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Henri Lavedan

GENS DE MAISON

Sur le siège
Ligne de conduite
Une démarche
Une femme sûre
L'idée de François
Le vestibule
Il y a place et place
Le verre à champagne
Discrétion professionnelle
Service de pensée
Tom Henry
La doublure
Plein air
Au dessert
Tes pères et mères honoreras
Presbytère
En visite


SUR LE SIÈGE

Quatre heures de l'après-midi, en hiver. Sous le porche d'une belle maison de la rue Scribe. M. Daubrenier (38 ans) et madame Daubrénier (25 ans) montent dans le coupé. Dès que la portière est fermée, l'alezan Plutus ébauche sur place une petite coquetterie, tandis que Joseph, avec la souplesse, légère d'un écureuil en houppelande, saute près du cocher Léon en disant tout bas, comme un secret : « 27, avenue de Messine. » Léon touche, et on franchit le trottoir.
La conversation s'engage alors entre Joseph et Léon, mais une conversation à bouche presque close, à visage immobile, à regards éteints. Glacés et corrects l'un à côté de l'autre, on ne se douterait jamais qu'ils parlent. Et pourtant !…

I

JOSEPH. — Ça ne va pas.

LÉON. — Quoi ? Où ?

JOSEPH. — Derrière, dans le fourgon.

LÉON. — Ah bah ! Rapport ?

JOSEPH. — À madame, qui est jalouse.

LÉON. — Pauvre chatte ! De monsieur ?

OSEPH. — Jusqu'à présent c'est de lui.

LÉON. — Elle a bien tort.

JOSEPH. — Tu crois qu'il ne la trompe pas ?

LÉON. — Sûr que si.

JOSEPH. — À la bonne heure ; et sais-tu qui c'est ?

LÉON. — Non. Dis-le.

JOSEPH. — 27, avenue de Messine.

LÉON. — Où nous allons.

JOSEPH. — Yes.

LÉON. — Comment que tu l'appelles ?

JOSEPH. — Madame Balado, une Grecque.

LÉON. — Femme des colonies ! Je vois ce que c'est. Mariée ?

JOSEPH. — Pour de bon.

LÉON. — Et ce mari qu'est-ce qu'il dit du truc ?

JOSEPH. — M'sieur Balado ? Il se ballade. Il ne surveille pas, c'est un esprit large.

UNE VOIX DE FEMME. — André ! André ! Ne traverse pas ! (La voiture a passé.)
Satané petit enfant, va ! La prochaine fois que tu me feras une pareille peur…

JOSEPH. — T'as vu la maman qui hélait son gosse ?

LÉON. — Oui, on le lui aurait bien écrasé rien que pour faire sa connaissance. Jolie personne ! Ah ! c'est avec cette Balado que… monsieur… (Criant à quelqu'un qui traverse.) Hep !

JOSEPH. — Depuis un mois.

LÉON. — Et madame a tout découvert ?

JOSEPH. — Non, mais elle est dans le soupçon.

LÉON. — À cause ?

JOSEPH. — D'une fleur.

LÉON. — Poésie ! Conte-moi la fleur.

JOSEPH. — Monsieur a été la voir hier…

LÉON. — La Balado ?

JOSEPH. — Oui, à cinq heures… boire le thé.

LÉON. — Bien bouillant.

JOSEPH. — Il faisait noir dans le salon, les pétroles pas encore allumées… alors, comme ça, en se sucrant, il a pris une fleur, une petite fleur qu'était là, toute seule, à corrompre de l'eau dans un vase, et il l'a mise à sa boutonnière sans que sa bonne amie s'en aperçoive… T'en aurais fait autant, moi aussi.

LÉON. — Et puis ?

JOSEPH. — Et puis, il lui a souhaité le bonsoir, toutes ses amitiés, dit : « À la prochaine ! » et il est rentré à la maison. Aussitôt monté, s'en va-t-illico dans la chambre de madame, il lui souhaite le bonjour, toutes ses amitiés… quitte son pardessus…

LÉON. — Je vois le coup. (À quelqu'un qui traverse :) Heeep !

JOSEPH. — « D'où venez-vous ? qu'elle lui demande. — Du cercle. — Bien vrai ? — Parole d'honneur ! » Et tout de suite, des récits pour prouver. Alors elle s'est fâchée ; elle a dit : « Tu mens ! Tu viens de chez mon amie Maria Balado ! Tu lui fais la cour. T'as là une fleur qui t'accable ! — Ah ! mon Dieu ! — C'est moi qui lui ai envoyée hier, pour sa fête. » Et il paraît, mon vieux, que c'était une fleur très rare, une fleur comme il n'y a pas la paire !

LÉON. — C'est pas de veine.

JOSEPH. — Il a bien été forcé d'avouer qu'en effet, il venait de chez elle, mais que ça ne prouvait rien…

LÉON. — Enfin il a pataugé.

JOSEPH. — Hier et ce matin, tête, scènes, et madame a dit : « Eh bien ! nous irons tantôt tous les deux chez Maria, pour avoir avec elle une conversation sérieuse, en présence de son mari. »

LÉON. — Et on y va. Quel civet ! (À un vieillard qui traverse.) Heeep !

À ce moment on presse la pomme d'appel, une des glaces de devant est baissée, et la voix de monsieur dit : — N'allez pas avenue de Messine : allez rue de la Paix, 39, chez Meyer.

(Le coupé fait demi-tour, boulevard Haussmann, devant la belle statue de Shakespeare.)

II

JOSEPH. — Hein, crois-tu ?

LÉON. — Le vent a tourné.

JOSEPH. — Lequel qu'a dû rouler l'autre ?

LÉ.N. — Ils y ont mis chacun du sien.

JOSEPH. — Monsieur n'est pas un aigle, mais il est bien futé !…

LÉON. — Madame n'est pas une oie.

JOSEPH. — C'est Monsieur qui a dû chavirer Madame, avec des paroles…

LÉON. — Non, c'est Madame, au dernier moment, qui n'aura pas osé aller chez son amie…

JOSEPH. — Pourquoi ?

LÉON. — La peur que ça soit vrai.

JOSEPH. — Encore possible.

LÉON. — Il y a des choses, vois-tu, qu'on veut bien s'en douter…

JOSEPH. — Mais qu'on préfère ne pas savoir.

LÉON. — Juste… Heeep !

JOSEPH. — Et tu le connais, l'endroit où nous allons ?

LÉON. Oui, un bijoutier. Et un fameux !

JOSEPH. — Ça va coûter bon à Monsieur !

LÉON. — Il y sera de son écrin !

JOSEPH. — Madame n'est pas à plaindre !

LÉON. — Je ne te dis pas, mais au fond, ce bijou-là ne lui fera qu'à moitié plaisir.

JOSEPH. — Il lui tombe dans de mauvaises conditions.

LÉON. — C'est du raccroc. Crois-tu qu'elle aimerait pas mieux que Monsieur lui reste attaché ?

JOSEPH. — Et qu'il ne la trompe pas ?

LÉON. — Après un an de mariage ?

JOSEPH. — Pour sûr.

LÉON. — C'est une petite femme qui se fait de la souffrance. Et gentille comme elle est !…

JOSEPH. — C'est regrettable.

LÉON. — Ah ! oui.

JOSEPH. — Si Monsieur lui en fait trop voir ?

LÉON. — Crois pas ça.

JOSEPH. — Tu réponds de Madame ?

LÉON. — Mais ! Je l'ai connue demoiselle, du temps qu'elle était brune. Je servais chez un ami de son père, et elle venait souvent danser chez nous.

JOSEPH. — Eh bien ?

LÉON. — Eh bien, je peux te dire qu'elle a reçu une éducation serrée, bien dans les brancards. J'y ai assisté, à cette éducation. Pas de danger, Madame ne… nous fera pas honte.

JOSEPH. — Allons ! tant mieux pour Monsieur.

LÉON. — Monsieur, lui, il a été dressé dans les lycées ! Ça ne vaut pas les couvents. Heep !

JOSEPH. — Dame ! non. C'est drôle tout de même que tu aies connu Madame autrefois ?

LÉON. — Ah ! dans ce temps-là, je ne me doutais pas que plus tard nous aurions besoin l'un de l'autre.

JOSEPH. — Ce que c'est que la vie !
LÉON. — M'en parle pas, c'est rempli de trafics !

JOSEPH. — Alors, pour toi, Madame sera toujours sage ?

LÉON. — Je te répète : C'est peut-être bête… mais je crois en elle.

JOSEPH. — Allons ! moi aussi alors.

(Place de l'Opéra. Encombrement.)

UN COCHER D'OMNIBUS, à Léon. — C'est-il pour ce mois que tu dérapes ?

LÉON, tout bas. — Cocher d'indigents, va !

(Ils s'engagent dans la rue de la Paix.)

JOSEPH. — J'aime cette rue.

LÉON. — C'est la plus chic de Paris.

JOSEPH. — On s'y trouve en pays de connaissance… (Jetant un coup d'oeil à droite et à gauche sur les équipages arrêtés.) Tiens, voilà Chaumont-Sainte-Croix… Vertillac… Sales canards !… attelés comme mon genou ! Brûlemont a un landau neuf… Toute une tapée d'amis. (Clins d'œil imperceptibles de Joseph et
de Léon.)

LÉON. — Ils nous ont vus.

JOSEPH. — Trente-neuf. Arrête, c'est là.

(Le coupé stoppe devant chez Meyer. Joseph est à la portière, la main au chapeau. Monsieur descend le premier, Madame ensuite ; il a l'air content, elle a l'air contente.)

MONSIEUR, à Madame. -- Est-ce qu'ils nous attendent ?

MADAME, très heureuse de vivre. — Non, ça n'est pas la peine. Nous rentrerons à pied.

MONSIEUR, à Léon. - Veillez bien à ce qu'on mette les flanelles à Plutus.

LÉON. — Oh ! oui, Monsieur. (À part.) Mais occupe-toi donc de ton chez-toi !

(Monsieur et Madame ont traversé gravement le trottoir. La porte en glace du magasin – grande médaille d'or à l'Exposition universelle, etc. – s'est refermée sur eux.)

JOSEPH, remontant sur le siège. — Tu verras qu'ils n'auront même pas l'idée de nous rapporter une petite perle.

LÉON. — Enfin, voilà la maison tranquille pour huit jours !

 

LIGNE DE CONDUITE

ADOLPHE, 40 ans.
FÉLICIE, sa femme, 21 ans. Ils sont mariés depuis quinze mois.

Onze heures du soir. Leur service achevé, ils viennent de rentrer dans leur chambre, une très gentille chambre au troisième étage d'un petit hôtel, quartier du Trocadéro. Sur les murs : les Dernières cartouches, l'Angélus de Millet, le Grand Tremblement de Lisbonne.

ADOLPHE. — Tu as quelque chose ?

FÉLICIE. — Rien du tout.

ADOLPHE. — Si.

FÉLICIE. — Tu te trompes.

ADOLPHE. — Non, tu as une contrariété.

FÉLICIE. — Moi ?

ADOLPHE. — Pas d'échappatoires.

FÉLICIE. — Ah ! tiens, tu m'ennuies !
 
ADOLPHE. — Dis ce qui t'offense. Je lis dans tes yeux que tu es offensée.

FÉLICIE. — Oui, là.

ADOLPHE. — Tu vois. Raconte ?

FÉLICIE. — Tu ne vas pas te fâcher ?

ADOLPHE. — Mais non.

FÉLICIE. — Tu es parfois si colère !

ADOLPHE. — Parce que je suis fort ; mais j'ai aussi la douceur pour les moments qu'il faut.

FÉLICIE. — C'est un tracas, un gros.

ADOLPHE. — Lequel ?

FÉLICIE. — Tu trouves, n'est-ce pas, comme moi, que nous avons une place…

ADOLPHE. — Excellente !

FÉLICIE. — Il va falloir la quitter.

ADOLPHE. — À cause ?

FÉLICIE. — De monsieur André.

ADOLPHE. — Ce petit galopin ?

FÉLICIE. — Oui.

ADOLPHE. — Vous avez eu des mots et sa mère t'a donné les torts ?

FÉLICIE. — Ça n'est pas ça.

ADOLPHE. — Parle, en ce cas, il faut tout t'extraire !

FÉLICIE. — Eh bien… monsieur André n'est pas convenable.

ADOLPHE. — Lui ! C'est un enfant !

FÉLICIE. — Il marche sur ses dix-sept.

ADOLPHE. — Il ne les paraît pas.

FÉLICIE. — Possible, mais il les a.

ADOLPHE. — C'est vrai que, dix-sept ans, c'est l'âge de la nature ! Et alors il n'est pas convenable ?

FÉLICIE. — Il s'est mis l'amusement en tête.

ADOLPHE. — Il t'a dit des choses qui avaient un sens ?

FÉLICIE. — Des choses qu'il ne dirait pas dans le salon de sa mère.

ADOLPHE. — Souvent qu'il te les a dites ?

FÉLICIE. — Des fois, dans les corridors.

ADOLPHE. — Et avec le ton de les comprendre ?

FÉLICIE. — Oh ! qu'oui !

ADOLPHE. — Parce que la jeunesse, tu sais, il faut de la bienveillance. Il leur arrive de réciter des affaires au-dessus de leur jugement, par fanfaronnerie.

FÉLICIE. — Non, non. M'sieu André c'est pas du vice innocent ; c'est du vrai vice d'enfant gâté.

ADOLPHE. — Tant pis donc.

FÉLICIE. — Maintenant, tu es au courant.

ADOLPHE, grave. — Oui. (Un petit temps.)

FÉLICIE. — Tu ne dis rien. Tu penses.

ADOLPHE. — J'apprivoise que c'est grave.

FÉLICIE. — Tu ne m'en veux pas ?

ADOLPHE. — Non, petite fille.

FÉLICIE. — Tu es bien sûr de moi ?

ADOLPHE. — Oui, tu es l'épouse que j'ai choisie, j'ai la confiance en elle.

FÉLICIE. — Et tu as raison.

ADOLPHE. — Mais…

FÉLICIE. — Mais ?…

ADOLPHE. — J'aimerais mieux pas.

FÉLICIE. — Pas quoi ?

ADOLPHE. — Ces convoitises.

FÉLICIE. — Tout de même, hein ! un garçon qui a des parents si bien.

ADOLPHE. — Oui. Ça leur ferait-il de la peine, s'ils savaient ça !

FÉLICIE. — Ne s'en doutent pas un instant ; le croient un ange d'innocence.

ADOLPHE. — Quelle optique ! Ah ! comme il faudra faire attention, nous, plus tard, si nous en avons un !

FÉLICIE. — Oui ! heureusement que tu seras là !

ADOLPHE. — Pour taper dessus. Moi, tu te rappelles, du premier jour que nous sommes entrés ici, je t'ai dit : « Voilà un enfant élevé de travers ! »

FÉLICIE. — C'est vrai.

ADOLPHE. — Il n'atteindra jamais aux fonctions de son père, il ne sera pas capable d'être décoré… rien, ce sera le néant que ce petit-là, aux traces dont il va.

FÉLICIE. — Et sa pauvre mère qui a déjà des cheveux blancs !

ADOLPHE. — Il a été renvoyé de tous les lycées. On a payé des professeurs extra, des instituteurs à tout faire. Pas un n'a pu durer.

FÉLICIE. — Des sergents de ville qu'il lui faudrait.

ADOLPHE. — C'est ces enfants-là,- une fois des hommes, qui ne pensent qu'au mal, et si on les laissait agir, qu'ils voudraient rétablir le droit du seigneur.

FÉLICIE. — Tu crois ?

ADOLPHE. — Comme autrefois !

FÉLICIE. — Du temps du musée de Cluny.

ADOLPHE. — Ah ! mon Dieu, oui ! Heureusement que nous avons vaincu en quatre-vingt-neuf !

FÉLICIE. — Enfin, qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? Dis vite, parce que je ne sais plus, moi !

ADOLPHE. — Attends. D'abord, ne pas quitter d'ici.

FÉLiciE. —Mais…

ADOLPHE. — La place est bonne, gardons-la.

FÉLICIE. — Le fait est que c'est assommant de changer de maîtres ! Pourtant monsieur André…

ADOLPHE. — Eh bien, quoi ! Après tout, monsieur André… il n'est peut-être pas si dangereux que tu crois.

FÉLICIE. — Ah ! il est bien entrepreneur, va ! il a des façons de me lorgner…

ADOLPHE. — Ne le regarde pas, toi. D'abord un domestique ne doit jamais regarder. Tiens, quand je sers à table, je vois tout… mon dressoir, mes assiettes, mes plats, mes couverts ; mon regard est là qui s'ouvre et rien ne m'échappe, mais c'est des yeux morts, tu comprends, des yeux que je fais bêtes, exprès. Je ne regarde rien. Eh bien, toi, imite-moi. Quand tu sens qu'il t'observe avec de secrètes pensées, tout de suite les yeux morts.

FÉLICIE. — Et s'il me dit des paroles ?

ADOLPHE. — Arrange-toi pour ne pas
rester seule avec lui.

FÉLICIE. — C'est qu'il me guette.

ADOLPHE. — Tout ça peut s'éviter. Une dame bien honnête et bien comme il faut, telle que toi, c'est aisé pour elle de tenir un jeune maître.

FÉLICIE. — Mais comment ?

ADOLPHE. — Rien que par ton air. Dignité, décence, politesse et froideur.

FÉLICIE. — Ça ne suffit pas toujours.

ADOLPHE. — Si.

FÉLICIE. — Bon. J'en essaierai.

ADOLPHE. — Moi qui te parle, tiens, moi, ton époux… Mais non… j'ai peut-être tort de t'apprendre ça.

FÉLICIE. — Va.

ADOLPHE. — Avant d'être ton époux, eh bien, ne crois pas que je me vante, ça m'est arrivé, de me trouver chez des gens, chez du monde drôle, du monde aventurier, et que, au bout d'un temps, comme ça un jour… ah I ça m'est arrivé ! madame, sans l'air d'appuyer, me faisait des petits yeux lointains, par-dessus l'épaule !

FÉLICIE. — Mais c'est de la honte ! oh !

ADOLPHE. — Bien sûr, quoi ! c'était des femmes dissolues. Dans le fond, je ne pouvais pas leur en vouloir de me remarquer ; mais, pas pour un empire je n'aurais consenti à m'abaisser. Une supposition, n'est-ce pas ? que j'aurais tombé dans leurs filets… Après, ça m'aurait été impossible de leur obéir. J'étais comme ça.

FÉLICIE. — Et j'espère que tu l'es toujours.

ADOLPHE. — Oui. Mais sais-tu la façon dont je m'y prenais pour les décourager ?

FÉLICIE. — Laquelle ?

ADOLPHE. — La même que je te conseille. Et moi, tu te rends compte, c'était bien plus difficile que toi pour monsieur André ! Ça ne fait rien. Dignité, décence, politesse et froideur. Je ne sortais pas de là. Dans mon visage, dans mes paroles, dans tout mon service, je mettais quelque chose qui leur disait : « Halte ! » Elles comprenaient, elles pensaient : « Voilà un homme bien appris, bien délicat. » Et, grâce à moi, elles retrouvaient le sentiment des mœurs. Ah ! je peux dire que j'ai préservé l'honneur de beaucoup de ces messieurs !

FÉLICIE. — Je suivrai donc tes conseils.

ADOLPHE. — Et puis, et puis, si les choses menaçaient d'aller trop loin, préviens-moi.

FÉLICIE. — Que ferais-tu ?

ADOLPHE. — J'aurais avec son père une conversation. Deux hommes. Et je lui dirais carrément : « Monsieur, ce n'est plus un Adolphe qui est devant vous, c'est un époux qui défend le toit conjugal. » Et je lui parlerais.

FÉLICIE. — Eh bien, alors…

ADOLPHE. — Quoi ?

FÉLICIE. — Parle-lui dès demain.

ADOLPHE. — Nom d'un petit bonhomme ! Voilà encore des maîtres qu'il va falloir renvoyer.

 

 

UNE DÉMARCHE

LUCIENNE DE BERCY, 25 à 30 ans.
UN MONSIEUR, 50 ans passés. Favoris grisonnants
DES GARENNES, 18 ans.
UNE FEMME DE CHAMBRE, jeune et qui fera son chemin.

Chez Lucienne. Quartier Marbeuf. – Dans la matinée. Lucienne est à peine sortie du bain. Sa femme de chambre vient l'avertir qu'un monsieur désire absolument lui parler. – « Qu'est-ce que c'est que ce monsieur ? » – Un homme dans l'âge mûr, grave, bien comme il faut ! – Il est au petit salon ? – Oui, Madame. – Qu'est-ce qu'il veut ? – Parler à Madame. –  C'est bon, j'y vais. » Et lucienne, se vêtant au hasard d'un tas de jolies choses de soie et de dentelles qui l'enveloppent sans l'habiller, se dirige vers la pièce où l'attend le visiteur.

 

LE MONSIEUR, se levant, très respectueux. — Madame.

LUCIENNE. — Monsieur. (Elle lui fait signe de se rasseoir, et elle s'assoit elle-même.) Puis-je savoir, Monsieur… ?

LE MONSIEUR. — Parfaitement, Madame. Je n'irai pas par quatre chemins. Il s'agit de monsieur Gontran.

LUCIENNE. — Quel Gontran ? Je ne comprends pas.

LE MONSIEUR. — Si Madame, vous me comprenez. Gontran, le jeune Gontran, le vicomte Gontran des Garennes enfin !

LUCIENNE, après une petite minute d'hésitation. — En effet, je connais un peu monsieur des Garennes. (À part.) Ah ! mon Dieu ! comme ils se ressemblent !

LE MONSIEUR.— Ne dites pas un peu.

LUCIENNE. — Je veux dire que je ne le connais pas depuis longtemps.

LE MONSIEUR. — À la bonne heure, parce que ce n'est pas la même chose ; vous ne le connaissez que depuis quinze jours, mais vous le connaissez beaucoup, beaucoup… Est-ce vrai ?

LUCIENNE, très digne. — Je vois trop à qui j'ai affaire, monsieur, pour ne pas comprendre toute la délicatesse de la situation. Vous me saurez donc gré, par égard pour vous, de ne pas insister sur le caractère des relations que je puis avoir avec monsieur Gontran.

LE MONSIEUR. — Peu importe, Madame, je sais tout.

LUCIENNE. — Tout ?

LE MONSIEUR. — Tout. Le jeune homme ne me quitte pour ainsi dire pas, je suis sans cesse avec lui, près de lui…

LUCIENNE, avec un imperceptible sourire. — Pas toujours, cependant ?

LE MONSIEUR. — C'est vrai. Par instants, il m'échappe… Mais, à cela, il y a plusieurs bonnes raisons. D'abord, si jeune soit-il – car il est très jeune !

LUCIENNE. — Très.

LE MONSIEUR. — Dix-huit ans ! C'est encore un enfant…

LUCIENNE. — Déjà un homme !…

LE MONSIEUR. — Si jeune soit-il, je suis bien forcé de lui accorder une certaine liberté relative ; ensuite, mon âge, ma situation ne me permettent pas toujours de le suivre autant et aussi loin que je le voudrais.

LUCIENNE. — Oh ! je comprends bien cela !

LE MONSIEUR. — Pourtant, je le quitte le moins possible, je l'accompagne à ses cours, à l'école des sciences morales et politiques, car vous n'ignorez pas qu'il travaille encore ?

LUCIENNE. — Il me l'a dit.

LE MONSIEUR. — S'il le fait avec moins d'application depuis une quinzaine, vous en savez la cause. Je sors aussi souvent avec lui, soit à pied, soit en voiture, dans son buggy…

LUCIENNE. — Mais enfin, permettez, Gontran n'est plus…

LE MONSIEUR, la reprenant. — Monsieur Gontran.

LUCIENNE. — Je vous demande pardon, j'oublie que devant vous… Monsieur Gontran n'est plus un petit collégien, il pourrait bien se fâcher, et vous signifier…

LE MONSIEUR, avec force et volonté. — Non, Madame, non, il connaît son père, et quand son père parle, il obéit.

LUCIENNE, un peu piquée. — Allons, c'est un fils modèle ! Mais, en somme que souhaitez-vous de moi, au juste, Monsieur ? Je m'en doute bien un peu, à vrai dire.

LE MONSIEUR. — Qui sait ? Je ne suis pas aussi terrible que peut-être vous le supposez. Écoutez-moi. Voyez d'abord en moi un ami.

LUCIENNE. — ? ?

LE MONSIEUR. — Un ami sérieux, qui a vécu, et qui ne peut vous donner que d'excellents conseils. C'est l'ami qui vous parle ici pour vous éviter les rigueurs du père…

LUCIENNE. — Il suffit, Monsieur.

LE MONSIEUR. — Si le père seul s'en mêlait… ce serait terrible.

LUCIENNE. — J'ai compris, Monsieur, j'ai compris.

LE MONSIEUR.— Mais je suis là, heureusement, et c'est pour vous éviter à tous les deux des ennuis ou des catastrophes que je suis venu moi-même vous trouver…

LUCIENNE.— En dehors du… ?

LE MONSIEUR. — En dehors du jeune homme bien entendu ! pour vous demander…

LUCIENNE. — De rompre ?

LE MONSIEUR. — Oh non, je ne vais pas jusque-là.

LUCIENNE. — ! !

LE MONSIEUR. — Non, je ne vous en demande pas tant. Pour-avoir certaines idées très arrêtées, je comprends bien aussi les tolérances de mon époque. Les choses peuvent parfaitement rester en l'état. Vous n'êtes pas coupable d'un gros crime, après tout ! vous suivez la loi de dame Nature, et il faut que jeunesse se passe.

LUCIENNE, assez interloquée. — Comment ! Vous ne… mais que me demandez-vous en ce cas ?

LE MONSIEUR. — De la sagesse, de la bonté, de la raison. Tenez, je vais m'expliquer franchement et mettre les points sur les i. Aussitôt que vous avez eu fait tous deux connaissance, je l'ai su, le lendemain même.

LUCIENNE. — Comment cela ?

LE MONSIEUR. — Par lui.

LUCIENNE. — Gontran ?

LE MONSIEUR. — Monsieur Gontran. Il me dit tout.

LUCIENNE. — Singulière idée, vous m'avouerez !

LE MONSIEUR. — En quoi ? J'y vois au contraire une preuve de confiance et d'attachement qui me rapproche encore de lui. J'ai donc su comment vous vous étiez rencontrés dans une petite soirée d'amis, comment vous vous étiez plu, et comment, comment, comment !…

LUCIENNE, confuse. — Je vous en prie, monsieur.

LE MONSIEUR. — Ne soyez pas gênée avec moi, je ne vous fais pas de reproches. Jusque-là, je n'ai rien dit, j'ai pensé simplement en moi-même : « C'est une liaison de son âge, c'est parfait. » Mais voilà qu'hier j'ai trouvé par terre, dans sa chambre, une lettre… (Il sort de sa poche une lettre qu'il montre à Lucienne.)

LUCIENNE. — Ma lettre !

LE MONSIEUR. — Je l'ai lue, naturellement.

LUCIENNE. — Mais c'est très malhonnête, Monsieur, ce que vous avez fait là. Comptez que je le lui dirai.

LE MONSIEUR. — Il en rira, Madame, il sait bien que je lis toutes ses lettres, et cela lui est égal. Dans cette lettre j'ai vu que vous lui demandiez… un petit service, deux mille francs.

LUCIENNE. — À titre de prêt, monsieur ! entendez ! à titre de prêt. Je les lui aurais rendus.

LE MONSIEUR. — En nature.

LUCIENNE. — Comment dites-vous ? Des grossièretés à présent ! Ah çà ?

LE MONSIEUR. — Mais non, Madame, je me permets une plaisanterie. Et c'est tout.

LUCIENNE. — Vous appelez ça une plaisanterie. C'est à se demander, Monsieur, où et par qui vous avez été élevé ?

LE MONSIEUR. — Mon éducation a été faite, Madame, par des maîtres que je vous souhaiterais. Je reprends et j'achève. Sur les questions de sentiment, – à condition toutefois qu'elles n'amènent pas de troubles dans la vie et dans la santé du jeune homme – je consens à fermer les yeux aussi longtemps qu'il le faudra. Mais pour ce qui est de l'argent, cela regarde le père ; c'est le père qui devra payer tôt ou tard, c'est avec le père que vous auriez maille à partir, et je vous l'affirme, vous ne seriez pas la plus forte. Il est donc raisonnable, pour ne pas en arriver là, de ne pas demander d'argent à son fils. Promettez que vous l'aimerez sans lui demander d'argent, rien qu'avec votre cœur.

LUCIENNE.— Je ne vous cacherai pas, monsieur… que votre attitude… votre langage… enfin je n'en suis pas encore revenue, et je crois bien que ce qui m'arrive là, ici, est unique au monde.

LE MONSIEUR. — Vous promettez ?

LUCIENNE.— D'aimer pour rien Gontran ?

LE MONSIEUR, la reprenant. — Monsieur Gontran.

LUCIENNE.— Oui, je promets. Pour la beauté du fait, je promets.

LE MONSIEUR. — C'est très bien. Je vous remercie.

LUCIENNE, à part. — Et il s'appelle des Garennes !

LE MONSIEUR. — Vous dites ?

LUCIENNE. — Rien.

LE MONSIEUR. — J'ai votre parole, je suis rassuré. Je n'ai donc plus : Madame, qu'à me retirer, en vous priant de m'excuser pour ma démarche,si étrange qu'elle ait pu vous paraître ! Mais ça serait à refaire que je le referais. Voulez-vous me permettre, avant de prendre congé, de me nommer…

LUCIENNE. — Inutile, Monsieur, je sais à qui je parle. (La femme de chambre entre, gênée.) Qu'y a-t-il ?

LA FEMME DE CHAMBRE. — C'est… c'est…

LUCIENNE. — Dites.

LE MONSIEUR, condescendant. — Vous pouvez tout dire devant moi.

LA FEMME DE CHAMBRE. — C'est monsieur Gontran.

LUCIENNE. — Qu'il n'entre pas !

LE MONSIEUR. — Qu'il entre.

LUCIENNE.— Comment ! vous voulez… Oh !

LE MONSIEUR. — Oui, qu'il entre. Il se fâchera peut-être, au premier abord, de me rencontrer. Mais après il en rira.

LUCIENNE. — Qu'il entre donc ! C'est la première fois que je vois ça, par exemple !

DES GARENNES, entrant (à Lucienne). — Bonjour, chou. (Apercevant le Monsieur.) Qu'est-ce tu fiches ici, toi ?

LE MONSIEUR, l'air sévère, montrant Lucienne. — Madame vous le dira, Monsieur.

LA FEMME DE CHAMBRE, à part. — Ça va se gâter.

DES GARENNES, au Monsieur. — Tu dû as encore faire une gaffe, comme ça t'arrive souvent ? Ouste, rentre à la maison, nous causerons ce soir. Et plus vite que ça, hein ? Et puis passe chez mon bottier.

LE MONSIEUR. — C'est bon, j'y vais. (Il salue Lucienne, interdite.) — Madame. (Puis il sort.)

DES GARENNES, à Lucienne. — Qu'estce que ça signifie toutes ces histoires-là ! Veux-tu me l'expliquer ?

LUCIENNE, tombant des nues. - Oh ! mon chéri ! mon chéri !

LA FEMME DE CHAMBRE. — Oh ! monsieur Gontran ! vous, un homme bien appris !

DES GARENNES. — Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce que vous avez ?

LUCIENNE. — Comme tu parles à ton père !

LA FEMME DE CHAMBRE. — Un si beau vieillard !

DES GARENNES. — Mon père ! Mon p… Mais c'est mon larbin ! c'est Denis qui m'a élevé ! Une vieille fripouille qui est à la maison depuis dix-huit ans ! T'as cru que c'était… Oh ! Seigneur, ma biche, que c'est drôle !

LA FEMME DE CHAMBRE. — Alors c't homme-là, ce monsieur-là, c'est un domestique ? Eh bien ! ça me fait un plaisir ! un plaisir !

LUCIENNE, à Gontran. — Ah ! écoute ; ma foi, il est épatant !

DES GARENNES. — Je te crois qu'il est épatant. C'est-à-dire qu'il est à mille pics au-dessus de papa !

 

 

UNE FEMME SÛRE

MONSIEUR, entre 45 et 50 ans. Dans les affaires jusqu'au cou.
MADAME, 40 ans. Coquette frivole, dépensière. — Le mari et la femme représentant bien la petite bourgeoisie d'argent.
GERMAINE, leur fille, 18 ans. Un bouton de rose.
ISIDORINE, 70 ans. Bonnet de paysanne.

I

Soleil d'avril. À la fin du déjeuner. Monsieur et Madame, seuls, à table. Germaine est il côté, dans le salon, « en train d'arroser les plantes ».

MONSIEUR. — Il va falloir que je me sauve. Je suis submergé de besogne ! Submergé ! Quelle existence !

MADAME. — Et moi donc ! J'ai des courses pour toute la journée. J'en ai au moins pour jusqu'à sept heures. Ah ! c'est éreintant !

MONSIEUR. — Tu emmènes la fillette ?

MADAME. — Germaine ? Oh ! impossible. Avec tout ce que j'ai à faire ! Et puis je ne veux pas la trimballer partout, cette enfant ; ça la fatiguerait.

MONSIEUR. — Mais non, ça la distrairait.

MADAME. — Emmène-la, toi ?

MONSIEUR. — À mon bureau ? À la Bourse ? Ne te moque pas de moi, hé ? Je constate simplement qu'il fait très beau soleil aujourd'hui et que cette petite ne prend jamais l'air.

MADAME. — Elle va prendre l'air avec Isidorine. Attends au moins avant de récriminer.

MONSIEUR. — C'est donc le jour d'Isidorine ?

MADAME. — Mais oui, tu sais bien que c'est le douze de chaque mois qu'elle vient chercher ses vingt francs.

MONSIEUR. — Total : deux cent quarante par an !

MADAME. — Tu ne vas pas les lui reprocher, à cette pauvre malheureuse ? Une femme qui meurt de faim, qui a élevé Germaine, qui est restée chez nous quinze ans, qui nous a toujours été très attachée.

MONSIEUR. — Ça lui rapporte. Alors elle va sortir avec la petite ?

MADAME. — Oui, elles iront faire un tour aux Tuileries, ou aux Champs-Élysées.

MONSIEUR. — Les Tuileries sont plus convenables pour une jeune fille.

MADAME. — Comme tu voudras.

MONSIEUR. — Dis-moi : il n'y a pas d'inquiétude à avoir avec Isidorine ?… Tu réponds d'elle absolument ?

MADAME. — Isidorine ? la vieille Zyrine ? mais tu es fou, mon pauvre ami, mais c'est la femme sûre par excellence !

MONSIEUR. — Elle commence un peu à s'affaiblir du côté de la tête ?

MADAME. — Soixante-dix ans, écoute donc ! Mais elle a encore tout son jugement. Et la prudence, la raison, l'honnêteté même ! Je lui confierais mon porte-monnaie.

MONSIEUR. — Ton porte-monnaie, ça n'est pas ta fille.

MADAME. — Ta ta ta ! Tout se tient dans la vie. Ma fille est aussi bien gardée par Isidorine que par moi. C'est-à-dire qu'elle est peut-être plus en sécurité avec elle qu'avec moi ! Ainsi ne fais pas de zèle, et ne te tracasse pas, parce qu'il n'y a pas lieu.

MONSIEUR. — C'est bon. A ce soir. Ne prends pas trop de voitures.

(Il sort.)

II

À l'entrée des Tuileries. Germaine et Isidorine.

GERMAINE. — Hein, Zyrine, crois-tu qu'il fait beau temps !

ISIDORINE. — Mais oui, Mademoiselle.

GERMAINE. — Ne m'appelle pas Mademoiselle, tu sais que ça m'ennuie. Appelle-moi Maine, comme quand j'étais petite.

ISIDORINE. — Oui, Maine.

GERMAINE. — À la bonne heure. Dis donc, Zyrine ? veux-tu nous asseoir là, sur ce banc au soleil ? Nous serons très bien.

(Elles s'assoient sur le banc.)

ISIDORINE. — Ah ! c'est-il bon, le soleil ! Ça nous réchauffe, nous autres, les vieilles gens.

GERMAINE. — Mais tu n'es pas vieille !

ISIDORINE. — Que si !

GERMAINE. — Sais-tu qu'autrefois tu as dû être jolie ?

ISIDORINE. — Que non. Je n'étais point belle, allez. J'avais la ressemblance d'un blaireau. C'est vous qu'êtes belle, et belle de beauté !

GERMAINE. — Tu trouves ? Eh bien moi, je t'assure que tu as l'air d'avoir été jolie. Et même à présent, avec ton petit bonnet à tuyaux, et ton nez qui frise, tu es très gentille.

ISIDORINE. — C'est pas bien, ça, Mademoiselle, de plaisanter mon nez et mes coiffes.

GERMAINE. — Je ne plaisante pas, ma bonne Zyrine, je te jure que je te dis ceque je pense, et que je t'aime de tout mon cœur.

ISIDORINE. — Moi aussi donc !
 
GERMAINE. — En ce cas, puisque tu m'aimes…

ISIDORINE. — Oh oui !

GERMAINE, elle lui met une pièce d'or de dix francs dans la main. — …Il faut prendre ça ; c'est à toi, je te le donne.

ISIDORINE. — Un louis de dix francs ! Mais j'en veux point, Maine, j'en veux point. C'est de votre argent, bien sûr, c'est de votre poche pour les charités. Je vole les pauvres, alors ?

GERMAINE. — Allons, chut, garde ça… Tu me contrarierais de refuser, tu entends ?

ISIDORINE. — Oh ! Maine ! Maine ! C'est trop ! c'est trop ! Quand Monsieur et Madame sauront vot' secours, ils diront que je suis une enjôleuse, et puis ils vous feront des gendarmeries, et c'est moi qui en serai cause.

GERMAINE. — Mais ils ne le sauront pas, bête, et je te défends de leur dire Ah çà ! j'imagine que tu es capable, pour ta chère petite Maine, de garder un… secret ?

ISIDORINE. — Un secret ? Dieu des Anges ! mais dix, vingt de secrets j'en garderais pour vous, et que mon confesseur s'userait avant de savoir la queue d'un !

GERMAINE. — C'est bien vrai, bien vrai, ce gros mensonge-là ?

ISIDORINE. — Sur les ossements de feu vieux-papa, sur les ossements de feu…

GERMAINE. — Je te crois..Eh bien ! pour la peine, je vais t'en dire un… secret.

ISIDORINE. — Un secret qu'il n'y aura que vous et moi dans tout ce Paris qui allons le savoir ?

GERMAINE. — Oui, Zyrine, dans tout ce Paris et dans le monde entier.

ISIDORINE. — Hélas ! Maine, que j'ai peur !

GERMAINE. — Pourquoi ?

ISIDORINE. — Je sens qu'il va arriver des choses qu'on regrettera.

GERMAINE. — D'abord, si tu parles sans cesse, tu n'es plus ma vieille Zyrine, à qui je dis tout, et tu ne sauras rien. Je confierai mes affaires à une autre Zyrine.

ISIDORINE. — Racontez, Maine. Je me tais.

GERMAINE. — Vois-tu, là-bas, en face de nous, ce jeune homme, près du gros arbre ?

ISIDORINE. — Oui, je le vois.

GERMAINE. — Comment le trouves-tu ?

ISIDORINE. — Bien habillé.

GERMAINE. — Non. Je te demande son air, sa figure. N'est-ce pas qu'il est gentil ?

ISIDORINE. — Il est même beau.

GERMAINE. — Bien vrai ? Tu le trouves beau ? Ah ! Zyrine ! si tu savais !

ISIDORINE. — Quoi ! Mademoiselle, quoi ?

GERMAINE. — Tu ne le diras pas ?

ISIDORINE. — Mais non.

GERMAINE. — Tu me le jures ?

ISIDORINE. — Sur les ossements… Faut-il que je recommence ?

GERMAINE. — Non. Eh bien, ce jeune homme… (Elle s'arrête, les yeux brillants.)

ISIDORINE. — Vous me faites mourir, Maine !

GERMAINE. — C'est mon mari.

ISIDORINE. — Seigneur, qu'est-ce que vous venez de dire ! Ce petit-là du gros arbre…

GERMAINE. — C'est mon mari, Zyrine, et je suis sa femme.

ISIDORINE. — Le fait est qu'il représente quelqu'un, votre accordé, et quelqu'un de capable. Ah ! vos parents l'ont bien choisi !

GERMAINE. — Ce n'est pas eux, c'est moi. Ils ne le connaissent pas, ils ne l'ont jamais vu. Nous nous sommes promis l'un à l'autre, en dehors d'eux. C'est un roman, Zyrine, comme dans les journaux !

ISIDORINE. — Hélà ! hélà ! que de… que de… !

GERMAINE. — Il passait souvent dans la rue. Un jour, il m'a vue à la fenêtre, il est revenu… et puis je lui ai souri malgré moi, et puis il m'a monté une rose dans l'escalier, et puis il m'a passé des petits billets sur la plate-forme de l'omnibus.

ISIDORINE. — Et vous les avez pris, Maine ? Oh ! c'est laid !

GERMAINE. — Depuis, ça dure, et nous nous aimons. Mais nous n'avons jamais pu nous parler qu'une minute sur le palier. Il me fait signe de la rue, qu'il monte, je vais ouvrir la porte bien doucement, je passe la tête, et on se dit deux ou trois paroles tout bas, tout bas pendant que le cœur m'éclate.

ISIDORINE. — Hélà, ma pauvre petite, hélà ! Et puis c'est tout ?

GERMAINE. — Mon Dieu oui, malheureusement. Ah ! Il voudrait bien un jour m'emmener chez lui…

ISIDORINE. — Chez lui !… Sainte Vierge !

GERMAINE. — Oh ! n'aie pas peur, il m'a dit pourquoi faire : pour goûter. Moi je voudrais bien, ça m'amuserait.

ISIDORINE. — Faut pas, faut jamais goûter chez le Monsieur !

GERMAINE. — C'est justement ça que j'allais te demander.

ISIDORINE. — À moi ?

GERMAINE. — Sans doute, à toi.

ISIDORINE. — Eh bien ! comptez pas sur Zyrine pour ce service-là, Mademoiselle, et allons-nous-en. Allons-nous-en dare-dare. Guerpissons, mademoiselle.

GERMAINE. — Écoute-moi. C'est aujourd'hui l'occasion ou jamais. Qu'est-ce que ça peut te faire ?

ISIDORINE. — Ça me fait, ça me fait… que ça ne se peut pas.

GERMAINE. — Tout à l'heure il était dans la rue avant que nous ne sortions. Je lui ai jeté par la fenêtre un petit billet où je lui disais : « Je pourrai peut-être aller goûter chez vous tantôt. » Alors il était heureux, il nous a suivis, et à présent il prend patience, en se promenant… Tu vois, il est toujours près du gros arbre… Laisse-moi y aller, dis, Zyrine ?

ISIDORINE. — Que non pas !

GERMAINE. — Tu refuses ?

ISIDORINE. — Que oui-dà !

GERMAINE. — Tu m'attendras à sa porte, là ! Comme ça, tu seras tranquille. Je te proposerais bien de venir goûter avec nous, mais tu comprends que ça ne l'amuserait guère, ce garçon ?

ISIDORINE. — Rien de rien, Mademoiselle. Et d'abord, où c'est-il qu'il demeure.

GERMAINE. — Je ne sais pas.

ISIBORINE. — Et comment qu'il se nomme ?

GERMAINE. —André.

ISIDORINE. — André quoi ?

GERMAINE. — Je ne sais pas.

ISIDORINE. — Il ne vous a pas dit son nom ?

GERMAINE. — Je crois que si, mais je l'ai oublié. Je sais qu'il s'appelle André, que son père est riche, et qu'il m'épousera. Voilà.

ISIDORINE. — Des bêtises ! Vous croyez ça ?

GERMAINE. — Il me l'a promis. Alors tu ne veux pas me laisser aller une heure avec lui, rien qu'une heure ? Tu ne veux pas ?

ISIDORINE. — J'aimerais mieux périr dans le feu, Maine !

GERMAINE. — C'est bon. Mais alors, dans ce cas, je veux lui parler. Ah ! tu ne peux pas me refuser de lui parler… Seulement cinq minutes…

ISIDORINE, plus molle. — Non plus, Mademoiselle.

GERMAINE. — Mais devant toi, tu ne nous quitteras pas de l'œil… (Faisant comme si elle avait envie de pleurer.) Parce que, je vais te dire, tu ne sais pas tout… il va partir, ce pauvre petit, il va partir, la semaine prochaine, pour le Tonkin, et il y restera bien longtemps… Nous ne pourrons peut-être pas nous marier avant deux ans… (Mettant sa tête dans ses mains.) Oh ! j'ai du chagrin !

ISIDORINE, bouleversée. — Maine ! ma petite… voyons ! C'est-il bien vrai au moins qu'il s'en va chez les sauvages ? de l'autre côté des eaux ?

GERMAINE. — C'est ça, Zyrine, c'est là qu'il va.

ISIDORINE. — Ah ! le pauvre gars ! Eh bien ! alors, écoute, je veux bien – parce que c'est toi ! – que tu ailles en face lui causer cinq minutes..

GERMAINE. — Oh ! que tu es gentille ! Zyrine ! que je t'embrasse ! (Elle l'embrasse.)

ISIDORINE. — Mais rien que cinq minutes, tu entends ? Et puis à condition que vous resterez devant le gros arbre, et que tu vas lui faire tes adieux une bonne fois, et puis lui dire qu'il ne revienne plus qu'après qu'il aura gagné la croix d'honneur ? Tu promets ? tu jures ?

GERMAINE. — Oui, oui.

Elle s'éloigne, vive et légère, et aborde le jeune homme qui n'a pas cessé de se promener devant son arbre, à une vingtaine de pas. Ils causent en se tenant la main. Le jeune homme a un air de joli commis, froid et vicieux. Pendant qu'ils parlent, Isidorine attendrie, suffoquée par tout ce qu'elle vient d'apprendre, ne peut retenir les larmes qui lui sortent des yeux, sa vue se trouble, elle pleure, se mouche, et quand elle a fini… voilà qu'elle n'aperçoit plus Maine ! Ni Maine ni le jeune homme. Ils ont filé. Alors elle pousse un grand cri : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ma Maine qu'est déshonorée ! » Et elle court, et elle se précipite sur un gardien qui ne comprend rien à son récit. Des passants s'arrêtent, un attroupement se forme, de minute en minute grossi par ses clameurs, par ses sanglots qui s'entendent à cent mètres. Et puis les gens s'en vont, l'un après l'autre, en renseignant les nouveaux venus : « Je ne sais pas, ce n'est rien, c'est une femme saoule ! »

 

L'IDÉE DE FRANÇOIS

LE GÉNÉRAL DE RÉBRECHIEN, en retraite. Ancien divisionnaire, 75 ans, à demi paralysé des jambes.
FRANÇOIS, son domestique, à son service depuis la guerre de 70.

Une heure du matin. À Versailles, au premier étage d'un petit hôtel — Le général, appuyé sur François, rentre dans sa chambre : il tombe dans un fauteuil et demeure silencieux. — François va, vient, fait la couverture, tire les grands rideaux de la lenêtre, prépare les affaires de nuit de son maître.

 

FRANÇOIS, qui a fini, à mi-voix. — Et maintenant, quand mon général voudra… (Le général ne répond pas.) Vous savez qu'il est très tard, mon général ?

LE GÉNÉRAL. — Oui.

FRANÇOIS. — Une heure passée.

LE GÉNÉRAL. — En ce cas, vas-y. Tire-moi mes harnais. Et puis, parle. Tu peux parler. Allons, parle-moi vite.

FRANÇOIS, qui lui retire ses bottes avec un grand soin. — Voilà, mon général. Mais encore faut-il que je trouve…

LE GÉNÉRAL. — Un jour pareil ? Tu te fous de moi ? Alors, si tu ne trouves rien à me dire le jour où ma petite-fille se marie, qu'est-ce qu'il te faut ?

FRANÇOIS. — Ça va venir, mon général, ça vient. Mon général n'est pas fatigué ?

LE GÉNÉRAL. — Non.

FRANÇOIS. — C'te fameuse journée, la messe, le dîner, le bal, mon général a rudement bien enduré tout ça !

LE GÉNÉRAL. Oui.

FRANÇOIS. — J'en suis bien heureux.

LE GÉNÉRAL. — Je m'en fous que ça te rende heureux. Je te demande pas ton avis.

FRANÇOIS. — Je vois bien que mon général est un peu peiné ?

LE GÉNÉRAL. — Peiné ? Moi, je suis peiné ? À quoi est-ce que tu te permets de voir que je suis peiné ?

FRANÇOIS. — Parce que, ce soir, mon général est plus doux avec moi, plus… plus doux enfin que les autres soirs. En temps ordinaire, il tempête, il massacre, tandis que ce soir…

LE GÉNÉRAL. — Oui. Eh bien ! ne t'y fie pas, t'entends, parce que je pourrais bien me fâcher. Nous sommes comme ça, tu sais, dans l'armée ? Crac ! Ça nous prend d'une minute à l'autre. Comme quand le vent tourne. On ne sait pas pourquoi. Mais ça y est tout de même. Et ça pète sec. Ôte ta sacristi de lampe de dessus la cheminée, elle me crève les yeux. Et puis y a un abat-jour, c'est pour qu'il serve apparemment ? Là, continue ce que tu disais.

FRANÇOIS. — Je ne disais rien, mon général.

LE GÉNÉRAL. — T'avais tort. Qu'est-ce que tu foutais ?

FRANÇOIS. — Je vous écoutais, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Et t'avais bougrement raison ! Parle, François, à présent, et ne m'interromps pas.

FRANÇOIS. — Pour un chouette mariage, mon général, un mariage d'attaque, on peut dire que c'en a été un ! Quand elle s'est conjointe, la reine d'Angleterre, eh ben, c'est pas possible, pouvait pas être plus belle que Mademoiselle !

LE GÉNÉRAL. — Je te crois ! Tu me recoudras demain ce bouton à mon caleçon. Ou gare !

FRANÇOIS. — Et puis qu'il y en avait des uniformes, à la noce !

LE GÉNÉRAL. — Oui.

FRANÇOIS. — Et surtout de la cavalerie.

LE GÉNÉRAL. — Oui.

FRANÇOIS. — C'est-à-dire que, des uniformes y en aura pas davantage à votre obsèque, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Je m'en fous, je serai claqué.

FRANÇOIS. — J'espère bien, par exemple, que je verrai point ça !

LE GÉNÉRAL. — Poule mouillée. Ah ! ça, dis donc, j'imagine, au contraire, que tu te tiendras quand je passerai à la parade, hé ?

FRANÇOIS. — S'il faut, on tâchera, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Puisque nous parlons de ça, tu n'oublieras pas de me laver ! Un soldat doit être propre. À l'eau froide. Je veux que ça soit toi, je ne veux pas que ça soit des pattes étrangères.

FRANÇOIS. — Mon général peut y compter.

LE GÉNÉRAL. — Seulement comme c'est une corvée que tu feras là…

FRANÇOIS. — Oh ! mon général…

LE GÉNÉRAL. — Ne m'embête pas. Tu ne vas pas me faire croire qu'au lieu de me rincer le cuir t'aimerais pas mieux charger une jolie femme ?

FRANÇOIS. — Tout de même, si, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Eh bien alors, tais-toi donc. Comme c'est une sale corvée que tu feras là, tu auras cent francs de prêt. C'est dans mon testament.

FRANÇOIS. — J'en veux pas.

LE GÉNÉRAL. — Ne fais pas l'oie. Et puis range ma redingote un peu mieux que ça, tu me la tripotes, ma parole, comme si elle t'appartenait. Là. Maintenant colle-moi au lit.

(Il est en chemise. François le prend dans ses bras et le porte dans son petit lit de fer.)

FRANÇOIS. — Mon général se trouve bien ?

LE GÉNÉRAL. — Si j'étais mal je te le dirais.

FRANÇOIS. — Mon général veut-il que je lui lise ?

LE GÉNÉRAL. — Du Mémorial ? Non, pas aujourd'hui.

FRANÇOIS, se parlant à lui-même. — Ah ! le Mémorial de la Sainte-Hélène l…

LE GÉNÉRAL. — Tu trouves que c'est beau, hein ?

FHANÇOIS. — Oui, c'est bien, bien gentil ! Tous les soirs, quand je fais la lecture à mon général, pour qu'il s'endorme, ah ! j'ai du bon plaisir. C'est tapé, là, c'est gentil. Alors, vraiment, mon général ne veut pas… que…

LE GÉNÉRAL. — Non, je te répète. J'ai pas la tête au Mémorial, le soir que j'ai marié ma petite-fille. Pauvre petite moucheronne dans la vie. Salope de vie. Cochonne de vie. Enfin, je pense qu'elle sera heureuse. Elle a tout ce qu'il faut. Deux à trois sous, santé, jeunesse. Et puis droite, loyale, bon petit cœur. Le capitaine aussi, nature droite, loyale. Marchera bien tous les deux. C'est égal, me voilà seul à présent. Pas drôle tous les jours. Depuis… combien ? depuis douze ans que nous avions perdu maman, nous avons vécu, elle et moi, camarades, les doigts de la main, toujours, partout, en Algérie. Aujourd'hui adieu. La vieille culotte est toute seule. Vieux veuf, vieille bête. (Il se tait, suivant ses pensées.)

FRANÇOIS. — Mon général…

LE GÉNÉRAL. — Laisse-moi. Tu vois bien que je suis embêté.

FRANÇOIS. — Oui, je comprends… Embêté de tout ça… Mam'zelle Louise ?…

LE GÉNÉRAL, qui commence à mâcher des larmes. — Louisette, Louison.

FRANÇOIS, très doux. — Pour sûr, c'est vexant… Mais qu'est-ce que vous voulez, mon général ? Les enfants, il faut que ça quitte un jour. Y a pas !

LE GÉNÉRAL. — Je sais bien.

FRANÇOIS. — Les filles, pour elles le mariage… c'est comme qui dirait de tirer au sort. On peut pas se dispenser de tirer au sort, pas vrai, mon général ?

LE GÉNÉRAL. — Je voudrais voir ça qu'on s'en dispenserait !

FRANÇOIS. —Pauvre mam'zelle Louise ! Ah ! dame, sans oser mentir, elle s'aura fait regretter d'ici, parce qu'il n'y en a pas beaucoup comme elle.

LE GÉNÉRAL. — Il n'y a qu'elle.

FRANÇOIS. — Et grande, et bien formée donc ! Et des cheveux alezan !

LE GÉNÉRAL. — Ses yeux, ses grands yeux, est-ce de beaux yeux ?

FRANÇOIS. — Sacré bon sang, oui, mon général ! Et un appétit avec ça ! Elle mangeait autant que moi.

LE GÉNÉRAL. — Il faut la voir, à cheval !

FRANÇOIS. — Oui, on peut dire qu'elle y monte !

LE GÉNÉRAL. —- Jusqu'à ces derniers temps, c'est elle, à cette place, tiens, qui me lisait le Mémorial.

FRANÇOIS. — Je me rends compte que moi, ça ne vous fait pas tant de plaisir ?

LE GÉNÉRAL. — Dame, tu penses !

FRANÇOIS. — Et puis bonne, en plus de tout, mam'zelle Louise, mais bonne comme le gros pain.

LE GÉNÉRAL. — Trop bonne, elle te gâtait.

FRANÇOIS. — Pour sûr. Une vraie fille de général, quoi !

LE GÉNÉRAL. — Mais c'est fini, ce temps-là, mon garçon. À présent que nous voilà tout seuls, les deux, il va falloir marcher roide et sec, l'œil sur la couture du pantalon, et le petit doigt à vingt pas devant soi, comme on dit !

FRANÇOIS. — Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Louise me gênait pour jurer, maintenant ça va tempêter, et je te préviens que je ne vais pas être drôle du tout.

FRANÇOIS. — Je ne tiens pas à ce que mon général soit drôle.

LE GÉNÉRAL. — Et puis, si ça ne te va pas, tu sais, la porte est ouverte… à deux battants, tu peux te trotter et chercher une place où il n'y aura qu'à s'amuser, une place à Paris, sur le boulevard des Italiens !

FRANÇOIS. — Ah ben ! je suis trop attaché à mon général… ah ben !…

LE GÉNÉRAL. — Tant pis pour toi.

FRANÇOIS. — Et puis il n'y a pas que moi ; ma femme aussi, elle a de l'amitié pour vous. Ah ben ! sauf le respect, mon général serait frais s'il ne nous avait pas tous les deux, Rose et moi. Qu'est-ce qui-vous ferait de la bonne cuisine si vous n'aviez pas Rose ?

LE GÉNÉRAL. — Ça n'empêche pas que si vous me manquiez seulement une seconde, Rose et toi, je vous fouterais dans la rue, et à coups de pied quelque part !

FRANÇOIS. — Mais oui, mon général. C'est vot'droit.

LE GÉNÉRAL. — Seulement, quand je dis à coups de pied, tu comprends, n'est-ce pas, que c'est une façon de parler, dans l'état où je suis ?

FRANÇOIS. — Mais oui, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Cochonne de vie, va ! Donne-moi un mouchoir blanc ? (François le lui donne. Il se mouche bruyamment.) Enfin, avec tout ça, il y a quelqu'un à cette minute qui n'est pas à plaindre.

FRANÇOIS. — Qui donc, mon général ?

LE GÉNÉRAL. — C'est mon gendre, c'est le capitaine.

FRANÇOIS. — Un chic homme ! Ah ! dame, c'est le cas de le dire : il est à la noce.

LE GÉNÉRAL. — Je suis tranquille, il fera son devoir.

FRANÇOIS. — Si mon général le permettrait, il y a une chose…

LE GÉNÉRAL. — Dis-la vite.

FRANÇOIS. -— C'est par rapport à ce que le capitaine à c't'heure…

LE GÉNÉRAL. — Mais dis donc vite.

FRA-NÇOIS. — Eh bien, j'ai eu tantôt une idée, moi. J'ai pensé : « Tiens, j'ai toujours eu le désir d'avoir une fille, une belle petite fille, j'ai comme une vague entrevue que ça pourrait bien être aujourd'hui qu'il sera question de s'en occuper. » Et alors je me suis certifié que ce soir, quand le capitaine et sa dame ils seraient partis en voyage, moi de mon côté avec Rose, je… je ferais ce qu'il faut. « La mutation de mademoiselle, que j'ai dit à Rose, c'est fichu de nous porter bonheur, et si ça nous le porte, et que nous ayons une fille, eh ben, je l'appellerai Louise »… Mon général veut bien ? Il ne s'oppose pas ?

LE GÉNÉRAL. — Comment, si je veux ? Je te l'ordonne. Ah ! c'est comme ça que tu vas… ? T'as bien dîné, t'as bu du Champagne, je parie ?

FRANÇOIS. — Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL. — Mens pas. J'aime pas les menteurs. Quel âge a-t-elle au juste, Rose ?

FRANÇOIS. — Vingt-neuf ans.

LE GÉNÉRAL. — Y a encore du bon. Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens ? Tu vas me laisser ici, avec mes sales idées noires, sans que je puisse fermer l'œil ? Pas de ça. Prends le Mémorial. Ça t'embête, mais je m'en fous, prends le Mémorial. (François le prend.) D'ailleurs, ce ne sera pas long ; d'ici dix minutes je pioncerai. T'es bien capable d'attendre encore dix minutes avant d'avoir ta fille ?

FRANÇOIS. — Oh ! mon général.

LE GÉNÉRAL. — Tais-toi. Perds pas tes forces. Quand tu t'apercevras que je commence à dormir, t'éteindras la lampe, et puis tu te replieras en bon ordre, sans faire de potin… et puis t'iras retrouver ta femme. (Il réfléchit une petite seconde.) Dans neuf mois nous verrons. Si c'est un garçon, faudra bien le prendre, on ne peut pas le jeter, mais c'est qu'alors tu ne sais pas ce que tu veux ; mais si c'est une fille, convenu, on l'appelle Louise, et je la dote.

FRANÇOIS. — Oh ! oh ! mon général, merci… Ma reconnaissance…

LE GÉNÉRAL. — Elle me dégoûte, ta reconnaissance ! Lis le Mémorial. Où en étions-nous ?

FRANÇOIS, qui s'est assis, avec le livre ouvert sur ses genoux. — Aux rats.

LE GÉNÉRAL. — Ah oui ! Les rats. Vas-y.

FRANÇOIS, lisant, lentement, sans faire de liaisons, avec des fautes de prononciation. — « Nou avons failli n'avoire point de déjeuner : une irrupetion de rats qui avaient débouché de plusieurs points dans la cuisine…

LE GÉNÉRAL. — Chameaux d'Anglais ! Voyez-vous ça.

FRANÇOIS. — « …cuisine durant la nuit, avaient tout enlevé.

LE GÉNÉRAL. — Sales Anglais !…

FRANÇOIS. — « Nous en sommes littéralement infess… infestés ; il son énorme, méchant, et très hardi…

LE GÉNÉRAL, qui s'endort déjà. — Hardi… Pauvre petite Louise !

FRANÇOIS, lisant toujours. — « Un soir que l'empereur… »

LE GÉNÉRAL. — À bas les Anglais !…

(Il ronfle.)

FRANÇOIS, qui s'arrête et ferme le livre. — Là. Il dort. Je m'en vas. (Il éteint la lampe et sort sur la pointe des pieds.) Y a pas. Il a dit qu'il la doterait ! Mais, pour ça, faut la faire.

 

LE VESTIBULE

HENRIETTE DE LYRE, du Palais-Royal.
ARMANDINE.
LE MARÉCHAL DE RENOVAREZ, 60 ans, droit, rouge et blanc.

Mademoiselle Henriette de Lyre (du Palais-Royal) est dans son cabinet de toilette. Elle vient de se faire laver les cheveux. Elle lit l'Art d'interpréter les Songes. On sonne. Armandine apporte une carte.

I

ARMANDINE. — C'est encore le maréchal, Madame !

HENRIETTE. — Je l'aurais parié. Ah ! il commence a m'embêter. Je ne veux pas le recevoir.

ARMANDINE. — Oh ! madame ! un si brave homme !

HENRIETTE» — Dis-lui que je sèche.

ARMANDINE. — Lui aussi, Madame, il sèche, allez ! Mais c'est d'amour, d'amour pour Madame.

HENRIETTE. — Que veux-tu que j'y fasse ! Il me déplaît.

ARMANDINE. — Ce n'est pas une rairaison, ça. Madame est gentille avec bien d'autres qui ne lui plaisent guère ; et celui-là est si brave homme ! Si vous l'entendiez me parler de vous, ça vous tirerait les larmes.

HENRIETTE. — D'abord, on n'arrivepas ainsi chez les gens dès le matin, au petit jour. Midi et quart !

ARMANDINE. — C'est vrai qu'il aurait pu se présenter à trois heures, à l'heure des repas.

HENRIETTE. — Demain ou après-demain il est très capable de venir me surprendre au lit…

ARMANDINE. — Ah ! il voudrait bien ! Alors Madame ne le reçoit pas, décidément, même cinq minutes ?

HENRIETTE. — Non.

ARMANDINE. — C'est la neuvième fois qu'il vient depuis avant-hier.

HENRIETTE. — Tant pis. Vois-le à ma place, comme à l'ordinaire… puisque ça t'amuse.

ARMANDINE. — Merci, Madame. J'y vais. (Elle sort.)

II

LE MARÉCHAL. — Eh bien ?

ARMANDINE. — Que voulez-vous, c'est encore un raté !

LE MARÉCHAL. — Elle ne veut pas me causer ?

ARMANDINE. — Elle ne veut pas.

LE MARÉCHAL. — Cruelle femme ! Comment va-t-elle ? Comment est-elle ?

ARMANDINE. — Comme hier. En ce moment elle vient de se laver la tête, elle sèche.

LE MARÉCHAL. — Elle sèche ! Ah ! qu'elle doit être belle !

ARMANDINE. — Je vous assure que non, allez ! Ne vous mettez donc pas dans cet état-là.

LE MARÉCHAL. — Je l'aime. Vous lui avez remis hier soir, au théâtre, la petite cuiller que je vous avais donnée pour elle… en or de Bolivie ?

ARMANDINE. — Oui.

LE MARÉCHAL. — Qu'a-t-elle dit ? Comment l'a-t-elle trouvée ?

ARMANDINE. — Elle n'a rien dit, elle ne l'a pour ainsi dire pas regardée ; elle était en train de finir sa figure…

LE MARÉCHAL. — Elle a mieux fait de finir sa figure… L'art d'abord ! L'amour et le plaisir ne brûlent qu'après. Ah ! c'est une si grande artiste ! Elle dit son couplet de la Petite Vache :
… Venez, venez, profitez d'mon laitage
Vous vous en lécherez les doigts !…
C'est superbe ! d'une élévation ! Et vous lui avez bien expliqué, n'est-ce pas ? que cette cuiller est celle dont je me servais quand j'étais en bas âge ? Certes, je donnais déjà de fortes espérances à ma famille, mais elle ne prévoyait pourtant pas que je serais un jour grand-maréchal de toute la Bolivie.

ARMANDINE. — Pourquoi que vous ne retournez pas là-bas, près de votre armée ? Vous feriez mieux.

LE MARÉCHAL. - -- Il n'y a plus d'armée, il n'y en a plus, elle est dans ses foyers. Moi, je suis ex-maréchal. Les guerres sont finies.

ARMANDINE. — Je comprends : vous avez quitté le théâtre ?

LE MARÉCHAL. — C'est ça. Maintenant j'aime la France, j'aime Paris, et j'aime avant tout la belle Henriette de Lyre. Pensez-vous qu'elle puisse m'aimer un peu, elle ?

ARMANDINE. — Est-ce qu'on sait ?

LE MARÉCHAL. — Avec le temps, dans des années. Peu importe, j'attendrai.

ARMANDINE. — Ah ! dame, une fois vieille, elle sera peut-être moins difficile.

LE MARÉCHAL. — Jamais elle ne vieillira, cette créature ; elle est trop suave, elle me rappelle les fruits de nos pays.

ARMANDINE. — C'est drôle tout de même que Madame vous représente tant d'affaires que ça ! Elle est très ordinaire, voyons ! Et il n'en manque pas d'autres plus jolies et mieux fabriquées.

LE MARÉCHAL. — Taisez-vous ! Ah ! taisez-vous !

ARMANDINE. — Je la connais, moi qui l'habille et la déshabille chaque jour !

LE MARÉCHAL. — Ah ! que vous êtes heureuse, Mademoiselle, d'être sa valette de chambre !

ARMANDINE, riant. — Valette ! Eh bien, je vous assure, dans l'intimité, Madame n'est pas du tout ce qu'on s'imagine. (Confidentielle.) Sa poitrine… On dirait un store, à tel point elle tombe.

LE MARÉCHAL, avec fierté. — Avec moi, elle se relèvera.

ARMANDINE. — Elle perd ses cheveux.

LE MARÉCHAL. — Il lui en restera toujours assez pour que j'y promène ma main.

ARMANDINE. — Enfin, elle ne vous aime pas, elle vous maltraite, elle refuse de vous recevoir ; chaque fois qu'elle m'entend prononcer votre nom, c'est un mouvement d'ennui ou un geste de colère.

LE MARÉCHAL. — Quelle joie ! je ne lui suis donc pas indifférent ! Et vous consentez, malgré tout, à prononcer mon nom devant elle ?

ARMANDINE. — Je ne fais que ça.

LE MARÉCHAL. — Brave fille. Je vous aime aussi.

ARMANDINE. — Ah non ! Pas de blagues. Vous n'allez pas me dire que je vous rappelle les fruits de votre pays, moi ?

LE MARÉCHAL. — Non, mais vous approchez votre maîtresse…

ARMANDINE. — Faut bien, puisque je la sers.

LE MARÉCHAL. — Vous respirez le même air qu'elle ; j'ai donc un faible pour vous. Ah ! si elle savait mon adoration !

ARMANDINE. — Elle la sait, mais elle n'en veut pas.

LE MARÉCHAL. — Écoutez, dites-lui que j'ai un volcan à moi, là-bas, en Bolivie. Si elle consent à me suivre, nous y terminerons tous deux notre vie, dans la paix et le silence.

ARMANDINE. — Sur le volcan ?

LE MARÉCHAL. — Il est éteint.

ARMANDINE. — Je lui en parlerai, mais j'ai comme un goût qu'elle ne voudra pas.

LE MARÉCHAL. — Alors, je le vendrai, je vendrai tout ce que je possède ; avec mes éperons d'or, que je ferai fondre, je lui commanderai des bracelets ; je mettrai tout à ses pieds. Croyez-vous que je finirai alors par être digne d'elle ? Dites-moi la vérité.

ARMANDINE. — Tenez ! Vous êtes fou !

LE MARÉCHAL. — D'amour.

ARMANDINE. — Et vous me faites pitié. Oui, ça me récure de voir un homme de votre position, de votre hauteur…

LE MARÉCHAL. — Un maréchal !…

ARMANDINE. — Qui se tracasse le cœur et les instincts pour quoi ? Pour rien, pour une dame de caresses comme Madame ! une femme qui s'accorde à tant d'hommes ! Et vous n'êtes pas le seul, allez ! à être pincé ainsi jusqu'à la moelle des orteils. Il y en a de toutes les catégories honnêtes ; des notaires, des magistrats, des grands-pères de famille, qui sont là, qui tirent la langue, et qui veulent à tout prix, sans que Madame consente seulement à les adoucir par un petit mot de baume. Tous ceux-là, eux et vous, c'est moi qui les reçois dans mon tablier, et ils me demandent tous comme vous : « Armandine, croyez-vous qu'elle se ramollira un jour ? » Et ils me proposent : « Si je vendais mon château ? Si je vendais mes fermes ? » C'est pas des volcans, eux, mais c'est tout comme. Et je leur réponds, ainsi qu'à vous, quand ils m'ont lassée : « Mais rentrez donc bien vite dans vos maisons ; ayez un peu de cœur, saprelotte ! et ne vous acharnez pas davantage après Madame. C'est pas votre affaire, Madame ; elle est pour les petits de vingt ans qu'a de l'argent de trop. Vous, les papas, rangez-vous, buvez du vin blanc et couchez-vous pas tard, vous vivrez vieux ! » Ah ! ouiche, ils ne m'écoutent pas. Ils pleurent et ilsreviennent. Ah ! là là ! si j'étais homme ! et homme du monde comme vous ! C'est pas moi qu'on verrait prendre racine ici, dans les antichambres, à soupirer près des bonnes de Madame ! Mais, Madame, malheureux monsieur le maréchal, savez-vous bien ce que c'est ? Non, vous ne vous en faites pas l'idée l C'est une femme qu'a pas de cœur. Elle boirait des larmes dans sa flûte à champagne ! Ses amants, à qui elle envoie des billets mous pour les attendrir avec des « chéri », et « mon cœur bleu », et cætera, eh bien ! c'est moi qu'elle charge de les écrire, moi Armandine ! parce qu'elle n'est pas fichue de mettre trois mots d'affilée sans s'égarer. À dix-sept ans, devinez ce qu'elle faisait, où qu'elle était ? Non, c'est pas possible, vous ne devinerez pas ? Elle était souffleuse. Qu'est-ce que c'est que ça, souffleuse ? Souffleuse, monsieur le maréchal, c'est d'être aux abattoirs, les pieds nus, en sabots, dans le sang, et de gonfler, en soufflant dedans, les vessies des veaux et des bœufs qu'on vient de leur ouvrir le ventre. Oh ! elle n'avait pas de diamants aux abattoirs, je vous en réponds ! ni de perles ! et elle ne s'appelait pas Henriette de Lyre. Et puis tout le reste ! Elle en a gâché de l'argent et des hommes ! Seigneur ! Si ça n'était pas une place conséquente et sérieuse, il y a un petit bout de temps que j'aurais claqué la porte. Mais dans notre partie, nous autres, il faut bien "être égoïste, et ne penser qu'à nous, sans s'occuper des maîtres. Ils se conduisent comme ils se conduisent. Ça ne regarde qu'eux. Nous, nous servons. Seulement, dame ! il y a des jours où de voir des pauvres gens comme vous qu'on fait poser, qu'on traite comme on ne nous traiterait pas, ça me met en révolte, et voilà pourquoi je vous répète : Vous êtes un homme honorable, monsieur le maréchal, vous avez gagné des batailles dans les pays chauds, vrai, votre place n'est pas dans le vestibule d'une dinde qui se fiche de vous.

LE MARÉCHAL. — Je l'aime.

ARMANDINE. — Alors zut !

LE MARÉCHAL. — Je reviendrai ce soir avant dîner.

ARMANDINE. — Madame sera sortie.

LE MARÉCHAL. — J'irai au théâtre.

ARMANDINE. — Vous recevra pas.

LE MARÉCHAL. — J'attendrai dehors au bas de l'escalier. Ah ! un dernier mot : Si jamais, par impossible bonheur ! je deviens le maître de votre maîtresse, savez-vous quel sera mon premier soin ?

ARMANDINE. — Non.

LE MARÉCHAL. — De vous mettre à la porte, ma fille, pour la façon dont vous parlez de Madame.

ARMANDINE. - — Oui. Mais monsieur le maréchal n'arrivera jamais. J'ai enterré d'autres machabées avant lui.

LE MARÉCHAL. — À ce soir. Dites-lui bien que…

HENRIETTE, à la cantonade. — Armandine !

ARMANDINE. — Voilà. (Au maréchal :) Rompez. Madame est sèche.

 

IL Y A PLACE ET PLACE

LOUIS, 35 ans, melon noir.
JULIEN, 40 ans, melon havane.

Ils se retrouvent tous les deux en train de contempler les photographies d'actrices chez Martinet, près du Grand-Hôtel. Alors ils s'abordent.

 

LOUIS. — Tiens, c'est toi ?

JULIEN. — Mais dame, oui.

LOUIS. — Tu es toujours pareil.

JULIEN. — Toi non plus tu n'as pas modifié.

LOUIS. — Et tu regardais les portraits ? les portraits des actrices ?

JULIEN. — Oui. Y n'en manque pas !

LOUIS. — C'est bien seyant tout de même d'être exposée comme ça en devanture, la poitrine découverte ?

JULIEN. — Et puis, pour ceux qui s'arrêtent, ça leur plaît aux regards. Et à propos, comment que se trouve Rosalie ?

LOUIS. Ma femme ? toujours bien. Elle est avec moi.

JULIEN. — Ah ! Vous avez une place où on est ensemble ?

LOUIS. — Un dentiste.

JULIEN. — J'aimerais pas ça énormément, moi !… Vider les eaux d'un homme qui met ses bras nus dans les bouches, ça me lèverait l'estomac. Enfin, j'ai peut-être tort, c'est peut-être une bonne place tout de même.

LOUIS. — Excellente. Et puis, c'est pas un petit dentiste amateur, tu sais ? Non, tout ce qu'il y a de garanti. Et ce qu'il la connaît pour arracher ! Ce qu'il a d'énergie dans le coude !

JULIEN. — Faut voir ça.

LOUIS. — Dis plutôt qu'il faut l'entendre.

JULIEN. — Je comprends : on glapit.

LOUIS. — Des fois, pendant que je frotte mes couverts à l'office, il part un cri dans le fond de l'appartement, alors je pense : « Bon, encore une rage que monsieur calme ! » Les premiers temps ça me faisait du froid, à présent plus rien. En somme, je ne suis pas à plaindre, je pourrais être plus mal. Par exemple on ne s'imagine pas tous les petits soins, les mille et une -gâteries que réclame un cabinet comme celui de monsieur : faut que tu frottes les vitrines où sont les râteliers, faut que tu donnes de temps en temps un coup de peau aux daviers et aux clés, faut que tu mettes une goutte d'huile dans les rouages du grand voltaire mécanique, faut que tu balayes les dents tombées, égarées sous les meubles. Tout ça, oui, donne du mal. Mais c'est une habitude. Et toi ? Qu'est- ce que tu deviens ?

JULIEN. — Je vais quitter ma nouvelle maison.

LOUIS. — Depuis longtemps que tu y étais ?

JULIEN. — Deux mois.

LOUIS. — Et pas content ?

JULIEN. — Dame non.

LOUIS. — Ils t'embêtent ?

JULIEN. — C'est pas qu'ils m'embêtent, mais je ne peux pas rester.

LOUIS. — Parce que ?

JULIEN. — Parce que c'est des gens de rien, du tout petit monde, quoi !

LOUIS. — Qu'est-ce que ça peut te fiche ?

JULIEN. — J'ai l'orgueil de ma place : je suis comme ça.

LOUIS. — Faut que tu fasses le lit du schah de Perse !

JULIEN. — Non, je ne vais pas jusque-là. Mais il ne me faut pas de maîtres dont je me sens l'égal. Je veux des gens d'une classe élevée. Sans ça je n'ai pas le cœur à les honorer et à leur obéir.

LOUIS. — Et qu'est-ce que c'est tes patrons ?

JULIEN. — Vieux rentiers, rue des Saints-Pères.

LOUIS. — Leur loyer ?

JULIEN. — Quatre mille.

LOUIS. — Eh bien, c'est pas mal ça.

JULIEN. — Peuh ! avant d'être chez eux, j'ai été trois ans au château de Pommerais.

LOUIS. — Chez des nobles.

JULIEN. — Non. Un ancien fabricant d'eau minérale, mais bien convenable. Y avait là des bois et des bois à marcher dedans des journées entières, et pleins de bêtes, et à l'office, à table, nous. étions vingt-neuf. Rien que le château sans les arbres, on disait que ça valait peut-être trois millions ! Tu juges, à côté, ce que c'est que leur loyer de quatre mille ?

LOUIS. — Ça fait un peu pleurer, en effet., Mais après tout, s'ils sont gentils avec toi ?…

JULIEN. — Je m'en moque, c'est pas de la gentillesse que je réclame.

LOUIS. — Qu'est-ce que tu réclames ?

JULIEN. — Un train… Un train de maison. J'ai besoin de recevoir, de voir du monde, et d'inviter à danser. Sans ça, je m'ennuie.

LOUIS.— Est-ce qu'ils ont des lardons, tes bourgeois ?

JULIEN. — Des enfants ? pas un seul.

LOUIS. — Alors ils n'ont guère de raisons pour donner des bals et des soirées.

JULIEN. — Au contraire, ils devraient profiter de leur argent au lieu de l'entasser pour des neveux éloignés, qui les connaissent à peine, et qui liront le journal à leur enterrement. Ah ! mais, c'est que ça se passera comme ça, je te le prédis.

LOUIS. — Enfin, je vois que tu te rebutes, parce que ça manque de chic.

JULIEN. — À un point que tu ne peux pas croire ! Et puis, ils n'ont rien, ils ne sont pas outillés. Leur cuisine, ma parole, c'est à se croire à Mazas ! Le lendemain de mon arrivée, je demande la machine à glace : ils n'ont pas de machine à glace ! la semaine d'après, je demande le presse-foie, ils n'ont pas de presse-foie ! ils n'ont pas le grand jeu des couteaux à découper, ils n'ont pas de balais américains, ils n'ont pas la nouvelle brosse électrique !… enfin avoue que c'est décourageant de travailler dans ces conditions-là, avec tout qui vous pète à la fois. On n'a plus de goût à son appartement.

LOUIS. — Je suis un peu de ton avis. Mais aussi t'exagères. T'aimes trop la richesse.

JULIEN. — Ma foi oui, je ne regarde pas à leur argent, je suis pour la largeur. Aussi j'ai parlé l'autre jour à Monsieur, je me suis décidé.

LOUIS. — Tu as osé, à propos de ça ? Moi j'oserais pas.

JULIEN. — Avec eux il faut des fois se montrer.

LOUIS. — Raconte.

JULIEN. — Monsieur a passé par la salle à manger comme j'achevais de mettre le couvert pour le déjeuner, je l'ai arrêté, oh ! très poliment, et je lui ai dit : « Je demande pardon à Monsieur de le questionner, mais quand est-ce que Monsieur a la proposition de donner un grand dîner ? » D'abord il a eu l'air étonné, et puis il m'a dit : « Mais je ne sais pas, plus tard, il n'en est pas question pour le moment. » J'ai insisté, toujours poliment, et il m'a répliqué : « Assez, Julien, mêlez-vous de vos affaires. — C'est justement que je m'en mêle, monsieur ! »

LOUIS. — As-tu dit, toi, toujours poliment ?

JULIEN. — Toujours : « Et si je vous demande ça, Monsieur, ça n'est pas pour le rapport de la curiosité d'indiscrétion comme vous pourriez le croire ; Monsieur est libre de donner à dîner, ou pas, sans que j'aie rien à y trouver de mal, mais je voudrais savoir une fois pour toutes si Monsieur voit le monde et mène une vie répandue, ou bien, s'il se cloporte chez lui comme un naufragé sans recevoir âme qui vive, parce que moi, Monsieur, je suis fait pour travailler dans les grandes maisons, il me faut un service agité, j'ai des qualités de main très brillantes, Monsieur l'a peut-être remarqué ; je sens que je les perdrais chez Monsieur s'il persévérait dans sa vie pot-au-feu de tous les jours. »

LOUIS. — Qu'est-ce qu'il a dit ?

JULIEN. — Rien d'abord. Il était vert.

LOUIS. — Mais quand il a eu cessé de cette couleur ?

JULIEN. — Oh ! il n'a pas été long dans ses phrases : Julien, mon garçon,je vous conseille de chercher une autre place.

LOUIS. — Et tu cherches ?

JULIEN. — Oui.

LOUIS. — C'est triste ce qui t'arrive là. Va donc chez un dentiste.

JULIEN. — Zut. Une place où on ne boit que de l'eau de Botot ! j'aimerais encore mieux rester où je suis.

LOUIS. — T'as tort. On y est si bien. Moi, je suis si bien !

JULIEN. — Toi et moi ça fait deux.

LOUIS. — Car je ne t'ai pas tout dit. Si tu savais…

JULIEN. — Quoi ?

LOUIS. — C'est un secret, Monsieur m'a fait jurer de le garder. Mais toi qui es un ami, je peux bien te le dire : eh bien ! je ne suis pas seulement valet de chambre… j'opère aussi.

JULIEN. — Toi ?

LOUIS. — Oui, moi. Oh ! pas tous les jours, non, de temps en temps.

JULIEN. — Comment ça ?

LOUIS. — Quand il y a trop de monde au salon et que Monsieur est débordé, comme c'est la bonne qui ouvre toujours la porte, et qu'on ne me connaît pas, je me tiens en redingote dans une petite pièce voisine de celle de Monsieur, et, quand il a besoin, je l'aide dans l'écoulement des clients.

JULIEN. — Tu sais faire ?… Qu'est-ce que tu leur fais ?

LOUIS. — Oh ! peu de choses… Je pose les cotons, je n'en suis encore qu'aux dents creuses, mais ça m'inté- resse beaucoup. J'imbibe le coton, je le mets, et je dis : « Là, mangez sur l'autre côté et revenez après-demain. »

JULIEN. — Et les clients te prennent pour un vrai dentiste ?

LOUIS. — Oui. Quand t'auras une dent creuse, fais-moi un signe, tu verras comme je travaille bien.

JULIEN. — Tu ne te vantes pas ?

LOUIS. — Non, mon vieux, tu parlais tout à l'heure de tes qualités de main, moi aussi je peux parler des miennes ; il paraît que j'ai le toucher léger comme un duvet, et puis non seulement ça, mais aussi l 'instinct, quoi ! le sentiment des dents. Quand je suis sur une mâchoire, tu sais, j'oublie que la terre tourne.

JULIEN. — Ça te passionne.

LOUIS. — Oui, mon vieux. Aussi Monsieur est épaté de moi ; chaque jour il me fait de nouveaux compliments, et pas plus tard qu'hier, tiens, comme je finissais de panser une grosse d'en haut à une dame âgée très douillette, il s'est approché, il a regardé l'ouvrage, et quand la dame a été déguerpie : « C'est très bien, Julien, qu'il m'a dit, continuez comme ça, mon garçon, et d'ici trois semaines, vous entendez, vous pourrez arracher. »

JULIEN. — Bougre ! T'as trouvé ta voie !

LOUIS. — J'espère. A la prochaine ?

JULIEN. — Sans douleur.

 

LE VERRE A CHAMPAGNE

MONSIEUR.
MADAME.
LA DOMESTIQUE AMÉLIE.

Intérieur simple, mais aisé. — Monsieur et madame achèvent de déjeuner. Ils ont eu plusieurs personnes à dîner la veille.

 

MONSIEUR. — C'était très bien, très réussi hier, notre petit dîner. L'ami Châteaulin a mangé comme quatre.

MADAME. — La timbale milanaise était délicieuse.

MONSIEUR. — J'en ai repris trois fois.

MADAME. — Tu aurais pu te rendre malade. J'espère qu'on n'a rien cassé, au moins ?

MONSIEUR. — Si : Amélie a cassé un verre à Champagne. Je l'ai vu.

MADAME. — Tu es sûr ?

MONSIEUR. — Je te dis que je l'ai vu. Il est craqué du haut en bas, en biais.

MADAME. — Ça fait le huitième. Sur deux douzaines !

MONSIEUR. — Chut !

(Amélie entre dans la salle à manger.)

MADAME, à Amélie. — J'espère que vous n'avez rien cassé hier ?

AMÉLIE. — Non, Madame.

MADAME. — Tous les verres sont intacts ?

AMÉLIE. — Oui, Madame.

MADAME. — Ah ! (Elle regarde Monsieur qui ne bronche pas. Amélie sort.)

MONSIEUR. — C'est trop fort. Craqué du haut en bas, en biais. Je l'ai vu.

MADAME. — Il n'y a qu'à s'en assurer, c'est bien simple. (Elle se lève, ouvre le grand bahut et regarde parmi les verres.) Le voilà, je l'aperçois. (Elle prend le verre en question et le pose sur la table.) Ah ! il est bien cassé.

MONSIEUR. — Parbleu ! Je n'ai pas la berlue.

MADAME. — C'est désolant. (Amélie rentre.) Vous avez cassé un verre, ma fille ; pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ?

AMÉLIE. — Mais, Madame…

MADAME. — Chaque fois que vous cassez, je veux que vous me le disiez, je ne vous gronderai pas. Ce n'est pourtant pas bien difficile. Tandis que si vous me le cachez…

AMÉLIE. — Je ne cache rien à Madame.

MADAME. — Si, puisque vous ne me dites pas quand vous cassez.

AMÉLIE. — Ça peut arriver à tout le monde d'avoir la main lourde…

MADAME. — Sans doute, mais il faut me le dire.

AMÉLIE. — Je ne savais pas, Madame.

MADAME. — Vous le saviez ; le jour de votre entrée, je vous ai avertie.

AMÉLIE, avec l'air de quelqu'un qu'on fatigue. — Mais oui. Mais oui.

MADAME. — Et puis ce que je vous ai dit aussi, c'est que je ne veux pas qu'on me réponde, je ne le veux pas…

AMÉLIE. — Je ferai observer à Madame…

MADAME. — Rien du tout. Je ne veux pas qu'on me réponde…

AMÉLIE. — C'est parfait, Madame, je ne répondrai pas.

MADAME. — Même pas ouvrir la bouche, entendez-vous ?

AMÉLIE. — J'entends.

MADAME. — C'est déjà de trop ce mot-là.

AMÉLIE. — (Elle soupire.)

MADAME. — Ni soupirer.

AMÉLIE. — (Elle ferme les yeux.)

MADAME. — Ni fermer les yeux avec insolence.

AMÉLIE. — Je pensais.

MADAME. — Ça n'est pas le moment. A-t-on jamais vu ! Bientôt on ne pourra plus faire la plus légère observation à ses domestiques. Eux, ils auront le droit de briser toute votre vaisselle, d'abîmer tout votre mobilier, et il faudra encore les remercier !

AMÉLIE. — Ah ! si Madame se met à crier !

MADAME. — Qu'est-ce que c'est ? (À son mari.) Crier ! Tu l'entends ?

MONSIEUR, paterne. — Amélie, hé ? Faites un peu attention à vos paroles. Et puis rentrez dans votre cuisine.

MADAME. — Non pas, restez. Je veux qu'elle reste, et qu'elle m'écoute jusqu'au bout.

AMÉLIE. — Comme Madame voudra.

MADAME. — Tous les jours, vous cassez : une fois, c'est le sucrier, une fois c'est un verre du beau service, une fois c'est autre chose, jamais vous ne le dites, et par-dessus le marché vous trouvez des raisons quand on vous réprimande ! eh bien, ma fille…

AMÉLIE. — Ça m'est désagréable. J'aime mieux payer ce que je casse, et qu'on me laisse tranquille.

MADAME. — Oui, vraiment ! Et si je vous prenais au mot ? Vous le mériteriez. Si je vous faisais payer le sucrier ancien, en porcelaine de Chine, qui m'a coûté cinquante francs, qu'est-ce que vous diriez ?

AMÉLIE. — Je dirais que je refuserais.

MADAME. — Parce que ?

AMÉLIE. — Parce- que c'était un sucrier bien ordinaire qui n'a jamais valu ce que vous racontez.

MADAME. — Tenez, vous êtes une pauvre ignorante, vous n'y connaissez rien.

AMÉLIE. — Je ne sais pas si je m'y connais dans la porcelaine, mais il y a d'autres affaires où je m'y connais, des affaires où si je voulais parler…

MADAME. — Hein ! Quoi ? Des allusions ?

MONSIEUR, qui commence à trouver que cela dure trop. — Là, c'est bien. En voilà assez.

MADAME. — Je veux qu'elle m'explique tout de suite ce qu'elle a eu l'air de vouloir insinuer.

MONSIEUR. — À quoi bon ? La prochaine fois, quand elle cassera, elle ne manquera pas de le ; dire ; elle me le dira à moi, là. N'est-ce pas, Amélie ?

AMÉLIE. — Oui, Monsieur.

MONSIEUR, à sa femme. — Tu vois, elle promet.

MADAME. — Je veux qu'elle m'explique ce qu'elle a eu l'air, à l'instant, de vouloir insinuer.

MONSIEUR. — Ah ! tiens, tu es tout de même d'un entêtement bien drôle !

AMÉLIE. — Ça n'est pas moi qui le fais dire à Monsieur !

MADAME. — Elle m'injurie, à présent. (À son mari.) Grâce à toi, elle m'injurie !

AMÉLIE. — Mais non, Madame.

MONSIEUR. — Mais non, ma bonne.

MADAME, à Amélie. — Qu'est-ce que vous vouliez dire, tout à l'heure ?

MONSIEUR. — Ah ! zut ! Je ne m'en mêle plus.

AMÉLIE. — Tout à l'heure ?

MADAME. — Oui, que si vous ne vous reteniez pas de parler…

AMÉLIE. — Eh bien, je dirais des choses…

MADAME. — Quelles choses ?

AMÉLIE. — Des choses que je sais.

MADAME. — Dites-les.

AMÉLIE. — Je ne peux pas.

MADAME. — Pourquoi ça ?

AMÉLIE. — Parce que Madame m'a défendu.

MADAME. — Moi ! Je vous ai défendu de dire certaines choses ?

AMÉLIE. — En plein, Madame.

MADAME. — Vous mentez ! Vous mentez effrontément. Rentrez dans votre cuisine, ma fille, allez, sortez.

MONSIEUR, qui s'en mêle de nouveau. — Non, non, pas encore.

MADAME, à son mari. — En voilà assez, va. N'éternisons pas.

MONSIEUR. — Elle s'est trop avancée à présent pour ne pas achever.

MADAME. — À quoi bon ? Dorénavant, c'est convenu, quand elle cassera, elle le dira, à toi ou à moi, n'est-ce pas, Amélie ?

AMÉLIE. — Oui, Madame.

MADAME, à son mari. — Tu l'entends, elle donne sa parole.

MONSIEUR. — Elle vient de te viser d'une façon trop directe… Je veux la confondre… (Très sévère.) Amélie, je vous ordonne de parler.

AMÉLIE. — Et si je ne veux pas ?

MONSIEUR. — Je vous renvoie.

AMÉLIE. — Comme je serai aussi renvoyée si je parle, je peux bien y aller, à présent. Eh bien, Monsieur…

MADAME, à son mari. — Ne l'écoute pas, ça n'est pas vrai !

AMÉLIE. — J'en suis désolée, madame, mais c'est trop tard. (À Monsieur.) Eh bien, si j'étais que Monsieur, je n'inviterais plus à dîner monsieur Châteaulin, et plus jamais je ne le recevrais.

MADAME. — C'est une infamie !

AMÉLIE. — Parce que, sauf le respect, lui et Madame ils font pire ensemble que de casser un sucrier. Là. Maintenant je crois que je peux aller faire ma malle. Monsieur ne me garde pas ?

MONSIEUR. — Non, ma fille.

(Madame est assise, renfermée dans une rage muette et défensive. Amélie sort.)

MADAME, faisant bonne contenance, avec un sourire bien forcé, à son mari. — Hein ? crois-tu ! ces gens-là, quelle boue ?

MONSIEUR, glacé. — Oui. Tu aurais mieux fait, tiens, de ne rien dire pour ce verre. Et puis, veux-tu venir dans ma chambre ?

MADAME. — Pourquoi faire ?

MONSIEUR. — Causer sérieusement.

 

DISCRÉTION PROFESSIONNELLE

VICTOR, le cocher, 50 ans.
JULIENNE, sa femme, lingère.

Vers minuit. – Ils sont dans leur chambre, au troisième étage d'un bel hôtel de l'avenue de Villiers.

 

VICTOR. — En voilà une journée !

JULIENNE. — Ma foi, oui. Quand les maîtres meurent, on a encore plus d'ouvrage que quand ils sont vivants. Heureusement qu'ils ne meurent qu'une fois !

VICTOR. — Que veux-tu ! Comme tu dis, ça n'arrive pas tous les jours un enterrement ; c'est de l'extra. Enfin ! je suis bien content que tout ça soit fini. Pauvre madame !

JULIENNE. — Ah ! pour ça, elle n'était pas gênante.

VICTOR. — Depuis le temps que ces messieurs l'avaient condamnée… Trois ans qu'elle ne s'échappait pas de son fauteuil.

JULIENNE. — Une bonne maîtresse, qui parlait poliment, qui n'était pas sur notre dos… Nous la regretterons.

VICTOR. — Je la regrette déjà.

JULIENNE. — Ça n'est pas que Monsieur soit mauvais…

VICTOR. — Oh ! Monsieur, Monsieur… c'est une autre paire de manches.

JULIENNE. — Tu le trouves mauvais, Monsieur ?

VICTOR. — Il ne va pas à la cheville de Madame.

JULIENNE. — T'as toujours eu quelque chose de prononcé, toi, pour Madame.

VICTOR. — Tiens, mais oui. C'te pauv' femme ! V'là cinq ans que je la conduisais. Ah ! elle m'aimait bien, elle aussi ; elle était bien accoutumée à moi. C'est que je la menais à son désir, bien sagement ; elle avait si peur en voiture ! Dame, par exemple, je faisais attention ; je ne crois pas l'avoir jamais accrochée. « Avec Victor sur le siège, qu'elle disait souvent, je suis tranquille comme dans mon lit ! » Après ses courses, quand on était de retour à la maison, elle descendait en bas du perron, en s'appuyant sur ses cannes, et jamais elle ne manquait de m'adresser un compliment, une phrase, un mot. Quand c'était pas à moi, c'était au cheval, quelquefois aux deux. Des jours, elle avait un morceau de sucre dans sa poche, et elle nous le donnait. C'est des petites choses, mais ça vous attache au monde. Tu ne comprends pas ça ?

JULIENNE. — Tout de même.

VICTOR. — Aussi tantôt, pendant que je suivais, derrière la famille, et que j'étais là, en sacrée belle tenue, avec mon fouet sérieux, noué d'un crêpe, et les stores tirés, les lanternes allumées, je ne pouvais pas m'empêcher d'une émotion. Oui, et de voir devant moi le croque, cet imbécile en chapeau de gendarme qui conduisait ma maîtresse, eh bien ! ça me mettait en rage. Ah ! je ne trouve pas ça juste, je trouve que c'est à nous autres les cochers de maison d'être sur le siège pour mener nos patronnes jusqu'au lieu de leur repos.

JULIENNE. — Oui, sans doute, tout ça n'est pas gai.

VICTOR. — S'il y a un paradis, comme le disent les prêtres, tu peux être sûre que Madame s'y ballade ce soir, comme chez elle ! Et j'en dirais pas autant de Monsieur.

JULIENNE. — Où est-il ce soir, Monsieur ? Il est sorti tout de suite après son dîner.

VICTOR. — Tiens, parbleu ! où veux-tu qu'il soit, si ça n'est pas chez sa cocotte ?

JULIENNE. — Cette blonde qui loge quartier de l'Europe ?

VICTOR. — Oui. Madame Irma de Montargis ! En v'là un nom !

JULIENNE. — C'est pas possible, ça ne doit pas être son vrai nom ?

VICTOR. — Évidemment. Où as-tu la tête ? Elle doit s'appeler d'un sale nom, d'un nom de rebut.

JULIENNE. — Maintenant que veux-tu ! les noms, tu sais, on n'y comprend jamais rien. Il y en a, et des plus chic, devant lesquels tout le monde s'éclate, et que je ne trouve pas, moi, si renversants que ça ! Ainsi, tiens, par exemple, La Rochefoucauld ! c'est pas vilain, je ne dis pas, mais enfin ça n'est jamais que le nom d'une rue !

VICTOR. — Oh ! sans doute. Et d'une pas bien belle rue encore !

JULIENNE. — Alors, tu crois, vraiment, que Monsieur aura été ce soir chez son Irma ?

VICTOR. — J'en suis sûr. Il y grimpe toutes les nuits depuis plus d'un an. Même jusqu'aux derniers moments de la maladie de Madame, il ne s'en privait pas.

JULIENNE. — C'est égal ! Le soir du jour qu'on enterre sa femme, c'est tout de même un peu… un peu…

VICTOR. — Je te répète que c'est un homme indigne.

JULIENNE. — Faut-il, crois-tu, qu'elles aient de la puissance sur leurs amants, ces créatures-là, comme Montargis et toutes les autres !

VICTOR. — Oui, c'est pour ainsi dire un philtre qu'elles leur font respirer.

JULIENNE. — Qu'est-ce que c'est que ça, Coco, qu'un philtre ?

VICTOR. — Plus tard ! Ça vient du Moyen âge ! Ça serait trop long à t'expliquer.

JULIENNE. — Cette pauvre Madame ! Pour toi, est-ce qu'elle savait la liaison de Monsieur ?

VICTOR. — Certainement.

JULIENNE. — Et elle la souffrait, elle l'endurait ?

VICTOR. — Oui.

JULIENNE. — Voilà, moi, ce que je ne pourrais pas ! Ah ! si jamais pareille affaire t'arriverait et que je le saurais…

VICTOR. — Es-tu bête !

JULIENNE. — Mais pourquoi qu'elle ne disait rien, qu'elle ne réclamait pas ?

VICTOR. — L'abattement de la maladie. Et puis l'impression du : Zut ! À quoi bon ?

JULIENNE. — On dit que Monsieur épousera sa cocotte ; qu'il n'attend que le temps réglementaire d'écouler son deuil pour lui donner son nom. Est-ce que c'est vrai ?

VICTOR. — Tout ce qu'il y a de plus vrai. Et on dit encore bien d'autres choses.

JULIENNE. — Quoi ?

VICTOR. — Oh ! je ne peux pas, c'est trop grave…

JULIENNE. — Je t'en prie.

VICTOR. — Ne me demande pas. C'est des histoires… des histoires…

JULIENNE. — Dis donc !

VICTOR. — Des histoires de police… là ! des choses à faire passer un homme en jugement.

JULIENNE. — Oh ! qu'est-ce que c'est ?

VICTOR. — Écoute. Tu tiendras ta langue ?

JULIENNE. — Mais oui.

VICTOR. — Eh bien, il paraîtrait… d'après des mots réservés, sans avoir l'air, qu'a eus comme ça la garde qui a veillé Madame ces huit derniers jours, et ces huit nuits d'avant sa mort, il paraîtrait peut-être… on n'est pas sûr… faut pas m'en faire dire plus qu'il n'y en a…

JULIENNE. — Mais, va donc, va donc…

VICTOR. — …Que Monsieur trouvait que Madame durait un petit peu longtemps à vivre… que ça traînait, quoi, et qu'alors… il s'en serait mêlé… oh ! mais un peu, rien qu'un petit peu !…

JULIENNE. — Oh ! nom d'un bleu ! et en quoi faisant ?

VICTOR. — Je n'en sais rien. On parlait entre soi tantôt, à l'office, d'une petite poudre qu'on lui aurait vue dans les mains…

JULIENNE. — À Monsieur ?

VICTOR. — Mais oui, c'est pas au roi de Prusse !… Dans les mains, et qu'il aurait… à la dérobée… tu comprends ?…

JULIENNE. — Pan ! dans la potion à Madame ?…

VICTOR. — Tu y es.

JULIENNE. — Oh ! oh ! Le fait est qu'elle a rudement, mais là rudement vomi, Madame !

VICTOR. — Oui, elle a vomi comme un cheval, cette malheureuse !

JULIENNE. — Et que le docteur n'y comprenait rien !

VICTOR. — C'est des ânes, les médecins, des incapables !

JULIENNE. — Ce qu'elle avait, Madame, c'était ça.

VICTOR. — La poudre.

JULIENNE. — La mort.

VICTOR. — Chut !

JULIENNE. — C'est-il criminel, tout de même, un homme, un homme bien élevé, quand il a l'amusement en tête avec une autre !

VICTOR. — Ah ! dame ! C'est ça les drames, ma fille, les drames de la passion !

JULIENNE. — Mais il n'y a donc rien à faire ? C'est dégoûtant ! Si on prévenait la justice ?

VICTOR. — Pas de bêtises.

JULIENNE. — Sans qu'elle sache que ça vient de nous. Par un billet homonyme ?

VICTOR. — Non, non. Rien du tout. C'est affligeant, c'est pénible. Ah ! pour ça oui ! Mais ça ne nous regarde pas, après tout, ça n'est pas nos affaires. Toutes ces manigances-là, du cœur et de la frénésie, et des moyens violents… ça se passe entre eux, les gens riches, c'est au-dessus de nous. Tant pire. Faut pas bouger. Et puis, en somme, Monsieur peut être un assassin, il a été notre maître, il l'est encore, ça ne serait pas chic à nous de le dévoiler, sans compter que ça rejaillirait sur toi et sur moi, et qu'après, quand on saurait que nous avons été en place chez lui, ça ne nous couvrirait pas de considération. Ah ! mais non !

JULIENNE. — Oui, tu as raison. Et puis, et puis, en fin de compte, c'est que des suppositions, tout ça n'est peut-être pas vrai ?

VICTOR, mollement. — Espérons-le…

JULIENNE. — Ma foi oui, tiens, dans la vie, faut toujours mieux supposer le bien que le mal.

 

SERVICE DE PENSÉE

ROBERT BRÉZAL, 32 ans, romancier ayant la vogue, sur le point d'être décoré.
BARNABÉ, 40 ans. De l'importance.
JEANNE, 50 ans, femme de ménage de Brézal.

Le matin, dix heures et demie. Robert Brézal est au lit, en train de parcourir les journaux, quand Jeanne, la femme de ménage, entre dans sa chambre.

 

JEANNE. — Monsieur, il y a là quelqu'un qui demande à vous causer.

BRÉZAL, se dressant sur son séant. — Je sais, faites entrer. (Une minute ; puis Jeanne introduit Barnabé, après quoi elle se retire.)

BARNABÉ, s'inclinant. — Monsieur…

BRÉZAL. — Je vous attendais. C'est vous qui êtes Barnabé ?

BARNABÉ. — Oui, Monsieur.

BRÉZAL. — …Qui m'êtes envoyé comme valet de chambre ?

BARNABÉ. — Oui, Monsieur.

BRÉZAL. — Parfait. Je suis bien aise de vous voir. Voici la chose en deux mots : depuis longtemps je suis servi par la femme qui vous a introduit à l'instant.

BARNABÉ. — Une femme qui fait des ménages ?

BRÉZAL. — Oui, elle a fait le mien pendant sept ans, et ma foi sans que jamais j'aie eu à me plaindre d'elle !

BARNABÉ. — Il ne faudrait plus que ça !…

BRÉZAL. — Je l'aurais bien gardée encore. Mais elle devient un peu vieille… paresseuse…. Bref, j'avais besoin d'un domestique homme ; vous m'avez été recommandé de différents côtés ; si nous pouvons nous entendre, j'en serai ravi.

BARNABÉ. — Je ne vois pas pourquoi nous ne nous entendrions pas, Monsieur. Au contraire !

BRÉZAL. — Que voulez-vous dire ?

BARNABÉ. — Dame. Monsieur écrit. Si je ne me trompe pas, Monsieur se met à son bureau quand ça le prend, et il compose… et tout ce qui lui passe par la cervelle, il s'en fait de l'argent ? Est-ce ça ?

BRÉZAL, intéressé. — En effet, c'est ça.

BARNABÉ. — Oh ! je n'ignore pas qui est Monsieur ! J'ai lu toutes les machines de Monsieur.

BRÉZAL. — Ah bah !

BARNABÉ. — Adrienne…. La Dernière Espérance… Pourquoi donc vivre ? C'est peut-être Pourquoi donc vivre ? que j'aime le mieux. Adrienne est plus raide, plus indécent… mais je préfère Pourquoi donc vivre ? Du reste, c'est pas mon avis à moi tout seul que je vous donne là, c'est l'avis aussi à monsieur Alexandre Dumas… pas le père ! Non, le fils.

BRÉZAL. — Je pensais bien.

BARNABÉ. — Celui qu'a fait l'Homme-Femme aux Camélias. Un rude pour taper des pièces de théâtre.

BRÉZAL. — En effet. Je vois que vous le connaissez.

BARNABÉ. — Si je le connais ! Deux ans j'ai été sur son dos. Ah ! il est capable ! C'est le plus fort de tous !

BRÉZAL. — Et pourquoi l'avez-vous quitté ?

BARNABÉ — Pour des raisons intimes. Je me suis épousé.

BRÉZAL.— Alors, vous avez une femme ?

BARNABÉ. — Non, Monsieur, je ne l'ai plus.

BRÉZAL. — Vous êtes veuf ?

BARNABÉ. — Non, Monsieur, je ne suis pas veuf… je suis écoppé. J'étais tombé sur une mauvaise personne. Ma femme, tenez ! c'était la baronne d'Ange. Même nature ! Je ne me suis pas gêné pour lui dire, et souvent, quand nous avions des scènes : « Tiens, Eudoxie, tu me rappelles tout à fait la baronne d'Ange de monsieur Dumas, mon ancien patron. »

BRÉZAL. — Et qu'est-ce qu'elle vous répondait ?

BARNABÉ. — Rien. Elle me trompait avec des cochers de noblesse. Mais n'en parlons plus, voulez-vous ? Revenons à notre affaire. Le départ de tout ça, c'est que j'ai une grande habitude des écrivains, et que je suis sûr que monsieur ne regretterait pas de m'avoir près de lui.

BRÉZAL. — Voyons ? Savez-vous faire un peu de cuisine ?

BARNABÉ. — Oui, Monsieur. Pour le matin, Monsieur doit prendre du thé, tout léger ?

BRÉZAL. — En effet.

BARNABÉ. — Parce que Monsieur a mal à l'estomac ?

BRÉZAL. — Très mal.

BARNABÉ. — Tous les gens de cerveau ont un estomac ignoble ! Ah bien ! Monsieur peut être tranquille ; je lui fricasserai des petits repas exprès pour lui : des œufs, une côtelette d'agneau, du petit pain en flûte. Et jamais de vin rouge. Rien que du blanc, avec de l'eau d'Alet.

BRÉZAL. — Je suis très ponctuel, très ordonné, je vous en préviens. Quand je mets un objet à une certaine place, je veux qu'on l'y laisse.

BARNABÉ. — Bien entendu. Et qu'on ne touche pas aux papiers. Ah ! les papiers ! j'en ai l'expérience, allez !

BRÉZAL. — Mon service n'est pas, en somme, très compliqué. Voici en quoi il consiste : le matin, me réveiller à huit heures, m'apporter mon thé au lit, avec mon courrier. Mes chaussures, mes habits, eau chaude, etc.

BARNABÉ. — La même chose que pour monsieur Dumas.

BRÉZAL. — Savoir écarter les raseurs, dire que je viens de sortir à la minute… que je suis à la campagne…

BARNABÉ. — Connu… Mais… les créanciers, les fournisseurs ? Monsieur est-il pour, ou contre ?

BRÉZAL. — Plutôt contre.

BARNABÉ. — Suffit ! Ils ne trouveront pas souvent Monsieur.

BRÉZAL. — Je vous donnerai aussi des courses à faire… des lettres à porter… des commissions parfois délicates…

BARNABÉ. — De ce côté-là, Monsieur peut également être apaisé. Je sais ce que c'est que la vie d'un homme en vedette.

BRÉZAL. — Et de la discrétion ?

BARNABÉ. — J'en ai de trop. Ainsi, moi, Monsieur, il m'est arrivé des choses… des choses que Monsieur en puiserait des bouquins à crier, avec ce que j'ai vu !…

BRÉZAL. — Ah ?

BARNABÉ. — Eh bien ! Monsieur n'en saura jamais une pipette, quand même il me supplierait.

BRÉZAL. — Mes compliments. Voilà ce que j'aime.

BARNABÉ. — Non, voyez-vous, allez, c'est inutile. Monsieur n'a pas besoin de s'égarer dans les recommandations. J'ai lu Monsieur : Adrienne… La Dernière Espérance… Pourquoi donc vivre ? Mon opinion est établie : Monsieur est un homme dans le genre de monsieur Dumas, avec moins, beaucoup moins de talent ! Ça ne choque pas Monsieur que je lui dise ça ?

BRÉZAL. — Mais non, mon ami. Mais non.

BARNABÉ. — Je sais ce qu'il faut à Monsieur, comme si j'étais déjà chez lui depuis des années. Monsieur est nerveux, colère, assommant, quoi ! Quand il pense à ses histoires, faut pas qu'on parle, qu'on laisse tomber de petites cuillers, ni qu'on l'embête… Il veut qu'on respecte la solitude de son silence… Tiens, c'est tout naturel… Il n'y a pas moyen d'écrire des livres célèbres sans y songer un petit peu, à l'avance. Monsieur veut aussi qu'on saisisse les ordres du premier coup ?

BRÉZAL. — Oui, je n'aime pas à répéter les choses.

BARNABÉ. — Monsieur ne répétera rien. Est-ce que Monsieur est select ?

BRÉZAL. — Plaît-il ?

BARNABÉ. — Je demande à Monsieur s'il est select, s'il sort ? s'il va dans le monde beaucoup ? Monsieur ne connaît pas ce terme-là ?

BRÉZAL. — Si. Je n'avais pas compris. Oui, je sors assez.

BARNABÉ. — L'habit tous les soirs ?

BRÉZAL. — Ça dépend.

BARNABÉ. — Enfin, je le préparerai tous les jours. À six heures, tous les jours, avant dîner, l'habit de Monsieur sera entr'ouvert sur son lit, avec une chemise blanche… Monsieur le mettra ou ne le mettra pas, il n'en fera qu'à sa guise, ça le regarde. Moi, je ne serai plus responsable.

BRÉZAL. — C'est cela.

BARNABÉ. — Par exemple, j'ai des exigences que Monsieur comprendra, j'espère ?

BRÉZAL. — Lesquelles ?

BARNABÉ. — Je m'intéresse aux choses de l'esprit. Monsieur Dumas me donnait toujours des places pour toutes ses premières ; eh bien, quand Monsieur produira un livre nouveau, je lui serai bien obligé de ne pas m'oublier.

BRÉZAL. — Soyez tranquille.

BARNABÉ. — La première édition ?

BRÉZAL. — Ça va de soi.

BARNABÉ. — Avec un petit mot d'écrit de votre main ?

BRÉZAL. — Mais oui.

BARNABÉ. — Merci, Monsieur. Parce que, voyez-vous, je suis très sensible à ces procédés-là. Nous autres, avec des attentions, vous ne vous imaginez pas ce qu'on arrive à faire de nous. C'est comme si quelquefois Monsieur, quand il est en train de composer, avait absolument besoin, — je ne dis pas d'un conseil, mais d'une approbation — eh bien, qu'il ne se gêne pas avec moi, je quitterai mon service un instant, et j'entendrai Monsieur chaque fois avec bien du plaisir.

BRÉZAL. — Bon à savoir.

BARNABÉ. — C'est énorme, allez, pour un écrivain, d'avoir près de soi quelqu 'un de bien disposé à écouter… ça a beau n'être qu'un domestique, c'est toujours du public, et ça flatte quand même ! Et puis, quoi ! Molière n'a rien fait sans sa bonne.

BRÉZAL. — Évidemment !

BARNABÉ. — Je ne vais pas jusqu'à dire que je communiquerai mon opinion à Monsieur, mais enfin s'il me la demandait… au cas où il tiendrait à la connaître, elle sera toujours à sa disposition…

BRÉZAL. — Merci.

BARNABÉ. — Moi-même, mon Dieu oui, Monsieur…

BRÉZAL. — Quoi ?

BARNABÉ. — Oh ! rien… Monsieur se moquera de moi !

BRÉZAL. — Allez donc.

BARNABÉ. — Moi-même, à mes moments perdus, le soir, dans ma chambre… je travaille un peu… je fais… j'écris…

BRÉZAL. — Que faites-vous ? Quel genre ? Parlez ?

BARNABÉ. — Je fais des rébus… Monsieur, des mots carrés, en losange… des problèmes ingénieux… simples et ingénieux… Sans doute, ce n'est pas du grand art comme Monsieur, c'est à côté de l'art ; mais pour ce que ça est, on peut trouver plus mal.

BRÉZAL. — J'en suis convaincu. Vous m'apprendrez, voulez-vous ?

BARNABÉ. — Quand il plaira à Monsieur. Et bien d'autres choses encore, allez ! Que Monsieur me prenne, il ne s'en repentira pas. Je sens dans mon esprit que je suis la botte de Monsieur.

BRÉZAL. — Eh bien, c'est entendu, Barnabé, je vous prends.

BARNABÉ. — Monsieur n'a pas tort. Et Monsieur verra, mon service ne ressemble en rien à celui d'un autre… C'est comme qui dirait, mon service… (Il cherche.)

BRÉZAL. — Achevez.

BARNABÉ, solennel. — C'est un service de pensée.

 

TOM HENRY

LE MARQUIS DES ACACIAS, 30 ans. Le chic du chic.
MONSIEUR DUPRÉ, intendant du marquis.

Chez des Acacias, le matin, un peu avant le déjeuner. Le marquis vient de parcourir les journaux qui jonchent à présent le tapis de son cabinet de toilette.

LE MARQUIS. — Ah ! Racontez-moi, Dupré. Vous l'avez vu ?

DUPRÉ. — Oui, monsieur le marquis, j'ai vu monsieur Tom Henry. Je l'ai vu hier.

LE MARQUIS. — Où donc est-il descendu déjà ? Je ne me souviens plus.

DUPRÉ. — A l'hôtel Sentimental, monsieur le marquis. Il y occupe deux belles chambres au second, sur la rue de Rivoli. Je l'ai trouvé vers les six heures. Il avait quitté Londres la veille sur la dépêche que vous m'avez prié de lui envoyer lundi. Oh ! il m'a donné du premier coup l'impression d'un homme considérable.

LE MARQUIS. — Bref, que vous a-t-il dit ? Accepte-t-il ?

DUPRÉ. — Que monsieur le marquis me permette de lui exposer les choses par ordre. Monsieur Tom Henry m'a fait asseoir – il avait un complet d'intérieur, dans les tons gant de Suède, absolument délicat ! – je lui ai transmis, avec tous les détails, les propositions de monsieur le marquis et son désir très vif d'entrer en arrangement avec lui. Je dois déclarer que monsieur Tom Henry a paru fort touché des sollicitations dont il se sent l'objet de la part de monsieur le marquis et, quand je lui ai dit, à un certain moment : « Monsieur le marquis sait qui vous êtes, Monsieur, voilà longtemps qu'il vous suit de loin, il regrettait que vous fussiez lié à la personne du duc de Leicester, mais dès qu'il a connu la nouvelle de la mort du duc, vous êtes témoin de l'empressement qu'il a mis à vous briguer ? » J'ai dit briguer ; c'est le mot que monsieur le marquis m'avait recommandé d'employer : je l'ai employé.

LE MARQUIS. — C'est bon. Après ?

DUPRÉ. — Eh bien, à ce mot de briguer, il s'est incliné légèrement, et au fond il était flatté. On est homme. Je continuai, je lui expliquai ce que c'était que le service de monsieur le marquis, sa maison, ses habitudes, et dès que j'eus achevé, il prit à son tour la parole. Voici ce qu'il me dit, alors, avec beaucoup de lenteur :  « Vous remercierez monsieur le marquis et vous l'informerez que j'accepte. »

LE MARQUIS. — Ah !

DUPRÉ. — Attendez. « J'ai bien, poursuivit-il, plusieurs offres qui me sont faites de différents côtés, entre autres de la part du duc de la Tour-de-Pise, mais ce n'est pas vers celui-là que je penche. »

LE MARQUIS. — Charmant !

DUPRÉ. — « … Cependant, j'aimerais que rien ne fût définitif entre nous avant que monsieur le marquis ait pris connaissance de ma méthode, avant qu'il soit au courant de la manière dont j'entends ce métier, cet art, si difficile, qu'est l'art de servir ! »

LE MARQUIS. — Est-ce tout ? Que veut-il dire avec sa méthode ?

DUPRÉ. — Monsieur le marquis va le savoir. Car, aussitôt après, Monsieur Tom Henry m'a remis ce petit- livre pour monsieur le marquis.

LE MARQUIS. — Donnez.

DUPRÉ. — Sur lequel il a consigné…

LE MARQUIS. — Je vois, je vois… (Il tourne le livre, très joliment relié.) Du maroquin plein… (Lisant dans un coin de la reliure.) Trautz-Bauzonnet. Fichtre ! (Il l'ouvre.) Qu'est-ce que c'est que ça ? Son ex-libris ? Oui. Et avec une devise ! (Regardant de plus près :) « De main de maître. » Pas mal. (Il feuillette.) Et c'est imprimé !

DUPRÉ. — Oui, monsieur le marquis.

LE MARQUIS. — Sur japon !

DUPRÉ. — À cinq exemplaires numérotés. Pas davantage. C'est lui qui me l'a dit.

LE MARQUIS. — Eh bien ! je vais jeter un coup d'œil là-dessus. Je n'ai plus besoin de vous, Dupré. (Dupré sort. Le marquis se carre dans son fauteuil.) Voyons un peu le manuel de monsieur Tom Henry, valet de chambre du duc de Leicester. Allons, c'est par petits paragraphes… pas fatigant à lire.

CHAPITRE PREMIER
Où il est question du matin.

Entrer sans frapper.
Éveiller sans toucher.
Deviner ce qu'a été la nuit.
Préparer le linge de corps du lever.
Mesurer la distribution de la lumière du jour.
Faire sentir au Prince, par un jeudiscret d'allées et venues, qu'il n'est pas seul ici-bas — et attendre les ordres.
S'ils tardent trop, les solliciter par son silence même.
S'ils sont ensuite donnés de façon peu claire, pâteuse, ou contradictoire, n'en laisser paraître aucune surprise, et s'en rapporter à sa propre raison pour les exécuter à peu près.
Offrir aux regards du Prince le masque d'un serviteur intelligent et sagace ; lui redonner, rien que par une attitude fine et dévouée, le goût quotidien de la vie.
Si le Prince parle au lit, l'écouter. Respectueusement, mais sans bassesse ; tous deux nous avons une âme !
Quelle que puisse être, dans ses propos, la familiarité du Prince, ne jamais rire, et rester à sa place.
N'entrer dans la chambre que pour y apporter quelque chose.
N 'en sortir que pour emporter quelque chose.
N'y rester que pour y faire quelque chose.
Avoir les mains gantées de peau pour habiller le Prince.
Gantées un peu lâche, de deux pointures au-dessus, par rapporté la liberté des doigts.
Etre toujours frais rasé, très peigné.
Pas d'odeurs.
Ne point éternuer.
En déposant le courrier, dire, à mi-voix, le temps qu'il fait.
Ne parler, le premier, en dehors de cela, que pour donner une grande nouvelle telle que : l'empereur d'Autriche est mort… Sarah Bernhardt s'est suicidée… On a fait sauter le Palais de Justice.
Frotter légèrement à la peau les louis que le Prince devra dépenser dans la journée.
S'intéresser aussi à ses bagues. Les nettoyer à peine. Que le Prince, en les remettant, ne soit point saisi par un contact inaccoutumé.
.Si l'on se trouve dans une pièce voisine, et qu'on soit sonné, toujours — avant de paraître — attendre cinq secondes, et n'en pas laisser s'écouler plus de dix.

Parenthèses.

Je ne parle pas encore ici du bain du Prince. Il fait l'objet d'un chapitre spécial.
Je ne parle pas non plus de la toilette. Elle est traitée dans le chapitre 7, qui a pour titre : « Comment j'habille. »
Une chose importante : Savoir deviner, pendant qu'on se trouve seul avec le Prince et qu'il est silencieux, à quoi il pense, de façon à prévenir un souhait, un désir, avant qu'il ait été formulé. Entre le vaporisateur demandé et remis et le vaporisateur offert sans qu'on ait même besoin de le demander, il y a un monde.
Avoir une attitude qui approuve sans cesse.
Ne toucher à rien en dehors du service.
Aimer le chien du Prince, s'il en a un.
Mais ne pas avoir l'air de l'aimer plus que lui.
Etre à la fois une créature personnelle et impersonnelle.
Se bien porter.
Être d'une assez grande force physique. Le maître aime la force.
Nota. — Si j'écris toujours : le Prince, c'est que je n'ai jamais consenti à fréquenter qu'un prince ou un duc. Jamais je ne suis descendu plus bas qu'un marquis, et je ne sais pas comment on sert les comtes.

(À ce moment la porte s'ouvre et M. Dupré reparaît.)

LE MARQUIS. — Qu'est-ce que c'est ?

DUPRÉ. — C'est monsieur Tom Henry qui envoie dire à monsieur le marquis qu'à partir de demain en huit il est à son entière disposition, au cas où monsieur le marquis, après avoir pris connaissance de sa méthode, n'y trouverait rien à reprendre.

LE MARQUIS. — Rien. C'est absolument exquis, sa méthode !

DUPRÉ. — Il demande que monsieur le marquis veuille bien, quand il n'aura plus besoin de son livre, le remettre à la personne qui attend.

LE MARQUIS. — Quelle personne ? Ce n'est donc pas lui qui est là ?

DUPRÉ. — Non, monsieur le marquis.

LE MARQUIS. — Et qui est-ce ?

DUPRÉ. — Son domestique.

LE MARQUIS, pâmé. — Admirable ! N'y a plus d'enfants ! N'y a plus de larbins !

 

LA DOUBLURE

PARTHENAY, 40 ans.
LORRAIN. À peu près même âge et même visage que Parthenay.

Une heure et demie, chez Parthenay. Il a fini de déjeuner. Il sonne. Lorrain paraît.

 

PARTHENAY. — Lorrain, tu iras tantôt porter chez le duc de Sambre-et-Meuse cette petite valise qui contient ma boîte à maquillages et mes fards ; ensuite tu m'achèteras de la vaseline et tu passeras chez Désiré, pour ma perruque.

LORRAIN. — Oui, Monsieur.

PARTHENAY. — Ah ! demande aussi, chez Doucet, les cravates que j'ai choisies hier. Je n'ai plus besoin de toi.

LORRAIN, avec un sourire malicieux. — Monsieur n'a pas… d'autre commission à me donner ?… des commissions de belles dames ?…

PARTHENAY. — Non, Lorrain, pas pour aujourd'hui. Ça t'amuse donc quand je t'en donne de ces commissions-là ?

LORRAIN. — Beaucoup, Monsieur. Je trouve que Monsieur a pris là une excellente habitude – quand il reçoit des déclarations de femmes qu'il ne connaît pas et qui lui demandent des rendez-vous – de m'envoyer rôder par là, voir ce que c'est, comment c'est bâti, et si c'est bien utile que Monsieur entre en scène.

PARTHENAY. — Est-ce que je n'ai pas raison ?

LORRAIN. — Tout à fait. Dans la situation où il est, Monsieur n'a pas de temps à perdre, Monsieur a son art, il ne peut se distraire qu'à coup sûr, quand le jeu en vaut la chandelle. Et puisque Monsieur veut bien se reposer en mon goût…

PARTHENAY. — Oui, Lorrain. Tu m'en as donné assez de preuves.

LORRAIN. — Dame ! je l'avoue, je suis fier de cette confiance, et je demande à Monsieur de me la continuer.

PARTHENAY. — Sois tranquille. Mais, depuis samedi dernier, il n'est rien venu, pas la moindre lettre… Il faut attendre.

LORRAIN. — Ah ! elle était bien amoureuse de Monsieur, la demoiselle de samedi dernier…

PARTHENAY. — En effet. Elle me donnait rendez-vous au Musée Égyptien, lundi, avant-hier ! Tu y as été, tu l'as vue, tu m'as dit qu'elle était affreuse.

LORRAIN. — Laide, Monsieur, franchement laide.

PARTHENAY. — C'est dommage. Sa lettre avait quelque chose… Qu'est-ce que j'en ai donc fait de sa lettre, Lorrain ? Tu ne l'as pas jetée ?

LORRAIN. — Non. Je sais que Monsieur les garde.

PARTHENAY. — Ça m'amusera à relire plus tard. Ah çà ! où est-elle ?

LORRAIN. — Là, sous le presse-papiers, sous la main de Talma.

PARTHENAY, la prenant. — Oui. (Il l'ouvre et la relit) : « Monsieur, En lisant cette lettre, j'ignore ce que vous penserez de la personne qui vous l'écrit. N'allez pas croire que c'est une de ces femmes comme il y en a de trop, hélas ! Non. Monsieur, je ne vous ai vu que sur la scène du Théâtre-Français. C'était dans le Marquis de Villemer. Peut-être allez-vous rire et vous moquer de moi ; eh bien ! depuis ce beau jour, Monsieur, je vous aime autant qu'il est possible d'aimer ! Je donnerais ma vie pour embellir la vôtre. Je n'ai que dix-sept, mais j'ai déjà…

LORRAIN. — Elle a oublié : ans.

PARTHENAY. — …mais j'ai déjà tant souffert que l'on m'en donnerait plus de vingt. Tout cela, je vous le raconterai plus tard la main dans la main, si vous y consentez. Je croyais qu'il ne m'était pas possible de plus souffrir, j'espérais qu'un jour viendrait où le ciel bleu m'ouvrirait ses portes… je vois qu'elles resteront toujours closes pour moi. Je puis dire adieu aux rayons du soleil sans avoir connu les douces ivresses de l'amour ! Il faut aimer pour savoir réellement ce que c'est que de souffrir. Il n'y a rien de plus agréable que deux êtres qui peuvent s'aimer, devant le monde… Mais je dois bien vous ennuyer avec cette correspondance ! et puis, ce que je fais en ce moment est mal ; une jeune n'a pas le droit…

LORRAIN. — Elle a oublié : fille.

PARTHENAY. — …une jeune fille n'a pas le droit d'avouer la première son amour à l'homme qu'elle distingue. Je vous ai vu il y a encore huit jours, dans Mademoiselle Seiglière

LORRAIN. — Elle a oublié : de la.

PARTHENAY. — Tais-toi, tu finis par m'agacer avec tes oublis. (Continuant.) « Un instant, pendant le spectacle, mon regard a rencontré le vôtre, c'est moi qui étais au milieu, dans la seconde loge de face, avec du bleu à mon chapeau… Ah ! j'ai eu bien de la peine alors à contenir mon émotion. J'aurais voulu pouvoir crier tout haut que je vous aimais ! Ma plume refuse d'en écrire plus. Maintenant, il me serait bien doux de vous parler seule. Monsieur, je vous adresse une prière. Me l'accorderez-vous ? Eh bien ! ne montrez pas cette lettre à des gens qui s'en moqueraient. À présent aussi, je veux vous demander une grande grâce. J'ai toujours eu la passion du théâtre, je voudrais savoir si j'ai encore l'âge important pour commencer les études et mériter d'entrer au Conservatoire ! Oh ! que je serais heureuse de me trouver dans cette carrière ! Je vous verrais, je jouerais avec vous, même sur la scène je ne vous quitterais pas !

LORRAIN. — Elle s'imagine ça !

PARTHENAY. — « Oui, Monsieur, si j'étais actrice, je serais la plus joyeuse des créatures, je ne vous le cache pas. Un dernier mot. Lundi, quand trois heures sonneront, je vous attendrai dans la première salle du Musée Égyptien, au Louvre. Je serai là, près du plus grand roi Pharaon, du reste il n'y a jamais per- sonne. Jurez que vous viendrez. Je termine, Monsieur, je sens que je divague. — Celle qui vous aime pour la vie. Écrire aux initiales B. C. Poste restante. Place de la Bourse. — Post-scriptum : Ne croyez pas que c'est une femme riche qui vous écrit. » Et voilà. Il n'y a pas à dire, c'est une belle lettre.

LORRAIN. — Oui, je regrette bien pour Monsieur qu'elle soit si laide.

PARTHENAY. — Elle l'était tant que ça, vraiment ?

LORRAIN. — Ça n'était pas possible, Monsieur.

PARTHENAY. — N'en parlons plus. Mais je te retiens déjà depuis un quart d'heure, file vite. (À ce moment on sonne.) On sonne, va donc voir. (Lorrain sort. Parthenay écoute à travers la porte, tout contre.) C'est la concierge qui a monté une lettre… (Lorrain reparaît avec la lettre.) Donne. (Lorrain va pour s'en aller.) Attends. (Il décachète la lettre en riant.) Si quelquefois c'était une nouvelle cliente. (Il jette les yeux sur la lettre, regarde une photographie qui s'y trouvait renfermée, devient grave, fronce le sourcil, et quand il a fini sa lecture :) Qu'est-ce que j'apprends, Lorrain ? Ah ! vous allez bien, mon garçon, je vous fais tous mes compliments.

LORRAIN. — Qu'est-ce que Monsieur veut dire ?

PARTHENAY. — Vous ne comprenez pas !

LORRAIN. — Mais pas du tout, Monsieur.

PARTHENAY. — Eh bien ! moi, je comprends, et beaucoup trop. Savez-vous de qui est cette lettre qu'on m'apporte à l'instant ?

LORRAIN. — Comment Monsieur veut- il ?…

PARTHENAY. — Silence ! Elle est de la jeune personne de l'autre jour…

LORRAIN. — Celle du Musée Égyptien ?

PARTHENAY. — Du plus grand Pharaon, oui, Monsieur. Écoutez, maintenant ce qu'elle me dit. Oh ! ça n'est pas long, mais c'est clair, très clair. (Il lit.) « Chéri bien-aimé ! » (S'arrêtant.) Entendez-vous cela, Monsieur Lorrain ?… « Ché-ri bien-aimé ! »

LORRAIN, qui commence à se troubler. — J'écoute Monsieur… je l'écoute.

PARTHENAY. — Je continue. « C'est donc vrai ! Depuis lundi, tu es à moi et je suis à toi, et nous ne faisons plus qu'un seul et même cœur, une seule et même âme embrasée. Je suis folle de joie et j'y nage dans l'ardeur de tout le délire où tes brûlantes caresses ont su me plonger ! Ô Jacques, mon Jacques chéri… (S'interrompant.) Comment vous appelez- vous, Monsieur ?

LORRAIN. — Lorrain.

PARTHENAY. — Et moi, comment est- ce que je m'appelle de mon petit nom ?

LORRAIN. — Jacques.

PARTHENAY. — C'est charmant ! (Reprenant.) « …Mon Jacques chéri, tu es bon et généreux d'être venu à mon rendez-vous… Comme la scène vous change, vous autres grands artistes ! Au premier abord j'hésitais à te reconnaître, mais rien qu'à ton regard mes doutes sont tombés : c'était bien le même feu que celui qui brillait dans la prunelle du marquis de Villemer. Ah ! oui, quand je t'attendais dans la salle du musée et que mon cœur battait à coups précipités,je ne me doutais pas que ce jour béni marquerait comme le plus beau de toute ma vie et que, plusieurs heures après, seuls, tous deux, oubliant l'univers, je… Mais ma plume rougit, mon cher amant, au seul souvenir de tant de félicités. Elles recommenceront bientôt, n'est-ce pas ? Tu me l'as promis. Je sais que tu ne t'appartiens pas, que tu es à l'art, mais tu trouveras tout de même quelques instants parfumés à m'accorder, à moi qui t'adore plus que tout. Car, je le sens bien maintenant, le jour où tu cesserais de m'aimer, j'appellerais la mort à mon secours pour qu'elle me fasse reposer sous la terre froide. À quand ? Réponds-moi. Viens. J'ai hâte que tu redises encore dans mes bras ces magnifiques vers d'Alfred de Musset que tu dis si bien. Ah ! c'est qu'il n'y a qu'un Parthenay au monde ! Je t'embrasse sur ta belle bouche rose. Béatrice. » C'est complet ! Qu'avez-vous à répondre, monsieur Lorrain ? Rien, j'espère. Vous n'allez pas avoir le front d'essayer de nier ?

LORRAIN. — Non, Monsieur.

PARTHENAY. — Ainsi, c'est vrai ? Vous avez été au Musée Égyptien, vous avez abordé cette personne…

LORRAIN. — Non, Monsieur, c'est elle qui a commencé.

PARTHENAY. — C'est elle ?

LORRAIN. — Oui, Monsieur.

PARTHENAY. — Enfin, vous vous êtes fait passer pour moi ; vous lui avez dit que vous étiez Parthenay, sociétaire de la Comédie. Eh bien, c'est un abus de confiance, cela ; c'est une malhonnêteté, un vol, entendez-vous ?

LORRAIN. — Ce n'est pas comme ça que les choses se sont passées. C'est cette dame qui, aussitôt qu'elle m'a vu la regarder, est accourue sur moi, m'a pris les mains et m'a dit : « Oh ! monsieur Parthenay, comme vous êtes bon, bon, d'être venu ! » À ce moment, j'ai vu qu'elle me prenait pour Monsieur !

PARTHENAY. — Et c'est à ce moment que vous auriez dû, vous, séance tenante, la détromper : « Je ne suis pas Parthenay, je suis son valet de chambre ! »

LORRAIN. — Évidemment, j'aurais dû. J'ai eu tort.

PARTHENAY. — Pourquoi ne l'avez- vous pas fait ?

LORRAIN. — J'étais flatté.

PARTHENAY. — Je le comprends. Et puis, il y a autre chose ; elle vous plaisait ?

LORRAIN. — Dame… pour être franc…

PARTHENAY, prenant la photographie. — Vous m'avez menti. Elle est jolie, mademoiselle Béatrice, très jolie… Vous vous êtes bien gardé de me le dire… Voilà une jeune femme qui m'admire, qui m'aime, qui m'écrit, qui me donne un rendez-vous, et, parce que je veux bien vous mettre au courant de mes affaires de cœur, vous nous trahissez tous les deux, elle et moi, de la manière la plus vile. Et c'est ce que vous appelez me servir !

LORRAIN. — Je demande bien pardon à Monsieur. Que voulez-vous ? Ç'a été comme un fait exprès. J'ai été suffoqué d'orgueil ; avec ça je suis jeune, j'ai une nature très passionnée… Sans doute, j'ai menti quand j'ai dit après à Monsieur qu'elle était carrément laide, mais c'était dans un bon sentiment, pour que Monsieur n'ait pas de regrets… et puis aussi je me suis dit : « Bah ! pour une fois, je peux bien m'offrir une chic occasion d'amour : ça ne fait pas de tort à Monsieur, il en a assez dans le grand monde, avec des femmes qui ont des voitures à elles ! »

PARTHENAY, sensible et radouci. — C'est vrai. Mais vous n'étiez tout de même pas juge en ces matières. Alors, dites-moi en deux mots ce qui s'est passé ?

LORRAIN. — C'est bien simple, et Monsieur le devine. Nous avons causé une bonne demi-heure au milieu des momies, et puis, comme ça m'avait l'air d'aller tout seul, j'ai proposé d'aller dans un petit hôtel où on serait très tranquille… pour causer du Conservatoire.

PARTHENAY. — Rue du Paon, p'tit logement ?

LORRAIN. - Su' l' devant, Monsieur l'a dit. Et puis on y a été, on y a resté, on en est sorti. Et puis aujourd'hui, le malheureux hasard veut que Monsieur ait tout découvert. Je suis fâché, je demande pardon à Monsieur.

PARTHENAY. — Il est bien temps ! Qu'est-ce que c'est que cette Béatrice ?

LORRAIN. — Une couturière ; et bien dissolue, allez, Monsieur ! Je peux affirmer à Monsieur qu'elle a aimé pas mal avant nous.

PARTHENAY. — Est-ce que vous comptez la revoir ?

LORRAIN. — Je ne dis pas non. À moins que Monsieur… ?

PARTHENAY. — Ah çà, vous êtes plaisant ! Vous pouvez la garder.

LORRAIN. — Je n'avais pas l'intention d'humilier Monsieur.

PARTHENAY. — Et… quels sont ces vers magnifiques de Musset que vous lui avez récités… ? ça devait être du propre ! J'aurais voulu vous entendre.

LORRAIN. — La Nuit de Mai, Monsieur.

PARTHENAY. — Comment ! espèce d'animal, vous vous êtes permis… La Nuit de Mai : Ma Nuit !

LORRAIN. —Je l'ai entendue dire si souvent à Monsieur, j'aime tant ce qui est beau !

PARTHENAY. — Vous n'y comprenez rien, misérable ! À quoi pouviez-vous bien penser, pendant que vous récitiez ça ?

LORRAIN. — Je pensais… je pensais que j'étais la doublure de Monsieur.

PARTHENAY. — Sortez.

PLEIN AIR

LA NOUNOU LOUISE, et son bébé.
LA NOUNOU CÉSARINE, et son bébé.
UN CAPORAL.

Aux Champs Élysées, sur un banc, près du Cirque. — Louise est une géante joufflue, superbement parée, couronnée d'un bonnet à coques de soie rose, à longs et larges rubans. — Césarine est une petite femme pâlotte, coiffée d'un grand nœud alsacien en moire.

 

LOUISE. — Y avait huit jours qu'on ne s'était vu ; il faut ce beau temps pour se retrouver et faire un peu connaissance. (À son poupon.) Tirititi… Tune belle tite risette… Touroutoutou !… (Le bébé se tord et salive.)

CÉSARINE. — J'ai bien cru que je ne pourrais pas sortir. (Son poupon hurle.) Oui, tu vas n'en avoir. (Elle commence à se déboutonner.)

LOUISE. — La cause ?

CÉSARINE, qui donne le sein. — La cause ? Qu'on est tout le temps sur mon dos à la maison, tiens ! N'était ce petit à qui je m'ai attachée, j'aurais déjà partie ailleurs.

LOUISE. — Qu'est-ce qu'on vous ennuie ?

CÉSARINE. — Un tas d'affaires. Monsieur d'abord.

LOUISE. — Il est mauvais ?

CÉSARINE. — Non, c'est pas ça.

LOUISE. — C'est-il qu'il veut avec vous ce qu'il ne faut pas ?

CÉSARINE. — Juste.

LOUISE. — Oui. C'est fréquent dansla position. Une fois ça m'est arrivé qu'un maître voulait me posséder à lui. Mais j'ai tenu serré, serré, j'ai opposé la défense, et il n'a jamais vu de moi que mes seins ! Ah !

CÉSARINE. — Moi aussi je fais tout ce que je peux, mais j'ai bien du mal à l'esquiver.

LOUISE. — Quels manants d'hommes ! Et votre dame ? Elle a donc du beurre dans les yeux qu'elle ne voit rien ?

CÉSARINE. — C'est une créature chétif, tout ce qu'il y a de chétif et débile, Madame, elle passe sa vie au lit. Ainsi, c't' enfant-là, c'est son premier, le médecin lui a bien observé que ça soit son dernier, qu'elle ne s'amuse pas d'en chercher d'autre, parce que ça serait sa perte irréparable. Vous comprenez, tout ça ne fait pas rire Monsieur, et comme c'est un homme très vigoureux, très capable…

LOUISE. — …C'est sur vous que ça retombe…

CÉSARINE. — Sans doute, et il est tout le temps en travail pour arriver à la chose. Faut lui pardonner. C'est pas entièrement de sa faute, mais ça n'empêche pas, certains jours, de bien me contrarier.

LOUISE. — Oui, c'est ennuyant.

CÉSARINE. — Et puis, des manies qu'ils ont tous les deux : « Nounou par- ci, nounou par-là ! Vous tenez mal l'enfant, vous ne savez pas le langer… c'est pas comme ça qu'on met l'amidon… »

LOUISE. — Ils vous assomment, quoi !

CÉSARINE. — Souvent. Et poseurs ! Je ne suis pas plus de l'Alsace que mon parapluie, eh bien, ils ont voulu absolument, par esbrouffe, m'habiller en Alsacienne de ce pays-là, un pays que je ne connais point, qui ne fait même plus partie de la France, comme si ce petit avait besoin que j'aie cette grande ceinture sur la tête pour mieux téter. Souffrance de ma vie !

LOUISE. — D'où êtes-vous ?

CÉSARINE. — De Puteaux.

LOUISE. — Moi, Normande.

CÉSARINE. — On dit que c'est gentil par là, et qu'il pousse des pommes ?

LOUISE. — Dame oui, il en pousse plus d'une.

CÉSARINE. — Et vous vous plaisez bien dans votre place ?

LOUISE. — Je ne changerais pas, pour rien. Et si je pouvais y rester, une fois sèche, ah ! je serais bien aise.

CÉSARINE. — Chez des gens riches que vous êtes ?

LOUISE. — S'ils sont riches ?… s'ils sont riches ?… Mais riches à millions… Des gens, s'ils voulaient, qu'ils pourraient acheter la tour Eiffel !

CÉSARINE. — Quoi qu'ils en feraient ? Oùs qu'ils la mettraient ?

LOUISE. — Ça, c'est une autre question, mais c'est pour vous dire qu'ils pourraient l'acheter, tant ils sont riches… (Montrant son poupon.) Vous voyez, ce petit minet-là, il est unique de fils…

CÉSARINE. — Jusqu'à présent !

LOUISE. — C'est vrai, il peut lui arriver plus tard des frères et sœurs, mais ça ne fait rien, eh bien ! ce petit-là, messieurs, mesdames, il en aura de l'argent quand il sera grand, qu'il ne saura pas où le mettre… (L'embrassant.) Oui, mon bleu, t'en auras du n'argent ! Tune risette à nounou… Pis, que tu penseras pus à ta nounou dans ce temps-là d'avenir… et que tu te ficheras bien d'elle, grosse canaille… Turututututu !… Couic ! (L'entant pousse des petits cris de bonheur.)

CÉSARINE, avec un soupir. — Vous avez de la chance, vous. (Montrant sonpoupon à elle.) N'était ce petit à qui je m'ai attachée, je voudrais bien changer avec vous.

LOUISE. — On est joliment soignée et traitée, allez ! On a une chambre magnifigue, avec des rideaux de soie, une pendule qui sonne, et des tableaux peints. On est servi par les mêmes domestiques qui servent les maîtres ; on mange à part. Et quand on se promène en voiture avec Monsieur, c'est Monsieur qui se met sur le strapontin, et moi dans le fond, avec une grande ombrelle.

CÉSARINE. — Vous avez des voitures à vous ?

LOUISE. — Cinq, avec des chevaux, de toutes les couleurs. Et puis, pour la nourriture et la boisson : tant qu'on veut ! Du vin, du rouge, du blanc, ou de la bière… tant qu'on veut. Ah ! dame, c'est plaisir de donner son lait dans une maison comme ça !

CÉSARINE. — Chez nous, y a pas de voitures. C'est les fiacres.

LOUISE. — Ils sont pauvres ?

CÉSARINE. — Ni riches ni pauvres. Ils sont gênés. Monsieur est employé dans une grande chose où on s'occupe des incendies… quand le feu prend quelque part… Ils appellent ça : de l'assurance. Et le vôtre, il ne fait rien, votre Monsieur ?

LOUISE. — Rien que de respirer.

CÉSARINE. — Alors c'est un noble ?

LOUISE. — Tout ce qu'il y a de plus noble. Il a un diadème de baron. Il paraît qu'il a le doit de le mettre partout : dans son chapeau, ses serviettes, ses caleçons… Sur les langes du petit aussi, tenez. (Elle fait voir une petite couronne brodée en rouge.) C'est le roi qui lui a permis ça, dans le temps.

CÉSARINE. — Ah bien, vrai ! c'est du grand monde.

LOUISE. — Ils sont vingt-trois à l'office, vous jugez !

CÉSARINE. — Mais, de caractère, quel homme c'est, votre baron ?

LOUISE. — Un bien gentil monsieur, bien clair, bien convenable.

CÉSARINE. — Aime-t-il beaucoup son enfant ?

LOUISE. — Beaucoup. Oh ! oui, il l'aime bien. N'y a qu'une personne qu'il l'aime plus que lui.

CÉSARINE. — Madame ?

LOUISE. — Non, monsieur Octave, un ami de Monsieur, un grand blond bien gai qui est justement le parrain du petit. Oh ! celui-là, ce qu'il l'aime, c'est quelque chose de… d'inouï, de pas croyable.

CÉSARINE. — Y a des personnes comme ça, qui a bon cœur.

LOUISE. — Oui. (Désignant un caporal qui s'avance vers elles deux.) Tiens, voilà monsieur Jamonneau.

CÉSARINE. — Qui est ce militaire ?

LOUISE. — Un jeune homme de mon pays, qui fait son temps comme caporal d'infanterie.

CÉSARINE. — C'est un beau garçon.

LE CAPORAL. — Bonjour, excuse, mesdames. (À Louise.) Cette santé va ? Oui. Tant mieux donc. (À Césarine.) Bien le bonjour de même.

CÉSARINE. — Bonjour, Monsieur.

LE CAPORAL. — Ça serait-il par trop d'exubérance de vous demander une petite place entre vous deux ?

LOUISE. — Mais non. (Elles s'écartent. Il s'assoit entre elles.)

LE CAPORAL, gai. — Et me voilà emboîté dans le double sexe. (Regardant le poupon de Césarine.) Alors, c'est vous, Madame, qui donnez gamelle à cet adjudant ? (À ce moment, Césarine fait une toilette intime à son nourrisson.) Mais, pardon, je m'aperçois que l'adjudant il est une petite fille.

CÉSARINE, qui rougit. — Oh ! monsieur le caporal !

LE CAPORAL. — Ah ! je suis gai, moi, toujours à la bonne humeur, et je sais comment qu'on fait rire les dames. Est-ce pas, madame Louise ?

LOUISE. — Il a la manière d'amuser. Ça oui.

LE CAPORAL. — La manière en douze temps. (Les deux femmes rient. Un des bébés pleure.) Allons, petit homme, veux- tu fermer ta culasse mobile, hé ?

CÉSARINE, au caporal. — Est-ce que vous vous plaisez dans ce métier ?

LE CAPORAL. — Je me plais… sans se plaire. Ça dépend comme.

LOUISE. — Vous avez de bons chefs ?

LE CAPORAL. — Oui, mes hommes ne se plaignent pas de moi.

CÉSARINE.— Combien avez-vous encore de temps à faire ?

LE CAPORAL. — Ça se tire. Plus que huit mois.

CÉSARINE. — Et après ?

LE CAPORAL. — Après, je retournerai au pays.

LOUISE. — Chez nous. À Varainville.

LE CAPORAL. — C'est plus plaisant qu'ici. Je prendrai femme, et je travaillerai la terre. Et puis j'aurai des beaux petits troupiers, pareils à ceux que vous bercez à la mamelle. C'est comme… une chose à quoi je pense en voyant ces poupons ?… Si c'était moi qui serais à votre place, je ne saurais pas, vingt fois par jour je les ficherais par terre. C'est délicat, oui !

CÉSARINE. — Tiens, les militaires sont pas faits pour nourrir.

LE CAPORAL. — Sûr ! (À Césarine.) Vous me plaisez bien aussi, Madame, vous savez ?

CÉSARINE. — Oh ! mossieu le caporal.

LE CAPORAL. — Si. Et pour la politesse, je vous prie de me faire, par amitié, celle d'accepter un verre de coco bien frais que je vous offre à tous les deux. Il y en a du bon, près du guignol.

LOUISE.—Eh bien, mais ce n'est pas de refus. (Les deux bébés se mettent à hurler.) Voilà, c'est qu'ils ont soif, eux aussi !

LE CAPORAL. — Versez-leur, belles dames. L'enfant d'abord : après, les grandes personnes. (Elles se déboutonnent.) Moi, pendant ce temps-là, je vois, ah ben, mon vieux… je vois… globes d'albâtre…

LOUISE. —Tâchez d'être honnête, hein ?

LE CAPORAL. — Suffit. Je me détourne en errière. (Il tourne la tête.)

 

AU DESSERT

REINETTE, 47 ans.
LE COMTE D'ESTOC, 40 ans.
LA COMTESSE D'ESTOC, 29 ans.
LE PRINCE D'ERMENONVILLE, 38 ans.

Chez le prince d'Ermenonville, à la fin du déjeuner. — Ils sont encore à table. — Valets de pied immobiles près des dressoirs. — La porte s'ouvre, et M. Reinette entre, en habit noir, cravate blanche, rasé, l'air d'un prêtre.

LE PRINCE. — Entrez, monsieur Reinette, on veut vous adresser de gros compliments, et madame la comtesse d'Estoc désirerait avoir la recette des perdreaux vautrés à la framboise.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Oui, monsieur Reinette, vous me feriez un vrai plaisir.

LE PRINCE. — Je sais que vous la donnez difficilement, mais j'espère que pour Madame vous voudrez bien…

REINETTE. — C'est fait ; Madame aura la recette des perdreaux…

LA COMTESSE D'ESTOC. — Je vous remercie, vous êtes très aimable…

REINETTE. — Je la donne à Madame, parce que je sais à qui je la donne…

LA COMTESSE D'ESTOC. — Alors, vous allez me l'écrire ?

REINETTE. — Non. Je prierai Madame de m'envoyer son chef… je la lui expliquerai moi-même, verbalement… Il y a deux ou trois recommandations qui ne peuvent pas se faire par écrit. Il faut le geste, la voix et le regard.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Je comprends.

REINETTE. — Qui est le chef de Madame ? Est-ce indiscret de le lui demander ?

LA COMTESSE D'ESTOC. — Non. Benjamin Doré.

REINETTE. — Je le connais. Il a nourri trois ans le duc d'Ampoule ; il sait, il a de l'adresse et de l'acquis ; mais il manque d'idées… très pauvre d'imagination… Et puis, je regrette de le dire à madame la comtesse, il y a toute une série de choses qu'il n'arrivera jamais à faire, jamais…

LE COMTE D'ESTOC. — Pourquoi ?

REINETTE. — Parce qu'il est gaucher, monsieur le comte.

LE COMTE D'ESTOC. — Ah ! (À sa femme.) Est-ce vrai que Benjamin est gaucher ?

LA COMTESSE D'ESTOC, — Je l'ignorais. (À Reinette.) Et cela, vraiment, a donc une importance ?

REINETTE. — Considérable, Madame. Un gaucher voit et sent autrement, et il dénature l'esprit des sauces.

LE COMTE D'ESTOC. — Comme c'est curieux !

REINETTE. — Oui, dans tout art, il y a ainsi mille particularités dont on ne se doute pas.

LE PRINCE. — Ah ! c'est que monsieur Reinette est un artiste !

LE COMTE D'ESTOC. — Et consommé ! Nous venons de nous en apercevoir.

REINETTE. —J'aime ma carrière. Voilà tout.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Eh bien, je vous enverrai Benjamin, demain vers lrs trois heures, voulez-vous ?

REINETTE. — Si cela était égal à madame la comtesse, je préférerais une autre heure…

LA COMTESSE D'ESTOC. — Celle qui vous plaira.

REINETTE. — Oui… parce que tous les jours à trois heures, je vais faire un tour au Bois.

LE COMTE. — Vous aimez la marche ?

REINETTE. — Je la déteste, monsieur le comte, je ne peux pas la supporter… Au fond, je suis d'une santé très délicate… Non, c'est à cheval que je me promène, sur mon cob… un très beau cob.

LE COMTE. — Un cob, à vous ?

REINETTE. — Oui, monsieur le comte, à moi.

LE PRINCE, à Reinette. — Racontez-leur l'histoire de votre cob, Reinette. (Au comte et à la comtesse.) Vous allez voir, elle ne manque pas de cachet.

REINETTE. — Eh bien, voilà. Il y a deux mois, le marquis de Cremolata est venu déjeuner ici, avec sa femme. À la fin du repas, on m'a fait venir, ainsi qu'aujourd'hui, et le prince m'a prié, pour être agréable à la marquise, de lui communiquer une recette.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Celle des perdreaux ?

REINETTE. — Non. Une autre : Le salmis de rossignols à la Malibran. Je l'ai donnée, quoiqu'un peu à regret, je puis l'avouer à présent, au prince.

LE PRINCE. — Pourquoi ?

REINETTE. — À cause de la Triple-Alliance, prince ; le marquis de Cremolata est Italien, et j'ai le plus profond mépris…

LE PRINCE. — Prenez garde à vos paroles. Je vous défends de…

REINETTE. — Le plus profond mépris pour la cuisine italienne !

LE PRINCE. — À la bonne heure, je croyais que vous vouliez parler…

REINETTE. — Oh ! prince ! j'attaque quelquefois les idées, jamais les personnes.

LE PRINCE. — C'est bon. L'histoire du cob. Avec tout ça, vous vous égarez !…

REINETTE. — J'y viens. Je donnai donc la recette du salmis à la marquise, elle en fut très touchée ; et comme, dans la conversation, je lui avais fait mon compliment de ses chevaux qui sont fort beaux et pleins d'actions, je reçus le surlendemain, avec un peu d'étonnement, j'en conviens, une carte de la marquise où elle me priait d'accepter un cob en échange du secret des rossignols à la Malibran. Je ne pouvais pas refuser, c'eût été grossier, j'acceptai donc. Le cob est très étoffé, il a six ans, les jambes absolument nettes, je le monte tous les jours, et il fait l'admiration de tous les connaisseurs. Voilà toute l'histoire. Comme vous voyez, elle est bien simple.

LE COMTE D'ESTOC. — J'entends. Mais je dois vous prévenir que nos moyens ne nous permettent pas, comme le marquis de Cremolata…

REINETTE. — Je vous en prie. Je ne suis pas intéressé, vous pouvez le demander au prince.

LE PRINCE. — C'est la vérité.

REINETTE. — Il y a des choses que je ne ferais point, pour tout l'or du monde. Ainsi, je ne sais pas si l'on vous a dit le petit nuage qu'il y a eu récemment entre moi et l'ambassadeur d'Allemagne ?

LA COMTESSE D'ESTOC. — Non.

REINETTE. — Figurez-vous qu'il voulait avoir une recette, lui aussi.

LE COMTE D'ESTOC. — Celle des « rossignols » ?

REINETTE. — Non, encore une autre : Le caneton à la Miribel. Il m'a fait venir à l'ambassade et il me l'a demandée. Quand il a eu fini de parler, je lui ai dit en souriant : « Excellence, je vous donnerai le caneton à la Miribel quand on nous aura rendu l'Alsace et la Lorraine. » Il l'a mal pris ! avouez qu'il a eu tort.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Certes !

REINETTE. — Mais je le connais, c'est un homme d'esprit, il reviendra ! Et puis, après tout, s'il continue à m'en vouloir, tant pis ! Moi, voyez-vous, je n'ai besoin de personne, je suis un artiste… je cherche toujours,… jamais content… sans cesse la tête en ébullition… C'est comme ça que Newton…

LE PRINCE. — Parbleu !

REINETTE. -- Souvent, chez moi, le dimanche, à table, avec ma femme, ma fille et mon gendre, je parais préoccupé… je ne mange pas… Parce qu'il faut vous dire que je mange à peine, ça ne m'amuse pas ; ce qui est intéressant, ça n'est pas de manger l'ouvrage, c'est de le faire… Alors, ils me demandent tous : « Qu'est-ce que tu as ? — Taisez-vous, laissez-moi, je travaille. » Ainsi, de ce moment, je rêve quelque chose avec des petites laitues, d'une manière à moi, une chose servie de belle couleur, bien habillée… il me faut encore quinze jours pour que ça soit tout à fait au point.

LE PRINCE. — Ah ! ah ! Et comment ça s'appellera-t-il ?

REINETTE. — C'est que…

LA COMTESSE D'ESTOC. — Nous vous en supplions.

REINETTE. — Les pluviers en costume.

LE COMTE D'ESTOC. — Joli, très joli.Vous devez vous donner beaucoup de mal, je vois ça.

REINETTE. — Oui et non. Je suis un artiste. Je pousse ça très loin… Tenez, vous allez peut-être vous moquer de moi ? J'ai travaillé deux ans chez un évêque, monseigneur de Capoue, rien que pour attraper un moelleux, un fondu qui ne peut s'acquérir que chez des prélats, des façons… des recettes de couvent… quelque chose comme qui dirait de la cuisine en latin. Plus tard, j'ai été à Chicago, chez monsieur Kill, l'homme qui a le plus de cochons du monde entier. Seulement, je n'ai pas pu y rester, à cause du gaspillage qui m'écœurait. Quand madame Kill avait envie de manger du perdreau, il fallait lui faire rôtir vingt perdreaux, on lui servait à part les quarante ailes sur un grand plat d'or incrusté de rubis, elle choisissait
une aile qu'elle ne faisait que de grignoter et le reste était perdu. Et puis, c'était des gens qui mangeaient en un quart d'heure ! Ne me parlez pas des personnes pressées à table ! Ah oui ! je peux dire que j'ai bien souffert chez eux. À présent ça n'est pas comparable, c'est le bonheur !

LE PRINCE. — Allons ! Nous vous remercions, Reinette, nous n'avons plus besoin de vous ; du reste, je vois à vos yeux que vous n'êtes plus à la conversation depuis une minute.

REINETTE. — C'est vrai, le prince m'a deviné. Tout en causant, je faisais crever du riz dans ma tête.

LE PRINCE. — Sauvez-vous bien vite en ce cas.

REINETTE, saluant le comte el la comtesse. — Monsieur… Madame… la comtesse… (Il sort.)

LE PRINCE. — Eh bien ! est-ce que je m'avançais en vous affirmant que mon chef était beau ?

LE COMTE D'ESTOC. — Il est beau.

LA COMTESSE D'ESTOC. — Très beau.

LE PRINCE. — C'est un grand homme.

 

TES PÈRES ET MÈRES HONORERAS

DIANE DE SAINT-AURORA, 27 ans, quartier Marbeuf.
PAULINE, 60 ans.

Neuf heures du matin, chez Diane… Très belle chambre où l'on couche. Diane est au lit. Elle sonne. Pauline entre.

DIANE. — Eh bien ? Et ce café au lait ?

PAULINE. — Voilà, voilà. Il va être prêt dans deux minutes.

DIANE. — Pourquoi pas tout de suite ?

PAULINE. — Parce qu'il serait mauvais.

DIANE. — Toujours en retard ! Toujours !

PAULINE. — Si -on peut dire !

DIANE. — Quelle heure est-il ?

PAULINE. — Neuf heures.

DIANE. — Il doit être plus. Passe-moi ma montre. Là, sur la cheminée.

PAULINE. — -Voilà, voilà. (Elle la lui donne.)

DIANE, qui regarde l'heure. — En plein ! Le quart passé. Tu sais pourtant bien que ce matin je monte à cheval ?

PAULINE. — Risquer de se faire périr !

DIANE. — Ça me regarde. Ah ! je ne suis pas contente ! Pour sûr !

PAULINE. — De qui ? De quoi ?

DIANE. — De toi, parbleu ! Oui ou non, me sers-tu ?

PAULINE. — Cette question ! Tu le vois bien que je te sers.

DIANE. — Mal.

PAULINE. — Plains-toi.

DIANE. — Mais certainement, je me plains.

PAULINE. — Va donc. Va donc. T'en trouveras…

DIANE. — Qu'est-ce que c'est ? Que veux-tu dire ? Qu'est-ce que je trouverai ?

PAULINE. — Des mères comme moi, qui veulent bien être les bonnes de leurs filles.

DIANE. — Est-ce un reproche, par hasard ?

PAULINE. — C'est rien, c'est une chose que je me permets de te dire. Voilà tout.

DIANE. — Parce que si c'était un reproche… Tu sais… Il est toujours temps. Elle est grande ouverte la porte cochère. Au cas où la maison ne te plairait pas…

PAULINE. — Qu'est-ce qui te parle de ça ?

DIANE. — Tu peux la fuir, on ne te retiendra pas de force.

PAULINE. — Oh ! je sais bien que je t'ennuie, et que tu ne demanderais pas mieux que je te prenne au mot. Pas de danger, ma fille, que je te débarrasse de moi. T'en as trop besoin.

DIANE. — Je ne tiens pas à me débarrasser de toi, c'est toi qui te lamentes !

PAULINE. — Dieu non ! Je trouve que tu n'es pas pour moi comme tu devrais être… La gratitude, quoi ! Mais je ne me lamente pas.

DIANE. — Tu fais bien. Qui est-ce qui a désiré d'être ma domestique ? C'est toi.

PAULINE. — Mais oui. Et ça serait à refaire que je recommencerais.

DIANE. — Tu vois bien ! Moi, je ne voulais pas, conviens-en.

PAULINE. — C'est vrai.

DIANE. — Je te l'ai dit, je t'ai tout dit : « C'est laid, c'est vilain. Ça n'est pas le rôle d'une mère d'être en place chez sa fille. »

PAULINE. — Là ou ailleurs. J'ai toujours été en place.

DIANE. — C'est juste, ça ne te change pas. Pourtant, chez moi, c'est pas pareil. Il y a une nuance. Rappelle-toi ce que je t'ai encore dit : « Ma position me force à fréquenter bien des hommes… Tu assisteras de près à un tas de choses qui ne sont pas de maternité, ça te fera souffrir dans tes sentiments. » Tu ne m'as pas écoutée, tu as peut-être eu tort.

PAULINE. — Non.

DIANE. — Eh bien, en ce cas, du moment que tu l'as voulu, bien voulu, faut le faire de bon cœur, et être ma bonne comme si tu n'étais pas maman, parce que tu comprends que s'il faut, moi, que je tienne compte de ce que tu m'as mise au monde, alors dame, zut ! bonsoir les agneaux ! je n'oserai plus te demander de descendre m'acheter un timbre.

PAULINE. — Dirait-on pas que tu te gênes ! Il n'y a qu'à t'entendre me parler devant le monde ! Comme à un chien !

DIANE. — Mais justement ! c'est pour sauvegarder ton amour-propre, et qu'on ne se doute pas que tu es ma mère. A quoi bon mettre les étrangers au courant de nos petites affaires ? Ah ! tu n'es vraiment pas fine.

PAULINE. — Bien sûr. Si j'avais eu ton intelligence, et tes moyens, aujourd'hui je porterais des vrais chapeaux.

DIANE. — Est-ce que je ne te donne pas tous mes vieux ?

PAULINE. — Sans doute. Enfin, c'est bon, je m'entends.

DIANE. — Tu soupires. Voyons, tu n'es pas si malheureuse que ça dans le fond. Devant les autres, je suis forcée de te bousculer un peu, pour les distances… mais dès que nous sommes seules, plus de Pauline..,. plus que la mère à sa fille. Tu gagnes chez moi le double que tu gagnerais ailleurs.

PAULINE. — J'y perds tout de même.

.IANE. -En quoi ?

PAULINE. — Je ne peux pas te voler !

DIANE. — Tu as les gratifications de mes amis.

PAULINE. — Je ne te dis pas. Mais cet argent-là ne m'est pas agréable.

]DIANE. — Qu'est- ce que tu veux ! Ils te le donnent sans avoir l'intention de te faire affront. Ils ne savent pas le degré qui nous unit. Et puis, bah ! après tout, c'est bien le moins que je te profite un peu, parce que, quoi que tu aies l'air de prétendre, je suis juste, et je reconnais que tu as fait beaucoup pour moi.

PAULINE. — C'est pas dommage !

DIANE. — Sans toi, maman, à cette heure-ci, je ne serais pas ta maîtresse. Aussi, c'est pour ça que je suis gentille avec toi. Quand il n'y a personne, nous mangeons à la même table, je te laisse coucher près de mon cabinet de toilette, en hiver je ne te mesure pas le bois, enfin tout ce que tu veux avoir de ta Diane, tu l'as. Est-ce vrai ?

PAULINE. — Quelquefois.

DIANE. — Seulement, toi, de ton côté, sois raisonnable .et mets-y un peu du tien.

PAULINE. — Il me semble que j'en mets pourtant, Seigneur !

DIANE. — Pas encore assez. Tu peux faire plus, je t'assure.

PAULINE. — Je tâcherai, quoique je ne voie pas trop comment m'y prendre. Parce que jamais, tu entends, une étrangère n'épouserait tes intérêts comme moi.

DIANE. — Je pense bien.

PAULINE. — Et pour tout. Pour l'argent d'abord.

DIANE. — Ça oui. Tu es très honnête et très économe. Je n'ai pas à me plaindre de toi pour l'argent.

PAULINE. — Je sais que c'est toi qui la gagnes, alors je la ménage… Et puis mes conseils et mes avis, qui ne sont pas non plus à dédaigner.

diaxe. — Ça, c'est une autre affaire, et là tu n'as plus raison. Tu sors de ton rôle quand tu veux t'occuper de mes questions de cœur. Tu cesses d'être convenable, tu pénètres trop dans ma vie.

PAULINE. — Du moment que je la sais sur le bout du doigt, ta vie, je peux bien t'en parler !

DIANE. — Non. Regarde, observe… déplore au besoin, mais ne dis rien. C'est au-dessous de toi, mes amants, tu dois être plus haut que ça. Je n'oublie pas que tu es ma mère, et dès que je me mets à ta place, j'ai bien le souci de ta dignité, va !

PAULI.NE. — Je t'en remercie. Je sais bien que tu n'es pas méchante. Au bout du compte, tout ce qui arrive, et qui est arrivé, et qui arrivera, c'est pas ta faute, ni la mienne, c'est la faute du hasard, un jour… les circonstances… faut-il tout de même ! Et puis voilà, voilà !… ça y est. On mène une vie qui n'est pas votre vraie vie. Car enfin, tu ne peux pas me démentir, mais des certains soirs que je suis seule, dans ma cuisine, et que je pense à tout ça, eh bien ! je me dis vraiment que toutes les deux, chacune dans notre genre, nous étions faites pour faire autre chose que ce que nous faisons.

DIANE. — C'est possible, mais laissons ces machines-là, c'est de la philosophie, et ça m'embête. Et au lieu de tant bavarder, apporte-moi mon café au lait, tiens !… Non, je n'en veux plus. Apporte-moi autre chose.

PAULINE. — Tu n'en veux plus ? Mais il va être perdu.

DIANE. — Avale-le.

PAULINE. —Es-tu gaspille ! Es-tu assez gaspille. Ah ! si tu ne m'avais pas ?

DIANE. — Oui. Mais je t'ai. Moi tu me donneras… me donneras… un petit madère que tu m'apporteras dans mon lit. Et puis tu viendras avec ta tasse, tu t'assoiras là, en face de moi sur la chaise bleue, et nous trinquerons la santé.

PAULINE. — Comme tu serais affectueuse, si tu voulais !…

DIANE. — Ah ! et puis tu sais, ne sois pas de profundis parce que je te vais renvoyer à tes fourneaux. Non, sois une bonne mère, pimpante et gaie, la mère à sa fille.

PAULINE, qui s'installe avec son café. — Voilà ton madère. Tu as tout ce qu'il te faut ?

DIANE. — Tout. Et toi, ton café ? Bon ?
PAULINE. — Très bon.

DIANE. — Tu t'as sucrée ?

PAULINE. — Un morceau.

DIANE. — Mets-en deux, tu sais, si tu veux ? Ne te gêne pas.

PAULINE, qui reprend un morceau. — À la bonne heure, je te retrouve comme quand tu étais petite, avec tes belles boucles brunes… Tu n'étais pas blonde dans ce temps-là…

DIANE. — Ta ta ta… c'est loin ! Figure-toi, maman, que la jument que je monte ce matin s'appelle Bérénice, et qu'elle a appartenu au roi des Belges.

PAULINE. — Au roi ? tu dis.

DIANE. — Oui, petite bonne femme.

PAULINE. — Conte-moi ça vite.

DIANE. — Voilà l'histoire, comme on me l'a dite au manège : Un jour de printemps que le roi des Belges se promenait dans la campagne avec un courtisan… (etc., etc., etc.).

 

PRESBYTÈRE

PAULIN, 45 ans.
BERNARD, 32 ans.

Au premier étage d'une vieille petite maison, adossée au flanc d'une église. — dans un quartier de Paris, assez éloigné. Bernard vient de sonner, vers les trois heures de l'après-midi. Paulin lui ouvre.

BERNARD. —Monsieur l'abbé Picardon, s'il vous plaît ?

PAULIN. — Monsieur le curé n'est pas là, Monsieur.

BERNARD. — Sapristi  ! Est-ce qu'il va tarder à rentrer ?

PAULIN. — Rentrer ? Mais monsieur le curé n'est pas à Paris, il est absent pour deux jours… Monsieur le curé a été forcé de partir en grande diligence…

BERNARD.— Sans doute quelque malade, en province ?

PAULIN. — Oh ! non, Monsieur. Mais Monsieur ne sait donc pas ? Je vois que Monsieur n'est pas au courant ?

BERNARD. — De quoi ?

PAULIN. — De ce qui nous arrive.

BERNARD. — Non. Vous avez le feu ?

PAULIN.—Monsieur le curé est nommé évêque.

BERNARD. — Fichtre. Ça n'est pas de la petite musique.

PAULIN, un peu choqué. — Oh ! Monsieur. Mais pardon, qu'est-ce qui vous amène ? Vous désirez donc beaucoup voir monsieur le curé… je veux dire monseigneur ?

BERNARD. — Assez.

PAULIN.—Est-ce pour vous confesser ?

BERNARD. — Non, merci. Moi je n'en use pas. C'est pour mon patron, monsieur Labourette, un gros négociant retiré, riche à claquer… Eh bien, de ce moment-ci, le pauvre homme, il ne bat que d'un aileron, et alors Madame m'a envoyé comme ça chercher votre curé… que je le ramène le plus vite possible.

PAULIN. — Ah  ! mon Dieu ! Pourquoi ne me disiez-vous pas ça plutôt ? Je vais faire prévenir monsieur l'abbé Lenfantin, le premier vicaire.

BERNARD. — Une minute. Ne vous affolez pas. Dans le fond, tout ça n'avance à rien.

PAULIN. — Les derniers sacrements ! Vous osez…

BERNARD. — Ça n'avance à rien, parce. que monsieur Labourette est un athée, un libre-enseur, quoi, qui a été élevé chez les francs-maçons.

PAULIN. — Alors pourquoi demande-t-il les secours de la religion ?

BEnNATID. — Mais les demande pas du tout. C'est Madame qui veut, malgré.

PAULIN. — Elle a raison.

BERNARD.— Quant à lui, à Monsieur, il a déclaré devant moi, pas plus tard que ce matin, que si un seul quelconque abbé entrait dans sa chambre, il s'escaladerait dessus et qu'il le mordrait.

PAULIN. — Mais il a la rage.

BERNARD. — Non, une fluxion de poitrine.

PAULIN. — Le malheureux ! Il sera damné.

BERNARD. — On n'en meurt pas. Et puis, c'est son affaire.

PAULIN. — Comme vous portez peu d'intérêt au salut de votre maître ! On voit bien que vous êtes son serviteur. Moi, je ne suis pas ainsi avec le mien. J'aime monseigneur.

BERNARD. — Tiens, parbleu ! s'il est gentil avec vous.

PAULIN. — Il est plus que gentil, il est bon. C'est le pasteur, le bon pasteur. Il méritait vraiment de monter en grade.

BERNARD. — Où c'est-il qu'on l'a nommé ?

PAULIN. — Je ne sais pas encore où. C'est dans le Midi, voilà tout ce que j'en sais.

BERNARD. — Vous aurez chaud. Vous l'accompagnerez ?

PAULIN. — Certes.

BERNARD. — Vous vous plaisez beaucoup avec les prêtres ? Je m'aperçois de ça.

PAULIN. — Je les aime parce qu'ils sont bien élevés, qu'ils parlent à tout le monde comme à des dames.

BERNARD. — Oui, c'est leur costume qui veut ça. On ne peut pas dire le contraire, c'est des messieurs très caressants. Et où c'est-il qu'il est allé s'absenter pour deux jours, votre patron ?

PAULIN. — Monseigneur ? Dans sa famille, à la campagne.

BERNARD. — Il doit connaître le pape ?

PAULIN. — Je pense. Sans ça, le pape ne l'aurait pas proclamé évêque.

BERNARD. — C'est tout de même épatant !

PAULIN.— Quoi ?

BERNARD. — D'être le pape. Moi, j'aurais bien aimé… Seulement, voilà, il faut bien des études, se bien conduire, savoir des langues, et puis, et puis… toutes les machines qu'a rapport à la conscience… alors, avec tout ça, peut-être ? si on est un malicieux de vieillard on peut décrocher d'être pape. Votre patron le sera.

PAULIN. — Oh ! c'est bien gros !

BERNARD. — Bah ! en république ! On en a vu de plus raides.

PAULIN. — C'est vrai.

BEHNARD. — Je vous envie, tenez. Vous devez avoir une existence très heureuse ?

PAULIN. — Ah Dieu, oui ! Le rêve, le paradis sur terre. Je ne changerais pas avec vous.

BERNARD. — Je comprends ça. Vous n'avez pas beaucoup d'ouvrage ?

PAULIN. — Mais si, pas mal. Surtout maintenant que Monsieur est Monseigneur. Il va y avoir à nettoyer en plus les crosses…

BERNARD. — Ses instruments.

PAULIN. — Si vous saviez les cadeaux qu'il a déjà reçus ! C'est miraculeux ! Des boîtes, des écrins… plein le placard de son cabinet de toilette !

BERNARD. — C'est les cléricaux qui lui donnent des belles affaires pour l'encenser.

PAULIN. — Et l'anneau qu'il a au doigt depuis avant-hier… un saphir gros comme un oeuf…

BERNARD. — Je connais… c'est des bagues pour bénir. Ils feraient mieux de donner tous ces bijoux-là aux pauvres.

PAULIN. — Mais ils donnent aux pauvres ! et beaucoup ! Ils en donnent bien assez !

BERNARD. — Tiens, puisqu'ils en ont de trop !

PAULIN. — Vous n'êtes pas juste. Vous me faites l'effet d'un libre-penseur comme votre patron.

BERNARD.— Je ne suis rien. Ça m'est parallèle. (S'approchant d'une petite bibliothèque, dont les rayons sont chargés de livres.) Ah ! ah ! voilà des romans.

PAULIN. — Voulez-vous vous taire ! Ce sont des livres de Monseigneur, des livres honnêtes..

BERNARD, qui regarde les titres. Pardon. — SATAN CONFONDU, par un docteur en droit canon. — FLEURETTES SACERDOTALES. MANUEL DE LA VRAIE POLITESSE CHRÉTIENNE. – L'ART D'APPRENDRE EN RIANT DES CHOSES FORT SÉRIEUSES, par un membre de l'Académie des arcades de Rome et de Poitiers. Nom d'un bonhomme  ! j'aime mieux mon feuilleton  !

PAULIN. — Chut ! ne prononcez pas de vilaines paroles.

BERNARD. — C'est bon, je me tais. (Montrant sur une table un paquet de lettres et de papiers sous bande.) Et j'espère qu'en voilà une correspondance !

PAULIN. — Tout bonnement des prospectus, des offres de service qui arrivent en quantité depuis l'épiscopat de Monsieur. Tenez, regardez si je mens ? (Il lui tend les papiers.)

BERNARD, prenant et lisant. — Douillettes et soutanes mérinos triple chaîne, façonné, ondulé, drap de Tunis, Biarritz, vénitienne, serpentine, grain de poudre, etc… Saprelotte, vous vous traitez bien !

PAULIN. — Il n'y a qu'un malheur, c'est que ça n'est pas ces soutanes-là que porte monseigneur. Si vous les voyiez, ses soutanes, elles sont en méchant drap, toutes trouées, rapiécées, et vous n'en voudriez pas.

BERNARD.— Bien entendu.

PAULIN. — Ne prenez donc pas des airs d'ironie, allez. Monseigneur est un saint… Ah  ! mon Dieu ! mais j'y pense. Et votre Monsieur qui attend ? Nous sommes là, nous bavardons… alors que d'un moment à l'autre…

BERNARD. — Oui. Madame doit joliment s'impatienter !

PAULIN. — Je vais faire avertir l'abbé Lenfantin.

BERNARD.— Est-ce bien la peine ?

PAULIN. — Comment ! si c'est la peine  !

BERNARD.— Dame… (On sonne.)

PAULIN. — (Il ouvre. Une domestique paraît, en tablier.) Qu'est-ce que c'est ?

BERNARD. —C'est Rose, notre cuisinière.

ROSE. — Ah  ! vous voilà, Bernard.

BERNARD.— Qu'est-ce qu'il y a ?

ROSE. — Je venais vous chercher. Monsieur est passé.

PAULIN. — Ah ! mon Dieu !

BERNARD, à Paulin. — Vous voyez bien que ça n'était pas la peine.

PAULIN. — Quel chagrin aura votre dame !

BERNARD. — Ça ne fait rien. On mettra tout de même : DÉCÉDÉ MUNI DES SACREMENTS DE L'ÉGLISE.

PAULIN. — Oui. Et puis le fait est qu'on y allait… on allait y aller… Si Monseigneur avait été là… je le prévenais, et certainement il y allait…

BERNARD.— Non ? Vraiment, un évêque ? Il se serait dérangé ainsi pour le premier mourant venu ?

PAULIN.— Oui, Monsieur.

ROSE. — Un évêque ?

PAULIN. — Oui, Madame  ! Comme je vous le dis.

BERNARD. — Bravo !

ROSE. — Eh bien ! c'est à la louange de la religion, parce qu'en dehors des prêtres, personne n'en ferait autant.(A Bernard.) Là, rentrons.

BERNARD, à Paulin. — Fâché de vous avoir dérangé. Bonsoir, Monsieur.

ROSE, à Paulin. — Bonsoir, Monsieur.

(Ils partent.)

PAULIN, seul, après avoir refermé la porte. — Pauvre France !

(Il prend un plumeau posé sur une chaise et époussette en fredonnant le Dies Irae.)

EN VISITE

UN MONSIEUR de 30 à 40 ans, en tenue de visite : ganté, chapeau à la main, petit parapluie très chic genre anglais.
UNE JEUNE FEMME, en toilette de ville, en cheveux. Simple mais élégante.

Petit salon très coquet.

 

ELLE, entrant par la porte de gauche, comme il entre par celle de droite. — Tiens, vous voilà ?… (Un peu interdite.) Je ne vous avais pas entendu sonner… Bonjour…

LUI. — Bonjour… Je n'ai pas sonné… (Il regarde autour de lui, et à part.) Très chic, ici… un peu… (Geste qui signifie excentrique.)

ELLE. — Mais qui vous a ouvert la porte ?

LUI. — Elle était ouverte.

ELLE. — Enfin qui vous a conduit jusqu'ici ?

LUI. — Une femme assez forte… brune…

ELLE. — Très bien. C'est Rose.

LUI. — Qui ça, Rose ?

ELLE. — La lingère.

LUI, à part. — Une lingère ! Peste !

ELLE. — Et comment ça va-t-il, Monsieur ?

LUI. — Mon Dieu…

ELLE. — Asseyez-vous donc.

LUI, en se couchant dans le fauteuil qu'elle vient de lui indiquer. — Pas mal, pas mal. Et vous ?

ELLE. — Très bien aussi.

LUI. — Pas fatiguée de l'autre soir ?… Les jambes ?… Non… allons, tant mieux… Vous avez bonne mine…

ELLE. — Pour si peu… fatiguée ?… allons donc !

LUI. — Eh bien, mais…, dites donc ? hein ?… ce bal… hein ? (Il siffle.)

ELLE. — C'était gentil, tout à fait gentil.

LUI. — Et des toilettes.

ELLE. — Il y avait des toilettes.

LUI. — C'était réussi. L'année dernière, nous avions eu des scandales… Vous vous souvenez si vous y étiez ?

ELLE. — J'y étais… je n'en rate pas un.

LUI. — Ni moi. Oui, il y avait eu des choses… très regrettables. Clermont-Santeuil était tombé ivre mort devant l'orchestre… il avait fallu l'emporter… Cette fois, tout s'est bien passé.

ELLE. — C'était gentil, tout à fait gentil.

LUI. — Le journal d'hier le disait en toutes lettres : « Voilà bien longtemps que le bal annuel des gens de maison n'avait été aussi brillant et aussi animé. On ne comptait pas les jolies femmes. »

ELLE. — Oh ! ça, c'est vous qui l'inventez ?

LUI. — Non, non. Je n'invente rien… C'est pas moi qui parle… c'est le journal.

ELLE. — C'est bon. Est-ce que vous êtes resté après moi ?

LUI. — Non. D'abord, oui, j'avais eu la pensée de rester jusqu'à la fin… Mais j'ai réfléchi que je n'avais pas terminé chez moi mon argenterie… qu'il faudrait me lever de très bonne heure… et dame, aussitôt après vous avoir jetée en fiacre.

ELLE. — Vous êtes allé vous coucher.

LUI. — En songeant à vous, mon Dieu oui. J'ai trouvé que c'était plus sage. Pourtant… Ah ! je serais bien resté… et je l'ai un peu regretté le lendemain, en lisant tous les détails que précisément donnait le journal… Ah ! oui !… si je n'avais pas eu mon argenterie…

ELLE. — Et vous voilà ?

LUI. — Me voilà.

ELLE. — C'est très aimable d'avoir été exact.

LUI, empressé. — Mais comment donc ?…

ELLE. — Quand avez-vous reçu mon mot ?

LUI. — Ce matin, j'étais descendu dire un petit bonjour au portier. C'est lui-même, en triant les lettres, qui m'a remis la vôtre. Votre maîtresse a un papier qui sent très bon.

ELLE. — C'est bien ça, je l'ai jetée hier soir.

LUI. — J'ai été content de voir que vous teniez la promesse que vous m'aviez faite l'autre jour, au bal, de me faire signe dès que vous pourriez me recevoir.

ELLE. — Je suis comme ça, je n'ai pas deux paroles.

LUI. — Alors, vous êtes donc seule pour l'instant ?

ELLE. — Pas longtemps, hélas ! huit jours. Dans huit jours…

LUI. — Ça recommence ?

ELLE. — Et ça durera jusqu'au Grand-Prix.

Lui. — Est-ce qu'elle est convenable avec vous ?

ELLE. — Fait un geste qui signifie : entre les deux, ni bien ni mal…

LUI. — Oui, comme elles sont toutes. Mais qu'est-ce que c'est au juste ? L'autre soir, c'est vrai… nous avons été si dérangés après avoir fait connaissance, que c'est à peine si j'ai pu vous parler. Oui, qu'est-ce que c'est que cette femme-là ? Comment l'appelez-vous déjà ?

ELLE. — Blanche d'Amboise.

LUI, se lève. — Blanche d'Amb… Très connue ! Mais c'est une « suspendue »… c'est rien du tout !

ELLE, se lève. — À qui le dites-vous ? J'ai eu le temps de m'en apercevoir.

LUI. — Mais, malheureuse, avant de la prendre, vous n'avez donc pas été aux renseignements ?

ELLE. — Les renseignements ! Nous sommes payés pour savoir ce qu'ils valent !

LUI. — Comment vous êtes… si jeune !… Ah ! ça me fait quelque chose… ça me fait de la peine… une vraie peine…

ELLE. — Vous avez bien tort. Il n'y a pas de quoi s'affliger. Et puis, après tout, quoi ? Ça ne nous regarde pas, nous autres. Il faut vivre. Les saints n'ont pas de domestiques.

LUI. — C'est juste. (À part.) J'aurais dû me douter que c'était une… (Il tâte le fauteuil de la main.) Trop de va-et-vient. (Haut.) Et elle reçoit beaucoup ?

ELLE. — Longtemps.

LUI. — Un service de chien ! allons ! entre nous ?

ELLE. — Ma foi, guère plus que chez bien des femmes honnêtes.

LUI. — C'est possible.

ELLE. — Toutes ces femmes-là, vous comprenez, Monsieur, comme celle d'ici, qui…

LUI. — Oui, oui.

ELLE. — On sait ce que c'est… c'est des femmes… pfff !… qui vit d'intrigues… comme sous les rois…

LUI. — Oui, j'entends.

ELLE. — Mais pas méchantes… Car si elles voulaient… non !c'est épatant tout ce qu'elles ne se font pas encore donner !

LUI. — Heu ! Faudrait pas trop les pousser. Alors vraiment, vous n'êtes pas malheureuse ? Vous ne vous plaignez pas ?

ELLE. — Non.

LUI. — C'est égal, allez ! Si au lieu d'une… et cætera… d'Amboise, vous étiez comme moi en relations quotidiennes avec un marquis de Palerme, vous sentiriez qu'il y a là… un je ne sais quoi… de race… de… et puis avec un grand… et simple en même temps. Enfin, c'est tout autre chose ; pas comparable.

ELLE. — Oh ! oh !

LUI. — Ne dites pas : Oh ! Oh ! Vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir, vous, ce que c'est que les gens de cette classe-là !

ELLE. — Allons donc ! Je les vois tout le temps chez Madame.

LUI. — Ah ! non ! non ! Jamais… Ne croyez pas ça, Vous voyez des gens. qui les imitent, qui les singent… Mais eux. (Il rit avec indulgence.) Je vous garantis que le marquis de Palerme ne met pas les pieds chez la dame d'ici… pas plus que chez d'autres… il a trop de…

ELLE. — C'est donc un homme bien étonnant que ce marquis ?

LUI. — Hou ! C'est un homme… qui vous impressionne à première vue… qui vous fait penser à l'histoire de France… les seigneurs… là, dans le temps,vous savez ? avec des épées… Et allez donc !

ELLE. —Mais il doit aimer les femmes.

LUI. — S'il les aime ? il les adore !

ELLE. — Eh bien ?

LUI. — Seulement, il ne s'attaque jamais qu'aux femmes dont les maris sont du même monde que lui.

ELLE. — En ce cas, il ne mène pas une vie plus régulière que Madame ?

LUI. — C'est vrai, mais on ne le paye pas, lui, au contraire.

ELLE. — Il y a une nuance, en effet.

LUI. — Énorme.

ELLE. — Bref, je vois que vous avez une bonne place.

LUI. — Oh ! je ne considère pas ma position comme une place. Et puis c'est si agréable d'avoir quelqu'un de bien élevé à qui causer ? Je ne peux pas être seul. C'est une des raisons qui m'ont fait entrer en service.

ELLE. — Mariez-vous.

LUI. — Beaucoup trop délicat ! Quand on a vu, par en dessous, comme je les ai vus, tant de ménages… on pense, on médite.

ELLE. — Laissez-moi donc tranquille ! Vous voulez parler des gens qui ne s'aiment pas, qui s'épousent par intérêt.

LUI. — Pas du tout… Des gens qui se désiraient avant, et qui après… tout de suite après, désiraient ailleurs.

ELLE. — Eh bien ! ils étaient heureux, chacun de leur côté.

LUI. — Mais il y avait les entr'actes ! Non, chère Madame, je ne tiens pas à me marier.

ELLE. — Alors, pourquoi m'avez-vous dit des petites phrases, l'autre soir, au bal ?

LUI. — Moi ? des petites…

ELLE. — Ne faites pas l'innocent… pourquoi m'avez-vous demandé la permission de me voir ?… Pourquoi êtes- vous ici ?

LUI. — Mais… c'est-à-dire que…

ELLE. — Vous vous imaginez peut- être parce que je suis femme de chambre de madame d'Amboise… qu'il n'y a qu'à parler pour…

LUI. — Mais non… je ne m'imagine rien. Je ne le savais pas d'abord… Jusqu'à aujourd'hui, je vous jure… je vous croyais chez un notaire… chez des gens très bien. Mais à présent que je sais que ça n'est pas… je ne me permettrai pas d'en conclure…

ELLE. — À la bonne heure.

LUI. — Ah ! mais… non… je vous assure… ça n'est pas une raison parce que nos maîtres nous donnent quelquefois le mauvais exemple… pour que nous le suivions ! Ah ! mais non !

ELLE. — C'est très bien, tout ça. Mais vous ne m'avez toujours pas dit le fond de votre idée.

LUI. — Le fond de mon idée ?… Le fond…

ELLE. — Oui.

LUI. — C'est que vous êtes charmante !… Jolie même… beaucoup plus jolie que votre Madame.

ELLE. — C'est vrai, mais j'ai moins d'acquis.

LUI. — Ah ! attendez !… Le fond de mon idée, c'est que j'ai pour vous quelque chose de sérieux… une pente… et que je suis résolu à vous faire la cour.

ELLE. — Pour le bon motif ou pour l'autre ?

LUI. — Ça m'est égal, comme vous le préférerez.

ELLE. — Alors, il faut vous abstenir dans les deux cas… Le mauvais motif ?… vous avez déjà compris, n'est-ce pas ? qu'il était inutile…

LUI. — Mais le bon ?

ELLE. — Vous ne voulez pas vous marier, vous l'avez dit ?

LUI. — Je peux toujours le promettre… Je retire mes paroles de tout à l'heure.

ELLE. — Non, et puis il y a une autre raison qui m'est personnelle.

Lui. - Peut-on ?…

ELLE. — Je n'épouserai jamais un domestique.

LUI. — Pourtant, vous seriez tout de même la maîtresse !

ELLE. — C'est réglé ! N'insistez pas.

LUI. — Oui, je vois. C'est le fond de votre idée à vous. Allons ! (Il la saisit vivement par la taille comme pour l'embrasser.) Pourtant il ne sera pas dit…

ELLE, se dégageant avec une solennité comique. — Un geste de plus, Monsieur, et je sonne.

LUI.- Comme vous êtes froide avec moi ! Tout ça, parce que je suis, comme vous venez de me le faire sentir, un domestique. Eh bien ! certainement je suis un domestique… pas un domestique de théâtre !… Non… un vrai ! Et après… qu'est-ce que ça prouve ? Est-ce qu'il y a du mal ?…

ELLE. — Je ne dis pas, Madame a commencé comme ça.

LUI. — Vous voyez, bien ! Est-ce que ça empêche un homme d'être distingué, supérieur même ? Allons donc ! Les maîtres : s'il faut tout dire, je les plains, les maîtres !

ELLE. — Pas moi.

LUI. — Mais si. Comparez donc ? Et vous reconnaîtrez que nous sommes cent fois plus heureux…

ELLE. — Ils nous donnent des ordres.

LUI. — La belle affaire ! Avec ça que ce n'est pas aussi pénible d'en donner que d'en recevoir. Ah ! sapristi, pour ma part, que je serais donc ennuyé de commander ! Eux aussi, d'ailleurs, ont des gens au-dessus d'eux qui les… On est toujours le domestique de quelqu'un dans la vie.

ELLE. — Laissez-moi donc tranquille.

LUI. — Croyez que j'ai raison… Pas d'hier que je pense à tout ça. Et même si j'osais… mais vous allez vous écrier que j'exagère ?

ELLE. — Osez.

LUI, galant. — Comme tout à l'heure.

ELLE. — Osez sans les mains.

LUI. — Eh bien ! si j'osais, je dirais que dans le fond, c'est nous qui sommes les vrais maîtres… Oui, maîtres de ceux qui nous commandent, et en tout, maîtres de leur repos, des secrets de leur vie, de leur intimité, maîtres de leur présence, de leurs absences, de leurs plus légères peccadilles comme de leurs folies les plus grandes… Nous savons tout d'eux et ils ne savent rien de nous, ou si peu : « Joseph… Louis… François… il était chez monsieur… de… de… je.ne me rappelle plus… Les parents sont quelque part… » Et puis c'est tout. Mais c'est admirable ! Autre chose : nous sommes toujours de sang-froid, eux jamais. Nous les observons quand ils se laissent aller devant nous à raconter à table tous leurs soucis, leurs tristesses que nous emportons nous après, avec la nappe. Enfin, songez donc à ce qu'ils tolèrent de nous, dès que nous ne leur déplaisons qu'à moitié ?

ELLE. — Ils sont bien forcés, nous leur faisons peur.

LUI. — Je le comprends. Il y en a qui se contentent d'un manque d'égards qui nous révolterait si nous étions à leur place. Et vous croyez qu'ils font de la musique ? Non, ils ne disent rien… Très doux… Mais moi… j'ai été chez des dames mariées qui supportaient de votre serviteur des choses qu'elles auraient supporté tout au plus de leurs amants !… Et il fallait entendre la politesse : « Oui, mon bon François… non, mon bon François… » Et tout le temps « s'il vous plaît. » Oui… oui… nous sommes plus heureux. Nos nuits sont plus courtes que les leurs, mais moins troublées ; eux ils dorment mal ; nous, nous reposons bien… nous mangeons mieux qu'eux, plus à notre aise… et ils n'écoutent pas à nos portes. Enfin, pour moi, les maîtres : c'est comme des domestiques chics que nous avons, et qui payent pour être chez nous.

ELLE. — Je ne vous dis pas… mais non… vous me persuaderez difficilement. Et puis, tant qu'on est jeune, ça va encore, mais quelle tristesse quand on est vieux !

LUI. — Ça dépend. Ainsi, moi, tenez ? plus tard, vers la fin tout à fait… je me vois très bien dans quelque vieille famille… noblesse de province, considéré, aimé, choyé ; je marie ces demoiselles, je baptise les petits, j'enterre les anciens… Oui, je me vois comme si j'y étais, avec des chaussons, une calotte de velours noir…

ELLE. — Et du coton dans les oreilles ?

LUI. — Pourquoi pas ? Jusqu'au jour où je suis tout seul avec la bonne, l'excellente vieille dame qui reste la dernière, dont je porte le paroissien le dimanche, et à qui je fais de la liqueur de prunelle… C'est donc pas gentil ?

ELLE. — Voilà ce que vous m'offrez pour mes vieux jours dans le cas où je consentirais à devenir votre femme ?

LUI. — Avant d'en arriver là, remarquez que nous aurions eu d'autres passe-temps ?

ELLE. — Encore heureux ! C'est égal, moi je rêve une vieillesse amusante et je sens que je ne l'aurais pas chez vos douairières.

LUI. — Qu'est-ce que vous rêvez en fait de vieillesse amusante ?

ELLE. — Rester jeune… Et ne dépendre que de moi.

LUI. — Pourrez pas… Les gens très riches eux-mêmes…

ELLE. — Si… une femme peut toujours se procurer l'indépendance pour la fin de sa vie.

LUI. — Plus facilement que nous, évidemment.

ELLE. — Ça vous vexe ?

LUI. — Ah ! Dieu non !

ELLE. — Il y a quelque chose, voyez- vous, dans la domesticité, qui froisse et révolte la femme, et que vous ne comprenez pas, vous autres : c'est de se regarder vieillir en tablier… Au lieu d'être de toile, il a beau être de soie, c'est toujours un tablier. L'âge ennoblit le domestique homme et le rapproche un peu de ses maîtres ; il dégrade et rabaisse la femme. Elle n'a même pas de livrée pour sa taille qui se courbe. Si encore on lui payait ses rides, mais au contraire ! Pour un peu on lui en demanderait compte. Voilà pourquoi, des jours, je comprends Madame qui a dû se dire que c'était tout de même pénible de vider les eaux et d'allumer le feu quand on a les cheveux blancs.

LUI. — Ta ta ta, tout ça, c'est des phrases de journalistes !

ELLE. — Il y en a de bonnes.

LUI. — Voyons, je vais être sérieux, profondément sérieux.

ELLE. — Commencez.

LUI. — Oui, ou non, voulez-vous être ma femme ? Vous me plaisez tant ! Vous ne pouvez pas vous imaginer comme vous me plaisez avec vos idées fausses !

ELLE. — Je vous ai déjà répondu.

LUI. — Qu'est-ce que vous m'avez répondu ?… Ah ! tout à l'heure… Je ne me rappelle plus… je ne veux plus me rappeler… C'est tout une nouvelle proposition de mariage que je vous fais à présent, dans un tout autre esprit… rien de commun avec celle d'avant… Dites : Oui.

ELLE. — Non.

LUI. — Vous voulez voir. si je sais me mettre à genoux ? (Il s'y met.) M'y voici.

ELLE. — Relevez-vous !… Si ma femme de chambre entrait.

LUI. — Non… jamais ! Je resterai là, accroupi… sans boire ni manger, jusqu'à ce que vous ayez consenti… et que vous m'ayez donné le sou pour franc…

ELLE. — L'insolent ! qui me prend pour une cuisinière ! Restez ! Avant dix minutes vous n'en pourrez plus.

LUI. — Je m'assoirai sur le tapis… Et puis vous ne savez pas ma force.

ELLE. — Gardez-la.

LUI. — Je vous en conjure. Que faut-il faire ? Je suis là, dans l'attitude la plus… Une femme qui aurait un peu de charité… madame d'Amboise, tenez !… Non… je ne sais plus ce que je dis… Enfin, ça serait si agréable et si romanesque de profiter, vous de l'absence de Madame, moi de celle de Monsieur.

ELLE. — Quoi ? vous aussi, vous êtes seul ?

LUI. — Tout comme vous, pour huit jours.

ELLE. — Vous ne me l'aviez pas dit !…

LUI. — Ah ! je croyais… Le marquis est parti hier pour Compiègne.

ELLE. — Compiègne ? vous avez dit Compiègne ?

LUI. — Oui, qu'avez-vous ?

ELLE. — C'est là que Madame a été.

LUI. — Blanche ?

ELLE. — Oui.

LUI. — Mais alors… Oh ! non ! impossible…

ELLE. — À quelle heure est parti votre marquis, par quel train ?

LUI. — Il a pris hier à quatre heures une petite valise, et il est sorti, en me disant qu'il allait passer quelques jours à Compiègne…

ELLE. — C'est bien ça !

LUI. — …Chez un ami, et comme j'offrais de l'accompagner à la gare, il m'a répondu : « Pas la peine. »

ELLE. — Comment est-il, physiquement ?

LUI. — Comme un marquis.

ELLE. — Cinquante à cinquante-cinq ans ?

LUI. - Oh ! pas tant… quarante-deux… grand…

ELLE. — Oui enfin, taille moyenne.

LUI. — Très élégant, très…

ELLE. — Bien… un homme bien… Et, même pas décoré ?

LUI. — Ah ! pardon.

ELLE. — Décoré ?

LUI. — Parfaitement. Pendant la guerre j'ai reçu tout à côté de Chanzy, dont j'étais aide de camp, une balle dans l'épaule. Ah ! pour décoré, il l'est !

ELLE. — Enfin peu importe ! Eh bien ! mon cher ami…

LUI, à part. — Elle m'a bien appelé son cher ami…

ELLE. — Ça y est…

LUI. — Non ?

ELLE. — Ça y est absolument, en plein… Votre marquis est notre amant.

LUI. — Allons donc ! Alors, moi qui vous fais la cour, j'aurais deux femmes sur les bras ? Non, non… Tant que je ne l'aurai pas vu, je ne croirai jamais une pareille chose !

ELLE. — Voulez-vous m'écouter, grand têtu…

LUI, à part. — Elle m'a appelé grand têtu.

ELLE. — C'est tout neuf, et leur liaison ne date pas de quarante-huit heures. Il y a cinq jours, Madame avait reçu une très mauvaise lettre de son banquier, alors il y a eu une scène terrible entre elle et le prince.

LUI. — Le prince ?

ELLE. — Oui, l'autre, et, comme l'Italien, le comte s'est aperçu de tout… et qu'il menaçait… pendant deux jours on n'a plus vu personne… alors j'ai pensé en moi-même : le cabinet est renversé.

LUI. — Oui.

ELLE. — Tout ça c'est très simple, je vous expliquerai… Bref, votre marquis a surgi avant-hier… il est venu, il a dîné, la crise était finie.

LUI. — Avant-hier ! c'est vrai, il a dîné dehors.

ELLE. — Et il a dû rentrer tard, je le sais.

LUI. — Ainsi il découchait ! sans me le dire.

JSLLE. — Il est revenu hier prendre Madame vers quatre heures… Ah ! mais… Attendez donc… il a laissé son paletot qu'il trouvait trop léger…

LUI. — Il n'y a pas une histoire leste à propos de ça, dans l'antiquité ?

ELLE. — Si, plus tard. Je vais le chercher… nous allons bien voir… une minute seulement… (Elle sort.)

LUI, criant. — Il est mastic, avec des piqûres.. C'est très drôle tout ça dans le fond… très drôle, très drôle…

(Il va et vient, et tirant son mouchoir de sa poche, machinalement et discrètement il essuie le rebord d'un cadre, frotte le verre de la pendule, de…)

ELLE. — Le voilà ! (Elle revient rapportant le paletot.)

LUI. — C'est lui… (Il le retourne.) Mais c'est curieux, pourquoi la décoration n'y est-elle pas ?… Il ne la quitte jamais. (Il fouille une poche, en relire le ruban.) Ah ! très bien ! je comprends… il ne veut pas qu'ici… voilà de la délicatesse !

ELLE, qui vient de trouver le porte- cigarettes en argent dans une poche. — Le joli porte-cigarettes ! (Elle l'ouvre et lui offre.) Fumez-vous ?

LUI. — Chut, chut… allons, laissons tout ça… c'est sacré. Parlons plutôt de… de notre affaire… vous savez ?

ELLE. — Dame ! Maintenant que Monsieur et Madame nous forçent la main, il est évident que la situation…

LUI. — N'est plus la même…. Nous, c'est le bon motif, par exemple !… Eux le mauvais… Mais nous… Alors, vous ne me donnez plus mes huit jours ?

ELLE. — Non, mais je vous les demande, pour réfléchir.

LUI. — Jusqu'à leur retour ?

ELLE. — C'est cela même, et d'ici là… nous apprendrons à nous connaître.

LUI. — Voulez-vous que nous nous y mettions tout de suite ?

ELLE. — Comment ça ?

LUI. — Dînons ensemble au cabaret ?

ELLE. — Pour le bon motif ?

LUI. — Bien entendu.

ELLE. — Même au dessert ?

LUI. — Même au dessert. Ça va ?

ELLE, après hésitation. — Ça va.

LUI. — Vous êtes un amour !

ELLE. — Pas encore. Je vais chercher mon manteau et mon chapeau ! (Elle s'échappe.)

LUI. — Allons ! Pourvu que ça ne contrarie pas monsieur le marquis que je me marie dans son entourage !… C'est égal… Très drôle tout ça dans le fond !… Très drôle ! très drôle !… (Il rectifie l'alignement des sièges et range le pare-étincelles.)

ELLE, reparaissant, en très modeste, mais très coquette petite toilette. — Me voilà !

LUI. — Charmante !

(À partir de ce moment, ils font les maîtres très sérieux.)

ELLE. — Vous êtes prêt, cher ami ?

(Elle boutonne ses gants.)

LUI. — Oui, chère amie. (À un domestique imaginaire.) Je n'ai pas besoin de vous ce soir, François ; vous avez votre liberté. (Et imitant la réponse à voix basse.) Merci, monsieur le marquis.

ELLE, même jeu. — Soyez là sans faute à onze heures, Agathe, pour me déshabiller…. Exactement, n'est-ce pas ?… (Même jeu.) Bien, Madame.

(Ils éclatent tous deux de rire.)

LUI- Et maintenant… (Il montre la porte.) Hop !

ELLE. — Eh bien… Eh bien… (Le ramenant de l'autre côté.) Par le grand escalier !


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