasse ton bâtonnier et dis-lui au revoir, mais pas adieu, car il t'empêchera encore plus d'une fois de faire des bêtises. Et par-dessus tout ça, vogue cette vieille galère !
LABOSSE. — Eh bien, je vais partir  avec toi, tiens ! La campagne ne m'a pas assez réussi pour que je m'y enracine, non. J'avais pensé un moment que l'air pur, les chênes séculaires, la vache qui donne du lait, les petits canards, le facteur, monsieur le curé, les bonnes œuvres, le phylloxéra, la récolte, et mon beau château à jour de 1547 allaient suffire à ce vieillard, en attendant le coup du joli cimetière de village... Eh bien, pas du tout, ça n'a été qu'une veste, et je sens que je ne détèlerai d'une façon un peu amusante qu'à Paris, la grande ville. Les voyageurs de la vie, en voiture ! Et à nous le plaisir, pour ce qu'il en reste !
GIROUX. — À la bonne heure, voilà mon Labosse.
LABOSSE. — Ne crains rien. Je t'épaterai encore, va.   


29– LABOSSE SE RELANCE

LABOSSE.
GIROUX-JODART.
VICTOR.

Chez Labosse, à Paris, dans le rez-de-chaussée de la rue du Vingt-Neuf-Juillet. Vers trois heures.

VICTOR, seul, assis à l'aise dans un des fauteuils du cabinet de toilette, et s'interrompant de lire les journaux. — Ils devraient déjà être de retour ; à moins qu'ils n'aient empoigné la forte tape. C'est imprudent à leur âge ! Ils ont beau monter très bien tous les deux, une pelle est bien vite ramassée... surtout en tandem ! (À ce moment on cogne au carreau.) Les voilà. (Il se lève et va ouvrir. Sur le palier, Labosse et Giroux-Jodart, tous deux en tenue de bicyclistes, maintiennent leur tandem dont ils viennent de descendre à la seconde.)
GIROUX. — Ouf ! 
LABOSSE, à Victor. — Tu torchonneras à fond Léontine, parce qu'elle est crottée jusqu'aux moelles.
VICTOR. — Oui, monsieur.
GIROUX. — Ah dame ! elle a suinté, en effet. Cette pauv' fille, nous la faisons reluire.
LABOSSE. — Mais elle tient bon ! Elle a des pneus en bronze. Viens nous décrasser, Edmond. (Ils entrent dans l'appartement.)
VICTOR. — Ces messieurs ont été loin, depuis ce matin sept heures ?
LABOSSE.— Assez. Nous avons mangé de l'espace.
GIROUX. — On a été déjeuner à Versailles.
LABOSSE, à Victor. — Fait un petit monôme dans la ville, souhaité le bonjour de ta part au Roi-Soleil...
GIROUX. — Et nous voilà.
LABOSSE. — Frais comme une rose.
GIROUX. — Comme deux roses.
LABOSSE. — Si tu veux. Prends tes outils, Victor de mon coeur, ton gant de crin et tes flanelles, et arrive étancher mon torse de Praxitèle, parce que je le sens qui dégouline sur le parquet.
GIROUX. — Et le mien de même.
LABOSSE. — C'est de moindre importance.
GIROUX. — Tra la la... Ma guenille m'est aussi chère que la tienne.
 VICTOR. — Pleurez pas, on vous pansera tous les deux. (Dans le cabinet de toilette, ils ont commencé de se dévêtir. Ils sont bientôt nus jusqu'à la ceinture. Victor frictionne Labosse, et Giroux se tamponne la poitrine avec de grosses serviettes.)
GIROUX. — Cristi, que c'est bon et agréable ! Sans compter que pour ma gravelle c'est souverain ! J'ai toujours été été un peu graveleux.
LABOSSE. — Je t'écoute ! Non, mais crois-tu que j'ai eu une idée à la Shakespeare le jour où je t'ai proposé d'apprendre la bicyclette et de nous payer un tandem ?
GIROUX. — C'est vrai.
LABOSSE. — Il n'y a rien de tel pour tremper les vieillards, va !
GIROUX. — Ma foi, oui. Nous sommes en eau.
LABOSSE. — Ne fais pas de calembours. Tu me comprends bien. Depuis que nous caressons la pédale, tu viens de l'avouer, non seulement nous nous portons comme des anges...
GIROUX. — Comme des anges qui auraient vingt ans de moins.
LABOSSE. — ...Mais moralement aussi nous ne sommes pas comparables avec ce que nous étions auparavant. L'hygiène, vois-tu, Edmond, c'est la bonne moitié de la vertu.
GIROUX. — Tu t'exprimes comme Marc-Aurèle.
LABOSSE. — Blague. Je pense à bien des choses dont je me battais l'orbite jusqu'ici. Je commence à flairer l'au-delà, mon petit, et qu'il pourrait bien y avoir, après qu'on nous aura fermé nos beaux yeux, quelque chose d'épatant qui nous guette... et quelque chose de moins folichon que l'opérette... Oui, j'en ai comme un vague !
GIROUX. — Assez. Ne m'attriste pas.
LABOSSE. — Je ne t'attriste pas, je t'améliore. Je t'élève jusqu'à moi.
GIROUX. — Parlons gai. Tu as le gant de crin funèbre, je n'aime pas ça. Soyons tout entiers aux douceurs physiques. Des serviettes chaudes, une belle eau de Cologne russe qui vous emporte le nez, du linge frais qui craque pendant qu'on l'enfile... trouve-moi pour l'instant des joies plus pures, même dans le domaine moral ?
LABOSSE.— Je les savoure aussi, crois-le bien. Mais ça ne m'empêche pas de songer que Dieu m'a créé à son image… (À Victor.) Frotte donc, animal.
VICTOR. — Mais j'y vais tant que je peux, monsieur.
LABOSSE. — Plus fort que ça encore. Frotte comme un âne, à rebrousse-poil et à pleine étrille. (Victor frotte avec rage.) À la bonne heure ! Quand on me râcle le cuir comme ça… je n'ai qu'à m'imaginer… il me semble que je suis un Romain, et que je sors de l'étuve… Ça me reporte à ces temps-là, oui. Je suis sûr que la toge m'aurait été comme un gant.
GIROUX. — Ça collait moins. Mais ne te plains pas. Je t'ai souvent admiré en chemise et, en effet, tu as la bannère assez romaine. Avec tout ça, moi j'attends que tu me passes Victor, je me refroidis.
LABOSSE. — Prends-le, c'est fini. J'ai chaud comme une caille.
GIROUX. — Frottez-moi comme lui, Victor.
VICTOR. — Aussi comme une bourrique ?
GIROUX. — Aussi. (Victor s'y met.) Aïe. Vous me faites un mal de chien. Avec quoi est-ce que vous me rabotez là ? avec des clous ?
LABOSSE. — Ah ! ah ! peau de bâtonnier, va. C'est pas de la peau que tu as, c'est de la pellicule, mon pauvre enfant, moins que rien… comme les mirlitons ?
GIROUX. — C'est du satin tout bonnement.
LABOSSE. — Veux-tu te taire. Tandis que moi, à la bonne heure, c'est d'un beau grain, ferme et serré ; on ferait des reliures superbes avec ça… du vrai maroquin poli…
GIROUX. — Ah bien. J'ai justement un Sévigné à relier en vingt volumes. Si tu veux me céder de ton cuir…
LABOSSE. — Non. Tu m'as déjà assez tanné.
GIROUX, à Victor. — Là ! Merci. Ça suffit.
VICTOR. — Ces messieurs n'ont plus besoin de rien ?
LABOSSE. — Non. (Se ravisant.) Ah ! tu te rappelles ce que je t'ai dit ?
VICTOR. — Pour cette jeune personne qui doit venir ?
LABOSSE. — Oui. Je l'attends d'ici une demi-heure. Tu la feras entrer au salon.
VICTOR. — Et, après, monsieur n'y est plus pour personne ?
LABOSSE. — Tu l'as dit, Victor. Et maintenant, tu peux te replier en bon ordre. (Victor s'en va.)
GIROUX. — Une nouvelle ?
LABOSSE.— Non.
GIROUX. — Une ancienne ?
LABOSSE.— Non plus.
GIROUX. — Alors quoi ?
LABOSSE.—Alors rien. C'est une jeune fille, une jeune fille très mignonne qui m'intéresse.
GIROUX. — Pour quel motif ? Le mauvais, bien entendu ?
LABOSSE. — Ni le mauvais, ni le bon. Elle m'intéresse en général.
GIROUX. — Et aussi, en particulier voyons ? Qu'est-ce que c'est ? Conte-moi ça ? Où l'as-tu déterrée ?
LABOSSE. — Je ne l'ai pas déterrée. On me l'a recommandée.
GIROUX. — Qui ? Oh ! que tu m'agaces ! Il faut t'arracher les mots comme des dents !
LABOSSE. — Des médecins, des gens de l'Assistance publique.
GIROUX. — D'où vient-elle ?
LABOSSE. — De la Salpêtrière. Es-tu content ?
GIROUX. — Hein ?
LABOSSE. — Là. J'étais sûr que tu allais faire une tête de benêt.
GIROUX. — C'est donc une folle ?
LABOSSE.— Mais non, imbécile. Pour qui me prends-tu ? Grâce au ciel, je ne suis pas encore tombé si bas ! Labosse est bien corrompu, hélas oui ! Mais pas à ce degré ! Non, mon ami, ce n'est pas une folle, c'est une hystérique... une simple hystérique...
GIROUX. — C'est encore pire !
LABOSSE.— Mais tais-toi donc ! Tu ne me laisses pas finir. Une hystérique li-bé-rée... Libérée, guérie, comprends-tu ?
GIROUX.— Et quel âge a-t-elle ?
LABOSSE. — Elle dit qu'elle a seize ans. Mais elle ment, elle doit avoir bien davantage.
GIROUX. — Et tu as un rendez-vous tout à l'heure avec elle ? Oh ! oh !
LABOSSE. — Un rendez-vous ! Tu as toujours une façon dégoûtante d'interpréter les choses les plus avouables ? Ce n'est pas un rendez-vous. Elle vient pour causer... tout bêtement... pour me dire sa petite affaire, et que je voie un peu comment on pourrait la soulager, l'empêcher de crever de faim.
GIROUX.— Elle est donc dans la misère ?
LABOSSE. — Noire.
GIROUX. — Mais les gens de l'Assistance publique ?
LABOSSE.— Eh bien, ils me la recommandent chaudement. Qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent de plus ? Tu es un peu bouché, Edmond, aujourd'hui ?
GIROUX. — Écoute, je suis complètement abasourdi. Cette petite, la Salpêtrière... Comment tout ça s'est-il agencé ? J'ai absolument besoin que tu entres dans les détails.
LABOSSE. — Je vais y entrer, buse.
GIROUX. — Je suis pendu à tes lèvres.
LABOSSE. — Depuis une couple d'années, j'avais une envie bleue de visiter la Salpêtrière. Cette semaine, ça s'est enfin emmanché, par un médecin très sérieux dont j'ai fait la connaissance à un bar du Moulin-Rouge. Il m'a fait parcourir tout ça jeudi dernier où il était de service. C'est épatant. D'abord comme maçonnerie, le bazar est une très chic chose. J'y demeurerais, moi qui te parle.
GIROUX. — Qu'as-tu vu ?
LABOSSE.—Tout. Les folles, les jeunes, les vieilles, les repoussantes, les gâteuses. J'ai vu la chapelle, les cuisines, les jardins, les lavabos, le boudoir de suspension, l'atelier de moulage, les  salles de photographie et le cabanon où Sarah, par gaminerie, s'est fait boucler pour jouer une scène de folie furieuse. Mais ce qui m'a plu jusque par-dessus les oreilles...
GlROUX. — Je te sens venir.
LABOSSE. — Ce sont les hystériques. Figure-toi des beaux dortoirs blancs où je ne sais combien de jeunes personnes tranquilles, tout à la douce, avec des airs de petites ménagères de Hollande, cousent, brodent, tricotent... à se croire dans un béguinage ? Y en a qui chantent des cantiques, des petites histoires de mois de Marie, elles ont les yeux baissés, un air de messe basse ; on leur donnerait le bon Dieu. Et cependant il s'en trouve beaucoup, pas toutes, qui ont fait les quatre cents coups et mené une vie d'artilleur !
GiROUX. — Tu as bien dû en voir quelques-unes d'effrontées qui disaient des mots à ne pas répéter ?
LABOSSE. — Non, rien de vilain... Du moins, c'était pas le moment. Tout ce que j'ai remarqué, c'est que certaines avaient des tics, des gestes saccadés, comme quand on sucre des fraises, par rapport, les pauvres diablesses, aux phases de leur sacrée maladie. En passant par derrière, j'en ai pincé une jusqu'au sang.
GIROUX. — Tu as fait ça ?
LABOSSE. — On me l'avait demandé, le médecin, pour m'amuser.
GIROUX. — C'est cruel.
LABOSSE. — Mais non. Justement c'était pour me montrer qu'elle ne sentait rien, que ça ne lui faisait aucun mal.
GiROUX. — Il s'agissait peut-être de celle que tu attends tout à l'heure ?
LABOSSE. — Non, celle-là c'en est une autre, bien plus jolie. Elle lisait Paul et Virginie, mon cher, quand je l'ai remarquée... Une hystérique qui lit Paul et Virginie ; hein, comment trouves-tu ça ? C'est un peu de nos jours ?
GIROUX. — Continue.
LABOSSE. — J'ai demandé : « Et cette petite bergère-là ? Qu'est-ce que c'est ? — Oh ! bien sage, bien mignonne, m'a-t-on répondu. Nous attirons tout à fait votre attention sur elle, monsieur le sénateur. Elle est bien intéressante. »
GIROUX. — Et naturellement, elle t'a intéressé ?
LABOSSE. — Illico. Ni père ni mère, personne au monde. Elle était guérie depuis trois mois et elle allait sortir le surlendemain, sur son propre désir, parce que tu sais que ces malades-là ne sont pas prisonnières. On les laisse libres, entièrement libres. J'ai donc causé cinq minutes avec elle, les tenants et les aboutissants, je lui ai dit : « Eh bien, mon enfant, venez me voir après-demain. Nous bavarderons. » Elle m'a dit merci, elle a accepté, et je l'attends comme le gros lot.
GIROUX. — Et où vas-tu ? As-tu réfléchi dans quoi tu t'embarques ?
LABOSSE. — Comment... Dans quoi je m'embarque ? Mais dans une bonne action. Grâce à moi, cette enfant n'est pas sur le pavé. Elle va déjeuner et dîner tant que ça lui fera plaisir.
GIROUX. — Et après ?
LABOSSE. — Après ?
GIROUX. — Oui... Tu espères quelque chose ?
LABOSSE. — Moi !... Mais dame... écoute donc ?
GIROUX. — Ne mens pas. Tu espères qu'elle ne sera pas ingrate ?
LABOSSE. — Quand ça serait. Elle est bien libre si elle a de la reconnaissance pour moi, plus tard, de me la témoigner.
GIROUX. — De quelle façon ?
LABOSSE. — Celle qui lui plaira. 
GIROUX. — Monstre ! Tiens, tu me révoltes.
LABOSSE. — Mais ne te mets pas en colère. Je te jure que je n'ai aucune idée, ni dans le sens de la vertu, ni dans l'autre. Tu vas chercher midi à quatorze heures. C'est beaucoup plus simple que ça. J'ai vu à la Salpêtrière une gentille petite hystérique, on m'a dit qu'elle avait eu dans le temps jusqu'à quarante attaques par jour, et qu'elle était magnifique à voir dans ces moments-là quand elle faisait le pont, qu'aujourd'hui elle était complètement guérie mais sans ressources. Comme j'ai le cœur d'un père, je l'ai aussitôt accueillie, je vais m'occuper d'elle, ça m'amuse, ça lui vient en aide, et puis c'est tout. Mais je n'ai pas encore réfléchi plus loin. (On entend un coup de timbre.) Tiens, on tire la bobinette. C'est elle. Rentre donc ta morale, et fiche ton camp. À demain.
GIROUX. — Toi, tu finiras en cour d'assises.


30– MARIE AVOINE

LABOSSE.
MARIE. Seize ans...

Victor vient de faire entrer et asseoir au salon la jeune fille à qui Labosse avait donné rendez-vous. Mise très simple. Jolie, fraîche, et cheveux follets de blonde. Elle pose à côté d'elle un petit paquet, et elle attend. Mais aussitôt Labosse paraît, avec son sourire de faune paternel, et sa belle figure des grandes entreprises.

LABOSSE. — Bonjour, mon enfant. Vous voilà exacte. À la bonne heure ! Êtes-vous bien assise ?
MARIE. — Oui, monsieur.
LABOSSE. — Non. Mettez-vous dans ce fauteuil, près de moi.
MARIE. — Ce n'est pas la peine, monsieur, je suis très bien là.
LABOSSE. — Et comment va-t-on depuis cette Salpêtrière ?
MARIE. — À merveille, monsieur. M'en voilà sortie tout à fait depuis ce matin.
LABOSSE.— Alors nous allons causer, si vous le voulez bien, ma chère enfant, puisque c'est pour ça que je vous ai demandé de venir. Cette vieille bête de papa en cheveux blancs ne vous fait pas peur ?
MARIE. — Oh ! monsieur !
LABOSSE. — Vous ne me trouvez pas l'air méchant ?
MARIE. — Non, monsieur. Au contraire.
LABOSSE.— Vous l'avez dit, ma petite mignonne. Je suis bien bon. Trop bon. Vous m'intéressez, comprenez-vous ? Votre situation me touche. Il me semble que je vous connais depuis longtemps, que je vous ai vue toute petite, et déjà tenue sur mes genoux. Oui... je ne sais pas pourquoi je me figure ça... surtout les genoux... 
MARIE. — Malheureusement c'est impossible que vous m'ayez connue, monsieur.
LABOSSE. — Vous croyez ? Enfin, ça ne fait rien, laissez-moi me l'imaginer, ça fait partie de l'intérêt que je vous porte... Bref, je ne demande qu'à vous aider et à vous soutenir dans la vie, puisque vous êtes seule au monde... Vous êtes bien seule, n'est-ce pas ?... Vous me l'avez promis ? Pas de bêtises ?
MARIE. — Toute seule, oui, monsieur.
LABOSSE. — Personne, personne ?
MARIE. — Personne.
LABOSSE. — C'est parfait. Quel malheur, mon enfant, que la solitude ! Mais je suis là. Et d'abord, rappelez-moi votre nom.
MARIE. — Marie Avoine.
LABOSSE. — J'aime bien Marie. Et Avoine aussi, c'est printanier. Enfin, peu importe. Alors, c'est à cette petite Marie Avoine que nous allons désormais avoir affaire ? Êtes-vous bien en confiance avec moi, ma petite enfant ? Répondez franchement, je ne me fâcherai pas. Mais là, bien en confiance ?
MARIE. — Oh ! oui, monsieur.
LABOSSE. — Comme avec un prêtre ?
MARIE. — Presque.
LABOSSE. — C'est bon, c'est déjà très bon ; le reste viendra tout seul.
MARIE. — Une première fois, n'est-ce pas, monsieur, vous m'excusez ? Je suis encore un peu timide.
LABOSSE. — Mais oui... mais oui... je n'en demande pas tant. Alors, Marie Avoine, voyons, racontez-moi un peu votre histoire... tout ce petit passé ?
MARIE. — Hélas, monsieur, ça n'est pas gai.
LABOSSE. — Je m'en doute, ma mignonne, et c'est justement pour ça que je vous le demande. Je pense bien que je ne vais pas me rouler.
MARIE.—Voilà, monsieur, je suis née…
LABOSSE. — Les grandes lignes seulement !
MARIE. — Oh ! ça ne sera pas long, monsieur. …Je suis née je ne sais pas où, de parents pauvres... ou riches...
LABOSSE. — ...Mais honnêtes ?
MARIE. — Je le pense, monsieur, je veux le croire, mais je n'en sais rien, parce que je ne les ai jamais connus. J'ai été abandonnée sous la banquette d'un wagon de troisième classe, à l'âge de deux mois...
LABOSSE. — Mais c'est un feuilleton ! Continuez.
MARIE. — On m'a trouvée à la station de Vanves-Malakoff. Un brave maraîcher du pays, qui descendait du train à ce moment-là, m'a prise, et adoptée plus tard, parce qu'il était resté veuf sans enfant et qu'il trouvait ça très triste. Il s'appelait monsieur Avoine, et comme je n'avais pas de nom, et que sa femme à lui s'était appelée Marie, il m'a donné le nom de Marie Avoine.
LABOSSE. — C'est très touchant. Après ?
MARIE. — Je suis restée sa petite fille jusqu'à l'âge de treize ans et j'aurais été très heureuse si je n'avais pas été toujours malade, et traînante à croire que je ne vivrais pas.
LABOSSE. — Eh bien, mon enfant, à votre frimousse, on ne le dirait pas, et vous vous êtes joliment requinquée, ah dame, oui !
MARIE. — C'est vrai, à présent, je me porte à peu près bien, mais je ne suis pas encore aussi solide que j'en ai l'air.
LABOSSE. — Vous avez la jeunesse, ma mignonnette.
MARIE. — Mais pas de santé.
LABOSSE. — Ça en tient lieu. C'est la première des santés que d'être jeune et d'avoir... Combien avez-vous ? 
MARIE. — Seize ans et demi dans deux mois.
LABOSSE. — Seigneur ! Si ça n'est pas scandaleux d'être gentille à croquer comme un petit pain ! et de se plaindre quand on va décrocher seize ans et demi dans deux mois !
MARIE. — Mais je ne me plains pas, monsieur.
LABOSSE. — À la bonne heure, ça serait offenser le bon Dieu. Dites-moi, est-ce que vous êtes pieuse ?
MARIE. — Oh ! oui, monsieur !
LABOSSE, inquiet. — Ah ! vous êtes... pieuse. Si pieuse que ça ? Vous avez de la religion ?
MARIE, avec élan. — Oh ! monsieur ! Sans ça... Mais sans ça... qu'est-ce que je serais devenue ? Et encore à présent, qu'est-ce que je deviendrais ?
LABOSSE. — À présent, je suis là, vous n'avez plus rien à craindre, ni pour maintenant ni pour l'avenir.
MARIE. — Vous êtes vraiment trop bon, monsieur !... Mais enfin, malgré ça...
LABOSSE. — Continuez, continuez... Nous reparlerons de cette affaire-là, après, au dessert. Vous en étiez à monsieur Avoine...
MARIE. — Mon père adoptif, oui, monsieur. Il m'adorait, il m'a soignée toujours avec un dévouement...
LABOSSE. — Eh bien, je le remplacerai, ma chère enfant, je serai votre second père adoptif, un bon papa Avoine, moi aussi, et quand vous serez malade, je vous soignerai bien aussi, allez, je vous dorloterai...
MARIE. — Je vous remercie, monsieur. Je ne suis pas si exigeante.
LABOSSE. — J'ai hâte de savoir la suite. Pourquoi n'êtes-vous pas restée chez monsieur Avoine ? Comment vous trouvez-vous toute seule aujourd'hui ?
MARIE. — Il est mort, monsieur.
LABOSSE. — Je m'en doutais.
MARIE. — Les médecins n'ont jamais su de quoi.
LABOSSE. — Ça leur arrive.
MARIE. — Il s'en est allé tout d'un coup, un jour d'été, entre mes bras, dans un de ses beaux plants d'asperges. Ça m'a donné une secousse telle que c'est à dater de là que j'ai commencé à ressentir les premiers troubles nerveux qui m'ont amenée deux ans après à la Salpêtrière.
LABOSSE. — Pauvre gringalette ! Et pendant ces deux ans qui ont suivi sa mort ? (Il s'aperçoit qu'elle a les larmes aux yeux.) Vous pleurez ? Faut pas pleurer... Bigre de bigre, je vous le défends bien !
MARIE. — Parce que j'ai du chagrin de repenser à ce pauvre papa.
LABOSSE. — N'y pensez plus. Il est heureux.
MARIE. — Oh ! bien sûr. Il chante dans le paradis.
LABOSSE. — J'en suis persuadé. Mais séchez-moi ces yeux-là, et bien vite. Moi qui vous parle, ma pauvre petite, mais j'en ai eu des chagrins, en quantité, dans ma vie. Ah ! il m'en est tombé des tuiles, pas drôles, plus qu'il ne vous en tombera jamais ! Eh bien, je n'ai jamais pleuré. Pas une goutte.
MARIE. — Parce que vous êtes décoré, tiens, et sénateur... Ça vous fortifie.
LABOSSE. — Bien peu, allez. Non, c'est mon énergie personnelle qui m'a soutenu dans les embêtements.
MARIE. — Vous avez perdu aussi des personnes que vous aimiez ?
LABOSSE. — Je vous écoute !
MARIE. — Votre femme ?
LABOSSE. — D'abord ; il y a longtemps !
MARIE. — Ça vous a fait de la peine ?
LABOSSE.— Oh ! ne m'en parlez pas ! J'ai failli du coup passer à gauche. 
MARIE. — Et qui encore ?
LABOSSE. — Tous. Ils ont tous détalé.
MARIE. — Vous n'avez pas eu d'enfants ?
LABOSSE. — Si une fille, qui n'a pas été heureuse avec son mari, Paul Costard, un gredin.
MARIE. — Et qui est morte ?
LABOSSE. — Non, mais c'est tout comme. Elle est remariée à un prince et elle habite en Italie, à Rome.
MARIE. — Où est le pape ? Il faut aller la retrouver.
LABOSSE. — Ah bonsoir ! c'est trop loin à mon âge ! Et puis je ne veux pas quitter Paris. C'est à Paris que je rendrai ma belle âme.
MARIE. — Ne parlez pas comme ça, je vous en prie.
LABOSSE. — Vous en auriez donc un petit peu de chagrin, bien vrai, si je piquais une tête ?
MARIE. — Oui.
LABOSSE, content. — Oh ! la gentille !... la belle... et bonne petite !... Et alors je vous demandais ce que vous aviez fabriqué pendant ces deux ans qui ont suivi le départ de ce pauvre monsieur Avoine ? Car je veux tout savoir, moi !
MARIE. — Je faisais la lecture à une vieille dame qui demeurait place de la Bastille. Une vieille dame toute seule et rentière qui avait des chats, et qui adorait qu'on lui lise les livres.
LABOSSE. — Quels livres ?
MARIE. — Tous. Voltaire, et puis les feuilletons du Petit Journal. Et puis...
LABOSSE. — Ça ne va guère ensemble. Ainsi, vous avez lu Voltaire ? Un rude homme, hein ?
MARIE. — Oui, il a laissé son nom à un boulevard.
LABOSSE. — Aimez-vous ce qu'il a fait ?
MARIE. — Oh ! c'est-à-dire que je disais tout haut ce que je voyais d'écrit, mais je ne lisais pas. Ça m'ennuyait, alors je pensais à autre chose.
LABOSSE. — À quoi ?
MARIE. — À Dieu et aux religieuses.
LABOSSE. — En lisant Voltaire ?
MARIE. — Oui. Qu'est-ce qui vous étonne ?
LABOSSE. — Rien... C'est extraordinaire ! Ne faites pas attention, ma mignonne, vous êtes un petit bijou unique d'enfant, et vous me captivez de plus en plus. Alors vous étiez donc chez cette dame ? Un bon type aussi, vous savez ? Je regrette bien d'avoir végété jusqu'ici sans la connaître. Est-ce qu'elle vit toujours ?
MARIE. — Elle est morte.
LABOSSE. — Aussi ? Ah çà, vous leur fichez donc la guigne à vos vieux, ma pauvre petite ? Ah je le déplore qu'elle ait quitté ses chats pour toujours, cette brave dame, sans quoi je vous aurais demandé de me présenter.
MARIE. — Elle est morte, monsieur, morte subitement.
LABOSSE. — Oui, il n'y a rien à faire. Et, pas dans vos bras, j'imagine ?
MARIE. — Si monsieur.
LABOSSE. — Encore ? comme le père Avoine ? Ah çà !
MARIE. — Oui, monsieur, comme mon premier papa.
LABOSSE. — Bigre ! Vous en avez de gaies. Faut faire attention avec vous.
MARIE. — J'ai eu aussi beaucoup de chagrin, moins que pour papa... mais tout de même beaucoup. J'étais en train de lui lire les Mystères du Vatican, au moment où elle a passé.
LABOSSE. — Qu'est-ce que c'est que ça ?
MARIE. — Un feuilleton d'un journal. Je ne me rappelle plus. Est-ce que c'est de Voltaire ?
LABOSSE. — Non, non. Mais il a fait l'équivalent. Et après la dame ? 
MARIE. — Après la dame, j'ai été mise sur le pavé par sa nièce.
LABOSSE. — Elle n'aimait pas qu'on lui fasse la lecture, celle-là ?
MARIE. — Il faut croire. Et elle m'a jetée à la porte.
LABOSSE.— Vous me lirez à moi, mon loup, et de belles affaires... que je vous choisirai... que nous chercherons ensemble...
MARIE. — Avec des images ?
LABOSSE. — Que oui !
MARIE. — La Vie des Saints ?
LABOSSE.— Oui... ou bien autre chose.
MARIE. — C'est si amusant, tout ce qui a rapport aux saints !
LABOSSE. — Il y a d'autres choses qui le sont bien davantage. Enfin, nous n'y sommes pas. Alors, qu'avez-vous fait mon pauvre petit, une fois dehors de chez la dame de la Bastille ?
MARIE. — J'ai couru dans Paris, toute la journée comme une folle, et, le soir, en pleine rue, j'ai été prise de ma première attaque. Je suis tombée par terre en criant.
LABOSSE. — C'était votre hystérie qui commençait à crever ?
MARIE. — Oui, monsieur. On m'a ramassée, on disait que j'étais grise. J'ai été menée au poste. Heureusement le commissaire de police avait un ami qui était médecin à la Salpêtrière, il m'y a recommandée, j'y suis entrée, restée plus d'un an, guérie. L'autre jour, vous êtes venu nous visiter, on vous a dit que j'étais bien intéressante, que je me trouvais à la veille de sortir et toute seule au monde, sans aucune ressource. Vous avez dit que vous arrangeriez ça. Me voilà. J'ai fini.
LABOSSE. — Eh bien, ma chère enfant, c'est simple comme bonjour, c'est tout ce qu'il y a de plus simple : je me charge de vous.
MARIE. — Comment ça, monsieur ? Je ne peux pas croire... qu'est-ce que ça veut dire ?
LABOSSE. — Ça veux dire que vous allez vivre ici, avec moi.
MARIE. — Comme si j'étais votre fille ?
LABOSSE. — Plutôt ma nièce. Vous prendrez vos repas avec moi, vous aurez votre chambre à vous, où vous pourrez vous enfermer à clef, si vous voulez..
MARIE. — M'enfermer ? pourquoi ?
LABOSSE. — C'est-à-dire que vous serez libre ici de faire tout ce que vous voudrez. Jamais votre vieux ne vous contrariera. C'est comme si je vous adoptais, comprenez-vous ?
MARIE. — Oui, monsieur. En voilà du nouveau ! Êtes-vous bon ! J'en suis tellement saisie que je ne trouve rien... je ne sais pas comment vous remercier...
LABOSSE. — Ne me remerciez pas. C'est vous qui me faites plaisir et qui me rendez service.
MARIE. — En quoi ?
LABOSSE.— Ça serait trop long à vous expliquer pour le moment. Ainsi, vous acceptez ? Vous voulez bien vivre avec moi ?
MARIE. — Mais oui, monsieur, je ne demande pas mieux !
LABOSSE. — Vous êtes un amour, ma chère enfant, un vrai petit pigeon-vole. (Elle rit.) Ça vous fait rire ? Je vous dis des bêtises et des mots d'amitié parce que je suis très heureux... Vous ne pouvez pas savoir. Dites-moi, mon petit, je suis encore bien, n'est-ce pas ? J'ai tout de même mon petit galbe. Quel âge me donnez-vous ?
MARIE. — Dame, voyons... tout près de quatre-vingts.
LABOSSE, suffoqué. — Quatre-v... oh ! soixante-douze, mon petit enfant. Même pas. Soixante-douze dans un mois. Et je vais à Versailles en tandem avec Giroux, comme si je gobais un œuf. Croyez-vous, hein ? les jeunes gens !
MARIE. — Qui ça, Giroux ?
LABOSSE. — Une de mes amis, mon meilleur, je peux le dire, qui chatouille la pédale avec moi.
MARIE. — C'est aussi, comme vous, un homme respectable ?
LABOSSE. — Très. Vous le connaîtrez.
MARIE. — Et des prêtres ?
LABOSSE. — Que voulez-vous dire ?
MARIE. — Des prêtres, en connaissez-vous ?
LABOSSE. — Pas des flottes. Non.
MARIE. — Ah ! quelle est votre paroisse ?
LABOSSE. — Je ne sais pas… C'est comme mon arrondissement… je n'ai pas la mémoire des noms.
MARIE, très surprise. — Comment ! vous voulez plaisanter ?
LABOSSE, qui veut se rattraper. — C'est-à-dire… si… c'est… que je suis bête ! C'est Saint-Roch… là, à deux pas… ce vieux Saint-Roch !
MARIE. — Vous m'y mènerez, n'est-ce pas ?
LABOSSE. — Oui, de temps en temps. (À part.)  Oh ! mais elle a trop de religion !
MARIE. — Tous les dimanches. Nous irons ensemble à la messe.
LABOSSE. — C'est ça, avant les courses. Mais à la Salpêtrière, vous n'y alliez pas à la messe ?
MARIE. — Toujours, monsieur, toujours.
LABOSSE. — Il y a donc une chapelle ?
MARIE. — Immense, superbe.
LABOSSE. — Pas désaffectée ? Oui… vous avez raison. Maintenant, je me rappelle.
MARIE. — Alors, comme ça, vous ne connaissez pas de prêtres, spécialement ?
LABOSSE. — Spécialement ? Non.
MARIE. — Tant pis.
LABOSSE. — Mais pourquoi désirez-vous donc tant que je connaisse des prêtres ?
MARIE. — Oh ! Pas des. Un seul.
LABOSSE. — Eh bien, un seul ?
MARIE. — Pour que vous m'y conduisiez le plus tôt possible.
LABOSSE. — Un prêtre ? pourquoi faire ?
MARIE. — Parce que je ne suis pas baptisée, monsieur.
LABOSSE. — Ah !
MARIE. — Et que je veux être baptisée.
LABOSSE. — Ah !
MARIE. — Et puis ensuite pour qu'il m'apprenne mon catéchisme.
LABOSSE. — Oh ! aussi ? Je vous l'apprendrais, moi, à la rigueur. Ça me le rapprendrait par la même occase.
MARIE. — Parce que je veux faire ma première communion.
LABOSSE. — Votre prem… Bon, bon. De mieux en mieux.
MARIE. — Voilà
LABOSSE. — C'est tout ? Oh ! vrai, je ne savais pas que vous fussiez si pieuse… mon enfant… non franchement je ne m'en doutais guère… Sans ça… dame… ma foi…
MARIE. — Quoi ?
LABOSSE. — Rien…
MARIE. — Alors vous allez vous occuper tout de suite d'un prêtre, un bien ?
LABOSSE. — Un bien ? Je n'en connais qu'un, c'est celui de mon village, le curé des Tourniquets.
MARIE. — Écrivez-lui.
LABOSSE. — Aujourd'hui même ? Vous êtes si pressée que ça ?
MARIE. — Je crois bien, si je tombais malade en état de péché mortel… pensez donc !
LABOSSE, mélancolique. — Ma pauvre enfant, vous vous exagérez… on n'en meurt pas, allez ! Enfin, puisque vous y tenez, je vais lui écrire… parce que moi, toutes ces affaires-là… le catéchisme, la première communion… tout le diable et son train, je n'y entends goutte, je ne vous le cache pas.
MARIE, consternée. — Oh monsieur ? Comme vous parlez. Seriez-vous ?… Je n'ose pas.
LABOSSE. — Osez.
MARIE. — Seriez-vous impie ?
LABOSSE. — Non. Mais… tiède… je suis plutôt tiède… c'est vrai. Je l'ai lu, moi, votre Voltaire.
MARIE. — Quel malheur ! Oh ! comme je vais prier pour vous, monsieur, maintenant d'abord, et puis au couvent.
LABOSSE. — Au couvent ?
MARIE. — Oui. Je veux me faire religieuse.
LABOSSE, abasourdi. — Tiens… tiens ! Ah ! bien, celle-là, par exemple !
MARIE. — Aussi, tout le temps que je vais rester avec vous, d'ici à ce que j'entre en religion, je le passerai à bien vous soigner…
LABOSSE. — Je ne suis pas malade. Merci.
MARIE. — Comme si j'étais votre fille. Je suis sûre que vous ne dites plus vos prières.
LABOSSE. — Inutile. Je n'ai besoin de rien.
MARIE. — Voulez-vous me montrer ma chambre, ma petite cellule ?
LABOSSE. — Oui. (À part.) Oh ! j'en suis démoli !… (Haut.) Ça n'est pas encore arrangé pour vous. Jusqu'à présent… c'était la chambre d'amis… Tenez, voyez-vous ? (Il s'est levé et a été entr'ouvrir une porte. Elle se penche et regarde.)
MARIE. — Elle est très jolie, cette chambre ! Mais pourquoi y a-t-il des glaces dans le lit ?
LABOSSE. — Parbleu, pour… éclairer la pièce… qui est sombre.
MARIE, regardant aux murs. — Vous avez beaucoup de jolies choses ! (Montrant les nudités mythologiques encadrées.) Mais ça ? oh ! ce n'est guère convenable !
LABOSSE. — Ce sont des saints… des saints qu'on mène au supplice… on les a dévêtus… alors…
MARIE. — Ne mentez pas pour moi.
LABOSSE, fâché. — Je les enlèverai, là !
MARIE. — Non. Laissez-les. Je ne regarderai pas. Voià tout.
LABOSSE. — Sortons, tenez, ne restons pas ici. J'ai besoin de prendre l'air. Je vais envoyer Victor chercher un sapin et nous irons au bois. Ça vous sourit-il ?
MARIE. — Au Bois de Boulogne ?
LABOSSE. — Oui. Vous le connaissez ?
MARIE. — Non. Je ne connais que le bois de Vincennes.
LABOSSE. — Attendez-moi, mon petit. Je vais me harnacher. (En s'en allant. À part.) Non. Mais quelle tuile ! Quelle cheminée ! Est-ce assez de la décadence ! Me voilà ! moi Labosse, avec une apprentie religieuse sur les bras à présent ! Je ne l'ai pourtant pas cherchée, nom d'un bonhomme ! Mais, c'est comme un fait exprès, tout me vient dans la main, à moi, tout m'arrive !


31– DOUCES HEURES

LABOSSE.
LE CURÉ DES TOURNIQUETS.
MARIE.

Chez Labosse. Dans la chambre de Marie.

LE CURÉ. — Je suis confondu de tout ce que vous venez de me raconter, mon cher sénateur !
LABOSSE. — Pas plus que moi quand je l'ai appris !
LE CURÉ. — L'histoire de cette chère enfant tient du prodige.
LABOSSE. — Épatant ! C'est à n'y rien comprendre.
LE CURÉ. — Que non pas. C'est matière à réflexions profondes, cher monsieur. Dans la vie de cette petite, moi je vois à chaque pas le doigt de Dieu.
LABOSSE. — Votre parole ! Vous le voyez ?
LE CURÉ. — Radieux ! lumineux ! Et ce doigt sacré devait ramener un jour ou l'autre la brebis errante. (À Marie.) Mon enfant, il faut bénir le ciel...
MARIE. — Oh oui ! monsieur le curé.
LE CURÉ. — ...D'avoir permis que monsieur Labosse fût sur la route où vous passiez !
LABOSSE. — Ah dame ! c'est un hasard, un pur hasard que j'aie été ce jour-là tirer ma quille au Moulin-Rouge !
LE CURÉ. — Que signifie ? Quel moulin ?
LABOSSE. — Rien. C'est un site, un endroit de Paris...
LE CURÉ. — D'où on a de la vue ?
LABOSSE. — Oui. Eh bien, je veux dire que si je n'avais pas été à cet endroit-là, en question, je n'y aurais pas rencontré le médecin par l'entremise duquel j'ai pu visiter la Salpêtrière et faire la connaissance de mademoiselle. 
LE CURÉ. — Le doigt de Dieu, mon cher monsieur. Il n'y a pas de hasard. Le hasard c'est lui, c'est le Créateur.
LABOSSE. — Je commence à le croire. Tout ce qui m'arrive est tellement carthaginois ! Ah ! je suis déjà revenu de bien des choses, mon cher curé. Je ne vous le cache pas, je traverse une crise. Une crise aiguë. Je suis troublé. Et c'est pas facile, vous savez, de me troubler ?
LE CURÉ. — Vous vous détachez de la terre et vous êtes en train de pressentir les choses éternelles. Voilà tout bonnement ce qui vous arrive, mon cher ami. D'ailleurs, entre nous, il n'est que temps, vous touchez à l'heure du repos, du grand repos.
LABOSSE. — Requiem aeternam. — Vous êtes drôlet, l'abbé. Vous me donnez déjà l'absoute !
LE CURÉ. — Ah ! plût à Dieu que je fusse là penché sur vous, quand viendra pour la pauvre âme, mon cher fils, ce redoutable et beau moment !
LABOSSE. — Oui. Eh bien, blaguons d'autre chose, hé ?
MARIE. — N'attristez pas cet excellent monsieur Labosse qui est si bon, et que j'aime de tout mon cœur.
LE CURÉ. — Vous avez raison de l'aimer, ma chère enfant, car sans lui, que seriez-vous devenue ? Je ne veux pas même l'envisager, mais j'en ai le frisson.
LABOSSE. — Moi aussi.
LE CURÉ, à Marie. — Mais, revenons à vous, ma bonne petite enfant. Quand je songe que, dans huit jours au plus tard, vous allez être lavée par l'eau sainte du baptême, dans cette belle église de Saint-Roch, et que cette eau purifiante c'est ma vieille main qui la versera sur votre front... eh bien, je l'avoue, je suis ému... C'est aussi la première fois qu'il m'arrive de faire un baptême dans d'aussi spéciales et touchantes conditions. Monsieur Labosse voudra bien vous tenir sur les fonts ?
LABOSSE. — Hein ? Quoi ? Il faudra que je la tienne...
LE CURÉ. — C'est une façon de parler. J'entends par là que vous serez le parrain tout désigné.
LABOSSE. — Ah ! Bien volontiers.
LE CURÉ. — Mais qui sera la marraine ?
LABOSSE. — Saperlotte ! c'est vrai ! Je n'y avais pas songé !
LE CURÉ. — Oh ! il en faut une, absolument.
LABOSSE. — On la trouvera. N'ayez pas peur, je vais piocher ça.
LE CURÉ.— Quelqu'un de convenable ?
LABOSSE. — Parbleu !
MARIE. — Je voudrais déjà y être.
LE CURÉ. — Et après, dans quelques mois, ce sera votre première communion. Oh ! ma petite enfant !
MARIE. — Oh ! monsieur le curé !
LE CURÉ. — Je veux que vous vous approchiez ce jour-là de la sainte table, aux Tourniquets, chez moi, dans la pauvre petite église dont je suis depuis trente ans le pasteur. Le bon Dieu descendra mieux en vous, mon enfant, que si vous le receviez dans le plus beau temple. C'est donc encore ma vieille main qui vous donnera le pain des anges, et monsieur Labosse, votre parrain, votre tuteur, autant dire votre bon père adoptif, sera encore là, et de son banc, qui est placé dans le choeur, il s'attendrira, j'en suis sûr, à vous regarder dans vos voiles blancs, tout illuminée d'un rayon divin.
LABOSSE, mélancolique. — C'est bien possible. Vous savez que je l'ai faite aussi, l'abbé ?
LE CURÉ.— Quoi donc ?
LABOSSE. — Ma première communion.
LE CURÉ. — Comment ! Par mon bréviaire ! Tenez, voilà que vous me faites jurer. Mais je le pense bien !
LABOSSE. — Ah ! par exemple, il y a longtemps ! J'étais heureux, quand j'étais petit. Je voudrais bien pouvoir me retrouver à ce moment-là. Oui, je le voudrais bien.
LE CURÉ. — Ce serait trop commode ! (À Marie.) Et alors, ensuite, après votre première communion, vous vous préparerez à votre noviciat, jusqu'au jour où vous entrerez dans le troupeau des filles du Seigneur.
MARIE. — Religieuse, oui... Mon bonheur ! Mon seul rêve !
LABOSSE. — Et moi, ce jour-là, je serai tout seul, comme un vieux paquet. Ça sera gai !
LE CURÉ. — Ne dites pas de mauvaises paroles, cher monsieur.
LABOSSE, à Marie. — Vous ne pouvez donc pas attendre que je sois refroidi pour vous cloîtrer ?
LE CURÉ. — Dieu n'attend pas.
LABOSSE, chagrin. — Je ne le ferais peut-être pas poser longtemps. Oui, j'ai idée que ça va finir un de ces quatre matins, cette plaisanterie de soixante-dix-neuf ans !
LE CURÉ. — Tout doit finir. Mais ne parlez pas ainsi, de peur que Dieu ne vous prenne au mot !
LABOSSE. — Bah ! je ne tiens plus à rien. C'est vrai, depuis six jours qu'il m'est tombé dans le bec une fille toute rôtie, je commençais à me plaire à ce métier de papa... ça me changeait, j'entrevoyais une belle vieillesse assise, avec ces petits cheveux blonds allant et venant autour de moi. Et puis, pas du tout... Dieu me la prend. Avouez que c'est dur ?
LE CURÉ. — Dieu ne prend personne à personne, mon cher fils. Nous lui appartenons tous avant même d'exister.
LABOSSE. — Oui, enfin vous arrangez ça à votre façon.
MARIE. — Mais non, monsieur le curé a raison.
LABOSSE, à Marie. — Allons ! bon ! Mettez-vous aussi contre moi, à présent. Il ne manque plus que ça !
LE CURÉ. — Calmez-vous.
LABOSSE. — D'ailleurs, je n'ai jamais eu de chance, moi, dans cette planète !
LE CURÉ. — Pensez à l'autre.
LABOSSE. — L'autre quoi ?
LE CURÉ. — Planète... La planète éternelle.
MARIE. — Le paradis.
LABOSSE. — Mais je ne pense qu'à ça !
LE CURÉ, d'abord incrédule. — Vraiment ? Oh ! j'en suis bien heureux !
LABOSSE, qui s'anime. — Je crois absolument qu'il y a une justice, l'abbé ! Ah ! mais oui ! une justice future. Après qu'on a dit son petit bonsoir, il y a des peines et des récompenses.
LE CURÉ. — Certes !
LABOSSE. — Ça, je n'en ai jamais douté. J'en suis sûr comme de vous voir. Ah ! oui ! Il y aura bien des boulevardiers qui écoperont, et de la belle manière.
LE CURÉ. — Les méchants.
LABOSSE. — Et j'ai une flemme énorme d'être de ce bateau-là... Ma crise, ma crise aiguë dont je vous parlais, ne vient pas d'autre chose. Je m'améliore parce que je ne suis pas tranquille. Si je vous disais que je fais quelquefois mes prières ?
MARIE. — Quelquefois seulement ?
LABOSSE. — Dame, écoutez donc, ma petite, pour moi c'est encore bien joli.
LE CURÉ. — Que dites-vous comme prières ?
MARIE. — Cinq pater et cinq ave ?
LABOSSE. — Non.
LE CURÉ. — Une dizaine de chapelet ?
LABOSSE. — Non plus. Ce n'est pas si compliqué que ça. Ma prière est courte  et bonne. Je dis : « Mon Dieu, ayez pitié de moi. Votre créature a bougrement peur ! »
LE CURÉ, souriant. —J'entends, Timor Domini, initium... Mais vous ne le dites pas dans ces termes-là ?
LABOSSE. — Ah ! ma foi si ! À peu près.
LE CURÉ, avec un soupir. — Enfin ! malgré tout, c'est encore agréable au Seigneur, mon enfant. Et cela vaut mieux que rien.
MARIE, à Labosse. — Et puis, vous n'avez pas besoin de vous tracasser, monsieur. Moi, je suis là pour ça. Je prie pour vous.
LABOSSE, touché. — Gentille enfant ! Bonne petite fillette ! Et dire que d'ici peu de temps, ça sera derrière une grille ! et que ça chantera matines comme un petit pinson ! Quel malheur !
MARIE. — Vous pourrez venir au parloir.
LABOSSE. — Non, je n'irai point. Ça me ferait trop de peine de voir mon enfant avec ses beaux cheveux blonds coupés... Quel meurtre ! Et puis la tête couverte d'un voile ! Ah ! je ne veux pas voir ça, jamais.
LE CURÉ. — Vous considérez toutes choses avec les yeux de l'erreur. Mais, nous discourons, et cela ne nous donne toujours point une marraine.
LABOSSE. — Je vous ai dit que je vous la trouverais.
LE CURÉ. — Cherchons-la ensemble. Encore faut-il que ce choix ne soit point fait à l'aveuglette ? Je vais m'en occuper.
LABOSSE. — Vous tenez beaucoup, vraiment, à la choisir, vous ?
LE CURÉ. — J'avais songé à quelqu'une de ces dames quêteuses, de l'œuvre des Épouses Stériles, dont le vénérable curé de Saint-Roch est président.
LABOSSE. — Justement ! Voilà ce que je craignais ! Que vous n'alliez chercher quelque vieille dame insupportable.
LE CURÉ. — Comment !... mais...
LABOSSE. — Des saintes, j'en conviens, mais des raseuses, qui vont venir fourrer leur nez dans mon baptême et me le déflorer... Ça va me gâcher tout mon plaisir.
LE CURÉ. — Cependant...
LABOSSE. — Non, non. N'est-ce pas, Marie, que vous ne voulez pas d'une de ces dames-là pour marraine ?
LE CURÉ, à Marie. — J'insiste, ma chère enfant...
MARIE. — Moi, je ne sais pas... je ferai ce qu'on voudra. J'ai confiance en monsieur le curé.
LE CURÉ. — Ah !
MARIE. — Mais aussi j'ai confiance en mon bon père, monsieur Labosse.
LABOSSE. — Ah ! vous l'entendez ? Bonne petite fille ! Non. Ainsi, c'est convenu ? Pas de ces femmes-là. Et puis, quoi ! l'œuvre des Épouses Stériles.  Est-ce que ça regarde Marie ? En voilà une plaisanterie ! Plutôt que de me résoudre à une de ces personnes... ah ! je le dis carrément, je vais vous faire bondir, l'abbé... j'aimerais mieux ne pas la baptiser du tout. Elle a bien le temps, quoi donc !
LE CURÉ, indigné. — Pouvez-vous !...
MARIE, saisie.—Je veux être baptisée ! je veux être baptisée !
LABOSSE, la calmant. — Vous le serez. Je vais un peu loin, j'exagère à dessein ma pensée pour mieux vous la rendre... Et puis, à quoi bon tant chercher ? Prenons donc simplement la première venue.
LE CURÉ. — Non, cher enfant, non.
MARIE. — Eh bien, j'ai trouvé, moi.
LABOSSE. — Dites.
MARIE. — Je demanderai à mademoiselle Gertrude.
LE CURÉ. — Qu'est-ce que c'est que cette demoiselle ?
MARIE. — C'est la première infirmière de la section où j'étais, à la Salpêtrière.
LABOSSE. — Parfait.
LE CURÉ, qui n'est pas enthousiaste. — Oui. Elle est respectable, cette demoiselle ?
MARIE. — Je crois bien. Elle a été très bonne pour moi tout le temps que j'ai été hystérique.
LE CURÉ. — Voilà un mot qu'il ne faut jamais prononcer, mon enfant.
MARIE. — Pourquoi donc ? C'est mal d'être hystérique ?
LE CURÉ. — Non. Mais...
LABOSSE, ravi. — Gentille, enfant ! Âme naïve ! Pure petite fleur, va !
MARIE. — Alors, vous voulez bien de mademoiselle Gertrude pour marraine ?,
LABOSSE. — Mais oui.
LE CURÉ. — Soit. Si cette personne est décente.
MARIE. — Quel bonheur ! En ce cas, je vais lui écrire tout de suite. (Elle se lève et s'apprête à sortir.)
LABOSSE. — Dans le salon, sur le petit bureau. Prenez de mon chic papier, avec mon chiffre et ma devise : « Jusqu'au bout. »
MARIE. — Merci, parrain.
LABOSSE. — Et quand vous aurez fini, nous irons ensemble jeter la lettre à la poste, (Avec un sourire malin.) et puis quoi faire encore ?
MARIE. — Je ne sais pas, moi.
LABOSSE.— Oh ! oh ! Nous irons commander les dr...
MARIE. — Les dragées ! Oh ! Je me dépêche alors ! (Elle sort en courant.)
LABOSSE. — Elle est charmante ! Unique !
LE CURÉ. — Oui. Elle paraît une aimable fille.
LABOSSE. — Je ne suis plus le même depuis qu'elle est entrée dans mon existence, l'abbé ! Elle me ramène au bien, sans qu'elle s'en doute.
LE CURÉ. — Le doigt de Dieu, je vous l'ai dit. Mais voyons ? j'ai de sérieuses appréhensions. Je voudrais vous demander... je ne sais comment... les mots...
LABOSSE. — Allez-y, sans phrases.
LE CURÉ. — C'est que... je me sens gêné pour...
LABOSSE. — Marchez donc, l'abbé. Supposez que vous me confessez ?
LE CURÉ. — C'est cela. Eh bien !... cette enfant, cette pureté, qui est là, chez vous... sans cesse... à demeure... est-ce bien raisonnable, est-ce bien prudent ? Cave ne cadas... Oh ! mon cher enfant, ce serait si laid, si criminel !...
LABOSSE, avec force. — Non !... Vous supposez ? Jamais, vous entendez ? Jamais... Moi ! à mon âge !... Une enfant ! De ce coup-ci, je ne plaisante plus... Mais c'est-à-dire que je monte la garde... et que je suis deux fois plus  sous l'œil que si j'étais son père pour de bon. N'avez crainte, allez, l'abbé ? Sa vertu n'est pas en danger chez Labosse, et je donnerai Marie au couvent aussi sage que je l'ai reçue rue du Vingt-Neuf-Juillet.
LE CURÉ, grave. —Vous me le jurez ?
LABOSSE. — Oui, et sur ce que vous voudrez. Sur vos vieilles dames de Saint-Roch ? Sur...
LE CURÉ. — Sur les souvenirs de votre première communion, que vous rappeliez tout à l'heure ?
LABOSSE. — Je le jure.
LE CURÉ. — Je vous crois. Ça suffit. (Un silence.) Mais, avec votre réputation, qui n'est point trop bonne, mon pauvre cher fils, si on apprend que vous avez chez vous cette jeune fille, que va-t-on penser ? On va tout supposer. Les pires débordements !
LABOSSE. — Bah ! tant pis ! Du moment que ça sera de la calomnie. (À part.) Et puis qu'on suppose, qu'on suppose tout... dans le fond ça ne me déplaît pas.


32– QU'ON EN PENSE CE QU'ON VOUDRA

LABOSSE.
GIROUX-JODART.
MARIE.
VICTOR.

Chez Labosse, huit jours après. Le soir, après dîner, sous la calme lampe. Labosse et Marie sont seuls ; lui, en robe de chambre, l'air un peu moins guilleret que de coutume, elle, toujours dans son même printemps. Labosse, un petit livre à la main, questionne Marie qui répond.

MARIE. — Au hasard, parrain, vous pouvez m'interroger comme vous voudrez... au hasard. Je sais tout.
LABOSSE. — Pas possible ?
MARIE. — Essayez.
LABOSSE. — Quelle mémoire ! Voyons  un peu ça... (Feuilletant.) Qu'est-ce que l'homme ?
MARIE, récitant, coup pour coup. — L'homme est une créature raisonnable...
LABOSSE, incrédule. — Oh ! oh !
MARIE. — C'est pas ça ?
LABOSSE. — Mais si. Seulement c'était le mot « raisonnable » qui me donnait le hoquet.
MARIE, continuant. — ...raisonnable, composée d'une âme et d'un corps.
LABOSSE. — Très bien. (Feuilletant encore.) Qu'est-ce que Dieu nous défend par le sixième commandement : « Luxurieux point ne seras, de corps ni de consentement » ?
MARIE. — Par le sixième commandement, Dieu nous défend les actions, les regards et les paroles contraires à la pureté. (Labosse à cette énumération pousse un gros soupir.) Qu'avez-vous ?
LABOSSE. — Rien. Encore une question, la dernière. (Il cherche.) Que devient notre âme après la mort ?
MARIE. — Aussitôt après la mort notre âme paraît devant Dieu… (À ce moment on frappe.)
LABOSSE. — Entrez. (Victor paraît.) Qu'est-ce que c'est ? J'ai dit qu'on ne me dérange pas.
VICTOR. — Monsieur, c'est l'ami de monsieur, monsieur Giroux-Jodart.
LABOSSE. — Il est là ?
VICTOR. — Oui, monsieur.
LABOSSE. — Il m'assomme. Dis-lui... que je n'y suis pas...
VICTOR. — Il a vu qu'il y avait de la lumière.
MARIE, à Labosse. — Oh ! vous n'allez pas recevoir votre ami ? Pourquoi ?
LABOSSE, contrarié. — Eh bien si, je vais le recevoir, mais ça m'embête au delà de tout... Nous étions bien tranquilles... Si on ne peut même plus s'occuper de son catéchisme ! (À Victor.) Dans deux minutes. C'est bien le moins qu'il drogue un peu. Et puis à cette heure-ci ! Venir faire une invasion chez les gens à neuf heures et quart ! À quoi ça rime-t-il ?
VICTOR, en s'en allant. — Alors, dans deux minutes ?
LABOSSE. — Dans cinq. Amuse-le pendant ce temps-là, Victor.
VICTOR. — Que monsieur n'ait pas de peine. Nous sommes très bien ensemble. (Victor sort.)
LABOSSE, à Marie. — Finis ta réponse, mon cher petit. Nous en étions quand notre belle âme s'amène devant Dieu. Là, elle y est, notre âme, fixe et immobile.
MARIE, continuant. — …paraît devant Dieu pour être jugée sur ses bonnes et mauvaises actions : c'est ce qu'on appelle le Jugement particulier.
LABOSSE, soucieux. — Oui. Pas drôle. Matière à réflexion. (À Marie.) Eh bien, c'est parfait, ma mignonne, c'est admirablement répondu. Te voilà absolument en état de faire ta communion.
MARIE. — Encore huit jours !
LABOSSE. — Dépêche-toi. Presse le clergé, presse tout… Parce que… je ne sais pas pourquoi… je sens que je baisse, et je pourrais bien, d'un moment à l'autre, m'absenter pour toujours.
MARIE. — Voulez-vous bien vous taire et ne pas me faire de peine. Là ! Recevez votre ami. Maintenant, est-ce que je reste ? Est-ce que je m'en vais ?
LABOSSE. — Retire-toi. Va dans ta petite chambre. Je le préfère. Giroux est un excellent homme, mais pas du tout un vieillard pour les jeunes filles. Il est léger, très léger… Il lui échappe souvent des plaisanteries antireligieuses…
MARIE. — Quel malheur ! Si on pouvait le convertir ?
LABOSSE. — C'est très difficile ! À son âge, c'est tellement une habitude, un pli pris ! Bonsoir, mon cher petit, va te coucher, ma petite reine.
MARIE. — Bonsoir, parrain. (Elle l'embrasse.)
LABOSSE. — À demain matin, ma mignonne. (Il l'embrasse.)
MARIE. — Et puis chassez vos vilaines idées. Je vous ai trouvé tout triste, ce soir, tout soucieux !
LABOSSE. — Moi ? Mais non. Sauve-toi vite que j'expédie ce gredin de Giroux. (Elle sort en lui envoyant un baiser. Labosse, une fois seul.) Ce que c'est tout de même... l'œil de ces enfants... on ne peut rien leur cacher !...
VICTOR. — C'est monsieur Giroux...
LABOSSE. — Eh bien, qu'il entre !... Faut-il que je lui envoie une estafette pour qu'il entre, à présent ?...
GIROUX, entrant. — Non, mon cher... Seulement tu me fais poser dans ton antichambre. C'est pire que chez le président du Conseil, maintenant, pour te voir.
LABOSSE. — Assieds-toi.
GIROUX. — Voilà. Décidément tu n'es guère aimable !
LABOSSE. — C'est toi qui n'es guère aimable ! Tu ne m'as presque pas donné signe de vie depuis deux mois... Je te croyais parti. Ton père et ton grand-père ont été trouvés morts tout seuls, le matin, dans leur lit. Je me disais... il a évidemment suivi leur exemple et on l'aura constaté froid le matin dans son alcôve...
GIROUX. — Tu as l'accueil espiègle.
LABOSSE. — ...Et puis, pas du tout ! tu ressuscites sans prévenir, et tu réapparais le rire aux lèvres ! Qu'est-ce que tu me veux ?
GIROUX. — J'étais inquiet de toi. Je voulais savoir ce qu'il y a de fondé dans toute cette histoire.
LABOSSE. — Quelle histoire ?
GIROUX. — Ce qu'on raconte dans les journaux du soir, sans parler de ce que j'ai entendu dire au dehors.
LABOSSE. — C'est la vérité.
GIROUX. — Comment ! Tu as donné ta démission de sénateur ?
LABOSSE.— Oui, petit enfant.
GIROUX. — Oh ! Ainsi, l'article que j'ai parcouru tout à l'heure dans le Temps... j'ai encore le numéro dans ma poche... Tu l'as lu ?
LABOSSE. — Rien lu du tout.
GIROUX. — Écoute ça. (Il a sorti de sa poche el déplié le journal. Il lit.) « Dernière heure. UN GROS SCANDALE AU SÉNAT. La séance de tantôt a été troublée et même interrompue par un très grave incident. Comme M. Charpin-Létrier, le bouillant sénateur des Trois-Sèvres, descendait de la tribune et recevait les plus chaudes félicitations de ses collègues de l'extrême gauche sur son éloquent et patriotique discours relatif à la désaffectation de Notre-Dame et à sa transformation en un vaste palais des Libres-Cultes, il fut, paraît-il, heurté assez vivement par M. Labosse, le sénateur du Loiret, qui se trouvait sur son passage, et qui ne lui avait d'ailleurs pas ménagé, tandis qu'il parlait, ses interruptions indignées. Une altercation des plus vives se produisit, au cours de laquelle M. Charpin-Létrier se livra sur le compte de son collègue à des accusations infamantes. Nous nous garderons bien de les reproduire, par respect pour M. Labosse et pour nos lecteurs. Mais néanmoins, comme les journaux du matin n'observeront certainement pas demain notre délicate réserve, disons dès à présent que l'honorable sénateur des Trois-Sèvres a violemment apostrophé M. Labosse sur des faits touchant à sa vie privée, et à ses moeurs, allant même jusqu'à l'appeler « Vieux Marcheur », sobriquet sous lequel, paraît-il, M. Labosse serait plus connu dans un certain monde. N'insistons pas. Enfin, le mot de « détournement de mineure » a été prononcé. À ce déluge d'invectives, M. Labosse, d'abord quelque peu ému, n'a bientôt opposé qu'une parfaite belle humeur, se contentant de hausser les épaules et d'approuver avec ironie. Cette scène pénible, et si peu en rapport avec la dignité qui préside toujours aux moindres incidents de nos grandes assemblées, n'a pas laissé que de causer une certaine émotion dans les couloirs ordinairement si paisibles du vieux palais. On affirmait que M. Labosse était sur le point de donner sa démission de sénateur du Loiret, et que l'affaire aurait même d'autres suites. »
LABOSSE, gai. — Ah ! ah !
GIROUX, achevant. — « À demain de nouveaux détails. »
LABOSSE. — Tout ça est la vérité nue, à poil, excepté la fin. J'ai bien donné ma démission, en effet. Mais c'est tout, et il n'y aura pas d'autres suites. On ne se bat pas avec un Charpin-Létrier.
GIROUX, consterné. — Mais tu es fou ! Tu es à enfermer !
LABOSSE. — Ne t'affecte pas.
GIROUX. — Ainsi, c'est vrai ? Tout ce dont t'a accusé Charpin… et qui m'était déjà revenu d'un autre côté ?… la petite fille de la Salpétrière ?
LABOSSE. — Elle est là, dans la pièce à côté, elle repose.
GIROUX. — Et vous vivez ensemble ?
LABOSSE. — Aussi ensemble qu'on peut vivre.
GIROUX, qui a peine à se contenir. — Monstrueux ! Quel âge a-t-elle ?
LABOSSE. — Pas tout à fait dix-sept ans. C'est le bel âge.
GIROUX. — Et dans la maison, partout… quel effet ça produit-il ? On ne te montre pas au doigt ?
LABOSSE. — Je n'ai pas remarqué.
GIROUX. — Si j'étais ton propriétaire, je te donnerais congé.
LABOSSE. — Je te reconnais bien là, homme obscène et austère !
GIROUX. — Oh ! tiens, finis, tu es par trop écoeurant, et je me fâcherais avec toi ! (En disant cela, il prend machinalement le catéchisme qui est resté sur la table.)
LABOSSE. — À ton aise.
GIROUX, dont les yeux tombent sur le livre. — Catéchisme du diocèse de Paris ! Qu'est-ce que c'est que ça ?
LABOSSE. — Tu le vois.
GIROUX. — C'est à toi, ça ?
LABOSSE. — Mais non. C'est à la petite, à Marie.
GIROUX. — Je demande à comprendre.
LABOSSE. — Fais un effort. Eh bien oui, c'est à elle, c'est son catéchisme.
GIROUX. — Elle apprend le catéchisme ? Pourquoi diable faire ?
LABOSSE. — Sa première communion. Pourquoi veux-tu que ce soit !
GIROUX. — À dix-sept ans !
LABOSSE.— Faut bien, puisqu'elle ne l'a pas faite.
GIROUX. — Et tu la lui fais faire, toi ? Tu oses ?...
LABOSSE. — Sans doute.
GIROUX, suffoquant. — Oh ! oh !
LABOSSE. — Qu'as-tu ? Veux-tu de l'eau de Mélisse ?
GIROUX. — Oh ! oh !
LABOSSE. — Parle, sacrée mazette, ou bien étouffe. Mais choisis.
GiROUX. — Oh ! Tu fais faire... non... tu as le front, le toupet... l'impiété !... de faire faire sa première communion à ta maîtresse ?
LABOSSE, qui part à rire. — Ah ! ah ! que c'est drôle !... Qu'il est bête ! Qu'il est bouché ! Que tu es bête, Edmond ! Petit Edmond de mon coeur, que tu es pot ! (S'arrêtant soudain, grave et triste.) Ah ça, tu me crois donc un homme immoral, vieil ami ? Mais jamais il n'y a rien eu entre cette enfant et moi.
GiROUX. — Comment ?
LABOSSE. — Au grand jamais. Rien n'a été terni. Le lis, l'hermine, le cristal le plus pur.
GIROUX. — Je perds la tête.
LABOSSE. — Tu la retrouveras, malheureusement pour toi. Suis-moi bien attentivement. Marie a été baptisée il y a huit jours.
GIROUX. — Ah ! elle ne l'était donc pas non plus ?
LABOSSE. — Probable. On ne baptise pas deux fois. Dans une huitaine, elle fera sa communion. Et sais-tu où ?
GIROUX. — Dans une église.
LABOSSE. — Tu devines tout. Mais quelle église ? Aux Tourniquets ! Et c'est notre vieux curé de là-bas qui dira la messe ! Hein ! tout ça te chavire, et tu ne sais plus où tu en es ?
GIROUX. — Oui.
LABOSSE. — Ah dame ! voilà ! Dans le vice ou la vertu, moi, j'ai toujours été destiné à t'épater, toi et tous mes autres concitoyens. Que ça soit dans le bien comme dans le mal, je vois grand. Je ne voudrais pas me vanter, ni pécher par orgueil... Superbus se laudat. Mais je crois tout de même que, dans mon genre de vieillard, je suis une curiosité. Un beau bibelot du temps.
GIROUX. — Je le crois aussi. Alors, rien du tout ? Un père et une fille ?
LABOSSE. — Tu l'as dit. Un père et sa fille. Et tu ne vas pas te moquer de moi, si je t'avoue certaines faiblesses ?
GIROUX. — Non. Je n'ai plus la force.
LABOSSE. — Je l'aime, cette enfant, de tout mon coeur, et j'aimerais mieux crever, qu'on me retire vingt ans de ce qui me reste à vivre, n'importe quoi enfin... plutôt que de lui voir arriver la moindre chose... Aussi, ce que je veille sur elle ! Tu peux te fier à moi ! Tu sais si je la connais dans les coins ? Le monsieur qui voudrait me la détourner de ses devoirs n'est pas encore engendré, je te le garantis. J'ouvre mes beaux yeux. C'est à ça que le vice passé vous est utile : à préserver du péché ceux qu'on aime. Dieu a bien fait ce qu'il a fait. Tout sert.
GIROUX. — Et la fin de tout ça ? À quoi ça va-t-il aboutir ?
LABOSSE. — À ce qu'elle se fera religieuse d'ici... je ne sais pas, moi... le plus tôt qu'elle le pourra.
GIROUX. — Religieuse ?
LABOSSE. — C'est son désir. Je connais trop intimement la crapulerie des hommes pour la détourner de cette bonne pensée. Sans doute, j'aurai beaucoup de chagrin de la voir partir, parce que je m'y suis attaché, et que si je deviens à peu près propre et potable avant de comparoir tout là-haut... c'est fichtre bien à elle que je devrai ce cierge-là ! Mais tant pis... je la perdrai sans vaines récriminations, je la donnerai à Dieu sans bouder, de bonne grâce, de la main à la main.
GIROUX. — Comme tu es bon.
LABOSSE. — Ne ris pas. Au fond, je suis très triste.
GiROUX. — De quoi ?
LABOSSE. — D'un tas de machines. D'abord, je sens ma fin prochaine. J'ai la mort dans le dos.
GIROUX. — Allons donc !
LABOSSE. — Mais si. Que veux-tu ? Cet oiseau ne peut pas toujours durer. Par exemple, ça m'ennuiera de filer avant d'avoir accompli certains travaux que je rêvais.
GIROUX.—Dis-les ?
LABOSSE. — Un peu de tout : des voyages, des arts d'agréments. Que sais-je ? Ainsi, tiens, j'aurais voulu apprendre la boxe, et puis à patiner. Voilà trente ans que j'ai une envie folle de patiner. Je mourrai sans savoir. C'est pas gai.
GIROUX.— Si tu n'as que ça pour te tracasser !
LABOSSE. — J'aurais voulu aussi relire tous mes classiques, faire une histoire de l'Amour dans l'Histoire.
GIROUX. — Que d'histoires !
LABOSSE. — Visiter le musée de Naples, connaître le Niagara, voir, au moins une fois, le Saint-Père !... Eh bien, tout ça... j'ai bien peur que ça reste, hélas ! à l'état de projets. Nous décéderons avant.
GIROUX. — Si tu décèdes, tu verras des choses bien intéressantes.
LABOSSE. — Espérons-le.
GIROUX. — Mais avec tout ça, te voilà compromis tout à fait !
LABOSSE. — Crois-tu que je ne l'étais pas un brin avant ?
GIROUX. — Déshonoré publiquement.
LABOSSE. — Je suis un fils public ! Hélas oui !
GIROUX. — Tu n'en souffres donc pas ?
LABOSSE. — Au contraire. Ça m'amuse. Gaudeo.
GIROUX. ­— Je ne vois pas en quoi, vrai de vrai !
LABOSSE. — Mais oui ! Tous me croient roulé aux derniers échelons de l'immoralité. Cette petite que j'ai chez moi les scandalise et leur met la tête en bas. Moi, qui sais que je n'ai rien à me reprocher, je me tords comme une jeune anguille. Ah ! ils sont bien attrapés, crois-tu, Edmond ?
GIROUX. — Mais, jouir d'une affreuse réputation, c'est pourtant pénible, surtout à tes âges ?
LABOSSE. — Bah ! Dieu n'est pas myope, il reconnaît les siens. Et je me ris de l'opinion de mes semblables. Enfin, tu sais, il ne faut pas trop m'en demander, à moi ? Je n'ai jamais pu rien faire comme tout le monde ; le jour où je me  mets à être vertueux, je le suis à ma façon avec une petite pointe, un ragoût. Je me conduis bien en ayant l'air d'être une fripouille. C'est là l'amusant et le faisandé. Dis-moi bonsoir, vieux bâtonnier. Je t'ai assez fréquenté aujourd'hui. (Il sonne, Victor paraît.) Victor, conduis monsieur, jusqu'au palier.
GIROUX. — Au revoir alors ?
LABOSSE.— Au revoir. Dans cette vie ou dans l'autre.
GIROUX, lâché. — Plutôt dans l'autre, tu n'es pas assez gentil pour moi dans celle-ci. (Fausse sortie.)
LABOSSE, le rappelant. —Attends... (Il va vers la porte de la chambre de Marie).
GIROUX. — Que fais-tu ?
LABOSSE. — J'écoute si la petite dort... (Après un instant d'attention.) Oui... Et maintenant.... (Il va vers un meuble, prend une boîte de dominos, l'ouvre, et après avoir répandu le jeu sur la table.) ...Une partie en mille, Edmond, comme dans le bon temps ?
GIROUX, s'asseyant et avec émotion. — Cher ami... Voilà le premier mot gentil, venant du cœur... Ce qui n'empêche que ta façon de vivre...
LABOSSE. — Assez... Pas de morale ! Je te crache le double-six...Excite-toi dessus.


33– LABOSSE NOUS QUITTE

LABOSSE
MARIE
VICTOR.

Chez Labosse. Après dîner. Il est au lit, très pâle, très défait. Marie Avoine, en gentille petite robe de chambre, veille à côté de lui, assise dans un fauteuil ; une lampe à abat-jour est allumée sur un guéridon.

MARIE. — Dormez, parrain, il faut dormir.
LABOSSE. — Non.
MARIE. — Si. Je veux que vous dormiez.
LABOSSE. — J'ai bien le temps pour ça. J'ai l'éternité.
MARIE. — Encore vos idées noires ?
LABOSSE. — Encore et toujours.
MARIE. — C'est ce télégramme de ce matin vous annonçant...
LABOSSE. — La mort de ma fille, oui, 
MARIE. — ...qui vous a mis dans ce grand état de faiblesse, mon pauvre parrain, mais vous guérirez, je vous le garantis.
LABOSSE. — J'irai rejoindre ma fillette, voilà tout simplement comment ça finira. Pauvre petite poule ! Ça l'a bien avancée d'être mariée à ce comte Soperani ! Dire qu'elle est partie avant moi, son vieux chenapan de père ! Quel malheur ! Dix ans que nous ne nous étions toisés ! Et elle meurt dans son Italie, tout là-bas, au tonnerre du diable... Où ? quoi ? comment ? La dépêche dit : « Votre fille décédée fièvre pernicieuse. Grande douleur. Comte Soperani. » Et puis après ? Les détails. Je demande les détails.
MARIE. — Vous aurez bien sûr une lettre, parrain.
LABOSSE. — M'en fiche un peu. Elle n'arrivera pas à son adresse, la lettre. Je serai jeté dans la boîte avant.
MARIE. — Reposez-vous, en attendant que le médecin vienne.
LABOSSE. — Quoi ? Quel médecin ? Tu as envoyé chercher le médecin ?
MARIE. — Mais oui.
LABOSSE. — Je te l'avais formellement défendu.
MARIE. — Sans doute. Mais tant pis. J'ai pris ça sur moi, et c'est le concierge qui est parti faire la commission.
LABOSSE. — Qu'est-ce qu'il va me ramener, Seigneur ? Un vétérinaire !
MARIE. — Le médecin du quartier. Un homme très comme il faut, paraît-il. Le concierge dit qu'il a sauvé le boucher l'année dernière.
LABOSSE.— Eh bien, il fallait que le boucher eût une sacrée santé ! Mon pauvre gros, je ne t'en veux pas, tu l'as fait dans une bonne intention ; mais grâce à ton petit médecin, tu vas avancer ton parrain de plusieurs heures.
MARIE. — Ne parlez plus. Vous vous fatiguez. Vous avez déjà voulu écrire au lit toute la journée, malgré mes recommandations.
LABOSSE. — Oui, ça m'a démoli. Mais je ne le regrette pas. C'est mon testament que j'ai refait. Il est là, dans le tiroir de ma table de nuit. Un chic testament, je ne crains pas de le dire. Pas le testament d'un mufle. Victor est-il là ?
MARIE. — Oui.
LABOSSE. — Veux-tu l'appeler ?
MARIE, gênée. — C'est-à-dire que...
LABOSSE. — Quoi ! Il n'est pas là, je parie ?
MARIE. — Non. Il est sorti pour une minute...
LABOSSE. — À cause ?
MARIE. — Faire une petite course... acheter un verre de lampe.
LABOSSE. — Ah çà ! on se fiche de moi dans ce délicieux rez-de-chaussée ? Comment ! je suis en train d'agoniser, à deux doigts du coma, et c'est le moment que Victor choisit pour aller acheter des verres de lampe ! Je trouve ça un peu gamin, tu sais, comme procédé...
MARIE. — Mais non... Il va revenir à l'instant.
LABOSSE, qui a une lueur. — J'y suis ! Nom d'une gazelle ! j'y suis. Je vais te le dire où il est Victor. Ne mens pas ? Tu me l'as envoyé chercher une soutane.
MARIE. —Votre curé des Tourniquets, oui, qui doit me baptiser demain.
LABOSSE. — Je te pardonne. Je le verrai malgré tout avec plaisir.
MARIE. — Quel bonheur ! Moi qui craignais de vous frapper l'esprit !
LABOSSE. — Quand, je dis avec plaisir, tu comprends, c'est une manière de parler. Ah ! fichtre, c'est précieux de t'avoir, minette, quand on gagne le large. Compliments. Tu ne perds pas la carte et tu penses à tout. 
MARIE. — J'ai l'habitude.
LABOSSE. — C'est vrai. Tu n'en es plus à tes débuts. Te rappelles-tu ce que je t'ai dit quand tu m'as raconté ta vie ?
MARIE. — Non.
LABOSSE. — Tu ne te souviens pas ? Je t'ai dit en plaisantant que tu fichais la guigne à tes parents d'adoption.
MARIE. — Oh !
LABOSSE. — Je ne me trompais pas. La preuve c'est que je vais te glisser dans les mains, comme le père Avoine autrefois, dans son plant d'asperges... et puis comme la dame de la place de la Bastille à qui tu lisais le feuilleton...
MARIE. — Chut ! Calmez-vous.
LABOSSE. — Oui, je serai ton troisième macchabée. Eh bien, tout de même veux-tu savoir la vérité ?
MARIE. — Je veux que vous ne parliez plus. On n'a jamais vu un agonisant aussi bavard. Allons, parrain, silence !
LABOSSE. — Laisse-moi jaser. Ça ne me fatigue pas. Au contraire, ça m'aide à franchir le Rubicon. Je suis un causeur, moi. Je ferai couic au milieu d'une phrase. Eh bien ! voilà ce que j'étais en train de te raconter. C'est que je n'ai pas peur pour un sou. Explique ça. Je suis rincé, c'est clair comme un et un font deux, et cependant si je claque, ça n'est pas des dents.
MARIE. — C'est sans doute parce que vous croyez en Dieu, parrain !
LABOSSE. — D'abord, oui, fillette. Et plus que jamais. Ça n'est bigre pas le moment pour moi d'oublier la religion de mon enfance. J'ai été élevé par des prêtres, et je m'en suis toujours vanté. Eux pas autant, par exemple ! Enfin, jetons un voile sur le passé ! Si je récitais un petit Pater, ça ne t'ennuierait pas ?
MARIE. — Oh ! parrain. Mais non.
LABOSSE. — Eh bien, je me lance, parce que je me sens tout drôle... j'ai la tête d'un lourd !... mais d'un lourd ! (Il récite.) Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom... (Il s'arrête.) Après son nom ? Je ne me rappelle plus.
MARIE.—Soit sanctifié.
LABOSSE. — Soit sanctifié.
MARIE. — Que votre règne...
LABOSSE. — Zut ! Autre chose. Ça m'ennuie. Voilà que je vais mieux. Pour un peu, je demanderais une larme de chambertin et deux truffes sous la serviette.
MARIE. — Ça vous tuerait, mon parrain.
LABOSSE. — Qui sait ? Enfin, attendons, c'est plus sage. D'autant que j'ai besoin de quelques précautions. Je ne suis plus un poupon. Soixante-dix-neuf ans et demi ! En plein dans ma quatre-vingtième ! Un octogénaire plantait.. Ah ! elle est bonne la blague du fabuliste ! Je ne planterai plus rien... Non... pour sûr ! Mais je cause trop, je sens que je t'ahuris ?
MARIE. — Mais non, parrain, je vous écoute très attentivement.
LABOSSE. — Ça me soulage. Ça me débarrasse... Ça me fait comme si je me confessais. Parce que au fond, tu sais, ma mignonne, je n'ai jamais été heureux. Je me suis amusé comme un fou toute ma vie, mais, neuf fois sur dix, ça m'embêtait comme un rat mort. Si je n'avais pas eu un aussi facile caractère, et puis une âme d'enfant, de petit enfant... j'y aurais laissé ma culotte et mes moelles trente ans plus tôt. D'abord les femmes ? J'ai jamais eu de chance avec les femmes ! Et Dieu sait si j'en ai essayé ! Depuis les plus reculées jusqu'à nos jours... Bobette... Pauline de Glanes... Et la Falampin... Ma famille ? Même chanson. Mon premier gendre, Paul Costard, une nature pourtant !... Il a rendu ma fille malheureuse comme le pavé de bois, il a divorcé... 
MARIE. — Qu'est-ce qu'il est devenu ?
LABOSSE. — Directeur de cirque à la Plata. Un autre gaillard encore, tiens mon neveu René, que tu n'as jamais vu, René Faloise, le fils de ma sœur, qui était une sainte.
MARIE. — Il vous a aussi causé du chagrin ?
LABOSSE. — Un brin. Je payais ses dettes, et lui comme remerciement, il me les chipait toutes.
MARIE. — Toutes quoi ?
LABOSSE. — ...Rien... Des collections que j'avais... Des objets d'art. Et aucun respect, pas le moindre égard. Une fois, il m'a appelé vieux satyre. Et puis voilà. Je n'avais plus que ma fille pour laquelle je conservais un petit restant de coeur, malgré qu'elle ait été demeurer rudement loin. À présent qu'elle est en terre, je suis tout seul.
MARIE. — Vous avez des amis, monsieur Giroux-Jodart... Un bon domestique dévoué, Victor.
LABOSSE. — Parlons-en !
MARIE. — Oh !
LABOSSE. — Sauf toi, tout ça c'est du fameux ! Si je n'ai qu'eux pour me regretter, j'en entendrai de belles dans le caveau. Personne ne m'a jamais aimé.
MARIE. — Et moi, parrain, vous m'oubliez ?
LABOSSE. — J'ai tort, je suis un ingrat. Je n'ai eu de bonheur que par toi. Aussi je ne sais pas si tu m'aimes un petit peu, mais moi je t'aime, va, et beaucoup.
MARIE.—Je vous le rends, bon parrain.
LABOSSE. — C'est encore une fameuse consolation pour moi que d'avoir ta gentille frimousse à mon chevet. Jusqu'à la fin je me serai payé des jolies femmes, moi ! Crois-tu tout de même... les jeunes gens ! D'ailleurs, n'était le manque de forces, je me sens vraiment sur un lit de roses... Je me rends compte que tout s'en va ; mais je ne peux pas dire que je souffre. Allons ! ça n'est pas la mer à boire que de quitter cette vallée... Pourtant, quand j'y pense...
MARIE. — Ne pensez donc pas. Vous pensez trop.
LABOSSE. — Je suis un penseur... je me dis qu'il doit y avoir autre chose après... Tu te rappelles, ces jours-ci, notre catéchisme ? Que devient notre âme après la mort ?
MARIE. — Oui.
LABOSSE. — Je n'aime pas beaucoup cet imprévu-là. L'éternité m'embête. Oh ! voilà que le trac me prend ! Mon petit chou, ne me quitte pas. Tiens-moi les mains. Tu as la peau fraîche comme de l'herbe. (Marie pleure.) Et puis ne pleure pas, mignonne. Pourquoi pleurestu ?
MARIE. — Jamais je ne retrouverai un parrain comme vous.
LABOSSE. — Ça, je le crois. Mais tu n'as pas besoin, puisque tu vas te consacrer à Dieu. Tu n'y as pas renoncé j'espère ?
MARIE. — Oh ! non.
LABOSSE. — À la bonne heure. Bigre de bigre ! ne rate pas ça. Fais-toi religieuse, ma chérie, il n'y a que ce moyen pour toi d'avoir la paix sur terre. Je connais la vie laïque et ses coins ; elle est sale et laide, va. Prends le voile, ma fille. Au couvent ! Au couvent !
MARIE. — Je vous le jure, parrain.
LABOSSE. — Bravo. Je suis content. Seulement, plus de chagrin ! Tenez... tenez, voilà que je sens ses pauvres petites larmes chaudes qui me tombent sur la figure... Si ça n'est pas déraisonnable... je vous demande un peu ! Tu le pleureras donc tout de même, ce vieux ? Il t'a donc fait un peu de bien, donné un peu de casuel ? All right ! J'aurai été au moins propre à quelque chose. Ah ! si je pouvais recommencer !... On voit tout sous un autre angle à la minute où j'en suis. Question d'optique.
MARIE. — Là, je m'essuie les yeux. Mais, maintenant, je veux que vous ne disiez plus un mot.
LABOSSE, impassible. — Je jase, donc je suis. Mon pauvre petit, je ne serai plus debout demain, pour ton baptême. Va falloir te précautionner d'un parrain de rechange.
MARIE. — Dormez.
LABOSSE. — Et en attendant ils n'arrivent pas ventre à terre.
MARIE. — Qui donc ?
LABOSSE. — Ton médecin de quartier, et puis le bon curé. Ça ne me surprend pas. C'est loin l'hôtel de Saumur et du Saint-Siège où est descendu l'abbé... c'est derrière Saint-Nicolas-du-Chardonnet... et dame tu sais... de Saint-Nicolas à ma rue, il y a un jet de salive... Messieurs, nous allons procéder au vote par mains levées...
MARIE, à part. — Voilà qu'il a le délire !
LABOSSE. — Tiens, c'est toi, Giroux, comment vas-tu, ma vieille ? (Se reprenant soudain.) Qu'est-ce que je dis ? Je bafouille, je commence à faire l'enfant ?
MARIE. — Mais non.
LABOSSE. — Ça m'en a un peu l'air. Pendant qu'il me reste une lueur, mon petit chou, profitons-en et écoute le monsieur. Je vais te faire mes dernières recommandations. Tu y es ?
MARIE. — Oui, mon parrain, je vous aime, je vous aime bien. 
LABOSSE. — Bon petit chat ! Primo, occupons-nous de cette guenille. Une fois que ça y sera, je veux que ce soit toi qui me fermes les yeux... oui... tes petits doigts qui me tirent les rideaux. Tu promets ?
MARIE. — Je vous le promets. Ce sera dans des années.
LABOSSE. — Avant demain matin. Après, on me passera une de mes chemises de soie rose. Le reste, c'est l'affaire de Victor. Ça sera ma dernière friction... mon dernier gant de crin. Frotte plus fort. Victor, comme sur un âne !
MARIE. — À propos de quoi songez-vous à tout ça ?
LABOSSE. — Parce que c'est pressé. La question des obsèques à présent. Pour mon faire-part, je désire qu'on mette, bien entendu : ancien sénateur, chevalier de la Légion d'honneur. Et puis : muni des sacrements de l'Église...
MARIE. — Et l'abbé qui n'arrive pas !
LABOSSE. — Ne te fais pas de bile... Même si je meurs sans être muni, je veux qu'on mette sur le billet que je l'ai été. Les convenances. C'est plus correct.
MARIE. — Vous pouvez y compter, parrain.
LABOSSE. — Tu es une bonne petite fille. C'est un plaisir que de filer la bonne mort sous ta direction. Quoi encore ? La presse ? J'aurais pas détesté avoir quelques entrefilets bien faits, sans gaffe ! Peu de chose, mais de la besogne propre. Malheureusement... je suis pris de court. Bah ! ça sera peut-être mieux que je ne pense.
MARIE. — Mais oui, vous n'avez que des amis.
LABOSSE. — Si tu crois que ça me rassure ! Enfin pourvu que j'aie un bon Gil Blas !
MARIE. — Vous l'aurez.
LABOSSE. — Je ne veux pas de soldats. Inutile de mobiliser un peloton de guerriers pour ma chétive personne...  Mon petit... mon petit, ça va mal... J'ai soif... une sacrée soif...
MARIE. — Oh ! mon Dieu ! (Elle lui verse à boire un peu d'eau.)
LABOSSE.—On m'enterrera aux Tourniquets, en plein air. Les morts, à Paris, ne respirent pas... tandis qu'à la campagne... Dans le coin, au fond, près du mur qui longe la vigne au père Giraud... Le curé sait la place. Et maintenant... et maintenant... (Il se dresse sur son séant.) Cocher, au Sénat ! (Il retombe inanimé.)
MARIE, se penchant sur lui. — Parrain, parrain... À ce moment la porte s'ouvre et Victor paraît, accompagné de l'abbé.
L'ABBÉ.— Nous arrivons trop tard !
MARIE. — Oui.
VICTOR. — Mon pauvre maître ! Il ne marchera plus.
L'ABBÉ. — J'aurai au moins la consolation de réciter les dernières prières. (À ce moment résonne un coup de timbre.)
VICTOR. — Attendez. On a sonné. (Il sort Un grand silence. Puis il revient avec un gros paquet à la main.)
MARIE. — Qu'est-ce que c'était ? Le médecin ?
VICTOR, posant le paquet sur la table. — Non. Les dragées.
L'ABBÉ. — In nomine patris et filii... etc.


34– LE TESTAMENT DU VIEUX MARCHEUR

Aujourd'hui, vendredi, treize mars, de la joyeuse 1895, je vais claquer sans musique, à l'anglaise. Et ceci est mon testament, mon beau petit testa, que je rédige au dodo, sain, sinon de corps du moins d'esprit, car jamais, depuis que ma mère « en riant m'a conçu », comme ce bon grand nez de François Ier, je ne me suis senti la cervelle plus vert-pomme et plus sautillante qu'à cette heure. Alas ! poor Labosse ! On a coutume d'affirmer étourdiment sur le bord des fosses que les plus à plaindre ne sont pas ceux qui se cavalent, mais ceux qui restent. C'est une infecte blague, et si j'avais le choix, je resterais, je vous en fiche mon billet de confession, je m'éterniserais sur ce promenoir, et on ne verrait que moi.
Mais, pas d'inutiles trémolos, et procédons par ordre.
D'abord, les affaires, qui sont les affaires. Ma pauvre fille, la comtesse Soperani, étant morte sans le moindre moucheron, j'institue Marie Avoine ma légataire universelle, à charge pour elle  de faire en mon nom certains legs bénins, dont je lui donnerai tout à l'heure l'ordre et la marche, si toutefois l'espiègle syncope ne m'en retire pas brusquement la possibilité. Au cas où la crampe des écrivains, le vertige stomacal, ou simplement le coma bien connu des agonisants me feraient choir des doigts la plume, eh bien, ceux que je n'oublie pas seraient pourtant oubliés, et je leur en demande pardon à l'avance. Dieu lui-même, à qui je ne le reproche pas ! est quelquefois bousculé et nous donne du bonheur trop tard, quand nous ne pouvons plus en tirer pour un centime de profit.
Je tâcherai cependant de ne me laisser glisser qu'après avoir mis en état tout mon petit bibelot.
Je laisse donc à Marie Avoine : 1° ma terre des Tourniquets, estimée trois cent mille balles. C'est pas la première venue des chaumières. On prétend que, sous la Renaissance, elle a vu des choses plutôt Valoises et que le vainqueur de Diane de Poitiers y a passé, flanqué de cette dame à croissants, plusieurs nuits démesurées. Je dois dire que ça n'est pas prouvé. Quoi qu'il en soit, je préférerais que ce frais séjour où j'ai moi-même, et trop souvent, butiné, eût, après mon décès, une destination plus sévère et plus conforme à l'existence probablement moins gamine que je mènerai dans le second monde. Une maison de retraite pour les vieillards, avec ascenseurs, buvette, tous les adoucissements du confort moderne, et toutes les libertés, toutes les permissions possibles de jour et de nuit, ne me paraîtrait pas trop bête, et ma chère ombre en serait réjouie. Un couvent ne me dégoûterait pas non plus, et je ne cracherais pas davantage sur un hospice desservi par des médecins de Paris qu'on ferait aller et venir à tour de rôle. Je laisse à Marie et au bon abbé Gravelines, le curé des Tourniquets, le soin de régler ensemble cette question. Je tiens avant tout à ce que mon bazar soit affecté à une œuvre de soulagement et de charité pratique un peu propre. Quant à la forme et au détail, je n'ai pas le temps de m'en occuper. Je vais éclater d'ici demain ; j'ai de sacrés autres chats à fouetter.
Je laisse également à Marie Avoine trois cent mille francs en portefeuille représentés moitié par des Vidanges consolidées et des actions de Monaco. On pourra m'objecter que ce n'était point là des placements tout à fait dits « de père de famille ». Je répondrai que, dans ma longue carrière, je me suis toujours félicité de m'être tenu à des valeurs inavouables, d'un rapport épatant et certain. Sur ces trois cent mille balles, Marie Avoine en gardera cent cinquante mille, qui lui serviront de dot pour convoler en religion. Toutes les épouses du Seigneur n'ont pas ça dans leur corbeille, et le bercail où il lui plaira de s'engouffrer sera encore trop enchanté d'accepter une brebis aussi douillarde. Quant aux cent cinquante mille autres, je désire qu'ils soient répartis de la façon suivante :
1° Quarante mille francs à l'abbé Gravelines, à titre de don personnel, en remerciement d'abord de la fausse bonne opinion qu'il a toujours bien voulu avoir de ma crapule de personne, et puis, en retour des sages conseils, des exhortations brave-homme qu'il m'a prodiguées, sans phrases latines, sans faire le confesseur, mais en camarade, en ami. C'est mieux qu'un curé à part, l'abbé Gravelines, c'est une moitié de saint et je ne lui envoie pas dire. Il ne m'a amélioré que d'un cheveu ; mais si peu que ce soit, c'était pas aisé ! J'aurais bien aimé voir  encore sa vieille figure crevassée une minute seulement, avant de laisser mes bottes, et je sens que, s'il était là, je lui demanderais gratis le coup de l'absolution. Mais j'ai idée qu'il fera son carabinier et qu'il arrivera tout bouillant quand je serai cuit. J'espère qu'on ne m'en voudra pas là-haut pour ce fâcheux contretemps, et qu'il me sera tenu compte de l'intention.
2° Vingt mille francs à l'école des sœurs des Tourniquets, parce que leur dévouement à l'éducation des petites biquettes du pays ne saurait être trop encouragé, et puis surtout pour faire crever de bile tout le Conseil municipal, mademoiselle Falampin, et la bande du gouvernement.
3° Dix mille francs à partager entre les familles pauvres du canton.
4° Dix mille francs à la fabrique, pour l'entretien de l'église des Tourniquets, à condition expresse qu'on enlève et qu'on brûle à la Saint-Jean l'ignoble chemin de croix en chromo genre place Saint- Sulpice qui déshonore les murs et qu'on le remplace par un autre que choisira mon vieil ami Giroux-Jodart, homme d'une moralité douteuse, mais d'un goût sûr. On ne s'imagine pas le mal que m'a fait ce chemin de croix ! C'est à cause de lui que j'allais si rarement aux offices. Il a retardé ma conversion de dix ans, au moins ! Par la même occase, on payera un uniforme neuf de suisse à ce pauvre Blairaut, qui fait honte au bon Dieu et aux anges avec le vieil habit d'académicien qu'il a sur l'échine depuis mil huit cent soixante-dix-neuf.
5° Je laisse dix mille francs au Conseil municipal des Tourniquets, à charge de les consacrer à l'établissement d'une pharmacie et de pourvoir la commune d'une sage-femme. Je laisse également, en plus, au Conseil, un capital de soixante mille francs dont la rente sera partagée, annuellement, entre le pharmacien et la sage-femme dans les proportions suivantes : les deux tiers à la sage-femme, le dernier tiers au pharmacien. Celui-ci devra s'abstenir de toute politique, et le jour où il prétendrait, en vue d'une lointaine présidence de la République, à briguer les suffrages de ses concitoyens, il perdrait illico tout droit non seulement à la galette, mais à sa place même de pharmacien. Ce legs répond, dans ma pensée, au désir que j'ai toujours eu d'accroître le bien-être des gens de la campagne quand ils sont malades, et en second lieu à l'écoeurement que j'ai ressenti à voir comme les femmes de la terre ont une manière bête d'accoucher, n'importe comment, à la diable. Or, comme il se fait beaucoup d'enfants dans mon bien-aimé village, et qu'on y naît sans relâche, à la débandade, j'ai idée que ma sage-femme sera la bienvenue, et que les choux ne lui manqueront pas à ramer.
Voilà le plus gros dans le lac. Dépêchons-nous d'expédier le reste, parce que je me sens une coquine de petite tape sur la nuque, et j'ai déjà un pied qui ne remue plus.
Je laisse à mon vieux copain Giroux-Jodart, ancien bâtonnier, tous les meubles, tapisseries, tableaux, objets d'art, etc., qui ornent le château des Tourniquets et cette bonbonnière de la rue du Vingt-Neuf-Juillet où je suis en train de jeter la sonde une bonne fois. Je lui repasse aussi mes collections badines, mes estampes légères, mes sujets gracieux, mes Clodion, mes Rops, mes photo transparentes, mes bronzes folâtres, ma collection de bidets en vieux rouen, ma série, unique au monde, de jouets obscènes à travers les âges, et enfin mon  admirable bibliothèque sexuelle de six mille volumes, la plupart illustrés. Je crois que c'est là ce qui pouvait lui faire le plus de plaisir, et qu'il en aura la chair de coq. Il a de quoi désormais s'occuper sous la lampe les soirs d'hiver, en se rappelant les douces folies carrées de notre jeunesse. Canaille de Giroux, souviens-toi ! Remember ! Là-dessus, ta main. Pleure pas, un dernier baiser sur ton beau crâne, et volons de trapèze en trapèze !
À Victor, au serviteur dévoué que j'aimais malgré ses bas instincts, parce que je retrouvais sans cesse en lui, comme un précieux et vivant reproche, l'image grossie de mon abjection et de mes vices, je laisse mes vêtements presque tous encore intacts, ma garde-robe qui meurt mais ne se rend pas, plus ma lingerie, mon tandem, ma chienne Sapho, ma cave des Tourniquets, comprenant environ sept à huit cents bouteilles de nectar, plus une somme de trois mille francs représentée par des sales bons de Panama, qui ne m'ont jamais rien fait gagner à aucun tirage. Espérons que mon mameluk aura plus de chance que moi.
Je ne laisse rien à mon neveu René Faloise, le fils de ma sœur, qui était une sainte. Après sa répugnante conduite à mon endroit, il est parti chercher fortune dans de vagues Amériques et j'ai perdu la trace de ses pas. Je doute qu'il devienne chez les Yankees roi de quoi que ce soit, du pétrole, des cochons salés, ou des locomotives. Bref, ça le regarde, et je m'en lave tout ce qu'on veut. Je le déshérite et je lui pardonne.
Enfin, je lègue une sympathique poignée de main à mes deux beaux-fils, à mon gendre en premier, Paul Costard, qui ne valait pas un clou, mais avec qui j'en ai passé tout de même quelques-unes de savoureuses, au temps de Bobette et du nouveau jeu. Que c'est loin ! Et je presse aussi les doigts florentins de mon gendre en second, le comte Soperani, que j'ai à peine vu et connu et qui, paraît-il, n'a pas rossé ma fille, et l'a même rendue à peu près heureuse. Merci, comte. C'est bien, ce que vous avez fait là !
Et à présent que je suis sorti de toutes mes petites corvées testamentaires, je voudrais dire un dernier mot de moi, de mon ignoble personne, après quoi j'adresserai un souvenir attendri aux deux ou trois êtres (pas davantage) que j'ai vraiment aimés, et puis ça sera le bi du bout, je m'enfoncerai poliment dans l'éternelle nuit.
Je commence par moi. Une chose me chiffonne et me peine : c'est qu'après mon gros soupir, une fois que je serai dans mon petit trou pas cher, beaucoup de gens qui m'ont peu connu ou méconnu vont me juger mal et porter sur moi des appréciations sévères. J'appréhende qu'on va s'efforcer de ternir ma pure mémoire. Eh bien, je voudrais protester, pendant que j'ai encore un filet de voix. Si je n'étais pas talonné par Caron, j'essaierais de m'analyser, de me disséquer et de me montrer à nu, tel que je suis depuis plus de quatre-vingts ans, et on serait stupéfait de mon innocence de bébé. Je vais tout de même tenter de me justifier à bâtons rompus, le plus brièvement possible.
Oui, j'ai pu donner à des esprits superficiels, la façade, l'aspect extérieur d'un être dégoûtant, ou sans aller si loin, d'un monsieur frivole et facile aux dames, mais du moins je veux qu'on m'accorde que j'ai toujours été gai, jovial, un beau tempérament d'impulsif. J'ai fait la fête, comme Henri IV et les vieux rois lurons d'autrefois faisaient la guerre, joyeusement. J'ai été bien français, bien Meilhac, français gaulois de Paris et du boulevard. Jamais pour une miette d'hypocrisie ! Je criais le premier sur les toits que j'étais un saligaud, mais je prétends, si ça peut me servir d'excuse, que j'ai été un saligaud national. Où sont-ils ceux de ma nacelle qui peuvent en dire autant ?
D'ailleurs, tout n'était pas complètement gangrené dans ce cloaque ; je me plais à rappeler que j'ai toujours gardé, même en plein fumier, la foi de mon enfance. J'ai respecté le prêtre et la religion. Si je les outrageais d'une façon courante dans mes mœurs, je les défendais opiniâtrement au Sénat dans mes discours et par mes votes ; j'ai été charitable, j'ai combattu l'école sans crucifix, l'hospice sans cornettes. En somme, j'ai eu surtout la première manière de saint Augustin. On me raconte que ce n'était justement pas la meilleure. C'est pas de veine. Mais en suis-je au fond responsable ? Je me le demande. Est-ce ma faute à moi si Dieu m'a donné une petite âme de Folies-Bergère ? Cynique et naïf, un peu pourri, évidemment, mais gobeur et facile à rouler, bon comme un chien et chaud comme un cerf, tel je me vois depuis ma treizième année, âge où je perdis mes chers parents, qui n'étaient pas mariés. Car je suis un poussin de l'amour. Je devais donc m'en ressentir ; c'était dans mes veines, j'avais le cancer de la noce. Et tout semble avoir contribué à faire de moi, au fur et à mesure, le type accompli de dépravation et de belle humeur que je ne rougis point trop d'avoir réalisé. Le lait que j'ai sucé, poupon terrible, y a été pour quelque chose, à croire que ma nourrice, la Bourguignonne aux joues Watteau qui m'a donné le pis, avait en elle un philtre.
Et plus tard, partout où j'ai levé la jambe et tiré des bordées, sans jamais soupçonner une minute ce que c'était que la souffrance et la misère, partout je me suis senti dans une espèce d'atmosphère vénérienne où je respirais à l'aise comme le vif poisson dans l'eau. Cela explique qu'avec les gestes décisifs du faune, j'en aie toujours eu aussi la radieuse ingénuité. La sale fin de ce siècle n'a pas nui non plus à ma décomposition, et mon époque est peut-être plus coupable que Labosse. J'en appelle à Taine et à sa doctrine trapue. La race, le milieu, le moment ! Avec tout cela contre moi, chétif, est-ce que je pouvais, voyons, faire autre chose qu'un vieux marcheur ? C'est encore bien gentil qu'au cours d'une existence aussi déboutonnée, je sois resté, au point de vue de la grande morale internationale, un honnête homme. Car il n'y a pas une vilenie dans mon plateau de balance. Des prodigalités charnelles, ah dame, ça oui ! j'ai toujours été porté sur la bayadère, et je m'en repens aujourd'hui très humblement. Je m'engueule moi-même, je tisonne à plaisir mes ordures... mais il ne faudrait pas s'imaginer pour cela qu'au moment de passer le Styx je tire orgueil de mes péchés. Au contraire, j'en demande pardon à Dieu, le front dans la poussière. Seulement je le fais dans des termes inusités, je m'en rends bien compte, et ici encore ma grande liberté de langage va me causer du tort auprès des braves gens.Qu'ils ne s'alarment point. Je suis né voyou. Jusqu'à mon hoquet final, je resterai gavroche. Si je lâche des insanités, le Grand Juge voit bien que c'est pour le bon motif. Et puis, qu'est-ce que ça lui fait, à lui qui lit couramment dans les âmes, que je ne crève pas en style noble ? Il ne s'en tient pas à la lettre, c'est l'esprit seul des sentiments qui le touche, et il sait qu'en cette minute mon cœur est tranquille et pur. Je le remets donc dans ses mains, ce sale et vieux cœur qui n'a guère jamais battu que pour des choses si laides, mais si douces ! Et malgré tout, je n'ai pas trop peur, je proclame bien haut que j'ai la contrition, et comme je commence à deviner que Dieu est vraiment la bonté même, j'ai la presque certitude que, pour me le prouver, il est capable de me donner le Paradis. Oui, la meilleure des chances que j'aie d'y entrer, c'est que je ne le mérite pas. Nous allons voir.
Encore deux mots. Je ne plaisante plus.
Les seuls êtres que j'aie aimés pour de bon, tendrement aimés, c'est d'abord ma pauvre femme et ma fille, mortes toutes deux, et qui m'attendent bien sûr au coin avec anxiété, inquiètes de savoir où je vais aller. Je compte encore égoïstement sur elles pour tout à l'heure. Je puis en avoir besoin. En tout cas, si je dois en être à jamais séparé, je supplie Dieu qu'il me fasse la grâce de les embrasser au passage.
Et maintenant je ne veux plus penser qu'à Marie, joie de mes derniers regards, lis de mon tombeau, mon trésor, mon enfant, mon rachat.  



TABLE

* * LE NOUVEAU JEU * *

01- A l'Hippodrome
02- Le fils à sa mère
03- Comme on se retrouve
04- La jeune fille en question
05- Liquidation de Bobette
06- Paul Costard fait sa cour
07- Adieux à la vie de garçon
*
08- Le mari
09- La femme
10- Dans le bain
11- Où Bobette reparaît
12- Ouvrez, au nom de la loi
13- La revanche
14- Au palais de Justice
*
15- Madame la baronne
16- Le vieux marcheur
17- Fragment du journal de la comtesse Soperani
18- Le résultat du nouveau jeu

* * LE VIEUX MARCHEUR * *

19- Où notre Labosse reparaît
20- La garçonnière du vieux marcheur
21- Le neveu décourageant
22- Pauline de Glanes
23- Labosse perd deux illusions
*
24- Retour aux champs
25- Léontine Falampin
26- Cet excellent Giroux-Jodart
27- Victor, fidèle serviteur
28- La vilaine lettre
*
29- Labosse se relance
30- Marie Avoine
31- Douces heures
32- Qu'on en pense ce qu'on voudra
33- Labosse nous quitte
34- Le testament du vieux marcheur


Costard et Alice Costard et Bobette
Labosse et Pauline Labosse et Léontine
Labosse et Marie
d'après des aquarelles de Manuel Orazi (Alice et Bobette) et de Edouard Bernard (Pauline, Léontine et Marie)

RÉSUMÉ DU ROMAN

Le roman, en deux parties, va dérouler la vie de deux "noceurs" habitués des lieux de plaisirs parisiens : Costard et Labosse.
Les destins des deux hommes se sont rapprochés un jour que Paul Costard et sa maîtresse Bobette Langlois  étaient à Paris à une représentation d'acrobates à l'Hippodrome, en compagnie du peintre Mantel et de sa maîtresse Louise Brunoy. Apercevant, dans le public, une jeune fille de dix-huit ans, Paul défie Bobette en lui annonçant qu'il va se marier avec la belle inconnue. En soudoyant le cocher à la sortie de l'Hippodrome, il connaît l'adresse des parents : les Labosse, rue de Rome.
Il ne tarde pas à se rendre chez eux pour faire sa demande en mariage. Là il découvre que le père est ce Labosse avec lequel il lui est arrivé de faire la fête avec "des dames". La jeune fille s'appelle Alice Labosse et, comme elle est par principe indifférente à tout et qu'elle sait que son destin est de se marier, elle n'a rien contre ce premier prétendant, qui, de plus, ne déplaît pas à ses parents.
Il reste à Paul à rompre avec Bobette (qui parie que, marié, il ne tardera pas à lui revenir), puis à faire ses adieux à sa vie de garçon avec Mantel et un autre ami, D'Arnage (lequel se dit parfaitemet heureux depuis qu'il a divorcé d'avec sa femme, qui le trompait).
Finalement le mariage se fait, dont Paul va raconter tous les détails à ses amis. Alice, elle, va donner son propre point de vue à une amie paralysée, Mme Buranty, l'épouse de Jacques Buranty.
Quant à Bobette, elle part se changer les idées au Canada.
*
Comme l'avait prévu Bobette, au bout d'une semaine les jeunes mariés ont fait lit à part et Paul a repris sa liberté, sans d'ailleurs qu'Alice s'en soucie. Bien plus, il a fait revenir Bobette d'Amérique et a renoué avec elle, lui achetant même un petit hôtel à Paris. Informée de cela par Bobette elle-même (sous forme d'une lettre anonyme), Alice prend aussitôt un amant : ce sera Jacques, le mari de son amie Mme Buranty. Labosse approuve finalement sa décision : il trouve que tout cela est bien « nouveau jeu ».
Alors Paul Costard n'a plus qu'à manoeuvrer pour rompre son mariage. Avec l'aide d'un détective, il repère l'hôtel où Jacques et Alice se rencontrent et il les fait prendre en flagrant délit par le commissaire de police. Puis Labosse, agissant au nom de sa fille, fait prendre en flagrant délit Costard et Bobette.
Tout ce monde se retrouve alors au Palais de Justice devant le juge, qui prononce le divorce.
*
Jacques quitte Alice, assuré que pour lui l'affaire n'aura pas de suites, et reprend sa vie avec sa femme malade (qui n'a jamais rien su de ses frasques) ; plus tard, quand il sera veuf, il vivra à l'étranger dans les consulats.
Alice retourne vivre chez sa mère. Costard, enfin libéré de ce mariage qui était une "boulette" de sa part, s'achète un petit logement près du Cirque d'Été (il adore les clowns). Bobette rompt avec lui et devient presque aussitôt la maîtresse de Labosse, avec lequel elle va faire sa vie.
*
On retrouve tous les personnages quinze ans plus tard.
Labosse a acheté pour Bobette un magnifique château en Anjou, où elle vit sous le nom de la riche et dévote baronne de Langlois. Elle y revoit par hasard Louise Brunoy, l'ancienne maîtresse de Mantel, qui a épousé un sculpteur (alors que Mantel est maintenant un peintre reconnu qui travaille pour l'archevêché).
Voulant désormais être libre, Bobette a refusé d'épouser Labosse quand celui-ci a été veuf. Toutefois elle ne tardera pas à mourir, en ayant peu profité de cette nouvelle vie.
Alice divorcée s'est remariée à Rome avec un comte millionnaire et est devenue la comtesse Soperani, très introduite au Vatican.
Paul Costard, qui vit avec son valet Victor,  s'est rangé et est devenu très raisonnable (il se contente de visiter régulièrement une couturière de 32 ans). Il s'est fâché avec sa mère, dont pourtant il ne va pas tarder à hériter. Mais, tout compte fait, il n'est que médiocrement satisfait de la vie libre qu'il a menée en voulant avant tout ne pas paraître "vieux jeu". On apprendra plus tard qu'il est devenu directeur de cirque à La Plata en Argentine.
*
Labosse, lui, fréquente toujours les lieux de plaisir parisiens en dépit de ses 70 ans : on l'y appelle "le Vieux Marcheur". Il a gagné beaucoup d'argent en Bourse et a acheté un château dans le Loiret, dans le village des Tourniquets, près de Neuville-aux-Bois. Il est même devenu sénateur du Loiret. À Paris, pour dissimuler ses débauches, il habite un petit rez-de-chaussée sous le nom de M. Gervais. Sa nouvelle maîtresse est un ancien modèle qui a pris le nom de Pauline de Glanes et qui a vite découvert que M. Gervais était le sénateur Labosse.
*
Labosse a dû venir à Paris pour payer les dettes de son neveu René Faloise, qui n'a d'autres plaisirs que le jeu et le pari mutuel. Pour l'en détourner, Labosse veut lui « donner le goût de la femme ». Pour cela il lui fait rencontrer Pauline. Celle-ci refuse de se faire passer pour la femme divorcée d'un sénateur et apprend à Paul qui elle était vraiment avant de renconter Labosse : cette franchise plaît beaucoup au jeune homme, mais il n'est pas convaincu. Alors Pauline va tout faire pour séduire le garçon ; mais celui-ci se dérobe toujours et refuse de devenir son amant. Cela vexe beaucoup Labosse : vexé d'abord que Pauline ait voulu le tromper avec un plus jeune, mais vexé aussi par le refus de Paul qui, semble-t-il, à été choqué qu'on lui offre de profiter des restes de son oncle. Alors Labosse décide de retourner aux Tourniquets.
*
Là il se lie d'amitié avec le curé du village, l'abbé Gravelines avec lequel il a des discussions sur des sujets graves comme le péché et le repentir : quel sort serait réservé dans l'au-delà à celui dont le corps d'un paillard renfermait une âme chaste ? Le salut pourrait être pour lui dans la charité et Labosse songe a fonder un œuvre destinés à accueillir les Souteneurs repentis. Mais l'innocent curé a besoin qu'on lui explique ce qu'est un souteneur (et l'on apprend à cette occasion que Victor a été souteneur avant de devenir valet de chambre).
*
Au village des Tourniquet l'institutice laïque est une certaine Léontine Falempin, dont Victor, à l'insu de son maître, est devenu l'amant. Curieusement elle accepte de se donner à lui (et de lui donner de temps en temps quelque argent) à condition qu'il lui récite régulièrement des chapitres de l'histoire de France. Labotte est évidemment attiré par cette femme, qui est d'ailleurs toute prête à lui céder, à condition qu'il lui fasse obtenir les palmes académiques et qu'il assiste avec elle et ses jeunes élèves à l'accueil du ministre Paul Furet qui doit venir dans la région pour inaugurer le lycée Jeanne-d'Arc à Orléans.  Mais Labosse a accueilli dans son château un très vieil ami, libertin comme lui, Edmond Giroux-Jodart, un ancien bâtonnier. Or ce Giroux s'intéresse lui aussi de très près à Léontine, ce qui déplaît fort à Labosse qui, pour le dissuader, lui fait croire qu'elle est la maîtresse du ministre. Finalement, Léontine va se donner une fois à Giroux, quelques jours seulement après d'être donnée à Labosse. Celui-ci est assez fier d'avoir été le premier, lorsqu'il apprend que Victor était depuis longtemps l'amant de l'institutrice. Il est furieux et veut punir la jeune femme. Giroux réussit à persuader son ami de prendre tout cela du bon côté. Toutefois, désabusé, Labosse décide de rentrer à Paris avec Giroux (où ils calmeront leurs ardeurs en faisant des promenades en tandem).
*
Lors d'une visite à l'hôpital de la Salpétrière, on a présenté à Labosse une jeune fille de seize ans, Marie Avoine. Abandonnée par ses parents à sa naissance, elle a été élevée par un maraîcher veuf et s'est retrouvée ensuite comme lectrice d'une vieille dame, avant de faire des crises d'hystérie et de se retrouver à l'hôpital. Labosse décide de la prendre chez lui, dans sa garçonnière parisienne, non sans quelque arrière-pensée. Il est un peu déçu lorsque Marie se révèle une jeune fille pieuse qui rêve de se faire religieuse. Alors il décide qu'il ne sera pour elle rien d'autre qu'un très bon père.  Le fait que Labosse, connu pour ses turpitudes, ait pris chez lui une jeune fille d'à peine dix-sept ans, que l'on croit sa nouvelle maîtresse, fait scandale au sénat, mais il ne s'en soucie pas. Il fait venir à Paris le curé des Tourniquets qui va préparer Marie à recevoir le baptême et la communion. Lui-même, en lui faisant réciter son catéchisme, renoue avec la religion de son enfance et prend conscience que, s'il s'est beaucoup amusé dans sa vie, il n'a jamais été heureux.
*
Mais, très vite, Labosse sent que le moment de sa mort approche. Il est alité, veillé par Marie. Très calme, il rédige son testament et donne des conseils pour l'organisation de ses obsèques. Il meurt et c'est Marie qui lui ferme les yeux. Sur le faire-part on écrira "muni des sacrements de l'Église", même si l'abbé Gravelines, averti, est arrivé trop tard (alors qu'on l'attendait, c'est un livreur qui sonne, apportant les dragées pour le baptême de Marie).
*
On découvre alors le testament du vieux marcheur. Marie Avoine est légataire universelle, avec mission de transformer le château en maison de retraite, de favoriser l'installation dans le village d'une sage-femme et de faire des dons à l'église de l'abbé Gravelines et à l'école des sœurs (mais rien à l'école laïque de Mlle Falempin). Son ami Giroux recevra en particulier les collections de livres et d'images grivoises qu'il aimait consulter dans le château. Victor sera bien traité lui-aussi, mais son neveu Paul (parti en Amérique) n'aura rien. Ayant ainsi disposé de ses biens, Labosse essaie de justifier les choix qu'il a faits dans sa vie, avant de prendre avec lui la petite Marie, par laquelle il a essayé de se racheter. ("Et maintenant je ne veux plus penser qu'à Marie, joie de mes derniers regards, lis de mon tombeau, mon trésor, mon enfant, mon rachat.")


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