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Henri Lavedan

LEUR COEUR

 

A l'âge des folies
Dans le mariage
Un ami
Fâcheuse nouvelle
Détresse
Epilogue

 

À L'ÂGE DES FOLIES

GONTRAN, 26. ans.
MIRETTE, 19 ans.

Onze heures et demie du soir. Dans un cabinet particulier du Café de Paris. Gontran et Mirette sont assis l'un à côté de l'autre. Viandes froides, tisane frappée. Le maître d'hôtel vient, de se retirer à la minute sur leur assurance « qu'ils n'avaient plus besoin de rien ».

GONTRAN. — As-tu faim ?

MIRETTE. — Sûr. Et toi ?

GONTRAN. — Pas des flottes.

MIRETTE. — L'appétit va te gagner. (Regardant autour d'elle.) C'est gentil ici. Nous sommes bien. Avec des rideaux blancs, moi, j'y coucherais. Ah ! si tu savais comme je suis orgueilleuse d'aller le soir au restaurant avec toi ! Et puis, le soir, j'ai remarqué, tu prends ton air roide, t'as une façon de parler aux garçons comme si tu les grondais qui fait que je t'aime davantage. Parole ! pour leur commander tu as le truc. On sent que tu es né pour ça, pour vivre dans les cabinets, pour dire : « Hop ! vous me collerez du céleri, deux œufs pochés et une Mümm. » Embrasse-moi, tiens, tu es un toto, un vrai toto chéri, à sa petite qui l'aime d'amour en or sucré.

GONTRAN, qui reçoit mollement la pluie de tendresse. — Mange, allons. Mange.

MIRETTE. — Aie pas peur. Je m'y mets. Veux-tu du pain ? Non ? À la bonne heure, c'est fameux ces petits pains-là sans mie qui sont longs comme des cannes, ça ne ressemble pas à notre sale pain de tous les jours. Eh bien, tu ne prends pas de cette bonne viande ?

GONTRAN. — Non.

MIRETTE. — Cette tranche-là, qui est si gentille, avec de la gelée…

GONTRAN. — Rien qu'à la voir, ta gelée, elle me tourne le cœur.

MIRETTE. — Qu'est-ce que tu as ? Es-tu malade ? Si tu es malade, dis-le, mon chéri.

GONTRAN. — Mais non.

MIRETTE. — Parce qu'alors nous partirions tout de suite…

GONTRAN. — Je n'ai rien. Je suis simplement ennuyé, embêté…

MIRETTE. — C'est donc ça ! Quand tu es venu me chercher, il y a une heure, au magasin, je me suis aperçue que tu avais du vague. Ta famille encore ?

GONTHAN. — Non ; depuis quelque temps, au contraire, elle me laisse assez tranquille.

MIRETTE. — Merci, mon Dieu ! Alors, quoi ?

GONTRAN. — Rien.

MIRETTE. — Si. Dis-moi.

GONTRAN. — Tout à l'heure. Mange.

MIRETTE. — Eh bien non ! je ne peux plus. Tu m'as coupé l'appétit. (Repoussant toute la vaisselle.) Tiens, zut pour le veau piqué ! Des nèfles pour la bonne gelée ! Pour tout ! Je les remets dans le plat. Et allez donc ! Plus faim. Parle.

GONTRAN. — Tu veux savoir ?…

MIRETTE. — Oui, je veux, je veux.

GONTRAN. — C'est que… Ah ! ma pauvre Mirette !

MIRETTE. — Aboutis. T'as du chagrin ?

GONTRAN. — Beaucoup.

MIRETTE. — T'as perdu sur des chevaux ?

GONTRAN. — Non. C'est pas ça.

MIRETTE. — Mais qu'est-ce que c'est ? Prends-le à la blague, va. Et puis, est-ce que ta petite n'est pas là pour te consoler ? (Le câlinant.) Allons, l'enfant, dites à votre loulou quoi vous n'avez.

GONTRAN. — Eh bien ! j'ai grand'peur… je crois… que je ne vais pas pouvoir te garder.

MIRETTE. — Toi !… Moi !… Oh ! (Elle met sa tête dans ses mains.)

GONTRAN. — Oui. Évidemment c'est… c'est…

MIRETTE, qui pleure. — Ah bien !

GONTRAN. — …très pénible, évidemment ! Prends un peu de Champagne.

MIRETTE, écartant du geste la bouteille. — Non, non. Plus.

GONTRAN. — Tu as tort. Ça te ferait grand bien, je t'assure, grand bien. Les médecins disent… Je t'assure. Dans des moments comme ceux-là, il faut se soutenir. Tu vois ? moi, j'en prends. (Il s'en verse.)

MIRETTE, toujours dans ses larmes. — Voilà donc… voilà donc !

GONTRAN. — Ça n'est pas de ma faute.

MIRETTE. — Ni de la mienne.

GONTRAN. — Je vais t'expliquer…

MIRETTE. — Pas la peine. Tu me lâches. J'ai compris.

GONTHAN. — D'abord, ma chère enfant, je ne te lâche pas, je ne peux pas te laisser dire une pareille chose.

MIRETTE. — Comment appelles-tu ça ?

GONTRAN. — Je te quitte. Je te quitte doucement, affectueusement, en bon camarade, mais je ne te lâche pas. Il faut être juste.

MIRETTE. — Pour moi, c'est tout comme.

GONTRAN. — Mirette, en ce moment-ci tu n'es pas gentille.

MIRETTE. — Cette chose que j'avais si peur !

GONTRAN. — Tu vois, tu te trahi ! Tu avais déjà pensé toi-même que ça arriverait.

MiRETTE.—Et c'est arrivé… c'est fini… Oh ! (Elle repart en sanglots.)

GONTRAN. — Laisse-moi t'expliquer. Sèche tes yeux. Non, avec mon mouchoir à moi ; je suis un bon garçon ? Mirette, il faut être raisonnable, nous ne sommes plus des enfants tous les deux, nous devons — plus de larmes, allons ! — regarder les événements de la vie sous leur vrai… hé ? Nous sommes des hommes, nous avons vécu… hé ? Tu ne me réponds pas. Pourquoi tu ne me réponds pas ?

MIRETTE, suffoquant. — Trop… le… cœur trop gros.

GONTRAN. — Oui. Eh bien, bois donc un peu de Champagne.

MIRETTE. — Non. Merci.

GONTRAN. — Es-tu entêtée tout de même ! Moi aussi, parbleu, j'ai le cœur gros ; et, en plus de moi, il faut encore que j'aie la force de te remonter, toi ; ça me fait pour ainsi dire deux personnes sur les bras ! Pourtant regarde, je ne me laisse pas aller. Oh ! mon bon chou, mais dans cette vallée moderne faut pas se laisser aller… Sans ça, bonsoir, adieu, il n'y a plus rien… Autant mettre la clé sous le paillasson. Allons, bois un peu de Champagne. (Cette fois elle se laisse faire et trempe ses lèvres dans le verre.) Tu es déjà mieux, hein ?

MIRETTE. — Non.

GONTRAN. — Attends. Ça ne peut pas produire son effet du premier coup.

MIRETTE. — Mais enfin… dis-moi… pourquoi me quittes-tu ?

GONTRAN. — Pourquoi ?

MIRETTE. — Oui. Je te le demande.

GONTRAN. — Dame, ma pauvre enfant, je te quitte, parce que… parce que… Ça serait trop long à t'expliquer, et puis tu ne me comprendrais pas, tu n'as pas l'esprit assez détaché pour me comprendre.

MIRETTE. — Est-ce pour te marier ?

GONTRAN. — Pas de danger ! Y a le temps !

MIRETTE. — Alors ? Je te défie de me donner une bonne raison. As-tu seulement la moindre petite machine à me reprocher ?

GONTRAN. — Non.

MIRETTE. — T'en conviens. C'est encore heureux 1 Non, non, va, dans cette affaire-là tu te conduis mal et tu es bien méchant avec moi qui ne t'ai jamais rien fait. Car enfin, depuis sept mois que nous étions ensemble, tu ne peux pas dire que je t'aie causé un seul ennui, ni que je t'aie coûté bien cher surtout ?

GONTRAN. — Oh ! je t'en prie, ne mêlons pas les questions d'argent aux choses du cœur.

MIRETTE. — Et voilà le remerciement !

GONTRAN. — Ma chère petite, tu ne t'imagines pas le tort que tu viens de te faire dans mon estime, à la minute.

MIRETTE. — En quoi, s'il te plaît ?

GONTRAN. — En m'exprimant ce reproche mêlé de regret… à propos de l'argent.

MIRETTE. — Je ne te reproche rien, je te rappelle ce qui est : je ne te connaissais pas, moi ! Ce n'est pas moi qui ai été te chercher…

GONTRAN. — Il n'aurait plus manqué que ça !

MIRETTE. — J'étais bien tranquille — ah ! Dieu oui ! — à mon magasin de modes, j'étais sage.

GONTHAN. — Tu ne le serais pas restée, tu étais à la limite.

MIRETTE. — Qu'en sais-tu ?

GONTRAN. — Puisque tu m'as cédé.

MIRETTE. — Une belle affaire que j'ai faite là ! J'ai cru à toutes tes promesses…

GONTRAN. — Lesquelles ? Je ne t'ai rien promis.

MIRETTE. — Sans doute. Oh ! je ne comptais pas que tu m'épouserais, bien entendu ! Je sais trop que ça ne se peut pas. Tu es du monde bien élevé, toi, et moi rien qu'une modiste à petits chapeaux ! Non. Mais je pensais que tu ne me plaquerais tout de même pas si tôt ! Et sans raison, pour rien, pour te libérer. Et de quoi, Seigneur ? Je ne suis pas gênante, et tu ne te ruinais pas pour moi.

GONTRAN. — Encore cette allusion à l'argent ? Tiens, tu ne fais que de débuter, mais vous êtes toutes les mêmes ! Vous en venez toujours à ça, à l'argent ! C'est à dégoûter d'aimer !

MIRETTE. — Pas du tout. Je me moque de l'argent. Tu m'as eue honnête, tu me donnais cent cinquante francs par mois pour avoir ton plaisir, je trouvais ça bien suffisant tant que j'ai cru que tu m'aimais un peu et que tu me garderais… Mais puisque tu me quittes comme ça, tout d'un coup, sans que j'aie rien commis pour le mériter… ah ! dame alors, je trouve qu'à ce prix-là : ça n'est pas payé de m'être laissée chavirer.

GONTRAN. — Je vois ce que tu aurais voulu. Tu aurais voulu un hôtel, tout de suite… Pourquoi pas des chevaux, pendant que nous y sommes ?

MIRETTE. — T'en as bien, toi !
 
GONTRAN. — C'est pas la même chose.

MIRETTE. — Non, va. Ni hôtel, ni chevaux…

GONTRAN. — Rassure-toi, tu les auras ! Jolie comme tu l'es, sois persuadée qu'un jour tu les auras !

MIRETTE. — Maintenant que tu m'as lancée, faudra bien que je les aie. Mais ça n'est pas ça que j'avais rêvé d'abord.

GONTRAN. — Qu'est-ce que tu avais rêvé ?

MIRETTE. — Un attachement.

GONTRAN. - Le coup de la chaumière ?

MIRETTE. — Ne te fiche pas de ça, crois-moi. Tu ne sais pas ce que c'est, et à la tournure que tu prends, tu ne le sauras jamais.

GONTRAN. — Je m'en flatte.

MIRETTE. — Tu n'es pas fait pour l'amour, toi, tu es fait pour des femmes d'amusement. Pas pour d'autres.

GONTRAN. — Je suis fait pour les femmes qui ne sont pas « rasoir » avant tout !

MIRETTE. — Alors, c'est ça, aimer, l'amour, que tu trouves rasoir ?

GONTRAN. — Par moments, oui.

MIRETTE, qui s'est calmée peu à peu. — Ah ! mon pauvre ami, que je te plains donc !

GONTRAN. — Tu peux t'en priver.

MIRETTE. — T'es d'une bonne famille, t'es riche, t'as des chevaux, des domestiques, des gants, des cravates et des cigares tant que tu en veux ! Eh bien, moi, qui ne suis qu'une petite de rien, je ne changerais pas encore avec toi, s'il fallait que je me passe d'aimer.

GONTRAN. — Tu parles de choses que tu ne connais pas !

MIRETTE. — Que si !

GONTRAN. — Tu n'as eu que moi d'amant. Qui as-tu aimé ?

MIRETTE. — Toi.

GONTRAN. — Tu me dis ça par politesse.

MIRETTE. — Non. Et -la preuve, c'estque maintenant je ne t'aime plus du tout… Oh ! mais plus du tout.

GONTRAN. — Déjà ?

MIRETTE. — En dix minutes ça m'a passé. Tu vois ? je ne pleure plus.

GONTRAN. — Oui. Ah ! vous êtes curieuses, vous. autres femmes…

MIRETTE. —En quoi ?

GONTRAN. — Vous oubliez plus vite que nous !

MIRETTE. — Je te conseille de te plaindre… Mais c'est pas tout ça. Il doit être tard. Quelle heure as-tu ?

GONTRAN, qui regarde sa montre. — Minuit vingt.

MIRETTE. — Paye, veux-tu ? Et puis nous allons filer.

GONTRAN. — Tu veux partir tout de suite ?

MIRETTE. — Dame, puisqu'on n'est plus rien l'un pour l'autre ce qu'on a de mieux à. faire, c'est de rentrer chacun chez soi.

GONTRAN. — Oui… Avec tout ça je ne t'ai toujours pas dit…

MIRETTE. — …Pourquoi tu me quittes ? Bah ! à quoi bon ?

GONTRAN. — Mais tu es intelligente, tu me comprends.

MIRETTE. — Sans doute. A présent je te comprends très bien. J'étais bien gentille, mais tu es lassé, tu aimes changer… Toujours la même… Oh ! zut ! Et puis ta liberté ! Est-ce ça ?

GONTRAN. — Pauvre Mirette ! Je te regretterai, tu sais ?

MIRETTE. — C'est possible.

GONTRAN. — Mais, plus tard, on se retrouvera un jour, au coin du quai… Oui, j'ai idée que nous ne serons pas sans nous revoir.

MIRETTE. — Je n'y tiens pas.

GONTRAN. — Comment ! En amis ? Bons amis ?

MIRETTE. — Non plus.

GONTRAN. — Tu as tort. Parce que, pour l'amitié, je suis hors concours, j'ai le cœur sur la main.

MIRETTE. — Eh bien, pose-le, et sonne le garçon.

GOXTRAN. Il se lève et sonne. — Voilà.

MIRETTE. — Nous allons descendre, et tu me laisseras.

GONTRAN. — Je vais te ramener chez toi en voiture.

MIRETTE. — Non, je ne veux pas. Je rentrerai à pied.

GONTRAN. — Mais…

MIRETTE. — Je ne veux pas.

GONTRAN. — C'est bon. Pourtant…

MIRETTE. — Assez, hein ?

GONTRAN. -- C'est égal… Tu me quittes bien durement.

MIRETTE. — Je suis comme ça. Là. Embrasse-moi, si tu veux, une dernière fois, avant que le garçon n'entre.

GONTRAN. Il l'embrasse. — Toi aussi, embrasse-moi. (Elle l'embrasse.) Ah ! c'est gai, l'amour !

MIRETTE. — Ne m'en parle pas ! (Le garçon entre.)

LE GARÇON. — Monsieur désire ?

GONTRAN. — L'addition.

 

DANS LE MARIAGE

LE VICOMTE DE POMMELÉ. 32 ans.
GERMAINE, sa femme…. 25 ans.

Dans leur hôlel de la rue Pierre-Charron. Quatre heures du soir, en mai. La jeune femme est seule dans son petit salon. Elle songe, devant une table chargée de journaux et de livres. Son mari entre.

LE VICOMTE. — Tiens, vous êtes là ? Je vous croyais sortie.

GERMAINE. — Je suis rentrée.

LE VICOMTE. — Parfait, parfait. Vous allez bien depuis hier soir ?

GERMAINE. — Comme vous voyez ; je n'ai pas le choléra.

LE VICOMTE. — Et… qu'est-ce que vous manigancez devant cette table ?

GERMAINE. — Je ne manigance pas, je pense.

LE VICOMTE. — À moi ?

GERMAINE. — Non.

LE VICOMTE. — À quoi alors ?

GERMAINE. — à rien.

LE VICOMTE. — Chaque- fois que j'ouvre la porte, c'est la même chose ; je vous trouve toujours assise dans un de ces fauteuils…

GERMAINE. — Ils sont faits pour qu'on s'y assoie.

LE VICOMTE. — Les bras ballants, l'œil dans le bleu. — « À quoi pensez-vous ? — à rien. » Vous n'imaginez pas comme c'est agaçant ?

GERMAINE. — Il ne faut pas être si nerveux.

LE VICOMTE. — C'est ma nature.

GERMAINE. — Prenez des douches.

LE VICOMTE. — Inutile ; vous êtes là.

GERMAINE. — On ne peut plus galant !

LE VICOMTE. — C'était une plaisanterie…

GERMAINE. — Et du meilleur goût.

LE VICOMTE. — Non. Mais c'est votre faute… Si vous pouviez voir la mine consternée que vous avez !

GERMAINE. — Que voulez-vous ? je m'ennuie.

LE VICOMTE. — Vous vous ennuyez ?

GERMAINE. — Beaucoup, tous les jours, et à plusieurs reprises par jour.

LE VICOMTE. — Eh bien ! franchement, je ne sais pas ce qu'il vous faut.

GERMAINE. — Moi non plus. Ah ! si je le savais !

LE VICOMTE. — Qu'est-ce que vous feriez ?

GERMAINE. — J'y courrais, mon bon, j'y volerais.

LE VICOMTE. — Où ? à quoi ?

GERMAINE. — À ça… à ça que je ne sais pas.

LE VICOMTE. — Vous êtes drôle, ma chère amie, vous êtes vraiment drôle depuis un certain temps.

GERMAINE.—Vous trouvez ? Je regrette que vous ne me produisiez pas le même effet.

LE VICOMTE. — Vous voulez dire que je ne vous amuse pas ? Oh ! il y a belle heure que je m'en suis aperçu.

GERMAINE. — À moins d'être borné !

LE VICOMTE. — Merci.

GERMAINE. — Mon Dieu, vous pourriez peut-être m'amuser tout de même ; mais vous n'êtes jamais là. Je suis mariée à un absent.

LE VICOMTE. — Est-ce un reproche ? ou un regret ?

GERMAINE. — Une constatation. Vous me laissez seule du matin au soir.

LE VICOMTE. — Je rentre la nuit.

GERMAINE. — Au petit jour….

LE VICOMTE. — Malgré moi ; j'ai une montre qui retarde.

GERMAINE. — …Et brisé de fatigue.

LE VICOMTE. — Qu'en savez-vous ?

GERMAINE. — Rien, en effet ; je ne vous vois jamais à ces heures-là.

LE VICOMTE. — Il y a pour ça une bonne raison.

GERMAINE. — Laquelle ?

LE VICOMTE. — C'est qu'à ces heures-là votre porte m'est fermée.

GERMAINE. — On frappe, monsieur.

LE VICOMTE. — J'hésite à vous réveiller.

GERMAINE. — Il y a deux ans, dans les commencements de notre mariage, vous n'étiez pas si respectueux de mon sommeil.

LE VICOMTE. — Je le suis devenu.

GERMAINE. — Vous êtes bien bon.

LE VICOMTE. — Trop bon !

GERMAINE. — Hein ? quoi ? Oh non ! c'est à mourir de rire ! Trop bon !

LE VICOMTE. — Certainement. Je ne plaisante plus. Depuis cinq à six mois, ici, dehors, dans le monde, partout, vous avez adopté un genre qui ne me va pas beaucoup.

GERMAINE. — Quel genre ? Serait-ce le vôtre ?

LE VICOMTE. — Le genre langoureux, le genre… victime ; j'ai horreur de ça. Vous jouez les Ariane.

GERMAINE. — C'est sans doute parce que je suis abandonnée.

LE VICOMTE. — Pas de bêtises. En quoi est-ce que je vous abandonne ?

GERMAINE. — Mais en tout.

LE VICOMTE. — Comment, en tout ? Ah ! par exemple, je serais curieux de savoir…

GERMAINE. — Non, ça serait trop long.

LE VICOMTE. — Résumez.

GERMAINE. — Alors ça serait trop court.

LE TICOMTE. — Mais cependant…

GERMAINE. — Vous y tenez ? Soit. Eh bien, d'abord, vous ne sortez jamais avec moi. Chaque fois que je vous propose de m'accompagner, à pied ou en voiture, vous avez toujours un bon prétexte pour refuser.

LE VICOMTE. — Vous exagérez. Et puis, je n'ai pas de temps à perdre… j'ai mes amis, mes relations.

GERMAINE. — Et votre femme ? est-ce que ce n'est pas une relation ? Il paraît que non. Vous ne me conduisez pas davantage aux expositions, aux Salons…

LE VICOMTE. — La peinture, à présent !

GERMAINE. — J'adore les tableaux.

LE VICOMTE. — Allons donc ! vous êtes myope.

GERMAINE. — Raison de plus pour venir avec moi, pour me montrer… Les petits théâtres ! Vous savez que rien ne m'amuse autant, et c'est le diable pour obtenir que vous preniez une loge.

LE VICOMTE. — Des pièces idiotes !

GERMAINE. — Tout le monde ne peut pas avoir votre esprit.

LE VICOMTE. — Ah ! certes, si je m'en mêlais, je n'aurais pas de peine à faire mieux, et sans me fouler, encore !

GERMANE. — Essayez donc.

LE VICOMTE. — Est-ce tout ? Avez-vous fini d'énumérer vos griefs ?

GERMAINE. — Je commence à la minute et vous en avez déjà assez.

LE VICOMTE, sec. — Je ne dis pas non. J'aimerais bien, en effet, que cette petite conversation ne traînât pas trop.

GERMAINE. — J'en suis fâchée, elle traînera le temps qu'il faudra, et je n'en suis pas encore à la moitié de tout ce que j'ai sur le cœur.

LE VICOMTE. — Ça nous promet de l'agrément.

GERMAINE, devenue triste. — À moi, surtout, beaucoup, beaucoup d'agrément, toute la vie.

LE VICOMTE. — En somme, de quoi vous plaignez-vous ? en deux mots ?

GERMAINE. — D'être mariée sans avoir de mari.

LE VICOMTE. — Est-ce que vous ne m'avez pas ?

GERMAINE. — Oh si !

LE VICOMTE. — Eh bien alors ?

GERMAINE. — Voyons, vous n'allez pas vous prétendre un modèle de tendresse conjugale ?

LE. VICOMTE. — Que voulez-vous ? j'ai toujours été un homme plutôt froid.

GERMAINE. — Alors, mon cher, je vous adresse tous mes compliments pour votre force de dissimulation.

LE VICOMTE. — Je les reçois, en vous sachant gré de cette allusion au passé. Mais, rendez-vous compte, je ne peux pourtant pas recommencer à vous aimer en voyage de noces ! Il y a de ces choses qui ne se font qu'une fois sur le globe. La lune de miel, c'est la romance du mariage, ça ne se bisse pas. Moi, je l'ai chantée de mon mieux, vous, très gentiment, rappelons-nous l'air de temps à autre, quand il fait beau, et rien de plus.

GERMAINE. — Je comprends. Rappelons-nous l'air… et chantons ailleurs.

LE VICOMTE, vaguement inquiet. — C'est pour moi que vous dites ça ?

GERMAINE. — Non.

LE VICOMTE, rasséréné. — À la bonne heure, parce que…

GERMAINE. — C'est pour mademoiselle Mirette.

LE VICOMTE. — Qui ? Mir… Mir…

GERMAINE. — Mirette de Beauvais, votre maîtresse, 57, avenue Bugeaud.

LE VICOMTE, emballé et faux. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire ! Non, mais en voilà une histoire ! Moi, j'ai une maîtresse ? moi ? moi, François de Pommelé ?

GERMAINE. — Ne mentez pas. Je ne vous demande pas d'avouer. Je sais ; ça me suflit.

LE VICOMTE. — Mais c'est faux, ma chère amie, c'est archi-faux ! Mirette de Beauvais ?… Connais pas. Comment ça s'écrit-il ? C'est la première fois… D'abord, qui est-ce qui vous l'a dit ?

GERMAINE. — Peu importe. Voilà six mois que vous êtes l'amant de cette dame… Une ancienne modiste, qui a été la maîtresse de votre ami Gontran…

LE VICOMTE. — Gontran de Saint- Galmier ?

GERMAINE. — Oui… avant de devenir la vôtre. Osez dire que non ?

LE VICOMTE. — Mais je l'ose.

GERMAINE. — Quel front !

LE VICOMTE. — Je l'ose tout à fait. Calmez-vous. (Montrant la porte.) Les domestiques…

GERMAINE. — Ça m'est égal. Vous lui avez acheté un hôtel…

LE VICOMTE. — Moi ? Mais avec quoi ?

GERMAINE. — Avec ma dot, que vous avez déjà gaspillée aux trois quarts.

LE VICOMTE. — D'abord je ne l'ai pas gaspillée aux trois quarts, et puis, du moment que vous me l'aviez apportée, je croyais qu'elle m'appartenait.

GERMAINE. — Et vous ? que m'avez-vous apporté ? quoi ? dites-le ?

LE VICOMTE. — Toute ma personne, mon nom, le nom des Pommelé.

GERMAINE. — Pour ce que j'en retire !

LE VICOMTE. — Sans moi, à l'heure qu'il est, vous ne seriez pas vicomtesse. Vous vous appelleriez peut-être encore mademoiselle Verchoux !

GERMAINE. — Je ne rougis pas de mes parents, mon ami. Si j'étais toujours mademoiselle Verchoux, je serais beaucoup plus heureuse.

LE VICOMTE. — C'est pour ça qu'autrefois vous me disiez tout le contraire, avant notre mariage ? Vous réjouissiez-vous assez de les quitter, ces bons commerçants ! Mais rappelez-vous donc l'existence assommante que vous vous plaigniez d'avoir avec eux ? Quand je me suis présenté en gants gris-perle chez monsieur Verchoux, toiles et bâches, c'est en libérateur du territoire que vous m'avez accueilli ! Je m'en souviens comme si j'y étais. Et aujourd'hui vous venez… Tenez, vous êtes une ingrate !

GERMAINE. — Dans ce temps-là j'avais dix-neuf ans, je ne savais rien de la vie.

LE VICOMTE. — Vous ne la connaissez pas davantage à présent.

GERMAINE. — Si ; elle n'est pas belle.

LE VICOMTE. — C'est pour ça qu'il faut l'embellir.

GERMAINE. — Dans ce temps-là, je vous le répète, je n'avais rien vu. J'étais avide de liberté, j'ai pu vous parler de mes parents d'une façon légère — vous paraissiez si amoureux ! — j'ai eu tort et j'en suis punie. Aujourd'hui, les pauvres gens… Ils n'étaient pas très gais pour une fille unique, c'est vrai !… mais ça ne fait rien, je les regrette de tout mon cœur.

LEL VICOMTE. — Dites tout de suite que vous avez une envie bleue de retourner chez eux !

GERMAINE, suffoquée. — Vous… vous… savez bien qu'ils sont morts !

LE VICOMTE. — Oh ! pardon ! je vous demande pardon ! j'avais oublié.

GERMAINE, amollie, prête à pleurer. — S'ils voient de là-haut ce qui se passe…

LE VICOMTE. — Allons ! A quoi bons'affecter ? D'abord, ils ne le voient peut-être pas… Nous n'en savons rien.

GERMAINE. — Si, moi je suis sûre qu'ils le voient.

LE VICOMTE. — Comme vous voudrez ; je ne suis pas contrariant.

GERMAINE. — Ça vous amuse donc de me faire du chagrin ?

LE VICOMTE. — Moi ? Pas plus que ça.

GERMAINE. — Alors, jurez-moi, je vous en prie, qu'un de ces jours… pas aujourd'hui, mais un de ces jours,
quand vous trouverez un bon prétexte… jurez-moi que vous romprez avec cette Mirette.

LE VICOMTE. — Mais c'est de la folie froide !

GERMAINE. — Jurez.

LE VICOMTE. — Je vous ai déjà dit que je ne suis pas son amant.

GERMAINE. — Vous l'êtes.

LE VICOMTE. — Je la connais…

GERMAINE. — Ah !

LE VICOMTE. — En camarade, d'homme à homme.

GERMAINE. — Vous lui avez donné des chevaux, deux alezans. Tous les soirs, c'est chez elle que vous allez, et lundi dernier on l'a vue à votre bras, au Moulin-Rouge ! Est-ce vrai ?

LE VICOMTE. — Je ne sais pas, moi… C'était peut-être quelqu'un qui me ressemblait. On est souvent victime… À Paris, il y a de ces ressemblances !… Et puis, on l'a vue… Qui ça on ?

GERMAINE. — Moi, là !

LE VICOMTE. — Vous ? Au Moulin ? lundi dernier ?

GERMAINE. — Oui, monsieur.

LE VICOMTE. — Une vicomtesse de Pommelé… Vous allez dans ces endroits-là ?

GERMAINE. — Pour y voir le vicomte. J'avais été prévenue…

LE VICOMTE. — Comment ? Par qui ?

GERMAINE. — Ça ne vous regarde pas… que vous deviez venir le soir à ce Moulin avec une bande d'amis, y compris mademoiselle Mirette… Sans doute, je savais déjà quelles étaient vos relations avec elle, mais…

LE VICOMTE. — Comment ? Par qui ?

GERMAINE. — C'est mon secret… Mais je voulais constater de mes propres yeux. Le soir, après le dîner, dès que vous m'avez eu quittée, je me suis fait conduire chez ma tante Céline et je lui ai tout raconté. Elle n'est pas pour rien la sœur de maman, elle m'aime ; immédiatement elle a eu la même idée que moi : « Ma petite, faut y aller. Je mets mon chapeau neuf et je l'accompagne. »

LE VICOMTE. — Elle me le paiera !

GERMAINE. — Vers minuit, nous sommes sorties, et nous avons pris un fiacre qui nous a conduites à l'établissement en question. Ça ne nous a rien coûté pour entrer, nous nous sommes installées dans un coin, avec deux cerises à l'eau-de-vie, et au bout d'un quart d'heure, vous êtes arrivé avec votre Mirette…

LE VICOMTE. — Pesez vos expressions, hé ? pesez-les.

GERMAINE. — Vous avez passé il trois pas de moi, en riant aux éclats, vos amis riaient aussi, on jouait la Valse des Roses, et ça m'a rappelé… (Se retenant d'éclater en sanglots.) Rien. Alors, au moment où vous regardiez une femme du peuple qui levait ses jambes… je ne sais pas, la chaleur, les cerises, cette Mirette… j'ai eu un grand vertige et j'ai dit : « Allons-nous-en vite. » Nous sommes revenues ici, toutes les deux, sans parler, tante Céline m'a couchée… et vous êtes rentré le lendemain matin.

LE VICOMTE. — Pour du joli, c'est du joli

GERMAINE. — N'est-ce pas ? Et à présent, voyons, François, je vous interroge.

LE VICOMTE. — Vous choisissez mal votre moment. Je suis furieux !

GERMAINE. — Répondez : qu'est-ce que vous comptez faire ?

LE VICOMTE. — À quel sujet ?

GERMAINE. — Au sujet de tout ça… de votre maîtresse… et de cette existence…

LE VICOMTE. — Mais… j'ai l'intention de continuer. J'ai été au Moulin avec des camarades… oui, je l'avoue. Après ? ça n'est pas un péché.

GERMAINE. — Si, mon ami, c'en est un. Ainsi, voilà votre seule réponse ?

LE VICOMTE.— Comme j'ai l'honneur… Ah ! pardon… je dois vous prévenir que je ne dîne pas ce soir, Une affaire…

GERMAINE. —…. Imprévue ?

LE VICOMTE. — Justement. Bien le bonsoir. (Il va à la porte.) .

GERMAINE. — Et… s'il m'arrivait malheur, pourrait-on aller vous chercher, avenue Bugeaud, chez cette demoiselle ?

LE VICOMTE. — On pourrait. (Petit salut.) À demain. Nous recauserons. (Il sort.)

GERMAINE, seule. — Si au moins j'avais une petite fille… c'est quelqu'un dans la vie !… (Et elle pleure.)

 

UN AMI

LA VICOMTESSE DE POMMELÉ, 25 ans.
PAUL PRÉCY, 43 ans.

Chez la vicomtesse, dans son hôtel de la rue Pierre-Charron. Neuf heures du soir, fin de
Juin. La jeune femme est seule au piano.

 

PRÉCY, qui entre. — C'est moi, chère madame. Qu'est-ce que vous jouez là ?

LA VICOMTESSE. — Rien. Je tue le temps.

PRÉCY. — Vous le tuez très joliment. François est-il ici ?

LA VICOMTESSE. — Mon mari ?… Mais non, il prend le frais chez mademoiselle Mirette.

PRÉCY. — Toujours, alors ?

LA VICOMTESSE. — Plus que jamais.

PRÉCY. — Il finira par s'enrhumer. Comme je vous plains !

LA VICOMTESSE. — C'est quelque chose, malheureusement ça ne me con-
sole pas.

PRÉCY. — Qu'est-ce qui vous consolerait ?

LA VICOMTESSE. — Je n'en ai pas idée.

PRÉCY. — Cherchons.

LA VICOMTESSE. — Nous ne trouverons pas.

PRÉCY. — Qui sait ? Avant tout, n'oubliez pas que vous avez en moi un ami sûr, dévoué, un ami qui pour vous…

LA VICOMTESSE. — Inutile de me le rappeler. Vous avez déjà fait vos preuves.

PRÉCY. — Et je suis prêt à les continuer.

LA VICOMTESSE. — C'est par vous que j'ai été mise au courant des infidélités de François.

PRÉCY. — Oui, J'étais résolu à me taire, mais vos soupçons étaient éveillés, vous m'avez entrepris et j'ai été incapable de rien vous cacher… Nous avons beau faire les malins, les femmes sont les plus fortes.

LA VICOMTESSE. — Pas les honnêtes !

PRÉCY, — Si. Mais après les autres. En dernier.

LA VICOMTESSE. — La revanche ! Oui, c'est vous, il y a trois semaines, qui m'avez avertie, le matin même, que François devait aller au Moulin-Rouge avec cette créature ! J'y ai été, et je les ai vus. Vous aussi, je vous ai vu avec eux, et, ma foi, vous aviez l'air de beaucoup vous divertir.

PRÉCY. — Comme vous dites, j'avais l'air. Rien que l'air. Au fond, ça ne m'amuse pas ce genre de parties.

LA VICOMTESSE. — Pourquoi n'en manquez-vous pas une ?

PRÉCY. — Vous ne le devinez pas ?

LA VICOMTESSE. — Non.

PRÉCY. — C'est pour vous.

LA VICOMTESSE. — Pour moi… que vous allez au Moulin-Rouge et que vous êtes le camarade de fête de mon mari ?

PRÉCY. — Sans doute. Si je veux vous renseigner, il faut bien que je sois là, et il m'est difficile de trahir ses secrets sans les recevoir.

LA VICOMTESSE. — Très bien. Vous n'agissez ainsi que par dévouement, et c'est un sacrifice que vous me faites ?

PRÉCY. — J'en ferais bien d'autres. Et puis dans l'intérêt même de François, ça n'est pas un mal que je me sois constitué son compagnon de plaisir. Ma qualité d'aîné me donne à ses yeux une réelle autorité.. Quand ça n'est pas lui qui m'entraîne, soyez sûre que c'est moi qui le retiens, et plus d'une fois je l'ai arrêté à la limite de certaines bêtises.

LA VICOMTESSE. — Vous allez voir qu'avant dix minutes vous me demanderez de vous remercier.

PRÉCY. — Je ne vous le demande pas, mais vous le pourriez.

LA VICOMTESSE, ironique. — Vraiment !

PRÉCY. — Parce que je le mérite, et qu'en tout cela, je vous le répète, je n'ai en vue que vous et votre intérêt.

LA VICOMTESSE. — Qu'appelez-vous mon intérêt ?

PRÉCY. — Celui que je vous porte.

LA VICOMTESSE. — Orfèvre !

PRÉCY. — À votre service.

LA VICOMTESSE. — J'entends. Mais savez-vous qu'à parler franc, il y aurait bien à redire sur ce petit espionnage auquel vous vous livrez ?

PRÉCY. — En votre faveur. La fin justifie les moyens.

LA VICOMTESSE. — Évidemment. On est mal fondé de reprocher ce dont on profite, mais c'est égal, vous n'agissez pas en véritable ami de mon mari.

PRÉCY. — Je préfère être le vôtre. Allez-vous m'en faire un grief ?

LA VICOMTESSE. — Pas encore. Cela dépendra.

PRÉCY. — De qui ?

LA VICOMTESSE. — De vous.

PRÉCY. — Je ne comprends pas.

LA VICOMTESSE. — Vous me comprenez très bien.

PRÉCY. — Je vous assure que non. Expliquez-vous mieux.

LA VICOMTESSE. — Rien… Je veux seulement vous dire que votre sympathie pour moi devient un peu trop
zélée…

PRÉCY, avec résolution. — … Et qu'il ne faut pas que je vous aime. Allons, dites-le !

LA VICOMTESSE. — Monsieur !…
 
PRÉCY. — Vous me prévenez trop tard, c'est déjà fait.

LA VICOMTESSE. — Pas un mot de plus… je vous défends…

PRÉCY. — Je me tais.

LA VICOMTESSE. — Vous voyez comme j'avais raison !

PRÉCY. — Eh bien ! suis-je si coupable, après tout ? Comment ! je vous vois malheureuse, délaissée en pleine jeunesse, en pleine grâce, par un homme…

LA VICOMTESSE. — Ah ! j'imagine que vous n'allez pas me dire du mal de François ?

PRÉCY. — Non. Je n'oublierai jamais qu'il est mon ami. Mais enfin, c'est un mari détestable.

LA VICOMTESSE. — Il n'y a que moi qui aie le droit de m'en apercevoir ; vous n'êtes pas sa femme.

PRÉCY. — J'en remercie Dieu chaque jour ! Je vous vois donc malheureuse, triste, solitaire, et vous ne voulez pas que j'essaie de vous consoler ?

LA VICOMTESSE. — Comment ?

PRÉCY. — Comme on console.

LA VICOMTESSE. — Tenez, vous me faites rire. Mais si je commettais la sottise, la bêtise de vous écouter, vous seriez cent fois pire que mon mari !

PRÉCY. — Peu importe. Du moment que je ne serais pas votre mari.

LA VICOMTESSE. — Le beau bénéfice ! Qu'est-ce que vous m'apporteriez ?

PRÉCY. — Du neuf.

LA VICOMTESSE. — Allons, décidément, vous êtes tous les mêmes. Maris lâcheurs, et amis candidats, c'est pareil.

PRÉCY. — Les seconds valent mieux que les premiers.

LA VICOMTESSE. — Moi, je les mets sous le même bonnet.

PRÉCY. — De nuit ?

LA VICOMTESSE. — Vous avez trop d'esprit pour un amoureux. Si jamais je devais me laisser consoler, ce serait par un imbécile, un pur imbécile.

PRÉCY. — C'est bon à savoir. Je vais tâcher de m'y mettre.

LA VICOMTESSE. — Ne plaisantez pas, croyez-moi. Tout ça n'est pas gai.

PRÉCY. — Surtout pour moi.

LA VICOMTESSE. — Chaque jour, je perds une illusion…

PRÉCY. — Voilà ce que c'est que d'en avoir.

LA VICOMTESSE. — Je n'en avais certes pas sur vous.

PRÉCY. — À la bonne heure !

LA VICOMTESSE. — Mais sur l'amitié.

PRÉCY. — Et à présent ?

LA VICOMTESSE. — Plus du tout.

PRÉCY. — Eh bien, rassurez-vous ! Elles ne se perdent jamais, les illusions… elles s'égarent simplement. Et tôt ou tard, elles se retrouvent.

LA VICOMTESSE. — En mauvais état.

PRÉCY. — C'est forcé. Alors, en attendant, vous repoussez ma… mon… mon amitié ?

LA VICOMTESSE. — Je la repousse. Pour une fois, soyons sérieux. Est-ce que vous croyez que je suis dupe de vos soupirs et de vos yeux blancs ? Vous ne m'aimez pas ; vous ne pouvez pas m'aimer.

PRÉCY. — Par exemple !

LA VICOMTESSE. — Vous êtes, naturellement, du camp opposé, de la même race d'hommes que mon mari, et ligué avec lui contre moi. Quelles raisons avez-vous de vous prétendre mon ami ?

PRÉCY. — Je les ai toutes.

LA VICOMTESSE. — Aucune. C'est la possession de ma personne qui vous tente et non le spectacle de mon abandon qui vous attendrit. Qu'est-ce que vous me devez, d'ailleurs ? Rien. Tandis que vous devez beaucoup à François. Vous êtes son camarade depuis des années, depuis le collège, c'est avec lui que vous avez partagé vos plaisirs, vos petits chagrins de cœur et de jeu… et vous êtes mal fondé de lui manquer sous prétexte qu'il me manque ; ça ne vous regarde pas. C'est à lui, à François, que votre amitié, cette amitié à double fond que vous. m'offrez, appartient d'abord, de droit, et en le trahissant, en abusant de la mise au courant de ses bonnes fortunes, en cherchant à lui prendre sa femme, je suis fâchée de vous le dire, mon cher Précy, vous agissez méprisablement. Voilà : je vous demande pardon de vous parler d'aussi dure façon, mais tout de même vous ne l'avez pas volé. (Précy se lève, en silence.) Vous partez ?

PRÉCY. — Je pars. Sans vous ré-pondre.

LA VICOMTESSE. — C'est d'un homme intelligent.

PRÉCY. — Je ne dis pas non.

LA VICOMTESSE. — Et vous allez sans doute retrouver François chez sa maîtresse ?

PRÉCY. — En effet.

LA VICOMTESSE. — À propos de quoi ?

PRÉCY. — C'est mon ami.

LA VICOMTESSE. — Adieu donc.

PRÉCY. — Non pas. Je reviendrai.

 

FÂCHEUSE NOUVELLE

MIRETTE
LE VICOMTE DE POMMELÉ

Chez Mirette. Après le déjeuner, dans la serre.

 

LE VICOMTE. — Qu'est-ce que tu as donc aujourd'hui ? Tu n'es pas drôle ; tu fais une figure de magistrat.

MIRETTE. — Je suis comme à l'ordinaire.

LE VICOMTE. — Non, ma reinette, ne dis pas ça. D'ordinaire, tu manges presque toutes les pommes de terre frites ; ce matin, tu m'en as laissé. Allons, avoue-le, il y a un cheveu dans cette belle vie ?

MIRETTE. — Non. Et puis quand même… Ah ! tiens, laisse-moi, ne m'interroge pas.

LE VICOMTE. — Je savais bien. Qu'y a-t-il encore ? Quoi de cassé ?

MIRETTE. — Rien, rien. Au contraire.

LE VICOMTE. — Au contraire ? Qu'estce que ça veut dire, ça ?

MIRETTE. — Devine.

LE VICOMTE. — Je ne sais jamais rien deviner.

MIRETTE. — C'est que… (Elle s'arrête hésitante.)

LE VICOMTE.— Oh ! accouche.

MIRETTE, résolument. — Oui ? Tu veux ? Eh bien ! en ce cas, attends.

LE VICOMTE. — Attendre quoi ?

MIRETTE. — Sept mois, mon cher.

LE VICOMTE.— Je comprends. La blague est amusante et tu la réussis bien, mais ça suffit, et je te dispense de la prolonger.

MIRETTE. — Oh ! mon pauvre ami ! Mais c'est l'absolue vérité.

LE VICOMTE. — Non ! Non !

MIRETTE. — Mais si, si. Je me tue à te le dire.

LE VICOMTE. — Ça y est alors ?

MIRETTE. — Sûr comme je te vois.

LE VICOMTE, qui arpente. — Ah bien ! Ah bien ! En voilà une, par exemple, à laquelle je ne m'attendais pas ! Ah ! ma chère petite, permets-moi de ne pas t'adresser mes compliments. Sapristi non !

MIRETTE. — Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Il s'agit bien de tes compliments. À l'heure qu'il est il s'agit d'autre chose.

LE VICOMTE.— Quoi encore ?

MIRETTE. — L'enfant.

LE VICOMTE. — Nous y voilà !

MIRETTE. — Naturellement.

LE VICOMTE. — Tu es superbe avec ton naturellement ! Tu m'annonces en pleine poitrine une machine énorme – autant dire une catastrophe ! – tu bouleverses ma vie de fond en comble…

MIRETTE. — Et la mienne donc, elle ne l'est pas, bouleversée ?

LE VICOMTE. — C'est très différent. Vous autres femmes, c'est votre rôle d'être mères… Enfin, tu fais tout ça, et tu trouves que c'est naturel ? Tu ne manques pas d'aplomb.

MIRETTE. — Je te prie cependant de m'écouter.

LE VICOMTE. — Tout de suite ? Tu tiens à en parler ?

MIRETTE. — Tout de suite.

LE VICOMTE. — Nous avons bien le temps. Nous avons sept mois devant nous.

MIRETTE. — Je préfère m'y prendre à l'avance.

LE VICOMTE. — C'est curieux. Voilà un être qui n'est seulement pas encore né… on ignore de quel sexe… tout… et il faut disserter… Enfin ! dissertons. Mais je te reconnais bien là ! J'aurais parié je ne sais quoi, à la minute, que tu allais aborder l'enfant… Soit, abordons- le. Mais, en deux temps, hé (il tire sa montre) parce que je suis forcé de partir au quart, j'ai une course à faire.

MIRETTE. — Où ça ?

LE VICOMTE. — Chez ma femme.

MIRETTE. — Tu iras, tu sais bien que je ne t'ai jamais empêché de la voir ; je ne suis pas comme elle, moi !

LE VICOMTE. — C'est bon. Parle.

MIRETTE. — Qu'est-ce que tu comptes faire ?

LE VICOMTE. — Étant donné… ce qui arrive ?

MIRETTE. — Oui.

LE VICOMTE. — Dame, je ne sais pas.

MIRETTE. — C'est que moi je ne serais pas fâchée de savoir.

LE VICOMTE.—J'ai besoin d'y penser… de réfléchir…

MIRETTE. — Tu es absolument sûr qu'il est de toi, hein ?

LE VICOMTE, avec mollesse. — Je l'espère bien.

MIRETTE. — À ce sujet tu ne peux pas avoir l'ombre d'un doute.

LE VICOMTE. — C'est convenu. Je dois être son père… je suis son père… Il n'y a donc pas lieu de me le rappeler comme tu le fais, avec insistance. Oh ! que tu as peu de tact !… Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui se dérobe ?

MIRETTE. — Je ne sais pas de quoi tu as l'air. Mais si tu te voyais ! C'est toi, à présent, qui la fais.

LE VICOMTE. — Quoi ? 

MIRETTE.—La figure de magistrat.

LE VICOMTE. — Évidemment. Je n'ai pas envie de pouffer.

MIRETTE. — Moi non plus, dans le fond.

LE VICOMTE. — Je suis un honnête homme… je connais mon devoir… et certes, je ne suis pas de ceux qui, en pareil cas… Mais enfin, c'est une tuile, il n'y a pas à se le dissimuler. Une grosse tuile, conviens-en ?

MIRETTE. — À qui la faute ? À toi. 

LE VICOMTE. — Ça dépend. Voilà plus de trois ans que je suis marié, et je n'ai pas d'enfant. Il fallait que ce fût toi pour que… patatras !… Franchement, ça n'est pas de chance.

MIRETTE. — De quoi te plains-tu ?

LE VICOMTE.— Mais de tout… L'avenir… charge d'âme, les responsabilités… l'argent. Un être de plus sur les bras, enfin !

MIRETTE. — Qu'est-ce qui te parle de ça ? Je te demande ce que tu comptes faire, mais je ne te demande rien de plus.

LE VICOMTE. — Ah !

MIRETTE. — Tu peux lâcher ton enfant…

LE VICOMTE. — Mirette !

MIRETTE. — Et sa mère avec, si tu veux.

LE VICOMTE. — Prends garde : tu vas devenir injuste.

MIRETTE. — Ni lui ni moi n'en mourrons.

LE VICOMTE. — Ne dis pas de monstruosités. Tout ce qu'il m'est possible de faire, tu entends, je le ferai.

MIRETTE. — Par exemple ?

LE VICOMTE.—Bien des petites choses. Tu verras. Tu sais bien que je suis là, et que je ne serai pas sans t'aider – dans la limite de mes moyens, bien entendu.

MIRETTE. — Oui, tu achèteras une layette. Certainement, c'est mieux que rien. Et puis ?

LE VICOMTE.— Et puis ? Mais… au fur et à mesure qu'il grandira, cet enfant, je… je m'y intéresserai, je ne le perdrai pas de vue, ça je te le jure, je le suivrai de loin… oh ! il ne sera pas pour moi un étranger !

MIRETTE. — Mettons les points sur les i. As-tu l'intention de le reconnaître ?

LE VICOMTE. — Es-tu peu généreuse de me poser une pareille question ! Je ne peux pas le reconnaître… tu t'en rends bien compte !

MIRETTE. — À cause ?

LE VICOMTE.—Mais tout ! Ma femme… l'honneur de mon ménage ! Et puis le monde. Il y a là une question de dignité… de tenue morale… Ah ! si nous étions seuls, tous les deux, dans une île déserte… je le ferais tout de suite, parbleu ! Mais, mais… voilà ! on ne peut pas toujours faire dans la vie ce qui vous plaît… il y a des raisons majeures auxquelles on est forcé d'obéir. Me saisis-tu ?

MIRETTE.—Je t'écoute, je te laisse aller.

LE VICOMTE. — Je te parle là, comme je ne parlerais sûrement pas à la première venue ; je prends exprès pour toi le côté supérieur et élevé des choses, parce que tu es intelligente, bonne, et que je sais que tu peux me comprendre. C'est pour ça, parce que je t'estime, que je te dis la vérité. Si je ne t'estimais pas, ah ! mon pauvre chou, je ne me donnerais même pas la peine de t'expliquer toutes ces grandes questions, je te dirais, comme les trois quarts des autres : « Que veux-tu ! je suis désolé de ce qui t'arrive, je ne peux pas l'empêcher. Je t'aime toujours bien, mais pour quelque temps je crois qu'il est plus sage de suspendre nos relations. Embrasse-moi et bonne santé. » Et je prendrais mon chapeau.

MIRETTE. — Je te remercie de tant m'apprécier. Mais, avec tout ça, tu ne m'as toujours pas dit ce que tu feras.

LE VICOMTE. — Je ne peux pas te le dire, parce que je ne m'en doute pas. Ça dépendra de mille circonstances. Je préfère ne rien te promettre, plutôt que de te donner de fausses joies. Aie confiance en moi. Dis-toi : Il fera son possible, tout son possible !

MIRETTE. — Et si c'est zéro tout ton possible ? 

LE VICOMTE. — C'est que je n'aurai pas pu faire davantage, mon pauvre petit, et il faudra tout de même m'en savoir gré.

MIRETTE. — Allons, tu es consolant, et je suis fixée.

LE VICOMTE. — Ne sois pas amère, va. En somme, je t'ai parlé avec beaucoup d'indulgence, je ne t'adresse aucun reproche, et mon affection pour toi n'a pas diminué d'une ligne. Aussi, je constate comme tu es peu gentille.

MIRETTE. — Pardonne-moi donc pendant que tu y es !

LE VICOMTE. — Certainement, je te pardonne ton ironie et tes façons avec moi. À tout bien envisager, cet événement- là, c'est peut-être pour toi un mal pour un bien… Eh ! mon Dieu ! sait-on jamais ce que l'avenir vous réserve ! La vie nous aurait probablement séparés un jour… et tu serais restée seule… Comme ça, tu auras quelqu'un à aimer… un petit être qui te donnera du goût à l'existence. Les enfants, tu verras, on n'imagine pas ce que ça attache.

MIRETTE.— Je m'en aperçois…

LE VICOMTE. — Allons. (Regardant sa montre.) Voilà le quart. Pense bien à tout ce que je t'ai dit. C'est la voix de la raison, va. Je te parais sans doute sec ? erreur, je suis un tendre, seulement je me raidis parce que je connais la vie. (Il tend la joue.) Embrasse.

MIRETTE.— Quand te reverrai-je ?

LE VICOMTE. — Demain à la même heure. Ou après-demain. Au revoir. Et puis marche, on dit qu'il faut marcher. (Il sort.)

 

II

LE VICOMTE DE POMMELÉ.
LA VICOMTESSE, sa femme.

Un quart d'heure après, chez le vicomte.

 

LE VICOMTE (à sa femme, dès qu'il est entré). — Écoute, j'ai une nouvelle à t'annoncer, une vraie nouvelle.

LA VICOMTESSE.— Une bonne ?

LE VICOMTE. — Pour toi, oui.

LA VICOMTESSE.— Dis vite.

LE VICOMTE. — Eh bien… je romps ; j'ai rompu. C'est fini.

LA VICOMTESSE.— Oh ! que tu es gentil ! que tu es bon ! (Elle se pend à son cou.)

LE VICOMTE. — Il fallait prendre un grand parti… Ma foi ! je l'ai pris.

LA VICOMTESSE. — Tu as découvert qu'elle te trompait ?

LE VICOMTE. — Changeons de conversation, veux-tu ?

LA VICOMTESSE. — Oui. À présent, je suis tout à fait heureuse. Il n'y a plus qu'une chose que je désire.

LE VICOMTE. — Si ça dépend de moi…

LA VICOMTESSE. — Un bébé. Pourquoi souris-tu ?

LE VICOMTE. — Rien.

MIRETTE
LE VICOMTE DE POMMELÉ

Chez Mirette. Après le déjeuner, dans la serre.

 

LE VICOMTE. — Qu'est-ce que tu as donc aujourd'hui ? Tu n'es pas drôle ; tu fais une figure de magistrat.

MIRETTE. — Je suis comme à l'ordinaire.

LE VICOMTE. — Non, ma reinette, ne dis pas ça. D'ordinaire, tu manges presque toutes les pommes de terre frites ; ce matin, tu m'en as laissé. Allons, avoue-le, il y a un cheveu dans cette belle vie ?

MIRETTE. — Non. Et puis quand même… Ah ! tiens, laisse-moi, ne m'interroge pas.

LE VICOMTE. — Je savais bien. Qu'y a-t-il encore ? Quoi de cassé ?

MIRETTE. — Rien, rien. Au contraire.

LE VICOMTE. — Au contraire ? Qu'estce que ça veut dire, ça ?

MIRETTE. — Devine.

LE VICOMTE. — Je ne sais jamais rien deviner.

MIRETTE. — C'est que… (Elle s'arrête hésitante.)

LE VICOMTE.— Oh ! accouche.

MIRETTE, résolument. — Oui ? Tu veux ? Eh bien ! en ce cas, attends.

LE VICOMTE. — Attendre quoi ?

MIRETTE. — Sept mois, mon cher.

LE VICOMTE.— Je comprends. La blague est amusante et tu la réussis bien, mais ça suffit, et je te dispense de la prolonger.

MIRETTE. — Oh ! mon pauvre ami ! Mais c'est l'absolue vérité.

LE VICOMTE. — Non ! Non !

MIRETTE. — Mais si, si. Je me tue à te le dire.

LE VICOMTE. — Ça y est alors ?

MIRETTE. — Sûr comme je te vois.

LE VICOMTE, qui arpente. — Ah bien ! Ah bien ! En voilà une, par exemple, à laquelle je ne m'attendais pas ! Ah ! ma chère petite, permets-moi de ne pas t'adresser mes compliments. Sapristi non !

MIRETTE. — Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Il s'agit bien de tes compliments. À l'heure qu'il est il s'agit d'autre chose.

LE VICOMTE.— Quoi encore ?

MIRETTE. — L'enfant.

LE VICOMTE. — Nous y voilà !

MIRETTE. — Naturellement.

LE VICOMTE. — Tu es superbe avec ton naturellement ! Tu m'annonces en pleine poitrine une machine énorme – autant dire une catastrophe ! – tu bouleverses ma vie de fond en comble…

MIRETTE. — Et la mienne donc, elle ne l'est pas, bouleversée ?

LE VICOMTE. — C'est très différent. Vous autres femmes, c'est votre rôle d'être mères… Enfin, tu fais tout ça, et tu trouves que c'est naturel ? Tu ne manques pas d'aplomb.

MIRETTE. — Je te prie cependant de m'écouter.

LE VICOMTE. — Tout de suite ? Tu tiens à en parler ?

MIRETTE. — Tout de suite.

LE VICOMTE. — Nous avons bien le temps. Nous avons sept mois devant nous.

MIRETTE. — Je préfère m'y prendre à l'avance.

LE VICOMTE. — C'est curieux. Voilà un être qui n'est seulement pas encore né… on ignore de quel sexe… tout… et il faut disserter… Enfin ! dissertons. Mais je te reconnais bien là ! J'aurais parié je ne sais quoi, à la minute, que tu allais aborder l'enfant… Soit, abordons- le. Mais, en deux temps, hé (il tire sa montre) parce que je suis forcé de partir au quart, j'ai une course à faire.

MIRETTE. — Où ça ?

LE VICOMTE. — Chez ma femme.

MIRETTE. — Tu iras, tu sais bien que je ne t'ai jamais empêché de la voir ; je ne suis pas comme elle, moi !

LE VICOMTE. — C'est bon. Parle.

MIRETTE. — Qu'est-ce que tu comptes faire ?

LE VICOMTE. — Étant donné… ce qui arrive ?

MIRETTE. — Oui.

LE VICOMTE. — Dame, je ne sais pas.

MIRETTE. — C'est que moi je ne serais pas fâchée de savoir.

LE VICOMTE.—J'ai besoin d'y penser… de réfléchir…

MIRETTE. — Tu es absolument sûr qu'il est de toi, hein ?

LE VICOMTE, avec mollesse. — Je l'espère bien.

MIRETTE. — À ce sujet tu ne peux pas avoir l'ombre d'un doute.

LE VICOMTE. — C'est convenu. Je dois être son père… je suis son père… Il n'y a donc pas lieu de me le rappeler comme tu le fais, avec insistance. Oh ! que tu as peu de tact !… Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui se dérobe ?

MIRETTE. — Je ne sais pas de quoi tu as l'air. Mais si tu te voyais ! C'est toi, à présent, qui la fais.

LE VICOMTE. — Quoi ? 

MIRETTE.—La figure de magistrat.

LE VICOMTE. — Évidemment. Je n'ai pas envie de pouffer.

MIRETTE. — Moi non plus, dans le fond.

LE VICOMTE. — Je suis un honnête homme… je connais mon devoir… et certes, je ne suis pas de ceux qui, en pareil cas… Mais enfin, c'est une tuile, il n'y a pas à se le dissimuler. Une grosse tuile, conviens-en ?

MIRETTE. — À qui la faute ? À toi. 

LE VICOMTE. — Ça dépend. Voilà plus de trois ans que je suis marié, et je n'ai pas d'enfant. Il fallait que ce fût toi pour que… patatras !… Franchement, ça n'est pas de chance.

MIRETTE. — De quoi te plains-tu ?

LE VICOMTE.— Mais de tout… L'avenir… charge d'âme, les responsabilités… l'argent. Un être de plus sur les bras, enfin !

MIRETTE. — Qu'est-ce qui te parle de ça ? Je te demande ce que tu comptes faire, mais je ne te demande rien de plus.

LE VICOMTE. — Ah !

MIRETTE. — Tu peux lâcher ton enfant…

LE VICOMTE. — Mirette !

MIRETTE. — Et sa mère avec, si tu veux.

LE VICOMTE. — Prends garde : tu vas devenir injuste.

MIRETTE. — Ni lui ni moi n'en mourrons.

LE VICOMTE. — Ne dis pas de monstruosités. Tout ce qu'il m'est possible de faire, tu entends, je le ferai.

MIRETTE. — Par exemple ?

LE VICOMTE.—Bien des petites choses. Tu verras. Tu sais bien que je suis là, et que je ne serai pas sans t'aider – dans la limite de mes moyens, bien entendu.

MIRETTE. — Oui, tu achèteras une layette. Certainement, c'est mieux que rien. Et puis ?

LE VICOMTE.— Et puis ? Mais… au fur et à mesure qu'il grandira, cet enfant, je… je m'y intéresserai, je ne le perdrai pas de vue, ça je te le jure, je le suivrai de loin… oh ! il ne sera pas pour moi un étranger !

MIRETTE. — Mettons les points sur les i. As-tu l'intention de le reconnaître ?

LE VICOMTE. — Es-tu peu généreuse de me poser une pareille question ! Je ne peux pas le reconnaître… tu t'en rends bien compte !

MIRETTE. — À cause ?

LE VICOMTE.—Mais tout ! Ma femme… l'honneur de mon ménage ! Et puis le monde. Il y a là une question de dignité… de tenue morale… Ah ! si nous étions seuls, tous les deux, dans une île déserte… je le ferais tout de suite, parbleu ! Mais, mais… voilà ! on ne peut pas toujours faire dans la vie ce qui vous plaît… il y a des raisons majeures auxquelles on est forcé d'obéir. Me saisis-tu ?

MIRETTE.—Je t'écoute, je te laisse aller.

LE VICOMTE. — Je te parle là, comme je ne parlerais sûrement pas à la première venue ; je prends exprès pour toi le côté supérieur et élevé des choses, parce que tu es intelligente, bonne, et que je sais que tu peux me comprendre. C'est pour ça, parce que je t'estime, que je te dis la vérité. Si je ne t'estimais pas, ah ! mon pauvre chou, je ne me donnerais même pas la peine de t'expliquer toutes ces grandes questions, je te dirais, comme les trois quarts des autres : « Que veux-tu ! je suis désolé de ce qui t'arrive, je ne peux pas l'empêcher. Je t'aime toujours bien, mais pour quelque temps je crois qu'il est plus sage de suspendre nos relations. Embrasse-moi et bonne santé. » Et je prendrais mon chapeau.

MIRETTE. — Je te remercie de tant m'apprécier. Mais, avec tout ça, tu ne m'as toujours pas dit ce que tu feras.

LE VICOMTE. — Je ne peux pas te le dire, parce que je ne m'en doute pas. Ça dépendra de mille circonstances. Je préfère ne rien te promettre, plutôt que de te donner de fausses joies. Aie confiance en moi. Dis-toi : Il fera son possible, tout son possible !

MIRETTE. — Et si c'est zéro tout ton possible ? 

LE VICOMTE. — C'est que je n'aurai pas pu faire davantage, mon pauvre petit, et il faudra tout de même m'en savoir gré.

MIRETTE. — Allons, tu es consolant, et je suis fixée.

LE VICOMTE. — Ne sois pas amère, va. En somme, je t'ai parlé avec beaucoup d'indulgence, je ne t'adresse aucun reproche, et mon affection pour toi n'a pas diminué d'une ligne. Aussi, je constate comme tu es peu gentille.

MIRETTE. — Pardonne-moi donc pendant que tu y es !

LE VICOMTE. — Certainement, je te pardonne ton ironie et tes façons avec moi. À tout bien envisager, cet événement- là, c'est peut-être pour toi un mal pour un bien… Eh ! mon Dieu ! sait-on jamais ce que l'avenir vous réserve ! La vie nous aurait probablement séparés un jour… et tu serais restée seule… Comme ça, tu auras quelqu'un à aimer… un petit être qui te donnera du goût à l'existence. Les enfants, tu verras, on n'imagine pas ce que ça attache.

MIRETTE.— Je m'en aperçois…

LE VICOMTE. — Allons. (Regardant sa montre.) Voilà le quart. Pense bien à tout ce que je t'ai dit. C'est la voix de la raison, va. Je te parais sans doute sec ? erreur, je suis un tendre, seulement je me raidis parce que je connais la vie. (Il tend la joue.) Embrasse.

MIRETTE.— Quand te reverrai-je ?

LE VICOMTE. — Demain à la même heure. Ou après-demain. Au revoir. Et puis marche, on dit qu'il faut marcher. (Il sort.)

 

II

LE VICOMTE DE POMMELÉ.
LA VICOMTESSE, sa femme.

Un quart d'heure après, chez le vicomte.

LE VICOMTE (à sa femme, dès qu'il est entré). — Écoute, j'ai une nouvelle à t'annoncer, une vraie nouvelle.

LA VICOMTESSE.— Une bonne ?

LE VICOMTE. — Pour toi, oui.

LA VICOMTESSE.— Dis vite.

LE VICOMTE. — Eh bien… je romps ; j'ai rompu. C'est fini.

LA VICOMTESSE.— Oh ! que tu es gentil ! que tu es bon ! (Elle se pend à son cou.)

LE VICOMTE. — Il fallait prendre un grand parti… Ma foi ! je l'ai pris.

LA VICOMTESSE. — Tu as découvert qu'elle te trompait ?

LE VICOMTE. — Changeons de conversation, veux-tu ?

LA VICOMTESSE. — Oui. À présent, je suis tout à fait heureuse. Il n'y a plus qu'une chose que je désire.

LE VICOMTE. — Si ça dépend de moi…

LA VICOMTESSE. — Un bébé. Pourquoi souris-tu ?

LE VICOMTE. — Rien.

 

DÉTRESSE

 

MIRETTE.
GONTRAN DE SAINT-GALMIER.

(Chez Gontran. Dans son délicieux rez-de-chaussée de la rue Murillo. Trois heures de l'après-midi, fin juin. Gontran est en train d'opérer sa sieste dans le salon japonais, quand son valet de chambre lui annonce qu'une dame est là qui désire lui parler.)

GONTRAN, au valet. — Comment la dame ? Bien ? Mal ? Non, plutôt bien ? Qu'elle accoste alors. (Et il redresse les pointes de sa moustache. La dame entre.) Madame…

MiRETTE. — Madame ! Tu ne me reconnais donc pas ? Mirette ? Mirette des chapeaux ?

GONTRAN. — Mirette ! Ah ! tiens, oui, c'est pourtant vrai que c'est toi ! Tu te ressembles toujours ! Ah ! ma bonne Mirette… Dire que c'est toi tout de même… Assieds-toi. Tu as maigri.

MIRETTE. — Oui. Toi, t'as engraissé.

GONTRAN. — Voilà : chacun de notre côté, nous n'avons pas voulu faire la même chose. Ce vieil esprit de contradiction !… Et qu'est-ce qui t'amène ?

MIRETTE. — Je vais te le dire. D'abord, je me trouvais dans le quartier…

GONTHAN. — Tu as pense : «Ta ! je vais entrer pincer la main à Gontran. » À la bonne heure, c'est gentil.

MIRETTE. — Et puis, il y a aussi autre chose.

GONTRAN. — Quoi donc ?

MIRETTE. — J'ai un service à te demander.

GONTfiAN. — Tu me fais peur.

MIRETTE. — Je ne suis pas heureuse, va

GONTRAN. — Vraiment ? Et François, ton seigneur et maître ? Il ne se conduit donc plus bien avec toi ?

MIRETTE. — Pommelé ? C'est fini, nous ne sommes plus ensemble.

GONTRAN. — Il t'a lâchée ?

MIRETTE. — Il y a près d'un an.

GONTRAN. — Il a eu le courage de te lâcher ?

MIRETTE. — Comme toi dans le temps.

GONTRAN. — Quel type ! Et pourquoi t'a-t-il lâchée ?

MIRETTE. — Tu veux savoir la raison ?

GONTRAN — Ou le prétexte.

MIRETTE. — Eh bien, parce que j'ai eu un enfant, mon cher ! Comprends-tu ça ? Et un enfant de lui ! Un beau petit enfant.

GONTRAN, faible. — Il a eu tort. Il a manqué de formes. Du reste, ça n'est pas la première fois que je constate ça chez Pommelé : un pas mauvais petit garçon, mais qui manque radicalement de formes.

MIRETTE. — Manque de cœur, surtout.

GONTRAN. — Oui, aussi un peu de ce que tu dis. Maintenant, reconnais que dans sa situation, marié, il ne lui était pas très commode…

MIRETTE. — Il pouvait toujours quitter autrement, ne pas s'en aller un jour à quatre heures en me disant au revoir, et ne jamais reparaître.

GONTRAN. — Toujours les formes.

MIRETTE. — Je me rappelle. C'était un lundi.

GONTRAN. — Pardon si je t'interromps. J'ai remarqué ça aussi, moi : toutes les blagues embêtantes qui me sont, arrivées dans la vie, c'était un lundi… Je suis né un lundi… Quand Rita m'a cassé la jambe aux Poteaux… et je pourrais t'en citer comme ça des bottes. Explique ça, hein ? Mais va, continue.

MIRETTE. — C'était un lundi. Je le vois sortir. — « Où vas-tu ? » — « Fumer un cigare. » Il descend… Et à l'heure qu'il est…

GONTRAN. — Il fume encore. Quel type !

MIRETTE. — Tu ne l'approuves pas, j'espère ?

GONTRAN. — Moi ? Ah ! non 1 Ah ! non ! Mais ensuite, il ne t'a pas aidée un peu ?…

MIRETTE. — Pas un centime.

GONTRAN. — C'est pas assez. Il aurait dû au moins t'écrire.

MIRETTE. — Moi, je lui ai écrit.

GONTRAN. — Ah ! Eh bien ?

MIRETTE. — Plus de dix lettres, où je lui parlais de nos bons moments, du petit qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, d'un tas de gentilles choses enfin… Eh bien : rien. Jamais une ligne de réponse.

GONTRAN. — Quel type !

MIRETTE. — Et c'était d'autant plus mal à lui qu'il a su alors tous mes embarras.

GONTRAN. — Quels embarras ?

MIRETTE.— Mais tu sors donc d'un placard ? Tu n'es au courant de rien.

GONTRAN. — Qu'est-ce qu'il y a ?

MIRETTE. — Je suis ruinée, mon cher. Je n'ai plus le sou.

GONTRAN. — Qu'est-ce que tu me contes là ? Ton hôtel…

MIRETTE. — Vendu.

GONTRAN. — Tes chevaux ?

MIRETTE. — Lavés. Et les quatre francs d'économies que j'avais pu faire… nettoyés, à la suite d'un fâcheux placement.

GONTRAN. — Ah bien ! On apprend du nouveau avec toi !

MIRETTE. — N'est-ce pas ? Et pour l'instant, je mange mon dernier billet de mille, heure par heure.

GONTRAN. — Si tu as encore mille francs, il n'y a que demi-mal.

MIRETTE. — Tu trouves ?

GONTRAN. — C'est quelque chose, tu sais, mille francs !

MIRETTE. — À qui le dis-tu ? Mais pour subvenir toute la vie aux besoins d'une mère et d'un enfant, c'est un peu insuffisant.

GONTRAN. — Je ne connaissais rien de tout ça, moi ! Pommelé que j'ai vu, il n'y a pas quinze jours, ne m'en a pas soufflé mot.

MIRETTE. — Tiens, parbleu ! il ne s'en vante pas.

GONTRAN. — Mais en ce cas, où loges-tu ?

MIRETTE. — Dans le haut de Batignolles, chez mon ancienne femme de chambre, une brave fille qui couche par terre sur un matelas pour me donner son lit.

GONTRAN. — Oh ! ma pauvre petite loute, va !

MIRETTE. — Est-ce que tu crois que Pommelé, qui a trois cent mille livres de rente, n'aurait pas pu me quitter un peu plus proprement ?

GONTRAN. — Ah ! Dieu si ! Quand on a trois cent mille livres de rente… Moi, je ne les ai pas, je suis loin de les avoir.

MIRETTE. — Quand on abandonne une femme et un enfant, et qu'on ne fait même pas pour eux ce que ferait un étranger…

GONTRAN. — Certainement, tu peux le dire, ce que ferait un simple étranger…

MIRETTE. — Eh bien ! non, c'est… ça n'est pas beau, là, franchement !

GONTRAN. — Fichtre non ! Mais, je te répète, ça ne m'étonne pas de lui, parce qu'au collège, il avait déjà cette nature-là. Il copiait toujours sur moi, et après, il ne m'en savait aucun gré. Quel type !

MIRETTE. — Oui. Alors, dame ! au milieu de tout ce tintouin, j'ai eu une idée, j'ai pensé à toi.

GONTRAN. — À moi ?

MIRETTE. — Je me suis souvenue de mes débuts d'amour, du temps que j'étais encore sage, et que tu m'avais connue dans la Mode, et je suis venue te trouver.

GONTHAN. — C'est gentil, c'est bien gentil à toi.

MIRETTE. — Je me suis dit : Lui, Gontran, il m'a possédée en premier lieu, c'est une chose qui ne s'oublie pas, je vais aller tout lui raconter, il m'assistera.

GONTRAN. — Oui… Eh ! eh !

MIRETTE. — Il fera plus ou moins, peu importe. Mais j'ai confiance en lui, il m'assistera.

GONTRAN. — Sans doute.

MIRETTE. — Est-ce que j'ai eu tort ?

GONTRAN. — Mais non. Seulement,voilà : c'est que tu tombes… Tu me permets de te parler à cœur ouvert, n'est-ce pas ?

MIRETTE. — Je t'en prie.

GONTRAN. — Tu tombes à un très mauvais moment.

MIRETTE. — Ah ?

GONTRAN. — J'ai eu un mois de jeu très dur. Je cours sur ma perte, et la veine n'a pas l'air de me revenir.

MIRETTE. — Tu n'es cependant pas encore sur la paille ? C'est très beau chez, toi, sais-tu ? En voilà des bibelots !

GONTRAN. — Peuh ! des petites bricoles bien ordinaires. Ça fait de l'effet, comme ça, parce que j'ai du goût, mais on n'en retirerait pas grand'chose.

MIRETTE. — Allons, tu as une jolie fortune ?

GONTRAN. — Pas si jolie qu'on le croit.

MIRETTE. — -Tu dépenses énormément.

GONTRAN. — Pour donner, le change et jeter de la poudre aux yeux.

MIRETTE. — Enfin, voilà ce que je voulais te demander : peux-tu me prêter… « me prêter », tu entends ?…

GONTRAN. — Es-tu bête avec ton prêter ! De toi à moi est-ce qu'il y a du prêt possible ? Du moment que je ferai quelque chose pour toi, ça sera une affaire réglée et je ne veux plus jamais en entendre parler.

MIRETTE. — Je savais bien que tu es bon.

GONTRAN. — Je ne suis pas bon. Qu'est-ce qu'il te faut ?

MIRETTE. — Deux mille francs. Avec deux mille francs…

GONTHAN. — Aïe ! Je réfléchis…

MIRETTE. — Trouves-tu que c'est trop ?

GONTRAN. — Tu es folle. Si tu en veux trois, parle, ne te gêne pas !

MIRETTE. — Non, merci. Deux me suffiront.

GONTRAN. — C'est une bagatelle… Seulement je cherche…

MIRETTE. — Quoi ?

GONTRAN. — Rien… Je cherche en ce moment le moyen… parce que je ne voudrais pas entamer… Es-tu pressée, pressée ?

MIRETTE. — Dame !

GONTRAN. — Oui ? Écoute alors : pour aujourd 'hui veux-tu cinquante francs ? Sans doute ça n'est pas le Pérou… mais enfin c'est toujours cinquante francs… C'est quelque chose, tu sais, cinquante francs ? Tu ne dis rien. Moi, quand je les fais au bout de deux heures, de trois, de quatre heures de jeu, eh bien, je suis très content. Dis un mot et ils sont à ta disposition, parce que ça me cause une vraie peine, ma parole, de te voir dans cet état-là. Je ne suis pas comme Pommelé, moi, je ne suis pas une brute. Quel type ! Eh ! bien, parle, réponds.

MIRETTE. — Je te demande pardon de t'avoir dérangé, mon ami. (Elle se lève.) Adieu.

GONTRAN. — Qu'est-ce qui te prend ? Est-elle bête ! Tu pars ? Tu t'en vas comme ça ?

MIRETTE. — Oui.

GONTRAN — Veux-tu goûter ? un malaga avec un biscuit ?

MIRETTE. — Non, merci.

GONTRAN. — Es-tu drôle ? Mais je ne te les refuse pas, tes deux mille francs. Je te dis seulement que je ne peux pas te les donner tout de suite… avant un mois… un mois ou deux. Après… oh ! après tout ce que tu voudras !

MIRETTE. — Tu es trop gentil. Je n'ai besoin de rien… ni de malaga, ni d'argent. Adieu.

GONTRAN. — Adieu, puisque tu tiens absolument à faire de la fierté… Mais reviens me voir, je te recevrai avec plaisir… Et toujours à ta disposition, tu sais ?

MIRETTE. — C'est bon, ne prends pas la peine… (Elle sort.)

GONTRAN, une fois seul. — Quel type encore celle-là ! (Il sonne. Son valet de chambre parait.) Vous avez bien regardé cette dame ? Vous la reconnaîtriez ?

LE VALET. — Oui, monsieur.

GONTRAN. — Eh bien, chaque fois qu'elle reviendra, je n'y suis jamais. Je suis parti le matin… pour le Tyrol… ou la Suède. Ce que vous voudrez.

LE VALET. — Plutôt la Suède, monsieur. Ça la refroidira davantage.

 

ÉPILOGUE

GONTRAN DE SAINT-GALMIER, 28 ans.
BOIBRILLANT, 30 ans.
CHEMINEAU, 21 ans.
MABON, le plus jeune qui paraît le plus vieux.
MADAME DUROCHER aînée. 40 ans, des bandeaux.

Minuit et demi, en avril, au bar de la rue Tronchet, dirigé par Mesdames Durocher. Tous les quatre à peu près pareils — même frac, même linge glacé, mêmes pieds vernis, la tête et les genoux pointus — sont juchés sur les hauts tabourets, et accoudés au comptoir.

MADAME DUROCHER aînée, à Boibrillant. — Que prenez-vous ?

BOIBRILLANT. — Mon soda ordinaire.

MADAME DUROCHER, au même. — Brandy ?

BOIBRILLANT. — Brandy.

SAINT-GALMIER. — Moi, kümmel et glace pilée, comme aux enfants.

CHEMINEAU. — Bénédictine, moi, liqueur bien pensante.

MADAME DUROCHER, à Mabon. — Et vous, monsieur ? Aussi un soda ?

MABON. — Non. Moi, vous me ferez traire un lait. Un joli lait. Bien chaud. Ah ! nous sommes de joyeux viveurs.

CHEMINEAU, à Saint-Galmier. — Est-ce que c'est vrai, à propos, ce qu'on m'a dit ? que Mirette, ton ancienne, était mariée ?

SAINT-GALMIER. — Tout ce qu'il y a de plus vrai.

BOIBRILLANT. — Elle avait été lâchée par Pommelé ?

SAINT-GALMIER. — Brutalement.

MABON. — Et avec un enfant, encore ! Quel sexe ?

SAINT-GALMIER. — Masculin. Du moins, je le pense ; il s'appelle Arthur.

MABON. — Fichu nom ! Une femme qui a un enfant de l'amour et qui lui colle sur la tête le nom d'Arthur quand il vient au monde… que veux-tu que je te dise ? Cette femme-là mérite d'être lâchée, archi-lâchée.

CHEMINEAU. — Un peu.

SAINT-GALMIER. — Si vous tenez à savoir la fin, laissez-moi parler.

BOIBRILLANT. — Charme-nous. Cause.

SAiNT-GALMiER. — Cette pauvre Mirette était tombée, elle et son enfant…

CHEMINEAU. — Arthur ?

SAINT-GALMIER. — Oui.

MABON. N 'y a pas ! je ne peux pas me faire à ce nom-là. (À Saint-Galmier.) Mais pardon. Tu dis qu'ils étaient tombés… ?

SAINT-GALMIER. — Dans une dèche noire.

CHEMINEAU. — Comment ! personne n'était venu à leur aide ? Pommelé ?…

SAINT-GALMIER. — Rien du tout. On voit bien que tu ne connais pas Pommelé. Quel type !

BOIBRILLANT , à Saint-Galmier. — Mais toi ?

MABON, au même. — Oui, toi, son premier ?

SAINT-GALMIER. — Attendez. Toi, toi ! Sans doute, moi, parbleu ! j'ai fait quelque chose pour elle.

MABON. — Quoi ?

SAINT-GALMIER. — Laisse-moi raconter. Tu me coupes tout le temps. Ce que j 'ai fait, ça ne vous regarde pas… Ces choses-là doivent rester secrètes… Mirette est venue me trouver, on a parlé de tout ça, et puis… Bref, elle est sortie de chez moi enchantée, très reconnaissante.

BOIBRILLANT. — Bravo !

SAINT-GALMIER. — Seulement, que voulez-vous ? avec le meilleur cœur du monde, on ne peut pourtant pas toujours donner.

CHEMINEAU. — C'est vrai-. On serait un saint.

SAINT-GALMIER. — Et alors, dame ! de fil en aiguille, un jour-ci, un jour-ça… bref, cette pauvre petite Mirette…

MABON. — Oui, elle et l'enfant sont tombés dans la dèche noire : ils y sont dans la dèche, en plein… c'est une affaire réglée ! Avance, voilà une heure que tu trottes sous toi.

SAINT-GALMIER. — Parce que vous m'interrompez à chaque minute. Eh bien ! j'ignore comment c'est arrivé, mais au moment où elle désespérait de tout et où elle pensait à se jeter à l'eau…

BOIBRILLANT. — Si j'avais été là !

MABON. — Tu ne sais pas nager.

SAINT-GALMiER. — Elle a fait la connaissance d'un brave homme, un commerçant assez riche, ma foi, un monsieur Durand qui a eu pitié de son malheur, qui l'a tirée d'embarras, et puis finalement qui l'a épousée.

CHEMINEAU. — C'est très chic, ça. Je trouve ça d'un chic !…

SAINT-GALMiER. — Et on assure qu'ils s'aiment beaucoup. Il adore l'enfant.

MABON. — Oui, les pessimistes auront beau dire, allez ! Il y a tout de même de braves gens.

BOIBRILLANT. — Tiens ! Sans ça…

MABON. — Où irait-on ?

BOIBRILLANT. — On retournerait à la Commune, tout bêtement.

MABON. — Les plus mauvais jours de notre Histoire.

SAINT-GALMiER. — Voilà. De .cette façon, tout le monde est satisfait : Pommelé, sa femme, Mirette, monsieur Durand et votre serviteur ici présent. Ah oui, tant mieux pour Mirette, parce que c'est une brave fille. Et ce que je l'ai aimée, on ne le saura jamais !

CHEMINEAU. — Où donc l'avais-tu rencontrée déjà ?

SAINT-GALMIER. — Sur un refuge. Place de l'Opéra.

BOIBRILLANT. — Et vraiment, tu as été son premier.

SAINT-GALMIER. — Je m'en flatte.

MABON. — Non, parole d'honneur, tu la séduisis, vieux camarade ?

SAINT-GALMIER. — Oui, mon gros.

MABON. — Tu nous étonnes bien.

CHEMINEAU. — C'est elle qui te l'a dit ?

SAINT-GALMIER. — … Non…

MABON, sceptique. — Ouf ! Et combien de temps es-tu resté au juste avec elle ?

SAINT-GALMIER. — Je ne me rappelle plus. Ça doit être dans les deux mois.

BOIBRILLANT. — Pourquoi l'as-tu plaquée, puisque tu l'aimais tant ?

SAINT-GALMIER. — Parce que. Parce que je me méfie de moi ; j'ai trop de cœur.

MABON. — Passe-nous-en.

CHEMINEAU. — Il a raison. Pas de collage !

SAINT-GALMIER. — À moins qu'on ait une nature très froide, très personnelle. Alors, oui, c'est sans danger.

MABON. — Et encore ! Le mieux, allez, c'est de faire son papillon bien parisien !
Jeune, beau, petit maître, il court de fleur en fleur,
Prenant et quittant les plus belles !
Ah ! le père Florian n'était pas une oie, il savait ce qu'il disait. (À madame Durocher.) Encore soif, ma bonne dame. Quelque chose d'un peu plus tendu ?

MADAME DUROCHER. — Un petit coxtail ?

MABON. — Trop tendu, le coxtail.

MADAME DUROCHER. — Un cassis ?

MABON. — Pas assez.

MADAME DUROCHER. — Un tokay ?

MABON. — Non, la Hongrie m'embête. Tout bonnement… un lait, tenez.

MADAME DUROCHER. — Un second lait ?

MABON. — Oui. Ah ! c'est que nous sommes de joyeux viveurs ! (À Boibrillant.) Qu'est-ce que tu as, toi ? T'es triste, tu ressembles à Luther.

BOIBRILLANT. — Je pense à ce qu'on dit. Je pense qu'en attendant les années filent, et puis qu'il ne m'arrive rien.

SAINT-GALMIER. — Gourmand !

BOIBRILLANT. — Quand j'étais au collège, surtout pendant les classes de math, je rêvais d'un tas d'embrouillamini, avec de l'amour pour de bon. Depuis, zéro franc, zéro centime.

SAINT-GALMIER. — Tu voudrais être amoureux ?

BOIBRILLANT. — Mais oui, pour voir.

MABON. — C'est le printemps qui te fait ça. La feuille pousse.

BOIBRILLANT. — Ça doit être si agréable d'être amoureux, et aimé surtout ! Depuis ma naissance, je n'ai jamais été aimé par personne, moi !

SAINT-GALMIER. — Peux-tu dire ! Et tes parents ?

BOIBRILLANT. — Ça ne compte pas. Je parle de l'amour, l'amour vrai, petite fleur bleue… l'amour, enfin, il n'y a pas deux mots pour l'exprimer.

MABON. — Laisse-le donc tranquille, l'amour. Est-ce qu'il existe, seulement ?

CHEMINEAU. — Mabon, tu vas un peu loin.

MABON. — Permettez, entendons-nous, et ne me faites pas dire de bêtises. Non, nous sommes là, nous remuons des idées…

SAINT-GALMIER. — Agite la tienne.

MABON. — Eh bien, l'amour, je me fiche de savoir s'il existe ; et comme je ne le cherche pas, il m'arrive. Chaque fois qu'une occasion passe, je la cueille. Jamais je ne m'en tiens à une, je profite de toutes. Stout et pale ale ; brune et blonde. Aussi je suis très trapu dans la vie ; je rigole et je ne pleure pas. Maintenant, faudrait pas non plus vous imaginer tous que j'ai un savon à la place du cœur et que je ne sens rien. Errat qui putat ! Ainsi, je ne déteste pas, après le Grand-Prix, d'être en sapin découvert avec une petite amie, le soir, au Bois, et puis de m'anéantir à penser : « Cré bon sang ! pourquoi est-on sur la terre, en somme ? Dire que je suis né, moi, Mabon… c'est crevant ! » Et après, de s'embrasser tous les deux, en parlant de la lune, et de toutes les choses qu'on ne sait pas !

CHEMINEAU. — Il me semble que tu nous la fais au lac, jeune gondolier.

SAiNT-GALMiER. — Oui, tu me rappelles… Chose, l'écrivain… Lamartine.

BOIBRILLANT. — Ne le blaguez pas. Vous avez beau vous moquer, nous avons tous plus de cœur que nous ne croyons. Tout le monde a du cœur, et je suis bien sûr, moi, qu'il n'y a pas un seul de nous quatre qui mourra sans avoir aimé, sans avoir vibré à l'amour… Parfaitement.

CHEMINEAU. — L'amour ! Chapeau pointu ! Je voudrais bien d'abord savoir ce que c'est. Celui-là qui me le réciterait, je lui donne ma montre.

SAINT-GALMIER. — Ça peut très bien se définir.

BOIBRILLANT. — Mais oui.

CHEMINEAU. — Je vous écoute.

SAINT-GALMIER. — C'est le… la…

BOIBRILLANT. — Le…

SAINT-GALMIER. — La faculté de…

BOIBRILLANT. — Le sens du… qui porte un être…

SAINT-GALMIER. —Vers son semblable…

BOIBRILLANT. — D'un autre sexe !

SAINT-GALMIER. — Voilà. (À Chemineau.) Passe ta montre.

CHEMINEAU. — Non. À quoi bon chercher, d'ailleurs ? L'important, au fond, ce n'est pas de définir l'amour, c'est de l'éprouver, bons amis.

BOIBRILLANT. — Parbleu ! Le cœur, le cœur. Il n'y a que le coeur !

MABON. — Et le lait. Un lait, madame ! Ah ! nous sommes de joyeux viveurs !


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