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Henri Lavedan

LYDIE


I

Lydie, aussitôt entrée dans sa chambre, poussa le verrou, tourna la clef deux fois, comme pour mieux se renfermer dans sa tristesse, ouvrit, arracha toute grande la fenêtre, puis tomba dans un fauteuil, accablée, les mains flottantes.

Il faisait clair de lune, et, magiquement, de paisibles jets de lumière d'un bleu argenté illuminaient toute la pièce drapée d'anciennes toiles de Jouy qui figuraient, imprimées en rose défraîchi, des galanteries bourguignonnes à la manière de Watteau.

Dans le tapis profond, jonché de petits bouquets de fleurs enrubannées, les sièges en désordre, coquets d'attitude, enfonçaient leurs pieds de laque blanche. Étroit et pudique, le lit, de style Louis XVI, avec lesquatre panaches 
sculptés aux quatre coins, faisait face à la croisée béante sur le ciel. Également laqués, les meubles, les étagères, les encoignures se distinguaient comme au plein jour, encombrés de futilités frêles, de caprices d'une seconde ; et, – tenus par de longs rubans de vieille soie 
qui prenaient de la corniche, – plusieurs portraits au pastel pendaient, inclinés en avant, tous ayant des cadres ovales de bois, presque dédorés.

L'un d'eux, accroché au-dessus de la cheminée, tout contre la glace, recevait en cet instant les rayons de l'astre. Ainsi éclairé, il apparaissait, il surgissait, visible et net jusqu'en ses moindres détails, mélancolique et doux comme une évocation.

C'était un visage de femme encore jeune avec un front chaste, une bouche sévère qui a plus prié qu'aimé, des joues naïves d'enfant et des yeux irrémédiablement découragés.

Lydie, ayant levé la tête vers ce portrait, lui tendit les bras, comme s'il allait, prenant un parti tout à coup, vivre et descendre à la minute pour la consoler.

Dans son égarement, elle l'appelait déjà : « Maman ! petite mère !… » Mais aussitôt elle porta ses mains à sa poitrine, et, s'étant renversée en arrière, elle éclata en violents sanglots qui assaillaient à le briser son pauvre petit corps de vierge.

Tandis qu'elle s'enfonçait dans son désespoir, avec l'acharnement inséparable des premières douleurs, un nom d'homme : Maurice ! revenait sans cesse parmi ses larmes. Ce nom bien-aimé, elle le jetait aux murailles sourdes, aux objets inertes qui l'environnaient, à cette égoïste et froide nuit qui, drapée dans une 
splendeur dédaigneuse, la regardait souffrir en 
silence.

Ainsi elle n'était pas le jouet d'un cauchemar ! Le malheur était certain. terrible, quoiqu'il ne datât que d'un instant. Impossible désormais d'avoir cette joie que tant d'autres femmes possédaient sur terre, puisque son père avait 
refusé.

Il avait refusé : « J'ai dit non, c'est non ! Qu'on ne me parle plus de ce mariage. »

Et quand, seule avec lui, elle avait insisté une dernière fois, si tremblante… ce ton âpre 
et ce geste tranchant avec lesquels il avait brisé là : « Plus un mot. De l'eau froide sur tes yeux, et demain une autre figure. Bonsoir. »

En dépit des résistances paternelles, Lydie pourtant n'avait jamais désespéré d'être un jour la femme de Maurice. « Monsieur le colonel comte de Montauran, officier de la Légion,… etc. a l'honneur de vous faire part du mariage de Mademoiselle Lydie de Montauran, sa fille, avec Monsieur Maurice Bradier… » Combien de fois ces lignes n'avaient-elle pas dansé devant elle aux heures de confiance dans l'avenir ?

Aujourd'hui tout s'écroulait, et, la première explosion de larmes apaisée, les paupières sèches et brûlantes, tranquille bien qu'abattue, elle regardait sans effroi sa vie étalée, dépliée devant elle comme la carte d'un mystérieux pays, avec ses hauts et ses bas, ses peines 
principales, ses joies et leurs aflluents.

Ses plus lointains souvenirs demeuraient ceux d'une enfance étonnée, remplie de roulements de tambours, de sonneries de trompettes. Dans 
la cuisine, des grandes bottes crottées, et puis des képis, beaucoup de képis aux patères de l'antichambre. À cette époque, c'étaient des villes de province successivement quittées, à la hâte, dans un coup de feu de paquets et de bagages emportés à la gare sur des fourgons attelés de mules, toutes les garnisons bien pareilles gratifiées du même jardin public, où chaque dimanche les musiciens en guêtres de toile venaient jouer l'Ouverture de Sémiramis, un pas redoublé de Sellenick et des variations de petite flûte sur le Trouvère.

Les unes après les autres, des années avaient ainsi coulé, monotones, sans qu'elle quittât sa mère qu'elle revoyait encore longue et mince, la taille molle, faisant épeler André, son frère d'un an plus jeune qu'elle, tandis que son père, alors capitaine, passait dehors, au mess, ou dans les châteaux voisins, la majeure partie de 
son temps, quand il ne s'échappait pas à l'improviste, un congé de plusieurs semaines en poche.

Après qu'il avait bouclé sa valise, et formulé ses instructions à Jamonneau son ordonnance, à la dernière minute il la soulevait sur sa poitrine à boutons de cuivre gros comme des balles, lui jetant avec la piqûre de sa moustache, un : « Sois sage, bichette ! » et sa mère alors le prenait par le cou, lentement, le baisait sur chaque joue, plusieurs secondes ainsi sans bouger, puis soudain pleurait, discrètement, le visage appliqué sur sa poitrine, s'entrant ses croix dans la peau. Lui, fronçait le sourcil, se dégageait de l'étreinte : « Voyons ! sois raisonnable… garde ça pour le jour où il y aura une bonne guerre… » Et il disparaissait dans l'escalier disant : « Adieu… bientôt ! »

La cuisinière Catherinette s'écriait : « Femme 
d'un militaire de l'armée ? Quel péché de métier, Seigneur ! » Et tout le monde avait les larmes aux yeux.

Comme tous ces petits incidents pénibles étaient restés photographiés au fond d'elle ! 
Avec quelle effrayante netteté elle les revivait, assise en son fauteuil, par cette nuit d'été si belle, mais si douloureuse !

Sa mère cependant continuait toujours de pleurer, et, l'année qui suivit sa première communion, la guerre éclatait. La nouvelle en arriva chez eux un soir. Ils habitaient alors Nantes où son père était chef de bataillon du 117ème. 
Ces temps-là furent fiévreux, détestables.

Elle se rappelait les longs mois terribles, subis dans une perpétuelle incertitude, les journaux criés dans les rues, les fausses victoires, les capitulations inouïes, dégradantes, la tragédie de Metz où son père fut fait prisonnier, sa captivité dans une forteresse allemande, et comme il était revenu jaune, amaigri, méconnaissable, avec des mains d'ouvrier et une barbe vilaine, pointue, qui ne frisait pas.

Puis, plus rapidement, ses années de jeune fille défilaient uniformes en sa pensée avec leurs mêmes robes droites, leurs mêmes sauteries au piano les dimanches d'hiver, leurs mêmes distractions fades, l'éternel spectacle d'une mère taciturne, la plupart du temps seule à la maison, d'un frère adulé auquel semblaient réservées toutes les caresses, toutes les indulgences, d'un père insouciant et léger prolongeant, jusque dans l'âge mûr, des habitudes frivoles et mondaines de garçon riche, beau joueur en tout, en amour, au baccarat, comme à la guerre.

Souriante, les yeux déjà grands ouverts sur le ciel, sa mère était morte un soir d'octobre, sans faire de bruit, presque avec reconnaissance. Elle était restée tout un jour exposée dans sa chambre, et jamais durant sa vie, au souvenir de chacun, elle n'avait paru aussi satisfaite que ce jour-là, immobile parmi les fleurs déposées sur son lit.

Écœuré de cette République, le colonel avait alors démissionné brusquement, avec éclat, et 
ils étaient venus se fixer à Montauran, leur terre, située à mi-côte aux portes de Tours, parmi les vignes qui donnent ce royal petit vin blanc, orgueil de Vouvray.

Depuis plusieurs années, elle n'avait pas quitté le château, seule avec son père et une tante veuve, Mme Eugénie Tremblay, qu'on appelait couramment tante Génie, par abréviation. Son frère André avait été interné à Paris dans une institution où l'on chauffait pour le baccalauréat les élèves récalcitrants.

Arrivée à cette époque plus rapprochée de ses souvenirs, Lydie, s'étant levée, se dirigea vers la fenêtre à laquelle elle s'accouda, triste, contemplant ces bois, ces champs, ce ciel, ce petit coin du vaste monde où son cœur avait découvert l'amour, – l'amour, rêve de son 
esprit, – et ses yeux versé leurs premières larmes.

C'était là qu'elle avait vraiment commencé à vivre, à dater de ce jour, entre tous bienheureux, où elle avait vu Maurice Bradier, se jurant bientôt d'être sa femme ou de ne se marier jamais. Leur passion mutuelle était déjà forte de deux ans.

Deux ans écoulés, finis, dont il ne restait plus rien qu'un regret, cette lie du passé ! Deux ans disparus, dégringolés dans le gouffre, deux ans qu'elle aurait bien voulu ressaisir pour les mieux revivre en détail, à petites gorgées, en faisant durer la joie, longtemps… 
Oui, pour la première fois ils s'étaient rencontrés chez leur voisin le baron de Terrassier ; à peine s'ils s'étaient parlé, mais tout de suite elle avait été prise au charme violent et doux de ses yeux, graves sous leurs longs cils bruns.

Et ce soir-là, comme ils rentraient tous trois au château par un radieux soleil couchant, – le break emporté au grand trot sur la route blanche qui longe la Loire, – sa 
tante, au milieu d'un silence, avait demandé à mi-voix.

– Qui sont ces Bradier qu'on nous a présentés ? Le fils est gentil.

– Des imbéciles ! avait répondu le colonel.

Devant la surprise de sa sœur, il avait même précisé.

– D'anciens commerçants… et pas le sou… Franchement…

– Ils étaient peut-être honnêtes, avait alors hasardé Mme Tremblay. Pourtant ne les accusons pas d'imbécillité sans savoir.

La conversation était tombée. Mais elle, tout à coup troublée par ces paroles, avait eu le vague pressentiment de chagrins immédlats, de très prochaines tristesses.

Dans ces fréquentes visites qui, à la campagne, sont à la fois un passe-temps et une obligation, elle n'avait pas tardé à retrouver Maurice ; au bout de quelques mois, ils s'étaient fait de chastes aveux, ils avaient enfin goûté la troublante et délicieuse émotion du premier amour, de l'amour pur et jeune qui n'ose même pas oser, qui, paisiblement, se suffit d'un regard, d'un geste, d'une fleur cueillie, d'un gant tombé, d'un pied petit qui passe, du silence même de l'être aimé, l'amour ignorant et naïf qui n'a ni exigences, ni jalousies, ni amertumes, l'enfantine et printanière curiosité des cœurs passagèrement vierges.

À ce moment, elle avait à plusieurs reprises souhaité que le père de Maurice tentât une démarche auprès du sien, mais toujours le jeune homme avait ajourné cette demande en mariage, comme s'il eût redouté de voir en quelques minutes s'effondrer leurs projets d'avenir. Sur ses prières, elle s'était résignée à attendre, également torturée par l'appréhension d'un refus le jour où cette question de sa vie se débattrait entre son père et M. Bradier.

Ce jour inévitable était arrivé. Il était passé déjà. Terrifiante rapidité des choses d'ici-bas ! Qu'arrivera-t-il aujourd'hui ? Serai-je heureux ce soir ? Des aiguilles tournent sur des cadrans d'émail, des timbres d'horloge sonnent, un soleil se couche, des étoiles jaillissent, la nuit périodique se développe, et le temps présent qu'on touchait du doigt s'est enfui pour toujours ; il se nomme hier. Et I'on se retrouve 
seul, face à face avec ses angoisses…

Ah ! qu'elle a eu tort autrefois d'espérer une longue existence avec le jeune homme, doux et fort, fiancé de ses rêveries premières, devenu plus tard le mari de son orgueil, le père des beaux enfants qui lui auraient ressemblé ! Il n'y faut plus penser, jamais plus ! « De l'eau froide sur ces yeux-là, et demain une autre figure… » Une figure réjouie, contente de respirer et de vivre, une bouche qui rit ou qui chante, des mains qui battent d'allégresse, courent sur le piano, agitent leurs bracelets, leurs porte-bonheur… Mais dans le cœur, mais sous les paupières, de grosses, de chaudes larmes prêtes à jaillir chaque fois qu'elle sera dans les coins, seule, à l'abri des regards paternels, ou dans sa chambre, enfermée à double tour, comme cette nuit.

Ses pleurs coulent alors silencieusement, inondant ses joues sans qu'elle prenne même la peine de les essuyer, et dans l'ombre, là-bas, vers une maison qu'on ne peut pas voir, au delà des prés et des bois, elle jette, toute penchée hors du balcon, un long baiser muet, désespéré comme ces adieux et ces signaux que font encore du rivage les mains tremblantes de ceux qui restent, après que le navire a disparu sur la mer.

Cependant une brise fraîche s'élevait, couchant les poils verts des gazons, ployant les plus menues branches des arbustes. Les étoiles pâlissaient, clignaient une seconde, puis s'éteignaient. Sur la campagne inerte et grise, c'était maintenant l'heure morne, inquiétante, l'heure ingrate qui prépare le triomphal réveil de l'aube. Une méfiance indicible planait sur la terre mal réveillée.

À travers les peupliers, la Cisse roulait une eau de plomb terne et muette. Pas un cri de 
bête, pas un bruit humain, pas une plainte de la nature. Tout était solitude, pétrification, attente. L'oiseau ne savait pas encore chanter.

Peu à peu, les silhouettes des arbres se précisèrent, semblant sortir de la nuit avec stupeur, ainsi que d'un étrange engourdissement magnétique. Puis, des rumeurs, des palpitations, des soupirs s'élevèrent, lointains d'abord, bientôt plus proches ; de courtes lueurs d'incendie embrasèrent l'horizon couleur d'améthyste. La roue d'une charrette grinça. dans un chemin creux.

Alors Lydie, toute frissonnante, saisie par le souffle glacial du matin, ferma la fenêtre, tira les rideaux, et, dans la demi-obscurité de sa chambre, se dévêtit debout.

Elle enlevait ses habits sans hâte ni lenteur, avec une sorte de calme automatique, et telle qu'une somnambule. Machinalement, elle les jetait au fur et à mesure sur le dos d'un siège, les yeux fermés, ne pensant à rien, rompue comme après une nuit de bal.

Ses deux petits souliers tombèrent l'un après l'autre sur le tapis ; à tâtons, elle se blottit dans les draps frais, frottant sur l'oreiller sa joue brûlante.

Soudain, elle eut conscience d'avoir, pour la première fois de sa vie, oublié sa prière. Tout bas elle se le reprocha : « Je veux la faire… et à genoux. » Mais comme elle se soulevait sur le coude, récitant déjà : « Souvenez-vous, ô très pieuse Vierge Marie, qu'on n'a jamais entendu dire… » le nom de Maurice trembla sur ses lèvres, et le sommeil doucement la terrassa.

Dans la chambre close où filtrait le jour, on n'entendait maintenant que le tic tac opiniâtre 
de la pendule, tandis que dehors, acclamant le soleil, s'égosillaient les coqs fanfarons, secouant leurs crêtes luisantes de rosée.


II

Bien qu'il eût l'extérieur encore alerte d'un homme qui tout récemment vient de dépasser la quarantaine, le colonel pourtant pénétrait dans sa cinquante-huitième année.

De taille moyenne, il avait le front autoritaire, les yeux insouciants, un peu ternis à force d'avoir trop vu et trop vécu jour et nuit, surtout la nuit, le nez droit, bien à cheval sur une moustache disciplinée. La bouche, qu'on devinait avoir été charmante, aujourd'hui ombrageuse, désabusée, franche d'égoïsme, avec une couture amère qui la pinçait à chaque coin, révélait à la fois un esprit mobile, hautain, s'aigrissant de peu, un cœur médiocre, incapable d'efforts et de sacrifices.

Louis-François Hardy de Montauran, jusqu'à son dernier soupir, ne pardonnerait jamais à la vie de ne s'être pas docilement pliée à ses caprices, de n'avoir pas réalisé au pied de la lettre ses ambitions légitimes.

Au sortir de l'École, en dépit des aptitudes exceptionnelles qui le désignaient pour l'arme de la cavalerie, un classement inexplicable, injuste, ne l'avait-il pas condamné à servir dans l'infanterie ? Il avait alors commencé à courir la province, du nord au midi, presque toujours voué, par une fatalité hostile, aux garnisons perdues et proches des frontières, de maussades villes pelées, avec des remparts, où l'on végète comme frappé de disgrâce.

Lieutenant, pris soudain de confiance dans les dédommagements de la vie de foyer, il avait épousé une orpheline d'une beauté douce et sérieuse qui lui avait apporté une fortune à 
peu près égale à la sienne : sept cent mille francs environ. Mais au bout de quelques mois, il s'était senti aux côtés de sa femme plus seul qu'auparavant.

Avec ardeur il avait souhaité un garçon, choisi son nom d'avance, bâti des projets déjà, quand, après une grossesse allante et virile, la comtesse accoucha péniblement d'une fille, pauvre petite inattendue, délicate et plaintive. Cette déception le blasa, et quand sa femme, l'année suivante, lui donna le fils convoité, il l'accueillit sans allégresse.

Peu à peu, il s'était fabriqué hors de chez lui une existence à part, s'efforçant de se distraire au moyen des plaisirs les moins ennuyeux. Sa fortune considérable, – grossie encore par des héritages, – lui permettait de jouer sans peur ; il joua à outrance, perdit, et s'exécuta sans reproche, ne revenant pas toutefois d'avoir encore cette malchance-là par-dessus les 
autres.

Enfin, son métier de soldat, qu'il aimait du meilleur de lui-même, conservant au milieu des dissipations l'idée vivace et réconfortante de l'honneur, l'avait-il payé de retours ? 
Pas davantage. Ayant, dès sa jeunesse, 
rêvé les deux petites étoiles d'argent sur sa manche, il voyait d'anciens camarades plus jeunes les décrocher avant lui, très aisément ; et par une constante ironie du sort, rendu à cet âge où il espérait n'avoir plus longtemps à attendre le chapeau à plumes des généraux brigadiers, il avait été forcé de donner sa démission de colonel, sa particule et son titre ayant irrité le zèle du ministre de !a guerre.

Veuf dix ans après la naissance de son fils André, il avait confié le soin de sa. maison, la garde et l'éducation de ses enfants, à sa sœur, également veuve, Mme Tremblay. Elle 
vivait et habitait avec eux depuis cette époque.

C'était une grande femme à mitaines et à bottines de velours lacées sur les chevilles, cérémonieuse et naïve, sentimentale, maniaque, tenant de la vieille fille et du bas-bleu méconnu, toute pleine d'amours contrariées, de rendez-vous nocturnes, de chaises de poste fermées à clef et de nacelles.

Rien de plus roman que sa pauvre tête, faible et vagabonde. Elle n'était jamais là, toujours égarée en d'énormes et puériles aventures qui la transfiguraient toute, la bouche entr'ouverte et les yeux mouillés de ravissement.

Sa seule ambition, le but et la grande affaire de sa vie, c'était d'écrire pour les jeunes filles des romans échevelés, fous de complication, d'une imperturbable décence, qu'elle signait de ce simple pseudonyme : « Robert de Castelpreux. »

– J'ai entendu le cri de la jeune fille française, s'écriait fréquemment Mme Trembay ; 
elle demandait : à lire ! à lire ! J'ai travaillé pour elle ; aujourd'hui elle a son auteur.

Et généralement elle ajoutait avec une fierté mal contenue : – Si je vous montrais les lettres enthousiastes que je reçois des mères, des mères de famille,… et toutes les bénédictions… 
C'est un véritable bienfait, madame… Votre 
beau talent tout viril… Une plume aussi distinguée, aussi chatoyante que la vôtre…, etc., 
etc., comme ça pendant des pages… Ah ! oui ! 
j'en ai, des lettres !

On la laissait dire, et le colonel, indulgent, approuvait du geste : « Oh ! tu es très lue, parbleu ! Tu as un public. »

Sans cesse et partout elle combinait en sa pensée d'extraordinaires péripéties, aboutissant enfin à des mariages heureux, car elle 
était optimiste intransigeante, révoltée au nom seul de Schopenhaüer qu'elle abominait sans l'avoir jamais lu. Spécialement elle travaillait pour d'inoffensifs journaux de modes, des revues illustrées bien pensantes, publications roses, bleues ou lilas, de rassurant aspect, que les parents peuvent, les yeux fermés, « laisser entre toutes les mains et sur toutes les tables ».

C'est ainsi qu'elle avait publié en l'espace de plusieurs années : Mignonne, Le Secret de dame Laure, l'Enfant du presbytère, etc. Et ces travaux envahissaient, remplissaient à tel point sa calme vie qu'ils restaient plus tard pour elle des points de repère fameux, faisant époque dans le passé. L'histoire de ses romans, leur genèse, l'élaboration des épisodes, la trouvaille du dénouement, l'embarras du titre… tous ces petits riens, si considérables, demeuraient dans la pensée de Mme Tremblay, – avec les mille circonstances infimes et les détails qui les avaient entourés, – comme une sorte de calendrier rétrospectif sur lequel, sans hésitation, elle pointait à la minute toute date, tout souvenir :

– Lydie a failli se casser le bras en tombant de cheval il y a deux ans, un samedi. Ce jour-là je commençais Les Deux Orphelines

– C'est la nuit où je corrigeais mes épreuves Seule au monde ! que le tonnerre est tombé sur 
le pigeonnier…

– Quel hiver en soixante-dix-neuf ! La Revue de France n'a pas voulu du Remords d'Adrien… Quel hiver !

Uniquement soucieuse de ses imaginations, couvrant du haut en bas de notes, de maximes les hauts feuillets de ses agendas et de ses livres de comptes, elle laissait toutes les choses de la maison couler à la dérive. Quand, après sa démission, le colonel était venu s'établir à Montauran, – installation faite et tout réorganisé, à l'office une vingtaine de domestiques, huit chevaux dans les écuries – le très grand train du château eût nécessité un intendant actif autant qu'économe. Ebréchée déjà par le jeu et les folies anciennes, la fortune du comte, très ronde encore sans doute, ne pouvait suffire néanmoins à entretenir pendant longtemps un luxe aussi prodigue.

Au bout d'un an, il fallut bien en rabattre. On avait réduit aussitôt les frais d'une bonne moitié, vendu quatre chevaux, congédié plus du tiers du personnel, remplacé le chef par une cuisinière. Les réceptions, lunch, dîners de gala en plein air, sous des tentes fleuries, tirs au pigeon, cotillons aux torches le soir, kermesses costumées dans le parc, cessèrent brusquement pour faire place à une existence plus raisonnable et plus longue. On se leva moins tard et l'on se coucha plus tôt. On dut parfois expérimenter les douceurs de la marche, le charme des côtes gravies à pied, par le fort soleil.

Tante Génie fut peut-être la seule à ne pas souffrir de ce changement subit, isolée en son bleu, voûtée sur ses manuscrits, ayant aux doigts une grande plume d'aigle du petit bout de laquelle elle se chatouillait le front avant d'écrire, comme pour y agacer des pensées tapies.

Le comte, lui, en fut péniblement affecté ; son caractère devint inquiet, ses plaisanteries amères et trop fréquentes.

Quoiqu'il jouât par intervalles, dans sa tenue et ses propos, l'insouciance dégagée d'un esprit de race au-dessus de ces sortes d'affaires, on sentait qu'il était humilié au fond de lui-même de toute la violence qu'il mettait à ne le point paraître. Il ne savait pas se passer de l'argent, dont il avait pourtant l'entier mépris, mais étant de ces hommes forcément malheureux pour lesquels il n'y a d'indispensable ici-bas que la fortune.

Il semblait ne plus se trouver assez riche pour habiter dignement cette imposante demeure qu'il tenait de son grand-père, et, s'en remettant à la platonique surveillance de sa sœur, il tirait à part, se rendant presque tous les après-midi à Tours, à son cercle, où il déblatérait politique.

Ressaisi de temps à autre par son vice héréditaire, il partait pour Paris. Il y restait une, deux semaines, pendant lesquelles il jouait, courait les lieux de plaisir, s'amusant à la fois avec un entrain et une modération de 
vieux jeune homme, autant inassouvi que blasé !

De ces expéditions il revenait toujours plus las, plus morose, gêné de ne pouvoir se dissimuler son âge. À peine de retour, il baisait Lydie avec une étrange brusquerie de passion, presque avec reproche, comme si c'était elle qui vînt de s'absenter par caprice, laissant, l'ingrate, dans la peine et la solitude ce père 
qui pourtant l'aimait bien ! Certes, il l'aimait, d'une adoration exubérante et démesurée, à cette heure où il la repressait entre ses bras, sa grande fillette palpitante, avec ses cheveux blonds qui pendaient, ruisselaient sur son dos, 
et la bonne odeur d'elle se dégageant saine et pure de ses bras demi-nus, de son cou blanc, de tout son petit corps souple, chastement frêle qui se frottait aux caresses : « Ah ! papa ! 
mon papa ! »

Mais à cette minute précise, une inquiétude 
le troublait, et dans l'éclatante joie même de 
Lydie, son remords croyait sentir un doux blâme, tacite.

Cependant son cœur desséché se ranimait sous cette chaleur filiale ; ses yeux, avec émotion, erraient sur ce domaine, ces jardins où d'autres que lui sauraient si facilement accaparer le bonheur ; embaumé au passage des vignes, l'air capiteux et tiède des coteaux affluait à ses poumons, tout semblait l'amadouer, 
lui crier : « Reste à présent. Ne t'en va plus… Trouve autre chose de meilleur que tout cela. » Et quand, essoufflée, agitant ses 
longues mains ensanglantées d'encre rouge, sa sœur apparaissait sur le seuil et lui jetait sur un ton d'amicale gronderie : « Trois chapitres, entendez-vous ? J'ai eu le temps d'écrire trois 
chapitres, vagabond ! » il avait à la fois (la pauvre femme !) envie de l'embrasser sur les 
deux joues et de lui rire au nez.

Brique et pierre, flanqué aux quatre angles de grosses tours à toits pointus et hauts comme 
des bonnets de magiciens, hérissé partout de 
girouettes et de paratonnerres, le château, perché sur la côte, bien à découvert, dominait 
le pays. Des alentours on le voyait fièrement surgir au-dessus des vignes crispées dans le roc 
dévalant jusqu'aux prairies, abrité sur son derrière de grands bois touffus.

De sa terrasse, l'œil embrassait le plus merveilleux des panoramas : à l'horizon, une ville 
avec ses clochers et ses mille maisons pressées, menues comme des jouets de bois peint ; là-bas, 
la lanterne de Rochecorbon, qui de loin semble une petite tour de Nesle ; Vouvray, les pieds 
dans la Cisse, accroupi au soleil à l'entrée de ses caves profondes, souterraines comme des 
cryptes ; à gauche, Vernou ; et enfin, sur un 
espace de dix lieues, la Loire, lente, sinueuse, magnifique, poussant presque avec fatigue, 
parml les dunes jaunâtres de son lit, ses flots 
tièdes, ses flots paresseux, ses flots intraitables aux heures de révolte.

Le colonel et sa sœur avaient chacun leur appartement au premier étage, et Mme Tremblay s'était organisé à côté de sa chambre une 
sorte de cabinet-oratolre, à boiseries moyen-âge, à voûte ronde peinte à la fresque en 
bleu gendarme et semée d'étoiles d'or où 
elle affectionnait de s'enfermer, « n'y étant pour 
personne ».

Lydie avait préféré une vaste pièce du second qui principalement donnait sur les jardins et 
les bois, proche de la chambre réservée à son frère quand ses congés lui permettaient de 
venir à Montauran.

À deux reprises refusé à son baccalauréat, 
le jeune homme, placé dans une institution de 
Neuilly, se préparait avec assiduité à un nouvel 
échec. Son père l'excusait, non sans forfanterie : « Il tient de moi, le bonhomme ; il n'aime pas 
le grec, les vers latins… N'aime rien… »

Parfois arrivaient de Paris des réclamations de fournisseurs, de larmoyantes notes de tailleurs, des plaintes de bottiers découragés ; ou bien encore d'affectueuees lettres du coupable, patelines et bonasses, avec un tour de repentir, des « bon petit-père » bien en vedette, 
des « merci d'avance », des « paroles d'honneur 
de ne plus recommencer », et puis, à l'arrière-garde, un sournois post-scriptum d'une ligne 
ou deux, se faisant humble, et réservé le plus 
possible, pour lâcher vite le chiffre de la dette : « Enfin, c'est tant ! »

Le colonel, pendant dix minutes, maugréait, 
s'emportait – simple attitude paternelle – 
puis, calmé soudain, envoyait l'argent par le même courrier, confessant avec une vanité 
mal déguisée : « Je ne carottais pas mieux à 
son âge. »


III

Dans un salon du rez-de-chaussée, vis-à-vis le perron d'honneur, Lydie attendait, gantée.

Assise en amazone sur le bras d'un fauteuil, 
un pied touchant terre et la main sur le 
pommeau de sa haute ombrelle écarlate, elle lisait à haute voix, gravement moqueuse, un papier étalé sur son genou :

Château de Brignolles (Indre-et-Loire). M. le baron de Terrassier, ancien consul de France 
en Perse, membre de… président de… patati… grand 
officier de… pata… et puis de… et puis encore de… 
aboutissons ! et Mme la baro… etc… rassier… vous 
prient de leur faire l'honneur de venir le jeudi 12 juillet visiter leurs collections. P. S. On goûtera.

– On goûtera ! répéta la jeune fille, à quoi ? 
aux collections ?

Mais, comme elle se levait, éclatant toute seule d'un de ces petits rires cristallins qui 
sonnent si étrangement dans la bouche des femmes aux heures inquiètes, il se fit sur la 
terrasse un bruit de cailloux broyés, suivi d'un brusque arrêt. C'était la voiture qui venait de 
stopper au ras des marches de pierre.

À distance, on percevait le craquement des harnais, le cliquetis des gourmettes, la mastication du mors, le souffle régulier des naseaux, 
alternant avec les coups de queue pour chasser 
les mouches.

Aussitôt le colonel s'avança, cigare aux 
lèvres, suivi de sa sœur, en soie grise, coiffée 
d'une toque à plumes de lophophore.

Lydie ayant embrassé son père au passage, 
celui-ci ne put retenir une exclamation : 


– Comme nous sommes belle ! Pas pour 
Terrassier cette toilette-là, je suppose ?

– C'est pour vous.

– Tout s'explique, je l'aurais parié. Et il flaira que Maurice Bradier se trouverait à cette 
réunion.

Quinze jours s'étaient écoulés depuis qu'il 
avait signifié à Lydie un refus catégorique au 
sujet de ce sot mariage. Pendant ces quinze jours, sa fille, qu'il avait attentivement épiée, 
lui avait paru affectueuse telle qu'à l'ordlnaire, calme sans trop de mélancolie. Seule, la pensée qu'elle reverrait bientôt le jeune homme 
avait dû la soutenir ainsi, lui communiquer cette paisible apparence de résignation.

Elle, de son côté, se sentant pénétrée par la 
perspicacité de son père, redoublait de belle 
humeur, de gais propos, ne se doutant pas que, loin de donner le change, sa joie précisément était la preuve manifeste de son 
trouble.

Ils partirent.

C'était une splendide journée de juillet, d'une 
chaleur flamboyante et lourde. Pas le moindre 
nuage ne floconnait sur le ciel immense, d'un bleu dur d'émail ; et, sans ombre dans sa sécheresse crayeuse, la route se déroulait, d'une 
blancheur de carrière. Parfois un cabriolet passait, soulevant une poussière si épaisse qu'on 
eût dit du plâtre.

À gauche, animées de bouquets d'arbres, s'étendaient successivement des prairies, teintes 
de toutes les nuances du vert, depuis le vert farouche et rébarbatif des parties obscures, le vert glauque, plein de quiétude des recoins aquatiques, jusqu'à l'aigre vert de reinette des 
espaces ensoleillés d'aplomb ; tandis qu'à droite grimpaient les coteaux tour à tour boisés, hérissés de vignes, ou d'une rocailleuse aridité.

La campagne reposait déserte, aucun bruit 
ne troublait la grande sieste lumineuse des 
champs ; et toute cette terre assoupie resplendissait à cette heure d'une si triomphante 
santé qu'elle semblait n'avoir jamais été touchée par la main de l'homme, ne devoir sa magnificence qu'à l'heureuse fécondité de ses 
entrailles.

Lydie, frémissante et les joues plus roses 
que de coutume, regardait avidement par la 
portière, nommant tout haut les habitations environnantes dont elle voyait les toits scintiller au loin, par-dessus les arbres : « les Étangs, Vaux de Mérincourt… Rochetailles… Et puis 
Brignoles, tout là-bas, gros comme un pois… »

Le colonel et sa sœur, assis au fond de la 
voiture, demeuraient immobiles, les yeux mi-clos. Mme Tremblay rompit la première le 
silence.

– Quelle corvée que cette invitation !

– Tu l'as dit, ma bonne, répondit le comte.

– Je suis curieuse de voir enfin le brlc-à-brac de Terrassier. Depuis deux ans qu'on en 
parle…

– Peuh ! Des bouts de bois, des tringles, 
un tas de choses de rebut dérobées chez les 
sauvages. Très embêtant, au fond.

Lydie déclara d'une voix fébrile :

– Moi, 
j'adorerais voyager, aller dans des pays, voir 
des costumes…

– Toi ! repartit son père impatienté, ne dis 
donc pas cela. Tu as dans ta bibliothèque la 
collection du Tour du monde, et tu n'y as jamais regardé.

Elle répliqua :

– Ça n 'est pas la même chose.

Tante Génie ajouta :

– Tu auras bien le temps de faire des fugues, plus tard, avec ton mari. M. Tremblay et moi, pour notre voyage de 
noces, nous sommes allés à Venise. Assurément 
c'est joli, mais trop humide tout de même. Je 
te conseillerais un autre endroit plus gai… avec des boutiques.

De nouveau ils se turent. Les prairies succédaient aux prairies, les coteaux aux coteaux. 
Rapidement ils dépassaient un piéton inconnu qui les saluait, ou bien quelque casseur de 
pierres tortillard qui, à leur approche, redressait son échine, pour les regarder à travers 
son loup de fil de fer.

Enfin, ils s'engagèrent dans une longue et majestueuse avenue, bordée de très vieux châtaigniers, au bout de laquelle paraissait un large 
bâtiment à toiture carrée, percé de nombreuses 
petites fenêtres, irrégulièrement. C'était Brignolles. Sans bruit, les sabots des chevaux battaient la terre élastique, entretenue dans une sorte d'humidité par l'ombre perpétuelle que versaient les arbres centenaires, El la voiture semblait rouler sur du gazon.

Après avoir contourné une pelouse ovale aux 
extrémités de laquelle se faisaient pendants 
deux massifs de roses, ils s'arrêtèrent devant un 
perron aux marches fendues. M. de Terrassier 
les attendait, debout, en veston clair, avec des 
guêtres blanches qui lui donnaient un air 
zouave, coiffé d'un chapeau paillasson à ruban 
de faille maïs.

– Voilà le colonel ! Bonjour, colonel. 
Madame… Mademoiselle…

Il agita la main de M. de Montauran, salua 
les deux femmes à petits coups de buste réitérés, balbutia des mots, toussota, puis éclata de rire, ce qui était son habituelle façon de 
terminer les phrases.

Autour de la cinquantaine, la face rouge et 
trop rasée, les cheveux teints, à reflets lilas, 
ramenés sur les tempes, et un bon ventre 
douillet lui dégringolant déjà entre les jambes, 
tel s'offrait le baron de Terrassier.

Après dix-huit ans de consulats, harassé 
d'avoir roulé à travers le monde, de Tauris à 
Livourne, de Djeddah à Stockholm, ce petit ventre cosmopolite qui s'affaissait et périclitait 
à l'œil nu, il s'était un jour décidé à l'enterrer 
dans une propriété calme, sous de frais ombrages ; Brignoles tout à coup l'avait séduit, et 
il s'en était rendu acquéreur « pour un morceau 
de pain ».

Les douze mois de l'année il y vivait, seul, 
en dehors des domestiques, avec Mme de 
Terrassier, une Mexicaine épousée là-bas, entre deux paquebots.

Un peu plus âgée que lui, elle ne sortait 
pas de sa chambre, étant d'humeur sauvage. 
Belle femme d'ailleurs, taciturne, à l'œil 
de braise, qui gardait encore – derniers 
vestiges de sa dévorante beauté – une ronde 
taille ployante comme un bambou, et, lui fouettant le dos, deux nattes de jeune fille, 
d'un noir de plumage. Le baron n'avait pas d'enfants. Sa seule tendresse était pour ses 
collections.

Enfermées au fond de colossales caisses, 
plus lourdes que des cercueils plombés à 
triple enveloppe, et portant sur toutes leurs faces des noms étranges de lointaines contrées, 
elles avaient longtemps dormi sous un hangar 
situé derrière les communs.

Chaque jour il les venait voir après son déjeuner, par tous les temps. La présence 
même des invités, loin de le troubler, était 
un stimulant pour lui. À la fin du repas, il 
commandait aux domestiques en clignant de 
l'œil : « Le café dehors… comme d'habitude. » 
Puis entraînant ses convives, jusque-là sans 
méfiance, il les guidait par les allées sinueuses, le cigare aux lèvres, épanoui, ne voulant point fournir d'explications, afin que la 
surprise fût plus vive, se bornant à dire à mi-voix : « Nous allons leur donner un simple 
coup d'œil… »

On arrivait bientôt devant le hangar sous 
lequel se trouvaient préparés le café, les liqueurs, tout à côté des brouettes, des instruments de jardinage et des provisions de bois, de charbon, qui faisaient des monceaux le long 
des murs. Dans un coin, chargés les uns sur les autres, s'entassaient les prodigieux colis.

Alors, après les avoir, à distance, bravés du 
regard, de haut en bas, le baron les désignait, le bras tendu :

– II y en a douze, pas une de moins. La 
plus légère pèse cinq cents. Ce sont mes collections ; rien que des merveilles ! »

Il s'approchait ensuite, et de ses mains 
grasses et courtes qui semblaient palmées, il 
touchait les caisses, les pelotait, les frappait de la paume, faisait toc-toc sur leurs parois, les 
tapotait une minute, paupières mouillées, 
comme on flatte la croupe d'une jument favorite. Et se retournant soudain :

– Là dedans vous en avez… vous en 
avez… Hu… hu… est-ce que je sais ? Pour 
des centaines de mille francs !

Il ajoutait avec exaltation :

– Un de ces quatre matins… aïe donc !… 
tout cela à l'air… Classerai… des panoplies, 
beaucoup de chic ! Et puis, quand tout sera en place, grande fête d'inauguration… Vous 
verrez !

Cependant les semaines, les mois s' écoulaient et les collections ne bougeaient point du 
hangar.

En hiver, M. de Terrassier projetait : « Au beau temps je les déballe. » Dès que les pommiers commencaient à se couvrir de fleurs, il 
s'écriait : « Bah ! attendons la saison des 
pluies ! » Et les arbres du parc secouaient 
leurs branches nues défeuillées par l'automne qu'il remettait tout « sans faute à la 
Noël ».

Après deux ans d'hésitations, il se décida 
enfin. L'orangerie fut recrépie à la chaux, et 
les fenêtres munies de vitres dépolies, par crainte des yeux indiscrets. En un mois, dans le plus inquiet mystère, il vida complètement 
les douze caisses, avec l'aide d'un vieux valet de chambre, et disposa l'orangerie dont il 
gardait la clef en poche. Nul autre que lui n'y 
pénétrait. Un soir, tout guilleret, il apprit à 
sa. femme que « c'était fini, fini », et, le lendemain, il lançait une quarantaine d'invitations.

Les voitures, à présent, se succédaient coup 
sur coup. C'étaient des omnibus de campagne rechampis de claires couleurs, enlevés par des 
postières empanachées de queues de renard, 
grelots au licol ; de bons cabriolets anciens, hauts sur essieux, qui dansaient comme des chaloupes à chaque tour de roue ; de coquettes petites boîtes d'acajou tirées par des poneys alertes et diables ; d'élégants vis-à-vis découverts ombragés d'une tente à rayures blanches 
et bleues ; et aussi des calèches pacifiques à 
poignées d'argent, munies de marchepieds très compliqués se développant avec un tapage 
de ferrailles, semblables à des appareils à gaufres.

Tous ces équipages, après avoir déposé leur monde sur le perron, s'en allaient, d'une 
allure plus lente, se ranger au frais, du côté 
des cuisines, où s'élevait un tintamarre de verres, d'assiettes et de bouteilles. Des bouchons sautaient parmi les éclats de rire des cochers.

Dès son entrée au salon, Lydie, d'un coup 
d'œil, vit que Maurice Bradier n'était pas là. 
Le colonel, de son côté, remarqua l'absence 
du jeune homme.

Plusieurs personnes se trouvaient rassemblées déjà, causant entre elles. Le marquis 
de la Reboutelière, seul survivant d'une nombreuse famille, compassé petit vieillard, gardien jaloux des modes qui florissaient du 
temps de son père, – il portait une cravate à 
la Bergami. – Le comte de Mersonville, 
numismate et sourd. Le baron d'Elzéar, 
ancien préfet de l'empire, moustache cirée, 
un œillet blanc à la boutonnière près de 
sa rosette d'officier, pirouettant et piaffant comme autrefois à Compiègne, accompagné de 
Mme d'Elzéar et de sa fille « qu'on cherchait à caser ». Et puis les Bergeron, les 
Motteau, les Letournois, représentant la riche 
bourgeoisie de Tours, des gens considérables.

Très affairé, le baron allait et venait, courant de l'un à l'autre, distribuant des bonjours, 
criant des ordres dans la direction des communs et des offices, avec ses mains à sa bouche 
en guise de porte-voix. La salle à manger, 
par I'entre-bâillement d'un rideau, apparaissait, la longue table drapée de linge blanc pour 
le lunch étincelant de cristaux et de fleurs.

On pestait après le glacier qui était en retard. Jamais il n'en faisait d'autres. Oh ! 
c'était bien la dernière fois…

Le docteur Gauche et le curé de Vouvray, 
l'abbé Frambois, venaient à peine d'arriver qu'un terrible brouhaha s'élevant dehors, vers 
la pelouse, attira tout le monde aux fenêtres. 
Mais la frayeur première se changea aussitôt 
en cris de joie dès que l'on connut la cause 
du tapage.

C'étaient ces messieurs de Pugues, des 
Tacots, Louvetain et Sanperche qui dévalaient 
à cheval, bon train. À quelques pas du château ils ralentirent leur allure, ensemble s'arrêtèrent sur une même ligne, et saluèrent tous, très roides, la coiffure descendue jusqu'au genou. On leur fit une ovation.

Les femmes battaient des mains et, comme 
des drapeaux, agitaient leurs ombrelles. Le 
marquis de la Reboutelière cita quelques galanteries hippiques de sa jeunesse.

Ayant alors sauté à terre, escortés d'épagneuls qui haletaient, crachant des langues 
démesurées, les cavaliers voulurent eux-mêmes, avec l'aide des palefreniers, installer leurs montures à l'écurie.

Tandis qu'ils s'éloignaient, les jambes ployées, la peau cuite et la nuque marron, en 
culottes pincées aux jarrets et bouffantes des cuisses, bottés, éperonnés comme des Mexicains, harnachés de sifflets et de gourdes, les 
mères de famille, éblouies, les accompagnaient du regard, sympathiquement, ruminant déjà quelque chose pour leurs fillettes.

On les perdit de vue un instant, au bout 
duquel ils reparurent plus tranquilles, rassérénés, sabrant l'air de leurs joncs et de leurs 
fouets courts à manche de corne, tous les- cinq uniformément gantés de peau de cerf piqué, de gros gants durs qui, retirés d'un coup, puis lancés sur les fauteuils de paille du jardin, gardaient encore exact le moule de leurs 
pattes de hobereaux, aux doigts crochus comme 
des chiens de vieille carabine.

Ils passèrent au salon et, dès qu'ils se furent 
inclinés devant les femmes qui se disputaient 
le plaisir et l'honneur de les accaparer, le baron, ayant réclamé une minute de silence, 
proposa :

– Si vous voulez bien me suivre, mesdames, et vous, messieurs ?…

Un murmure d'assentiment lui répondit, et 
tous les invités se mirent en marche à travers 
le jardin, s'avançant par groupes, à pas de 
procession, derrière Terrassier s'épongeant 
avec un foulard de soie. Les femmes s'attardaient à cueillir des roses qu'elles piquaient à leur corsage.

Lydie regardait sans cesse autour d'elle, cherchant Maurice, conservant à grand'peine 
sa gaieté factice. Il oubliait donc sa promesse ? Pourquoi n'était-il pas là déjà ? L'aimait-il 
toujours ?…

Arrachée soudain à ses anxiétés par les 
exclamations flatteuses et admiratives qui faisaient explosion, la jeune fille leva les yeux. Suivant le flot, elle venait, avec tout le monde, 
d'entrer à l'orangerie. On était en présence des collections.

Sur les murs tapissés d'andrinople rouge, 
et dans des vitrines de bois noir disposées à 
hauteur d'appui, elles étaient enfin là, les collections, classées, étiquetées, numérotées. 
Le baron, debout au milieu de la salle, ouvrit les deux bras et, se redressant, fier, sur ses 
jambes menues, comme autrefois sous l'habit 
brodé, dans les réceptions officielles en face 
des grands cheitks, des rajahs et des vice-rois, il prononça frémissant :

– Voilà !… Regardez !…regardez !…

Sur ses tempes, la sueur perlait.

Tout d'abord on ne distinguait rien dans 
cette quantité d'objets hétéroclites, de bibelots 
inouïs, couvrant les murailles, grimpant aux corniches, et tombant du plafond, pendus à des fils 
de fer. À l'enthousiasme irréfléchi du premier 
moment succéda une stupeur muette. Chacun 
s'efforçait de comprendre ; l'on n'était pas-encore apprivoisé. Une vague circonspection 
paralysait les regards et les gestes. Point 
d'imprudences… personne n'osait toucher. Les femmes, d'instinct, demeuraient en arrière, 
très inquiètes et les mains aux oreilles, dans l'angoisse « des choses qui partent ».

L'abbé Frambois, dont on n'apercevait que 
le dos, un dos voûté de cantonnier, rassurait 
dans un coin une dame à bonnet de dentelles.

Seuls, MM. des Tacots, de Sanperche et 
de Pugues, hardis chasseurs, écuyers intrépides, – « le peloton des bras cassés », comme on lesappelait – s'étaient résolument avancés, 
brandissant déjà des flèches empoisonnées qu'ils 
venaient de décrocher. Il n'y eut qu'un cri dans 
l'assistance : « Ils sont enragés ! » Et le docteur Gauche ajouta : « Gare l'intoxication ! »

Lydie, à quelques pas, en compagnie des 
frères Louvetain, tous deux décorés de la médaille militaire en 1870, considérait très curieusement une pirogue de guerre de la 
Nouvelle-Zélande, à proue sculptée, blindée 
d'une rugueuse écorce qui semblait le cuir 
grenu, craqué, desséché de quelque vilaine 
bête amphibie, quand tout à coup son cœur cessa de battre dans sa poitrine, et il lui parut 
que les collections dansaient la sarabande… 
Maurice venait d'entrer. Une fois près d'elle, 
il la salua et s'éloigna.

Oh ! comme il était pâle et qu'il avait les 
yeux tristes ! Malgré tout, elle était heureuse 
maintenant, le sachant attentif à ses moindres 
mouvements, ému au seul bruit de sa voix, 
ne pensant qu'à elle au milieu de tout ce monde 
qui ne s'en doutait pas. Et une orgueilleuse joie la gonfla de se sentir ainsi surveillée par 
un amour tendre et passionné qui ne la perdait 
pas de vue.

De son côté, elle inclina doucement la tête, 
comme pour lui dire : merci ; puis, elle alla 
retrouver sa tante.

Mme Tremblay, devant un trophée de tomahawks, prenait des notes sur un calepin.

– T'amuses-tu ? demanda-t-elle.

– Beaucoup, répondit Lydie avec élan.

– C'est de ton âge, reprit la vieille dame, et avec un soupir elle ajouta : Moi, je travaille. 
Dans notre métier, on n'a jamais trop de documents…

Lydie, à présent, stationnait devant chaque 
vitrine, longtemps, lisant avec soin les inscriptions calligraphiées de la main du baron 
sur de petits carrés de parchemin : « Collier de 
perles des îles Sandwich (pièce introuvable). 
Bijoux de Bolivie (or pur). » Une fièvre de voyages et d'expéditions l'envahissait peu à 
peu. Elle eût voulu partir avec lui, monter sur 
des steamers, s'en aller dans de brûlantes contrées, parmi des hommes différents et parlant 
une langue sonore qu'elle n'aurait pas comprise.

En présence de ces armes et de ces costumes, 
des impatiences la gagnaient soudain de 
parcourir le monde, au bras de Maurice, vêtue en homme, de telle sorte qu'à les voir l'un à côté de l'autre, de même taille, et presque 
du même âge, coiffés d'un casque de toile blanche à la Stanley, on les eût pris pour les 
deux frères, elle le cadet, lui l'aîné. Quel amusement ! Ils auraient descendu de larges 
fleuves bleus dans des troncs d'arbre creusés, 
manœuvrés par des nègres qui, en ramant, 
roucoulent des choses plaintives.

Elle se voyait aussi traversant de merveilleuses forêts vierges où font tapage, parmi 
les lianes, des perroquets gros comme des aigles ; Maurice tuait à coups de fusil les plus 
beaux pour qu'elle pût en garder les plumes. Le soir, ils faisaient leurs repas avec des racines de manioc et, après avoir allumé un grand 
feu clair, s'endormaient sous un baobab…

Ah ! ces têtes, ces pauvres charmantes 
têtes de jeunes filles… galopent-elles ? En 
font-elles un chemin !…

Lydie s'était arrêtée devant une fenêtre ouverte, le regard flottant sur les corbeilles de 
fleurs, les gazons, les arbres, absorbée en son rêve exotique, à tel point qu'elle s'imaginait contempler, pour la première fois, quelque 
étrange et doux paysage. L'esprit débarqué 
à des centaines de lieues, elle demeurait immobile, ainsi qu 'en extase. Sa poitrine se soulevait plus fort pour aspirer la brise des pays convoités, et ses narines palpitaient, frémissaient, comme si elles eussent voulu mieux 
humer les voluptueux parfums nouveaux.

Les invités avaient quitté l'orangerie ; elle 
restait seule, dans le silence de la vaste salle 
vide, enveloppée des talons à la nuque par les 
rayons du soleil couchant qui incendiait un 
pan de muraille, aiguisant le fil des haches, 
la lame des krish, ou pailletant d'or un diadème chargé d'amulettes. Là-bas, vers les 
écuries, les chevaux hennissaient.

Mais un craquement sur le plancher la fit se 
retourner, un léger cri lui vint aux lèvres : 
Maurice était là, debout, la frôlant presque, tant la fenêtre avait une embrasure étroite et 
intime.

En le reconnaissant, elle fut rassurée. Elle sourit, lui aussi, et, lentement, par petites phrases courtes, par chuchotoments, par murmures, ils se parlèrent, sans embarras, sans nulle hâte.

Dans le jardin, le baron contait et mimait 
une aventure périlleuse de sa carrière, comment, à Zanzibar, il avait failli être poignardé par les noirs, dans une révolte. 
À mesure qu'il s'animait, sa voix montait par-dessus les massifs et parvenait jusqu'à eux :

« … On vient me prévenir, je sortais de table… »

– Il y a longtemps que nous ne nous étions vus, Lydie ?

– Longtemps, oui…

– Si vous saviez comme j'ai pleuré ?

– Moi aussi, toute une nuit.

– Et votre père ? toujours il refuse ?

– Toujours…

« …Carrément, je parais sur le balcon, en tenue… »

Maurice avait saisi la main de la jeune fille, 
il la balançait, n'osant point la porter à ses 
lèvres et ne voulant pas consentir à la Iâcher. Il balbutiait, pris maintenant de peur :

– Voulez-vous que nous fassions un serment ?… celui de nous aimer quand même, de 
loin…

Elle compléta sa pensée :

– … et de nous attendre malgré tous les 
refus, tous les… ah ! je le jure !

– Moi aussi, je jure… Merci, merci, 
Lydie… chère…

Il voulut lui baiser la main, mais elle se 
dégagea…

« …Alors, une espèce de grand diable… »

Et déjà elle était loin, enfuie sur la pointe 
de ses mignons souliers, plus légère qu'un oiseau. Tandis qu'elle s'échappait, les rubans 
de son chapeau de paille avaient flotté, en 
bruissant.

Le soleil, maintenant caché derrière les 
montagnes de verdure qui s'assombrissaient 
vers les coteaux, .ne jetait plus dans le ciel que des lueurs argentées, roses et bleuâtres. Tout semblait s'apaiser dans une indulgence sereine ; 
et la nature se recueillait, pensive, à l'approche du crépuscule grave qui fait parler l'homme 
à voix basse.

Le baron avait achevé son histoire, On entendait claquer les portières, et toujours s'éparpillaient les mêmes pbrases, précipitamment 
échangées avec les mêmes intonations :

– Au revoir ? À bientôt ?

– Charmante journée !…

– Voulez-vous des châles ?…

– Merci, pas froid.

Maurice s'élança vers le perron, espérant 
revoir encore Lydie, emporter d'elle un regard, 
un signe, un dernier adieu discret; mais il arriva trop tard : la voiture des Montauran longeait déjà la pelouse, et il n'aperçut, au tournant, 
que le profil aigu de Mme Tremblay dans l'encadrement de la glace baissée, émergeant 
d'un massif de rhododendrons derrière lequel 
filait I'équipage.

Lydie, heureuse et lasse, s'isolait en ses 
pensées ; le colonel et sa sœur, gagnés par ce mutisme étrange et inévitable des retours en voiture, ne laissaient tomber que de rares et 
brèves paroles. Des bruits lointains s'élevaient 
des profondeurs de la campagne déserte ; et 
parfois des sifflets prolongés, venus on ne sait 
d'où, montaient avec persistance, imposant 
la soudaine illusion de bateaux à vapeur qui 
se salueraient au passage sur quelque lac, à 
l'horizon.

Ils rentrèrent à la nuit et se mirent à 
table aussitôt. Après le repas, qui fut court et 
maussade, tante Génie s'empressa de monter 
dans son cabinet pour rédiger ses notes, coordonner ses impressions.

Lydie parcourait distraitement une feuille 
locale, le Patriote d'Indre-et-Loire, près de 
son père qui fumait, se promenant autour du salon, toujours dans le même sens, côtoyant 
les meubles, virant parmi les canapés et les sièges, cherchant la difficulté. Il suspendit tout à coup son puéril manège et, la voix 
sèche, mécontente :

– Je vous ai vus tantôt 
tous les deux, dans la fenêtre…

Il secoua la cendre de son cigare.

– C'est très, très joli… Compliments ! 


Lydie se taisait. Il reprit.

– Qu'as-tu à me répondre ?

Et comme elle demeurait toujours silencieuse.

– Parle !… allons ? Qu'as-tu à me répondre ? 


Elle eut un geste vague.

– Rien, mon père.

Le colonel s'était rapproché.

– Oui. Eh bien, mon enfant, je te le redis 
une bonne fois ; que ce soit la dernière. Plus de 
ces bêtises-là ! Tu sais que je ne veux pas de ce mariage, et pourquoi je n'en veux pas… 
Voilà une affaire réglée. Tu rencontres M. Bradier 
dans un salon, tu lui parles, tu es avec lui comme avec tout le monde… Très bien. Mais 
pas de duos dans les coins, parce que je me 
fâche ! Et quand je me fâche…

Il prit dans ses deux mains la tête de Lydie 
et, la secouant avec une affectueuse brusquerie :

– Sois donc gentille, et laisse-toi guider… Je te trouverai un mari, quelqu'un qui me plaira tout à fait… Qu'est-ce que je demande, 
moi ? Qu'on m'obéisse. Pas bien difficile.

Il la baisa sur le front, et sans la lâcher, la regardant bien en face.

– Une particule avec de l'argent, beaucoup d'argent, voilà ce que je veux pour toi… 
Remercie-moi donc… petite cruche.


IV

– Ton frère a encore fait des dettes, je 
partirai tantôt… Du cœur…

Lydie fit simplement : – Ah !… La Dame !…

M. de Montauran et sa fille jouaient à 
l'écarté, au petit salon, en attendant le second 
coup de cloche du déjeuner.

– Combien de jours seras-tu absent ? demanda Mme Tremblay qui suivait la partie.

– Je ne sais pas, le temps d'arranger les 
choses, de respirer l'air de Paris, et je reviens.

Elle hocha la tête :

– Trois bonnes semaines. 


– C'est possible, peut-être davantage ! confirma-t-il.

Un silence régna, et l'on n'entendait que le 
tintement des vieilles médailles servant de jetons, le froissement sec et haché des cartes battues, coupées, distribuées d'une main vive et 
sûre : « J'ai le roi… Si vous voulez ? À moi le point. »

Ce n'était pas la première fois qu'arrivaient au château des lettres pressantes d'André. Rapidement encouragé par la faiblesse paternelle, il espaçait moins ses demandes d'argent. Plus 
s'élevait le chiffre de ses dettes, plus à présent 
ses épîtres se faisaient brèves et confiantes. Un 
billet hâtif, une banale promesse, et la signature. Comme l'on était loin des quatre pages 
d'autrefois pleines de soumission câline, d'affectueuses prières et de serments ! Aujourd'hui 
le jeune homme s'adressait à son père ainsi 
qu'à un banquier, dépositaire de sa fortune.

Peu à peu l'on s'était accoutumé à ces discrètes 
enveloppes chamois, gravées d'une minuscule 
couronne de vicomte, avec le timbre de Paris, 
présentées à l'heure du courrier sur un plateau d'argent pat• M. Guérin, le premier valet de 
chambre. Non sans humeur on s'écriait : « Bon, 
c'est encore André ! » comme on dit dans les ménages bourgeois : « C'est le gaz… les impositions !… » ou quelque autre inévitable ennui. 
Le colonel prenait connaissance de la « facture », 
opinait : « Allons ! ça n'est pas énorme ! » ou 
bien déclarait : « C'est trop… je lui en 
rabattrai ! » Puis négligemment, il la rejetait 
sur la table, et l'on poursuivait la causerie un 
instant interrompue.

Quoiqu'il s'agît cette fois d'une assez grosse somme : cent louis, ni le colonel, ni sa sœur, 
ni Lydie n'avaient paru s'émouvoir, et ce fut d'un ton presque joyeux que M. de Montauran 
dit à sa fille, en se levant :

– Tu as donc de la corde de pendu ?… on 
ne peut pas te gagner ! Tu devrais bien en 
envoyer à ton frère !

À l'heure juste, il descendit de sa chambre, 
en tenue de voyage, l'œil et la joue allumés de 
ce petit coup de fièvre qui le prenait à chaque départ de Montauran. Les deux femmes l'accompagnèrent jusqu'à la grille, tandis qu'un gamin 
d'écurie portait à l'écart la valise et la boîte à 
chapeaux.

Le ciel grisâtre était sillonné de légers 
nuages qui passaient devant le soleil, 
brusquement chassés, pareils à des linges 
essuyant un visage rutilant, baigné de sueur. 
Une brise fraîche et continue soufflait sa caresse. 
De son index allongé sur sa tête, entre les bandeaux, Mme Tremblay retenait sa fanchon
de dentelle noire disposée à la manière d'une 
mantille. Elle énonça :

– Bon temps, Hardy, pour aller en wagon !

– Ma foi oui, ni poussière ni soleil.

Lydie demanda :

– Où vous écrire, si nous avions besoin ?

– Même adresse toujours, cercle Impérial…

Ils étaient arrivés à la grand'route. La victoria qui attendait s'avança. Le colonel serra 
les mains de sa sœur, baisa Lydie dans les cheveux.

– Adieu, mon chat, je te rapporterai un cadeau…

Puis il tira sa montre, et se jetant sur les coussins de cuir :

– Touche, Alfred, nous n'avons que le temps !

De toutes ses forces, Lydie lui recommanda.

– Embrassez André pour moi…

– Oui… entendu !…

Il leva le bras, agita une minute ses gants 
et se rencoigna au fond de la voiture qui filait 
dans une fumée, comme si les roues prenaient feu au contact de la route poudreuse. Il ne se 
retourna pas.

Alors, les deux femmes, encore immobiles, en proie à cette surprise passagère, à 
cette bizarre hébétude où toujours nous plonge la brusque disparition d'un être qui nous est 
familier, revinrent au château, silencieusement, 
par la même route, escortées du gamin d'écurie qui ne portait rien.

Lydie, aussitôt rentrée, s'enferma chez elle, 
allégée. Elle se sentait, en l'absence de son 
père, maîtresse absolue de ses pensées, de ses 
rêves. Cet isolement, qui eût effrayé tant d'autres 
jeunes filles, la remplissait d'une douceur 
immense et grave. Laissant sa tante se livrer toute à sa fougueuse manie littéraire, elle allait 
pouvoir demeurer seule en tête à tête avec son cœur, depuis l'heure où l'aube ravit les champs de sa clarté jusqu'à celle où la lune découd le 
voile brodé des cieux.

Les journées ne lui paraissaient pas longues ; elles passaient avec la rapidité d'une joie. De 
grand matin, elle faisait seller sa jument Stella, une fine bête de demi-sang, aux reins 
élastiques, à la robe alezan brûlé, marquée au 
chanfrein d'une tache blanche qui semblait un 
flocon de son écume. Ne souffrant pas qu'aucun 
valet de pied l'accompagnât, elle partait, sans 
but précis, cambrant sa taille svelte et sombre 
au-dessus des buissons d'aubépines. De son 
fouet elle tranchait des rameaux, et les feuilles, 
voletant, s'accrochaient à la crinière sèche et 
rare de la bête impatiente.

Du haut de la selle, ainsi que d'un palanquin, elle dominait les paysans accroupis sur 
la terre, le visage dans les sillons, pareils à 
des bêtes acharnées, ou bien pendus au gouvernail des charrues. Elle voyait se dérouler les bois, les plaines, infinies jusqu'à l'horizon gouaché de forêts violettes, toutes ces vastes 
étendues qu'elle souhaitait dévorer d'un long 
galop vertigineux. Elle franchissait des haies, 
s'égarant par d'étroits chemins creux, véritables ornières de verdure où les ronces égratignaient son amazone. Quand, à son retour, Averti, le vieux piqueur, l'enlevait et la déposait sur le sol, elle était satisfaite et brisée, 
comme si elle venait, pour un bon bout de temps, de lasser son amour.

Endurés en compagnie de Mme Tremblay, 
les repas étaient silencieux, interminables. 
Cette dernière ne parlait pas, mangeait comme 
un automate, sans savoir ce qu'elle avait dans 
son assiette, ou renvoyait des plats que cinq 
minutes après elle réclamait avec surprise. Elle 
ne buvait que de l'eau pour se conserver « les 
pensers lucides ».

Tandis qu'elle coupait sa côtelette, on la 
voyait soudain s'arrêter, sa fourchette en l'air, 
et sourire, quelque part. Elle avait, à voix basse, de courts soliloques, des apartés inquiétants ; ses sourcils s'agitaient tirés vers les 
tempes, puis brusquement se ressoudaient au-dessus de son nez, lui barrant le front ; elle 
avalait plusieurs bouchées, au risque d'étrangler, prophétisant tout à coup : « Le marquis 
le tuera, sans hésiter… et Julie épousera 
l'autre… ». Presque toujours, à ce moment, 
elle Iaisait choir une bouteille ou cassait son 
verre, inondant la nappe. Quand Lydie lui 
recommandait :

– Mangez donc pendant que c'est chaud ! Où êtes-vous encore partie, ma tante ? sa réponse était invariablement la même :

– Je cherche une fin, mon enfant.

Sa vie se consumait à chercher des fins. 


– Il n'y a rien qui vaille une fin, déclarait-elle avec de grands gestes emphatiques. Une 
bonne fin ! Qui me la donnera ? Et elle reprenait les mains jointes : Mon royaume 
pour une fin !

Ou bien, c'était d'énormes discussions oiseuses qu'elle imposait à l'indulgence de sa 
nièce, des problèmes sérieusement posés, agités avec une bonne foi comique, jamais 
résolus : Le travail du matin valait-il celui 
du soir ? La digestion activait-elle ou paralysait-elle le cerveau ? Dans quelle limite pouvait-on employer les stimulants, ces apéritifs 
de la pensée ? Tels écrivains usaient du café 
noir, tels autres du cognac et des alcools ; 
ceux-ci demandaient au tabac une passagère 
extase, ceux-là spéculaient sur les mirages de 
l'absinthe… Où était la Raison… la Vérité ? 
Jamais elle ne prononçait le mot absinthe 
sans ajouter immédiatement : Pauvre grand 
Alfred ! songeant en elle-même à Musset, le seul homme – avec George Sand – qu'elle eût le regret de n'avoir pas connu.

Elle était secouée de colères terribles succédant à d'inouïs enthousiasmes, exaltant Fenimore Cooper, et traitant Walter Scott par-dessous la jambe. Comme procédé de travail, 
elle tenait pour l'Inspiration.

Souvent Lydie allait s'asseoir au fond du 
parc, près d'une grotte où suintait une source. 
Goutte à. goutte, l'eau, avec un murmure entrecoupé, tombait, comme un sanglot de 
petite fille. Elle demeurait longtemps ainsi, 
jusqu'au soir, écoutant toutes choses continuer 
leur mystérieuse vie autour d'elle, les feuilles 
trembler, puis redevenir immobiles, les oiseaux passer, jeter un cri, disparaître, les herbes 
frémir, les insectes bruire et voltiger en rond, 
ainsi que des poussières heureuses.

En pente, à perte de vue, se prolongeaient des 
tapis de gazons, d'où jaillissaient espacés, jets 
d'eau de verdure, de grands arbres fins, droits, 
attentifs. Et, à quelque distance de ceux-ci, 
roides et un peu hautains, d'autres, serviables, 
se baissaient pour mieux donner de l'ombre, 
obligeamment. Il y en avait de chagrins, de 
rugueux, se tordant les bras et les poignets 
dans des attitudes convulsées, et aussi de 
folâtres, la feuille éveillée, moqueurs, secouant 
leurs panaches, riant, craquant de mille petits 
bruits gais, difficiles à préciser. Certains semblaient endormis dans un conte de fées, pour 
une léthargie de cent ans, chênes altiers, 
Grands de la forêt, portant à l'enfourchure de leurs branches des touffes de gui pareilles d'en 
bas à quelques nichées de gros oiseaux ; et 
plusieurs cèdres en bronze vert, d'un vert barbare et noir, sans bouger, sans même 
osciller, se dressaient plus haut que tous les 
autres, superposant leurs parasols de verdure compacte où s'insultaient des corneilles.

Le lumière, perforant la voûte de feuillage, 
enveloppait parfois le faîte d'un arbre qui 
restait sombre par le tronc ; et des bouquets 
de bois entiers resplendissaient, baignés de 
soleil, à côté d'autres, obscurs et frais. Des 
lambeaux de ciel flottaient, et l'on eût dit des étendards bleu pâle ayant en place de hampes 
des branches noueuses. Un hennissement, la 
cloche des cuisines, le claquement d'un fouet, 
la perpétuelle plainte du vent parmi les ramures troublaient seuls par intervalles le mystère 
de cette solitude.

Lydie goûtait, contemplative, cette paisibilité sereine et magnétique de la nature, mais 
aussi cette mélancolie, ce découragement amer dans lesquels nous plonge ensuite, la réflexion aidant, son impénétrable égoïsme Il semble 
qu'elle étale sa santé par bravade, cette nature ! son apparente indifférence n'est que de l'hostilité déguisée. Nous voudrions l'émouvoir, l'enlacer, l'étreindre, la sentir en nos 
bras palpitante, irritée, le cœur battant… Mais 
non ! Plus elle est radieuse, plus sa froideur et 
son inertie nous glacent. On la devine, ainsi 
qu'un beau décor, étrangère aux joies, aux 
douleurs humaines dont elle est le tranquille 
théâtre. Et jamais – souffrance ironique ! – nous ne comptons moins pour elle qu'aux 
heures d'affolement où nous la bénissons le 
plus, pâmés sous cette espèce de charme végétal qu'elle communique à tout, à ses paysans 
comme à ses bêtes.

Ces journées d'anéantissement délicieux, la jeune fille les passait à attendre.

Oh ! cette minute où ils se tiendraient enfin tous deux par la main ! Des voix émues de 
parents sonnaient à son oreille : « Lydie ! voilà 
ton mari… Maurice ! voici ta femme… Embrassez-vous mes enfants. » Et puis, elle, en longue robe bruissante ; l'église pleine de fleurs 
avec beaucoup de bougies, tandis qu'à l'orgue 
triomphe à pleins tuyaux la marche nuptiale 
de Mendelssohn… Elle attendait tout cela, 
confiante, résignée, au chuchotement discret de la source.

Dans son espoir tenace elle eût voulu activer le train des minutes, escamoter plusieurs mois 
de sa vie, pousser le temps. Mais, à mesure qu'elles fluaient du rocher, ainsi qu'un égrènement parmi les mousses, les gouttelettes 
semblaient lui répéter tout bas : « Patience ! 
Tu l'auras, ton bonheur… Tu l'auras… tu 
l'auras… » Et des phrases d'autrefois qui la 
faisaient rougir, des phrases de première communion, des refrains de cantiques, surgissaient 
en son esprit avec de saisissantes significations 
profanes : Le grand jour approche… Mon 
bien-aimé ne paraît pas encore… C'est à lui seul que j'ai donné mon âme

Elle n'eût pas été surprise, alors, de trouver 
Maurice à ses genoux sur le gazon, et elle revoyait la couleur de ses cheveux : châtains avec de plus clairs reflets près du cou. Les 
heures, l'une après l'autre, ainsi que sur la 
pointe des pieds, passaient à côté d'elle sans 
qu'elle les entendît marcher.

En face de tante Génie, elle dînait dans la salle à manger trop grande ; par les fenêtres ouvertes, la lampe, accrochée à la suspension, éclairait un coin de jardin, une bande de sable 
sur laquelle s'aplatissaient des ombres. Et des papillons de nuit se heurtaient à l'abat-jour de 
porcelaine, violemment.

Le repas terminé, Mme Tremblay, après avoir roulé sa serviette à la façon d'un manuscrit, se levait, flattant par de petites tapes 
ses jupes de soie sonores, et les deux femmes 
passaient au salon éclairé comme pour une 
réception.

Lydie s'asseyait au piano, plaquait un accord, détachait, au hasard des doigts, quelques 
notes éparses ; puis, tout à coup, de même que l'on s'affaisse en des coussins de plumes, 
elle s'enfonçait dans une valse viennoise, avec 
abattement : Chanteurs des bois… ou bien encore : les Joies de la vie… En une langueur 
traînante la phrase musicale se balançait de 
droite à gauche, évoquant la vision d'officiers 
autrichiens aux favoris paille, plastronnés de 
drap blanc, pivotant sur les parquets, très 
jolis, avec des jeunes femmes minces renversées sur leur bras arrondi en dossier.

Lydie jouait, les paupières mi-closes ; ses 
mains se reflétaient dans le palissandre 
verni de l'instrument. Et tante, installée en 
une vieille bergère, s'écriait, le feu aux pommettes, la nuque battant le bois du siège :

– Ce Strauss !… mon Dieu ! ce Strauss !… Est-il assez… Oh !

En même temps, les bras déployés comme 
des ailes, elle soupirait, se dandinant ainsi 
qu'un albatros amoureux :

Sol la… do la… la la…

À dix heures, elles se souhaitaient « une 
bonne nuit, pas de mauvais rêves », et montaient chacune à leur chambre par l'escalier 
de pierre aux murs recouverts d'anciennes 
tapisseries à personnages casqués.

Tandis que la fenêtre de Mme Tremblay 
demeurait lumineuse jusqu'à une heure 
avancée, celle de Lydie s'éteignait aussitôt. Découpant sa haute silhouette sur les carreaux, 
la vieille dame allait et venait, les bras levés, 
écrivant, puis se promenant de nouveau. Une fois couchée, elle se relisait.

Lydie, au contraire, affectionnait de souffler sa bougie, et de se dévêtir peu à peu, la croisée 
ouverte.

Par instants, elle s'accoudait, contemplant le ciel profond, la lune paisible et blanche 
comme une morte. Une haleine infiniment douce passait sur son front, câlinant les boucles 
de ses cheveux détordus. Et comme elle s'assoupissait enfin, songeant à Maurice… dans 
la campagne silencieuse et suave une trompe 
de chasse sonnait la Vendéenne, tous les soirs 
à la même heure, assez loin.


V

.
Paroles inutiles. Le coupable était pris à 
son propre piège.
En vain le docteur insistait :
– Pour votre honneur, Gaston, pour le 
vieux blason des Mérinval, parlez… au nom 
de Dieu, parlez !
Il refusait, répétant les lèvres serrées :
– Non, non, c'est impossible, il est trop tard !
– Mais quel est votre nouveau dessein ? J'ai peur…
– Je ne puis le révéler.
– Au moins jurez que la comtesse…
– Ah ! vous me croyez donc bien lâche ! bondit le jeune homme avec indignation.
Le docteur se rassit comme une masse inerte.
Puis il poussa un long soupir : 

– Alors, tout est perdu !
– Non pas. Tout est sauvé, dit quelqu'un.
Ensemble ils se retournèrent, anéantis, vers 
celui qui venait d'entrer.
C'était l'amiral de 
Kerseneur, méconnaissable, tenant par la main 
l'institutrice.
Il s'avança vers Gaston et, terrible :
– Toi, je t'écraserai, vipère.
À ces mots, Jeanne tomba en syncope.

……………………………………

Tante Génie avait lu ces lignes d'une voix enrouée et sifflante. Elle s'arrêta, puis, s'adressant à Lydie qu'elle tenait depuis trois quarts d'heure enchaînée, lui infligeant la troisième 
et dernière partie du Repentir de Céline.

– Comment trouves-tu cette fin ?

– Très belle, très neuve, ma tante.

Mme Tremblay levait et abaissait son pied 
comme si elle battait la mesure.

– Tu peux dire aussi : dramatique, déclara-t-elle, j'ai ça pour moi, le drame ! Il n'y a pas besoin de lire une page entière de mes 
livres pour me reconnaître… En trois phrases 
on est fixé… J'ai ma formule, mon style, mon 
dialogue surtout… Je suis moi… je suis Castelpreux. Et c'est beaucoup, vois-tu, que d'être 
originale, de ne marcher dans les jupons de 
personne.

Elle plongea dans une rêverie parlée, s'exprimant par mots isolés qui se détachaient doucement l'un après l'autre, dans la paix de cet accablant après-midi.

Sur sa table s'étalaient des cahiers de 
papier écolier, cousus de faveurs bleues 
et roses comme des analyses de catéchisme 
de persévérance, tout proche d'un lourd encrier de bronze hérissé de plumes d'oie. De 
nombreux feuillets çà et là traînaient, portant écrits en ronde et soulignés de plusieurs 
barres : Plan… Intrigue… Épilogue… Des 
parcelles de pains à cacheter rouges et lilas 
s'étaient mêlées à une de ses papillottes grises. 
Et la main posée à plat sur ses manuscrits, 
avec solennité, comme si elle allait prêter serment sur une Bible, elle prononça : 


– J'ai mis là dedans le meilleur de moi-même.

Aussitôt elle ajouta :

– Je pense que la Revue jaune en sera 
contente.

S'étant levée, elle retira ses gants de Suède avec lesquels elle avait coutume de travailler, 
et mit à l'abri ses romans dans les tiroirs d'un 
immense secrétaire Louis XV dont elle cacha 
la clef derrière la pendule. Puis elle s'empara d'un mantelet et proposa : « Allons faire un 
tour de jardin… Ma tête éclate. » Lydie 
accepta.

Elles descendirent, suivies de Bouricbe, un 
vieux dévouement, une chienne noire très âgée 
qu'on tolérait encore dans les couloirs du château, à cause qu'elle était autrefois la bête 
favorite de Mme de Montauran.

Tout le jour on la rencontrait, grimpant les 
escaliers, frôlant de sa maigre échine les 
plinthes des corridors, ouvrant la mâchoire 
toute grande, et toussant, pareille à un animal triste, usé à force d'avoir trop aimé, trop obéi, 
trop léché. La nuit, elle allait s'allonger sur le 
seuil de la chambre qu'habitait autrefois sa 
maîtresse avant de mourir, et dormait en 
travers de la porte, ronflant comme un chasseur. Chaque fois que tante Génie, au cours d'une situation tragique, avait besoin d'un 
chien dévoué pour jouer un rôle providentiel, 
dénoncer un assassin, repêcher un enfant… 
jamais elle ne manquait de prendre Bouriche. 
Dans trois ouvrages différents il lui avait servi 
de modèle.

Au moment où Lydie et sa tante s'apprêtaient à sortir, un valet de chambre apporta 
une dépêche. Avec précipitation elles l'ouvrirent, devinant : « Hardy ?… » C'était lui en 
effet. Il annonçait en deux lignes son arrivée 
le soir même, avec André.

Plus de trois semaines il était demeuré 
absent, n'ayant écrit que deux lettres fort 
courtes, la première pour demander qu'on lui envoyât des habits et différents objets qu'il 
avait oubliés dans la hâte du départ ; la seconde, au piqueur adressée, pour recommander qu'on soignât bien les chevaux, et qu'on 
les purgeât promptement, avec un spécial 
post-scriptum à remettre au vétérinaire, M. Tambourin.

Jusqu'au dîner, Lydie, en tablier de linon 
Pompadour, resta chez son frère, préparant 
tout de ses petites mains agiles et savantes.

C'était au second étage une vaste pièce 
gardant imprégnée à ses tentures une âcre 
odeur de tabac et de cuir, avec, aux murs. 
des panoplies de cravaches, de fouets et de 
cannes, et des brides, des mors, des étriers, 
des gourmettes partout accrochés en guise de bibelots. Entre les deux fenêtres s'épanouissait une immense rosace d'un ingénieux arrangement, faite avec trente-deux paires d'éperons ; et des boiseries de sapin ciré s'élevant 
à hauteur d'appui donnaient à cette chambre 
un air de sellerie opulente.

La jeune fille disposait les sièges, les 
canapés de rotin, très coquettement, rangeait 
sur la cheminée les nombreuses photographies se faisant vis-à-vis dans des cadres de toutes dimensions, et plantait dans des potiches 
de Chine et de Delft de grosses pivoines 
lourdes, éclatées de la nuit, royalement 
belles.

En sa pensée, elle ne pouvait s'empêcher 
de comparer le sort de son frère au sien, et, 
sans jalousie, elle restait frappée de leur inégalité. D'un côté, la vie de Paris, tous les 
plaisirs, l'entière liberté, l'argent à pleines 
poches, les fautes à l'avance excusées, le pardon acquis ; de l'autre, la campagne 
mélancolique, les visites aux voisins, les 
mêmes occupations monotones, la solitude 
entre un père aigri et une tante maniaque, 
avec défense d'aimer qui vous aime… Tout pour le fils, l'absent…, et peu de chose pour 
elle, bien peu pour elle qui est toujours là 
obéissante et douce, ne se plaignant jamais, cachant sa peine au fond de son cœur, comme 
une joie non permise. Pourquoi cela ? Pourquoi ? Les autres jeunes filles avaient des amies du même âge, se voyaient, s'embrassaient, se tutoyaient, s'appelaient par leurs 
petits noms, tout bas se contaient leurs 
découragements et leurs espoirs… Elle, 
jamais n'avait eu de compagne ; chaque fois qu'elle avait été sur le point de nouer une 
amitié, des incidents étaient survenus, mille 
obstacles… Les choses ne s'étaient point arrangées…

Et pourtant, qu'elle eût été heureuse, mon 
Dieu, de chérir quelque fillette qui aurait été 
un peu sa sœur, et qui serait venue souvent la 
voir à Montauran, une gentille et tendre amie 
à laquelle on dit tout, comme au confesseur 
en surplis qui chuchote. Les longues promenades, les lointaines expéditions tout au bout, 
tout au bout du parc, l'une l'autre enlacées, se 
tenant à la taille ! Et puis elles auraient joué 
du Schubert à quatre mains, sans compter les 
courses folles à cheval, toutes deux selle à 
selle, ou bien se dépassant, se rattrapant sur 
leurs bêtes agiles. Enfin !…

Vers neuf heures, comme Lydie et sa tante, 
assises dehors, goûtaient sans mot dire la douceur assoupissante du soir, un bruit de grelots éclata, et deux lumières rondes tout à 
coup jaillirent, ainsi que des fanaux, parmi 
les troncs d'arbres. La voiture s'arrêta, des silhouettes noires en descendirent, et des paroles très brèves s'échangèrent dans l'ombre :

– Vous voilà ?… – Bonjour ma tante… – 
Lydie ! – André !… tandis que bruyamment 
soufflaient les postières, ne tenant pas en place, hennissant à l'écurie.

Le colonel déclara :

– Rudes trotteurs ! Ils nous ont amenés en trente minutes… Pas même…

On passa au salon, puis à la salle à manger 
où une collation avait été préparée. M. de 
Montauran, qui buvait son thé avec lenteur, espaçant les gorgées, posa sa tasse et désignant André, d'un ton moitié bonhomme, 
moitié grondeur :

– J'ai ramené ce monsieur… il restera 
maintenant avec nous. Si la nostalgie 
du baccarat l'empoigne, il taillera une banque 
avec sa sœur qui le fera sauter !

Avec un rire contraint le jeune homme répliqua :

– Que non ! C'est moi qui prendrai une 
chouette à l'écarté contre vous deux…

Il se reprit :

– Contre vous trois, car vous en serez 
aussi, ma tante ?

Mme Tremblay agita la, tête négativement, avec vigueur :

– Rien du tout, mon pauvre ami, j'ai 
mieux à taire que de me livrer aux jeux de 
hasard… J'ai ça…

Et de son doigt fluet, elle se touchait le 
front, siège de la pensée.

Au bout de quelques minutes, le dialogue tomba. Chacun s'isolait, absorbé en ses préoccupations, silencieux ainsi qu'à la table d'autrui, et jamais l'on n'eût dit le père, la 
tante, les enfants, réunis sous la lampe 
après une séparation. André sifflait un air de 
chasse.

Puis, dix heures ayant sonné à l'horloge 
d'une pièce voisine, on se leva pour se diriger vers le vestlbule où l'on se quitta sur 
des bonsoirs distraits et de molles embrassades.

La première, tante Génie disparut, tenant haut son bougeoir, à poing fermé, redressée 
en une altitude de camerera major qui s'achemine au petit coucher de la princesse. Le colonel la suivit de près, comme harassé, traînant la jambe, l'œil à terre sur les fleurs du tapis. Lydie et André restèrent seuls, l'un en 
face de l'autre, se contemplant, sourire au visage, se retrouvant frère et sœur, quoique changés et grandis. Un affectueux instinct les rapprocha et ils s'embrassèrent longuement.

Puis André proposa :

– Veux-tu venir dans ma chambre, nous 
causerons, moi je n'ai pas envie de dormir…

– Oui, monsieur.

Et elle bondit, gravissant deux marches à 
la fois, s'écriant par espièglerie :

– Tu ne m'attraperas pas… Nicolas !

Il s'élança à sa poursuite à travers l'escalier. On entendait, de plus en plus lointain à mesure qu'ils montaient, le tapage de leur 
escalade ; et les domestiques, vieillis dans la 
maison, avaient, au spectacle de cette gaieté inaccoutumée, des sourires de parents de province.

Dès qu'ils furent entrés dans la chambre, André tourna la clef dans la serrure, et dit : 


– Nous voilà chez nous.

Sa belle humeur d'un instant disparut tout 
à coup, et sa parole, son geste même, avaient 
maintenant je ne sais quoi de maussade et de 
rogue qui était de son père. Ayant allumé 
deux bougies, il choisit un cigare qu'il embrasa savamment. Puis, il arpenta la pièce à 
pas lents.

C'était un grand garçon pâle et blondin, 
poussé tout d'un coup en une année de croissance désordonnée. D'une élégance féminine, il avait, répandu en toute sa personne, un joli 
air de fatigue très distingué, je ne sais quel aristocratique épuisement qu'il exagérait encore. Ses yeux, d'un bleu sombre s'aggravant 
de noir, effleuraient indifféremment toutes choses de vagues regards déjà blasés, et avec son visage imberbe aux tempes maladives, 
son cou menu, sa lèvre violette et rassasiée, 
ses membres trop longs, il semblait vraiment un vieil adolescent, un enfant mûr, une conserve de jeune homme, un être sans âge, entre 
dix-huit et cinquante ans.

Lydie présentait un saisissant et radieux 
contraste avec son frère par la grâce printanière et l'enchantement de sa beauté, Cependant, au lieu d'être atteint par ce contraste, 
le jeune homme, la plupart du temps, en bénéficiait, illuminé, transfiguré de cet éclat que 
Lydie jetait autour d'elle par sa seule présence.

André, le premier, prit la parole :

– Quoi de neuf ici, depuis seize mois que 
je n'y suis venu ?

En quelques mots elle le mit au courant.

La vie, depuis son départ, avait coulé toute 
pareille. On avait reçu des visites que l'on 
avait rendues. Promenades à pied, à cheval, en voiture. Une fois par semaine, environ, 
passé la journée à Tours. Le dimanche, la messe à Vouvray. Tante écrivait toujours 
pour de douces Revues. La jument Bonne-Amie avait eu des tranchées en avril, et un 
matin, on l'avait trouvée morte dans sa stalle. 
Pauvre bête ! Et. puis un tas d'autres petites 
choses très ordinaires qu'elle se remémorait 
au fur et à mesure, tandis qu'il l'écoutait, renversé dans un fauteuil de paille à bascule, 
soufflant au plafond des colonnes de fumée.

Il soupira :

– Eh bien ! ça va être gai, cette vie-là ! Moi 
qui m'amusais tant à Paris… Oh ! que je m'amusais !

Elle lui répliqua avec vivacité :

– Le beau malheur ! Tu te feras une raison, comme moi.

– Je te conseille de parler, reprit-il, tu 
n'es pas à plaindre. Tu te marieras un de ces 
jours et tu nous tireras ta révérence. Et puis 
je resterai ici à aligner des réussites avec tante 
pour savoir si le Magasin des Familles prendra ou ne prendra pas notre roman… Miséricorde ! Ah ! les jeunes filles, êtes-vous heureuses !… 


Elle hochait la tête, grave, avec, sur le visage, une expression de malice et de pitié.

André continuait, croisant et décroisant ses 
jambes :

– Tu fais de papa tout ce que tu veux. Est-ce vrai ? Il ne jure que par toi. Tu ne peux pas 
dire un mot, former un souhait sans que tout 
de suite il ne se précipite au-devant de ton 
désir… Cristi ! oui, je voudrais être à ta 
place… au lieu d'être traité en enfant… à mon âge… dans ma vingtième année ! C'est humiliant… Je ne suis pas jaloux, tu le sais ; mais, au fond, tu as toujours été la préférée.

La préférée ! Lydie souriait tristement. Lui, 
coup sur coup aspirait son cigare ; d'une voix 
basse, pâmé dans une sorte d'attendrissement rétrospectif, il redit encore :

– Ah ! là-là-là-là ! Que je me suis tout de 
même donné de bon temps… Seigneur !

Au delà des fenêtres, béantes sur la nuit, 
la campagne noire se distinguait à peine, 
ainsi qu'un ténébreux pays plein d'embûches, avec des arbres, debout çà et là, immobiles 
et l'arme au bras, pareils à de spectrales sentinelles avancées. Fermement décidée à ne 
plus se montrer, la lune s'était retirée derrière ses rideaux de nuages. André vint s'accouder au balcon près de sa sœur qui contemplait le ciel, cherchant les rares étoiles oubliées 
par l'invisible et mystérieuse main qui les 
glane.

Et, une demie ayant tinté, le jeune homme 
déclara avec humeur :

– Non ! ça n'a pas de bon sens de se coucher comme les poules… Qu'elle existence ! 
Je ne suis arrivé que de ce soir et je m'assomme déjà !

Il ajouta :

– Si encore j'avais des amis, des camarades, comme en ont entre elles les jeunes filles ; 
mais rien… pas de jeunes gens dans ce sacré pays !

Tendrement, elle le réconfortait :

– Tu exagères, André, M. de Sampercbe 
est fort bien…

– Il me rase.

– Ces messieurs Louvetain…

– Trop à la pause. Depuis qu'ils ont eu des chevaux tués à leur place pendant la guerre…

– Soit. M. des Tacots…

– Bête à crier : au secours !

– Jacques de Pugues…

– Toujours absent, en voyage…

Elle s'arrêta, hésitante. Puis, comprimant 
les battements de son cœur, avec l'angoisse que son frère ne vît la rougeur qui lui montait 
aux joues, elle prononça d'un air détaché :

– Tiens ? Il y a parmi nos voisins un jeune 
homme… un jeune homme…

Il secouait la tête avec un ricanement mauvais :

– Oui, eh bien, je ne serais pas fâché de le 
connaître. C'est ?

– M. Maurice Bradier. 


Alors il éclata :

– Le petit Bradier ! tu te moques de moi, ma 
parole ! Il ne connaît rien de rien !…

Et scandant ses mots, syllabe par syllabe :

– Il n'a ja-mais-vu-jou-er Sarah ! Il l'a avoué devant moi.

Il s'échauffait, il allait continuer, quand, 
ayant regardé autour de lui, il s'aperçut avec 
stupéfaction qu'il était seul. Brusquement, 
sans lui dire bonsoir, sa sœur l'avait quitté.


VI

Aussi paisibles, aussi monotones que par le 
passé, les mois d'été s'écoulèrent, très chauds, 
sans événements. Une fois, le baron de Terrassier fut convié à déjeuner ; d'autre part, 
quelques châtelains des environs, les de Champmarin, le comte de Rétivoux, les dames Lévesque firent à Montauran de courtes apparitions habillées. On se sépara avec la promesse 
de se revoir avant la fin de la saison. Et chacun resta chez soi.

Maintenant le château se renfrognait, morose 
et songeur ; ses tourelles avaient une pensive 
expression, un peu triste, et derrière les persiennes closes, les hautes fenêtres des appartements inhabités ne miroitaient plus à l 'incendie du couchant.

Dans les salons de réception presque 
toujours fermés, les sièges Louis XIV à 
dossier monumental semblaient – recouverts de leurs housses de toile – des malades, des 
vieux en peignoir ; les candélabres et les girandoles ne portaient plus de bougies plantées dans 
leurs tulipes de bronze ; le lustre pendait, 
enveloppé d'une mousseline glacée, on eût dit 
un cadavre. Avec mélancolie l'escalier déroulait sa rampe de fer ouvragé, ainsi que la spirale de ses marches de pierre. Interminables 
comme les heures, les couloirs se prolongeaient, 
s'enfonçaient, tournaient, déserts et sonores. Montauran n'avait plus cette superbe tenue, 
cette mine hautaine des précédentes années, quand la foule brillante peuplait cinq mois durant ses cinquante-deux chambres, et que le cotillon se dansait le soir sur la pelouse, 
tandis que les bons fusils, dans un coin du parc, tiraient au pigeon à la lueur d'un grand feu de la Saint-Jean qui éclairait au loin toute la 
campagne, les coteaux, et la Cisse, déroulant 
parmi les peupliers ses flots d'argent vert.

Aujourd'hui la belle demeure à peine entretenue patientait avec un air de résignation, 
semblait pressentir des catastrophes inévitables, pas bien éloignées.

André, le premier, devina la situation. Il 
l'expliqua un matin à sa sœur :

– Tu sais, je crois que ça ne va guère ici…
En même temps, il faisait avec le pouce et les 
deux premiers doigts le geste qu'on a pour lâcher à regret, une à une, des pièces d'or.

À ces mots, Lydie devint toute blanche, de 
saisissement d'abord, se croyant déjà face à 
face avec la pauvreté, de joie ensuite, à la pensée que peut-être elle allait avoir ce bonheur : devenir moins riche… qu'on ne pourrait 
plus refuser de les marier !… Ayant songé alors 
à son père, à son frère et à sa tante, que ce 
coup allait frapper, et cruellement ! elle se reprochait comme un manque de cœur cette joie 
irrésistible, qui sur-le-champ l'avait envahie. 
Mais, malgré tout, elle s'y abandonnait avec 
ravissement, reprise de confiance en l'avenir, 
et se croyant à la veille de son bonheur.

André continuait :

– Oui, père depuis plusieurs jours a une 
figure préoccupée. Il a reçu beaucoup de lettres… il y a de la lumière chez lui très tard. Pas 
bon signe, tout cela !

Timide et anxieuse, elle lui demanda :

– Mais que crois-tu qu'il puisse arriver ?

– Je ne sais pas. Un tas d'affaires…

Alors, lentement, il commença, d'un ton 
positif de boursier qui a pénétré la vie, son 
côté pratique et douloureux, ses quotidiennes exigences :

– L'argent, l'argent, vois-tu, petite sœur, il 
n'y a que l'argent ! Très joli, la santé, le plaisir, 
l'amour, la gloire et son train ! Beau, la noblesse… une couronne au fond de son chapeau ! Sans argent… flûte ! Et puisque nous en sommes là, un conseil : Épouse un monsieur calé, tu m'entends ? très calé. Quand on a le sac, 
on est rudement trapu dans la vie.

Elle l'écoutait avec indifférence, ne comprenant pas, le cœur froid. En elle-même 
elle souriait à son fiancé, elle lui disait :

« Mon pauvre Maurice, tu n'as pas le sac, 
tu n'es pas trapu dans la vie, toi… ; mais je 
t 'aime mieux ainsi, je t'aime mieux !

– Enfin ! pensa-t-elle tout haut, à t'entendre 
on croirait que nous sommes réduits à la mendicité ?

– Assurément non, reprit-il, nous aurons 
toujours de l'argent, mais nous avons eu mieux 
que cela…

– Quoi ?

– De la fortune.

Dans la même semaine, un monsieur décoré, 
à favoris, vêtu de drap noir, une cravate de 
batiste blanche au col, arriva au château. Il y déjeuna avec un appétit manifeste et, aussitôt 
après le café, passa dans la chambre du colonel. À cinq heures du soir il était toujours 
là.

André, qui rôdait dans les pièces voisines, 
était venu à plusieurs reprises coller son oreille 
à la fente de la porte, s'efforçant de saisir quelques phrases du mystérieux entretien. 
Mais on parlait bas, il ne put rien entendre. Une seule fois, il crut reconnaitre la voix de son 
père, âpre et tremblante : « Puisqu'il le faut… 
puisqu'il le faut… »

Le monsieur rasé dîna, puis repartit serrant 
sous son bras une ample serviette de maroquin très rebondie, sanglée d'une courroie.

Quarante-huit heures après il revint, accompagné d'autres personnes apportant avec eux 
une odeur d'étude. De longues conversations 
furent de nouveau tenues en lieu clos.

Lydie et André, de plus en plus intrigués, 
observaient, n'osant interroger leur père. Seule Mme Tremblay semblait ne rien remarquer, n'apparaissant qu'aux heures des repas, furieuse d'être dérangée en plein duel ou au 
beau milieu d'un rapt, irritée chaque matin de ce coup de cloche railleur qui l'appelait à table juste au moment où elle était lancée, où « ça venait ».

Durant certaines crises de travail acharné, 
elle ne prenait même pas la peine de descendre. 
On lui montait son déjeuner dans l'oratoire au 
plafond bleu-gendarme : deux œufs cocotte, une tranche d'agneau, avec un verre de bourgogne 
et un petit pain mignon, un déjeuner de bas-bleu, frugal et léger, qu'en un quart d'heure 
elle expédiait, sur le coin de son bureau, et 
qui ne laissait pas de miettes.

Le surlendemain, tandis qu'il se promenait 
sur la terrasse avec sa sœur et ses enfants, le colonel, après un long silence, prenant soudain 
la parole, leur asséna la mauvaise nouvelle, 
sans préparation, comme un coup de sabre :

– Vous voyez Montauran ? – de son bras 
étendu il indiquait le château – Eh bien, il 
est en vente à partir d'aujourd'hui… On peut 
l'acheter… c'est à vendre. Et voilà !

André eut un cri d'enfant jailli du cœur :

– Comment ! papa, tu vends chez nous !

Lydie, la face toute pâle, s'était récriée 
aussitôt :

– Vendre Montauran ! Vendre Montauran ! 


Mme Tremblay, tragique, les yeux larges ouverts, demeurait pétrifiée, comprenant mal, regardant tour à tour son frère, son neveu, sa 
nièce, bégayant :

– Qui ? quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit ? parlé 
de vendre… Qu'est-ce que c'est que tout ça ?

Debout, le dos appuyé à une balustrade de 
pierre, et les mains abandonnées le long des 
cuisses, le colonel hochait la tête, avec cette grimace douloureuse qu'on a pour avaler un 
remède amer, qui passe difficilement. Il ne dit 
rien pendant quelques secondes, soupirant à pleins poumons, puis commanda aux enfants :

– Laissez-nous seuls, j'ai à parler à votre 
tante.

Ils s'éloignèrent dans la direction du parc, 
allant l'un près de l'autre, muets. Et quand 
ils eurent fait environ cent mètres, s'étant retournés tous deux ensemble avec la même 
idée, ils s'arrêtèrent, considérant leur père et 
leur tante sur la terrasse.

Ceux-ci, petits, réduits de moitié, faisaient 
un pas, un autre, stationnaient, puis repartaient 
sur-le-champ. Leurs silhouettes se découpaient 
sur Je ciel clair, orangé. Le colonel ouvrait les bras, les laissait retomber, se prenait le front dans les paumes, et sa sœur joignait les mains, 
ne le regardant pas, s'avançant droit devant 
elle, le dépassant, laissant traîner à terre, sur 
le sable, son écharpe de couleur Ispahan qui, 
d'une de ses épaules pointues, avait glissé.

Vendre Montauran ! Ainsi on en était là.l Ce 
sacrilège devenait nécessaire, inévitable, Ce vieux, ce beau, ce bon château de famille, qu'on se transmettait depuis si longtemps de 
père en fils, qui avait sa petite histoire, ses 
papiers, de glorieux parchemins avec des cachets de cire et des sceaux de plomb pendant 
à des rubans de soie fanée, il allait passer en 
d'autres mains ! El quelles mains ? personne 
ne pouvait le savoir.

D'autres viendraient qui seraient chez 
eux à Montauran, là où les de Montauran 
ne seraient plus que des étrangers, les 
premiers venus… Et ces gens-là disposeraient des murs à leur gré, planteraient des 
clous, renverseraient les tourelles si les tourelles leur déplaisaient, saccageraient le parc, couperaient les arbres (vous verrez qu'ils les 
couperont, les Vandales !), chasseraient le jardinier Branchu qui pourtant n'en avait plus 
pour bien longtemps à bêcher et à arroser, 
tant il était vieux… Oui, tout cela arriverait ! 
Un jour ils descendraient d'un grand omnibus à grelots, heureux et insolents, ces propriétaires 
inconnus, et sur-le-champ l'on serait forcé de 
leur donner toutes les clefs. Tandis qu 'ils entreraient par une porte, eux sortiraient par 
l'autre. Et puis cc serait fini…

Finis pour toujours les souvenirs d'enfance, 
la pièce d'eau où Lydie apprit à nager, toute 
gamine, parmi les nénuphars qui la frôlaient, 
sa chambre de jeune fille, aux murs tendus de 
roses bergeries, la source près de laquelle 
tant de fois elle a murmuré le nom de Maurice ; 
finie l'alcôve où pauvre petite mère est morte… 
À présent on n'entrera plus jamais à Montauran. On ne le verra plus que de loin en loin, du 
wagon, comme tout le monde, quand la nécessité d'un voyage amènera l'un d'eux sur la 
ligne d'Orléans !

Et quel crève-cœur ce sera alors pour lui 
que d'apercevoir par la portière les toits pointus 
piqués de leurs sveltes girouettes s'échappant 
là-haut d'une masse épaisse de verdure, puis, 
au tournant, le château tout entier surgissant 
soudain du coteau avec la belle couleur de ses 
murailles, ses fenêtres, ses plaques de lierre… Un brusque rideau d'arbres, et tout disparaîtra. 
Certes, cette minute-là… oh !… sera une bien 
douloureuse minute. Et si quelqu'un, parmi 
ses voisins de route, lui demande : « À qui 
appartient cette terre ? » jamais il n'aura le 
courage de répondre, sa voix tremblante pourrait trahir l'émotion qui l'agite. Non, il dira : « J'ignore, monsieur, c'est un château… Je ne 
suis pas du pays… » Et, se rejetant dans son 
coin, il fera semblant de dormir.

En proie à ces pensées, Lydie et son frère 
étaient restés côte à côte, regardant toujours 
le colonel et Mme Tremblay poursuivre leur promenade lente avec les mêmes gestes d'abattement.

– Qu'est-ce qu'ils peuvent dire ? prononça la jeune fille inquiète… Je voudrais les entendre.

– Ça n 'est pas difficile à deviner, reprit 
André, père explique à tante la situation… 
comment aujourd'hui il se trouve forcé… Rappelle-toi ce que je te disais le soir de mon 
arrivée ? L'argent ! l'argent ! Tu vois si je tombais juste !…

Elle déclara, le regard perdu :

– Oui, c'est effrayant. Puis avec vivacité : Mais à présent, où allons-nous habiter ?

Il la rassura : – Nous ne sommes pas encore 
partis ! Il faut d'abord poser des affiches, lancer des annonces dans les journaux… faire 
de la publicité, et puis… et puis… trouver 
acquéreur. Jusque-Ià, nous continuerons à vivre 
ici comme par le passé. D'ailleurs, ne vois pas les choses pires qu'elles le sont… Montauran 
est devenu un peu lourd, on le liquide… ce 
qui ne veut pas dire que nous soyons ruinés !… C'est égal, ajouta-t-il en s'adressant au château, je te regretterai plus d'une fois… tu étais 
une chic demeure !

Le soir et les jours qui suivirent, les repas 
furent pénibles et glacés. La conversation mourait à tout instant, plus difficile à ranimer chaque fois. On évitait avec soin d'en parler.

Les domestiques eux-mêmes, qui savaient 
la nouvelle, avaient maintenant sur le visage 
un air de discrétion insupportable, et leur service manquait d'entrain. Le maître d'hôtel 
présentait les viandes sans plaisir.

Calme en apparence, Mme Tremblay ne se 
dlssimulait pas combien il lui serait cruel de 
quitter cette maison où s'étaient acclimatées 
ses manies. À présent, elle restait moins 
longtemps claustrée dans son cabinet. On la 
voyait plus souvent dans le parc, longeant une 
allée, ou bien arpentant les couloirs, traversant une à une les pièces désertes, comme si 
elle cherchait quelqu'un ou quelque chose. 
Elle semblait modérer ses élans et sa fièvre laborieuse, consentir à une flânerie passagère, 
remettant à demain, à plus tard, la besogne 
acharnée.

Chaque jour, en ses allées et venues incessantes, elle opérait des découvertes qui la 
comblaient de joie stupéfaite, d'une joie écarquillée de petite fille fureteuse qui farfouille 
dans un meuble rempli d'affaires… Et elle 
tombait à la renverse d'avoir si longtemps vécu 
dans ce château, sans jamais rien soupçonner 
des agréments et des beautés qui le paraient, 
crevant lss yeux. Où donc avait-elle la tête, 
autrefois ?

C'est ainsi qu'elle fit la trouvaille de la source 
au fond du parc, un endroit délicieux, féerique 
– vrai décor d'opéra ! – Et puis le potager, où jamais elle n'avait voulu se galvauder…
la. vue, qu'elle déclara « unique au monde », la 
serre, pleine de plantes tropicales endormies, 
les fleurs, les arbres, l'herbe… l'herbe verte, 
épaisse… tout cela, pour la première fois elle 
le remarqua en une semaine. Et elle fut émerveillée d'abord, puis aussitôt contristée. Presque 
fâchée même de ne sentir et goûter les charmes 
nouveaux de ce beau lieu qu'au moment où il allait falloir pour toujours s'en éloigner !

– J'étais si bien à mon aise ici pour penser et concevoir en repos, songeait-elle. J'avais 
mes habitudes, ma petite installation… Jamais 
je ne retrouverai cela…

Elle s'ouvrit de ses anxiétés à Lydie, qui 
vainement tenta de la remonter. La jeune 
fille avait beau lui garantir :

– Vous travaillerez partout, douée comme 
vous l'êtes, ma tante… Vous écririez un chef-d'œuvre dans une mansarde !

Mme Tremblay, de la main, faisait :

– Non, non ! mon enfant, détrompe-toi ! je 
ne l'écrirais pas. L'Inspiration ne descend, 
vois-tu, que sur les autels ornés pour la recevoir. Ici, elle accourait à ma première 
invocation… Viendra-t-elle ailleurs ? j'en 
doute !

Elle continuait :

– Moi qu'un rien trouble et déconcerte… 
un papier différent de celui que j'emploie d'ordinaire, un nouveau porte-plume, le tic tac de la pendule, les battements de mon cœur… 
tu comprends que je n'ai pas tout à fait tort de 
m'alarmer…

Puis elle s'éloignait, très affectée, s'exposant à elle-même ses appréhensions, à demi-voix, l'air un peu d'une folle inoffensive. Et des mots entrecoupés se détachaient : « Écrivain…conscience… noble carrière… »

Rapidement, la nouvelle que Montauran 
était en vente se répandit dans le pays, commentée par tous les voisins, et jusque par les 
châtelains des départements limitrophes.

Indépendamment des annonces insérées à la 
quatrième page des grands journaux de Paris, 
de vastes affiches de toutes couleurs, rose, jaune, 
bleu, avaient été placardées à Tours et dans 
les villes environnantes, rédigées selon l'usage : 
 « À vendre à l'amiable, château de Montauran 
comprenant bois, vignes, hautes futaies…, 
etc., etc. »

Dès lors, les amis ne cessèrent d'affluer, 
et les appartements, réveillés, reprirent un 
peu de leur ancien éclat. Tous, intimes ou 
simples connaissances, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, s'écriaient en descendant 
de voiture, d'un ton de reproche :

– Qu'est-ce que j'apprends ? Vous voulez 
nous quitter ? En voilà une affaire !

Et sur une réponse afflrmative, ils s'étonnaient encore :

– Vrai de vrai ? Ça n'est pas sérieux… 
vous réfléchirez… Vous ne ferez pas cette 
faute.

Comme s'ils s'attendaient à ce que le colonel, tout d'un coup, la face joviale, leur déclarât :

– Ma foi, oui, vous avez raison… je change 
d'avis.

Dans le salon d'honneur, on se toisait les 
uns les autres avec des mines gênées, des 
gestes roides ; et il y avait de brusques silences, des silences sans fond, au milieu desquels une personne, tranquillement, prononçait :

– Cela dépend des natures, mais moi je 
sens que je ne pourrais jamais quitter un endroit où j'aurais vécu…

À écouter les appréciations générales, on 
eût cru que les malheureuses gens vendaient 
leur château par plaisir… un caprice… une lubie… En prenant congé, les messieurs 
protestaient :

– Bah ! ça n'est pas encore fait… Nous 
ne vous disons pas adieu…

Les suprêmes poignées de main s'échangeaient par-dessus les glaces à demi baissées 
des landaus.

Ce fut ainsi pendant un mois. Le baron de 
Terrassier vint un après-midi, accompagné de 
sa femme qui ne se montrait que deux ou trois 
fois l'an, farouche comme une vieille biche, 
passant sa vie sur des sofas, grisée d'eau de 
rose, dans ses appartements aux persiennes 
toujours rabattues, mystérieux et frais comme 
les harems sur le Bosphore. On reparla des collections.

Il avait fait des remaniements, changé 
de place des poteries mexicaines qui étaient 
complètement sacrifiées et qu'on voyait mal. À présent cela n'était pas comparable. Et lui aussi, comme les autres, dit en partant : 
– Ta, ta, ta ! vous reviendrez sur cette 
décision… Tout s'arrangera.

Enlin, les de Montauran goûtèrent quelques 
instants de répit, et pendant une quinzaine, 
ce fut un grand calme, savouré ainsi qu'une 
convalescence.

Puis, commença la série des personnes qui demandaient à visiter.

C'était M. Guérin, le valet de chambre, qui les accueillait et qui les promenait à travers le 
château. Parfois, André ou Lydie paraissaient… jamais le colonel et sa sœur ne bougeaient de leur chambre.

Pas de jour où une famille au moins ne se présentât. D'une patience héroïque, M. Guérin 
les pilotait partout avec aménité. Il y en 
avait de toutes les sortes et de toutes les 
classes : des gens du monde, des commerçants, des bourgeois, et puis aussi des demi-messieurs, un peu communs, mal accoutrés, qu'on eût juré n'avoir pas six sous 
dans leur poche et qui parlaient de cent mille francs comme d'une chose naturelle.

À tout instant ils posaient des questions, 
infligeaient un interrogatoire, ayant la crainte 
manifeste qu'on ne s'appliquât à les duper. 
Les femmes renchérissaient, intolérablement 
minutieuses, voulant tout voir, se rendre 
compte, s'attardant à l'office, discutant le calorifère, blâmant ou approuvant. les cuisines. 
Les hommes bien, eux, ne s'intéressaient 
qu'aux écuries.

À travers les appartements, les visiteurs 
souvent s'arrêtaient dans les coins, se chuchotaient à l'oreille ; assez haut, une voix répondait : Parbleu ! et l'on passait dans la 
pièce suivante. Certains, esprits précautionnés, 
tiraient de leurs poches un mètre, mesuraient, puis, la lèvre mordue, s'abîmaient dans un 
calcul mental. Les autres, moins avisés, 
essayaient de s'en tirer avec leurs cannes… 
Et des exclamations retentissaient :

— Huit cannes le grand panneau… Trois 
cannes et demie de moins que tout à l'heure… 
Deux cannes de plus qu'au petit salon !

C'était aussi, en face d'un mur longuement 
toisé, des hochements de tête suivis de cette 
constatation douloureuse : « Jamais le grand 
meuble ne tiendra ! »

En de beaux gestes larges, tranquillement destructeurs, des bras s'agitaient, 
faisant le simulacre d'abattre et de raser ; 
des projets étaient énoncés : « Convertir le 
premier en galerie… supprimer ceci… changer cela… » Les bouleversements de fond en comble allaient leur train ; et même ceux qui 
se taisaient avaient d'inquiétants regards, gros 
de sérieuses modifications.

Rien de plus pénible pour le colonel que 
ces longues visites domiciliaires dont l'écho 
lui arrivait parfois, quelque soin qu'il prît de 
les fuir. Elles l'irritaient et l'humiliaient ainsi 
que des perquisitions.

Par curiosité, les premiers temps, il avait 
écouté d'une pièce voisine, voulant surprendre 
les appréciations et les jugements ; mais il y 
avait aussitôt renoncé, confondu, exaspéré du 
paisible sans-gêne avec lequel ces inconnus, débarqués d'un quart d'heure à Montauran, désaffectaient chambres et salons, se croyant 
déjà chez eux : « Ici nous mettons le lit de 
Georges… à côté, ton oncle Bertrand… plus loin votre grand-père… nous condamnons 
cette porte… on en perce une autre, là… » 
Ils s'installaient. Et de jour en jour, d'heure 
en heure, de minute en minute, le colonel 
sentait son château, son bien lui échapper, 
lui glisser des doigts, cesser déjà d 'être complètement et absolument à lui, quoiqu'il n'appartînt encore à personne autre. Par instants, 
des envies féroces I'envahissaient de jeter tout 
ce monde à la porte, et quand, par hasard, il 
croisait le groupe détesté, sur un palier, au 
tournant d'une galerie, roide, il se hâtait, 
avec un petit coup de menton dans le faux-col 
qui pouvait, à la rigueur, passer pour un 
salut.

Mme Tremblay ne faisait pas de fameuse besogne. Lydie et André vivaient en camarades, l'un chez l'autre, ou bien partis à cheval 
pour la journée. Leur père les accompagnait quelquefois, ayant toujours son même air 
ennuyé, un peu hautain.

Août, septembre s'écoulèrent ainsi, sans autre distraction que la courte présence de plusieurs amis du colonel qui vinrent pour une quinzaine au château, comme ils avaient coutume chaque année, puis repartirent.

Ils étaient trois, tous trois vieux garçons, anciens militaires, avec de blancs sourcils 
touffus comme des moustaches, et du ruban rouge au revers de leur antique redingote. Ils 
parlaient d'une voix rude et cassée.

Après le dîner, à cheval sur des chaises, 
ils fumaient des pipes qui n'en finissaient 
pas, tout en remuant du passé, – comme 
on secoue de vieux unilormes -– des 
souvenirs d'Afrique, des machines de la guerre… reparlant chacun de leur père, de 
leur grand-père, qui étaient morts dans le 
temps, à cette… cette sacrée bataille… Ils se tutoyaient, et ils avaient la tristesse des démissionnaires, des retraités… des plus bons à 
grand'chose, de ceux qui furent…

Montauran n'avait pas encore trouvé d'acquéreur au début de l'automne, plusieurs 
pourparlers avec des Juifs colossalement riches ayant traîné, sans aboutir. Les uns trouvaient 
trop grand, les autres trop petit ; presque 
tous trop cher. Le cononel exigeait cinq 
cent mille comptant, décidé à ne rien rabattre.

Octobre à présent, le jaune et poitrinaire octobre mélancolisait le ciel, les champs, les 
bois, et aussi les pensées, comme les rêves. 
Les arbres avec résignation se dépouillaient, 
sentant bien qu'ils n'étaient pas les plus forts. 
Et lentement les feuilles, très lentement 
volaient, tombaient, une, puis deux, puis dix, 
puis des centaines… cueillies par le souffle 
froid qui vient de l'horizon, où guette l'hiver 
qui s'impatiente. Toujours elles volaient, 
toujours elles tombaient, semblant se détacher 
d'elles-mêmes, sans trop de résistence. Sous les pas elles craquaient sec, ainsi que des 
papiers jaunis, des lettres d'amour, de vieux 
billets doux froissés, jetés au vent et à l'oubli. On voyait plus de ciel à travers les 
branches dévastées

Aux approches du soir la rivière, frissonnante, avait la chair de poule ; et les nuits se 
faisaient longues, piquées d'étoiles ratatinées 
cet pointues qui scintillaient déjà d'un éclat effilé de givre.


VII

– Mademoiselle ! Mademoiselle !

C'était une voix basse et douce qui venait 
de quelque part, tout proche derriëre les 
buissons.

La jeune fille n'entendait pas, plongée en 
une rêverie profonde. Suivant l'étroit sentier 
du grand parc humide, elle s'éloignait, coiffée d'un paillasson gros bleu d'où pendait inerte 
un voile de gaze mêlé à ses flottants cheveux 
qui paraissaient à cette époque d'un blond particulier, automnal, comme s'ils subissaient 
la teinte de la saison maladive. Autour d'elle 
des feuilles mortes allaient et venaient, ainsi que des oiseaux apprivoisés auxquels on émiette 
du pain.

La voix recommença :

— Mademoiselle !… Lydie !…

Brusquement elle se retourna, tout d'une 
pièce.

– Qui m'appelle ?

Et. ses yeux, à droite et à gauche, fouillaient 
le taillis.

Un bruit de branches écartées, un pas 
rapide sur la terre molle, et Maurice était près 
d'elle , tout tremblant, lui parlant vite.

– C'est moi… Maurice. N'ayez pas peur !… un seul instant…

Elle eut une exclamatlon, joyeuse et irritée à la fois. !

– Vous ! vous ici. !

Il comprit sa pensée :

– Ne me grondez pas… C'est mal, je le sais. Mais je voulais vous voir, vous parler… un peu, rien qu'un tout petit…

Il s'était rapproché d'elle, avec des mains 
jointes, crispées, qui disaient la ferveur de sa 
passion, et il la contemplait de près, si près qu'il eût pu la toucher, la saisir, l'emporter… 
et que le voile de gaze, en ce moment soulevé, lui frôlait l'épaule. On n'entendait rien. Rien que le vent dans les arbres, pareil au continu 
murmure de la mer quand elle est calme, si 
poignante à écouter pendant des heures. Et sans cesse, à chaque seconde, une nouvelle feuille dégringolait, inanimée, avec un petit floc très triste.

Par de brûlantes paroles il cherchait à se justifier :

– Oh ! que je suis heureux en cette minute ! 
heureux, heureux ! Vous êtes bonne de rester, 
de ne pas vous enfuir… Oui, j'ai franchi le mur de la route pour arriver jusqu'à vous ! Je 
n'ai pas pu m'en empêcher… Je suis fou. Mais vous ne savez pas tout ? Depuis trois mois, 
plus de dix fois… je suis venu ici.

– Comment ! Vous veniez dans le parc ? Vous m'avez vue ?

– Bien souvent. Mais toujours j'ai respecté 
votre rêverie, votre promenade solitaire… Je 
vous ai vue dans ces allées, près de la source… 
Comme je vous regardais ! sans pouvoir détacher mes yeux de vou… je vous envoyais avec mes mains des baisers… Et puis je me sauvais 
en courant, je rentrais avec la fièvre, et je vous 
aimais davantage…

Il se tut. Un silence régna.

– Vous me pardonnez ? implora-t-il.

Elle lui fit signe que non. Mais ses yeux 
gris, brillants, la démentaient, ses grands yeux 
clairs et pensifs. Une grosse larme tremblait à 
leurs cils, et l'on ne pouvait deviner si c'était le 
froid ou I'émotion qui l'avait amenée au bord 
des paupières.

Lydie eût voulu s'échapper, renvoyer Maurice avec un reproche dur, indigné, et 
pourtant elle demeurait, sans colère, se sachant en pleine sécurité, confiante en elle-même autant qu'en lui. Une mollesse inaccoutumée l'engourdissait, une mollesse de songe, 
si vague et si douce qu'au lieu de s'en défendre
elle s'y abandonnait, ravie.

Délicieusement les aveux du jeune homme 
l'assaillaient, et elle restait debout, immobile, 
les mains posées sur sa• poitrine, comme quand 
on étouffe. Elle ne vivait plus, elle rêvait, n'osant même remuer les lèvres, de peur que 
tout, d'un grand coup d'aile mécontent, ne 
s'envolât.

Bientôt Maurice hasardait un pas… un 
second, et elle marchait à ses côtés par la futaie haute, déserte, éclairée des derniers 
rayons d'un soleil de cuivre qui se couchait 
bien loin, dans une gloire d'hallali.

Sur le ciel – un fameux ciel de chasse, couleur d'habit rouge – les branches par milliers 
s'entrelaçaient, noires, fines comme des aiguilles ; et d'âpres odeurs de pelages, d'herbes 
mouillées et de tanières s'élevaient du sol, 
parfumant le bois frileux. Lydie les aspirait, la 
narine frémissante, les épaules secouées d'un 
très léger frisson. Toujours ils marchaient, enfonçant jusqu'aux chevilles dans les feuilles 
pourries qui alourdissaient leurs jambes, Maurice lui jetant son amour en courtes phrases 
entrecoupées, elle écoutant, muette, glaciale 
en apparence.

Et ils arrivèrent devant un châtaignier 
colossal, plus élevé que tous les autres

Là une tristesse soudaine s'empara d'eux, 
l'angoisse des cœurs trop tendres que le 
présent décourage de l'avenir. Ils furent pendant quelques minutes sans se parler, comme 
déconcertés, gênés tout à coup l'un en face de 
l'autre.

– Quand tout cela finira-t-il ? prononça la jeune fille abattue.

Il se redressa,

– Seriez-vous déjà sans force ? Ne vous rappelez-vous pas notre serment ?

– Mon père ne cédera jamais.

– Jamais, vraiment ?

– Jamais.

– Ayons confiance pourtant… Attendons.

– Attendre quoi ? interrogea douloureusement Lydie, que les mois passent, et les 
années… jusqu'au jour où chacun de notre 
côté…

– Taisez-vous ! n'achevez pas !… s'écria le jeune homme… je n'aurai jamais qu'une 
femme, et ce sera vous, Lydie !

– Non, fit-elle, une autre.

– Si, ce sera vous… je le sens, j'en suis 
sûr… Ce sera vous…

Furtif, le soir commençait à se glisser par les bois qu'il noyait peu à peu d'une ombre 
molle et mystérieuse. À l'horizon, seule, une large flaque de pourpre indiquait la place où 
venait de plonger le soleil ; et le silence les frappa soudain, les arrêta net, surpris en même temps par l'obscurité qui insensiblement croissait. La jeune fille, troublée, se serra tout à coup contre Maurice. Elle s'appuyait à lui, le poussant, disant tout bas :

– Partez… partez… allez-vous-en !

Il résistait :

– Non… tout à l'heure… plus tard…

Au bruit étouffé de leurs voix un merle 
s'élança d'une branche, et disparut avec un 
sifflement de flûte. Une grande paix tombait 
sur la terre, et ils ne trouvaient plus la force 
de se rien dire, étranglés de crainte et de joie. 
Enfin, comme les ténèbres autour d'eux se 
condensaient, Lydie refusa d'aller plus en 
avant :

– Obéissez-moi ! supplia-t-elle… Adieu !

Ils étaient l'un en face de l'autre, seuls 
sous les arbres noirs. Leurs yeux semblaient 
des points brillants. Ils se prirent les mains. En tâtonnant, Maurice l'attira un peu vers lui 
et, comme il était le plus grand, sa tête à elle 
lui arrivait à l'épaule. Ses cheveux, frisés aux tempes et sur le front, bougeaient au passage 
de son haleine ; on eût dit de légères plumes 
blondes. Et il les voyait si proches de sa bouche qu'il ne chassa point la tentation. Très 
ardemment, il baisa ces cheveux fins qui s'enroulèrent à ses lèvres ; et à travers leur soie il sentait battre de fièvre, ainsi qu'un cœur d'oiseau, la brûlante petite tête de la jeune fille.

Leurs voix se firent balbutiantes, égarées… « Vous… tu… Adieu ! Adieu !… »

Puis, après l'arrachement suprême, ils s'enfuirent, chacun de son côté, s'enfoncèrent 
dans la nuit, dans le sombre, poursuivis par 
la plainte obstinée d'un coucou, pareille au 
refrain des horloges de la Forêt Noire…

Ils s'aimaient bien.


VIII

Le colonel, distraitement, parcourait un 
journal, près de sa sœur feuilletant une publication à images : le Sein de la Famille. Lydie regardait à travers la vitre, et c'était un temps 
de spleen, un temps pas gai, le soleil faisant 
veilleuse, se devinant à peine à travers le ciel dépoli.

– Il s'en va, s'écria la jeune fille.

– De qui parles-tu ? demanda Mme Tremblay.

– Du visiteur qui est arrivé tantôt, ma tante…, un M. Gamblard…


– L'ancien couturier ?

– En personne, déclara le colonel, le Gamblard de 1867, des robes de cour de 
l'impératrice… Il est venu de Paris pour voir Montauran… Bien de l'honneur !

– Ah ! fit la vieille dame ; et un silence pénible les envahit, tous trois ayant la même 
pensée douloureuse qui les faisait s'éviter du regard, craignant de se comprendre.

Guérin entrait au même instant. S'adressanr 
au colonel, il s'exprima avec respect :

– C'est 
ce monsieur qui désirerait parler à M. le 
comte… Je lui ai fait observer…

– Mais oui, je suis malade… je suis à la 
chasse… il m'ennuie.

– C'est qu'il insiste pour voir M. le comte.

– Oh ! recevez-le papa, supplia Lydie, je 
suis curieuse de le voir.

Mme Tremblay appuya sa nièce :

– Reçois-le donc, Hardy, tu ne le garderas 
pas longtemps…

– Soit. Qu'il se dépêche…

Et le colonel avec humeur se redressait, 
boutonnant sa redingote.

– Il ne peut donc pas acheter Montauran 
sans me déranger… Qu'il passe chez mon notaire… C'est insupp…

– Chut ! papa… Le voilà !

La porte s'ouvrait aussitôt, et M. Gamblard paraissait.

Un homme de taille moyenne, en irréprochable redingote, avec un pardessus bien jeté sur le bras gauche. Tête assez distinguée 
de viveur qui grisonne de bonne grâce ; 
une barbe légère séparée en deux au petit peigne de poche, frôlant et caressant une cravate molle, d'un lâché très intentionnel. Du linge parfaitement cylindré avec des miroitements d'acier. Aux mains, des gants gris perle à trois boutons, d'un perle tendre… tendre. Devant les femmes il s'inclina : « Madame... Mademoiselle. » Déjà. le colonel, 
qui s'était avancé, lui indiquait un siège.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, et me 
dire…

Mais il ne le laissa pas achever, et l'interrompant du geste :

– Permettez-moi, monsieur, puisque vous 
avez bien voulu me recevoir, de réclamer de 
vous un court entretien, un entretien particulier.

Mme Tremblay et Lydie se levèrent aussitôt.

– Il m'est pénible, continuait M. Gamblard, de chasser ces dames, je pense néanmoins qu'elles voudront bien m'excuser quand M. de Montauran leur aura fait connaître le motif qui me contraint à les prier, respectueusement, de nous laisser seuls…

Le colonel avait rapproché son fauteuil ; il eut un petit salut très sec :

– Je suis à vous.

M. Gamblard parla, les jambes croisées, balançant un pied verni et pointu.

– Je serai bref, je serai clair. J'ai visité le château, il me plaît, et je l'achète. Depuis quelque temps, je souhaitais avoir une habitation dans cette partie de la France, qui en est, comme l'a dit, si je ne me trompe, Alfred de Vigny, le jardin… Celle-ci est en tous points ce qu'il me faut… je sens que j'aurai plaisir à y passer six semaines chaque année… Voilà donc qui est entendu. Maintenant souffrez que je me fasse connaître de vous en quelques mots… J'ai cinquante ans… veuf depuis ma trentième année, seul, sans enfants ni parents… excepté un neveu. J'ai cinq cent mille livres de rente, bien gagnées. Je songe à me remarier, et c'est ici, mon Dieu, que je… c'est vraiment terrible… et je n'ose… J'ai peur que, peut-être… Enfin j'ai l'honneur… l'honneur de vous demander la main de mademoiselle votre…

– Pour qui ? interrogea le colonel dont la voix tremblait.

– Mais… pour moi…

– Je vends mon château, monsieur ; mais ma fille n'est pas par-dessus le marché.

Le colonel s'était levé. Il sonna. Et quand Guérin parut :

– La voiture de monsieur… qui est pressé.

Puis il sortit.

Pâle, M. Gamblard se couvrit et se découvrit coup sur coup, frappant le parquet de sa 
canne. Le valet de chambre se tenait en face 
de lui, impénétrable, n'ayant l'air de rien… Alors, brusquement, l'ancien couturier tira deux louis de sa poche de gilet, et les lui 
mettant dans la main :

– Voilà pour vous.

En même temps son rapide regard le détailla, du col au pantalon, et il conclut à mi-voix :

– Fichue livrée !

 

Lydie, le soir même, en présence de son 
frère et de sa tante, avait été informée de 
l'étrange démarche de M. Gamblard. La surprise la paralysait. Elle éprouvait une sorte de 
crainte mystérieuse, la demande inopinée de 
ce singulier prétendu la troublant ainsi qu'un mauvais présage. Elle y voyait une humiliation pour Maurice. Aux premiers mots 
Mme Tremblay avait poussé des cris.

– C'est du roman, de I'Ohnet en action… Quel chapitre à écrire !

Le colonel, encore mal revenu de sa fureur, de nouveau s'emportait au récit de la scène, 
bousculant les sièges, malmenant tous les obiets à portée de sa main.

– Conçoit-on cet ancien tailleur pour dames, ce vieux beau retiré de la couture (pan ! une chaise poussée du pied) qui, pour avoir pendant vingt ans épinglé des jupons et mesuré des tours de taille (top ! un livre frappé à plat sur la table), se permet de prendre avec moi des airs de gendre !… C'est d'un roide ! – et l'encrier de bronze impétueusement saisi…

– Prenez garde, papa ; vous allez renverser…

– Tu as raison… je ne sais plus ce que je fais…

On lui arrachait l'encrier qu'on plaçait à l'abri, loin, au bout du salon.

Après un instant de calme il reprenait :

– Comme si j'allais donner ma fille à un Gamblard, consentir à ce que Mlle de Montauran s'appelle… Non ! non ! non ! C'est à n'y pas croire. Nous avons eu affaire à un fou… du Charenton tout pur !

Peu à peu sa colère tombait. La fortune du couturier faisait maintenant les frais de la conversation. C'était des millions, et puis encore des millions – nul n'en savait au juste le chiffre. – Il avait son hôtel à Paris, une propriété affreuse et splendide à Saint-Germain, un palais de marbre à Monte-Carlo, et à Trouville, au bord des planches, une habitation monumentale, comme une mairie. Un instant, il s'était donné le luxe d'un yacht sur lequel il avait visité les côtes d'Écosse. Fallait-il qu'il en eût habillé et déshabillé des femmes, de toute sorte et de toute catégorie, des duchesses, des juives, 
des actrices, des jeunes filles, des douairières… 
pour en arriver là ?

– Son triomphe, racontait Mme Tremblay, 
c'était les deuils, les deuils de cour, de grande 
maison. Je me souviens – j'étais jeune à cette 
époque-là – d'une toilette de veuve qu'il 
avait composée en quarante-huit heures pour 
une archiduchesse d'Autriche… Ravissant ! C'est de lui le petit mantelet d'enterrement, 
dentelles et satin, devant froncé, avec des 
manches plates, un mantelet qu'on pouvait 
très bien porter aussi en carême, la Semaine Sainte, pour rendre visite à un évêque… Somme toute, il a eu quelques jolies idées.

Une quinzaine s'écoula sans que le couturier donnât signe de vie. Hésitait-il au dernier moment ? Achetait-il ? N'achetait-il pas ? Sans doute il avait sur le cœur le terrible accueil fait à sa demande.

Mais soudain le notaire, Me Repiquet, informa M. de Montauran que tout était définitivement conclu. M. Gamblard achetait, il avait signé. Il leur laissait tout le délai nécessaire pour opérer le déménagement, jusqu'au printemps prochain s'ils le souhaitaient.

Il fut décidé qu'on demeurerait le gros de l'hiver au château pour partir fin janvier. D'ici 
là le colonel s'occuperait de la nouvelle installation à Paris.

Ils n'étaient pas très d'accord sur le quartier. M. de Montauran penchait pour le faubourg Saint-Germain, Mme Tremblay désirait Passy, Lydie les Champs-Élysées, et son frère 
la place de l'Opéra. On n'était d'ailleurs pas 
forcé de se décider dans les vingt-quatre heures.

Les jours qul suivirent furent tristes, ces 
jours si rapides, les derniers, dans une habitation qu'on est prêt de quitter à jamais. « C'est notre maison, pensaient-ils ; nous mourrons sans y rentrer, bien probablement. » Chacun se rappelait avec un âpre et douloureux plaisir tout ce qui lui était arrivé de bon, d'heureux entre ces murs ; et jusqu'aux chagrins éprouvés sous son toit qui à présent tournaient en presque agréables souvenirs.

Ils se découvraient une sensibilité toute 
neuve qui d'un rien s'impressionnait. Le moindre arbuste, la plus petite pierre leur devenaient chers du jour au lendemain ; même 
l'air froid de la terrasse qu'ils humaient maintenant les paupières tombées, narines frémissantes, avec un voluptueux recueillement, 
comme un bien bon air, et pur, et sain, qu'on 
ne respirerait nulle autre part. Du haut du perron ils contemplaient le panorama, longtemps, pour se le fixer dans l'œil, en entier. 
La vie n'était pas rose ..

Et une chose surtout leur causait une peine ! les affectait plus qu'ils n'auraient su le dire, 
c'était cette espèce d'indifférence soudaine que semblait leur témoigner la maison, cette froideur particulière que savent prendre pour 
nous reprocher notre ingratitude les objets inanimés. Elle avait déjà l'air d'aimer Gamblard 
à qui elle appartenait, et de ne plus connaître 
ceux qu'elle avait abrités durant tant d'années, 
ses maîtres d'autrefois, ses amis d'hier.

Le colonel restait enfermé dans sa chambre, 
au coin du feu, les talons sur les chenets, 
regardant les flammes d'un œil éteint. Sur les cheminées des salons hermétiquement clos 
les pendules empire étaient arrêtées. Plus de 
fleurs dans les jardinières béantes.

Abandonné à lui-même, André parcourait 
le pays à cheval, détalant sur les routes durcies 
par les premiers givres, fatiguant son ennui 
par de rudes trottées, ramenant une bête en 
sueur, les naseaux rouges.

Chaque fois qu'il mettait pied à terre devant 
les communs, il songeait, remontant son étrier 
sous le panneau de la selle : « Encore une promenade de faite. » Et, en dépit du plaisir 
secret que pressentait le jeune homme à la 
perspective d'habiter Paris, il y avait une sorte de regret anticipé dans les claques amicales qu'il distribuait à sa jument, tandis qu'elle 
étirait son encolure longue, secouant ses brides qui claquaient.

Le colonel avait décidé qu'après leur départ 
ils ne garderaient ni chevaux ni voitures.

Lydie, presque toujours seule, jouait du 
Chopin, pendant des heures, assise à son 
piano qui était placé de biais dans un coin sombre du petit salon. Ses mains allaient, 
montaient et descendaient sur le clavier sans 
qu'elle les surveillât, partie très loin, là où son cœur l'emmenait. Et les Nocturnes en mineur 
troublaient seuls le noir silence des après-midi 
de décembre. Parfois elle dévorait des récits de voyage, d'expéditions aventureuses qui sur 
le moment la transportaient, le sang aux 
tempes, puis la faisaient retomber plus cruellement dans la réalité.

Mme Tremblay n'avait rien changé au train ordinaire de sa vie ; néanmoins on la devinait inquiète et fébrile. Elle se réfugiait dans 
le travail, son unique consolation. Un matin 
elle eut une grande joie, une des plus violentes 
de sa carrière.

Une dame de Grenoble, une inconnue, qui 
venait d'achever la lecture d'un petit roman 
signé d'elle autrefois, paru dans le Passe-Temps, lui écrivit pour la complimenter. Et ce 
qui combla d'allégresse tante Génie, ce fut 
l'enveloppe, l'enveloppe portant ces mots : « Madame veuve Tremblay, homme de lettres. » Du coup elle donna dix francs au 
facteur.

Elle avait serré dans son secrétaire le glorieux papier, et parfois elle le sortait, aux 
heures de découragement. Un simple coup 
d'œil à l'adresse : Madame Tremblay !…, 
homme ! ... et elle regrimpait sur sa bête.

C'est vers ce temps-là qu'elle décida de terminer rapidement Ange ou Sirène pour le Bon 
Ton, un journal de modes, mais littéraire, qui pénétrait partout. Il ne restait plus que les dernières pages à remanier ; en quinze jours, 
avec un bon coup de collier, elles pouvaient 
être mises au net, Grosse et dangereuse partie qu'elle jouait là ! Mais pourquoi désespérer 
lorsque tant d'autres – qui n'avaient pas ses moyens – comme Mme Fleuriot, Mme de Navery… et cette Mie d'Aghonne ! parvenaient à 
feuilletonner dans les grands journaux ?

Pendant deux semaines on cessa complètement de la voir. Elle ne paraissait qu'au 
dîner, se faisant apporter les deux premiers 
repas dans sa chère salle d'étude. Elleconsommait beaucoup de café noir.

Assez avant dans la nuit elle veillait, raturant, recopiant sans désemparer, se mettant 
au lit « à des heures indues » bien après les domestiques les derniers couchés. Enfin, le roman terminé fut expédié avec d'infinies précautions, et Mme Tremblay se reposa.

Un après-midi, l'abbé Frambois se présenta 
au château. Il avait sa soutane numéro un et 
ses beaux gants noirs, en filoseIIe, aux doigts trop longs. Dès qu'il fut assis, il toussa dans son gros mouchoir, pâlit, puis rougit comme 
un homme très gêné qui a quelque chose de 
bien délicat à dire.

Il n'y avait au salon que le colonel et sa 
sœur qui le regardaient, surpris, ne s'expliquant point son embarras. Il remontait sur son ventre sa large ceinture. Dans son trouble il 
tira sa montre et la fit sonner. Enfin, avec des bégayements, il se risqua.

– Il connaissait M. Gamblard depuis longtemps, il savait I'histoire de la demande en 
mariage, il était désolé de la façon dont les 
choses avaient tourné… Il venait en causer avec 
eux.

Le colonel s'était agité sur son siège :

– Ah ! vous le connaissez ?… Tiens… tiens ! Ce n'est pourtant pas lui qui vous habille, monsieur le curé ?

Sans répondre à cette petite insolence, l'abbé 
peu à peu recouvrait son aplomb.

– C'est une relation ancienne… Je ne viens 
pas plaider sa cause près de vous, il ignore 
ma visite… Seulement, permettez à un vieux prêtre comme moi… de vous parler avec une 
pleine… comment dirai-je… franchise. Oui, 
franchise !… c'est bien cela.

– Soit ! Allez ? déclarait le comte. 


Mme Tremblay l'encourageait :

– Monsieur le curé, nous sommes oreilles, tout oreilles…

– Eh bien, vous avez été un peu dur pour 
ce pauvre M. Gamblard… Oh ! vous l'avez 
froissé, piqué… L'éducation ? je ne vous dis 
pas. Toujours un peu tailleur, mais, au fond, 
pas méchant homme. Des qualités même ! 
Chaque année il donne aux pauvres des sommes considérables.

Le colonel éclata :

– C'est un scandale. Les pauvres à présent ! Il les fatigue ! Est-ce qu'ils ont besoin de lui ? 
Qu 'il les laisse donc en repos ! Nous autres, les gens comme il faut, est-ce que nous ne 
sommes pas là pour secourir la misère ? C'est 
vrai… on devrait défendre aux parvenus de faire la charité, ça suffit pour nous en dégoûter. Ou bien alors qu'ils ne s'occupent que des mauvais pauvres, de ceux qui ne sont pas 
intéressants… Il n'en manque pas !

– Hardy va un peu loin, opina Mme Tremblay, mais il n'a pas tout à fait tort.

Très humble et très doux, labbé Franbois poursuivait, semblant se parler haut à soi-même :

– Il a une fortune colossale, et dame ! par 
le temps qui vient, les fortunes colossales… 
L'or est un bien périssable, Notre Seigneur l'a 
dit…, mais c'est un bien. Pour ce qui est de 
la religion, s'il ne pratique pas, du moins il 
n'est pas hostile. Brave homme avec cela, 
belle santé… eh ! que sait-on ? votre jeune fille 
eût peut-être été heureuse d'être sa femme. 
C'est lui qui m'a donné les vitraux du chœur… 
Ils sont fort jolis, n'est-ce pas ?

Perplexe, il s'arrêta, l'œil à terre, un peu 
effaré de son courage ; puis d'un ton bonasse :

– La Providence n'est pas une bête… 
Votre fille était millionnaire… vous ne quittiez 
pas ce château… Tout s'emmanchait pour le mieux

Et soudain se levant : – Mais que voilà de vaines paroles ! le passé est le passé. N'en parlons plus !… Et quand pliez-vous vos tentes, monsieur le comte ?

M. de Montauran et sa sœur, qui semblaient gagnas par une subite mélancolie, firent de vagues réponses : – Un mois, un mois et demi… Nous ne savons pas…

Presque aussitôt, le colonel ramenait la conversation à son point de départ :

– Certainement, j'ai été très ennuyé de traiter M. Gamblard comme il le méritait… Mais aussi, à qui la faute ? On ne demande pas ainsi la main d'une jeue fille, qu'on n'a jamais vue, qui n'est pas de votre monde…

– Qu'on ne connaît ni d'Ève ni d'Adam, ajouta Mme Tremblay.

– Je vous demande pardon, madame, il avait vu Mlle Lydie plusieurs fois à Paris…

– Où cela ?

– À de grands mariages, dans des théâtres… Je ne saurais vous préciser rien… mais il l'avait vue et remarquée avant de faire cette démarche… malheureuse.

M. de Montauran, d'une voix sèche, mais sans colère, lui répliqua :

– C'est égal. Je ne pouvais pas, vous comprenez… Avec la meilleure bonne volonté, je ne pouvais pas.

L'abbé secouait sa vieille tête, approuvant :

– Je sais bien…

– Mon nom, ma situation… particule…

– Je sais bien.

– Un couturier ! Mettez-vous à ma place ?

– Je sais bien…

– Il y a de ces obligations morales dans la vie…

– Je sais bien… je sais bien…

Ils gagnèrent ainsi le perron.

Le curé s'inclina, prit les mains qu'on lui 
tendait et s'éloigna, traînant ses pieds pesants. 
Le grand vent froid gonflait son manteau comme une voile et faisait flotter sous les bords du tricorne ses longs cheveux blancs. Il disparut derrière les arbres.

Trois jours après, le comte partit pour Paris, afin de louer un appartement.


IX

En s'éveillant un matin, Lydie vit la campagne blanche à l'infini, et sur-le-champ, elle pensa en face de cette première neige : « Voilà mon dernier hiver de Montauran ! » Ayant alors appliqué son visage aux carreaux, elle contempla longuement le ciel gris et fermé d'où tombaient, par milliers, les petits duvets silencieux.

Un bruit de caisses violemment manœuvrées 
montait du rez-de-chaussée où les tapissiers 
assistés des domestiques emballaient déjà des 
meubles ; et chaque coup de marteau lui enfonçait un clou dans le cœur.

Le colonel pensait quitter dans un mois 
et demi, à la fin de janvier, ayant définitivement arrêté à Paris un magnifique appartement sur la rive gauche, au coin de la rue de Poitiers et de la rue de Lille. Il était revenu enchanté :

– Une trouvaille ! déclara-t-il, au premier… un grand balcon, et toutes les fenêtres donnent sur les ruines de la Cour des comptes ! Six mille… C'est superbe !

Au seul mot de ruines, tante Génie avait pétillé, raffolant de tout ce qui était lierre, frontons et colonnes brisés. André avait d'abord fait la grimace, puis soupiré : « Enfin ! Pour le temps que je resterai à la maison… » Quant à Lydie, la pensée de ce départ prochain la plongeait dans une immense tristesse. 
Paris, ce mot magique et qui pourtant sonne 
si joyeux aux oreilles de toutes les jeunes filles, Paris, c'était pour elle une nouvelle et 
odieuse vie, une corvée de visites et de bals où 
Maurice ne serait jamais, une bruyante existence douloureuse et vide, et puis au bout le mariage quelconque avec un homme quelconque « … très comme il faut, de bonne 
famille, parfaitement apparenté, plutôt bien de sa personne, parlant trois langues…, etc. » 
l'époux qu'on n'aime pas, en un mot.

Étant descendue, elle resta un instant à 
regarder les emballeurs insouciants qui emmaillotaient de foin et de papier un secrétaire Louis XV en bois de rose. Le sol était jonché de clous tordus, de marteaux, de tenailles, et contre le mur s'alignaient de larges planches de bois frais, tatouées de recommandations en grosses lettres noires : « Dessus. Envers. Très fragile. »

Une douloureuse mélancolie l'envahit à ce 
spectacle, et, ,ayant traversé à la hâte, sans 
vouloir s'y attarder, les salons déjà vides et dépouillés, où tentures et tableaux venaient 
d'être enlevés la veille, elle regagna sa chambre 
où elle se plaisait tant, cette chère petite chambre 
hospitalière qui savait ses pensées les plus intimes, ses secrets, où du moins elle pouvait encore se réfugier pour ne pas voir toute cette 
dévastation.

Ayant décroché l'éphéméride où ne restaient plus que de rares feuilles à demi détachées, elle le garda dans sa main une minute, pensant : « Ça ne pèse pas lourd, une fin 
d'année ! » Et elle ne pouvait écarter ses yeux 
de ce mois de décembre qu'elle allait effeuiller chaque matin, morceau par morceau, et qui lui 
passerait entre les doigts si rapidement ! Mais, 
en même temps, elle souhaitait déjà être partie, à tel point les heures lui coûtaient, 
démesurément longues, maintenant que 
l'hiver la tenait sous les verrous, sans qu'elle 
pût errer dans le parc ou rêver près de la source 
aujourd'hui muette et gelée. Elle s'apitoyait 
alors sur elle-même avec une certaine complaisance qui n'était pas sans bien de la douceur : « Mes jours de soleil sont perdus… voilà qu'il neige aussi dans ma vie ! » Et volontiers elle s'imaginait être ensevelie sous les 
blancs flocons, des pieds à la tête. On ne la 
voyait plus.

Ou bien elle demeurait immobile, assise 
au coin du feu, absorbée à contempler ces discrètes flammes des bûches, tour à tour 
vertes, rouges et bleues, qui tiennent compagnie à nos accablements, à nos prostrations.

Elle n'avait plus goût à aucun ouvrage, ses 
broderies l'ennuyaient, et ses mains laissaient, 
à la deuxième page, tomber les livres encore non coupés. À table elle mangeait à peine, ne 
retrouvant même pas son joli appétit de dessert 
devant les beaux fruits et les grappes de raisin 
doré de la serre dont elle était toujours si 
friande. Elle paressait davantage au lit, le 
matin,

Un jour elle ne se leva pas. La veille, en montant se coucher, elle s'était plaint de frissons et de vertiges, et toute la nuit elle n'avait 
pu fermer l'œil, « entendant des cloches et 
voyant des bêtes… » Parmi ses rêves, M. Gamblard avait aussi passé et repassé, en souliers à la poulaine, la boutonnière enrubannée 
et fleurie, ainsi qu'un marié de village, et 
brandissant de gigantesques ciseaux de tailleur 
qui s'ouvraient et se refermaient avec des 
aboiements d'acier !

Son père et son frère accoururent auprès 
d'elle, accompagnés de tante Génie qui tirait déjà son mouchoir pour pleurer ; et penchés tous trois sur ce cher petit lit, ils questionnaient, pleins de sollicitude : « Qu'as-tu, fillette ? 
Lili… où te sens-tu mal ? »

Elle, blottie sous les couvertures, bougeant 
sur les oreillers sa tête fine, un peu pâlie, répondait d'une voix blanche de malade : Je 
ne me sens pas bien, mais je n'ai rien.

Elle avait l'œil fixe, dilaté, très beau et très 
grand sous la paupière relevée. Ils se regardaient alors entre eux, sans mot dire, hésitant 
s'il fallait tout de bon s'inquiéter.

– Voyons, les cinq doigts sur la conscience, 
tu es bien sûre que tu ne t'écoutes pas ? interrogeait le colonel.

– Veux-tu… veux-tu… proposait André… que je m'installe près de toi et que je te conte 
des blagues, des suicides… des histoires d'actrices… pour te distraire ?

De la main – une main de cire qu'elle sortait de dessous le drap, osseuse déjà au 
bout de la manche de chemise de nuit – elle 
les remerciait, semblant extrêmement lasse :

– Non, je n'aime qu'une chose : avoir 
trop chaud et dormir.

Ils la quittèrent donc, fort déconcertés, énonçant dans l'escalier les plus diverses opinions.

– Un refroidissement, affirmait André. Et 
puis, elle ne s'amuse pas ici… elle voudrait 
aller dans le monde… cotillonner… tant qu'on s'amuse, on n'est pas malade !

– Que non ! que non ! déclarait tante Génie 
sans réfléchir, bien qu'elle grelottât sous ses 
châles. C'est la croissance, allez… ! le prin- 
temps…

Alors le colonel qui jusque-là n'avait rien 
dit, s'étant retourné tout d'une pièce, éclata :

– Elle a cette petite, elle a… qu'elle ne peut 
pas voir vendre Montauran ! La voilà, sa vraie 
maladie ! C'est comme moi, parbleu ! Ça me 
fend !… De… d'entendre depuis plusieurs jours 
taper, clouer… de voir ces ballots, ces préparatifs… notre pauvre maison dévastée… Non !… tenez, mes enfants… j'en crèverai… Sale argent, va !

Et il était devenu tout à coup si jaune en 
prononçant ces mots, mais si jaune… et la face 
tellement contractée par une vraie douleur que 
Mme Tremblay et André poussèrent un cri, 
épouvantés, et se jetèrent à son cou :

– Papa ! Hardy !… mon bon frère !…

Tous deux l'embrassaient à la fois, chacun 
s'étant emparé d'une joue, et ils lui prodiguaient 
les caresses, les consolations, les baisers.

– Je ne te ferai plus de dettes… jamais, 
tu verras ! promettait le jeune homme.

Et tante Génie, touchante au milieu de ses 
larmes :

– Que je devienne seulement un peu célèbre, 
et tout ce que je gagnerai sera pour toi… 
pour Lili…, tu le sais bien.

Il était lui-même trop ému pour leur répondre, 
il se roidit pourtant, en une minute se dégagea 
de leur étreinte, se redressa calme, froid, 
maître absolu de lui-même.

– Oui, oui. Je sais que vous m'aimez… Mais tenons-nous… les domestiques…

Et il rentra dans son cabinet du même pas de cérémonie, hautain et un peu glissé, qu'il 
avait habituellement.

Le soir même arriva au château le docteur 
Clopin appelé en toute hâte ; une célébrité 
régionale. Fils lui-même de ce docteur Clopin 
qui dota la ville de Tours d'un hospice et d'une 
maison de convalescence, c'était une autorité 
reconnue, indiscutée que ce robuste vieillard 
de soixante-quatorze ans à l'œil malicieux, à la 
bouche prudente, aux larges épaules un peu 
remontées, toujours droit et de merveilleuse tenue en dépit de son âge, quoiqu'il commençât à marcher plat, posant l'un devant l'autre, 
avec méthode, ses pieds sans talons guêtrés 
de drap noir.

On citait de lui des traits d'une rare énergie : 
étant de passage à Paris, à soixante et onze 
ans, il est renversé vers cinq heures du soir par un omnibus qui lui broie l'épaule. Après 
qu'on l'a transporté chez un pharmacien, il se fait, à peine pansé, jeter dans un fiacre, conduire à la gare d'Orléans, déposer en wagon… 
envoie une dépêche pour qu'on vienne à Tours « le retirer à la consigne », et le lendemain matin, à huit heures, le bras et l'épaule dans un appareil, il faisait sa tournée à l'hôpital et 
donnait sa consultation. Ses internes l'appelaient entre eux : Main de mousseline, à cause 
de son infinie légèreté dans les plus minutieuses 
opérations.

La jeune fille était assoupie quand il entra 
dans la chambre, toussant et grognant avec 
bonté, comme il avait coutume, en manière de 
médecin-papa :

– Qu'est-ce que c'est que cette grosse maladie ? en même temps qu'il jetait ses gants 
de laine dans le fond de son chapeau trop 
grand, mais qui ne prêtait pas à rire.

Lydie s'éveilla et lui fit un petit signe de 
tête. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois 
qu'elle le voyait, ayant été, deux années auparavant, guérie, grâce à ses soins, d'une entorse 
qu'elle s'était faite au poignet en tombant de 
cheval.

L'inspection ne fut pas de longue durée. 
Très chastement, très paternellement, de ses 
pâles mains sans sexe, striées de vieilles veines 
bleuâtres, il palpa d'abord sous la chemise, 
le ventre, les reins, la gorge de la jeune fille, 
– et sans la regarder, l'œil là-bas, tout autre 
part, perdu bien loin… – Puis il appliqua son 
oreille à plusieurs reprises contre sa poitrine 
et contre son dos, très attentif, comme s'il écoutait des secrets… commandant à voix 
basse :

– Respirez ! Bien…

Tante, s'appliquant de son mieux, tenait la 
bougie tout près, et le colonel s'était à demi 
détourné, maniant avec intérêt des bibelots posés sur une encoignure. La porte s'entrebâilla. C'était André.

– Tout à l'heure ! dirent à la fois Mme Tremblay et le docteur.

La porte se referma ; et dans le grand 
silence, on n'entendait que la bise aiguë qui 
hennissait à travers les bois.

Et puis le docteur ramena les couvertures qui firent du vent, courbant les cheveux épars 
sur• le front de Lydie, se redressa de toute sa 
haute taille, rentra son pince-nez dans son 
gousset, et déclara, les mains jointes, avec un sourire :

– J'ai bien entendu… Je sais tout !

– Ça n'est pas grave ? interrogea anxieusement Mme Tremblay.

– Mais toi, mon enfant, qu'éprouves-tu ? 
explique-le au docteur.

– Inutile, colonel ; je vais vous le faire 
comprendre en deux mots, repartit M. Clopin. 
Mademoiselle éprouve de la contrariété, beaucoup d'abattement, et même, je crois bien… un peu de colère. Voilà… Et pour moi, ça 
doit se passer quelque part dans les environs 
du cœur.

Il ajouta en souriant :

– Je ne demanderai pas à mademoiselle 
si je suis dans le vrai, parce que, dans le cas 
où je me serais trompé, je souffrirais trop de recevoir un démenti de sa part.

Le comte eut un geste de délivrance :

– Oh ! si ce n'est que ça… on en guérit.

Le docteur se pencha à son oreille :

– Oui, presque toujours. Mais ça rend 
malade… malade ! et les convalescences sont 
longues… pis que pour les scarlatines !

– Toujours le roman ! murmurait à part 
soi tante Génie, nous ne pouvons faire un pas 
dans la vie sans nous y heurter.

Le docteur s'avança vers le lit, et prenant 
entre les siennes la main menue de la jeune 
fille :

– N'ayez pas peur ! Moi et monsieur votre 
père, nous vous guérirons. Vous serez obéissante, par exemple ?

– Très obéissante… Merci.

Et comme il s'éloignait, elle lui dit presque 
bas :

– Bonne chance ! Décidez-le !

Tous sortirent, et dès que la porte fut refermée, ils parlèrent haut et librement.

– Un fiancé ! un fiancé ! Vite un fiancé ! 
s'était écrié le docteur. Elle a de la fièvre, de 
l'anémie… Parfait !… Mais j'aurai beau lui donner de la quinine dans du pain à chanter… 
et un tas de bonnes drogues… Après ? Non ! 
voyez-vous ! des bouquets blancs, la mairie, 
l'église, les suisses en grands mollets, un bon 
petit mari bien amoureux, voilà mon ordonnance !… Voulez-vous que je vous écrive tout 
ça ?… pour le pharmacien ?

– Pas la peine. Je me le rappellerai.

– Un fiancé ! un bon ! proclamait tante Génie… Rara avis ! Rara ! Rariss…

Son frère se détourna :

– Hé ! que dis-tu ?

– Rien, mon ami, c'est du latin.

Le docteur prit la parole,

– Elle aime quelqu'un ! c'est sûr.

– C'est-à-dire, répliqua le colonel avec véhémence, qu'elle s'imagine, qu'elle croit aimer… À cet âge, est-ce qu'elles savent ? Mais c'est bon, je vais m'en occuper. Puisqu'elle a le mal du mariage, on lui achètera 
un mari dans notre monde…

– Prenez garde, insistait M. Clopin, elle 
a l'air sérieusement prise. Voyons ! Ce jeune homme qu'elle a distingué… Non ? Pas moyen 
du tout ?

– Pas moyen du tout.

– Diable !

Le colonel avait levé les bras au plafond :

– Jugez ? D'anciens commerçants, et pas le sou ! Franchement…

Le docteur devint soucieux.

– Oui, je vous entends. Moi, ça ne m'arrêterait peut-être pas… D'un autre côté, je comprends que… Enfin, voyez, réfléchissez… vous êtes le père, vous savez mieux que moi… 
Je reviendrai bientôt.

Il partit, et rapidement sa voiture s'enfonça 
par les chemins capitonnés de neige.

À pas mesurés, le comte à présent arpentait la pièce ; tante devant la cheminée, ses 
jupes relevées découvrant ses jambes grêles 
sous le bas blanc, se chauffait les pieds, l'un 
après l'autre, rôtissant à la flamme ses pantoufles de prunelle.

– Conçois-tu, dit-il soudain, que Lydie 
ait si fort à cœur ce petit gamin de Bradier, après mon refus ?… Et la voilà qui se rend malade exprès !

– Elle aime violemment… c'est indubitable ! soupira sa sœur.

– Que faire ?

– Je cherche.

– Tiens, veux-tu ma pensée franche ? Je commence à croire aussi que c'est toi qui lui 
as monté la tête, – soit dit sans reproche – 
avec tes… inventions… tes papiers… ta… 
tes lunes !

Tante Génie avait plaqué sur sa poitrine ses cinq maigres doigts qui se crispaient, et ses 
yeux, très écarquillés, exprimaient une douloureuse indignation mal contenue.

Enfin sa bouche s'ouvrit :

– Non, monsieur… je ne monte rien !… je n'ai pas de lunes !… je…

Et toisant son frère qui s'obstinait, répétant : « Lunes !… oui, des lunes !… je le maintiens ! » elle lui jeta d'une voix vibrante ;

– Halte-là ! ne touche pas à ma littérature… jamais tu n'as su la comprendre.

Il s 'apprêtait à riposter, mais elle ne lui en laissa pas le temps, et toujours impétueuse :

– Soldat, va !

Puis ayant fermé la porte avec majesté, elle regagna son appartement.

Ce jour-là, on ne la vit point au salon ni 
aux repas. Elle boudait.

Le colonel demeura dans son cabinet à écrire 
des lettres et à mettre en ordre les papiers 
d'un secrétaire qu'on devait prochainement expédier à Paris. André, pour vingt-quatre 
heures, avait été emmené par un ami des environs. Lydie resta donc seule, presque du matin au soir.


X

Et elle ne guérissait pas vite, bien que le 
mal n'empirât pas.

C'était une inexplicable langueur générale 
qui tout le jour la tenait au lit, assise, enfoncée 
dans les oreillers. Sous son peignoir de flanelle 
blanche – à capuchon qu'elle rabattait parfois 
pour faire rire André qui lui trouvait « l'air d'un baromètre », – elle apparaissait plus pâle 
encore, le buste affaissé, n'ayant plus sa taille 
accoutumée, sa mince et longue taille sous le 
ficelage de soie du corset. Peu à peu ses traits 
s'étaient étirés, ses lèvres avaient pâli, et ses 
beaux yeux, cernés de teintes violettes, semblaient à présent deux scabieuses. À peine 
tordus, ses cheveux s'échappaient, lui tombaient sur le front à toute minute. et elle les repoussait, du geste las et ennuyé qu'on a pour 
chasser les soucis.

Les glaces contournées richement, ainsi que les anciens miroirs, s'embrasaient aux lueurs du grand feu de bois qui jetait sa chaude sympathie d'hiver dans la chambre ; et toutes cboses en avaient comme un air plus intime et plus blotti, depuis les petites tables inutiles habilement disposées çà et là, les sièges où l'on 
bavarde se touchant presque du genou, jusqu'aux tapis, aux cadres, aux moindres menus 
objets familiers.

Presque sans bouger, Lydie demeurait 
étendue sur le dos, laissant reposer sa pensée 
comme ses membres qu'elle évitait de bouger, 
les sentant à peine sous la. tiédeur lourde des 
couvertures. C'était une perpétuelle et délicieuse 
léthargie, une sorte d'engourdissement de 
Belle au bois à la fin duquel, par un joyeux soir de fanfares, elle entrevoyait le prince charmant 
des Contes qui accourt, jeune et téméraire, 
réveillant tout sur sou passage.

Et des visions à la Gustave Doré, grandiosement naïves, passaient devant ses paupières 
mi-closes : le château (c'était Montauran !) sur une montagne perché, dominant, à perte de vue, des forêts immenses dont on n'apercevait à vol d'oiseau que les cimes pressées et rondes, pareilles à des mamelons ; la jeune fille (c'était 
elle) en robe de brocart à aumônière, couchée 
sur un lit royal à baldaquin et à plumets, un 
lévrier à ses pieds ; et le prince (c'était Maurice !) qui vite, vite, montait l'escalier de la tour, en 
maillot et en toquet, ayant au côté un poignard 
ballottant près d'un olifant d'ivoire…, tandis que son petit manteau carré derrière lui volait et se tenait raide.

Ensuite elle riait bien fort de ces rêves enfantins, songeant : « Je ne suis guère plus raisonnable que tante, dans mon genre !… » Et, les mains abandonnées sur les draps, elle se 
laissait respirer et vivre dans une demi-torpeur 
qui insensiblement l'assoupissait de nouveau. 
Sa tête vacillait, ses paupières tombaient, et 
d'étranges hallucinations la réassaillaient tout 
à coup.

Tantôt c'était des ailes. De grandes ailes qui lui avaient poussé, blanches, rondes du haut, 
échancrées du bas, recourbées comme celles 
des séraphins ; elle les déployait avec fracas et volait à d'incalculables hauteurs, percevant à peine les villes et les hommes, pas plus gros 
que des bergeries, et un vent frais glissait sur 
ses pieds nus. Des grues, des hérons, des oiseaux sauvages la dépassaient par troupes, et 
parfois, pour reprendre haleine, elle se posait 
sur le coq de bronze d'un clocher.

Ou bien elle était morte, morte dans ce 
même lit où elle était couchée, avec des violettes qui embaumaient, plein la chambre. 
Elle se sentait les deux jambes dures et minces 
comme des baguettes de bois ; tout le monde 
lui coupait des mèches de cheveux pour garder, en souvenir, dans des médaillons. Puis, 
à son propre enterrement elle assistait : le 
petit goupillon avec ses quatre poils de crins, 
les cierges, le prêtre, les gants noirs… 
Requiescat in pa…ce ! L'affreuse et mélancolique cérémonie funèbre aux tentures blanches à son chiffre… elle la voyait toute, l'entendait 
toute… jusqu'à ce qu'elle s'évelllât en sueur, 
jetant un cri, avec la sensation d'un grand poids 
sur le corps, le poids de la terre tassée par les 
galoches des fossoyeurs.

Même les yeux ouverts, elle était encore sujette à mille imaginations ; ses peignoirs, sur 
le dos d'un siège, paraissaient prendre forme et bouger, les objets détachaient avec leur ombre 
de grimaçants profils sur le mur, dans les plis 
des rideaux passaient des souffles… et le dessin 
des fleurs peintes sur les panneaux semblait lui-même à la jeune fllle une majestueuse allée 
de peupliers, infiniment longue, se répétant 
partout, aux murailles et au plafond, avec une obsédante régularité.

Elle pensait par instants ne se relever jamais, 
demeurer là, sa vie durant, dans ce lit douillet 
bien bordé, abîmée dans une sorte de convalescence délicate, avec des soins, des potions 
sucrées, des portes munies de bons verrous, 
et tout le monde qui marche sur la pointe des 
pieds.

Que de raffinées jouissances, en effet, venaient 
compenser sa tristesse et ses cauchemars passagers ! Les mandarines posées à portée de sa 
main sur la table de nuit, et dont la souple 
écorce lui laissait aux doigts un pénétrant parfum, les exquises choses dans de fragiles 
assiettes, présentées sur un grand plateau de 
laque vermillon, le joli croûton de pain doré, 
tranché dans le bon sens… Et les mille bruits 
de rien, si doux à l'oreille des alités : la théière 
qui chantonne, la cuiller d'argent qui tinte, les 
meubles pris d'ennui craquant entre eux pour se distraire. Tout cela délicieusement la caressait, l'enveloppait ; elle remerciait Dieu d'être 
souffrante, lui demandant « de ne pas s'en 
tenir là », de retarder encore sa guérison. Et puis cette maladie l'attachait davantage à Montauran, il en résultait de sa part une plus 
intime et plus violente affection pour le château.

Mais tous ces menus bonheurs faits de si peu !… ne durèrent point pour Lydie. Rapidement elle s'en lassa, revenant tout à. fait à l'idée 
fixe qui occupait à la fois sa tête et son cœur.

Elle eût bien désiré que Maurice la vît ainsi, pâle, faible, si intéressante ! Il eût pleuré 
peut-être ! et aussitôt son cœur de jeune fille 
simple battait… battait… à la seule pensée 
que, sur la terre, quelqu'un qui n'était pas de 
sa famille pouvait, à cause d'elle – Lili… vingt ans !… – verser des larmes, des larmes 
d'homme, comme elle se rappelait en avoir 
vu – à la nouvelle de Sedan – pendre au bout des moustaches de son père.

Elle réfléchissait de longues heures.

– … Ainsi, malgré mon serment de cet été, 
dans l'orangerie, je ne serai pas sa femme… 
Jamais ! Faire autrement ? Impossible… mon père ne veut pas. Pourquoi ? Quels sont ses 
motifs de refus ?… Quand Julie de Campiennes 
s'est mariée, il y a deux ans, elle m'a prise avec elle dans un coin du salon, le soir du contrat 
– quelle joie elle avait dans le regard ! – et 
elle m'a dit ceci : « Bientôt, ce sera ton tour, fais comme moi, va !… épouse un homme que tu auras du plaisir à embrasser. » Eh bien, 
j'aime quelqu'un, je sens que j'aurais du plaisir… et je ne peux pas l'épouser. Je 
suis malheureuse ! Toute ma vie je le serai. 
C'est de cela que je suis malade et que j'ai la 
fièvre. Le docteur l'a bien vu ; du premier coup 
il a deviné mon secret, lui, bien que cela ne soit 
pas de la médecine… Il a parlé, on ne l'a pas 
cru. Ça serait si facile pourtant, si facile ! Un oui 
de papa, trois lettres, et voilà le bonheur ! Je 
nous vois tous les deux au bras l'un de l'autre… 
Nous voyagerions… Dans les hôtels on s'apercevrait que nous sommes de jeunes mariés… 
Je porterais le même nom que lui… J'aurais 
des cartes de visite à moi. Que de douces 
joies !… Chaque fois que j'ouvre un journal et que mes yeux tombent sur ces mots : Carnet mondain… Mariages de la semaine…, je 
pense à tout cela, sans révolte, mais bien mélancoliquement. Quand je lis des romans où 
des cousins épousent leurs cousines après mille 
aventures, j'y pense aussi. Enfin tout le temps 
j'y pense, et je crois bien qu'il en sera de même jusqu'à ce que mon vœu soit exaucé ou 
que je meure de chagrin.

Et si je dois étouffer mes sentiments dans 
mon cœur, si je suis, malgré tout, condamnée 
à devenir « la fin » d'un jeune inconnu, d'un blasé quelconque, vieux bien avant moi… Oh ! 
quel sera-t-il, cet étranger, mon mari ? D'où 
viendra-t-il ? Comment vivrons-nous côte à côte à la même table, dans la même chambre, partageant le même pain ? et que lui dirai-je durant 
des années ?… Non, tout… mais pas cela… 
Plutôt avoir de bonne heure des bandeaux gris, 
aimer les animaux, les petits enfants des autres, 
être une dame de charité qui porte des bons aux 
pauvres, et mourir infirme, sans famille, dans 
les bras d'une voisine… que d'endurer pareil supplice !

Ainsi se pressaient dans son cerveau les 
tristes pensées d'avenir ; et plus d'une fois 
aussi, se retournant vers le passé, elle soupirait, le front grave : « Ah ! si maman vivait !… »


XI

Le docteur la venait voir deux jours par 
semaine. Il l'abordait avec douceur, un peu 
troublé ; il y avait dans les regards dont il l'enveloppait une pitié secrète, un regret profond que la guérison ne dépendît pas de lui, 
exclusivement.

– Eh bien ! pas de mieux ? demandait 
chaque fois le colonel.

– Rappelez-vous ce que je vous ai dit, répondait M. Clopin.

M. de Montauran restait silencieux, le sourcil 
froncé. Une inquiétude cachée semblait, d'ailleurs, depuis quelque temps, le posséder, et 
il détournait fréquemment ses regards de sa 
fille. On eût dit que le spectacle de sa prostration le gênait, lui causait une sorte de remords… Une lutte mystérieuse se devinait 
sous son front, quelque violent combat qu'il avait à soutenir contre lui-même.

Quand il parlait de la petite malade, sa voix 
se faisait tendre, presque émue. Il demeurait 
muet pendant les repas, distrait aux questions de sa sœur, comme quelqu'un qui échafaude 
des projets.

Un soir, il monta plus tôt que de coutume chez sa fille. La chambre était calme, bien 
close, les rideaux tirés ; ils se trouvaient seuls 
tous les deux.

À son approche, Lydie, qui somnolait, avait 
entr'ouvert ses grands yeux dévorés de fièvre 
et de chagrin, et vaguement avancé la bouche ainsi que pour un baiser… Neuf heures sonnèrent en bas, à l'horloge du vestibule.

Le colonel prit un siège, s'installa près de son chevet, puis, soudain se levant, vint s'asseoir sur le pied même du lit, un peu penché vers elle. Il semblait en proie à une vive émotion, et, malgré la pénombre, Lydie remarqua 
sa subite pâleur.

D'une voix grave, un peu tremblante, d'une 
voix de vieillard qu'elle ne lui connaissait pas, 
il lui parla :

– Lydie, mon petit enfant, pourquoi ne 
guéris-tu pas ? Tu n'es guère raisonnable. Tu 
m'aimes, pourtant ?

– Vous le savez bien.

– Alors, pourquoi me fais-tu tant de chagrin ? et aussi à ta tante, à nous tous…

Elle souleva son bras, qui retomba sur les 
couvertures.

Il continua :

– Je vois clair, va ! Nous n'existons plus 
pour toi. Tu es toute à ce jeune homme, qui 
nous a chassés de ton cœur… Tu ne penses 
qu'à lui. Est-ce vrai ?

Elle ne répondit pas. Il lui avait pris la 
main, et il s'exprimait lentement, tristement.

– Que te faut-il, voyons ? Pourquoi ce mariage plutôt qu'un autre ? Moi qui suis ton 
père, qui ai par conséquent l'âge, l'expérience, 
la pratique de la vie que tu n'as pas, eh bien, je ne me sens nullement attiré vers M. Maurice Bradier… Juge si tu serais malheureuse avec lui ! Il n'a rien de ce qui peut me plaire…, 
c'est un bon jeune homme de province. Tu me 
diras que tu l'aimes ainsi ? hélas ! je m'en aperçois et je suis désolé… Écoute, je ne voudrais pas t'enlever les illusions de la jeunesse, 
mais sais-tu bien ce que c'est que ce sentiment qu'on appelle l'amour ? À vous autres, 
les enfants, ça vous paraît une chose immense et éternelle ! Hé, mon Dieu ! comme c'est de 
peu d'importance et que ça s'en va vite ! C'est effrayant ! À peine si ça dure le temps du 
voyage de noces. Dès qu'on est revenu, c'est 
parti. Nous avons tous passé par là, même les hommes sérieux. À un certain moment, nous 
avons tous adoré une petite jeune fille que nous nous jurions d'épouser et à laquelle nous donnions rendez-vous dans le parc. Puis, nous 
avons réfléchi ; nous avons écouté notre père, 
notre mère, et nous nous sommes mariés pratiquement, comme l'exigeaient les convenances de notre monde et de notre rang.

Elle se taisait toujours ; il reprit :

– Je suis sûr qu'au fond de toi-même tu 
te trouves très malheureuse, tu te crois une 
victime ! Pauvre mignonne, que dirais-tu donc 
si tu étais à ma place ? Prends exemple sur 
moi. Est-ce que je me plains ? M'entends-tu 
récriminer ? Non. Et je n'ai pas comme toi la 
chance d'avoir quelqu'un de sûr pour me commander, pour me dire : « Fais ceci… et pas 
cela… Voilà le vrai et voilà le faux ! » Je suis mon propre maître et ça n'est pas amusant tous les jours. Sans compter que depuis quelque temps je suis accablé de gros ennuis, de tristesses de tout genre – ennuis, tristesses que 
tu viens encore augmenter ! – Tu me vois 
souffrant (car je parais en bonne santé, mais je 
ne dors pas, je ne vais pas bien), écœuré… des 
embarras pécuniaires… forcé de vendre et de quitter Montauran, et au milieu de tout cela, 
tu te montes l'imagination avec ton amourette, tu ne manges plus, tu te laisses mourir 
de consomption, si bien que vis-à-vis du 
docteur, de ta tante et de tout le monde, j'ai l'air d'un père sauvage ! Ah ! je te 
le répète, tu n'es vraiment pas sérieuse.

Il s'arrêta, et un grand silence s'établit, 
tandis qu'il grattait une tache sur sa manche 
et qu'elle contemplait d'un œil perdu les fleurs des rideaux.

Il repartit soudain :

– T'ai-je jamais contrariée en quoi que ce 
soit ? Depuis que tu es au monde, on te gâte, 
on fait toutes tes volontés. Je suis avec toi d'une faiblesse sans pareille ! Je ne t'ai pas 
mise au couvent. Dès qu 'il s'est agi de mariage, 
tu as commencé par déclarer que jamais tu ne voudrais d'un militaire. J'ai consenti : « Soit ! 
elle épousera un pantalon noir puisque les rouges lui font peur. » Saprelotte, mets-y donc un peu du tien, et fais-moi le sacrifice de 
ton jeune homme. Est-ce entendu… ? Voyons ? 
AlIons ! un bon mouvement… Tu ne dis rien ?… Ah ! réponds quelque chose !

Lydie regarda son père, gravement, joignit 
les mains et se faisant câline :

– Si je vous suppliais ? bien fort…

– Jamais… c'est inutile.

– Si je vous promettais…

– Rien du tout !

– De guérir vite…

– Non… non…

– Papa, mon cher papa… (elle lui avait jeté ses bras autour du cou), dites que vous 
voulez bien.

Et voilà que, sous les caresses de sa fille, M. de Montauran soudain se sentit faiblir. Pris 
d'une émotion inattendue, d'une sorte de vertige, il se dégagea, bredouillant :

– Guéris d'abord. Après…

Elle sauta sur ce mot.

– Quoi, après ? quoi ? pourquoi avez-vous 
dit après ? Vous consentez ?

Mais il s'échappa, ayant déjà reconquis toute sa raideur, et répétant :

– Moi ? je n'ai rien promis. Bonsoir, dors…

Alors, comme il tenait encore la porte, elle 
lui envoya de grands baisers, toute joyeuse 
de la victoire qu'elle s'imaginait avoir remportée, s'écriant pour se mettre d'accord avec 
lui :

– Mais oui, tu as raison, il n'y a rien de 
décidé. Papa dit seulement : « Nous verrons ! »


XII

Huit jours après Lydie fut sur pied.

Elle avait retrouvé la joie et la santé de sa 
jeunesse, et il semblait même que sa maladie 
l'eût faite plus fine, plus charmante, lui eût 
donné plus de race.

La première fois qu'en toilette courte elle 
sortit de sa. chambre pour descendre au salon, 
l'abbé Frambois s'écria :

– Mademoiselle, vous êtes tellement guérie 
que cela prend, en vérité, les proportions d'un 
miracle… Lourdes… la Salette… Ah ! la 
Providence est un grand médecin !

Puis se rappelant tout à coup la présence 
du docteur Clopin, il ajouta, tourné vers lui : 


– Et vous aussi, cher monsieur.

Alors le colonel, élevant la voix, annonça :

– Je vais tous vous surprendre ; sachez 
donc que, jeudi prochain, je vous ferai dîner, devinez avec qui ?… avec ? avec ? allons ?

– Nous donnons notre langue, fit André.

– Garde-la… avec M. Gamblard et son 
neveu… Oui, M. Gamblard. Avouez que vous n'en revenez pas ?…

Mme Tremblay s'exclama :

– Comment, Hardy ? tu as invita la tailleur ?

– Ma foi, oui ! Et c'est la faute de l'abbé qui m'y a beaucoup poussé !

– Je le confesse, madame, fit humblement l'abbé, ramassé dans une penaude attitude ; 
j'ai été on ne peut plus heureux de voir M. de Montauran se rendre aux raisons que je me suis permis de lui exposer. M. Gamblard n'est 
pas l'homme que l'on croit communément… 
Vous savez que c'est lui qui m'a donné les vitraux du chœur ? Dès qu'il s'agit des pauvres, il ne compte plus. Il a fait à. des œuvres de 
bienfaisance des dons… considérables !

– Certainement, approuva le colonel, voilà 
un exemple, un noble exemple que je ne serais 
pas fâché de voir un peu suivi par les anciens commerçants, les commerçants enrichis qui se 
retirent fortune faite : car enfin, qui fera la charité, qui s'occupera des pauvres si ce n'est eux ?

Lydie s'était rapprochée de son père. Elle 
demanda en riant :

– Ce n'est pas comme fiancé que tu l'as 
invité ?

– Non, ne crains rien, il est démissionnaire… M. le curé a arrangé tout cela au 
mieux. J'ai oublié que je l'avais traité un peu 
durement… et nous nous sommes écrit plusieurs lettres charmantes.

– Serai-je à côté de lui à table ? interrogea 
la jeune fille.

– Nous le mettrons à gauche de ta tante ; toi, tu seras près du neveu.

– Jeune ? vieux ? le neveu ?

– Jeune. Il est lieutenant d'artillerie.

– J'espère bien que ce n'est pas non plus comme fiancé…

Alors, le docteur Clopin éclata, secouant sa vieille tête malicieuse :

– Oh ! mademoiselle, mademoiselle, êtes-vous bien sûre qu'avec mes soixante-douze ans, je n eprétende pas, moi aussi, à votre petite main ? Hé ! hé ! Que sait-on ?

– Eh bien ! docteur, je dirais oui tout de suite.

– Vous êtes charmante, mon enfant.

– Aimable mensonge, fit l'abbé.

Lydie, tous les jours qui suivirent, fut d'une 
gaieté, d'une espièglerie inaccoutumée. Depuis 
qu'elle osait espérer, les choses lui apparaissaient sous un aspect tout nouveau. Il s'était 
passé… elle ne savait quoi… un rien… deux 
ou trois mots prononcés en l'air, et cela avait 
sufli pour brusquement changer la face de 
sa vie. Par instants il lui semblait même – 
un bonheur ne venant jamais seul – qu'ils 
ne quitteraient plus Montauran, plus jamais, que le château ne pouvait pas tomber en d'autres mains, qu'on l'avait rêvé.

Et cependant, le temps approchait où il allait falloir lui dire adieu pour toujours. 
L'appartement de Paris, à présent garni de 
ses meubles, se trouvait prêt à les recevoir. 
On n'avait plus guère que trois semaines à 
jouir de Montauran.

Tante Génie se disposait à empaqueter ses manuscrits, qu'elle ne voulait ficeler qu'à la 
dernière minute. Et au crève-cœur bien légitime que lui causait ce départ imminent 
s'ajoutait une douloureuse anxiété de n'avoir 
encore reçu aucune nouvelle du Bon Ton au 
sujet d'Ange ou Sirène. Deux lettres d'elle au 
secrétaire de la rédaction étaient restées sans 
réponse. Que se passait-il ?

Quoique recommandé à la poste et envoyé au 
directeur depuis plus d'un mois, son ouvrage 
se serait-il égaré ? Ou bien le comité de lecture du Bon Ton en aurait-il énergiquement 
repoussé l'insertion, le trouvant contraire à 
l'esprit du recueil ? Tout était possible. La nuit, elle dormait mal, étant devenue la proie des hallucinations spéciales aux auteurs, et chaque 
matin, elle descendait la première à l'heure du courrier. Fébrile, elle avait vite fait d'inspecter le tas des journaux et des lettres qu'elle 
rejetait sur la table avec un geste de morne découragement. Elle maigrissait, et son frère 
lui en avait fait plusieurs fois la remarque,

– Tu fonds, ma bonne, tu as quelque 
chose ?…

À quoi elle faisait de vagues réponses :

– Rien… C'est une fin que je cherche et 
que je ne trouve pas.

Elle gagna ainsi le jeudi, qui était le jour 
où devaient dîner au château M. Gamblard et 
son neveu, aecompagnés de l'abbé Frambois 
et du docteur Clopin. Le baron de Terrassier 
avait aussi été invité.

Tout le monde fut exact, à l'exception du curé, qui arrivait toujours pendant les hors-d'œuvre. Cette fois-ci encore il s'excusa, parlant de « ses ouailles », mettant le retard sur 
le compte des brebis indigentes qu'il était tenu 
quotidiennement de visiter. M. Gamblard, d'une correction irréprochable et sûre d'elle-même, mangeait, buvait et causait à l'aise, 
balançant ses favoris de droite à gauche. Il se sentait déjà un peu chez lui. Il avait le regard, 
le geste du maître, rien qu'en approchant de 
ses lèvres le verre mousseline où scintillaient les topazes du madère. Son neveu se trouvait 
à la droite de Lydie.

C'était un bel homme, fort, aux larges 
épaules carrées, des épaules vouées d'avance 
aux baudriers et aux gibernes, à la peau dure 
et rougie, à la moustache brune touffue, 
relevée en croc, à l'œil naïf et bleu comme 
celui d'un animal pas méchant. Il portait avec une robuste aisance son uniforme de lieutenant, 
où les deux galons d'or dessinaient sur toute 
la hauteur des manches, du poignet à l'épaule, de fulgurantes arabesques.

Lydie, pendant presque toute la durée du 
repas, s'entretint avec lui. Ils parlèrent de 
Montauran, qu'elle avait tant de chagrin de quitter, d'Orléans où il était alors en garnison, qu'elle avait traversé une fois étant enfant, de la guerre, des batailles auxquelles 
son père avait pris part ; puis ils échangèrent 
ces phrases toutes faites, banalement courtoises qui, dans tout dîner, font comme partie 
du menu qu'elles renforcent.

Le colonel se montra charmant pour le 
jeune officier, qu'il affecta de traiter avec une familiarité amicale et flatteuse de supérieur, en même temps que I'ancien couturier opérait 
l'absolue conquête de Mme Tremblay « dont 
il n'était pas sans connaître plus d'une page délicate et émue ».

Au dessert, le baron de Terrassier, qu'André avait perfidement poussé à boire d'un Clos-Vougeot fameux, fut pris soudain d'un étrange besoin de confidences et, d'un ton affectueux, 
il conta sur sa famille plusieurs histoires 
intimes, qu'on écoutait avec des sourires mal 
réprimés.

Le docteur Clopin, voulant interrompre le cours de ces épanchements intempestifs, parla 
des collections qui faisaient de Brignolles un Louvre !… une Armeria !…

– Un Britiche Mouséoum ! fit André gouailleur.

Alors le baron s'échauffa :

– Mes collections ! mes collections !… je ne les donnerais pas pour… pour… pour un empire ! finit-il par déclarer. Et tout à coup, rapprochant en quelque sorte les convives 
d'un geste circulaire, et riant à l'avance de la 
surprise qu'il leur ménageait :

– Vous savez comment je me les suis 
procurées ?

– Parbleu, oui ! fit le colonel, vous avez 
rapporté tout ça de vos voyages…

– Mais non ! jamais de la vie… jamais ! Ils s'imaginent… Tenez, je veux bien vous le 
dire… je veux bien…

Il écarta simplement les deux bras, et confessa, presque à voix basse :

– Ça vient de la salle Drouot, tout bêtement.

Un silence comique régna tandis qu'il 
ajoutait :

– Excepté pourtant la panoplie qui contient les armes des chefs Batéké, panoplie que 
j'ai trouvée à part, en très bel état, à la salle des dépêches du Figaro, et que j'ai payée cent dix francs ! une misère ! Et tout est comme ça, 
voyez-vous ? Mes boucliers cafres ? ils traînaient dans la boutique d'un revendeur• de la 
rue des Gourdes à Orléans , et ma pirogue 
zélandaise, je l'ai dénichée à Montmorillon !

Alors, quand il eut fini, une large explosion 
de rires retentit autour de la table, tandis que 
le baron, pouffant plus fort que tout le monde, 
suppliait, la face congestionnée :

– Ne le répandez pas ?… Ne le ré…pandez 
pas ?

La soirée s'acheva au milieu de la plus 
chaude animation. Après que Lydie, une tasse 
à la main, le sucrier de l'autre, eut rempli 
son devoir de jeune fille esclave : « Un morceau ! monsieur ? deux morceaux ? » et puis : « Cognac, chartreuse ou cassis ? » le colonel 
et M. Gamblard causèrent longuement sur un 
canapé, comme des financiers graves, tandis 
que Mme Tremblay accaparait le docteur :

– Une petite consultation ? Depuis quelques 
jours, je ressens là… dans le pouce et l'index 
de la main droite une assez cuisante douleur…

M. Clopin la rassura :

– Purement rhumatismal, madame…

Mais elle, prise d'une soudaine pâleur :

– Si c'était la crampe des écrivains ?

À l'écart, sur une chaise, l'abbé Frambois, 
les pouces entrés dans sa ceinture, hochait la 
tête, sans doute à quelque pensée latine qui le traversait, et Lydie, tout en jouant une 
partie d'échecs avec son frère, lançait parfois 
de singuliers regards de méfiance dans la direction du jeune homme à la voix rude et un peu 
enrouée, en train de discuter avec M. de 
Montauran « polygone et école à feu ».

Elle perdait ses fous, ses cavaliers, ses tours, 
et André la faisait mat tout le temps.

Vers dix heures on apporta le thé. De 
nouveau Lydie circula parmi les groupes, 
tenant le petit pot de crème. Tante Génie, 
quand ce fut son tour, recommanda :

« Tu sais ? mon nuage habituel… »

Puis, on se sépara.

Après d'interminables adieux qui se prolongèrent jusque dans le grand vestibule où 
les bois de cerf plaqués aux murailles dessinaient de fantastiques ombres fourchues, 
M. Gamblard et son neveu prirent congé de 
Mme Trembla y.

Lydie remarqua non sans étonnement la 
cordiale effusion avec laquelle son père et 
l'ancien couturier se serraient les mains, aussi répondit-elle par une sèche inclinaison de 
tête au salut brusque et respectueux du lieutenant.

Le docteur Clopin offrit au curé de I'emmener dans sa voiture et de le déposer au 
presbytère. Mais il refusa :

– Merci, docteur. Quand il est tard, 
je rentre toujours à pied. J'aime mieux ça : 
parce que… en traversant le village… eh 
bien ! je regarde… j'observe, à droite, à 
gauche… Je rencontre l'ivrogne attardé, le 
mauvais sujet qui rôde. Si l'auberge est encore ouverte, je vois ceux qui boivent au 
lieu d'être au lit… je me rends compte… c'est ma petite ronde de police.

M. Gamblard et son neveu montèrent enfin dans le buggy qui les attendait au ras du 
perron. Tandis qu'ils s'installaient dans l'élastique et léger véhicule, le cheval dansait sur 
les graviers ; et comme ils démarraient : « À 
bientôt, n'est-ce pas ? » s'écria le colonel.

Il considéra un instant les lanternes de la voiture qui filaient entre les branches et 
déclara, de belle humeur :

– Charmantes gens ! je m'étais tout à 
fait trompé sur leur compte !

– Savais-tu, papa, fit André, que le 
lieutenant a remporté, l'an dernier, le prix des 
Dames à l'Hippique ?

La jeune fille ne disait rien.


XIII

Huit jours s'écoulèrent, huit jours de fièvre 
et d'angoisse pour Lydie qui pensait chaque 
matin : « C'est aujourd'hui que papa consentira tout à fait ! »

Et puis, le soir arrivait sans que le colonel 
eût risqué la moindre allusion à l'entretien 
qu'ils avaient eu trois semaines auparavant, quand elle était encore malade et qu'il s'était 
à moitié laissé fléchir.

« Guéris d'abord. Après, nous verrons. » 
Cette phrase, qui la faisait espérer malgré 
tout, résonnait toujours à son oreille avec le ton particulier dont elle avait été prononcée, 
et plus elle y songeait, plus il lui semblait 
impossible que son père s'obstinât davantage à lui refuser ce bonheur qu'elle avait presque 
conquis.

Lasse à la fin de demeurer dans une aussi cruelle incertitude, elle prit le parti du l'interroger.

Le colonel était en train d'écrire quand elle monta dans sa chambre peu de temps après le déjeuner. Il ne l'entendit pas entrer, à tel point il était absorbé, penché très en 
avant sur son grand bureau qui tenait toute la 
largeur d'une fenêtre. Le jour tombait d'aplomb sur sa tête, éclairant ses cheveux blancs et 
courts, tandis qu'il écorchait le papier de sa 
grinçante plume de fer.

Près de lui, une enveloppe était posée, avec 
l'adresse mise à l'avance : – M. le baron 
Gamblard, 36, avenue du Bois-de- Boulogne.

Lydie, l'ayant lue, s'étonna :

– Comment, M. Gamblard est baron ?

– Mais certainement, fit le colonel sans plaisanter, qu'y a-t-il d'étonnant à être baron ?

Puis d'une voix plus douce :

– Tu voulais 
me parler ?

– Oui, mon père, si je ne vous dérange pas.

– Cela tombe à merveille : j'ai moi-même de sérieuses communications à te faire.

Comme elle s'asseyait, il se renversa dans un fauteuil et, avec un sourire un peu gêné :

– Commence.

Elle commença :

– Mon Dieu ! mon petit papa, vous allez 
me trouver bien ennuyeuse, bien entêtée… 
Mais je vous en prie, comprenez-moi ! Je ne 
peux plus rester dans cette attente… Non, je 
ne peux plus.

Il fit l'étonné :

– Quelle attente ? Que veux-tu dire ?

– Vous le savez bien… Rappelez-vous ? le jour où vous m'avez sermonnée au lit…
Guéris d'abord… après… nous… ver…rons…

M. de Montauran leva les bras au plafond, 
et les laissant violemment retomber :

– J'en étais sûr ! Encore cette maudite 
affaire Bradier ! Non ! c'est décourageant. On n'a jamais vu une jeue fille bien élevée tenir tête ainsi…

– Vous m'aviez pourtant dit : – Après… nous verrons, répéta Lydie, d'une voix étranglée de chagrin.

– Pas du tout ! Tu me mets dans la bouche un tas de propos… Et à supposer que j'aie laissé échapper en effet cette phrase, je voulais dire : « Après, nous verrons… si tu es plus raisonnable, si tu… » et puis, je suis encore bien bon de te donner des explications. Ne reviens donc jamais là-dessus, jamais… tu m'entends ? Et tiens ? pour te montrer que je te crois dans le fond plus obéissante, plus sage et plus sérieuse que tu ne le parais, je n'hésite pas maintenant, tout de suite – quoique le moment soit certes très mal choisi – à te faire la communication dont je te parlais tout à l'heure, persuadé que tu me sauras gré de te parler franchement, paternellement, comme à une grande personne… qui voit la vie telle qu'elle est. Écoute donc sans• t'emporter, ne m'interromps pas et laisse-moi aller jusqu 'au bout : il est question, pour toi, d'un mariage… d'un 
gros mariage… M. Gamblard m'a demandé 
ta main pour son neveu, M. Pierre Gamblard, 
son seul héritier, avec qui tu t'es trouvée à 
dîner l'autre jour… Voilà… Je n'ai pas voulu 
engager les choses avant de t'en parler et de te 
consulter – ce qui prouve, par parenthèse, que 
je suis meilleur que tu ne t'imagines. – Mais 
si tu veux savolr toute ma pensée, cette union 
offre des avantages que je retrouverai très 
difficilement, je pourrais dire : que je ne retrouverai jamais.

– Pécuniaires , les avantages, demanda Lydie.

– Naturellement, de quels avantages parlerais-je ?… Je te prierai de considérer aussi 
la position de ce jeune homme. Elle est superbe. D'un jour à l'autre, il va être nommé capitaine, 
il passera commandant très jeune… moi, je le vois décoré d'ici trois ans. Tu sais qu'il est parfait cavalier, et que le printemps dernier, 
au concours…

– Son prix des Dames… Oui, je sais !

– Enfin, c'est pour te dire qu'il est très 
gentil, très bien noté, qu'il contente tous ses 
chefs, et qu'on pourrait plus mal tomber. Physiquement, je le trouve très acceptable, un 
joli homme, bien portant. Bref, j'estime que 
ce parti qui s'offre à nous est inespéré, que nous 
serions fous de perdre l'occasion et que… 
dame… je compte sur ton assentiment. Ne me 
le donne pas tout de suite… Non !… Attends 
plusieurs jours pour consentir de meilleure grâce qu'à présent, tu es encore trop nerveuse. 
Allons ! va ! Pense bien à tout ce que je t'ai dit, 
et tu reconnaîtras que je ne cherche que ton bonheur. Car je puis m'en vanter !… je ne suis 
pas un père égoïste. La première fois que M. Gamblard a fait auprès de moi sa ridicule démarche, tu as vu comment je l'ai reçu… ça 
n'a pas traîné. Eh bien, depuis j'ai réfléchi, 
je me suis dit que le neveu méritait d'être mieux accueilli que l'oncle. L'abbé Frambois, qui les 
connaissait tous deux et auquel j'avais confié 
mes perplexités, a dissipé ma première impression. Il fallait faire amende honorable, je n'ai pas hésité. Oh ! ça m'a coûté. S'il ne s'était agi que de moi ! Mais c'était pour toi, j'ai marché… j'ai retendu la main aux Gamblard et 
ils m'ont demandé la tienne. Embrasse-moi, 
bijou ! Tu t'appelleras un jour madame la générale Gamblard et tu seras millionnaire.

Lydie, sans rien répondre, se leva, droite et 
pâle, et se dirigea vers la porte. Là, se retournant vers son père, elle lui jeta trois fois un 
non dur et révolté :

– Non ! non ! non !… 
Puis elle sortit.

Automatiquement elle gravit l'escalier qui 
menait à sa chambre, ne sentant même pas ses 
pieds se poser sur les marches, n'ayant conscience de rien. Ses tempes battaient, et une 
immense angoisse indéfinissable l'envahissait 
peu à peu. Elle se rappela, dans certains cauchemars qui lui avaient laissé une horrible impression, avoir monté des escaliers aussi douloureux, et tenu de semblables rampes d'une main tâtonnante et moite.

Une ancienne chanson, que sa vieille bonne lui chantait du temps qu'elle était petite, lui 
traversa l'esprit :

.
C'est par un biau clair de lune
Que je te prins dans mes bras, 

Dis-moi, ma fidèle brune,
Si tu t'en souvien…dera !

Et tout à coup, sans qu'elle sût comment elle 
était venue jusque là, elle se trouva, seule, 
dans la grande chambre de son frère. D'une voix étrange, d'une voix atone de rêve, dont 
le timbre frappa son oreille étonnée, elle 
appela :

– André ! André !

Personne ne lui répondant, elle demeura 
immobile, debout au milieu de la pièce à demi 
éclairée par les rayons d'un blafard soleil d'hiver qui s'enfonçait derrière les bois… Dans 
les cendres du foyer, des braises mouraient. 
Un oiseau noir fila derrière les vitres. Et toujours elle gardait la même attitude anéantie, 
la tête emplie de mille pensées incohérentes, 
l'œil dilaté, sans regard.

Soudain, posé sur le marbre de la cheminée, un objet de bois et d'acier la fascina, 
un objet pas très grand, qui avait de courtes 
lueurs de métal bleu ? C'était un revolver. S'étant avancée à petits pas, elle sentit en elle naître d'abord, puis croître, plus séduisante à 
mesure qu'elle s'approchait, la délicieuse pensée d'une mort libératrice. Et elle marchait 
avec précaution comme si l'arme, tout à coup 
méfiante, allait prendre son vol et s'échapper. 
Quand elle en fut tout près, elle se pencha et longuement l'examina. Avec une anxieuse avidité, elle considérait le canon court, la crosse 
d'ébène striée de minuscules rayures qui 
s'entre-croisaient, le barillet montrant à l'orifice 
de chacun de ses tubes la pointe conique de 
la balle. Sur une des parois un mot anglais : Colt, était gravé.

Puis, par une brusque détermination, elle la saisit de la main droite ; tout d'abord 
elle tressaillit au froid contact de l'acier, 
mais elle s'y accoutuma, ses doigts se crispèrent, sa paume en moiteur se colla sur la crosse, et, l'index à la gâchette, elle leva lentement le bras.

Se mirant, non sans coquetterie, dans la 
grande glace qui était au-dessus de la cheminée, tour à tour elle appliqua l'extrémité du canon sur son front, sur ses tempes, sur son 
cœur ; elle osa même l'introduire à demi dans 
sa bouche entr'ouverte, retenant son souffle, et 
dans cette position, exerçant une très douce 
pesée sur le ressort, elle s'amusait, par une bravade de femme, à soulever graduellement le chien, ne s'arrêtant qu'avant la seconde où 
il serait trop tard. Elle pensait : « Que j'appuie 
un peu fort et c'est fini ! Il n'y aura plus de Lydie ! Plus de mariage ! Plus rien ! J'irai retrouver maman ! attendre Maurice. »

Déjà elle s'imaginait les cris, les appels au 
secours, la torrentueuse explosion de douleur 
des siens accourus aussitôt : « Mon Dieu ! 
Épouvantable ! Comment cela a-t-il pu arriver ? » La voix de son père, dans ce concert 
d'imprécations, dominait toutes les autres.

Et voilà que tout à coup, comme par un prodige, elle l'entendit, cette même voix ! à 
travers la porte qu'elle avait seulement poussée sans la fermer. Le colonel à grands pas traversait la galerie voisine, criant à André qui s'efforcait de le calmer :

– Elle fait tout manquer ! ta sœur ! tout 
manquer ! L'égoïsme incarné !

Ils s'éloignèrent.

– … incarné !

Alors, ayant reposé le revolver sur la cheminée, comme une chose désormais inutile, 
elle joignit les mains, comprenant tout, voyant clair, clair… Pécuniaires, les avantages !…

…Et immédiatement son parti fut pris, 
héroïque. Sans larmes, sans combat, sans hésitation, elle fit le sacrifice de son amour.

Puisqu'il fallait qu'elle s'appelât Mme Gamblard pour que son père vieillît à Montauran 
dans une insouciance heureuse, elle porterait 
ce nom, la lèvre souriante et l'œil radieux, et 
nul autre qu'elle ne connaîtrait la profondeur 
de sa résignation. Combien de jeunes filles avant elle avaient dû s'immoler ainsi, accusées de faire tout manquer ! Elle serait une de 
ces martyres insoupçonnées de la vie.

Elle quitta la chambre d'André pour se rendre 
de nouveau chez son père, songeant malgré 
tout : « Je vais dire une parole irrévocable… 
tuer mon avenir ! Oui, je vais me suicider… 
plus et mieux que si j'avais tout à l'heure cédé 
à la tentation ! »

En chemin elle croisa tante Génie qui l'arrêta et lui dit tout bas, les yeux rouges :

– Tu sais ce qui m'arrive ? Ils n'ont pas 
voulu d'Ange ou Sirène au Bon Ton ! C'est d'une 
force !

Elle chancelait anéantie, bégayant :

– Me faire cet affront, à moi ?… à moi qui 
depuis vingt ans ?… oh !

Lydie la serra dans ses bras, envahie d'une 
pitié maternelle, à l'aspect de cette enfantine 
douleur de vieille, et posant plusieurs baisers sur ses joues fanées :

– Consolez-vous, ma bonne, ma chère petite tante… tout le monde est malheureux sur 
cette terre, tout le monde !

– Pas tant que moi ! va !

Et la vieille dame regagnait son oratoire moyen-âge, courbée en deux, poussant de 
petits sanglots.

Lydie, le cœur battant, était arrivée devant 
la chambre de son père. Brusquement elle 
ouvrit la porte, et, s'avançant, elle prononça 
d'une voix très ferme :

– Mon père, je vous demande pardon ! Je 
consens à épouser M. Pierre Gamblard. Je crois que, décidément, je serai heureuse avec 
lui.

En même temps, elle lui tendit son front.


XIV

Le lieutenant, ayant obtenu un congé de trois mois, fut autorisé à commencer sa cour immédiatement.

S'étant fait précéder d'un bouquet blanc 
large comme une table, il arriva dès le surlendemain vers la tombée du jour, à l'heure 
des lampes. Tout le monde se tenait au milieu 
du salon pour le recevoir, et Guérin était en 
culotte.

Il parut enfin, glorieux sous la grande tenue.

Lydie se leva et venant à lui avec un sourire triste :

– Puisque vous la voulez, monsieur, voici ma main. Prenez-la vite.

S'étant aussitôt incliné, il lui baisa le bout des doigts, ne trouvant pas autre chose à dire, 
dans son trouble, que ces mots : « Ah ! mademoiselle !… voici une journée… Moi aussi je 
vous jure ! »

Ensuite ils allèrent s'asseoir à l'écart dans un coin où on les laissa seuls.

L'abbé Frambois et le docteur Clopin, qui avaient été convoqués, arrivèrent ensemble.

– Eh bien, monsieur le comte, m'est avis que tout s'arrange ? dit le curé, hochant la tête. 
Vous ne quittez plus de sitôt ce vieux Montauran que vous aimiez. Que d'événements !

– Ma foi ! tout est bien qui finit bien, opina M. Clopin.

Alors le colonel qui rayonnait, rajeuni de dix ans, devint subitement très grave ; il 
leva Jes yeux au plafond, son visage se fixa dans une expression résignée, et montrant sa fille, avec un grand geste d'affectueuse faiblesse :

– Que voulez-vous ! il faut bien passer par où elles veulent !

Puis comme le docteur lui faisait remarquer :

– Je la trouve pâlotte, ce soir.

Il affirma :

– C'est la joie.

FIN


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