Lavedan
LA HAUTE
Résumé
Les vingt sketches publiés en 1895 sous le titre La Haute donnent une vision de l'aristocratie, du « grand monde » à la fin du XIXe siècle en faisant dialoguer ducs, marquis, comtes, vicomtes et barons.
Le vieux duc d'Abriès est parfaitement lucide sur la place de la noblesse sous la Troisième République : « C'est stupide d'être ce que nous sommes et de venir au monde avec un blason à une époque où ça ne sert plus à rien. » Selon lui, être noble n'est plus un privilège, mais un poids à porter, car être noble, c'est être continuellement en représentation. [Grand-père et petit-fils]
Par exemple, dans l'aristocratie, on ne croit guère en Dieu, mais on est très strict sur la pratique religieuse. L'abbé D'Angelle l'a fort bien compris : « Ce n'est pas de l'hypocisie, mais une suprême tenue, une coquetterie d'exemple à donner, un des premiers devoirs du Noblesse oblige. Acceptée avec respect, courtoisie, affichée sans exagération, toujours défendue avec hauteur, la religion permet à l'aristocratie de revendiquer à notre époque la place qu'elle a perdue, et de se maintenir à celle qu'elle occupe encore. Elle n'a qu'à gagner à aller à la messe, rien à y perdre. […] Le tout est de faire un beau semblant de chrétien, tout en façade. » [Trois soutanes]
Les nobles se sentent astreints à de multiples obligations liées au nom qu'ils portent : ne pas travailler, donc faire des dettes, vivre dans le luxe, faire de l'équitation, jouer aux courses, entretenir une maîtresse, avoir un attelage, plusieurs domestiques, tout faire pour être admis au Jockey Club.…
Cette vie artificielle fait d'eux presque des victimes. C'est du moins ce que dit un vieux duc à son petit-fils : « Les exigences sociales du milieu artificiel où nous poussons comme dans une serre nous interdisent à jamais tout bonheur familial et conjugal… À partir et au-dessus de cinquante mille livres de rente, à Paris, quand on a un titre, une couronne sur les harnais et qu'on tient à tenir sa place… fini ! plus de lune de miel, plus d'intimité, plus de paternité ni de maternité… plus de vieillesse digne… La vie se passe à représenter… On est perpétuellement ailleurs… Jamais chez soi. Notre vie à nous ? Une grande visite… Pas autre chose. Nous sommes les esclaves d'un luxe qui nous fait haïr, surtout de ceux qui en profitent. » [Grand-père et petit-fils].
Et Lavedan, non sans malice, montre le baron D'Emblée mobiisant son tailleur, son bottier, son chapelier et même son cravatier [Un peu de tenue]. Le marquis d'Avaux, lui, se croit obligé de venir dîner l'été au Café des Ambassadeurs même si l'on y est « servi en courant par des hommes en tablier qui suent dans les plats. » [Cette santé].
Des gamins de 11 à 14 ans, fils de duc ou de marquis, sont déjà formatés : ils se vouvoient, ils parlent avec sérieux d'équitation, de femmes, et de la dot de leur future épouse… [En vacances].
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Lavedan développe particulièrement le thème des rapports entre les nobles et les femmes.
– Pour les hommes, si l'on en croit le comte de Trainou, la vie est ainsi réglée : on a d'abord une liaison avec une fille pauvre, trouvée dans les coulisses d'un théâtre ou dans l'atelier d'un peintre; puis on rompt avec elle pour épouser une jeune fille de sa classe; ensuite, pour pimenter la vie conjugale, on prend une maîtresse, « une maîtresse convenable, pas trop au-dessous des femmes qui ne sont pas amantes » [Partie carrée]; cela peut conduire à une séparation d'avec l'épouse officielle, si celle-ci est peu compréhensive, mais jamais à un divorce. [Sept ans après].
– Pour les femmes, au sortir de l'inévitable couvent, elles sont en attente d'un mari; puis, une fois mariées, après le traditionnel voyage de noces, elles occupent surtout leurs journées trouver le moyen de tromper leur mari et de rencontrer leur amant.
Il résulte de tout cela, pour le couple, un jeu quotidien de mensonges, de feintes, de surprises: le tailleur du baron ne dit-il pas qu'un homme du monde doit pouvoir « se déshabiller et se rhabiller en deux minutes maximum: on ne sait jamais » [Un peu de tenue].
Parler de sa maîtresse est le sujet de conversation favori de ces messieurs, qui aiment comparer leurs expériences. D'Argentay considère que le meilleur âge pour une maîtresse est de 17 à 20 ans, quand la jeune fille est « en train de devenir une femme » (pour lui, à 27 ans, c'est « une duègne ») [Scène de tous les soirs]. On échange des recettes et on est partagé sur la manière de se comporter : vaut-il mieux feindre la soumission à tous ses caprices ou la museler autant qu'il le faut ? [Partie carrée]. Les femmes, d'ailleurs, tiennent des propos identiques : Blanche d'Amboise et Jeanne des Adrets comparent l'âge, la docilité (« j'en ai dressé de plus durs »), les mensualités payées par leur amant et imaginent même un plan qui leur permettra de les échanger [Libre-échange]. Cela entraîne des situations cocasses que le vaudeville savait alors exploiter [Partie carrée, Réciprocité].
Plus sérieusement, Lavedan met en lumière certaines situations où les femmes doivent s'accommoder de la morale qui régit cette société:
– Mlle Jeanne sait qu'elle aura du mal à se marier, car elle est la fille illégitime de Mme de Rainville et du marquis du Glaive, lequel a par ailleurs une femme et des enfants. Comme un modeste sous-officier de hussards est amoureux d'elle, elle doit sauter sur l'occasion, malgré les réticences de son père [Les enfants à côté].
– Clarette, une jeune orpheline délurée, loue régulièrement, au Bois de Boulogne, une jument pur sang à laquelle elle a appris à « pointer ». Elle explique au vicomte de Crocé qu'elle essaie ainsi d'attirer l'attention d'un homme qui, la croyant en difficulté, va l'aborder. Alors, honnêtement, elle se présente à lui telle qu'elle est, en attendant celui qui lui dira All right et l'épousera. Plutôt que devenir institutrice, elle préfère, dit-elle, « jouer au bonheur comme on joue au baccarat ». [A cheval]
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L'oeuvre de Lavedan est surtout un tableau intéressant de cette société aristocratique qui vit dans un monde qui change : on voit des dames à particule faire la course en bicycle, avec petites culottes et bas de laine noire [Septuagénaires]; on se précipite chez les photographes pour avoir son portrait sur ses cartes de visite [Photographie]. Les garçons, que leur statut social empêche de chercher un travail et de se mettre au service de la République en devenant diplomates, n'ont plus comme seul débouché que l'armée. Et encore s'imaginent-ils à la guerre (contre l'Allemagne) non pas en combattants, mais en officiers portant des gants blancs et un sabre [En vacances].
Cette fin du XIXe siècle est marquée par des nouveautés dans le domaine des arts et de la littérature et l'aristocratie, sur ce point, est partagée. Contrairement au jeune duc de Coutras, le vicomte de Saint-Hubertin, qui a la cinquantaine, n'accepte pas le Théâtre Libre d'Antoine qui porte sur la scène « les ordures de l'école naturaliste » ; en peinture il refuse les impressionnistes et en sculpture Rodin. Il regrette ce qu'il appelle « l'art bien portant » et estime que les artistes conemporains ont perdu « le sentiment du beau ». [Art et littérature].
Dans le dernier sketche [L'avenir], Lavedan met en lumière ce que fut la Troisième République pour les gens de « la haute ». La marquise, incurablement monarchiste, parle d'une époque « abominable », de « gâchis » et son mari d'une « époque transitoire de fièvre et de combustion ». Les paysans sont désorientés, les militaires sont « dégoûtés » et certains espèrent même une nouvelle guerre pour « les consoler du présent » Les monarchistes sont désabusés, s'étant attachés en vain au comte de Chambord, au général Boulanger, au comte de Paris. Lucide, le marquis conclut : « C'est fini, ce pays ne veut plus entendre parler de monarchie, et ceux qui auraient qualité pour la faire le sentent si bien qu'ils évitent de prononcer ce vieux mot… aujourd'hui on a horreur de tout ce qui ressemble à un principe… Ces vieilles belles choses vermoulues ont fait leur temps: ça n'est pas en s'y cramponnant qu'on avancera. » Il rappelle qu'en 1824, sous la monarchie restaurée, Chateaubriand avait déjà prévenu : « Le temps a réduit la monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère, chacun connaît ses droits, rien n'est possible hors des limites de la raison, et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui. Ne vous y trompez pas ; une nouvelle ère commence pour les nations… » [Mémoires d'Outre-tombe, XXVIII, 8].
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Après ce bilan lucide sur son époque, Lavedan termine en attribuant à ses personnages un regard sur l'avenir. Il conçoit alors un régime politique démocratique, mais plus conservateur que révolutionnaire, une démocratie organisée garantissant la liberté des cultes, la liberté de l'enseignement. De l'aristocratie il ne restera que « des lambeaux épars » dans cette nouvelle société où la noblesse sera conférée par le mérite personnel, et où les seuls aristocrates seront ceux qui travailleront. Quant à l'avenir religeux, l'évêque du Havre prédit que les catholiques du prochain siècle auront une géographie nouvelle à apprendre, si le nouveau monde de l'Afrique, à peine encore exploré, ouvre ses portes à la civilisation et à la foi… Alors, dit-il, on verra à Rome des cardinaux de couleur, et peut-être même, un jour, un pape noir.