Henri Lavedan
LYDIE
I
Lydie, aussitôt entrée dans sa chambre, poussa le verrou, tourna la clef deux fois, comme pour mieux se renfermer dans sa tristesse, ouvrit, arracha toute grande la fenêtre, puis tomba dans un fauteuil, accablée, les mains flottantes.
Il faisait clair de lune, et, magiquement, de paisibles jets de lumière d'un bleu argenté illuminaient toute la pièce drapée d'anciennes toiles de Jouy qui figuraient, imprimées en rose défraîchi, des galanteries bourguignonnes à la manière de Watteau.
Dans le tapis profond, jonché de petits bouquets de fleurs enrubannées, les sièges en désordre, coquets d'attitude, enfonçaient leurs pieds de laque blanche. Étroit et pudique, le lit, de style Louis XVI, avec lesquatre panaches sculptés aux quatre coins, faisait face à la croisée béante sur le ciel. Également laqués, les meubles, les étagères, les encoignures se distinguaient comme au plein jour, encombrés de futilités frêles, de caprices d'une seconde ; et, – tenus par de longs rubans de vieille soie qui prenaient de la corniche, – plusieurs portraits au pastel pendaient, inclinés en avant, tous ayant des cadres ovales de bois, presque dédorés.
L'un d'eux, accroché au-dessus de la cheminée, tout contre la glace, recevait en cet instant les rayons de l'astre. Ainsi éclairé, il apparaissait, il surgissait, visible et net jusqu'en ses moindres détails, mélancolique et doux comme une évocation.
C'était un visage de femme encore jeune avec un front chaste, une bouche sévère qui a plus prié qu'aimé, des joues naïves d'enfant et des yeux irrémédiablement découragés.
Lydie, ayant levé la tête vers ce portrait, lui tendit les bras, comme s'il allait, prenant un parti tout à coup, vivre et descendre à la minute pour la consoler.
Dans son égarement, elle l'appelait déjà : « Maman ! petite mère !… » Mais aussitôt elle porta ses mains à sa poitrine, et, s'étant renversée en arrière, elle éclata en violents sanglots qui assaillaient à le briser son pauvre petit corps de vierge.
Tandis qu'elle s'enfonçait dans son désespoir, avec l'acharnement inséparable des premières douleurs, un nom d'homme : Maurice ! revenait sans cesse parmi ses larmes. Ce nom bien-aimé, elle le jetait aux murailles sourdes, aux objets inertes qui l'environnaient, à cette égoïste et froide nuit qui, drapée dans une splendeur dédaigneuse, la regardait souffrir en silence.
Ainsi elle n'était pas le jouet d'un cauchemar ! Le malheur était certain. terrible, quoiqu'il ne datât que d'un instant. Impossible désormais d'avoir cette joie que tant d'autres femmes possédaient sur terre, puisque son père avait refusé.
Il avait refusé : « J'ai dit non, c'est non ! Qu'on ne me parle plus de ce mariage. »
Et quand, seule avec lui, elle avait insisté une dernière fois, si tremblante… ce ton âpre et ce geste tranchant avec lesquels il avait brisé là : « Plus un mot. De l'eau froide sur tes yeux, et demain une autre figure. Bonsoir. »
En dépit des résistances paternelles, Lydie pourtant n'avait jamais désespéré d'être un jour la femme de Maurice. « Monsieur le colonel comte de Montauran, officier de la Légion,… etc. a l'honneur de vous faire part du mariage de Mademoiselle Lydie de Montauran, sa fille, avec Monsieur Maurice Bradier… » Combien de fois ces lignes n'avaient-elle pas dansé devant elle aux heures de confiance dans l'avenir ?
Aujourd'hui tout s'écroulait, et, la première explosion de larmes apaisée, les paupières sèches et brûlantes, tranquille bien qu'abattue, elle regardait sans effroi sa vie étalée, dépliée devant elle comme la carte d'un mystérieux pays, avec ses hauts et ses bas, ses peines principales, ses joies et leurs aflluents.
Ses plus lointains souvenirs demeuraient ceux d'une enfance étonnée, remplie de roulements de tambours, de sonneries de trompettes. Dans la cuisine, des grandes bottes crottées, et puis des képis, beaucoup de képis aux patères de l'antichambre. À cette époque, c'étaient des villes de province successivement quittées, à la hâte, dans un coup de feu de paquets et de bagages emportés à la gare sur des fourgons attelés de mules, toutes les garnisons bien pareilles gratifiées du même jardin public, où chaque dimanche les musiciens en guêtres de toile venaient jouer l'Ouverture de Sémiramis, un pas redoublé de Sellenick et des variations de petite flûte sur le Trouvère.
Les unes après les autres, des années avaient ainsi coulé, monotones, sans qu'elle quittât sa mère qu'elle revoyait encore longue et mince, la taille molle, faisant épeler André, son frère d'un an plus jeune qu'elle, tandis que son père, alors capitaine, passait dehors, au mess, ou dans les châteaux voisins, la majeure partie de son temps, quand il ne s'échappait pas à l'improviste, un congé de plusieurs semaines en poche.
Après qu'il avait bouclé sa valise, et formulé ses instructions à Jamonneau son ordonnance, à la dernière minute il la soulevait sur sa poitrine à boutons de cuivre gros comme des balles, lui jetant avec la piqûre de sa moustache, un : « Sois sage, bichette ! » et sa mère alors le prenait par le cou, lentement, le baisait sur chaque joue, plusieurs secondes ainsi sans bouger, puis soudain pleurait, discrètement, le visage appliqué sur sa poitrine, s'entrant ses croix dans la peau. Lui, fronçait le sourcil, se dégageait de l'étreinte : « Voyons ! sois raisonnable… garde ça pour le jour où il y aura une bonne guerre… » Et il disparaissait dans l'escalier disant : « Adieu… bientôt ! »
La cuisinière Catherinette s'écriait : « Femme d'un militaire de l'armée ? Quel péché de métier, Seigneur ! » Et tout le monde avait les larmes aux yeux.
Comme tous ces petits incidents pénibles étaient restés photographiés au fond d'elle ! Avec quelle effrayante netteté elle les revivait, assise en son fauteuil, par cette nuit d'été si belle, mais si douloureuse !
Sa mère cependant continuait toujours de pleurer, et, l'année qui suivit sa première communion, la guerre éclatait. La nouvelle en arriva chez eux un soir. Ils habitaient alors Nantes où son père était chef de bataillon du 117ème. Ces temps-là furent fiévreux, détestables.
Elle se rappelait les longs mois terribles, subis dans une perpétuelle incertitude, les journaux criés dans les rues, les fausses victoires, les capitulations inouïes, dégradantes, la tragédie de Metz où son père fut fait prisonnier, sa captivité dans une forteresse allemande, et comme il était revenu jaune, amaigri, méconnaissable, avec des mains d'ouvrier et une barbe vilaine, pointue, qui ne frisait pas.
Puis, plus rapidement, ses années de jeune fille défilaient uniformes en sa pensée avec leurs mêmes robes droites, leurs mêmes sauteries au piano les dimanches d'hiver, leurs mêmes distractions fades, l'éternel spectacle d'une mère taciturne, la plupart du temps seule à la maison, d'un frère adulé auquel semblaient réservées toutes les caresses, toutes les indulgences, d'un père insouciant et léger prolongeant, jusque dans l'âge mûr, des habitudes frivoles et mondaines de garçon riche, beau joueur en tout, en amour, au baccarat, comme à la guerre.
Souriante, les yeux déjà grands ouverts sur le ciel, sa mère était morte un soir d'octobre, sans faire de bruit, presque avec reconnaissance. Elle était restée tout un jour exposée dans sa chambre, et jamais durant sa vie, au souvenir de chacun, elle n'avait paru aussi satisfaite que ce jour-là, immobile parmi les fleurs déposées sur son lit.
Écœuré de cette République, le colonel avait alors démissionné brusquement, avec éclat, et ils étaient venus se fixer à Montauran, leur terre, située à mi-côte aux portes de Tours, parmi les vignes qui donnent ce royal petit vin blanc, orgueil de Vouvray.
Depuis plusieurs années, elle n'avait pas quitté le château, seule avec son père et une tante veuve, Mme Eugénie Tremblay, qu'on appelait couramment tante Génie, par abréviation. Son frère André avait été interné à Paris dans une institution où l'on chauffait pour le baccalauréat les élèves récalcitrants.
Arrivée à cette époque plus rapprochée de ses souvenirs, Lydie, s'étant levée, se dirigea vers la fenêtre à laquelle elle s'accouda, triste, contemplant ces bois, ces champs, ce ciel, ce petit coin du vaste monde où son cœur avait découvert l'amour, – l'amour, rêve de son esprit, – et ses yeux versé leurs premières larmes.
C'était là qu'elle avait vraiment commencé à vivre, à dater de ce jour, entre tous bienheureux, où elle avait vu Maurice Bradier, se jurant bientôt d'être sa femme ou de ne se marier jamais. Leur passion mutuelle était déjà forte de deux ans.
Deux ans écoulés, finis, dont il ne restait plus rien qu'un regret, cette lie du passé ! Deux ans disparus, dégringolés dans le gouffre, deux ans qu'elle aurait bien voulu ressaisir pour les mieux revivre en détail, à petites gorgées, en faisant durer la joie, longtemps… Oui, pour la première fois ils s'étaient rencontrés chez leur voisin le baron de Terrassier ; à peine s'ils s'étaient parlé, mais tout de suite elle avait été prise au charme violent et doux de ses yeux, graves sous leurs longs cils bruns.
Et ce soir-là, comme ils rentraient tous trois au château par un radieux soleil couchant, – le break emporté au grand trot sur la route blanche qui longe la Loire, – sa tante, au milieu d'un silence, avait demandé à mi-voix.
– Qui sont ces Bradier qu'on nous a présentés ? Le fils est gentil.
– Des imbéciles ! avait répondu le colonel.
Devant la surprise de sa sœur, il avait même précisé.
– D'anciens commerçants… et pas le sou… Franchement…
– Ils étaient peut-être honnêtes, avait alors hasardé Mme Tremblay. Pourtant ne les accusons pas d'imbécillité sans savoir.
La conversation était tombée. Mais elle, tout à coup troublée par ces paroles, avait eu le vague pressentiment de chagrins immédlats, de très prochaines tristesses.
Dans ces fréquentes visites qui, à la campagne, sont à la fois un passe-temps et une obligation, elle n'avait pas tardé à retrouver Maurice ; au bout de quelques mois, ils s'étaient fait de chastes aveux, ils avaient enfin goûté la troublante et délicieuse émotion du premier amour, de l'amour pur et jeune qui n'ose même pas oser, qui, paisiblement, se suffit d'un regard, d'un geste, d'une fleur cueillie, d'un gant tombé, d'un pied petit qui passe, du silence même de l'être aimé, l'amour ignorant et naïf qui n'a ni exigences, ni jalousies, ni amertumes, l'enfantine et printanière curiosité des cœurs passagèrement vierges.
À ce moment, elle avait à plusieurs reprises souhaité que le père de Maurice tentât une démarche auprès du sien, mais toujours le jeune homme avait ajourné cette demande en mariage, comme s'il eût redouté de voir en quelques minutes s'effondrer leurs projets d'avenir. Sur ses prières, elle s'était résignée à attendre, également torturée par l'appréhension d'un refus le jour où cette question de sa vie se débattrait entre son père et M. Bradier.
Ce jour inévitable était arrivé. Il était passé déjà. Terrifiante rapidité des choses d'ici-bas ! Qu'arrivera-t-il aujourd'hui ? Serai-je heureux ce soir ? Des aiguilles tournent sur des cadrans d'émail, des timbres d'horloge sonnent, un soleil se couche, des étoiles jaillissent, la nuit périodique se développe, et le temps présent qu'on touchait du doigt s'est enfui pour toujours ; il se nomme hier. Et I'on se retrouve seul, face à face avec ses angoisses…
Ah ! qu'elle a eu tort autrefois d'espérer une longue existence avec le jeune homme, doux et fort, fiancé de ses rêveries premières, devenu plus tard le mari de son orgueil, le père des beaux enfants qui lui auraient ressemblé ! Il n'y faut plus penser, jamais plus ! « De l'eau froide sur ces yeux-là, et demain une autre figure… » Une figure réjouie, contente de respirer et de vivre, une bouche qui rit ou qui chante, des mains qui battent d'allégresse, courent sur le piano, agitent leurs bracelets, leurs porte-bonheur… Mais dans le cœur, mais sous les paupières, de grosses, de chaudes larmes prêtes à jaillir chaque fois qu'elle sera dans les coins, seule, à l'abri des regards paternels, ou dans sa chambre, enfermée à double tour, comme cette nuit.
Ses pleurs coulent alors silencieusement, inondant ses joues sans qu'elle prenne même la peine de les essuyer, et dans l'ombre, là-bas, vers une maison qu'on ne peut pas voir, au delà des prés et des bois, elle jette, toute penchée hors du balcon, un long baiser muet, désespéré comme ces adieux et ces signaux que font encore du rivage les mains tremblantes de ceux qui restent, après que le navire a disparu sur la mer.
Cependant une brise fraîche s'élevait, couchant les poils verts des gazons, ployant les plus menues branches des arbustes. Les étoiles pâlissaient, clignaient une seconde, puis s'éteignaient. Sur la campagne inerte et grise, c'était maintenant l'heure morne, inquiétante, l'heure ingrate qui prépare le triomphal réveil de l'aube. Une méfiance indicible planait sur la terre mal réveillée.
À travers les peupliers, la Cisse roulait une eau de plomb terne et muette. Pas un cri de bête, pas un bruit humain, pas une plainte de la nature. Tout était solitude, pétrification, attente. L'oiseau ne savait pas encore chanter.
Peu à peu, les silhouettes des arbres se précisèrent, semblant sortir de la nuit avec stupeur, ainsi que d'un étrange engourdissement magnétique. Puis, des rumeurs, des palpitations, des soupirs s'élevèrent, lointains d'abord, bientôt plus proches ; de courtes lueurs d'incendie embrasèrent l'horizon couleur d'améthyste. La roue d'une charrette grinça. dans un chemin creux.
Alors Lydie, toute frissonnante, saisie par le souffle glacial du matin, ferma la fenêtre, tira les rideaux, et, dans la demi-obscurité de sa chambre, se dévêtit debout.
Elle enlevait ses habits sans hâte ni lenteur, avec une sorte de calme automatique, et telle qu'une somnambule. Machinalement, elle les jetait au fur et à mesure sur le dos d'un siège, les yeux fermés, ne pensant à rien, rompue comme après une nuit de bal.
Ses deux petits souliers tombèrent l'un après l'autre sur le tapis ; à tâtons, elle se blottit dans les draps frais, frottant sur l'oreiller sa joue brûlante.
Soudain, elle eut conscience d'avoir, pour la première fois de sa vie, oublié sa prière. Tout bas elle se le reprocha : « Je veux la faire… et à genoux. » Mais comme elle se soulevait sur le coude, récitant déjà : « Souvenez-vous, ô très pieuse Vierge Marie, qu'on n'a jamais entendu dire… » le nom de Maurice trembla sur ses lèvres, et le sommeil doucement la terrassa.
Dans la chambre close où filtrait le jour, on n'entendait maintenant que le tic tac opiniâtre de la pendule, tandis que dehors, acclamant le soleil, s'égosillaient les coqs fanfarons, secouant leurs crêtes luisantes de rosée.
II
Bien qu'il eût l'extérieur encore alerte d'un homme qui tout récemment vient de dépasser la quarantaine, le colonel pourtant pénétrait dans sa cinquante-huitième année.
De taille moyenne, il avait le front autoritaire, les yeux insouciants, un peu ternis à force d'avoir trop vu et trop vécu jour et nuit, surtout la nuit, le nez droit, bien à cheval sur une moustache disciplinée. La bouche, qu'on devinait avoir été charmante, aujourd'hui ombrageuse, désabusée, franche d'égoïsme, avec une couture amère qui la pinçait à chaque coin, révélait à la fois un esprit mobile, hautain, s'aigrissant de peu, un cœur médiocre, incapable d'efforts et de sacrifices.
Louis-François Hardy de Montauran, jusqu'à son dernier soupir, ne pardonnerait jamais à la vie de ne s'être pas docilement pliée à ses caprices, de n'avoir pas réalisé au pied de la lettre ses ambitions légitimes.
Au sortir de l'École, en dépit des aptitudes exceptionnelles qui le désignaient pour l'arme de la cavalerie, un classement inexplicable, injuste, ne l'avait-il pas condamné à servir dans l'infanterie ? Il avait alors commencé à courir la province, du nord au midi, presque toujours voué, par une fatalité hostile, aux garnisons perdues et proches des frontières, de maussades villes pelées, avec des remparts, où l'on végète comme frappé de disgrâce.
Lieutenant, pris soudain de confiance dans les dédommagements de la vie de foyer, il avait épousé une orpheline d'une beauté douce et sérieuse qui lui avait apporté une fortune à peu près égale à la sienne : sept cent mille francs environ. Mais au bout de quelques mois, il s'était senti aux côtés de sa femme plus seul qu'auparavant.
Avec ardeur il avait souhaité un garçon, choisi son nom d'avance, bâti des projets déjà, quand, après une grossesse allante et virile, la comtesse accoucha péniblement d'une fille, pauvre petite inattendue, délicate et plaintive. Cette déception le blasa, et quand sa femme, l'année suivante, lui donna le fils convoité, il l'accueillit sans allégresse.
Peu à peu, il s'était fabriqué hors de chez lui une existence à part, s'efforçant de se distraire au moyen des plaisirs les moins ennuyeux. Sa fortune considérable, – grossie encore par des héritages, – lui permettait de jouer sans peur ; il joua à outrance, perdit, et s'exécuta sans reproche, ne revenant pas toutefois d'avoir encore cette malchance-là par-dessus les autres.
Enfin, son métier de soldat, qu'il aimait du meilleur de lui-même, conservant au milieu des dissipations l'idée vivace et réconfortante de l'honneur, l'avait-il payé de retours ? Pas davantage. Ayant, dès sa jeunesse, rêvé les deux petites étoiles d'argent sur sa manche, il voyait d'anciens camarades plus jeunes les décrocher avant lui, très aisément ; et par une constante ironie du sort, rendu à cet âge où il espérait n'avoir plus longtemps à attendre le chapeau à plumes des généraux brigadiers, il avait été forcé de donner sa démission de colonel, sa particule et son titre ayant irrité le zèle du ministre de !a guerre.
Veuf dix ans après la naissance de son fils André, il avait confié le soin de sa. maison, la garde et l'éducation de ses enfants, à sa sœur, également veuve, Mme Tremblay. Elle vivait et habitait avec eux depuis cette époque.
C'était une grande femme à mitaines et à bottines de velours lacées sur les chevilles, cérémonieuse et naïve, sentimentale, maniaque, tenant de la vieille fille et du bas-bleu méconnu, toute pleine d'amours contrariées, de rendez-vous nocturnes, de chaises de poste fermées à clef et de nacelles.
Rien de plus roman que sa pauvre tête, faible et vagabonde. Elle n'était jamais là, toujours égarée en d'énormes et puériles aventures qui la transfiguraient toute, la bouche entr'ouverte et les yeux mouillés de ravissement.
Sa seule ambition, le but et la grande affaire de sa vie, c'était d'écrire pour les jeunes filles des romans échevelés, fous de complication, d'une imperturbable décence, qu'elle signait de ce simple pseudonyme : « Robert de Castelpreux. »
– J'ai entendu le cri de la jeune fille française, s'écriait fréquemment Mme Trembay ; elle demandait : à lire ! à lire ! J'ai travaillé pour elle ; aujourd'hui elle a son auteur.
Et généralement elle ajoutait avec une fierté mal contenue : – Si je vous montrais les lettres enthousiastes que je reçois des mères, des mères de famille,… et toutes les bénédictions… C'est un véritable bienfait, madame… Votre beau talent tout viril… Une plume aussi distinguée, aussi chatoyante que la vôtre…, etc., etc., comme ça pendant des pages… Ah ! oui ! j'en ai, des lettres !
On la laissait dire, et le colonel, indulgent, approuvait du geste : « Oh ! tu es très lue, parbleu ! Tu as un public. »
Sans cesse et partout elle combinait en sa pensée d'extraordinaires péripéties, aboutissant enfin à des mariages heureux, car elle était optimiste intransigeante, révoltée au nom seul de Schopenhaüer qu'elle abominait sans l'avoir jamais lu. Spécialement elle travaillait pour d'inoffensifs journaux de modes, des revues illustrées bien pensantes, publications roses, bleues ou lilas, de rassurant aspect, que les parents peuvent, les yeux fermés, « laisser entre toutes les mains et sur toutes les tables ».
C'est ainsi qu'elle avait publié en l'espace de plusieurs années : Mignonne, Le Secret de dame Laure, l'Enfant du presbytère, etc. Et ces travaux envahissaient, remplissaient à tel point sa calme vie qu'ils restaient plus tard pour elle des points de repère fameux, faisant époque dans le passé. L'histoire de ses romans, leur genèse, l'élaboration des épisodes, la trouvaille du dénouement, l'embarras du titre… tous ces petits riens, si considérables, demeuraient dans la pensée de Mme Tremblay, – avec les mille circonstances infimes et les détails qui les avaient entourés, – comme une sorte de calendrier rétrospectif sur lequel, sans hésitation, elle pointait à la minute toute date, tout souvenir :
– Lydie a failli se casser le bras en tombant de cheval il y a deux ans, un samedi. Ce jour-là je commençais Les Deux Orphelines…
– C'est la nuit où je corrigeais mes épreuves Seule au monde ! que le tonnerre est tombé sur le pigeonnier…
– Quel hiver en soixante-dix-neuf ! La Revue de France n'a pas voulu du Remords d'Adrien… Quel hiver !
Uniquement soucieuse de ses imaginations, couvrant du haut en bas de notes, de maximes les hauts feuillets de ses agendas et de ses livres de comptes, elle laissait toutes les choses de la maison couler à la dérive. Quand, après sa démission, le colonel était venu s'établir à Montauran, – installation faite et tout réorganisé, à l'office une vingtaine de domestiques, huit chevaux dans les écuries – le très grand train du château eût nécessité un intendant actif autant qu'économe. Ebréchée déjà par le jeu et les folies anciennes, la fortune du comte, très ronde encore sans doute, ne pouvait suffire néanmoins à entretenir pendant longtemps un luxe aussi prodigue.
Au bout d'un an, il fallut bien en rabattre. On avait réduit aussitôt les frais d'une bonne moitié, vendu quatre chevaux, congédié plus du tiers du personnel, remplacé le chef par une cuisinière. Les réceptions, lunch, dîners de gala en plein air, sous des tentes fleuries, tirs au pigeon, cotillons aux torches le soir, kermesses costumées dans le parc, cessèrent brusquement pour faire place à une existence plus raisonnable et plus longue. On se leva moins tard et l'on se coucha plus tôt. On dut parfois expérimenter les douceurs de la marche, le charme des côtes gravies à pied, par le fort soleil.
Tante Génie fut peut-être la seule à ne pas souffrir de ce changement subit, isolée en son bleu, voûtée sur ses manuscrits, ayant aux doigts une grande plume d'aigle du petit bout de laquelle elle se chatouillait le front avant d'écrire, comme pour y agacer des pensées tapies.
Le comte, lui, en fut péniblement affecté ; son caractère devint inquiet, ses plaisanteries amères et trop fréquentes.
Quoiqu'il jouât par intervalles, dans sa tenue et ses propos, l'insouciance dégagée d'un esprit de race au-dessus de ces sortes d'affaires, on sentait qu'il était humilié au fond de lui-même de toute la violence qu'il mettait à ne le point paraître. Il ne savait pas se passer de l'argent, dont il avait pourtant l'entier mépris, mais étant de ces hommes forcément malheureux pour lesquels il n'y a d'indispensable ici-bas que la fortune.
Il semblait ne plus se trouver assez riche pour habiter dignement cette imposante demeure qu'il tenait de son grand-père, et, s'en remettant à la platonique surveillance de sa sœur, il tirait à part, se rendant presque tous les après-midi à Tours, à son cercle, où il déblatérait politique.
Ressaisi de temps à autre par son vice héréditaire, il partait pour Paris. Il y restait une, deux semaines, pendant lesquelles il jouait, courait les lieux de plaisir, s'amusant à la fois avec un entrain et une modération de vieux jeune homme, autant inassouvi que blasé !
De ces expéditions il revenait toujours plus las, plus morose, gêné de ne pouvoir se dissimuler son âge. À peine de retour, il baisait Lydie avec une étrange brusquerie de passion, presque avec reproche, comme si c'était elle qui vînt de s'absenter par caprice, laissant, l'ingrate, dans la peine et la solitude ce père qui pourtant l'aimait bien ! Certes, il l'aimait, d'une adoration exubérante et démesurée, à cette heure où il la repressait entre ses bras, sa grande fillette palpitante, avec ses cheveux blonds qui pendaient, ruisselaient sur son dos, et la bonne odeur d'elle se dégageant saine et pure de ses bras demi-nus, de son cou blanc, de tout son petit corps souple, chastement frêle qui se frottait aux caresses : « Ah ! papa ! mon papa ! »
Mais à cette minute précise, une inquiétude le troublait, et dans l'éclatante joie même de Lydie, son remords croyait sentir un doux blâme, tacite.
Cependant son cœur desséché se ranimait sous cette chaleur filiale ; ses yeux, avec émotion, erraient sur ce domaine, ces jardins où d'autres que lui sauraient si facilement accaparer le bonheur ; embaumé au passage des vignes, l'air capiteux et tiède des coteaux affluait à ses poumons, tout semblait l'amadouer, lui crier : « Reste à présent. Ne t'en va plus… Trouve autre chose de meilleur que tout cela. » Et quand, essoufflée, agitant ses longues mains ensanglantées d'encre rouge, sa sœur apparaissait sur le seuil et lui jetait sur un ton d'amicale gronderie : « Trois chapitres, entendez-vous ? J'ai eu le temps d'écrire trois chapitres, vagabond ! » il avait à la fois (la pauvre femme !) envie de l'embrasser sur les deux joues et de lui rire au nez.
Brique et pierre, flanqué aux quatre angles de grosses tours à toits pointus et hauts comme des bonnets de magiciens, hérissé partout de girouettes et de paratonnerres, le château, perché sur la côte, bien à découvert, dominait le pays. Des alentours on le voyait fièrement surgir au-dessus des vignes crispées dans le roc dévalant jusqu'aux prairies, abrité sur son derrière de grands bois touffus.
De sa terrasse, l'œil embrassait le plus merveilleux des panoramas : à l'horizon, une ville avec ses clochers et ses mille maisons pressées, menues comme des jouets de bois peint ; là-bas, la lanterne de Rochecorbon, qui de loin semble une petite tour de Nesle ; Vouvray, les pieds dans la Cisse, accroupi au soleil à l'entrée de ses caves profondes, souterraines comme des cryptes ; à gauche, Vernou ; et enfin, sur un espace de dix lieues, la Loire, lente, sinueuse, magnifique, poussant presque avec fatigue, parml les dunes jaunâtres de son lit, ses flots tièdes, ses flots paresseux, ses flots intraitables aux heures de révolte.
Le colonel et sa sœur avaient chacun leur appartement au premier étage, et Mme Tremblay s'était organisé à côté de sa chambre une sorte de cabinet-oratolre, à boiseries moyen-âge, à voûte ronde peinte à la fresque en bleu gendarme et semée d'étoiles d'or où elle affectionnait de s'enfermer, « n'y étant pour personne ».
Lydie avait préféré une vaste pièce du second qui principalement donnait sur les jardins et les bois, proche de la chambre réservée à son frère quand ses congés lui permettaient de venir à Montauran.
À deux reprises refusé à son baccalauréat, le jeune homme, placé dans une institution de Neuilly, se préparait avec assiduité à un nouvel échec. Son père l'excusait, non sans forfanterie : « Il tient de moi, le bonhomme ; il n'aime pas le grec, les vers latins… N'aime rien… »
Parfois arrivaient de Paris des réclamations de fournisseurs, de larmoyantes notes de tailleurs, des plaintes de bottiers découragés ; ou bien encore d'affectueuees lettres du coupable, patelines et bonasses, avec un tour de repentir, des « bon petit-père » bien en vedette, des « merci d'avance », des « paroles d'honneur de ne plus recommencer », et puis, à l'arrière-garde, un sournois post-scriptum d'une ligne ou deux, se faisant humble, et réservé le plus possible, pour lâcher vite le chiffre de la dette : « Enfin, c'est tant ! »
Le colonel, pendant dix minutes, maugréait, s'emportait – simple attitude paternelle – puis, calmé soudain, envoyait l'argent par le même courrier, confessant avec une vanité mal déguisée : « Je ne carottais pas mieux à son âge. »
III
Dans un salon du rez-de-chaussée, vis-à-vis le perron d'honneur, Lydie attendait, gantée.
Assise en amazone sur le bras d'un fauteuil, un pied touchant terre et la main sur le pommeau de sa haute ombrelle écarlate, elle lisait à haute voix, gravement moqueuse, un papier étalé sur son genou :
Château de Brignolles (Indre-et-Loire). M. le baron de Terrassier, ancien consul de France en Perse, membre de… président de… patati… grand officier de… pata… et puis de… et puis encore de… aboutissons ! et Mme la baro… etc… rassier… vous prient de leur faire l'honneur de venir le jeudi 12 juillet visiter leurs collections. P. S. On goûtera.
– On goûtera ! répéta la jeune fille, à quoi ? aux collections ?
Mais, comme elle se levait, éclatant toute seule d'un de ces petits rires cristallins qui sonnent si étrangement dans la bouche des femmes aux heures inquiètes, il se fit sur la terrasse un bruit de cailloux broyés, suivi d'un brusque arrêt. C'était la voiture qui venait de stopper au ras des marches de pierre.
À distance, on percevait le craquement des harnais, le cliquetis des gourmettes, la mastication du mors, le souffle régulier des naseaux, alternant avec les coups de queue pour chasser les mouches.
Aussitôt le colonel s'avança, cigare aux lèvres, suivi de sa sœur, en soie grise, coiffée d'une toque à plumes de lophophore.
Lydie ayant embrassé son père au passage, celui-ci ne put retenir une exclamation :
– Comme nous sommes belle ! Pas pour Terrassier cette toilette-là, je suppose ?
– C'est pour vous.
– Tout s'explique, je l'aurais parié. Et il flaira que Maurice Bradier se trouverait à cette réunion.
Quinze jours s'étaient écoulés depuis qu'il avait signifié à Lydie un refus catégorique au sujet de ce sot mariage. Pendant ces quinze jours, sa fille, qu'il avait attentivement épiée, lui avait paru affectueuse telle qu'à l'ordlnaire, calme sans trop de mélancolie. Seule, la pensée qu'elle reverrait bientôt le jeune homme avait dû la soutenir ainsi, lui communiquer cette paisible apparence de résignation.
Elle, de son côté, se sentant pénétrée par la perspicacité de son père, redoublait de belle humeur, de gais propos, ne se doutant pas que, loin de donner le change, sa joie précisément était la preuve manifeste de son trouble.
Ils partirent.
C'était une splendide journée de juillet, d'une chaleur flamboyante et lourde. Pas le moindre nuage ne floconnait sur le ciel immense, d'un bleu dur d'émail ; et, sans ombre dans sa sécheresse crayeuse, la route se déroulait, d'une blancheur de carrière. Parfois un cabriolet passait, soulevant une poussière si épaisse qu'on eût dit du plâtre.
À gauche, animées de bouquets d'arbres, s'étendaient successivement des prairies, teintes de toutes les nuances du vert, depuis le vert farouche et rébarbatif des parties obscures, le vert glauque, plein de quiétude des recoins aquatiques, jusqu'à l'aigre vert de reinette des espaces ensoleillés d'aplomb ; tandis qu'à droite grimpaient les coteaux tour à tour boisés, hérissés de vignes, ou d'une rocailleuse aridité.
La campagne reposait déserte, aucun bruit ne troublait la grande sieste lumineuse des champs ; et toute cette terre assoupie resplendissait à cette heure d'une si triomphante santé qu'elle semblait n'avoir jamais été touchée par la main de l'homme, ne devoir sa magnificence qu'à l'heureuse fécondité de ses entrailles.
Lydie, frémissante et les joues plus roses que de coutume, regardait avidement par la portière, nommant tout haut les habitations environnantes dont elle voyait les toits scintiller au loin, par-dessus les arbres : « les Étangs, Vaux de Mérincourt… Rochetailles… Et puis Brignoles, tout là-bas, gros comme un pois… »
Le colonel et sa sœur, assis au fond de la voiture, demeuraient immobiles, les yeux mi-clos. Mme Tremblay rompit la première le silence.
– Quelle corvée que cette invitation !
– Tu l'as dit, ma bonne, répondit le comte.
– Je suis curieuse de voir enfin le brlc-à-brac de Terrassier. Depuis deux ans qu'on en parle…
– Peuh ! Des bouts de bois, des tringles, un tas de choses de rebut dérobées chez les sauvages. Très embêtant, au fond.
Lydie déclara d'une voix fébrile :
– Moi, j'adorerais voyager, aller dans des pays, voir des costumes…
– Toi ! repartit son père impatienté, ne dis donc pas cela. Tu as dans ta bibliothèque la collection du Tour du monde, et tu n'y as jamais regardé.
Elle répliqua :
– Ça n 'est pas la même chose.
Tante Génie ajouta :
– Tu auras bien le temps de faire des fugues, plus tard, avec ton mari. M. Tremblay et moi, pour notre voyage de noces, nous sommes allés à Venise. Assurément c'est joli, mais trop humide tout de même. Je te conseillerais un autre endroit plus gai… avec des boutiques.
De nouveau ils se turent. Les prairies succédaient aux prairies, les coteaux aux coteaux. Rapidement ils dépassaient un piéton inconnu qui les saluait, ou bien quelque casseur de pierres tortillard qui, à leur approche, redressait son échine, pour les regarder à travers son loup de fil de fer.
Enfin, ils s'engagèrent dans une longue et majestueuse avenue, bordée de très vieux châtaigniers, au bout de laquelle paraissait un large bâtiment à toiture carrée, percé de nombreuses petites fenêtres, irrégulièrement. C'était Brignolles. Sans bruit, les sabots des chevaux battaient la terre élastique, entretenue dans une sorte d'humidité par l'ombre perpétuelle que versaient les arbres centenaires, El la voiture semblait rouler sur du gazon.
Après avoir contourné une pelouse ovale aux extrémités de laquelle se faisaient pendants deux massifs de roses, ils s'arrêtèrent devant un perron aux marches fendues. M. de Terrassier les attendait, debout, en veston clair, avec des guêtres blanches qui lui donnaient un air zouave, coiffé d'un chapeau paillasson à ruban de faille maïs.
– Voilà le colonel ! Bonjour, colonel. Madame… Mademoiselle…
Il agita la main de M. de Montauran, salua les deux femmes à petits coups de buste réitérés, balbutia des mots, toussota, puis éclata de rire, ce qui était son habituelle façon de terminer les phrases.
Autour de la cinquantaine, la face rouge et trop rasée, les cheveux teints, à reflets lilas, ramenés sur les tempes, et un bon ventre douillet lui dégringolant déjà entre les jambes, tel s'offrait le baron de Terrassier.
Après dix-huit ans de consulats, harassé d'avoir roulé à travers le monde, de Tauris à Livourne, de Djeddah à Stockholm, ce petit ventre cosmopolite qui s'affaissait et périclitait à l'œil nu, il s'était un jour décidé à l'enterrer dans une propriété calme, sous de frais ombrages ; Brignoles tout à coup l'avait séduit, et il s'en était rendu acquéreur « pour un morceau de pain ».
Les douze mois de l'année il y vivait, seul, en dehors des domestiques, avec Mme de Terrassier, une Mexicaine épousée là-bas, entre deux paquebots.
Un peu plus âgée que lui, elle ne sortait pas de sa chambre, étant d'humeur sauvage. Belle femme d'ailleurs, taciturne, à l'œil de braise, qui gardait encore – derniers vestiges de sa dévorante beauté – une ronde taille ployante comme un bambou, et, lui fouettant le dos, deux nattes de jeune fille, d'un noir de plumage. Le baron n'avait pas d'enfants. Sa seule tendresse était pour ses collections.
Enfermées au fond de colossales caisses, plus lourdes que des cercueils plombés à triple enveloppe, et portant sur toutes leurs faces des noms étranges de lointaines contrées, elles avaient longtemps dormi sous un hangar situé derrière les communs.
Chaque jour il les venait voir après son déjeuner, par tous les temps. La présence même des invités, loin de le troubler, était un stimulant pour lui. À la fin du repas, il commandait aux domestiques en clignant de l'œil : « Le café dehors… comme d'habitude. » Puis entraînant ses convives, jusque-là sans méfiance, il les guidait par les allées sinueuses, le cigare aux lèvres, épanoui, ne voulant point fournir d'explications, afin que la surprise fût plus vive, se bornant à dire à mi-voix : « Nous allons leur donner un simple coup d'œil… »
On arrivait bientôt devant le hangar sous lequel se trouvaient préparés le café, les liqueurs, tout à côté des brouettes, des instruments de jardinage et des provisions de bois, de charbon, qui faisaient des monceaux le long des murs. Dans un coin, chargés les uns sur les autres, s'entassaient les prodigieux colis.
Alors, après les avoir, à distance, bravés du regard, de haut en bas, le baron les désignait, le bras tendu :
– II y en a douze, pas une de moins. La plus légère pèse cinq cents. Ce sont mes collections ; rien que des merveilles ! »
Il s'approchait ensuite, et de ses mains grasses et courtes qui semblaient palmées, il touchait les caisses, les pelotait, les frappait de la paume, faisait toc-toc sur leurs parois, les tapotait une minute, paupières mouillées, comme on flatte la croupe d'une jument favorite. Et se retournant soudain :
– Là dedans vous en avez… vous en avez… Hu… hu… est-ce que je sais ? Pour des centaines de mille francs !
Il ajoutait avec exaltation :
– Un de ces quatre matins… aïe donc !… tout cela à l'air… Classerai… des panoplies, beaucoup de chic ! Et puis, quand tout sera en place, grande fête d'inauguration… Vous verrez !
Cependant les semaines, les mois s' écoulaient et les collections ne bougeaient point du hangar.
En hiver, M. de Terrassier projetait : « Au beau temps je les déballe. » Dès que les pommiers commencaient à se couvrir de fleurs, il s'écriait : « Bah ! attendons la saison des pluies ! » Et les arbres du parc secouaient leurs branches nues défeuillées par l'automne qu'il remettait tout « sans faute à la Noël ».
Après deux ans d'hésitations, il se décida enfin. L'orangerie fut recrépie à la chaux, et les fenêtres munies de vitres dépolies, par crainte des yeux indiscrets. En un mois, dans le plus inquiet mystère, il vida complètement les douze caisses, avec l'aide d'un vieux valet de chambre, et disposa l'orangerie dont il gardait la clef en poche. Nul autre que lui n'y pénétrait. Un soir, tout guilleret, il apprit à sa. femme que « c'était fini, fini », et, le lendemain, il lançait une quarantaine d'invitations.
Les voitures, à présent, se succédaient coup sur coup. C'étaient des omnibus de campagne rechampis de claires couleurs, enlevés par des postières empanachées de queues de renard, grelots au licol ; de bons cabriolets anciens, hauts sur essieux, qui dansaient comme des chaloupes à chaque tour de roue ; de coquettes petites boîtes d'acajou tirées par des poneys alertes et diables ; d'élégants vis-à-vis découverts ombragés d'une tente à rayures blanches et bleues ; et aussi des calèches pacifiques à poignées d'argent, munies de marchepieds très compliqués se développant avec un tapage de ferrailles, semblables à des appareils à gaufres.
Tous ces équipages, après avoir déposé leur monde sur le perron, s'en allaient, d'une allure plus lente, se ranger au frais, du côté des cuisines, où s'élevait un tintamarre de verres, d'assiettes et de bouteilles. Des bouchons sautaient parmi les éclats de rire des cochers.
Dès son entrée au salon, Lydie, d'un coup d'œil, vit que Maurice Bradier n'était pas là. Le colonel, de son côté, remarqua l'absence du jeune homme.
Plusieurs personnes se trouvaient rassemblées déjà, causant entre elles. Le marquis de la Reboutelière, seul survivant d'une nombreuse famille, compassé petit vieillard, gardien jaloux des modes qui florissaient du temps de son père, – il portait une cravate à la Bergami. – Le comte de Mersonville, numismate et sourd. Le baron d'Elzéar, ancien préfet de l'empire, moustache cirée, un œillet blanc à la boutonnière près de sa rosette d'officier, pirouettant et piaffant comme autrefois à Compiègne, accompagné de Mme d'Elzéar et de sa fille « qu'on cherchait à caser ». Et puis les Bergeron, les Motteau, les Letournois, représentant la riche bourgeoisie de Tours, des gens considérables.
Très affairé, le baron allait et venait, courant de l'un à l'autre, distribuant des bonjours, criant des ordres dans la direction des communs et des offices, avec ses mains à sa bouche en guise de porte-voix. La salle à manger, par I'entre-bâillement d'un rideau, apparaissait, la longue table drapée de linge blanc pour le lunch étincelant de cristaux et de fleurs.
On pestait après le glacier qui était en retard. Jamais il n'en faisait d'autres. Oh ! c'était bien la dernière fois…
Le docteur Gauche et le curé de Vouvray, l'abbé Frambois, venaient à peine d'arriver qu'un terrible brouhaha s'élevant dehors, vers la pelouse, attira tout le monde aux fenêtres. Mais la frayeur première se changea aussitôt en cris de joie dès que l'on connut la cause du tapage.
C'étaient ces messieurs de Pugues, des Tacots, Louvetain et Sanperche qui dévalaient à cheval, bon train. À quelques pas du château ils ralentirent leur allure, ensemble s'arrêtèrent sur une même ligne, et saluèrent tous, très roides, la coiffure descendue jusqu'au genou. On leur fit une ovation.
Les femmes battaient des mains et, comme des drapeaux, agitaient leurs ombrelles. Le marquis de la Reboutelière cita quelques galanteries hippiques de sa jeunesse.
Ayant alors sauté à terre, escortés d'épagneuls qui haletaient, crachant des langues démesurées, les cavaliers voulurent eux-mêmes, avec l'aide des palefreniers, installer leurs montures à l'écurie.
Tandis qu'ils s'éloignaient, les jambes ployées, la peau cuite et la nuque marron, en culottes pincées aux jarrets et bouffantes des cuisses, bottés, éperonnés comme des Mexicains, harnachés de sifflets et de gourdes, les mères de famille, éblouies, les accompagnaient du regard, sympathiquement, ruminant déjà quelque chose pour leurs fillettes.
On les perdit de vue un instant, au bout duquel ils reparurent plus tranquilles, rassérénés, sabrant l'air de leurs joncs et de leurs fouets courts à manche de corne, tous les- cinq uniformément gantés de peau de cerf piqué, de gros gants durs qui, retirés d'un coup, puis lancés sur les fauteuils de paille du jardin, gardaient encore exact le moule de leurs pattes de hobereaux, aux doigts crochus comme des chiens de vieille carabine.
Ils passèrent au salon et, dès qu'ils se furent inclinés devant les femmes qui se disputaient le plaisir et l'honneur de les accaparer, le baron, ayant réclamé une minute de silence, proposa :
– Si vous voulez bien me suivre, mesdames, et vous, messieurs ?…
Un murmure d'assentiment lui répondit, et tous les invités se mirent en marche à travers le jardin, s'avançant par groupes, à pas de procession, derrière Terrassier s'épongeant avec un foulard de soie. Les femmes s'attardaient à cueillir des roses qu'elles piquaient à leur corsage.
Lydie regardait sans cesse autour d'elle, cherchant Maurice, conservant à grand'peine sa gaieté factice. Il oubliait donc sa promesse ? Pourquoi n'était-il pas là déjà ? L'aimait-il toujours ?…
Arrachée soudain à ses anxiétés par les exclamations flatteuses et admiratives qui faisaient explosion, la jeune fille leva les yeux. Suivant le flot, elle venait, avec tout le monde, d'entrer à l'orangerie. On était en présence des collections.
Sur les murs tapissés d'andrinople rouge, et dans des vitrines de bois noir disposées à hauteur d'appui, elles étaient enfin là, les collections, classées, étiquetées, numérotées. Le baron, debout au milieu de la salle, ouvrit les deux bras et, se redressant, fier, sur ses jambes menues, comme autrefois sous l'habit brodé, dans les réceptions officielles en face des grands cheitks, des rajahs et des vice-rois, il prononça frémissant :
– Voilà !… Regardez !…regardez !…
Sur ses tempes, la sueur perlait.
Tout d'abord on ne distinguait rien dans cette quantité d'objets hétéroclites, de bibelots inouïs, couvrant les murailles, grimpant aux corniches, et tombant du plafond, pendus à des fils de fer. À l'enthousiasme irréfléchi du premier moment succéda une stupeur muette. Chacun s'efforçait de comprendre ; l'on n'était pas-encore apprivoisé. Une vague circonspection paralysait les regards et les gestes. Point d'imprudences… personne n'osait toucher. Les femmes, d'instinct, demeuraient en arrière, très inquiètes et les mains aux oreilles, dans l'angoisse « des choses qui partent ».
L'abbé Frambois, dont on n'apercevait que le dos, un dos voûté de cantonnier, rassurait dans un coin une dame à bonnet de dentelles.
Seuls, MM. des Tacots, de Sanperche et de Pugues, hardis chasseurs, écuyers intrépides, – « le peloton des bras cassés », comme on lesappelait – s'étaient résolument avancés, brandissant déjà des flèches empoisonnées qu'ils venaient de décrocher. Il n'y eut qu'un cri dans l'assistance : « Ils sont enragés ! » Et le docteur Gauche ajouta : « Gare l'intoxication ! »
Lydie, à quelques pas, en compagnie des frères Louvetain, tous deux décorés de la médaille militaire en 1870, considérait très curieusement une pirogue de guerre de la Nouvelle-Zélande, à proue sculptée, blindée d'une rugueuse écorce qui semblait le cuir grenu, craqué, desséché de quelque vilaine bête amphibie, quand tout à coup son cœur cessa de battre dans sa poitrine, et il lui parut que les collections dansaient la sarabande… Maurice venait d'entrer. Une fois près d'elle, il la salua et s'éloigna.
Oh ! comme il était pâle et qu'il avait les yeux tristes ! Malgré tout, elle était heureuse maintenant, le sachant attentif à ses moindres mouvements, ému au seul bruit de sa voix, ne pensant qu'à elle au milieu de tout ce monde qui ne s'en doutait pas. Et une orgueilleuse joie la gonfla de se sentir ainsi surveillée par un amour tendre et passionné qui ne la perdait pas de vue.
De son côté, elle inclina doucement la tête, comme pour lui dire : merci ; puis, elle alla retrouver sa tante.
Mme Tremblay, devant un trophée de tomahawks, prenait des notes sur un calepin.
– T'amuses-tu ? demanda-t-elle.
– Beaucoup, répondit Lydie avec élan.
– C'est de ton âge, reprit la vieille dame, et avec un soupir elle ajouta : Moi, je travaille. Dans notre métier, on n'a jamais trop de documents…
Lydie, à présent, stationnait devant chaque vitrine, longtemps, lisant avec soin les inscriptions calligraphiées de la main du baron sur de petits carrés de parchemin : « Collier de perles des îles Sandwich (pièce introuvable). Bijoux de Bolivie (or pur). » Une fièvre de voyages et d'expéditions l'envahissait peu à peu. Elle eût voulu partir avec lui, monter sur des steamers, s'en aller dans de brûlantes contrées, parmi des hommes différents et parlant une langue sonore qu'elle n'aurait pas comprise.
En présence de ces armes et de ces costumes, des impatiences la gagnaient soudain de parcourir le monde, au bras de Maurice, vêtue en homme, de telle sorte qu'à les voir l'un à côté de l'autre, de même taille, et presque du même âge, coiffés d'un casque de toile blanche à la Stanley, on les eût pris pour les deux frères, elle le cadet, lui l'aîné. Quel amusement ! Ils auraient descendu de larges fleuves bleus dans des troncs d'arbre creusés, manœuvrés par des nègres qui, en ramant, roucoulent des choses plaintives.
Elle se voyait aussi traversant de merveilleuses forêts vierges où font tapage, parmi les lianes, des perroquets gros comme des aigles ; Maurice tuait à coups de fusil les plus beaux pour qu'elle pût en garder les plumes. Le soir, ils faisaient leurs repas avec des racines de manioc et, après avoir allumé un grand feu clair, s'endormaient sous un baobab…
Ah ! ces têtes, ces pauvres charmantes têtes de jeunes filles… galopent-elles ? En font-elles un chemin !…
Lydie s'était arrêtée devant une fenêtre ouverte, le regard flottant sur les corbeilles de fleurs, les gazons, les arbres, absorbée en son rêve exotique, à tel point qu'elle s'imaginait contempler, pour la première fois, quelque étrange et doux paysage. L'esprit débarqué à des centaines de lieues, elle demeurait immobile, ainsi qu 'en extase. Sa poitrine se soulevait plus fort pour aspirer la brise des pays convoités, et ses narines palpitaient, frémissaient, comme si elles eussent voulu mieux humer les voluptueux parfums nouveaux.
Les invités avaient quitté l'orangerie ; elle restait seule, dans le silence de la vaste salle vide, enveloppée des talons à la nuque par les rayons du soleil couchant qui incendiait un pan de muraille, aiguisant le fil des haches, la lame des krish, ou pailletant d'or un diadème chargé d'amulettes. Là-bas, vers les écuries, les chevaux hennissaient.
Mais un craquement sur le plancher la fit se retourner, un léger cri lui vint aux lèvres : Maurice était là, debout, la frôlant presque, tant la fenêtre avait une embrasure étroite et intime.
En le reconnaissant, elle fut rassurée. Elle sourit, lui aussi, et, lentement, par petites phrases courtes, par chuchotoments, par murmures, ils se parlèrent, sans embarras, sans nulle hâte.
Dans le jardin, le baron contait et mimait une aventure périlleuse de sa carrière, comment, à Zanzibar, il avait failli être poignardé par les noirs, dans une révolte. À mesure qu'il s'animait, sa voix montait par-dessus les massifs et parvenait jusqu'à eux :
« … On vient me prévenir, je sortais de table… »
– Il y a longtemps que nous ne nous étions vus, Lydie ?
– Longtemps, oui…
– Si vous saviez comme j'ai pleuré ?
– Moi aussi, toute une nuit.
– Et votre père ? toujours il refuse ?
– Toujours…
« …Carrément, je parais sur le balcon, en tenue… »
Maurice avait saisi la main de la jeune fille, il la balançait, n'osant point la porter à ses lèvres et ne voulant pas consentir à la Iâcher. Il balbutiait, pris maintenant de peur :
– Voulez-vous que nous fassions un serment ?… celui de nous aimer quand même, de loin…
Elle compléta sa pensée :
– … et de nous attendre malgré tous les refus, tous les… ah ! je le jure !
– Moi aussi, je jure… Merci, merci, Lydie… chère…
Il voulut lui baiser la main, mais elle se dégagea…
« …Alors, une espèce de grand diable… »
Et déjà elle était loin, enfuie sur la pointe de ses mignons souliers, plus légère qu'un oiseau. Tandis qu'elle s'échappait, les rubans de son chapeau de paille avaient flotté, en bruissant.
Le soleil, maintenant caché derrière les montagnes de verdure qui s'assombrissaient vers les coteaux, .ne jetait plus dans le ciel que des lueurs argentées, roses et bleuâtres. Tout semblait s'apaiser dans une indulgence sereine ; et la nature se recueillait, pensive, à l'approche du crépuscule grave qui fait parler l'homme à voix basse.
Le baron avait achevé son histoire, On entendait claquer les portières, et toujours s'éparpillaient les mêmes pbrases, précipitamment échangées avec les mêmes intonations :
– Au revoir ? À bientôt ?
– Charmante journée !…
– Voulez-vous des châles ?…
– Merci, pas froid.
Maurice s'élança vers le perron, espérant revoir encore Lydie, emporter d'elle un regard, un signe, un dernier adieu discret; mais il arriva trop tard : la voiture des Montauran longeait déjà la pelouse, et il n'aperçut, au tournant, que le profil aigu de Mme Tremblay dans l'encadrement de la glace baissée, émergeant d'un massif de rhododendrons derrière lequel filait I'équipage.
Lydie, heureuse et lasse, s'isolait en ses pensées ; le colonel et sa sœur, gagnés par ce mutisme étrange et inévitable des retours en voiture, ne laissaient tomber que de rares et brèves paroles. Des bruits lointains s'élevaient des profondeurs de la campagne déserte ; et parfois des sifflets prolongés, venus on ne sait d'où, montaient avec persistance, imposant la soudaine illusion de bateaux à vapeur qui se salueraient au passage sur quelque lac, à l'horizon.
Ils rentrèrent à la nuit et se mirent à table aussitôt. Après le repas, qui fut court et maussade, tante Génie s'empressa de monter dans son cabinet pour rédiger ses notes, coordonner ses impressions.
Lydie parcourait distraitement une feuille locale, le Patriote d'Indre-et-Loire, près de son père qui fumait, se promenant autour du salon, toujours dans le même sens, côtoyant les meubles, virant parmi les canapés et les sièges, cherchant la difficulté. Il suspendit tout à coup son puéril manège et, la voix sèche, mécontente :
– Je vous ai vus tantôt tous les deux, dans la fenêtre…
Il secoua la cendre de son cigare.
– C'est très, très joli… Compliments !
Lydie se taisait. Il reprit.
– Qu'as-tu à me répondre ?
Et comme elle demeurait toujours silencieuse.
– Parle !… allons ? Qu'as-tu à me répondre ?
Elle eut un geste vague.
– Rien, mon père.
Le colonel s'était rapproché.
– Oui. Eh bien, mon enfant, je te le redis une bonne fois ; que ce soit la dernière. Plus de ces bêtises-là ! Tu sais que je ne veux pas de ce mariage, et pourquoi je n'en veux pas… Voilà une affaire réglée. Tu rencontres M. Bradier dans un salon, tu lui parles, tu es avec lui comme avec tout le monde… Très bien. Mais pas de duos dans les coins, parce que je me fâche ! Et quand je me fâche…
Il prit dans ses deux mains la tête de Lydie et, la secouant avec une affectueuse brusquerie :
– Sois donc gentille, et laisse-toi guider… Je te trouverai un mari, quelqu'un qui me plaira tout à fait… Qu'est-ce que je demande, moi ? Qu'on m'obéisse. Pas bien difficile.
Il la baisa sur le front, et sans la lâcher, la regardant bien en face.
– Une particule avec de l'argent, beaucoup d'argent, voilà ce que je veux pour toi… Remercie-moi donc… petite cruche.
IV
– Ton frère a encore fait des dettes, je partirai tantôt… Du cœur…
Lydie fit simplement : – Ah !… La Dame !…
M. de Montauran et sa fille jouaient à l'écarté, au petit salon, en attendant le second coup de cloche du déjeuner.
– Combien de jours seras-tu absent ? demanda Mme Tremblay qui suivait la partie.
– Je ne sais pas, le temps d'arranger les choses, de respirer l'air de Paris, et je reviens.
Elle hocha la tête :
– Trois bonnes semaines.
– C'est possible, peut-être davantage ! confirma-t-il.
Un silence régna, et l'on n'entendait que le tintement des vieilles médailles servant de jetons, le froissement sec et haché des cartes battues, coupées, distribuées d'une main vive et sûre : « J'ai le roi… Si vous voulez ? À moi le point. »
Ce n'était pas la première fois qu'arrivaient au château des lettres pressantes d'André. Rapidement encouragé par la faiblesse paternelle, il espaçait moins ses demandes d'argent. Plus s'élevait le chiffre de ses dettes, plus à présent ses épîtres se faisaient brèves et confiantes. Un billet hâtif, une banale promesse, et la signature. Comme l'on était loin des quatre pages d'autrefois pleines de soumission câline, d'affectueuses prières et de serments ! Aujourd'hui le jeune homme s'adressait à son père ainsi qu'à un banquier, dépositaire de sa fortune.
Peu à peu l'on s'était accoutumé à ces discrètes enveloppes chamois, gravées d'une minuscule couronne de vicomte, avec le timbre de Paris, présentées à l'heure du courrier sur un plateau d'argent pat• M. Guérin, le premier valet de chambre. Non sans humeur on s'écriait : « Bon, c'est encore André ! » comme on dit dans les ménages bourgeois : « C'est le gaz… les impositions !… » ou quelque autre inévitable ennui. Le colonel prenait connaissance de la « facture », opinait : « Allons ! ça n'est pas énorme ! » ou bien déclarait : « C'est trop… je lui en rabattrai ! » Puis négligemment, il la rejetait sur la table, et l'on poursuivait la causerie un instant interrompue.
Quoiqu'il s'agît cette fois d'une assez grosse somme : cent louis, ni le colonel, ni sa sœur, ni Lydie n'avaient paru s'émouvoir, et ce fut d'un ton presque joyeux que M. de Montauran dit à sa fille, en se levant :
– Tu as donc de la corde de pendu ?… on ne peut pas te gagner ! Tu devrais bien en envoyer à ton frère !
À l'heure juste, il descendit de sa chambre, en tenue de voyage, l'œil et la joue allumés de ce petit coup de fièvre qui le prenait à chaque départ de Montauran. Les deux femmes l'accompagnèrent jusqu'à la grille, tandis qu'un gamin d'écurie portait à l'écart la valise et la boîte à chapeaux.
Le ciel grisâtre était sillonné de légers nuages qui passaient devant le soleil, brusquement chassés, pareils à des linges essuyant un visage rutilant, baigné de sueur. Une brise fraîche et continue soufflait sa caresse. De son index allongé sur sa tête, entre les bandeaux, Mme Tremblay retenait sa fanchon de dentelle noire disposée à la manière d'une mantille. Elle énonça :
– Bon temps, Hardy, pour aller en wagon !
– Ma foi oui, ni poussière ni soleil.
Lydie demanda :
– Où vous écrire, si nous avions besoin ?
– Même adresse toujours, cercle Impérial…
Ils étaient arrivés à la grand'route. La victoria qui attendait s'avança. Le colonel serra les mains de sa sœur, baisa Lydie dans les cheveux.
– Adieu, mon chat, je te rapporterai un cadeau…
Puis il tira sa montre, et se jetant sur les coussins de cuir :
– Touche, Alfred, nous n'avons que le temps !
De toutes ses forces, Lydie lui recommanda.
– Embrassez André pour moi…
– Oui… entendu !…
Il leva le bras, agita une minute ses gants et se rencoigna au fond de la voiture qui filait dans une fumée, comme si les roues prenaient feu au contact de la route poudreuse. Il ne se retourna pas.
Alors, les deux femmes, encore immobiles, en proie à cette surprise passagère, à cette bizarre hébétude où toujours nous plonge la brusque disparition d'un être qui nous est familier, revinrent au château, silencieusement, par la même route, escortées du gamin d'écurie qui ne portait rien.
Lydie, aussitôt rentrée, s'enferma chez elle, allégée. Elle se sentait, en l'absence de son père, maîtresse absolue de ses pensées, de ses rêves. Cet isolement, qui eût effrayé tant d'autres jeunes filles, la remplissait d'une douceur immense et grave. Laissant sa tante se livrer toute à sa fougueuse manie littéraire, elle allait pouvoir demeurer seule en tête à tête avec son cœur, depuis l'heure où l'aube ravit les champs de sa clarté jusqu'à celle où la lune découd le voile brodé des cieux.
Les journées ne lui paraissaient pas longues ; elles passaient avec la rapidité d'une joie. De grand matin, elle faisait seller sa jument Stella, une fine bête de demi-sang, aux reins élastiques, à la robe alezan brûlé, marquée au chanfrein d'une tache blanche qui semblait un flocon de son écume. Ne souffrant pas qu'aucun valet de pied l'accompagnât, elle partait, sans but précis, cambrant sa taille svelte et sombre au-dessus des buissons d'aubépines. De son fouet elle tranchait des rameaux, et les feuilles, voletant, s'accrochaient à la crinière sèche et rare de la bête impatiente.
Du haut de la selle, ainsi que d'un palanquin, elle dominait les paysans accroupis sur la terre, le visage dans les sillons, pareils à des bêtes acharnées, ou bien pendus au gouvernail des charrues. Elle voyait se dérouler les bois, les plaines, infinies jusqu'à l'horizon gouaché de forêts violettes, toutes ces vastes étendues qu'elle souhaitait dévorer d'un long galop vertigineux. Elle franchissait des haies, s'égarant par d'étroits chemins creux, véritables ornières de verdure où les ronces égratignaient son amazone. Quand, à son retour, Averti, le vieux piqueur, l'enlevait et la déposait sur le sol, elle était satisfaite et brisée, comme si elle venait, pour un bon bout de temps, de lasser son amour.
Endurés en compagnie de Mme Tremblay, les repas étaient silencieux, interminables. Cette dernière ne parlait pas, mangeait comme un automate, sans savoir ce qu'elle avait dans son assiette, ou renvoyait des plats que cinq minutes après elle réclamait avec surprise. Elle ne buvait que de l'eau pour se conserver « les pensers lucides ».
Tandis qu'elle coupait sa côtelette, on la voyait soudain s'arrêter, sa fourchette en l'air, et sourire, quelque part. Elle avait, à voix basse, de courts soliloques, des apartés inquiétants ; ses sourcils s'agitaient tirés vers les tempes, puis brusquement se ressoudaient au-dessus de son nez, lui barrant le front ; elle avalait plusieurs bouchées, au risque d'étrangler, prophétisant tout à coup : « Le marquis le tuera, sans hésiter… et Julie épousera l'autre… ». Presque toujours, à ce moment, elle Iaisait choir une bouteille ou cassait son verre, inondant la nappe. Quand Lydie lui recommandait :
– Mangez donc pendant que c'est chaud ! Où êtes-vous encore partie, ma tante ? sa réponse était invariablement la même :
– Je cherche une fin, mon enfant.
Sa vie se consumait à chercher des fins.
– Il n'y a rien qui vaille une fin, déclarait-elle avec de grands gestes emphatiques. Une bonne fin ! Qui me la donnera ? Et elle reprenait les mains jointes : Mon royaume pour une fin !
Ou bien, c'était d'énormes discussions oiseuses qu'elle imposait à l'indulgence de sa nièce, des problèmes sérieusement posés, agités avec une bonne foi comique, jamais résolus : Le travail du matin valait-il celui du soir ? La digestion activait-elle ou paralysait-elle le cerveau ? Dans quelle limite pouvait-on employer les stimulants, ces apéritifs de la pensée ? Tels écrivains usaient du café noir, tels autres du cognac et des alcools ; ceux-ci demandaient au tabac une passagère extase, ceux-là spéculaient sur les mirages de l'absinthe… Où était la Raison… la Vérité ? Jamais elle ne prononçait le mot absinthe sans ajouter immédiatement : Pauvre grand Alfred ! songeant en elle-même à Musset, le seul homme – avec George Sand – qu'elle eût le regret de n'avoir pas connu.
Elle était secouée de colères terribles succédant à d'inouïs enthousiasmes, exaltant Fenimore Cooper, et traitant Walter Scott par-dessous la jambe. Comme procédé de travail, elle tenait pour l'Inspiration.
Souvent Lydie allait s'asseoir au fond du parc, près d'une grotte où suintait une source. Goutte à. goutte, l'eau, avec un murmure entrecoupé, tombait, comme un sanglot de petite fille. Elle demeurait longtemps ainsi, jusqu'au soir, écoutant toutes choses continuer leur mystérieuse vie autour d'elle, les feuilles trembler, puis redevenir immobiles, les oiseaux passer, jeter un cri, disparaître, les herbes frémir, les insectes bruire et voltiger en rond, ainsi que des poussières heureuses.
En pente, à perte de vue, se prolongeaient des tapis de gazons, d'où jaillissaient espacés, jets d'eau de verdure, de grands arbres fins, droits, attentifs. Et, à quelque distance de ceux-ci, roides et un peu hautains, d'autres, serviables, se baissaient pour mieux donner de l'ombre, obligeamment. Il y en avait de chagrins, de rugueux, se tordant les bras et les poignets dans des attitudes convulsées, et aussi de folâtres, la feuille éveillée, moqueurs, secouant leurs panaches, riant, craquant de mille petits bruits gais, difficiles à préciser. Certains semblaient endormis dans un conte de fées, pour une léthargie de cent ans, chênes altiers, Grands de la forêt, portant à l'enfourchure de leurs branches des touffes de gui pareilles d'en bas à quelques nichées de gros oiseaux ; et plusieurs cèdres en bronze vert, d'un vert barbare et noir, sans bouger, sans même osciller, se dressaient plus haut que tous les autres, superposant leurs parasols de verdure compacte où s'insultaient des corneilles.
Le lumière, perforant la voûte de feuillage, enveloppait parfois le faîte d'un arbre qui restait sombre par le tronc ; et des bouquets de bois entiers resplendissaient, baignés de soleil, à côté d'autres, obscurs et frais. Des lambeaux de ciel flottaient, et l'on eût dit des étendards bleu pâle ayant en place de hampes des branches noueuses. Un hennissement, la cloche des cuisines, le claquement d'un fouet, la perpétuelle plainte du vent parmi les ramures troublaient seuls par intervalles le mystère de cette solitude.
Lydie goûtait, contemplative, cette paisibilité sereine et magnétique de la nature, mais aussi cette mélancolie, ce découragement amer dans lesquels nous plonge ensuite, la réflexion aidant, son impénétrable égoïsme Il semble qu'elle étale sa santé par bravade, cette nature ! son apparente indifférence n'est que de l'hostilité déguisée. Nous voudrions l'émouvoir, l'enlacer, l'étreindre, la sentir en nos bras palpitante, irritée, le cœur battant… Mais non ! Plus elle est radieuse, plus sa froideur et son inertie nous glacent. On la devine, ainsi qu'un beau décor, étrangère aux joies, aux douleurs humaines dont elle est le tranquille théâtre. Et jamais – souffrance ironique ! – nous ne comptons moins pour elle qu'aux heures d'affolement où nous la bénissons le plus, pâmés sous cette espèce de charme végétal qu'elle communique à tout, à ses paysans comme à ses bêtes.
Ces journées d'anéantissement délicieux, la jeune fille les passait à attendre.
Oh ! cette minute où ils se tiendraient enfin tous deux par la main ! Des voix émues de parents sonnaient à son oreille : « Lydie ! voilà ton mari… Maurice ! voici ta femme… Embrassez-vous mes enfants. » Et puis, elle, en longue robe bruissante ; l'église pleine de fleurs avec beaucoup de bougies, tandis qu'à l'orgue triomphe à pleins tuyaux la marche nuptiale de Mendelssohn… Elle attendait tout cela, confiante, résignée, au chuchotement discret de la source.
Dans son espoir tenace elle eût voulu activer le train des minutes, escamoter plusieurs mois de sa vie, pousser le temps. Mais, à mesure qu'elles fluaient du rocher, ainsi qu'un égrènement parmi les mousses, les gouttelettes semblaient lui répéter tout bas : « Patience ! Tu l'auras, ton bonheur… Tu l'auras… tu l'auras… » Et des phrases d'autrefois qui la faisaient rougir, des phrases de première communion, des refrains de cantiques, surgissaient en son esprit avec de saisissantes significations profanes : Le grand jour approche… Mon bien-aimé ne paraît pas encore… C'est à lui seul que j'ai donné mon âme…
Elle n'eût pas été surprise, alors, de trouver Maurice à ses genoux sur le gazon, et elle revoyait la couleur de ses cheveux : châtains avec de plus clairs reflets près du cou. Les heures, l'une après l'autre, ainsi que sur la pointe des pieds, passaient à côté d'elle sans qu'elle les entendît marcher.
En face de tante Génie, elle dînait dans la salle à manger trop grande ; par les fenêtres ouvertes, la lampe, accrochée à la suspension, éclairait un coin de jardin, une bande de sable sur laquelle s'aplatissaient des ombres. Et des papillons de nuit se heurtaient à l'abat-jour de porcelaine, violemment.
Le repas terminé, Mme Tremblay, après avoir roulé sa serviette à la façon d'un manuscrit, se levait, flattant par de petites tapes ses jupes de soie sonores, et les deux femmes passaient au salon éclairé comme pour une réception.
Lydie s'asseyait au piano, plaquait un accord, détachait, au hasard des doigts, quelques notes éparses ; puis, tout à coup, de même que l'on s'affaisse en des coussins de plumes, elle s'enfonçait dans une valse viennoise, avec abattement : Chanteurs des bois… ou bien encore : les Joies de la vie… En une langueur traînante la phrase musicale se balançait de droite à gauche, évoquant la vision d'officiers autrichiens aux favoris paille, plastronnés de drap blanc, pivotant sur les parquets, très jolis, avec des jeunes femmes minces renversées sur leur bras arrondi en dossier.
Lydie jouait, les paupières mi-closes ; ses mains se reflétaient dans le palissandre verni de l'instrument. Et tante, installée en une vieille bergère, s'écriait, le feu aux pommettes, la nuque battant le bois du siège :
– Ce Strauss !… mon Dieu ! ce Strauss !… Est-il assez… Oh !
En même temps, les bras déployés comme des ailes, elle soupirait, se dandinant ainsi qu'un albatros amoureux :
– Sol la… do la… la la…
À dix heures, elles se souhaitaient « une bonne nuit, pas de mauvais rêves », et montaient chacune à leur chambre par l'escalier de pierre aux murs recouverts d'anciennes tapisseries à personnages casqués.
Tandis que la fenêtre de Mme Tremblay demeurait lumineuse jusqu'à une heure avancée, celle de Lydie s'éteignait aussitôt. Découpant sa haute silhouette sur les carreaux, la vieille dame allait et venait, les bras levés, écrivant, puis se promenant de nouveau. Une fois couchée, elle se relisait.
Lydie, au contraire, affectionnait de souffler sa bougie, et de se dévêtir peu à peu, la croisée ouverte.
Par instants, elle s'accoudait, contemplant le ciel profond, la lune paisible et blanche comme une morte. Une haleine infiniment douce passait sur son front, câlinant les boucles de ses cheveux détordus. Et comme elle s'assoupissait enfin, songeant à Maurice… dans la campagne silencieuse et suave une trompe de chasse sonnait la Vendéenne, tous les soirs à la même heure, assez loin.
V
.
Paroles inutiles. Le coupable était pris à
son propre piège.
En vain le docteur insistait :
– Pour votre honneur, Gaston, pour le
vieux blason des Mérinval, parlez… au nom
de Dieu, parlez !
Il refusait, répétant les lèvres serrées :
– Non, non, c'est impossible, il est trop tard !
– Mais quel est votre nouveau dessein ? J'ai peur…
– Je ne puis le révéler.
– Au moins jurez que la comtesse…
– Ah ! vous me croyez donc bien lâche ! bondit le jeune homme avec indignation.
Le docteur se rassit comme une masse inerte.
Puis il poussa un long soupir :
– Alors, tout est perdu !
– Non pas. Tout est sauvé, dit quelqu'un.
Ensemble ils se retournèrent, anéantis, vers
celui qui venait d'entrer.
C'était l'amiral de
Kerseneur, méconnaissable, tenant par la main
l'institutrice.
Il s'avança vers Gaston et, terrible :
– Toi, je t'écraserai, vipère.
À ces mots, Jeanne tomba en syncope.
……………………………………
Tante Génie avait lu ces lignes d'une voix enrouée et sifflante. Elle s'arrêta, puis, s'adressant à Lydie qu'elle tenait depuis trois quarts d'heure enchaînée, lui infligeant la troisième et dernière partie du Repentir de Céline.
– Comment trouves-tu cette fin ?
– Très belle, très neuve, ma tante.
Mme Tremblay levait et abaissait son pied comme si elle battait la mesure.
– Tu peux dire aussi : dramatique, déclara-t-elle, j'ai ça pour moi, le drame ! Il n'y a pas besoin de lire une page entière de mes livres pour me reconnaître… En trois phrases on est fixé… J'ai ma formule, mon style, mon dialogue surtout… Je suis moi… je suis Castelpreux. Et c'est beaucoup, vois-tu, que d'être originale, de ne marcher dans les jupons de personne.
Elle plongea dans une rêverie parlée, s'exprimant par mots isolés qui se détachaient doucement l'un après l'autre, dans la paix de cet accablant après-midi.
Sur sa table s'étalaient des cahiers de papier écolier, cousus de faveurs bleues et roses comme des analyses de catéchisme de persévérance, tout proche d'un lourd encrier de bronze hérissé de plumes d'oie. De nombreux feuillets çà et là traînaient, portant écrits en ronde et soulignés de plusieurs barres : Plan… Intrigue… Épilogue… Des parcelles de pains à cacheter rouges et lilas s'étaient mêlées à une de ses papillottes grises. Et la main posée à plat sur ses manuscrits, avec solennité, comme si elle allait prêter serment sur une Bible, elle prononça :
– J'ai mis là dedans le meilleur de moi-même.
Aussitôt elle ajouta :
– Je pense que la Revue jaune en sera contente.
S'étant levée, elle retira ses gants de Suède avec lesquels elle avait coutume de travailler, et mit à l'abri ses romans dans les tiroirs d'un immense secrétaire Louis XV dont elle cacha la clef derrière la pendule. Puis elle s'empara d'un mantelet et proposa : « Allons faire un tour de jardin… Ma tête éclate. » Lydie accepta.
Elles descendirent, suivies de Bouricbe, un vieux dévouement, une chienne noire très âgée qu'on tolérait encore dans les couloirs du château, à cause qu'elle était autrefois la bête favorite de Mme de Montauran.
Tout le jour on la rencontrait, grimpant les escaliers, frôlant de sa maigre échine les plinthes des corridors, ouvrant la mâchoire toute grande, et toussant, pareille à un animal triste, usé à force d'avoir trop aimé, trop obéi, trop léché. La nuit, elle allait s'allonger sur le seuil de la chambre qu'habitait autrefois sa maîtresse avant de mourir, et dormait en travers de la porte, ronflant comme un chasseur. Chaque fois que tante Génie, au cours d'une situation tragique, avait besoin d'un chien dévoué pour jouer un rôle providentiel, dénoncer un assassin, repêcher un enfant… jamais elle ne manquait de prendre Bouriche. Dans trois ouvrages différents il lui avait servi de modèle.
Au moment où Lydie et sa tante s'apprêtaient à sortir, un valet de chambre apporta une dépêche. Avec précipitation elles l'ouvrirent, devinant : « Hardy ?… » C'était lui en effet. Il annonçait en deux lignes son arrivée le soir même, avec André.
Plus de trois semaines il était demeuré absent, n'ayant écrit que deux lettres fort courtes, la première pour demander qu'on lui envoyât des habits et différents objets qu'il avait oubliés dans la hâte du départ ; la seconde, au piqueur adressée, pour recommander qu'on soignât bien les chevaux, et qu'on les purgeât promptement, avec un spécial post-scriptum à remettre au vétérinaire, M. Tambourin.
Jusqu'au dîner, Lydie, en tablier de linon Pompadour, resta chez son frère, préparant tout de ses petites mains agiles et savantes.
C'était au second étage une vaste pièce gardant imprégnée à ses tentures une âcre odeur de tabac et de cuir, avec, aux murs. des panoplies de cravaches, de fouets et de cannes, et des brides, des mors, des étriers, des gourmettes partout accrochés en guise de bibelots. Entre les deux fenêtres s'épanouissait une immense rosace d'un ingénieux arrangement, faite avec trente-deux paires d'éperons ; et des boiseries de sapin ciré s'élevant à hauteur d'appui donnaient à cette chambre un air de sellerie opulente.
La jeune fille disposait les sièges, les canapés de rotin, très coquettement, rangeait sur la cheminée les nombreuses photographies se faisant vis-à-vis dans des cadres de toutes dimensions, et plantait dans des potiches de Chine et de Delft de grosses pivoines lourdes, éclatées de la nuit, royalement belles.
En sa pensée, elle ne pouvait s'empêcher de comparer le sort de son frère au sien, et, sans jalousie, elle restait frappée de leur inégalité. D'un côté, la vie de Paris, tous les plaisirs, l'entière liberté, l'argent à pleines poches, les fautes à l'avance excusées, le pardon acquis ; de l'autre, la campagne mélancolique, les visites aux voisins, les mêmes occupations monotones, la solitude entre un père aigri et une tante maniaque, avec défense d'aimer qui vous aime… Tout pour le fils, l'absent…, et peu de chose pour elle, bien peu pour elle qui est toujours là obéissante et douce, ne se plaignant jamais, cachant sa peine au fond de son cœur, comme une joie non permise. Pourquoi cela ? Pourquoi ? Les autres jeunes filles avaient des amies du même âge, se voyaient, s'embrassaient, se tutoyaient, s'appelaient par leurs petits noms, tout bas se contaient leurs découragements et leurs espoirs… Elle, jamais n'avait eu de compagne ; chaque fois qu'elle avait été sur le point de nouer une amitié, des incidents étaient survenus, mille obstacles… Les choses ne s'étaient point arrangées…
Et pourtant, qu'elle eût été heureuse, mon Dieu, de chérir quelque fillette qui aurait été un peu sa sœur, et qui serait venue souvent la voir à Montauran, une gentille et tendre amie à laquelle on dit tout, comme au confesseur en surplis qui chuchote. Les longues promenades, les lointaines expéditions tout au bout, tout au bout du parc, l'une l'autre enlacées, se tenant à la taille ! Et puis elles auraient joué du Schubert à quatre mains, sans compter les courses folles à cheval, toutes deux selle à selle, ou bien se dépassant, se rattrapant sur leurs bêtes agiles. Enfin !…
Vers neuf heures, comme Lydie et sa tante, assises dehors, goûtaient sans mot dire la douceur assoupissante du soir, un bruit de grelots éclata, et deux lumières rondes tout à coup jaillirent, ainsi que des fanaux, parmi les troncs d'arbres. La voiture s'arrêta, des silhouettes noires en descendirent, et des paroles très brèves s'échangèrent dans l'ombre :
– Vous voilà ?… – Bonjour ma tante… – Lydie ! – André !… tandis que bruyamment soufflaient les postières, ne tenant pas en place, hennissant à l'écurie.
Le colonel déclara :
– Rudes trotteurs ! Ils nous ont amenés en trente minutes… Pas même…
On passa au salon, puis à la salle à manger où une collation avait été préparée. M. de Montauran, qui buvait son thé avec lenteur, espaçant les gorgées, posa sa tasse et désignant André, d'un ton moitié bonhomme, moitié grondeur :
– J'ai ramené ce monsieur… il restera maintenant avec nous. Si la nostalgie du baccarat l'empoigne, il taillera une banque avec sa sœur qui le fera sauter !
Avec un rire contraint le jeune homme répliqua :
– Que non ! C'est moi qui prendrai une chouette à l'écarté contre vous deux…
Il se reprit :
– Contre vous trois, car vous en serez aussi, ma tante ?
Mme Tremblay agita la, tête négativement, avec vigueur :
– Rien du tout, mon pauvre ami, j'ai mieux à taire que de me livrer aux jeux de hasard… J'ai ça…
Et de son doigt fluet, elle se touchait le front, siège de la pensée.
Au bout de quelques minutes, le dialogue tomba. Chacun s'isolait, absorbé en ses préoccupations, silencieux ainsi qu'à la table d'autrui, et jamais l'on n'eût dit le père, la tante, les enfants, réunis sous la lampe après une séparation. André sifflait un air de chasse.
Puis, dix heures ayant sonné à l'horloge d'une pièce voisine, on se leva pour se diriger vers le vestlbule où l'on se quitta sur des bonsoirs distraits et de molles embrassades.
La première, tante Génie disparut, tenant haut son bougeoir, à poing fermé, redressée en une altitude de camerera major qui s'achemine au petit coucher de la princesse. Le colonel la suivit de près, comme harassé, traînant la jambe, l'œil à terre sur les fleurs du tapis. Lydie et André restèrent seuls, l'un en face de l'autre, se contemplant, sourire au visage, se retrouvant frère et sœur, quoique changés et grandis. Un affectueux instinct les rapprocha et ils s'embrassèrent longuement.
Puis André proposa :
– Veux-tu venir dans ma chambre, nous causerons, moi je n'ai pas envie de dormir…
– Oui, monsieur.
Et elle bondit, gravissant deux marches à la fois, s'écriant par espièglerie :
– Tu ne m'attraperas pas… Nicolas !
Il s'élança à sa poursuite à travers l'escalier. On entendait, de plus en plus lointain à mesure qu'ils montaient, le tapage de leur escalade ; et les domestiques, vieillis dans la maison, avaient, au spectacle de cette gaieté inaccoutumée, des sourires de parents de province.
Dès qu'ils furent entrés dans la chambre, André tourna la clef dans la serrure, et dit :
– Nous voilà chez nous.
Sa belle humeur d'un instant disparut tout à coup, et sa parole, son geste même, avaient maintenant je ne sais quoi de maussade et de rogue qui était de son père. Ayant allumé deux bougies, il choisit un cigare qu'il embrasa savamment. Puis, il arpenta la pièce à pas lents.
C'était un grand garçon pâle et blondin, poussé tout d'un coup en une année de croissance désordonnée. D'une élégance féminine, il avait, répandu en toute sa personne, un joli air de fatigue très distingué, je ne sais quel aristocratique épuisement qu'il exagérait encore. Ses yeux, d'un bleu sombre s'aggravant de noir, effleuraient indifféremment toutes choses de vagues regards déjà blasés, et avec son visage imberbe aux tempes maladives, son cou menu, sa lèvre violette et rassasiée, ses membres trop longs, il semblait vraiment un vieil adolescent, un enfant mûr, une conserve de jeune homme, un être sans âge, entre dix-huit et cinquante ans.
Lydie présentait un saisissant et radieux contraste avec son frère par la grâce printanière et l'enchantement de sa beauté, Cependant, au lieu d'être atteint par ce contraste, le jeune homme, la plupart du temps, en bénéficiait, illuminé, transfiguré de cet éclat que Lydie jetait autour d'elle par sa seule présence.
André, le premier, prit la parole :
– Quoi de neuf ici, depuis seize mois que je n'y suis venu ?
En quelques mots elle le mit au courant.
La vie, depuis son départ, avait coulé toute pareille. On avait reçu des visites que l'on avait rendues. Promenades à pied, à cheval, en voiture. Une fois par semaine, environ, passé la journée à Tours. Le dimanche, la messe à Vouvray. Tante écrivait toujours pour de douces Revues. La jument Bonne-Amie avait eu des tranchées en avril, et un matin, on l'avait trouvée morte dans sa stalle. Pauvre bête ! Et. puis un tas d'autres petites choses très ordinaires qu'elle se remémorait au fur et à mesure, tandis qu'il l'écoutait, renversé dans un fauteuil de paille à bascule, soufflant au plafond des colonnes de fumée.
Il soupira :
– Eh bien ! ça va être gai, cette vie-là ! Moi qui m'amusais tant à Paris… Oh ! que je m'amusais !
Elle lui répliqua avec vivacité :
– Le beau malheur ! Tu te feras une raison, comme moi.
– Je te conseille de parler, reprit-il, tu n'es pas à plaindre. Tu te marieras un de ces jours et tu nous tireras ta révérence. Et puis je resterai ici à aligner des réussites avec tante pour savoir si le Magasin des Familles prendra ou ne prendra pas notre roman… Miséricorde ! Ah ! les jeunes filles, êtes-vous heureuses !…
Elle hochait la tête, grave, avec, sur le visage, une expression de malice et de pitié.
André continuait, croisant et décroisant ses jambes :
– Tu fais de papa tout ce que tu veux. Est-ce vrai ? Il ne jure que par toi. Tu ne peux pas dire un mot, former un souhait sans que tout de suite il ne se précipite au-devant de ton désir… Cristi ! oui, je voudrais être à ta place… au lieu d'être traité en enfant… à mon âge… dans ma vingtième année ! C'est humiliant… Je ne suis pas jaloux, tu le sais ; mais, au fond, tu as toujours été la préférée.
La préférée ! Lydie souriait tristement. Lui, coup sur coup aspirait son cigare ; d'une voix basse, pâmé dans une sorte d'attendrissement rétrospectif, il redit encore :
– Ah ! là-là-là-là ! Que je me suis tout de même donné de bon temps… Seigneur !
Au delà des fenêtres, béantes sur la nuit, la campagne noire se distinguait à peine, ainsi qu'un ténébreux pays plein d'embûches, avec des arbres, debout çà et là, immobiles et l'arme au bras, pareils à de spectrales sentinelles avancées. Fermement décidée à ne plus se montrer, la lune s'était retirée derrière ses rideaux de nuages. André vint s'accouder au balcon près de sa sœur qui contemplait le ciel, cherchant les rares étoiles oubliées par l'invisible et mystérieuse main qui les glane.
Et, une demie ayant tinté, le jeune homme déclara avec humeur :
– Non ! ça n'a pas de bon sens de se coucher comme les poules… Qu'elle existence ! Je ne suis arrivé que de ce soir et je m'assomme déjà !
Il ajouta :
– Si encore j'avais des amis, des camarades, comme en ont entre elles les jeunes filles ; mais rien… pas de jeunes gens dans ce sacré pays !
Tendrement, elle le réconfortait :
– Tu exagères, André, M. de Sampercbe est fort bien…
– Il me rase.
– Ces messieurs Louvetain…
– Trop à la pause. Depuis qu'ils ont eu des chevaux tués à leur place pendant la guerre…
– Soit. M. des Tacots…
– Bête à crier : au secours !
– Jacques de Pugues…
– Toujours absent, en voyage…
Elle s'arrêta, hésitante. Puis, comprimant les battements de son cœur, avec l'angoisse que son frère ne vît la rougeur qui lui montait aux joues, elle prononça d'un air détaché :
– Tiens ? Il y a parmi nos voisins un jeune homme… un jeune homme…
Il secouait la tête avec un ricanement mauvais :
– Oui, eh bien, je ne serais pas fâché de le connaître. C'est ?
– M. Maurice Bradier.
Alors il éclata :
– Le petit Bradier ! tu te moques de moi, ma parole ! Il ne connaît rien de rien !…
Et scandant ses mots, syllabe par syllabe :
– Il n'a ja-mais-vu-jou-er Sarah ! Il l'a avoué devant moi.
Il s'échauffait, il allait continuer, quand, ayant regardé autour de lui, il s'aperçut avec stupéfaction qu'il était seul. Brusquement, sans lui dire bonsoir, sa sœur l'avait quitté.
VI
Aussi paisibles, aussi monotones que par le passé, les mois d'été s'écoulèrent, très chauds, sans événements. Une fois, le baron de Terrassier fut convié à déjeuner ; d'autre part, quelques châtelains des environs, les de Champmarin, le comte de Rétivoux, les dames Lévesque firent à Montauran de courtes apparitions habillées. On se sépara avec la promesse de se revoir avant la fin de la saison. Et chacun resta chez soi.
Maintenant le château se renfrognait, morose et songeur ; ses tourelles avaient une pensive expression, un peu triste, et derrière les persiennes closes, les hautes fenêtres des appartements inhabités ne miroitaient plus à l 'incendie du couchant.
Dans les salons de réception presque toujours fermés, les sièges Louis XIV à dossier monumental semblaient – recouverts de leurs housses de toile – des malades, des vieux en peignoir ; les candélabres et les girandoles ne portaient plus de bougies plantées dans leurs tulipes de bronze ; le lustre pendait, enveloppé d'une mousseline glacée, on eût dit un cadavre. Avec mélancolie l'escalier déroulait sa rampe de fer ouvragé, ainsi que la spirale de ses marches de pierre. Interminables comme les heures, les couloirs se prolongeaient, s'enfonçaient, tournaient, déserts et sonores. Montauran n'avait plus cette superbe tenue, cette mine hautaine des précédentes années, quand la foule brillante peuplait cinq mois durant ses cinquante-deux chambres, et que le cotillon se dansait le soir sur la pelouse, tandis que les bons fusils, dans un coin du parc, tiraient au pigeon à la lueur d'un grand feu de la Saint-Jean qui éclairait au loin toute la campagne, les coteaux, et la Cisse, déroulant parmi les peupliers ses flots d'argent vert.
Aujourd'hui la belle demeure à peine entretenue patientait avec un air de résignation, semblait pressentir des catastrophes inévitables, pas bien éloignées.
André, le premier, devina la situation. Il l'expliqua un matin à sa sœur :
– Tu sais, je crois que ça ne va guère ici… En même temps, il faisait avec le pouce et les deux premiers doigts le geste qu'on a pour lâcher à regret, une à une, des pièces d'or.
À ces mots, Lydie devint toute blanche, de saisissement d'abord, se croyant déjà face à face avec la pauvreté, de joie ensuite, à la pensée que peut-être elle allait avoir ce bonheur : devenir moins riche… qu'on ne pourrait plus refuser de les marier !… Ayant songé alors à son père, à son frère et à sa tante, que ce coup allait frapper, et cruellement ! elle se reprochait comme un manque de cœur cette joie irrésistible, qui sur-le-champ l'avait envahie. Mais, malgré tout, elle s'y abandonnait avec ravissement, reprise de confiance en l'avenir, et se croyant à la veille de son bonheur.
André continuait :
– Oui, père depuis plusieurs jours a une figure préoccupée. Il a reçu beaucoup de lettres… il y a de la lumière chez lui très tard. Pas bon signe, tout cela !
Timide et anxieuse, elle lui demanda :
– Mais que crois-tu qu'il puisse arriver ?
– Je ne sais pas. Un tas d'affaires…
Alors, lentement, il commença, d'un ton positif de boursier qui a pénétré la vie, son côté pratique et douloureux, ses quotidiennes exigences :
– L'argent, l'argent, vois-tu, petite sœur, il n'y a que l'argent ! Très joli, la santé, le plaisir, l'amour, la gloire et son train ! Beau, la noblesse… une couronne au fond de son chapeau ! Sans argent… flûte ! Et puisque nous en sommes là, un conseil : Épouse un monsieur calé, tu m'entends ? très calé. Quand on a le sac, on est rudement trapu dans la vie.
Elle l'écoutait avec indifférence, ne comprenant pas, le cœur froid. En elle-même elle souriait à son fiancé, elle lui disait :
« Mon pauvre Maurice, tu n'as pas le sac, tu n'es pas trapu dans la vie, toi… ; mais je t 'aime mieux ainsi, je t'aime mieux !
– Enfin ! pensa-t-elle tout haut, à t'entendre on croirait que nous sommes réduits à la mendicité ?
– Assurément non, reprit-il, nous aurons toujours de l'argent, mais nous avons eu mieux que cela…
– Quoi ?
– De la fortune.
Dans la même semaine, un monsieur décoré, à favoris, vêtu de drap noir, une cravate de batiste blanche au col, arriva au château. Il y déjeuna avec un appétit manifeste et, aussitôt après le café, passa dans la chambre du colonel. À cinq heures du soir il était toujours là.
André, qui rôdait dans les pièces voisines, était venu à plusieurs reprises coller son oreille à la fente de la porte, s'efforçant de saisir quelques phrases du mystérieux entretien. Mais on parlait bas, il ne put rien entendre. Une seule fois, il crut reconnaitre la voix de son père, âpre et tremblante : « Puisqu'il le faut… puisqu'il le faut… »
Le monsieur rasé dîna, puis repartit serrant sous son bras une ample serviette de maroquin très rebondie, sanglée d'une courroie.
Quarante-huit heures après il revint, accompagné d'autres personnes apportant avec eux une odeur d'étude. De longues conversations furent de nouveau tenues en lieu clos.
Lydie et André, de plus en plus intrigués, observaient, n'osant interroger leur père. Seule Mme Tremblay semblait ne rien remarquer, n'apparaissant qu'aux heures des repas, furieuse d'être dérangée en plein duel ou au beau milieu d'un rapt, irritée chaque matin de ce coup de cloche railleur qui l'appelait à table juste au moment où elle était lancée, où « ça venait ».
Durant certaines crises de travail acharné, elle ne prenait même pas la peine de descendre. On lui montait son déjeuner dans l'oratoire au plafond bleu-gendarme : deux œufs cocotte, une tranche d'agneau, avec un verre de bourgogne et un petit pain mignon, un déjeuner de bas-bleu, frugal et léger, qu'en un quart d'heure elle expédiait, sur le coin de son bureau, et qui ne laissait pas de miettes.
Le surlendemain, tandis qu'il se promenait sur la terrasse avec sa sœur et ses enfants, le colonel, après un long silence, prenant soudain la parole, leur asséna la mauvaise nouvelle, sans préparation, comme un coup de sabre :
– Vous voyez Montauran ? – de son bras étendu il indiquait le château – Eh bien, il est en vente à partir d'aujourd'hui… On peut l'acheter… c'est à vendre. Et voilà !
André eut un cri d'enfant jailli du cœur :
– Comment ! papa, tu vends chez nous !
Lydie, la face toute pâle, s'était récriée aussitôt :
– Vendre Montauran ! Vendre Montauran !
Mme Tremblay, tragique, les yeux larges ouverts, demeurait pétrifiée, comprenant mal, regardant tour à tour son frère, son neveu, sa nièce, bégayant :
– Qui ? quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit ? parlé de vendre… Qu'est-ce que c'est que tout ça ?
Debout, le dos appuyé à une balustrade de pierre, et les mains abandonnées le long des cuisses, le colonel hochait la tête, avec cette grimace douloureuse qu'on a pour avaler un remède amer, qui passe difficilement. Il ne dit rien pendant quelques secondes, soupirant à pleins poumons, puis commanda aux enfants :
– Laissez-nous seuls, j'ai à parler à votre tante.
Ils s'éloignèrent dans la direction du parc, allant l'un près de l'autre, muets. Et quand ils eurent fait environ cent mètres, s'étant retournés tous deux ensemble avec la même idée, ils s'arrêtèrent, considérant leur père et leur tante sur la terrasse.
Ceux-ci, petits, réduits de moitié, faisaient un pas, un autre, stationnaient, puis repartaient sur-le-champ. Leurs silhouettes se découpaient sur Je ciel clair, orangé. Le colonel ouvrait les bras, les laissait retomber, se prenait le front dans les paumes, et sa sœur joignait les mains, ne le regardant pas, s'avançant droit devant elle, le dépassant, laissant traîner à terre, sur le sable, son écharpe de couleur Ispahan qui, d'une de ses épaules pointues, avait glissé.
Vendre Montauran ! Ainsi on en était là.l Ce sacrilège devenait nécessaire, inévitable, Ce vieux, ce beau, ce bon château de famille, qu'on se transmettait depuis si longtemps de père en fils, qui avait sa petite histoire, ses papiers, de glorieux parchemins avec des cachets de cire et des sceaux de plomb pendant à des rubans de soie fanée, il allait passer en d'autres mains ! El quelles mains ? personne ne pouvait le savoir.
D'autres viendraient qui seraient chez eux à Montauran, là où les de Montauran ne seraient plus que des étrangers, les premiers venus… Et ces gens-là disposeraient des murs à leur gré, planteraient des clous, renverseraient les tourelles si les tourelles leur déplaisaient, saccageraient le parc, couperaient les arbres (vous verrez qu'ils les couperont, les Vandales !), chasseraient le jardinier Branchu qui pourtant n'en avait plus pour bien longtemps à bêcher et à arroser, tant il était vieux… Oui, tout cela arriverait ! Un jour ils descendraient d'un grand omnibus à grelots, heureux et insolents, ces propriétaires inconnus, et sur-le-champ l'on serait forcé de leur donner toutes les clefs. Tandis qu 'ils entreraient par une porte, eux sortiraient par l'autre. Et puis cc serait fini…
Finis pour toujours les souvenirs d'enfance, la pièce d'eau où Lydie apprit à nager, toute gamine, parmi les nénuphars qui la frôlaient, sa chambre de jeune fille, aux murs tendus de roses bergeries, la source près de laquelle tant de fois elle a murmuré le nom de Maurice ; finie l'alcôve où pauvre petite mère est morte… À présent on n'entrera plus jamais à Montauran. On ne le verra plus que de loin en loin, du wagon, comme tout le monde, quand la nécessité d'un voyage amènera l'un d'eux sur la ligne d'Orléans !
Et quel crève-cœur ce sera alors pour lui que d'apercevoir par la portière les toits pointus piqués de leurs sveltes girouettes s'échappant là-haut d'une masse épaisse de verdure, puis, au tournant, le château tout entier surgissant soudain du coteau avec la belle couleur de ses murailles, ses fenêtres, ses plaques de lierre… Un brusque rideau d'arbres, et tout disparaîtra. Certes, cette minute-là… oh !… sera une bien douloureuse minute. Et si quelqu'un, parmi ses voisins de route, lui demande : « À qui appartient cette terre ? » jamais il n'aura le courage de répondre, sa voix tremblante pourrait trahir l'émotion qui l'agite. Non, il dira : « J'ignore, monsieur, c'est un château… Je ne suis pas du pays… » Et, se rejetant dans son coin, il fera semblant de dormir.
En proie à ces pensées, Lydie et son frère étaient restés côte à côte, regardant toujours le colonel et Mme Tremblay poursuivre leur promenade lente avec les mêmes gestes d'abattement.
– Qu'est-ce qu'ils peuvent dire ? prononça la jeune fille inquiète… Je voudrais les entendre.
– Ça n 'est pas difficile à deviner, reprit André, père explique à tante la situation… comment aujourd'hui il se trouve forcé… Rappelle-toi ce que je te disais le soir de mon arrivée ? L'argent ! l'argent ! Tu vois si je tombais juste !…
Elle déclara, le regard perdu :
– Oui, c'est effrayant. Puis avec vivacité : Mais à présent, où allons-nous habiter ?
Il la rassura : – Nous ne sommes pas encore partis ! Il faut d'abord poser des affiches, lancer des annonces dans les journaux… faire de la publicité, et puis… et puis… trouver acquéreur. Jusque-Ià, nous continuerons à vivre ici comme par le passé. D'ailleurs, ne vois pas les choses pires qu'elles le sont… Montauran est devenu un peu lourd, on le liquide… ce qui ne veut pas dire que nous soyons ruinés !… C'est égal, ajouta-t-il en s'adressant au château, je te regretterai plus d'une fois… tu étais une chic demeure !
Le soir et les jours qui suivirent, les repas furent pénibles et glacés. La conversation mourait à tout instant, plus difficile à ranimer chaque fois. On évitait avec soin d'en parler.
Les domestiques eux-mêmes, qui savaient la nouvelle, avaient maintenant sur le visage un air de discrétion insupportable, et leur service manquait d'entrain. Le maître d'hôtel présentait les viandes sans plaisir.
Calme en apparence, Mme Tremblay ne se dlssimulait pas combien il lui serait cruel de quitter cette maison où s'étaient acclimatées ses manies. À présent, elle restait moins longtemps claustrée dans son cabinet. On la voyait plus souvent dans le parc, longeant une allée, ou bien arpentant les couloirs, traversant une à une les pièces désertes, comme si elle cherchait quelqu'un ou quelque chose. Elle semblait modérer ses élans et sa fièvre laborieuse, consentir à une flânerie passagère, remettant à demain, à plus tard, la besogne acharnée.
Chaque jour, en ses allées et venues incessantes, elle opérait des découvertes qui la comblaient de joie stupéfaite, d'une joie écarquillée de petite fille fureteuse qui farfouille dans un meuble rempli d'affaires… Et elle tombait à la renverse d'avoir si longtemps vécu dans ce château, sans jamais rien soupçonner des agréments et des beautés qui le paraient, crevant lss yeux. Où donc avait-elle la tête, autrefois ?
C'est ainsi qu'elle fit la trouvaille de la source au fond du parc, un endroit délicieux, féerique – vrai décor d'opéra ! – Et puis le potager, où jamais elle n'avait voulu se galvauder… la. vue, qu'elle déclara « unique au monde », la serre, pleine de plantes tropicales endormies, les fleurs, les arbres, l'herbe… l'herbe verte, épaisse… tout cela, pour la première fois elle le remarqua en une semaine. Et elle fut émerveillée d'abord, puis aussitôt contristée. Presque fâchée même de ne sentir et goûter les charmes nouveaux de ce beau lieu qu'au moment où il allait falloir pour toujours s'en éloigner !
– J'étais si bien à mon aise ici pour penser et concevoir en repos, songeait-elle. J'avais mes habitudes, ma petite installation… Jamais je ne retrouverai cela…
Elle s'ouvrit de ses anxiétés à Lydie, qui vainement tenta de la remonter. La jeune fille avait beau lui garantir :
– Vous travaillerez partout, douée comme vous l'êtes, ma tante… Vous écririez un chef-d'œuvre dans une mansarde !
Mme Tremblay, de la main, faisait :
– Non, non ! mon enfant, détrompe-toi ! je ne l'écrirais pas. L'Inspiration ne descend, vois-tu, que sur les autels ornés pour la recevoir. Ici, elle accourait à ma première invocation… Viendra-t-elle ailleurs ? j'en doute !
Elle continuait :
– Moi qu'un rien trouble et déconcerte… un papier différent de celui que j'emploie d'ordinaire, un nouveau porte-plume, le tic tac de la pendule, les battements de mon cœur… tu comprends que je n'ai pas tout à fait tort de m'alarmer…
Puis elle s'éloignait, très affectée, s'exposant à elle-même ses appréhensions, à demi-voix, l'air un peu d'une folle inoffensive. Et des mots entrecoupés se détachaient : « Écrivain…conscience… noble carrière… »
Rapidement, la nouvelle que Montauran était en vente se répandit dans le pays, commentée par tous les voisins, et jusque par les châtelains des départements limitrophes.
Indépendamment des annonces insérées à la quatrième page des grands journaux de Paris, de vastes affiches de toutes couleurs, rose, jaune, bleu, avaient été placardées à Tours et dans les villes environnantes, rédigées selon l'usage : « À vendre à l'amiable, château de Montauran comprenant bois, vignes, hautes futaies…, etc., etc. »
Dès lors, les amis ne cessèrent d'affluer, et les appartements, réveillés, reprirent un peu de leur ancien éclat. Tous, intimes ou simples connaissances, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, s'écriaient en descendant de voiture, d'un ton de reproche :
– Qu'est-ce que j'apprends ? Vous voulez nous quitter ? En voilà une affaire !
Et sur une réponse afflrmative, ils s'étonnaient encore :
– Vrai de vrai ? Ça n'est pas sérieux… vous réfléchirez… Vous ne ferez pas cette faute.
Comme s'ils s'attendaient à ce que le colonel, tout d'un coup, la face joviale, leur déclarât :
– Ma foi, oui, vous avez raison… je change d'avis.
Dans le salon d'honneur, on se toisait les uns les autres avec des mines gênées, des gestes roides ; et il y avait de brusques silences, des silences sans fond, au milieu desquels une personne, tranquillement, prononçait :
– Cela dépend des natures, mais moi je sens que je ne pourrais jamais quitter un endroit où j'aurais vécu…
À écouter les appréciations générales, on eût cru que les malheureuses gens vendaient leur château par plaisir… un caprice… une lubie… En prenant congé, les messieurs protestaient :
– Bah ! ça n'est pas encore fait… Nous ne vous disons pas adieu…
Les suprêmes poignées de main s'échangeaient par-dessus les glaces à demi baissées des landaus.
Ce fut ainsi pendant un mois. Le baron de Terrassier vint un après-midi, accompagné de sa femme qui ne se montrait que deux ou trois fois l'an, farouche comme une vieille biche, passant sa vie sur des sofas, grisée d'eau de rose, dans ses appartements aux persiennes toujours rabattues, mystérieux et frais comme les harems sur le Bosphore. On reparla des collections.
Il avait fait des remaniements, changé de place des poteries mexicaines qui étaient complètement sacrifiées et qu'on voyait mal. À présent cela n'était pas comparable. Et lui aussi, comme les autres, dit en partant : – Ta, ta, ta ! vous reviendrez sur cette décision… Tout s'arrangera.
Enlin, les de Montauran goûtèrent quelques instants de répit, et pendant une quinzaine, ce fut un grand calme, savouré ainsi qu'une convalescence.
Puis, commença la série des personnes qui demandaient à visiter.
C'était M. Guérin, le valet de chambre, qui les accueillait et qui les promenait à travers le château. Parfois, André ou Lydie paraissaient… jamais le colonel et sa sœur ne bougeaient de leur chambre.
Pas de jour où une famille au moins ne se présentât. D'une patience héroïque, M. Guérin les pilotait partout avec aménité. Il y en avait de toutes les sortes et de toutes les classes : des gens du monde, des commerçants, des bourgeois, et puis aussi des demi-messieurs, un peu communs, mal accoutrés, qu'on eût juré n'avoir pas six sous dans leur poche et qui parlaient de cent mille francs comme d'une chose naturelle.
À tout instant ils posaient des questions, infligeaient un interrogatoire, ayant la crainte manifeste qu'on ne s'appliquât à les duper. Les femmes renchérissaient, intolérablement minutieuses, voulant tout voir, se rendre compte, s'attardant à l'office, discutant le calorifère, blâmant ou approuvant. les cuisines. Les hommes bien, eux, ne s'intéressaient qu'aux écuries.
À travers les appartements, les visiteurs souvent s'arrêtaient dans les coins, se chuchotaient à l'oreille ; assez haut, une voix répondait : Parbleu ! et l'on passait dans la pièce suivante. Certains, esprits précautionnés, tiraient de leurs poches un mètre, mesuraient, puis, la lèvre mordue, s'abîmaient dans un calcul mental. Les autres, moins avisés, essayaient de s'en tirer avec leurs cannes… Et des exclamations retentissaient :
— Huit cannes le grand panneau… Trois cannes et demie de moins que tout à l'heure… Deux cannes de plus qu'au petit salon !
C'était aussi, en face d'un mur longuement toisé, des hochements de tête suivis de cette constatation douloureuse : « Jamais le grand meuble ne tiendra ! »
En de beaux gestes larges, tranquillement destructeurs, des bras s'agitaient, faisant le simulacre d'abattre et de raser ; des projets étaient énoncés : « Convertir le premier en galerie… supprimer ceci… changer cela… » Les bouleversements de fond en comble allaient leur train ; et même ceux qui se taisaient avaient d'inquiétants regards, gros de sérieuses modifications.
Rien de plus pénible pour le colonel que ces longues visites domiciliaires dont l'écho lui arrivait parfois, quelque soin qu'il prît de les fuir. Elles l'irritaient et l'humiliaient ainsi que des perquisitions.
Par curiosité, les premiers temps, il avait écouté d'une pièce voisine, voulant surprendre les appréciations et les jugements ; mais il y avait aussitôt renoncé, confondu, exaspéré du paisible sans-gêne avec lequel ces inconnus, débarqués d'un quart d'heure à Montauran, désaffectaient chambres et salons, se croyant déjà chez eux : « Ici nous mettons le lit de Georges… à côté, ton oncle Bertrand… plus loin votre grand-père… nous condamnons cette porte… on en perce une autre, là… » Ils s'installaient. Et de jour en jour, d'heure en heure, de minute en minute, le colonel sentait son château, son bien lui échapper, lui glisser des doigts, cesser déjà d 'être complètement et absolument à lui, quoiqu'il n'appartînt encore à personne autre. Par instants, des envies féroces I'envahissaient de jeter tout ce monde à la porte, et quand, par hasard, il croisait le groupe détesté, sur un palier, au tournant d'une galerie, roide, il se hâtait, avec un petit coup de menton dans le faux-col qui pouvait, à la rigueur, passer pour un salut.
Mme Tremblay ne faisait pas de fameuse besogne. Lydie et André vivaient en camarades, l'un chez l'autre, ou bien partis à cheval pour la journée. Leur père les accompagnait quelquefois, ayant toujours son même air ennuyé, un peu hautain.
Août, septembre s'écoulèrent ainsi, sans autre distraction que la courte présence de plusieurs amis du colonel qui vinrent pour une quinzaine au château, comme ils avaient coutume chaque année, puis repartirent.
Ils étaient trois, tous trois vieux garçons, anciens militaires, avec de blancs sourcils touffus comme des moustaches, et du ruban rouge au revers de leur antique redingote. Ils parlaient d'une voix rude et cassée.
Après le dîner, à cheval sur des chaises, ils fumaient des pipes qui n'en finissaient pas, tout en remuant du passé, – comme on secoue de vieux unilormes -– des souvenirs d'Afrique, des machines de la guerre… reparlant chacun de leur père, de leur grand-père, qui étaient morts dans le temps, à cette… cette sacrée bataille… Ils se tutoyaient, et ils avaient la tristesse des démissionnaires, des retraités… des plus bons à grand'chose, de ceux qui furent…
Montauran n'avait pas encore trouvé d'acquéreur au début de l'automne, plusieurs pourparlers avec des Juifs colossalement riches ayant traîné, sans aboutir. Les uns trouvaient trop grand, les autres trop petit ; presque tous trop cher. Le cononel exigeait cinq cent mille comptant, décidé à ne rien rabattre.
Octobre à présent, le jaune et poitrinaire octobre mélancolisait le ciel, les champs, les bois, et aussi les pensées, comme les rêves. Les arbres avec résignation se dépouillaient, sentant bien qu'ils n'étaient pas les plus forts. Et lentement les feuilles, très lentement volaient, tombaient, une, puis deux, puis dix, puis des centaines… cueillies par le souffle froid qui vient de l'horizon, où guette l'hiver qui s'impatiente. Toujours elles volaient, toujours elles tombaient, semblant se détacher d'elles-mêmes, sans trop de résistence. Sous les pas elles craquaient sec, ainsi que des papiers jaunis, des lettres d'amour, de vieux billets doux froissés, jetés au vent et à l'oubli. On voyait plus de ciel à travers les branches dévastées
Aux approches du soir la rivière, frissonnante, avait la chair de poule ; et les nuits se faisaient longues, piquées d'étoiles ratatinées cet pointues qui scintillaient déjà d'un éclat effilé de givre.
VII
– Mademoiselle ! Mademoiselle !
C'était une voix basse et douce qui venait de quelque part, tout proche derriëre les buissons.
La jeune fille n'entendait pas, plongée en une rêverie profonde. Suivant l'étroit sentier du grand parc humide, elle s'éloignait, coiffée d'un paillasson gros bleu d'où pendait inerte un voile de gaze mêlé à ses flottants cheveux qui paraissaient à cette époque d'un blond particulier, automnal, comme s'ils subissaient la teinte de la saison maladive. Autour d'elle des feuilles mortes allaient et venaient, ainsi que des oiseaux apprivoisés auxquels on émiette du pain.
La voix recommença :
— Mademoiselle !… Lydie !…
Brusquement elle se retourna, tout d'une pièce.
– Qui m'appelle ?
Et. ses yeux, à droite et à gauche, fouillaient le taillis.
Un bruit de branches écartées, un pas rapide sur la terre molle, et Maurice était près d'elle , tout tremblant, lui parlant vite.
– C'est moi… Maurice. N'ayez pas peur !… un seul instant…
Elle eut une exclamatlon, joyeuse et irritée à la fois. !
– Vous ! vous ici. !
Il comprit sa pensée :
– Ne me grondez pas… C'est mal, je le sais. Mais je voulais vous voir, vous parler… un peu, rien qu'un tout petit…
Il s'était rapproché d'elle, avec des mains jointes, crispées, qui disaient la ferveur de sa passion, et il la contemplait de près, si près qu'il eût pu la toucher, la saisir, l'emporter… et que le voile de gaze, en ce moment soulevé, lui frôlait l'épaule. On n'entendait rien. Rien que le vent dans les arbres, pareil au continu murmure de la mer quand elle est calme, si poignante à écouter pendant des heures. Et sans cesse, à chaque seconde, une nouvelle feuille dégringolait, inanimée, avec un petit floc très triste.
Par de brûlantes paroles il cherchait à se justifier :
– Oh ! que je suis heureux en cette minute ! heureux, heureux ! Vous êtes bonne de rester, de ne pas vous enfuir… Oui, j'ai franchi le mur de la route pour arriver jusqu'à vous ! Je n'ai pas pu m'en empêcher… Je suis fou. Mais vous ne savez pas tout ? Depuis trois mois, plus de dix fois… je suis venu ici.
– Comment ! Vous veniez dans le parc ? Vous m'avez vue ?
– Bien souvent. Mais toujours j'ai respecté votre rêverie, votre promenade solitaire… Je vous ai vue dans ces allées, près de la source… Comme je vous regardais ! sans pouvoir détacher mes yeux de vou… je vous envoyais avec mes mains des baisers… Et puis je me sauvais en courant, je rentrais avec la fièvre, et je vous aimais davantage…
Il se tut. Un silence régna.
– Vous me pardonnez ? implora-t-il.
Elle lui fit signe que non. Mais ses yeux gris, brillants, la démentaient, ses grands yeux clairs et pensifs. Une grosse larme tremblait à leurs cils, et l'on ne pouvait deviner si c'était le froid ou I'émotion qui l'avait amenée au bord des paupières.
Lydie eût voulu s'échapper, renvoyer Maurice avec un reproche dur, indigné, et pourtant elle demeurait, sans colère, se sachant en pleine sécurité, confiante en elle-même autant qu'en lui. Une mollesse inaccoutumée l'engourdissait, une mollesse de songe, si vague et si douce qu'au lieu de s'en défendre elle s'y abandonnait, ravie.
Délicieusement les aveux du jeune homme l'assaillaient, et elle restait debout, immobile, les mains posées sur sa• poitrine, comme quand on étouffe. Elle ne vivait plus, elle rêvait, n'osant même remuer les lèvres, de peur que tout, d'un grand coup d'aile mécontent, ne s'envolât.
Bientôt Maurice hasardait un pas… un second, et elle marchait à ses côtés par la futaie haute, déserte, éclairée des derniers rayons d'un soleil de cuivre qui se couchait bien loin, dans une gloire d'hallali.
Sur le ciel – un fameux ciel de chasse, couleur d'habit rouge – les branches par milliers s'entrelaçaient, noires, fines comme des aiguilles ; et d'âpres odeurs de pelages, d'herbes mouillées et de tanières s'élevaient du sol, parfumant le bois frileux. Lydie les aspirait, la narine frémissante, les épaules secouées d'un très léger frisson. Toujours ils marchaient, enfonçant jusqu'aux chevilles dans les feuilles pourries qui alourdissaient leurs jambes, Maurice lui jetant son amour en courtes phrases entrecoupées, elle écoutant, muette, glaciale en apparence.
Et ils arrivèrent devant un châtaignier colossal, plus élevé que tous les autres
Là une tristesse soudaine s'empara d'eux, l'angoisse des cœurs trop tendres que le présent décourage de l'avenir. Ils furent pendant quelques minutes sans se parler, comme déconcertés, gênés tout à coup l'un en face de l'autre.
– Quand tout cela finira-t-il ? prononça la jeune fille abattue.
Il se redressa,
– Seriez-vous déjà sans force ? Ne vous rappelez-vous pas notre serment ?
– Mon père ne cédera jamais.
– Jamais, vraiment ?
– Jamais.
– Ayons confiance pourtant… Attendons.
– Attendre quoi ? interrogea douloureusement Lydie, que les mois passent, et les années… jusqu'au jour où chacun de notre côté…
– Taisez-vous ! n'achevez pas !… s'écria le jeune homme… je n'aurai jamais qu'une femme, et ce sera vous, Lydie !
– Non, fit-elle, une autre.
– Si, ce sera vous… je le sens, j'en suis sûr… Ce sera vous…
Furtif, le soir commençait à se glisser par les bois qu'il noyait peu à peu d'une ombre molle et mystérieuse. À l'horizon, seule, une large flaque de pourpre indiquait la place où venait de plonger le soleil ; et le silence les frappa soudain, les arrêta net, surpris en même temps par l'obscurité qui insensiblement croissait. La jeune fille, troublée, se serra tout à coup contre Maurice. Elle s'appuyait à lui, le poussant, disant tout bas :
– Partez… partez… allez-vous-en !
Il résistait :
– Non… tout à l'heure… plus tard…
Au bruit étouffé de leurs voix un merle s'élança d'une branche, et disparut avec un sifflement de flûte. Une grande paix tombait sur la terre, et ils ne trouvaient plus la force de se rien dire, étranglés de crainte et de joie. Enfin, comme les ténèbres autour d'eux se condensaient, Lydie refusa d'aller plus en avant :
– Obéissez-moi ! supplia-t-elle… Adieu !
Ils étaient l'un en face de l'autre, seuls sous les arbres noirs. Leurs yeux semblaient des points brillants. Ils se prirent les mains. En tâtonnant, Maurice l'attira un peu vers lui et, comme il était le plus grand, sa tête à elle lui arrivait à l'épaule. Ses cheveux, frisés aux tempes et sur le front, bougeaient au passage de son haleine ; on eût dit de légères plumes blondes. Et il les voyait si proches de sa bouche qu'il ne chassa point la tentation. Très ardemment, il baisa ces cheveux fins qui s'enroulèrent à ses lèvres ; et à travers leur soie il sentait battre de fièvre, ainsi qu'un cœur d'oiseau, la brûlante petite tête de la jeune fille.
Leurs voix se firent balbutiantes, égarées… « Vous… tu… Adieu ! Adieu !… »
Puis, après l'arrachement suprême, ils s'enfuirent, chacun de son côté, s'enfoncèrent dans la nuit, dans le sombre, poursuivis par la plainte obstinée d'un coucou, pareille au refrain des horloges de la Forêt Noire…
Ils s'aimaient bien.
VIII
Le colonel, distraitement, parcourait un journal, près de sa sœur feuilletant une publication à images : le Sein de la Famille. Lydie regardait à travers la vitre, et c'était un temps de spleen, un temps pas gai, le soleil faisant veilleuse, se devinant à peine à travers le ciel dépoli.
– Il s'en va, s'écria la jeune fille.
– De qui parles-tu ? demanda Mme Tremblay.
– Du visiteur qui est arrivé tantôt, ma tante…, un M. Gamblard…
– L'ancien couturier ?
– En personne, déclara le colonel, le Gamblard de 1867, des robes de cour de l'impératrice… Il est venu de Paris pour voir Montauran… Bien de l'honneur !
– Ah ! fit la vieille dame ; et un silence pénible les envahit, tous trois ayant la même pensée douloureuse qui les faisait s'éviter du regard, craignant de se comprendre.
Guérin entrait au même instant. S'adressanr au colonel, il s'exprima avec respect :
– C'est ce monsieur qui désirerait parler à M. le comte… Je lui ai fait observer…
– Mais oui, je suis malade… je suis à la chasse… il m'ennuie.
– C'est qu'il insiste pour voir M. le comte.
– Oh ! recevez-le papa, supplia Lydie, je suis curieuse de le voir.
Mme Tremblay appuya sa nièce :
– Reçois-le donc, Hardy, tu ne le garderas pas longtemps…
– Soit. Qu'il se dépêche…
Et le colonel avec humeur se redressait, boutonnant sa redingote.
– Il ne peut donc pas acheter Montauran sans me déranger… Qu'il passe chez mon notaire… C'est insupp…
– Chut ! papa… Le voilà !
La porte s'ouvrait aussitôt, et M. Gamblard paraissait.
Un homme de taille moyenne, en irréprochable redingote, avec un pardessus bien jeté sur le bras gauche. Tête assez distinguée de viveur qui grisonne de bonne grâce ; une barbe légère séparée en deux au petit peigne de poche, frôlant et caressant une cravate molle, d'un lâché très intentionnel. Du linge parfaitement cylindré avec des miroitements d'acier. Aux mains, des gants gris perle à trois boutons, d'un perle tendre… tendre. Devant les femmes il s'inclina : « Madame... Mademoiselle. » Déjà. le colonel, qui s'était avancé, lui indiquait un siège.
– Veuillez vous asseoir, monsieur, et me dire…
Mais il ne le laissa pas achever, et l'interrompant du geste :
– Permettez-moi, monsieur, puisque vous avez bien voulu me recevoir, de réclamer de vous un court entretien, un entretien particulier.
Mme Tremblay et Lydie se levèrent aussitôt.
– Il m'est pénible, continuait M. Gamblard, de chasser ces dames, je pense néanmoins qu'elles voudront bien m'excuser quand M. de Montauran leur aura fait connaître le motif qui me contraint à les prier, respectueusement, de nous laisser seuls…
Le colonel avait rapproché son fauteuil ; il eut un petit salut très sec :
– Je suis à vous.
M. Gamblard parla, les jambes croisées, balançant un pied verni et pointu.
– Je serai bref, je serai clair. J'ai visité le château, il me plaît, et je l'achète. Depuis quelque temps, je souhaitais avoir une habitation dans cette partie de la France, qui en est, comme l'a dit, si je ne me trompe, Alfred de Vigny, le jardin… Celle-ci est en tous points ce qu'il me faut… je sens que j'aurai plaisir à y passer six semaines chaque année… Voilà donc qui est entendu. Maintenant souffrez que je me fasse connaître de vous en quelques mots… J'ai cinquante ans… veuf depuis ma trentième année, seul, sans enfants ni parents… excepté un neveu. J'ai cinq cent mille livres de rente, bien gagnées. Je songe à me remarier, et c'est ici, mon Dieu, que je… c'est vraiment terrible… et je n'ose… J'ai peur que, peut-être… Enfin j'ai l'honneur… l'honneur de vous demander la main de mademoiselle votre…
– Pour qui ? interrogea le colonel dont la voix tremblait.
– Mais… pour moi…
– Je vends mon château, monsieur ; mais ma fille n'est pas par-dessus le marché.
Le colonel s'était levé. Il sonna. Et quand Guérin parut :
– La voiture de monsieur… qui est pressé.
Puis il sortit.
Pâle, M. Gamblard se couvrit et se découvrit coup sur coup, frappant le parquet de sa canne. Le valet de chambre se tenait en face de lui, impénétrable, n'ayant l'air de rien… Alors, brusquement, l'ancien couturier tira deux louis de sa poche de gilet, et les lui mettant dans la main :
– Voilà pour vous.
En même temps son rapide regard le détailla, du col au pantalon, et il conclut à mi-voix :
– Fichue livrée !
Lydie, le soir même, en présence de son frère et de sa tante, avait été informée de l'étrange démarche de M. Gamblard. La surprise la paralysait. Elle éprouvait une sorte de crainte mystérieuse, la demande inopinée de ce singulier prétendu la troublant ainsi qu'un mauvais présage. Elle y voyait une humiliation pour Maurice. Aux premiers mots Mme Tremblay avait poussé des cris.
– C'est du roman, de I'Ohnet en action… Quel chapitre à écrire !
Le colonel, encore mal revenu de sa fureur, de nouveau s'emportait au récit de la scène, bousculant les sièges, malmenant tous les obiets à portée de sa main.
– Conçoit-on cet ancien tailleur pour dames, ce vieux beau retiré de la couture (pan ! une chaise poussée du pied) qui, pour avoir pendant vingt ans épinglé des jupons et mesuré des tours de taille (top ! un livre frappé à plat sur la table), se permet de prendre avec moi des airs de gendre !… C'est d'un roide ! – et l'encrier de bronze impétueusement saisi…
– Prenez garde, papa ; vous allez renverser…
– Tu as raison… je ne sais plus ce que je fais…
On lui arrachait l'encrier qu'on plaçait à l'abri, loin, au bout du salon.
Après un instant de calme il reprenait :
– Comme si j'allais donner ma fille à un Gamblard, consentir à ce que Mlle de Montauran s'appelle… Non ! non ! non ! C'est à n'y pas croire. Nous avons eu affaire à un fou… du Charenton tout pur !
Peu à peu sa colère tombait. La fortune du couturier faisait maintenant les frais de la conversation. C'était des millions, et puis encore des millions – nul n'en savait au juste le chiffre. – Il avait son hôtel à Paris, une propriété affreuse et splendide à Saint-Germain, un palais de marbre à Monte-Carlo, et à Trouville, au bord des planches, une habitation monumentale, comme une mairie. Un instant, il s'était donné le luxe d'un yacht sur lequel il avait visité les côtes d'Écosse. Fallait-il qu'il en eût habillé et déshabillé des femmes, de toute sorte et de toute catégorie, des duchesses, des juives, des actrices, des jeunes filles, des douairières… pour en arriver là ?
– Son triomphe, racontait Mme Tremblay, c'était les deuils, les deuils de cour, de grande maison. Je me souviens – j'étais jeune à cette époque-là – d'une toilette de veuve qu'il avait composée en quarante-huit heures pour une archiduchesse d'Autriche… Ravissant ! C'est de lui le petit mantelet d'enterrement, dentelles et satin, devant froncé, avec des manches plates, un mantelet qu'on pouvait très bien porter aussi en carême, la Semaine Sainte, pour rendre visite à un évêque… Somme toute, il a eu quelques jolies idées.
Une quinzaine s'écoula sans que le couturier donnât signe de vie. Hésitait-il au dernier moment ? Achetait-il ? N'achetait-il pas ? Sans doute il avait sur le cœur le terrible accueil fait à sa demande.
Mais soudain le notaire, Me Repiquet, informa M. de Montauran que tout était définitivement conclu. M. Gamblard achetait, il avait signé. Il leur laissait tout le délai nécessaire pour opérer le déménagement, jusqu'au printemps prochain s'ils le souhaitaient.
Il fut décidé qu'on demeurerait le gros de l'hiver au château pour partir fin janvier. D'ici là le colonel s'occuperait de la nouvelle installation à Paris.
Ils n'étaient pas très d'accord sur le quartier. M. de Montauran penchait pour le faubourg Saint-Germain, Mme Tremblay désirait Passy, Lydie les Champs-Élysées, et son frère la place de l'Opéra. On n'était d'ailleurs pas forcé de se décider dans les vingt-quatre heures.
Les jours qul suivirent furent tristes, ces jours si rapides, les derniers, dans une habitation qu'on est prêt de quitter à jamais. « C'est notre maison, pensaient-ils ; nous mourrons sans y rentrer, bien probablement. » Chacun se rappelait avec un âpre et douloureux plaisir tout ce qui lui était arrivé de bon, d'heureux entre ces murs ; et jusqu'aux chagrins éprouvés sous son toit qui à présent tournaient en presque agréables souvenirs.
Ils se découvraient une sensibilité toute neuve qui d'un rien s'impressionnait. Le moindre arbuste, la plus petite pierre leur devenaient chers du jour au lendemain ; même l'air froid de la terrasse qu'ils humaient maintenant les paupières tombées, narines frémissantes, avec un voluptueux recueillement, comme un bien bon air, et pur, et sain, qu'on ne respirerait nulle autre part. Du haut du perron ils contemplaient le panorama, longtemps, pour se le fixer dans l'œil, en entier. La vie n'était pas rose ..
Et une chose surtout leur causait une peine ! les affectait plus qu'ils n'auraient su le dire, c'était cette espèce d'indifférence soudaine que semblait leur témoigner la maison, cette froideur particulière que savent prendre pour nous reprocher notre ingratitude les objets inanimés. Elle avait déjà l'air d'aimer Gamblard à qui elle appartenait, et de ne plus connaître ceux qu'elle avait abrités durant tant d'années, ses maîtres d'autrefois, ses amis d'hier.
Le colonel restait enfermé dans sa chambre, au coin du feu, les talons sur les chenets, regardant les flammes d'un œil éteint. Sur les cheminées des salons hermétiquement clos les pendules empire étaient arrêtées. Plus de fleurs dans les jardinières béantes.
Abandonné à lui-même, André parcourait le pays à cheval, détalant sur les routes durcies par les premiers givres, fatiguant son ennui par de rudes trottées, ramenant une bête en sueur, les naseaux rouges.
Chaque fois qu'il mettait pied à terre devant les communs, il songeait, remontant son étrier sous le panneau de la selle : « Encore une promenade de faite. » Et, en dépit du plaisir secret que pressentait le jeune homme à la perspective d'habiter Paris, il y avait une sorte de regret anticipé dans les claques amicales qu'il distribuait à sa jument, tandis qu'elle étirait son encolure longue, secouant ses brides qui claquaient.
Le colonel avait décidé qu'après leur départ ils ne garderaient ni chevaux ni voitures.
Lydie, presque toujours seule, jouait du Chopin, pendant des heures, assise à son piano qui était placé de biais dans un coin sombre du petit salon. Ses mains allaient, montaient et descendaient sur le clavier sans qu'elle les surveillât, partie très loin, là où son cœur l'emmenait. Et les Nocturnes en mineur troublaient seuls le noir silence des après-midi de décembre. Parfois elle dévorait des récits de voyage, d'expéditions aventureuses qui sur le moment la transportaient, le sang aux tempes, puis la faisaient retomber plus cruellement dans la réalité.
Mme Tremblay n'avait rien changé au train ordinaire de sa vie ; néanmoins on la devinait inquiète et fébrile. Elle se réfugiait dans le travail, son unique consolation. Un matin elle eut une grande joie, une des plus violentes de sa carrière.
Une dame de Grenoble, une inconnue, qui venait d'achever la lecture d'un petit roman signé d'elle autrefois, paru dans le Passe-Temps, lui écrivit pour la complimenter. Et ce qui combla d'allégresse tante Génie, ce fut l'enveloppe, l'enveloppe portant ces mots : « Madame veuve Tremblay, homme de lettres. » Du coup elle donna dix francs au facteur.
Elle avait serré dans son secrétaire le glorieux papier, et parfois elle le sortait, aux heures de découragement. Un simple coup d'œil à l'adresse : Madame Tremblay !…, homme ! ... et elle regrimpait sur sa bête.
C'est vers ce temps-là qu'elle décida de terminer rapidement Ange ou Sirène pour le Bon Ton, un journal de modes, mais littéraire, qui pénétrait partout. Il ne restait plus que les dernières pages à remanier ; en quinze jours, avec un bon coup de collier, elles pouvaient être mises au net, Grosse et dangereuse partie qu'elle jouait là ! Mais pourquoi désespérer lorsque tant d'autres – qui n'avaient pas ses moyens – comme Mme Fleuriot, Mme de Navery… et cette Mie d'Aghonne ! parvenaient à feuilletonner dans les grands journaux ?
Pendant deux semaines on cessa complètement de la voir. Elle ne paraissait qu'au dîner, se faisant apporter les deux premiers repas dans sa chère salle d'étude. Elleconsommait beaucoup de café noir.
Assez avant dans la nuit elle veillait, raturant, recopiant sans désemparer, se mettant au lit « à des heures indues » bien après les domestiques les derniers couchés. Enfin, le roman terminé fut expédié avec d'infinies précautions, et Mme Tremblay se reposa.
Un après-midi, l'abbé Frambois se présenta au château. Il avait sa soutane numéro un et ses beaux gants noirs, en filoseIIe, aux doigts trop longs. Dès qu'il fut assis, il toussa dans son gros mouchoir, pâlit, puis rougit comme un homme très gêné qui a quelque chose de bien délicat à dire.
Il n'y avait au salon que le colonel et sa sœur qui le regardaient, surpris, ne s'expliquant point son embarras. Il remontait sur son ventre sa large ceinture. Dans son trouble il tira sa montre et la fit sonner. Enfin, avec des bégayements, il se risqua.
– Il connaissait M. Gamblard depuis longtemps, il savait I'histoire de la demande en mariage, il était désolé de la façon dont les choses avaient tourné… Il venait en causer avec eux.
Le colonel s'était agité sur son siège :
– Ah ! vous le connaissez ?… Tiens… tiens ! Ce n'est pourtant pas lui qui vous habille, monsieur le curé ?
Sans répondre à cette petite insolence, l'abbé peu à peu recouvrait son aplomb.
– C'est une relation ancienne… Je ne viens pas plaider sa cause près de vous, il ignore ma visite… Seulement, permettez à un vieux prêtre comme moi… de vous parler avec une pleine… comment dirai-je… franchise. Oui, franchise !… c'est bien cela.
– Soit ! Allez ? déclarait le comte.
Mme Tremblay l'encourageait :
– Monsieur le curé, nous sommes oreilles, tout oreilles…
– Eh bien, vous avez été un peu dur pour ce pauvre M. Gamblard… Oh ! vous l'avez froissé, piqué… L'éducation ? je ne vous dis pas. Toujours un peu tailleur, mais, au fond, pas méchant homme. Des qualités même ! Chaque année il donne aux pauvres des sommes considérables.
Le colonel éclata :
– C'est un scandale. Les pauvres à présent ! Il les fatigue ! Est-ce qu'ils ont besoin de lui ? Qu 'il les laisse donc en repos ! Nous autres, les gens comme il faut, est-ce que nous ne sommes pas là pour secourir la misère ? C'est vrai… on devrait défendre aux parvenus de faire la charité, ça suffit pour nous en dégoûter. Ou bien alors qu'ils ne s'occupent que des mauvais pauvres, de ceux qui ne sont pas intéressants… Il n'en manque pas !
– Hardy va un peu loin, opina Mme Tremblay, mais il n'a pas tout à fait tort.
Très humble et très doux, labbé Franbois poursuivait, semblant se parler haut à soi-même :
– Il a une fortune colossale, et dame ! par le temps qui vient, les fortunes colossales… L'or est un bien périssable, Notre Seigneur l'a dit…, mais c'est un bien. Pour ce qui est de la religion, s'il ne pratique pas, du moins il n'est pas hostile. Brave homme avec cela, belle santé… eh ! que sait-on ? votre jeune fille eût peut-être été heureuse d'être sa femme. C'est lui qui m'a donné les vitraux du chœur… Ils sont fort jolis, n'est-ce pas ?
Perplexe, il s'arrêta, l'œil à terre, un peu effaré de son courage ; puis d'un ton bonasse :
– La Providence n'est pas une bête… Votre fille était millionnaire… vous ne quittiez pas ce château… Tout s'emmanchait pour le mieux
Et soudain se levant : – Mais que voilà de vaines paroles ! le passé est le passé. N'en parlons plus !… Et quand pliez-vous vos tentes, monsieur le comte ?
M. de Montauran et sa sœur, qui semblaient gagnas par une subite mélancolie, firent de vagues réponses : – Un mois, un mois et demi… Nous ne savons pas…
Presque aussitôt, le colonel ramenait la conversation à son point de départ :
– Certainement, j'ai été très ennuyé de traiter M. Gamblard comme il le méritait… Mais aussi, à qui la faute ? On ne demande pas ainsi la main d'une jeue fille, qu'on n'a jamais vue, qui n'est pas de votre monde…
– Qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam, ajouta Mme Tremblay.
– Je vous demande pardon, madame, il avait vu Mlle Lydie plusieurs fois à Paris…
– Où cela ?
– À de grands mariages, dans des théâtres… Je ne saurais vous préciser rien… mais il l'avait vue et remarquée avant de faire cette démarche… malheureuse.
M. de Montauran, d'une voix sèche, mais sans colère, lui répliqua :
– C'est égal. Je ne pouvais pas, vous comprenez… Avec la meilleure bonne volonté, je ne pouvais pas.
L'abbé secouait sa vieille tête, approuvant :
– Je sais bien…
– Mon nom, ma situation… particule…
– Je sais bien.
– Un couturier ! Mettez-vous à ma place ?
– Je sais bien…
– Il y a de ces obligations morales dans la vie…
– Je sais bien… je sais bien…
Ils gagnèrent ainsi le perron.
Le curé s'inclina, prit les mains qu'on lui tendait et s'éloigna, traînant ses pieds pesants. Le grand vent froid gonflait son manteau comme une voile et faisait flotter sous les bords du tricorne ses longs cheveux blancs. Il disparut derrière les arbres.
Trois jours après, le comte partit pour Paris, afin de louer un appartement.
IX
En s'éveillant un matin, Lydie vit la campagne blanche à l'infini, et sur-le-champ, elle pensa en face de cette première neige : « Voilà mon dernier hiver de Montauran ! » Ayant alors appliqué son visage aux carreaux, elle contempla longuement le ciel gris et fermé d'où tombaient, par milliers, les petits duvets silencieux.
Un bruit de caisses violemment manœuvrées montait du rez-de-chaussée où les tapissiers assistés des domestiques emballaient déjà des meubles ; et chaque coup de marteau lui enfonçait un clou dans le cœur.
Le colonel pensait quitter dans un mois et demi, à la fin de janvier, ayant définitivement arrêté à Paris un magnifique appartement sur la rive gauche, au coin de la rue de Poitiers et de la rue de Lille. Il était revenu enchanté :
– Une trouvaille ! déclara-t-il, au premier… un grand balcon, et toutes les fenêtres donnent sur les ruines de la Cour des comptes ! Six mille… C'est superbe !
Au seul mot de ruines, tante Génie avait pétillé, raffolant de tout ce qui était lierre, frontons et colonnes brisés. André avait d'abord fait la grimace, puis soupiré : « Enfin ! Pour le temps que je resterai à la maison… » Quant à Lydie, la pensée de ce départ prochain la plongeait dans une immense tristesse. Paris, ce mot magique et qui pourtant sonne si joyeux aux oreilles de toutes les jeunes filles, Paris, c'était pour elle une nouvelle et odieuse vie, une corvée de visites et de bals où Maurice ne serait jamais, une bruyante existence douloureuse et vide, et puis au bout le mariage quelconque avec un homme quelconque « … très comme il faut, de bonne famille, parfaitement apparenté, plutôt bien de sa personne, parlant trois langues…, etc. » l'époux qu'on n'aime pas, en un mot.
Étant descendue, elle resta un instant à regarder les emballeurs insouciants qui emmaillotaient de foin et de papier un secrétaire Louis XV en bois de rose. Le sol était jonché de clous tordus, de marteaux, de tenailles, et contre le mur s'alignaient de larges planches de bois frais, tatouées de recommandations en grosses lettres noires : « Dessus. Envers. Très fragile. »
Une douloureuse mélancolie l'envahit à ce spectacle, et, ,ayant traversé à la hâte, sans vouloir s'y attarder, les salons déjà vides et dépouillés, où tentures et tableaux venaient d'être enlevés la veille, elle regagna sa chambre où elle se plaisait tant, cette chère petite chambre hospitalière qui savait ses pensées les plus intimes, ses secrets, où du moins elle pouvait encore se réfugier pour ne pas voir toute cette dévastation.
Ayant décroché l'éphéméride où ne restaient plus que de rares feuilles à demi détachées, elle le garda dans sa main une minute, pensant : « Ça ne pèse pas lourd, une fin d'année ! » Et elle ne pouvait écarter ses yeux de ce mois de décembre qu'elle allait effeuiller chaque matin, morceau par morceau, et qui lui passerait entre les doigts si rapidement ! Mais, en même temps, elle souhaitait déjà être partie, à tel point les heures lui coûtaient, démesurément longues, maintenant que l'hiver la tenait sous les verrous, sans qu'elle pût errer dans le parc ou rêver près de la source aujourd'hui muette et gelée. Elle s'apitoyait alors sur elle-même avec une certaine complaisance qui n'était pas sans bien de la douceur : « Mes jours de soleil sont perdus… voilà qu'il neige aussi dans ma vie ! » Et volontiers elle s'imaginait être ensevelie sous les blancs flocons, des pieds à la tête. On ne la voyait plus.
Ou bien elle demeurait immobile, assise au coin du feu, absorbée à contempler ces discrètes flammes des bûches, tour à tour vertes, rouges et bleues, qui tiennent compagnie à nos accablements, à nos prostrations.
Elle n'avait plus goût à aucun ouvrage, ses broderies l'ennuyaient, et ses mains laissaient, à la deuxième page, tomber les livres encore non coupés. À table elle mangeait à peine, ne retrouvant même pas son joli appétit de dessert devant les beaux fruits et les grappes de raisin doré de la serre dont elle était toujours si friande. Elle paressait davantage au lit, le matin,
Un jour elle ne se leva pas. La veille, en montant se coucher, elle s'était plaint de frissons et de vertiges, et toute la nuit elle n'avait pu fermer l'œil, « entendant des cloches et voyant des bêtes… » Parmi ses rêves, M. Gamblard avait aussi passé et repassé, en souliers à la poulaine, la boutonnière enrubannée et fleurie, ainsi qu'un marié de village, et brandissant de gigantesques ciseaux de tailleur qui s'ouvraient et se refermaient avec des aboiements d'acier !
Son père et son frère accoururent auprès d'elle, accompagnés de tante Génie qui tirait déjà son mouchoir pour pleurer ; et penchés tous trois sur ce cher petit lit, ils questionnaient, pleins de sollicitude : « Qu'as-tu, fillette ? Lili… où te sens-tu mal ? »
Elle, blottie sous les couvertures, bougeant sur les oreillers sa tête fine, un peu pâlie, répondait d'une voix blanche de malade : Je ne me sens pas bien, mais je n'ai rien.
Elle avait l'œil fixe, dilaté, très beau et très grand sous la paupière relevée. Ils se regardaient alors entre eux, sans mot dire, hésitant s'il fallait tout de bon s'inquiéter.
– Voyons, les cinq doigts sur la conscience, tu es bien sûre que tu ne t'écoutes pas ? interrogeait le colonel.
– Veux-tu… veux-tu… proposait André… que je m'installe près de toi et que je te conte des blagues, des suicides… des histoires d'actrices… pour te distraire ?
De la main – une main de cire qu'elle sortait de dessous le drap, osseuse déjà au bout de la manche de chemise de nuit – elle les remerciait, semblant extrêmement lasse :
– Non, je n'aime qu'une chose : avoir trop chaud et dormir.
Ils la quittèrent donc, fort déconcertés, énonçant dans l'escalier les plus diverses opinions.
– Un refroidissement, affirmait André. Et puis, elle ne s'amuse pas ici… elle voudrait aller dans le monde… cotillonner… tant qu'on s'amuse, on n'est pas malade !
– Que non ! que non ! déclarait tante Génie sans réfléchir, bien qu'elle grelottât sous ses châles. C'est la croissance, allez… ! le prin- temps…
Alors le colonel qui jusque-là n'avait rien dit, s'étant retourné tout d'une pièce, éclata :
– Elle a cette petite, elle a… qu'elle ne peut pas voir vendre Montauran ! La voilà, sa vraie maladie ! C'est comme moi, parbleu ! Ça me fend !… De… d'entendre depuis plusieurs jours taper, clouer… de voir ces ballots, ces préparatifs… notre pauvre maison dévastée… Non !… tenez, mes enfants… j'en crèverai… Sale argent, va !
Et il était devenu tout à coup si jaune en prononçant ces mots, mais si jaune… et la face tellement contractée par une vraie douleur que Mme Tremblay et André poussèrent un cri, épouvantés, et se jetèrent à son cou :
– Papa ! Hardy !… mon bon frère !…
Tous deux l'embrassaient à la fois, chacun s'étant emparé d'une joue, et ils lui prodiguaient les caresses, les consolations, les baisers.
– Je ne te ferai plus de dettes… jamais, tu verras ! promettait le jeune homme.
Et tante Génie, touchante au milieu de ses larmes :
– Que je devienne seulement un peu célèbre, et tout ce que je gagnerai sera pour toi… pour Lili…, tu le sais bien.
Il était lui-même trop ému pour leur répondre, il se roidit pourtant, en une minute se dégagea de leur étreinte, se redressa calme, froid, maître absolu de lui-même.
– Oui, oui. Je sais que vous m'aimez… Mais tenons-nous… les domestiques…
Et il rentra dans son cabinet du même pas de cérémonie, hautain et un peu glissé, qu'il avait habituellement.
Le soir même arriva au château le docteur Clopin appelé en toute hâte ; une célébrité régionale. Fils lui-même de ce docteur Clopin qui dota la ville de Tours d'un hospice et d'une maison de convalescence, c'était une autorité reconnue, indiscutée que ce robuste vieillard de soixante-quatorze ans à l'œil malicieux, à la bouche prudente, aux larges épaules un peu remontées, toujours droit et de merveilleuse tenue en dépit de son âge, quoiqu'il commençât à marcher plat, posant l'un devant l'autre, avec méthode, ses pieds sans talons guêtrés de drap noir.
On citait de lui des traits d'une rare énergie : étant de passage à Paris, à soixante et onze ans, il est renversé vers cinq heures du soir par un omnibus qui lui broie l'épaule. Après qu'on l'a transporté chez un pharmacien, il se fait, à peine pansé, jeter dans un fiacre, conduire à la gare d'Orléans, déposer en wagon… envoie une dépêche pour qu'on vienne à Tours « le retirer à la consigne », et le lendemain matin, à huit heures, le bras et l'épaule dans un appareil, il faisait sa tournée à l'hôpital et donnait sa consultation. Ses internes l'appelaient entre eux : Main de mousseline, à cause de son infinie légèreté dans les plus minutieuses opérations.
La jeune fille était assoupie quand il entra dans la chambre, toussant et grognant avec bonté, comme il avait coutume, en manière de médecin-papa :
– Qu'est-ce que c'est que cette grosse maladie ? en même temps qu'il jetait ses gants de laine dans le fond de son chapeau trop grand, mais qui ne prêtait pas à rire.
Lydie s'éveilla et lui fit un petit signe de tête. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois qu'elle le voyait, ayant été, deux années auparavant, guérie, grâce à ses soins, d'une entorse qu'elle s'était faite au poignet en tombant de cheval.
L'inspection ne fut pas de longue durée. Très chastement, très paternellement, de ses pâles mains sans sexe, striées de vieilles veines bleuâtres, il palpa d'abord sous la chemise, le ventre, les reins, la gorge de la jeune fille, – et sans la regarder, l'œil là-bas, tout autre part, perdu bien loin… – Puis il appliqua son oreille à plusieurs reprises contre sa poitrine et contre son dos, très attentif, comme s'il écoutait des secrets… commandant à voix basse :
– Respirez ! Bien…
Tante, s'appliquant de son mieux, tenait la bougie tout près, et le colonel s'était à demi détourné, maniant avec intérêt des bibelots posés sur une encoignure. La porte s'entrebâilla. C'était André.
– Tout à l'heure ! dirent à la fois Mme Tremblay et le docteur.
La porte se referma ; et dans le grand silence, on n'entendait que la bise aiguë qui hennissait à travers les bois.
Et puis le docteur ramena les couvertures qui firent du vent, courbant les cheveux épars sur• le front de Lydie, se redressa de toute sa haute taille, rentra son pince-nez dans son gousset, et déclara, les mains jointes, avec un sourire :
– J'ai bien entendu… Je sais tout !
– Ça n'est pas grave ? interrogea anxieusement Mme Tremblay.
– Mais toi, mon enfant, qu'éprouves-tu ? explique-le au docteur.
– Inutile, colonel ; je vais vous le faire comprendre en deux mots, repartit M. Clopin. Mademoiselle éprouve de la contrariété, beaucoup d'abattement, et même, je crois bien… un peu de colère. Voilà… Et pour moi, ça doit se passer quelque part dans les environs du cœur.
Il ajouta en souriant :
– Je ne demanderai pas à mademoiselle si je suis dans le vrai, parce que, dans le cas où je me serais trompé, je souffrirais trop de recevoir un démenti de sa part.
Le comte eut un geste de délivrance :
– Oh ! si ce n'est que ça… on en guérit.
Le docteur se pencha à son oreille :
– Oui, presque toujours. Mais ça rend malade… malade ! et les convalescences sont longues… pis que pour les scarlatines !
– Toujours le roman ! murmurait à part soi tante Génie, nous ne pouvons faire un pas dans la vie sans nous y heurter.
Le docteur s'avança vers le lit, et prenant entre les siennes la main menue de la jeune fille :
– N'ayez pas peur ! Moi et monsieur votre père, nous vous guérirons. Vous serez obéissante, par exemple ?
– Très obéissante… Merci.
Et comme il s'éloignait, elle lui dit presque bas :
– Bonne chance ! Décidez-le !
Tous sortirent, et dès que la porte fut refermée, ils parlèrent haut et librement.
– Un fiancé ! un fiancé ! Vite un fiancé ! s'était écrié le docteur. Elle a de la fièvre, de l'anémie… Parfait !… Mais j'aurai beau lui donner de la quinine dans du pain à chanter… et un tas de bonnes drogues… Après ? Non ! voyez-vous ! des bouquets blancs, la mairie, l'église, les suisses en grands mollets, un bon petit mari bien amoureux, voilà mon ordonnance !… Voulez-vous que je vous écrive tout ça ?… pour le pharmacien ?
– Pas la peine. Je me le rappellerai.
– Un fiancé ! un bon ! proclamait tante Génie… Rara avis ! Rara ! Rariss…
Son frère se détourna :
– Hé ! que dis-tu ?
– Rien, mon ami, c'est du latin.
Le docteur prit la parole,
– Elle aime quelqu'un ! c'est sûr.
– C'est-à-dire, répliqua le colonel avec véhémence, qu'elle s'imagine, qu'elle croit aimer… À cet âge, est-ce qu'elles savent ? Mais c'est bon, je vais m'en occuper. Puisqu'elle a le mal du mariage, on lui achètera un mari dans notre monde…
– Prenez garde, insistait M. Clopin, elle a l'air sérieusement prise. Voyons ! Ce jeune homme qu'elle a distingué… Non ? Pas moyen du tout ?
– Pas moyen du tout.
– Diable !
Le colonel avait levé les bras au plafond :
– Jugez ? D'anciens commerçants, et pas le sou ! Franchement…
Le docteur devint soucieux.
– Oui, je vous entends. Moi, ça ne m'arrêterait peut-être pas… D'un autre côté, je comprends que… Enfin, voyez, réfléchissez… vous êtes le père, vous savez mieux que moi… Je reviendrai bientôt.
Il partit, et rapidement sa voiture s'enfonça par les chemins capitonnés de neige.
À pas mesurés, le comte à présent arpentait la pièce ; tante devant la cheminée, ses jupes relevées découvrant ses jambes grêles sous le bas blanc, se chauffait les pieds, l'un après l'autre, rôtissant à la flamme ses pantoufles de prunelle.
– Conçois-tu, dit-il soudain, que Lydie ait si fort à cœur ce petit gamin de Bradier, après mon refus ?… Et la voilà qui se rend malade exprès !
– Elle aime violemment… c'est indubitable ! soupira sa sœur.
– Que faire ?
– Je cherche.
– Tiens, veux-tu ma pensée franche ? Je commence à croire aussi que c'est toi qui lui as monté la tête, – soit dit sans reproche – avec tes… inventions… tes papiers… ta… tes lunes !
Tante Génie avait plaqué sur sa poitrine ses cinq maigres doigts qui se crispaient, et ses yeux, très écarquillés, exprimaient une douloureuse indignation mal contenue.
Enfin sa bouche s'ouvrit :
– Non, monsieur… je ne monte rien !… je n'ai pas de lunes !… je…
Et toisant son frère qui s'obstinait, répétant : « Lunes !… oui, des lunes !… je le maintiens ! » elle lui jeta d'une voix vibrante ;
– Halte-là ! ne touche pas à ma littérature… jamais tu n'as su la comprendre.
Il s 'apprêtait à riposter, mais elle ne lui en laissa pas le temps, et toujours impétueuse :
– Soldat, va !
Puis ayant fermé la porte avec majesté, elle regagna son appartement.
Ce jour-là, on ne la vit point au salon ni aux repas. Elle boudait.
Le colonel demeura dans son cabinet à écrire des lettres et à mettre en ordre les papiers d'un secrétaire qu'on devait prochainement expédier à Paris. André, pour vingt-quatre heures, avait été emmené par un ami des environs. Lydie resta donc seule, presque du matin au soir.
X
Et elle ne guérissait pas vite, bien que le mal n'empirât pas.
C'était une inexplicable langueur générale qui tout le jour la tenait au lit, assise, enfoncée dans les oreillers. Sous son peignoir de flanelle blanche – à capuchon qu'elle rabattait parfois pour faire rire André qui lui trouvait « l'air d'un baromètre », – elle apparaissait plus pâle encore, le buste affaissé, n'ayant plus sa taille accoutumée, sa mince et longue taille sous le ficelage de soie du corset. Peu à peu ses traits s'étaient étirés, ses lèvres avaient pâli, et ses beaux yeux, cernés de teintes violettes, semblaient à présent deux scabieuses. À peine tordus, ses cheveux s'échappaient, lui tombaient sur le front à toute minute. et elle les repoussait, du geste las et ennuyé qu'on a pour chasser les soucis.
Les glaces contournées richement, ainsi que les anciens miroirs, s'embrasaient aux lueurs du grand feu de bois qui jetait sa chaude sympathie d'hiver dans la chambre ; et toutes cboses en avaient comme un air plus intime et plus blotti, depuis les petites tables inutiles habilement disposées çà et là, les sièges où l'on bavarde se touchant presque du genou, jusqu'aux tapis, aux cadres, aux moindres menus objets familiers.
Presque sans bouger, Lydie demeurait étendue sur le dos, laissant reposer sa pensée comme ses membres qu'elle évitait de bouger, les sentant à peine sous la. tiédeur lourde des couvertures. C'était une perpétuelle et délicieuse léthargie, une sorte d'engourdissement de Belle au bois à la fin duquel, par un joyeux soir de fanfares, elle entrevoyait le prince charmant des Contes qui accourt, jeune et téméraire, réveillant tout sur sou passage.
Et des visions à la Gustave Doré, grandiosement naïves, passaient devant ses paupières mi-closes : le château (c'était Montauran !) sur une montagne perché, dominant, à perte de vue, des forêts immenses dont on n'apercevait à vol d'oiseau que les cimes pressées et rondes, pareilles à des mamelons ; la jeune fille (c'était elle) en robe de brocart à aumônière, couchée sur un lit royal à baldaquin et à plumets, un lévrier à ses pieds ; et le prince (c'était Maurice !) qui vite, vite, montait l'escalier de la tour, en maillot et en toquet, ayant au côté un poignard ballottant près d'un olifant d'ivoire…, tandis que son petit manteau carré derrière lui volait et se tenait raide.
Ensuite elle riait bien fort de ces rêves enfantins, songeant : « Je ne suis guère plus raisonnable que tante, dans mon genre !… » Et, les mains abandonnées sur les draps, elle se laissait respirer et vivre dans une demi-torpeur qui insensiblement l'assoupissait de nouveau. Sa tête vacillait, ses paupières tombaient, et d'étranges hallucinations la réassaillaient tout à coup.
Tantôt c'était des ailes. De grandes ailes qui lui avaient poussé, blanches, rondes du haut, échancrées du bas, recourbées comme celles des séraphins ; elle les déployait avec fracas et volait à d'incalculables hauteurs, percevant à peine les villes et les hommes, pas plus gros que des bergeries, et un vent frais glissait sur ses pieds nus. Des grues, des hérons, des oiseaux sauvages la dépassaient par troupes, et parfois, pour reprendre haleine, elle se posait sur le coq de bronze d'un clocher.
Ou bien elle était morte, morte dans ce même lit où elle était couchée, avec des violettes qui embaumaient, plein la chambre. Elle se sentait les deux jambes dures et minces comme des baguettes de bois ; tout le monde lui coupait des mèches de cheveux pour garder, en souvenir, dans des médaillons. Puis, à son propre enterrement elle assistait : le petit goupillon avec ses quatre poils de crins, les cierges, le prêtre, les gants noirs… Requiescat in pa…ce ! L'affreuse et mélancolique cérémonie funèbre aux tentures blanches à son chiffre… elle la voyait toute, l'entendait toute… jusqu'à ce qu'elle s'évelllât en sueur, jetant un cri, avec la sensation d'un grand poids sur le corps, le poids de la terre tassée par les galoches des fossoyeurs.
Même les yeux ouverts, elle était encore sujette à mille imaginations ; ses peignoirs, sur le dos d'un siège, paraissaient prendre forme et bouger, les objets détachaient avec leur ombre de grimaçants profils sur le mur, dans les plis des rideaux passaient des souffles… et le dessin des fleurs peintes sur les panneaux semblait lui-même à la jeune fllle une majestueuse allée de peupliers, infiniment longue, se répétant partout, aux murailles et au plafond, avec une obsédante régularité.
Elle pensait par instants ne se relever jamais, demeurer là, sa vie durant, dans ce lit douillet bien bordé, abîmée dans une sorte de convalescence délicate, avec des soins, des potions sucrées, des portes munies de bons verrous, et tout le monde qui marche sur la pointe des pieds.
Que de raffinées jouissances, en effet, venaient compenser sa tristesse et ses cauchemars passagers ! Les mandarines posées à portée de sa main sur la table de nuit, et dont la souple écorce lui laissait aux doigts un pénétrant parfum, les exquises choses dans de fragiles assiettes, présentées sur un grand plateau de laque vermillon, le joli croûton de pain doré, tranché dans le bon sens… Et les mille bruits de rien, si doux à l'oreille des alités : la théière qui chantonne, la cuiller d'argent qui tinte, les meubles pris d'ennui craquant entre eux pour se distraire. Tout cela délicieusement la caressait, l'enveloppait ; elle remerciait Dieu d'être souffrante, lui demandant « de ne pas s'en tenir là », de retarder encore sa guérison. Et puis cette maladie l'attachait davantage à Montauran, il en résultait de sa part une plus intime et plus violente affection pour le château.
Mais tous ces menus bonheurs faits de si peu !… ne durèrent point pour Lydie. Rapidement elle s'en lassa, revenant tout à. fait à l'idée fixe qui occupait à la fois sa tête et son cœur.
Elle eût bien désiré que Maurice la vît ainsi, pâle, faible, si intéressante ! Il eût pleuré peut-être ! et aussitôt son cœur de jeune fille simple battait… battait… à la seule pensée que, sur la terre, quelqu'un qui n'était pas de sa famille pouvait, à cause d'elle – Lili… vingt ans !… – verser des larmes, des larmes d'homme, comme elle se rappelait en avoir vu – à la nouvelle de Sedan – pendre au bout des moustaches de son père.
Elle réfléchissait de longues heures.
– … Ainsi, malgré mon serment de cet été, dans l'orangerie, je ne serai pas sa femme… Jamais ! Faire autrement ? Impossible… mon père ne veut pas. Pourquoi ? Quels sont ses motifs de refus ?… Quand Julie de Campiennes s'est mariée, il y a deux ans, elle m'a prise avec elle dans un coin du salon, le soir du contrat – quelle joie elle avait dans le regard ! – et elle m'a dit ceci : « Bientôt, ce sera ton tour, fais comme moi, va !… épouse un homme que tu auras du plaisir à embrasser. » Eh bien, j'aime quelqu'un, je sens que j'aurais du plaisir… et je ne peux pas l'épouser. Je suis malheureuse ! Toute ma vie je le serai. C'est de cela que je suis malade et que j'ai la fièvre. Le docteur l'a bien vu ; du premier coup il a deviné mon secret, lui, bien que cela ne soit pas de la médecine… Il a parlé, on ne l'a pas cru. Ça serait si facile pourtant, si facile ! Un oui de papa, trois lettres, et voilà le bonheur ! Je nous vois tous les deux au bras l'un de l'autre… Nous voyagerions… Dans les hôtels on s'apercevrait que nous sommes de jeunes mariés… Je porterais le même nom que lui… J'aurais des cartes de visite à moi. Que de douces joies !… Chaque fois que j'ouvre un journal et que mes yeux tombent sur ces mots : Carnet mondain… Mariages de la semaine…, je pense à tout cela, sans révolte, mais bien mélancoliquement. Quand je lis des romans où des cousins épousent leurs cousines après mille aventures, j'y pense aussi. Enfin tout le temps j'y pense, et je crois bien qu'il en sera de même jusqu'à ce que mon vœu soit exaucé ou que je meure de chagrin.
Et si je dois étouffer mes sentiments dans mon cœur, si je suis, malgré tout, condamnée à devenir « la fin » d'un jeune inconnu, d'un blasé quelconque, vieux bien avant moi… Oh ! quel sera-t-il, cet étranger, mon mari ? D'où viendra-t-il ? Comment vivrons-nous côte à côte à la même table, dans la même chambre, partageant le même pain ? et que lui dirai-je durant des années ?… Non, tout… mais pas cela… Plutôt avoir de bonne heure des bandeaux gris, aimer les animaux, les petits enfants des autres, être une dame de charité qui porte des bons aux pauvres, et mourir infirme, sans famille, dans les bras d'une voisine… que d'endurer pareil supplice !
Ainsi se pressaient dans son cerveau les tristes pensées d'avenir ; et plus d'une fois aussi, se retournant vers le passé, elle soupirait, le front grave : « Ah ! si maman vivait !… »
XI
Le docteur la venait voir deux jours par semaine. Il l'abordait avec douceur, un peu troublé ; il y avait dans les regards dont il l'enveloppait une pitié secrète, un regret profond que la guérison ne dépendît pas de lui, exclusivement.
– Eh bien ! pas de mieux ? demandait chaque fois le colonel.
– Rappelez-vous ce que je vous ai dit, répondait M. Clopin.
M. de Montauran restait silencieux, le sourcil froncé. Une inquiétude cachée semblait, d'ailleurs, depuis quelque temps, le posséder, et il détournait fréquemment ses regards de sa fille. On eût dit que le spectacle de sa prostration le gênait, lui causait une sorte de remords… Une lutte mystérieuse se devinait sous son front, quelque violent combat qu'il avait à soutenir contre lui-même.
Quand il parlait de la petite malade, sa voix se faisait tendre, presque émue. Il demeurait muet pendant les repas, distrait aux questions de sa sœur, comme quelqu'un qui échafaude des projets.
Un soir, il monta plus tôt que de coutume chez sa fille. La chambre était calme, bien close, les rideaux tirés ; ils se trouvaient seuls tous les deux.
À son approche, Lydie, qui somnolait, avait entr'ouvert ses grands yeux dévorés de fièvre et de chagrin, et vaguement avancé la bouche ainsi que pour un baiser… Neuf heures sonnèrent en bas, à l'horloge du vestibule.
Le colonel prit un siège, s'installa près de son chevet, puis, soudain se levant, vint s'asseoir sur le pied même du lit, un peu penché vers elle. Il semblait en proie à une vive émotion, et, malgré la pénombre, Lydie remarqua sa subite pâleur.
D'une voix grave, un peu tremblante, d'une voix de vieillard qu'elle ne lui connaissait pas, il lui parla :
– Lydie, mon petit enfant, pourquoi ne guéris-tu pas ? Tu n'es guère raisonnable. Tu m'aimes, pourtant ?
– Vous le savez bien.
– Alors, pourquoi me fais-tu tant de chagrin ? et aussi à ta tante, à nous tous…
Elle souleva son bras, qui retomba sur les couvertures.
Il continua :
– Je vois clair, va ! Nous n'existons plus pour toi. Tu es toute à ce jeune homme, qui nous a chassés de ton cœur… Tu ne penses qu'à lui. Est-ce vrai ?
Elle ne répondit pas. Il lui avait pris la main, et il s'exprimait lentement, tristement.
– Que te faut-il, voyons ? Pourquoi ce mariage plutôt qu'un autre ? Moi qui suis ton père, qui ai par conséquent l'âge, l'expérience, la pratique de la vie que tu n'as pas, eh bien, je ne me sens nullement attiré vers M. Maurice Bradier… Juge si tu serais malheureuse avec lui ! Il n'a rien de ce qui peut me plaire…, c'est un bon jeune homme de province. Tu me diras que tu l'aimes ainsi ? hélas ! je m'en aperçois et je suis désolé… Écoute, je ne voudrais pas t'enlever les illusions de la jeunesse, mais sais-tu bien ce que c'est que ce sentiment qu'on appelle l'amour ? À vous autres, les enfants, ça vous paraît une chose immense et éternelle ! Hé, mon Dieu ! comme c'est de peu d'importance et que ça s'en va vite ! C'est effrayant ! À peine si ça dure le temps du voyage de noces. Dès qu'on est revenu, c'est parti. Nous avons tous passé par là, même les hommes sérieux. À un certain moment, nous avons tous adoré une petite jeune fille que nous nous jurions d'épouser et à laquelle nous donnions rendez-vous dans le parc. Puis, nous avons réfléchi ; nous avons écouté notre père, notre mère, et nous nous sommes mariés pratiquement, comme l'exigeaient les convenances de notre monde et de notre rang.
Elle se taisait toujours ; il reprit :
– Je suis sûr qu'au fond de toi-même tu te trouves très malheureuse, tu te crois une victime ! Pauvre mignonne, que dirais-tu donc si tu étais à ma place ? Prends exemple sur moi. Est-ce que je me plains ? M'entends-tu récriminer ? Non. Et je n'ai pas comme toi la chance d'avoir quelqu'un de sûr pour me commander, pour me dire : « Fais ceci… et pas cela… Voilà le vrai et voilà le faux ! » Je suis mon propre maître et ça n'est pas amusant tous les jours. Sans compter que depuis quelque temps je suis accablé de gros ennuis, de tristesses de tout genre – ennuis, tristesses que tu viens encore augmenter ! – Tu me vois souffrant (car je parais en bonne santé, mais je ne dors pas, je ne vais pas bien), écœuré… des embarras pécuniaires… forcé de vendre et de quitter Montauran, et au milieu de tout cela, tu te montes l'imagination avec ton amourette, tu ne manges plus, tu te laisses mourir de consomption, si bien que vis-à-vis du docteur, de ta tante et de tout le monde, j'ai l'air d'un père sauvage ! Ah ! je te le répète, tu n'es vraiment pas sérieuse.
Il s'arrêta, et un grand silence s'établit, tandis qu'il grattait une tache sur sa manche et qu'elle contemplait d'un œil perdu les fleurs des rideaux.
Il repartit soudain :
– T'ai-je jamais contrariée en quoi que ce soit ? Depuis que tu es au monde, on te gâte, on fait toutes tes volontés. Je suis avec toi d'une faiblesse sans pareille ! Je ne t'ai pas mise au couvent. Dès qu 'il s'est agi de mariage, tu as commencé par déclarer que jamais tu ne voudrais d'un militaire. J'ai consenti : « Soit ! elle épousera un pantalon noir puisque les rouges lui font peur. » Saprelotte, mets-y donc un peu du tien, et fais-moi le sacrifice de ton jeune homme. Est-ce entendu… ? Voyons ? AlIons ! un bon mouvement… Tu ne dis rien ?… Ah ! réponds quelque chose !
Lydie regarda son père, gravement, joignit les mains et se faisant câline :
– Si je vous suppliais ? bien fort…
– Jamais… c'est inutile.
– Si je vous promettais…
– Rien du tout !
– De guérir vite…
– Non… non…
– Papa, mon cher papa… (elle lui avait jeté ses bras autour du cou), dites que vous voulez bien.
Et voilà que, sous les caresses de sa fille, M. de Montauran soudain se sentit faiblir. Pris d'une émotion inattendue, d'une sorte de vertige, il se dégagea, bredouillant :
– Guéris d'abord. Après…
Elle sauta sur ce mot.
– Quoi, après ? quoi ? pourquoi avez-vous dit après ? Vous consentez ?
Mais il s'échappa, ayant déjà reconquis toute sa raideur, et répétant :
– Moi ? je n'ai rien promis. Bonsoir, dors…
Alors, comme il tenait encore la porte, elle lui envoya de grands baisers, toute joyeuse de la victoire qu'elle s'imaginait avoir remportée, s'écriant pour se mettre d'accord avec lui :
– Mais oui, tu as raison, il n'y a rien de décidé. Papa dit seulement : « Nous verrons ! »
XII
Huit jours après Lydie fut sur pied.
Elle avait retrouvé la joie et la santé de sa jeunesse, et il semblait même que sa maladie l'eût faite plus fine, plus charmante, lui eût donné plus de race.
La première fois qu'en toilette courte elle sortit de sa. chambre pour descendre au salon, l'abbé Frambois s'écria :
– Mademoiselle, vous êtes tellement guérie que cela prend, en vérité, les proportions d'un miracle… Lourdes… la Salette… Ah ! la Providence est un grand médecin !
Puis se rappelant tout à coup la présence du docteur Clopin, il ajouta, tourné vers lui :
– Et vous aussi, cher monsieur.
Alors le colonel, élevant la voix, annonça :
– Je vais tous vous surprendre ; sachez donc que, jeudi prochain, je vous ferai dîner, devinez avec qui ?… avec ? avec ? allons ?
– Nous donnons notre langue, fit André.
– Garde-la… avec M. Gamblard et son neveu… Oui, M. Gamblard. Avouez que vous n'en revenez pas ?…
Mme Tremblay s'exclama :
– Comment, Hardy ? tu as invita la tailleur ?
– Ma foi, oui ! Et c'est la faute de l'abbé qui m'y a beaucoup poussé !
– Je le confesse, madame, fit humblement l'abbé, ramassé dans une penaude attitude ; j'ai été on ne peut plus heureux de voir M. de Montauran se rendre aux raisons que je me suis permis de lui exposer. M. Gamblard n'est pas l'homme que l'on croit communément… Vous savez que c'est lui qui m'a donné les vitraux du chœur ? Dès qu'il s'agit des pauvres, il ne compte plus. Il a fait à. des œuvres de bienfaisance des dons… considérables !
– Certainement, approuva le colonel, voilà un exemple, un noble exemple que je ne serais pas fâché de voir un peu suivi par les anciens commerçants, les commerçants enrichis qui se retirent fortune faite : car enfin, qui fera la charité, qui s'occupera des pauvres si ce n'est eux ?
Lydie s'était rapprochée de son père. Elle demanda en riant :
– Ce n'est pas comme fiancé que tu l'as invité ?
– Non, ne crains rien, il est démissionnaire… M. le curé a arrangé tout cela au mieux. J'ai oublié que je l'avais traité un peu durement… et nous nous sommes écrit plusieurs lettres charmantes.
– Serai-je à côté de lui à table ? interrogea la jeune fille.
– Nous le mettrons à gauche de ta tante ; toi, tu seras près du neveu.
– Jeune ? vieux ? le neveu ?
– Jeune. Il est lieutenant d'artillerie.
– J'espère bien que ce n'est pas non plus comme fiancé…
Alors, le docteur Clopin éclata, secouant sa vieille tête malicieuse :
– Oh ! mademoiselle, mademoiselle, êtes-vous bien sûre qu'avec mes soixante-douze ans, je n eprétende pas, moi aussi, à votre petite main ? Hé ! hé ! Que sait-on ?
– Eh bien ! docteur, je dirais oui tout de suite.
– Vous êtes charmante, mon enfant.
– Aimable mensonge, fit l'abbé.
Lydie, tous les jours qui suivirent, fut d'une gaieté, d'une espièglerie inaccoutumée. Depuis qu'elle osait espérer, les choses lui apparaissaient sous un aspect tout nouveau. Il s'était passé… elle ne savait quoi… un rien… deux ou trois mots prononcés en l'air, et cela avait sufli pour brusquement changer la face de sa vie. Par instants il lui semblait même – un bonheur ne venant jamais seul – qu'ils ne quitteraient plus Montauran, plus jamais, que le château ne pouvait pas tomber en d'autres mains, qu'on l'avait rêvé.
Et cependant, le temps approchait où il allait falloir lui dire adieu pour toujours. L'appartement de Paris, à présent garni de ses meubles, se trouvait prêt à les recevoir. On n'avait plus guère que trois semaines à jouir de Montauran.
Tante Génie se disposait à empaqueter ses manuscrits, qu'elle ne voulait ficeler qu'à la dernière minute. Et au crève-cœur bien légitime que lui causait ce départ imminent s'ajoutait une douloureuse anxiété de n'avoir encore reçu aucune nouvelle du Bon Ton au sujet d'Ange ou Sirène. Deux lettres d'elle au secrétaire de la rédaction étaient restées sans réponse. Que se passait-il ?
Quoique recommandé à la poste et envoyé au directeur depuis plus d'un mois, son ouvrage se serait-il égaré ? Ou bien le comité de lecture du Bon Ton en aurait-il énergiquement repoussé l'insertion, le trouvant contraire à l'esprit du recueil ? Tout était possible. La nuit, elle dormait mal, étant devenue la proie des hallucinations spéciales aux auteurs, et chaque matin, elle descendait la première à l'heure du courrier. Fébrile, elle avait vite fait d'inspecter le tas des journaux et des lettres qu'elle rejetait sur la table avec un geste de morne découragement. Elle maigrissait, et son frère lui en avait fait plusieurs fois la remarque,
– Tu fonds, ma bonne, tu as quelque chose ?…
À quoi elle faisait de vagues réponses :
– Rien… C'est une fin que je cherche et que je ne trouve pas.
Elle gagna ainsi le jeudi, qui était le jour où devaient dîner au château M. Gamblard et son neveu, aecompagnés de l'abbé Frambois et du docteur Clopin. Le baron de Terrassier avait aussi été invité.
Tout le monde fut exact, à l'exception du curé, qui arrivait toujours pendant les hors-d'œuvre. Cette fois-ci encore il s'excusa, parlant de « ses ouailles », mettant le retard sur le compte des brebis indigentes qu'il était tenu quotidiennement de visiter. M. Gamblard, d'une correction irréprochable et sûre d'elle-même, mangeait, buvait et causait à l'aise, balançant ses favoris de droite à gauche. Il se sentait déjà un peu chez lui. Il avait le regard, le geste du maître, rien qu'en approchant de ses lèvres le verre mousseline où scintillaient les topazes du madère. Son neveu se trouvait à la droite de Lydie.
C'était un bel homme, fort, aux larges épaules carrées, des épaules vouées d'avance aux baudriers et aux gibernes, à la peau dure et rougie, à la moustache brune touffue, relevée en croc, à l'œil naïf et bleu comme celui d'un animal pas méchant. Il portait avec une robuste aisance son uniforme de lieutenant, où les deux galons d'or dessinaient sur toute la hauteur des manches, du poignet à l'épaule, de fulgurantes arabesques.
Lydie, pendant presque toute la durée du repas, s'entretint avec lui. Ils parlèrent de Montauran, qu'elle avait tant de chagrin de quitter, d'Orléans où il était alors en garnison, qu'elle avait traversé une fois étant enfant, de la guerre, des batailles auxquelles son père avait pris part ; puis ils échangèrent ces phrases toutes faites, banalement courtoises qui, dans tout dîner, font comme partie du menu qu'elles renforcent.
Le colonel se montra charmant pour le jeune officier, qu'il affecta de traiter avec une familiarité amicale et flatteuse de supérieur, en même temps que I'ancien couturier opérait l'absolue conquête de Mme Tremblay « dont il n'était pas sans connaître plus d'une page délicate et émue ».
Au dessert, le baron de Terrassier, qu'André avait perfidement poussé à boire d'un Clos-Vougeot fameux, fut pris soudain d'un étrange besoin de confidences et, d'un ton affectueux, il conta sur sa famille plusieurs histoires intimes, qu'on écoutait avec des sourires mal réprimés.
Le docteur Clopin, voulant interrompre le cours de ces épanchements intempestifs, parla des collections qui faisaient de Brignolles un Louvre !… une Armeria !…
– Un Britiche Mouséoum ! fit André gouailleur.
Alors le baron s'échauffa :
– Mes collections ! mes collections !… je ne les donnerais pas pour… pour… pour un empire ! finit-il par déclarer. Et tout à coup, rapprochant en quelque sorte les convives d'un geste circulaire, et riant à l'avance de la surprise qu'il leur ménageait :
– Vous savez comment je me les suis procurées ?
– Parbleu, oui ! fit le colonel, vous avez rapporté tout ça de vos voyages…
– Mais non ! jamais de la vie… jamais ! Ils s'imaginent… Tenez, je veux bien vous le dire… je veux bien…
Il écarta simplement les deux bras, et confessa, presque à voix basse :
– Ça vient de la salle Drouot, tout bêtement.
Un silence comique régna tandis qu'il ajoutait :
– Excepté pourtant la panoplie qui contient les armes des chefs Batéké, panoplie que j'ai trouvée à part, en très bel état, à la salle des dépêches du Figaro, et que j'ai payée cent dix francs ! une misère ! Et tout est comme ça, voyez-vous ? Mes boucliers cafres ? ils traînaient dans la boutique d'un revendeur• de la rue des Gourdes à Orléans , et ma pirogue zélandaise, je l'ai dénichée à Montmorillon !
Alors, quand il eut fini, une large explosion de rires retentit autour de la table, tandis que le baron, pouffant plus fort que tout le monde, suppliait, la face congestionnée :
– Ne le répandez pas ?… Ne le ré…pandez pas ?
La soirée s'acheva au milieu de la plus chaude animation. Après que Lydie, une tasse à la main, le sucrier de l'autre, eut rempli son devoir de jeune fille esclave : « Un morceau ! monsieur ? deux morceaux ? » et puis : « Cognac, chartreuse ou cassis ? » le colonel et M. Gamblard causèrent longuement sur un canapé, comme des financiers graves, tandis que Mme Tremblay accaparait le docteur :
– Une petite consultation ? Depuis quelques jours, je ressens là… dans le pouce et l'index de la main droite une assez cuisante douleur…
M. Clopin la rassura :
– Purement rhumatismal, madame…
Mais elle, prise d'une soudaine pâleur :
– Si c'était la crampe des écrivains ?
À l'écart, sur une chaise, l'abbé Frambois, les pouces entrés dans sa ceinture, hochait la tête, sans doute à quelque pensée latine qui le traversait, et Lydie, tout en jouant une partie d'échecs avec son frère, lançait parfois de singuliers regards de méfiance dans la direction du jeune homme à la voix rude et un peu enrouée, en train de discuter avec M. de Montauran « polygone et école à feu ».
Elle perdait ses fous, ses cavaliers, ses tours, et André la faisait mat tout le temps.
Vers dix heures on apporta le thé. De nouveau Lydie circula parmi les groupes, tenant le petit pot de crème. Tante Génie, quand ce fut son tour, recommanda :
« Tu sais ? mon nuage habituel… »
Puis, on se sépara.
Après d'interminables adieux qui se prolongèrent jusque dans le grand vestibule où les bois de cerf plaqués aux murailles dessinaient de fantastiques ombres fourchues, M. Gamblard et son neveu prirent congé de Mme Trembla y.
Lydie remarqua non sans étonnement la cordiale effusion avec laquelle son père et l'ancien couturier se serraient les mains, aussi répondit-elle par une sèche inclinaison de tête au salut brusque et respectueux du lieutenant.
Le docteur Clopin offrit au curé de I'emmener dans sa voiture et de le déposer au presbytère. Mais il refusa :
– Merci, docteur. Quand il est tard, je rentre toujours à pied. J'aime mieux ça : parce que… en traversant le village… eh bien ! je regarde… j'observe, à droite, à gauche… Je rencontre l'ivrogne attardé, le mauvais sujet qui rôde. Si l'auberge est encore ouverte, je vois ceux qui boivent au lieu d'être au lit… je me rends compte… c'est ma petite ronde de police.
M. Gamblard et son neveu montèrent enfin dans le buggy qui les attendait au ras du perron. Tandis qu'ils s'installaient dans l'élastique et léger véhicule, le cheval dansait sur les graviers ; et comme ils démarraient : « À bientôt, n'est-ce pas ? » s'écria le colonel.
Il considéra un instant les lanternes de la voiture qui filaient entre les branches et déclara, de belle humeur :
– Charmantes gens ! je m'étais tout à fait trompé sur leur compte !
– Savais-tu, papa, fit André, que le lieutenant a remporté, l'an dernier, le prix des Dames à l'Hippique ?
La jeune fille ne disait rien.
XIII
Huit jours s'écoulèrent, huit jours de fièvre et d'angoisse pour Lydie qui pensait chaque matin : « C'est aujourd'hui que papa consentira tout à fait ! »
Et puis, le soir arrivait sans que le colonel eût risqué la moindre allusion à l'entretien qu'ils avaient eu trois semaines auparavant, quand elle était encore malade et qu'il s'était à moitié laissé fléchir.
« Guéris d'abord. Après, nous verrons. » Cette phrase, qui la faisait espérer malgré tout, résonnait toujours à son oreille avec le ton particulier dont elle avait été prononcée, et plus elle y songeait, plus il lui semblait impossible que son père s'obstinât davantage à lui refuser ce bonheur qu'elle avait presque conquis.
Lasse à la fin de demeurer dans une aussi cruelle incertitude, elle prit le parti du l'interroger.
Le colonel était en train d'écrire quand elle monta dans sa chambre peu de temps après le déjeuner. Il ne l'entendit pas entrer, à tel point il était absorbé, penché très en avant sur son grand bureau qui tenait toute la largeur d'une fenêtre. Le jour tombait d'aplomb sur sa tête, éclairant ses cheveux blancs et courts, tandis qu'il écorchait le papier de sa grinçante plume de fer.
Près de lui, une enveloppe était posée, avec l'adresse mise à l'avance : – M. le baron Gamblard, 36, avenue du Bois-de- Boulogne.
Lydie, l'ayant lue, s'étonna :
– Comment, M. Gamblard est baron ?
– Mais certainement, fit le colonel sans plaisanter, qu'y a-t-il d'étonnant à être baron ?
Puis d'une voix plus douce :
– Tu voulais me parler ?
– Oui, mon père, si je ne vous dérange pas.
– Cela tombe à merveille : j'ai moi-même de sérieuses communications à te faire.
Comme elle s'asseyait, il se renversa dans un fauteuil et, avec un sourire un peu gêné :
– Commence.
Elle commença :
– Mon Dieu ! mon petit papa, vous allez me trouver bien ennuyeuse, bien entêtée… Mais je vous en prie, comprenez-moi ! Je ne peux plus rester dans cette attente… Non, je ne peux plus.
Il fit l'étonné :
– Quelle attente ? Que veux-tu dire ?
– Vous le savez bien… Rappelez-vous ? le jour où vous m'avez sermonnée au lit… Guéris d'abord… après… nous… ver…rons…
M. de Montauran leva les bras au plafond, et les laissant violemment retomber :
– J'en étais sûr ! Encore cette maudite affaire Bradier ! Non ! c'est décourageant. On n'a jamais vu une jeue fille bien élevée tenir tête ainsi…
– Vous m'aviez pourtant dit : – Après… nous verrons, répéta Lydie, d'une voix étranglée de chagrin.
– Pas du tout ! Tu me mets dans la bouche un tas de propos… Et à supposer que j'aie laissé échapper en effet cette phrase, je voulais dire : « Après, nous verrons… si tu es plus raisonnable, si tu… » et puis, je suis encore bien bon de te donner des explications. Ne reviens donc jamais là-dessus, jamais… tu m'entends ? Et tiens ? pour te montrer que je te crois dans le fond plus obéissante, plus sage et plus sérieuse que tu ne le parais, je n'hésite pas maintenant, tout de suite – quoique le moment soit certes très mal choisi – à te faire la communication dont je te parlais tout à l'heure, persuadé que tu me sauras gré de te parler franchement, paternellement, comme à une grande personne… qui voit la vie telle qu'elle est. Écoute donc sans• t'emporter, ne m'interromps pas et laisse-moi aller jusqu 'au bout : il est question, pour toi, d'un mariage… d'un gros mariage… M. Gamblard m'a demandé ta main pour son neveu, M. Pierre Gamblard, son seul héritier, avec qui tu t'es trouvée à dîner l'autre jour… Voilà… Je n'ai pas voulu engager les choses avant de t'en parler et de te consulter – ce qui prouve, par parenthèse, que je suis meilleur que tu ne t'imagines. – Mais si tu veux savolr toute ma pensée, cette union offre des avantages que je retrouverai très difficilement, je pourrais dire : que je ne retrouverai jamais.
– Pécuniaires , les avantages, demanda Lydie.
– Naturellement, de quels avantages parlerais-je ?… Je te prierai de considérer aussi la position de ce jeune homme. Elle est superbe. D'un jour à l'autre, il va être nommé capitaine, il passera commandant très jeune… moi, je le vois décoré d'ici trois ans. Tu sais qu'il est parfait cavalier, et que le printemps dernier, au concours…
– Son prix des Dames… Oui, je sais !
– Enfin, c'est pour te dire qu'il est très gentil, très bien noté, qu'il contente tous ses chefs, et qu'on pourrait plus mal tomber. Physiquement, je le trouve très acceptable, un joli homme, bien portant. Bref, j'estime que ce parti qui s'offre à nous est inespéré, que nous serions fous de perdre l'occasion et que… dame… je compte sur ton assentiment. Ne me le donne pas tout de suite… Non !… Attends plusieurs jours pour consentir de meilleure grâce qu'à présent, tu es encore trop nerveuse. Allons ! va ! Pense bien à tout ce que je t'ai dit, et tu reconnaîtras que je ne cherche que ton bonheur. Car je puis m'en vanter !… je ne suis pas un père égoïste. La première fois que M. Gamblard a fait auprès de moi sa ridicule démarche, tu as vu comment je l'ai reçu… ça n'a pas traîné. Eh bien, depuis j'ai réfléchi, je me suis dit que le neveu méritait d'être mieux accueilli que l'oncle. L'abbé Frambois, qui les connaissait tous deux et auquel j'avais confié mes perplexités, a dissipé ma première impression. Il fallait faire amende honorable, je n'ai pas hésité. Oh ! ça m'a coûté. S'il ne s'était agi que de moi ! Mais c'était pour toi, j'ai marché… j'ai retendu la main aux Gamblard et ils m'ont demandé la tienne. Embrasse-moi, bijou ! Tu t'appelleras un jour madame la générale Gamblard et tu seras millionnaire.
Lydie, sans rien répondre, se leva, droite et pâle, et se dirigea vers la porte. Là, se retournant vers son père, elle lui jeta trois fois un non dur et révolté :
– Non ! non ! non !… Puis elle sortit.
Automatiquement elle gravit l'escalier qui menait à sa chambre, ne sentant même pas ses pieds se poser sur les marches, n'ayant conscience de rien. Ses tempes battaient, et une immense angoisse indéfinissable l'envahissait peu à peu. Elle se rappela, dans certains cauchemars qui lui avaient laissé une horrible impression, avoir monté des escaliers aussi douloureux, et tenu de semblables rampes d'une main tâtonnante et moite.
Une ancienne chanson, que sa vieille bonne lui chantait du temps qu'elle était petite, lui traversa l'esprit :
.
C'est par un biau clair de lune
Que je te prins dans mes bras,
Dis-moi, ma fidèle brune,
Si tu t'en souvien…dera !
Et tout à coup, sans qu'elle sût comment elle était venue jusque là, elle se trouva, seule, dans la grande chambre de son frère. D'une voix étrange, d'une voix atone de rêve, dont le timbre frappa son oreille étonnée, elle appela :
– André ! André !
Personne ne lui répondant, elle demeura immobile, debout au milieu de la pièce à demi éclairée par les rayons d'un blafard soleil d'hiver qui s'enfonçait derrière les bois… Dans les cendres du foyer, des braises mouraient. Un oiseau noir fila derrière les vitres. Et toujours elle gardait la même attitude anéantie, la tête emplie de mille pensées incohérentes, l'œil dilaté, sans regard.
Soudain, posé sur le marbre de la cheminée, un objet de bois et d'acier la fascina, un objet pas très grand, qui avait de courtes lueurs de métal bleu ? C'était un revolver. S'étant avancée à petits pas, elle sentit en elle naître d'abord, puis croître, plus séduisante à mesure qu'elle s'approchait, la délicieuse pensée d'une mort libératrice. Et elle marchait avec précaution comme si l'arme, tout à coup méfiante, allait prendre son vol et s'échapper. Quand elle en fut tout près, elle se pencha et longuement l'examina. Avec une anxieuse avidité, elle considérait le canon court, la crosse d'ébène striée de minuscules rayures qui s'entre-croisaient, le barillet montrant à l'orifice de chacun de ses tubes la pointe conique de la balle. Sur une des parois un mot anglais : Colt, était gravé.
Puis, par une brusque détermination, elle la saisit de la main droite ; tout d'abord elle tressaillit au froid contact de l'acier, mais elle s'y accoutuma, ses doigts se crispèrent, sa paume en moiteur se colla sur la crosse, et, l'index à la gâchette, elle leva lentement le bras.
Se mirant, non sans coquetterie, dans la grande glace qui était au-dessus de la cheminée, tour à tour elle appliqua l'extrémité du canon sur son front, sur ses tempes, sur son cœur ; elle osa même l'introduire à demi dans sa bouche entr'ouverte, retenant son souffle, et dans cette position, exerçant une très douce pesée sur le ressort, elle s'amusait, par une bravade de femme, à soulever graduellement le chien, ne s'arrêtant qu'avant la seconde où il serait trop tard. Elle pensait : « Que j'appuie un peu fort et c'est fini ! Il n'y aura plus de Lydie ! Plus de mariage ! Plus rien ! J'irai retrouver maman ! attendre Maurice. »
Déjà elle s'imaginait les cris, les appels au secours, la torrentueuse explosion de douleur des siens accourus aussitôt : « Mon Dieu ! Épouvantable ! Comment cela a-t-il pu arriver ? » La voix de son père, dans ce concert d'imprécations, dominait toutes les autres.
Et voilà que tout à coup, comme par un prodige, elle l'entendit, cette même voix ! à travers la porte qu'elle avait seulement poussée sans la fermer. Le colonel à grands pas traversait la galerie voisine, criant à André qui s'efforcait de le calmer :
– Elle fait tout manquer ! ta sœur ! tout manquer ! L'égoïsme incarné !
Ils s'éloignèrent.
– … incarné !
Alors, ayant reposé le revolver sur la cheminée, comme une chose désormais inutile, elle joignit les mains, comprenant tout, voyant clair, clair… Pécuniaires, les avantages !…
…Et immédiatement son parti fut pris, héroïque. Sans larmes, sans combat, sans hésitation, elle fit le sacrifice de son amour.
Puisqu'il fallait qu'elle s'appelât Mme Gamblard pour que son père vieillît à Montauran dans une insouciance heureuse, elle porterait ce nom, la lèvre souriante et l'œil radieux, et nul autre qu'elle ne connaîtrait la profondeur de sa résignation. Combien de jeunes filles avant elle avaient dû s'immoler ainsi, accusées de faire tout manquer ! Elle serait une de ces martyres insoupçonnées de la vie.
Elle quitta la chambre d'André pour se rendre de nouveau chez son père, songeant malgré tout : « Je vais dire une parole irrévocable… tuer mon avenir ! Oui, je vais me suicider… plus et mieux que si j'avais tout à l'heure cédé à la tentation ! »
En chemin elle croisa tante Génie qui l'arrêta et lui dit tout bas, les yeux rouges :
– Tu sais ce qui m'arrive ? Ils n'ont pas voulu d'Ange ou Sirène au Bon Ton ! C'est d'une force !
Elle chancelait anéantie, bégayant :
– Me faire cet affront, à moi ?… à moi qui depuis vingt ans ?… oh !
Lydie la serra dans ses bras, envahie d'une pitié maternelle, à l'aspect de cette enfantine douleur de vieille, et posant plusieurs baisers sur ses joues fanées :
– Consolez-vous, ma bonne, ma chère petite tante… tout le monde est malheureux sur cette terre, tout le monde !
– Pas tant que moi ! va !
Et la vieille dame regagnait son oratoire moyen-âge, courbée en deux, poussant de petits sanglots.
Lydie, le cœur battant, était arrivée devant la chambre de son père. Brusquement elle ouvrit la porte, et, s'avançant, elle prononça d'une voix très ferme :
– Mon père, je vous demande pardon ! Je consens à épouser M. Pierre Gamblard. Je crois que, décidément, je serai heureuse avec lui.
En même temps, elle lui tendit son front.
XIV
Le lieutenant, ayant obtenu un congé de trois mois, fut autorisé à commencer sa cour immédiatement.
S'étant fait précéder d'un bouquet blanc large comme une table, il arriva dès le surlendemain vers la tombée du jour, à l'heure des lampes. Tout le monde se tenait au milieu du salon pour le recevoir, et Guérin était en culotte.
Il parut enfin, glorieux sous la grande tenue.
Lydie se leva et venant à lui avec un sourire triste :
– Puisque vous la voulez, monsieur, voici ma main. Prenez-la vite.
S'étant aussitôt incliné, il lui baisa le bout des doigts, ne trouvant pas autre chose à dire, dans son trouble, que ces mots : « Ah ! mademoiselle !… voici une journée… Moi aussi je vous jure ! »
Ensuite ils allèrent s'asseoir à l'écart dans un coin où on les laissa seuls.
L'abbé Frambois et le docteur Clopin, qui avaient été convoqués, arrivèrent ensemble.
– Eh bien, monsieur le comte, m'est avis que tout s'arrange ? dit le curé, hochant la tête. Vous ne quittez plus de sitôt ce vieux Montauran que vous aimiez. Que d'événements !
– Ma foi ! tout est bien qui finit bien, opina M. Clopin.
Alors le colonel qui rayonnait, rajeuni de dix ans, devint subitement très grave ; il leva Jes yeux au plafond, son visage se fixa dans une expression résignée, et montrant sa fille, avec un grand geste d'affectueuse faiblesse :
– Que voulez-vous ! il faut bien passer par où elles veulent !
Puis comme le docteur lui faisait remarquer :
– Je la trouve pâlotte, ce soir.
Il affirma :
– C'est la joie.
FIN