LA PERMISSION
dans Les Beaux Dimanches (1898)
La cour de Ia caserne est déserte sous un grand soleil. Au beau milieu, le capitaine, un bon gros père, tout rouge. Varon traverse la cour en hâte et arrive près de lui.
LE CAPITAINE. – Ah ! vous voilà, Varon ?
VARON. – Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Je vous ai fait demander, Varon, parce que je ne suis pas content de vous. (Étonnement respectueux et muet de Varon.) C'est-à-dire que je suis enchanté de vous, enchanté, sacrebleu ! vous êtes le meilleur soldat de ma compagnie.
VARON. – Mon capitaine…
LE CAPITAINE. – Me coupez pas. Le meilleur. Vous êtes propre… vous êtes des rares qui se lavent, et à fond, les deux pieds ! Vous savez vot' théorie sur le bout du doigt… vos armes sont tenues comme des pièces d'état-major… vous êtes un modèle et je vous propose à tous en exemple. Je vous fais là, sacrebleu, des compliments gros comme ma cuisse, que j'ai pas pour habitude de faire, non ! Mais vous, c'est parrticulier. Seulement, en. même temps que tout ça, je suis pas content de vous.
VARON. – Mais… mon…
LE CAPITAINE. – Pourquoi ? Je vais vous le dire. Je vous ai fait donner les galons de premier soldat, vous allezpasser caporal dans quinze jours. Vous serez sergent quand vous voudrez, si vous continuez. Tout ça c'est très gentil. Mais il y a une chose qui me chiffonne, et depuis longtemps, et qu'est pas naturelle, sacrebleu ! Vous ne devinez pas ?
VARON. – Non, mon capltaine.
LE CAPITAINE. – Eh bien, c'est que vous ne demandez jamais de permission le dimanche, sacrebleu !
VARON. – Moi ?
LE CAPITAINE. – Oui, vous, nom d'une quille ! Je voudrais vous en donner. Vous êtes le seul qui les méritiez ! M'en demandez pas ! Mettez-vous à ma place ? De quoi est-ce que j'ai l'air, moi, vot' supérieur ? Va falloir maintenant que ça soye moi qui me mette à votre disposition ? C'est un peu fort ! Enfin, je l'fais tout de même, parce que j 'pense que vous êtes tout neuf, que c'est votre première année, que vous êtes timide et que vous n'osez peut-être pas ? Faut oser, mon vieux.
VARON. – Mon capitaine…
LE CAPITAINE. – Ça suffit. Je vous donne la journée.
VARON. – Mon capitaine…
LE CAPITAINE. – Quoi ? Ah ! La journée avec la nuit, bien entendu !
VARON. – Mon capit…
LE CAPITAINE. – Ça n'est pas encore assez ? Ah çà, mais dites donc, Varon ? Il me semble que vous avez de l'appétit ? Qu'est-ce qu'il y a donc ? C'est donc une .grosse permission, alors…
VARON. – Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Non ? Eh bien ! en ce cas…
VARON. – Aucune, mon capitaine, aucune. Je ne demande rien.
LE CAPITAINE. – Mais moi je vous offre.
VARON. – Merci, mon capitaine. Vous êtes bien bon.
LE CAPITAINE. – Vous refusez ?
VARON. – Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE, furieux. – Tu refuses, espèce de pierrot ? Ah çà ! est-ce que tu te f… de moi ?
VARON. –Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Regarde ma fiole; non, mais regarde-la bien ! La regardes-tu ?
VARON. – Je la regarde, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Écoute-la à présent. Sais-tu ce que je commence à croire ? dis ?
VARON. – Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – C'est que je m'apprête à revenir sur ton compte. Et qu'avec toutes tes qualités… tu n'es peut-être qu'un faux bon sujet ?… Ah mais ! parfaitement, un simulateur ? Sale simulateur, non d'une quille !
VARON. – Moi, mon cap…
LE CAPITAINE. – Me coupe pas. Oui, t'as beau bien te conduire, je sens que t'as pas l'esprit de corps… l'amour de l'armée ? C'est une famille, l'armée ! Suffit pas d'être irréprochable… faut l'aimer, et puis être fier d'en faire partie, secrebleu ! Avoir l'air gai-z-et-content. Or, je me rappelle qu'on ne te voit jamais fricoter avec tes camarades… tu ne vas pas à la cantine… tu ne jures point… jamais de salle de police… tu ne ris pas souvent… tu ne te saoules pas… tu ne chantes pas les chansons de route… t'es tout le temps tout seul à faire suisse et bande à part dans les coins. Ah çà ! Ah çà ! Et puis., par-dessus le marché… le dimanche… quand tous gueulent pour avoir des permissions, toi seul t'en demandes pas ? Et quand je t'en donne, malgré toi, espèce de caillou, tu refuses ! Qu'est-ce qui m'a foutu un pareil phénomène ?… J'aime pas ça, les phénomènes… j'en veux pas dans mon bataillon . Allons, réponds à l'ordre et lève les yeux…
VARON. – Oui, mon capi…
LE CAPITAINE. – Pourquoi tu ne sors jamais le dimanche ?
VARON. – Parce que… mon…
LE CAPITAINE. – C'est un vœu ?
VARON. – Non, mon cap…
LE CAPITAINE. – Alors ? T'as donc pas une Jeannette en ville ?
VARON. – Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Non ? T'es une emplâtre ! un navet ! Je te fais pas mes compliments. Et pourquoi ça, t'as pas une bonne amie ?
VARON. – Parce que, mon cap…
LE CAPITAINE. – Hé ?
VARON. – Ça m'est défendu !
LE CAPITAINE. – Défendu ? T'es pas malade ?
VARON. – Non, mon capitaine. C'est pas pour ça.
LE CAPITAINE. – Pourquoi ? Allons ? Avoue ! Je sens, qu'il y a une saleté là-dessous.
VARON, fermement. – Je suis séminariste, mon capitaine.
LE CAPITAINE, abasourdi. – Ah… tu… oh !… Ah ! tu es sémina… Tiens… tiens… (Un silence.) Ainsi vous êtes un sac-au-dos ?…
VARON. – Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Savais pas. S'explique alors… s'explique tout seul. Je retire… Mais pourquoi vous ne le disiez pas tout de suite ? Vous me laissez partir et m'échauffer…
VARON. – J'avais peur que ça ne contrarie mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Moi ? Pourquoi ? Est-ce que vous me prenez pour un imbécile ? Seulement, alors, je ne comprends plus. Quand on est du séminaire, N. de D., on va à la messe, et puis à vêpres, et tout le train des équipages ! Pourquoi vous ne me demandez pas de permission pour faire vos histoires ?
VARON. – Parce que, mon capitaine, j'ai pensé en arrivant que, bien sûr, je ne pourrais pas avoir, régulièrement tous les dimanches, la permission de la journée pendant trois ans de suite. Alors, pour cette raison, et puis en même temps pour me priver, par sacrifice personnel, j'ai résolu de ne sortir jamais pendant mes trois ans. Seulement, le dimanche, une fois mon service fini, je fais mes prières et je lis mes offices à part.
LE CAPITAINE. – Oui. S'explique alors. Parce qu'autrement… En somme, soyez franc, vous détestez le métier ?
VARON. – Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Mentez pas. C'est vilain pour un curé.
VARON. – Je ne mens pas.
LE CAPITAINE. – Si. Vous faites tout de première pour faire plaisir.au bon Dieu et au pape, mais, dans le fond, ça vous dégoûte ?
VARON. – Pas du tout, mon capitaine, J'aime beaucoup, beaucoup I'arrnée… et mes camarades, et mes chefs, tout.
LE CAPITAINE. – Ça vous plaît ? Vous êtes orgueilleux d'avoir des grades ? C'est vrai, ça ?
VARON. – Oui, mon capitaine. Je suis enchanté de passer bientôt caporal.
LE CAPITAINE. – À la fin de votre temps, si vous vouliez, vous pourriez être sergent-major, vous savez ?
VARON. – J'essaierai, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Deux galons d'or et l'épée, ça ne dépend que de vous. Et. alors, une fois sergent-major, à ce moment-là… dame… eh !
Il lui cligne de l'œil.
VARON. – Quoi donc, mon capitaine ?
LE CAPITAINE. – Pourquoi ne rengageriez-vous pas ?
VARON. – Non, mon capitaine !
LE CAPITAINE. – Lâcher la robe noire ? Saint-Maixent… Vous passez l'examen comme une lettre à la poste, vous êtes officier… Vous pouvez ensuite arriver aux plus hauts grades, comme moi… capitaine !… Ça ne vous tente pas ? Vous êtes difficile ! Vous n'aimez pas mieux être capitaine que curé ?
VARON. – Non, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Ça ne vous empêcherait pas d'aller à confesse, si vous voulez, d'être capitaine ? À preuve que ma femme y va et fait ses Pâques.
VARON. – Je sais bien… Mais… non…C'est ma vocation de porter la soutane.
LE CAPITAINE. – J'entends. Si c'est votre vocation, mon garçon… S'explique en ce cas. Y a pas à chanter. C'est égal… C'est donc bien amusant de dire la messe ?
VARON. – C'est mon désir. Et puis, on est utile, on peut faire du bien.
LE CAPITAINE. – - Eh bien, et nous, I'armée, est-ce que nous faisons du mal ?
VARON. – Je ne dis pas ça, mon capitaine. Mais ce n'est pas la même chose. Et puis il faut des deux, voyez-vous ! Comme il faut des soldats, dans un pays, il faut des prêtres.
LE CAPITAINE. – Oui… évidemment. Pour les dames et les enfants.
VARON. – Quelquefois aussi pour les hommes, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – .Je ne dis pas… tout ça… suffit… Ça touche à la politique… Motus. Et puis, ça vous regarde, après tout. Moi, je suis soldat. Le bon Dieu… l'âme qui déserte son corps, le paradis et les garnisons de là-haut après qu'on a claqué… Ça ne m'a jamais empêché de sucrer mon absinthe ! Mais enfin, je ne suis pas hostile. Y a de bons prêtres. J'en ai connu un, un ancien aumônier, qui fumait sa pipe et buvait la goutte comme un saint. Et couvert de blessures, sacrebleu !. Comme ça, je les comprends mieux. Mais i'y pense, nom d'une quille, puisque vous êtes de la partie… vous savez le latin, N. de D. ? Rosa la rose ?
VARON. – Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Eh bien, ça se trouve à merveille. J'ai mon dernier, Gustave, un sacré petit tambour qui prépare sa cinquième, qui est gentil, mais cancre et fainéant comme n'y en a pas ! Vous viendrez tous les dimanches à la maison me le faire travailler, sacrebleu ! Ça va ?
VARON. – Oui, mon capitaine,
LE CAPITAINE. – Vous déjeunerez avec nous ?
VARON. – 0h ! mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Si. Me coupez pas. Et après, eh bien, vous serez libre ; pourrez aller faire la fête dans les églises. Prierez pour moi, nom d'une quille ?
VARON. – Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE. – Bono. Maintenant que je sais qui vous êtes… je vous tiendrai à I'œil… Je gueule après vous, Varon, mais c'est parce que je vous estime. Si tous mes soldats ils étaient curés, ça m'embêterait bougrement, mais ils vaudraient souvent plus cher. Là-dessus, au nom du Père… à dimanche ! Rompez.