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LE MÉCANICIEN


dans Mam'zelle Vertu (1885)

 

– Oui, monsieur, me dit le vieux en hochant la tête, on a été mécanicien pendant vingt ans !

C'était à la petite gare d'Ancenis, par une très lourde après-midi de juillet. J'avais manqué le train, et je ne savais comment tuer le temps – l'express ne passerait que dans trois heures – lorsque j'aperçus près de la lampisterie un bonhomme encore solide, malgré ses cheveux gris, fumant en silence un bout de pipe. J'allais me placer à côté de lui sur la brouette à bagages qui lui servait de banc, et, dès les premiers mots, il m'intéressa.

Il était petit, un peu prédisposé à l'embonpoint, les épaules remontées, les paupières clignotantes dépouillées de cils, les yeux meurtris et ravagés d'avoir été toute sa vie dans le vent, sous la suie et la fumée, rissolé par la canicule et sanglé par les coups de fouet de l'hiver. Ses mains pendaient au bout de ses bras, déformées et noueuses, pareilles à d'énormes outils, les os saillant de partout comme des charnières. Il avait dépassé la soixantaine et se nommait Étienne Arras. Il vivait maintenant de ses rentes à Ancenis chez une fille à lui, qui avait fait un gentil mariage.

– Vingt ans mécanicien, répétai-je, il a dû vous arriver des aventures… des accidents… que sais-je ? Une si longue carrière, hein ? Cherchez donc un peu…

Il enleva son chapeau de paille, s'enfonça les doigts dans les cheveux, si profondémeni que sa main disparaissait tout entière, et pendant quelques secondes se gratta la tête avec ses ongles, comme s'il voulait de force en arracher les souvenirs lointains; puis, s'étant recoiffé, il commença d'un air de résignation :

– Puisque ça vous amuse, eh bien ! je vas vous en dire une.

C'est une que je n'aime pas beaucoup raconter au monde, vu qu'elle est susceptible de tristesse, comme vous allez voir. Mais c'est égal, chose promise, chose due. Et d'abord, savezvous seulement ce que c'est qu'une locomotive?

Cette vilaine bête en fer, trapue, ventrue, hérissée de boulons, qui s'avance en faisant trembler le sol, pareille à un éléphant, épouvante bien des gens à première vue. Cependant, elle n'est pas mauvaise, et se laisse mener avec le petit doigt comme une demoiselle au bal. Y a des exceptions sans doute, ainsi que pour le sexe, et si la plupart sont plaisantes et bien aimables, il s'en rencontre aussi d'indignes qui ne valent pas le coup.

Malgré tout, dans notre partie, sage ou méchante, on aime sa machine, comme le marin son bateau. On s'y attache ainsi qu'à un enfant, et quand elle devient trop fatiguée, qu'elle tombe en décadence et qu'il faut la remiser, vrai ! c'est un crève-cœur. La nouvelle est plus coquette, pleine de bonne volonté, elle cherche tant qu'elle peut à se faire bien venir, ta, ta, ta, tu n'es plus ma vieille commère !… il faut du temps avant de couler bon ménage à nous trois, avec le chauffeur… C'est toute une affection à recommencer.

À l'époque où se passe mon histoire, je montais une machine capricieuse, un peu jeune, pas très commode à manœuvrer. J'étais déjà au chemin d'Orléans depuis une dizaine d'années de fer et je faisais le service de nuit du train poste qui va de Paris à Nantes, une bouchée de quatre cent vingt-sept kilomètres !… Pour chauffeur, j'avais un grand garçon roux, dur à la besogne, marié à une assez jolie fille, blanchisseuse à Bercy, dont il était très amoureux et très jaloux. On l'avait surnommé la Carotte, à cause de la couleur de ses cheveux.

Cette nuit-là, fin novembre, le froid commençait à pincer dur ; sous le passe-montagne et le cache-nez nous avions la figure coupée en quatre. Le grand vent qu'on enfonçait tête baissée nous ronflait aux oreilles comme le bruit de la mer dans les coquillages, et tous deux nous parlions le moins possible, parce que c'était le diable pour s'entendre. De chaque côté les talus filaient, dans l'ombre, ainsi que de l'encre qui coule, hop ! Les maisonnettes, les arbres, disparaissaient, brusquement balayés. On volait sur les rails si vite qu'on ne se sentait pas avancer. Par instants seulement, une trépidation plus accélérée vous ébranlait les jambes à vous les déboîter : c'était la locomotive qui ruait, qui lançait un coup de reins, emballée dans une galopade farouche à travers la campagne plus noire qu'un pot de cirage. Nous venions de dépasser Tours et nous approchions de Savonnières, quand le chaufîeur me dit brusquement : « Tu sais, je ne suis pas content après toi ? » Je le regardai surpris. Il avait de drôles d'yeux, qui brillaient clans l'obscurité, tout jaunes. D'abord, je ne saisis pas.

– Qu'est-ce qui te contrarie, la Carotte ?

Il s'était planté près de moi, me parlant haut, dans la figure : « Oui, on s'entend, tu as voulu marcher avec Jeanne ? »

C'était sa femme, et je vous ai dit qu'il était jaloux à en devenir imbécile. J'éclatai de rire : « Moi ! ah çà ! tu plaisantes ? Et je confessais la pure vérité : je trouvais sa femme gentille, mais jamais de ma vie je n'avais eu l'idée de lui proposer la bêtise.

– Je ne plaisante pas, reprit-il en s'animant, d'ailleurs voilà longtemps que je guettais de te dire ça en face. J'aime pas les salauds.

Je haussai les épaules, lui déclarant : « Tiens, tu es un pauvre esprit; tu ne sais pas ce que tu chantes, veille à la chaudière, tu feras mieux… » Et je lui tournais le dos quand je reçus un coup de poing sur la nuque, qu'il venait de me décocher, par derrière. Je fis un saut, la colère m'envahissait, me montait au nez, mais pourtant je parvins à me maîtriser, rapport au métier qui veut du sang-froid :

« Écoute, la Carotte, que je lui dis, – et ma voix tremblait – tu viens me chercher des raisons, t'as une sacrée foutue veine que nous soyons en marche… mais ne recommence pas à envoyer les pattes, parce que, foi d'Arras, je t'agrafe le nez et je te colle par-dessus bord… »

J'avais à peine achevé qu'il me sautait à la figure, gueulant dans le tapage du roulement et les hoquets de la vapeur : « C'est moi qui vais te manger la cervelle. » Et la lutte commença.

La machine était lancée, ayant atteint et même un peu dépassé sa vitesse normale; le feu tirait avec rage. Dans une lueur, une station parut, disparut. J'eus Ie temps d'entrevoir le cadran, et le nom écrit en grosses lettres : Une heure cinquante-huit… Cinq-Mars… Nous replongeâmes dans les ténèbres.

Me tenant serré à bras-le-corps, il cherchait à me passer la jambe pour me faire débouler, et me flanquer à bas. Je m'étais cramponné d'une main à la barre d'appui, de l'autre j'essayais de me dégager sans lui faire de mal, et tout en me débattant, je lui criais encore :

« Mais cesse donc, tu es fou, cesse donc. » Il ne semblait même pas m'entendre, il s'acharnait de plus belle, pris de je ne sais quel transport au cerveau, emporté dans un élan de rage qui décuplait ses forces, écumant comme une bête.

Déjà, depuis deux minutes, il m'acculait dans le coin des outils, avec la pensée de s'emparer du pique-feu ou de la pelle à coke pour s'en faire une arme. Je me défendais de mon mieux, et sur l'étroite plate-forme, nous râlions, geigant, brûlés à chaque secousse aux parois de la chaudière, nos sabots glissant sur la tôle huilée. Je me sentais faiblir, car il était plus jeune et plus robuste que moi. Quand tout à coup une lueur rouge flamboya à ma gauche, vision soudaine, terrible, qui me glaça jusqu'aux moelles : le disque… ! Comprenez-vous, monsieur ? Le disque à l'arrêt !… La voie n'était pas libre; et l'autre qui me tenait ployé dans ses bras de fer, sans que je pusse bouger, ni faire un mouvement. Son souffle chaud m'entrait dans l'oreille.

En une seconde, je me  représentai mon train venant culbuter, faire le grand saut sur un autre convoi, les voyageurs en bouillie, hachés, dépecés, disloqués, les membres jetés à droite et à gauche des rails, les wagons en miettes, la machine défoncée sur le flanc, et moi dessous, la tête crevée… Jamais ! Avant tout, le salut commun ! Alors je me roidis; m'étant baissé, j'enfonçai comme un coin ma tête entre ses cuisses, et me soulevant, cassant ses doigts qui tenaient encore à ma chair, d'un dernier effort, je le secouai dans le vide, dans le noir… Je ne l'entendis même pas tomber.

Aussitôt je me jetai sur la manette du régulateur, que je fermai. En quelques secondes, je pus serrer les freins et arrêter brusquement les voitures se cognant les unes sur les autre. Il était temps. À dix mètres de la machine, un train-omnibus déraillé deux heures avant me barrait la route. Cré bon Dieu ! il y a de cela quinze ans; eh bien, j'ai chaud chaque fois que j'y pense, et la sueur me dégouline le long du corps.

Je l'interrogeai : « Et I'autre ? »

– « La Carotte? » Il eut un geste désespéré. « Fichu, nettoyé… le pauvre !…. la colonne cassée… On a su depuis ce qui lui avait pris… une attaque de fièvre chaude… J'ai passé en cour d'assises à cause de ça… On m'a acquitté bien sûr. Mais ça n'empêche pas que j'ai tué un homme dans ma vie. Et tenez, j'ai même un regret d'avoir été déterrer aujourd'hui cette histoire de mort… Ce qui est passé est passé…

Et puis… v'là votre train qui s'amène… bonsoir. »


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