Henri Lavedan
LE PRINCE D'AUREC
comédie en trois actes, représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville,
le 1er juin 1892.
PRINCE D'AUREC |
LA PRINCESSE D'AUREC |
De nos jours, à Paris.
ACTE I
Chez le prince d'Aurec. — Un salon-galerie de vieil hôtel, faubourg Saint-Germain. Meubles Louis XIV. — Magnifique portrait de Louis XIV, à droite, au-dessus de la cheminée. — Portes en glaces, à petits carreaux : trois au fond, une à droite, une à gauche. — À droite, premier plan, un canapé, de dos et de biais, avec un pouf ; au fond, également à droite, un autre canapé et un fauteuil ; à gauche, un canapé près d'un petit guéridon, un bureau et une chaise.
I, 1 – M. STULBACH, JOSEPH et LOUIS, valets en livrée et en culotte courte.
STULBACH, aux valets sur un ton de colère assez vive.
Je ne m'en irai pas ! Allez prévenir M. Bertin, votre intendant, que je suis là depuis une heure, moi, monsieur Stulbach le carrossier !
JOSEPH.
Puisqu'on vous répète que M. Bertin ne peut pas vous recevoir.
LOUIS.
Il est en conférence avec les décorateurs.
STULBACH.
Il me recevra. Faites ce que je vous dis.
JOSEPH, à Louis.
Monsieur est emballé. Vas-y pour que nous ayons la paix.
LOUIS, à Stulbach.
Attendez.
Il sort.
I, 2 – STULBACH, JOSEPH.
STULBACH, marchant de long en large.
Quelle maison ! J'en ai assez d'être lanterné depuis un an par M. le prince d'Aurec et par ses gens.
JOSEPH, doux.
Allons, allons ! pas de personnalités. Ça ne nous regarde pas, nous autres.
STULBACH.
Je veux être payé.
JOSEPH.
Sans doute ; mais vous n'êtes pas raisonnable. Vous savez bien qu'aujourd'hui ça n'est pas le jour. Nous avons notre bal costumé de ce soir qui nous met sur les dents.
STULBACH.
C'est ça qui m'est égal !
JOSEPH.
Quinze cents invitations ! la reine de Sardaigne qui doit venir !
STULBACH.
Encore une qui me doit deux landaus !
JOSEPH.
Eh bien, en ce cas, allez donc faire du tapage chez elle, ça vaudra mieux.
STULBACH.
J'irai aussi, sovez tranquille.
I, 3 – STULBACH, JOSEPH, LOUIS
LOUIS, à Stulbalch.
M. Berlin regrette, mais il surveille la pose du trône.
STULBACH.
Quel trône ?
LOUIS.
Le trône pour la reine de Sardaigne.
JOSEPH.
Qu'est-ce que je vous disais ?
LOUIS.
Il lui est impossible de se déranger.
STLLBACH.
Alors, je veux voir le prince.
LOUIS.
Le prince n'est pas là : il conduit « l'Éclair », le coach de Robinson.
STULBACH.
Je vais l'attendre.
JOSEPH.
Mais non. Revenez la semaine prochaine. Je vous assure, ça vaudra mieux.
STULBACH.
Oui… oui… Eh bien, vous direz au prince que je vais lui envoyer du papier timbré !
LOUIS.
Envoyez.
JOSEPH.
Il sait ce que c'est.
Stulbach sort.
I, 4 – LOUIS, JOSEPH, puis BERTIN.
JOSEPH, bas.
Ça m'a l'air de craquer tout de même, cette antique maison.
LOUIS,
Oui. Le prince doit à tout le monde.
JOSEPH.
La princesse aussi. Elle a, de ce moment, des couturières qui la tracassent. Je le sais.
LOUIS.
Bah ! Ils n'ont pas besoin d'économiser, ils n'ont pas d'enfants.
JOSEPH.
Ça ne fait rien : des petites fêtes comme celle de ce soir ça doit coûter chaud ?
LOUIS.
Tant qu'on ne les paye pas.
JOSEPH.
Et puis il y a autre chose : le prince joue, toutes les nuits, plus gros jeu que jamais.
LOUIS.
Et il a la guigne ?
JOSEPH.
Noire.
LOUIS.
Comment peut-il s'en tirer, avec le train qu'il mène ?
JOSEPH, avec intention.
On a des amis…
LOUIS.
M. Paul Montade ?
JOSEPH.
Mais non, c'est un écrivain, un homme de lettres comme ils disent. Ces gens-là n'ont jamais le sou. Je te parle de l'autre, du juif millionnaire.
LOUIS.
Le baron de Horn ?… qui tourne autour de madame ?
JOSEPH.
Oui. Pour moi, il doit casquer.
LOUIS.
Un juif ? Tu m'étonnes.
BERTIN, entrant, des papiers à la main.
Stulbach est parti ?
JOSEPH.
À la minute, en disant qu'il enverrait du papier timbré.
BERTIN.
À son aise ! J'en ai déjà plein les mains : le bottier, le tailleur, le bijoutier, le fleuriste… avec ce bal. (aux valets.) Est-on passé chez Beiloir ?
LOUIS.
Oui.
BERTIN.
C'est bon. Le prince va rentrer d'une minute à l'autre. Allez- vous-en, ça n'est pas ici votre place. Et puis ne recevez plus personne, aucun créancier. (Les valets sortent. Il feuillette les papiers qu'il a à la main.) Un duc de Talais, prince d'Aurec ! Je ne sais plus où donner de la tête, moi. Tant pis, je vais être obligé d'avertir sa mère. (Louis reparaît sur le seuil.) Quoi, encore ?
LOUIS.
C'est M. Dutaillis, le reporter de l'Instantané.
BERTIN.
Qu'il entre.
I, 5 – BERTIN, DUTAILLIS.
DUTAILLIS.
Bonjour, monsieur Bertin, je suis très pressé.
BERTIN.
Pas tant que moi. Venez-vous pour le prince ?
DUTAILLIS.
Non, pour sa femme. Mais pourquoi dites-vous : le prince ? C'est le duc de Talais qu'on doit l'appeler, depuis le temps que son père est mort ?
BERTIN.
Sans doute, on devrait. Mais il a préféré garder son titre de prince d'Aurec, titre qu'il portait du vivant de son père. D'ailleurs, vous savez leur devise ? Ma fantaisie.
DUTAILLIS.
Il s'y conforme.
BERTIN
Attendez-moi un instant, je vais faire prévenir la princesse.
I, 6 – BERTIN, DUTAILLIS, LA PRINCESSE.
LA PRINCESSE, entrant sans faire attention à Dutaillis.
Mon mari n'est pas rentré, Bertin ?
BERTIN. Pas encore, madame. (Montrant Dutaillis qu'elle aperçoit seulement.)
Monsieur Dutaillis.
LA PRINCESSE, à Dutaillis.
De l'Instantané. Je vous remets. Vous venez aux provisions ? Dites vite.
Bertin sort.
DUTAILLIS.
Vous avez bien voulu m'autoriser, princesse…
LA PRINCESSE.
Oui, nous sommes de vieilles connaissances. Je n'oublie pas que c'est vous qui m'avez interwiévée le premier, il y a trois ans, le jour de mon mariage.
DUTAILLIS.
Et, à cette occasion, j'ai eu l'honneur d'être le seul, dans toute la presse, à publier in extenso votre lingerie. J'étais alors très obscur…
LA PRINCESSE.
Mon trousseau vous a lancé. Qu'est-ce qu'il vous faut ?
DUTAILLIS.
Vos costumes pour le bal de ce soir, et ceux de vos invités.
LA PRINCESSE.
Le prince, en connétable d'Aurec, moi en Marion Delorme.
DUTAILLIS.
Et madame la duchesse de Talais ?
LA PRINCESSE.
Ma belle-mère ? En madame de Maintenon. Allez chez elle, si vous voulez.
DUTAILLIS.
Elle ne demeure pas avec vous ?
LA PRINCESSE.
Non, elle a son hôtel rue de Varennes. Pour tout le reste, adressez-vous à Bertin. Quand aurai-je les épreuves de votre article ?
DUTAILLIS.
Après dîner.
LA PRINCESSE.
Parfait. Ah ! je voudrais deux fauteuils de cour d'assises pour demain.
DUTAILLIS.
Dans une heure ils seront chez vous.
LA PRINCESSE.
Je pourrai partir avant la fin ?
DUTAILLIS.
Mais oui.
LA PRINCESSE.
Parce qu'à quatre heures je vais entendre le Père Bonaventure à la chapelle du Gesù. Jeudi prochain j'ai aussi un petit dîner intime, où nous ne serons que vingt-deux. Je vous enverrai les noms. Vous mettrez un mot aimable pour ma couturière.
DUTAILLIS.
Qui est votre couturière ?
LA PRINCESSE.
Monsieur Camille.
DUTAILLIS.
Je me sauve, je suis débordé. Il faut que j'aille à la Nonciature, au Tattersall, au Bureau Monarchique et à la Morgue. Tout ça avant dîner !
LA PRINCESSE.
Bon appétit.
Dutaillis sort eu croisant Berlin et le prince.
I, 7 – LA PRINCESSE, LE PRINCE, BERTIN.
LE PRINCE, à Bertin qui lui tend un paquet de notes.
Non, non. Encore une fois, laissez-moi, et ne me parlez pas de ça.
BERTIN.
Mais cependant, prince, voilà trois fois que M. Stulbach…
LE PRINCE.
M. Stulbach m'ennuie, et tout le monde, et vous aussi. Laissez-moi. Je n'ai pas la tête aujourd'hui à m'occuper de mes fournisseurs. Allez. (Bertin sort.) Ma parole ! On ne pourra bientôt plus avoir la paix chez soi ! (À sa femme.) Bonjour.
LA PRINCESSE.
Ça n'a pas l'air de marcher comme vous voulez, Vous arrivez de Robinson ?
LE PRINCE.
Oui. Je descends du siège à la minute. Je suis très embêté.
LA PRINCESSE.
Vous avez accroché ?
LE PRINCE.
Pour qui me prenez-vous ? Non, c'est autre chose. Avec qui étiez-vous là quand je suis entré ?
LA PRINCESSE.
Avec un petit journalot, un reporter de l'Instantané !
LE PRINCE.
Il vous a questionné sur moi ?
LA PRINCESSE.
Non.
LE PRINCE.
Il ne vous a rien dit à propos de cette nuit, au cercle ?
LA PRINCESSE.
Rien du tout. (Regardant bien en face le prince.) Mais je devine : vous avez encore perdu ?
LE PRINCE.
Un peu.
LA PRINCESSE.
Combien ?
LE PRINCE.
Quatre cents.
LA PRINCESSE.
Mille ?
LE PRINCE.
Évidemment. Ce n'est pas quatre cents francs.
LA PRINCESSE.
Je vous félicite, mon ami.
LE PRINCE.
Eh bien, il n'y a pas de quoi.
LA PRINCESSE.
C'est égal, pour perdre à ce point-là, vous auriez pu mieux choisir votre moment.
LE PRINCE.
Parce que ?
LA PRINCESSE.
Parce que je me trouve moi-même assez à court pour l'instant, et que je pensais vous demander, aujourd'hui même, un gros portefeuille.
LE PRINCE.
Ah ! vous arrivez bien !
LA PRINCESSE.
Vous voulez dire que je tombe mal.
LE PRINCE.
C'est la même chose. Je regrette. Vous vous rendez compte qu'il m'est impossible de faire quoi que ce soit pour vous. Qu'est-ce que c'est encore ? Des couturières ? Ça peut attendre.
LA PRINCESSE.
Peu importe. N'en parlons plus. Mais, qui a pu vous gagner une pareille somme ?
LE PRINCE.
Le prince de Souabe.
LA PRINCESSE.
Ça coûte cher de jouer avec l'héritier d'un trône !
LE PRINCE.
Vingt mille louis ! C'est un coup très dur. A présent, vous n'êtes plus surprise de me voir un peu nerveux ?
LA PRINCESSE.
Nerveux ? Je vous trouve d'un calme étonnant, moi.
LE PRINCE.
J'ai conduit tantôt mon mail comme à l'ordinaire, parce qu'enfin… noblesse oblige ! et mon trajet a même été assez bon. Des bêtes bien dans la main ; ni soleil, ni poussière, un temps anglais. Seulement, je suis un peu fatigué, je n'ai pas assez dormi, et quand je pense que c'est ce soir le bal… C'est trop près de ma culotte.
LA PRINCESSE.
Au moins, cette nuit vous ne jouerez pas.
LE PRINCE.
Tant pis ; je me serais peut-être rattrapé.
LA PRINCESSE.
À ce train-là, vous savez que vous nous ruinerez tout à fait ? Comment gagnerez-vous votre vie ? Vous serez cocher ? Vous donnerez des leçons de trompe ?
LE PRINCE.
Ça me rapporterait plus que d'être bachelier ès sciences comme Bertin mon intendant.
LA PRINCESSE.
Comptons vos morts. En trois ans, depuis notre mariage, vous avez déjà mangé vos deux oncles.
LE PRINCE.
Mon grand-père, ma tante la chanoinesse.
LA PRINCESSE.
Et une vivante, moi.
LE PRINCE.
C'est vrai.
LA PRINCESSE.
Je ne vous reproche pas ma dot, j'ai le mépris de l'argent.
LE PRINCE.
Et moi !
PRINCESSE.
Mais il est grand temps de vous arrêter, parce que sans cela je connais quelqu'un qui vous arrêtera.
LE PRINCE.
Ah bah ? Et qui ça, s'il vous plaît ?
LA PRINCESSE.
Votre mère.
LE PRINCE.
Oh ! la pauvre duchesse ! Tout ce que je voudrai, elle me le donnera !
LA PRINCESSE.
Vous croyez ?
LE PRINCE.
C'est inouï ce qu'elle a déjà rendu !
LA PRINCESSE.
Est-ce à elle, par hasard, que vous comptez vous adresser pour les quatre cent mille ?
LE PRINCE.
Vous l'avez dit, et pas plus tard que demain.
LA PRINCESSE.
Vous espérez qu'elle y mettra du sien ?
LE PRINCE.
Beaucoup. Elle m'adore.
LA PRINCESSE.
Ce n'est pas une raison.
LE PRINCE.
Vous ne rendez pas justice à ma mère. Vous la jugez mal.
LA PRINCESSE, ironique.
Dieu m'en garde !
Elle rit.
LE PRINCE.
Oh ! je sais ce que vous pensez : elle n'est pas distinguée.
LA PRINCESSE.
Vous en convenez ?
LE PRINCE.
Que voulez-vous ? Elle n'est pas « née ». Elle a beau se croire du même sang que vous et moi parce que mon père l'a faite duchesse, c'est une Piédoux, ma pauvre amie, fille des fameuses machines Aristide Piédoux, à battre le beurre…
LA PRINCESSE, récitant.
« …Inoxydables. Bien supérieures aux machines américaines. Médaille d'or à la grande Exposition de Philadelphie » comme le chantent les prospectus.
LE PRINCE.
Mon Dieu, oui… Mais quelle bonne et brave femme ! Ahl on serait bien venu si on allait lui dire du mal de moi, du mal de son prince ! Voyez : il ne se passe pas de jours où je ne la taquine à propos de toutes ses idées romanesques et arriérées, eh bien, sans doute, elle regimbe et se défend, mais en m'appréciant davantage, et quand elle me dit sa phrase favorite : « Dominique, mon enfant, que vous avez donc l'esprit paradoxal ! » au fond, elle est très fière de moi. Je la connais comme si je l'avais mise au monde. Chaque fois qu'elle s'agite, c'est moi qui la mène. Brusque, absolue, intransigeante, elle est cependant hors d'état de me résister.
LA PRINCESSE.
Elle a bien tenu tête à votre père !
LE PRINCE.
Elle avait archi-raison d'empêcher mon père de la ruiner. Elle agissait en mère prévoyante : elle pensait à moi. Et puis, c'est tout différent, mon père n'était pas son fils !
LA PRINCESSE.
Bien, bien, mon ami. Adressez-vous à la duchesse puisque vous avez si confiance en elle. Je ne demande pas mieux, moi, après tout.
LE PRINCE.
C'est le seul moyen, le seul bon. En connaissez-vous un autre, vous ?
LA PRINCESSE.
Ah ! dame…
LE PRINCE.
Il n'y a pas à dire ; il faut que demain soir, à cette heure-ci, j'aie payé. Le prince de Souabe est très serré et, sur ces questions de jeu, il ne plaisante pas. Alors, quoi ? Sans doute, je pourrais, à la rigueur faire flèche de tout bois, vendre l'épée, la fameuse épée de mon aïeul le connétable…
LA PRINCESSE, moqueuse.
Pour ce qu'elle vous sert !
LE PRINCE.
Chambersac m'en a offert cent trente mille francs.
LA PRINCESSE.
Chambersac, le marquis ?
LE PRINCE.
Lui-même, il n'y en a pas deux. C'est pour la collection Cowley, de Londres.
LA PRINCESSE.
Il fait là un joli métier, le marquis.
LE PRINCE.
C'est un homme plein d'expérience, et d'expédients.
LA PRINCESSE.
Il en vit. Et quand vous a-t-il fait cette offre ?
LE PRINCE.
Le mois dernier. Ils ne courent pas encore les rues, les bibelots de famille qui valent ce prix-là ! Mais à quoi ça m'avancerait-il ? Ça ne me tirerait pas d'embarras. Alors, ce n'est pas la peine.
LA PRINCESSE.
Sans compter que votre mère en deviendrait folle, si jamais elle apprenait une pareille chose.
LE PRINCE.
Elle n'en saurait rien. Il y a bien aussi de Horn…
LA PRINCESSE, avec une nuance d'inquiétude mal dissimulée.
Le baron ?
LE PRINCE.
Oui, j'avais un instant songé à lui. Mais j'ai réfléchi. Évidemment, je n'ai rien contre les juifs, moi.
LA PRINCESSE.
Vous n'êtes pas comme votre mère, elle ne peut pas les sentir.
LE PRINCE.
…J'estime que ce sont des gens très bien doués qui nous atteignent aisément, nous autres chrétiens…
LA PRINCESSE.
…Et qui nous dépassent quelquefois.
LE PRINCE.
Mais mon avis est qu'il ne faut pas leur donner barre sur soi. Je ne veux pas emprunter à de Horn… parce qu'il me prêterait, et qu'après il en abuserait.
LA PRINCESSE.
En quoi ?
LE PRINCE.
Il a en tête deux idées qui ne tiennent pas debout, à propos desquelles il m'a déjà vaguement sondé. Figurez-vous qu'il veut avoir, de moitié avec moi, une chasse et un équipage, et puis, — ne riez pas, — que je le présente au club !
LA PRINCESSE.
Il va un peu loin.
LE PRINCE.
Aussi, comme je suis fermement décidé à ne jamais rien faire de ces deux folies, si aimable ami que soit le baron, je m'abstiendrai de devenir son obligé.
LA PRINCESSE.
Vous avez tout à fait raison.
LE PRINCE,
Et j'en reviens à ce que je disais. C'est inutile de chercher, il n'y a que ma mère de vraiment pratique. Elle a déjà payé trois fois mes dettes, elle paiera une quatrième.
LA PRINCESSE.
C'est possible.
LE PRINCE.
Vous verrez.
I, 8 – LE PRINCE, LA PRINCESSE, LE VICOMTE DE MONTREJEAU.
JOSEPH, annonçant.
Monsieur le vicomte de Montrejeau.
LE PRINCE, à sa femme.
Votre cousin ? Ah ! le raseur ! Depuis avant-hier qu'il est ici, j'en ai par-dessus la tête. C'est moi qui regrette de lui avoir donné l'hospitalité !
LA PRINCESSE.
Un ami d'enfance, notre parent, nous ne pouvions pas le laisser descendre à l'hôtel, voyons ?
LE PRINCE.
Je m'en vais. (Fausse sortie.)
MONTREJEAU, entrant et le retenant.
Partez pas. Gros ennuis. Bâtons dans les roues.
LE PRINCE.
Qu'est-ce qu'il y a ?
MONTREJEAU.
Pavane.
LE PRINCE.
Eh bien ?
MONTREJEAU.
Eh bien, elle ne va pas, la pavane. J'en sors, très abattu. Bertamont ne peut pas marquer la mesure. Les autres s'en tirent, à peu près, mais c'est pas encore ça ! Il lui manque le psst… pull-hop !… C'est pas ça.
LA PRINCESSE.
Elle allait très bien hier. Es-tu sûr de ne pas exagérer ?…
MONTREJEAU.
Non. Ah ! c'est une pavane, parbleu ! Ça n'est pas la pavane ! Alors, voilà ce qui est convenu avec tout le petit groupe : ce soir ils s'habilleront au trot, et ils rappliqueront ici après dîner, pour redire une dernière fois, tâcher… (À la princesse.) Veux bien ? (Au prince.) Voulez bien ?
LE PRINCE.
Oui. Mais où est-ce qu'on vous mettra ?
LA PRINCESSE.
Ici, dans ce salon, puisque nous l'avons réservé pour notre usage personnel.
MONTREJEAU.
Parfait. Je suis si préoccupé de cette pavane ! pauvres amis ! C'est une partie que je joue là. Suis venu de Nantes exprès, quitté ma vie, mes habitudes, tout. Dès que j'ai appris que vous donniez ce bal, vous vous rappelez… toc, joyeux télégramme : « Pouvez annoncer que pavane sera réglée et conduite par vicomte de Montrejeau. » Eh bien, à présent, il faut qu'elle tape et qu'on en parle plus tard, que ça soit une pavane-type, une belle chose… qui reste… Oui, la vie est dure.
LA PRINCESSE.
Ne te mets pas dans cet état-là, Jojo.
MONTREJEAU.
Que veux-tu ? Je sens très vivement. Je voudrais bien être plus vieux de vingt-quatre heures.
LE PRINCE, soucieux.
Moi aussi !
MONTREJEAU.
Il me comprend, lui. Un ami.
Il se lève et va lui serrer la main.
I, 9 – LE PRINCE, LA PRINCESSE, LE VICOMTE DE MONTREJEAU, PAUL MONTADE, LE BARON DE HORN.
JOSEPH, annonçant.
Monsieur Paul Montade ! Monsieur le baron de Horn !
LE PRINCE, se lève.
Déjà !
MONTREJEAU, va à la princesse.
Est-ce qu'ils dînent ici ?
LA PRINCESSE.
Oui, avec ma belle-mère !
MONTREJEAU.
Nous sommes très en retard, alors.
LA PRINCESSE.
Attends que je te présente.
MONTADE, entrant.
Princesse…
DE HORN.
Nous venons peut-être de trop bonne heure ?
LA PRINCESSE.
Non, vous faites bien. (Faisant les présentations.) Le vicomte de Montrejeau, mon cousin…
LE PRINCE.
… Arrivé avant-hier de Nantes, exprès pour danser ce soir la pavane.
LA PRINCESSE.
Monsieur le baron de Horn, monsieur Paul Montade, le brillant romancier.
MONTREJEAU, à de Horn, qu'il prend pour Montade.
Ah ! lu souvent monsieur, en wagon. Très joli style. Et…
DE HORN, montrant Montade.
Vous vous trompez, c'est lui.
MONTREJEAU.
Pardon. Et, que dit-on à la Bourse ?
DE HORN, après un geste évasif.
On dit… qu'il faut gagner sa vie.
MONTREJEAU, prudhomme.
Oui… ce doit être une existence très attachante… la fièvre… (De Horn fait un signe affirmatif, froidement, et s'éloigne. À Montade qui s'est rapproché.) Oh ! lu souvent monsieur, en wagon ! Très joli style. Et, avez-vous en ce moment quelque chose sur le chantier ?
MONTADE.
Oui, encore un roman.
MONTREJEAU.
Sur quoi ?
MONTADE.
Sur le monde.
MONTREJEAU.
Je vois. Vous allez… le fouet de la satire ?
MONTADE.
Oh non. Pas de satire. Le fouet seulement.
MONTREJEAU.
Juvénal.
LA PRINCESSE, bas, à de Horn.
J'allais vous écrire. J'ai à vous parler.
LE PRINCE, à Montrejeau.
Vous savez, Montrejeau, qu'il est déjà six heures passées ?
MONTREJEAU, à Montade et au baron.
Permettez, messieurs ? Cravate blanche.
DE HORN, au prince.
Vous pouvez nous laisser, nous sommes en belle compagnie. (Il montre la princesse.)
JOSEPH, de la porte.
C'est l'armurier du musée de Cluny qui vient pour essayer au prince la cuirasse…
MONTREJEAU.
Ah ! ah ! cuirasse… tournois… Jolie époque !
LE PRINCE, avec ennui.
J'y vais… (Il sort.)
MONTREJEAU, faisant signe de la main à tout le monde.
Revoir. (Il sort.)
LA PRINCESSE.
Revoir, Jojo !
I, 10 – LA PRINCESSE, PAUL MONTADE, LE BARON DE HORN.
DE HORN, à la princesse.
Je ne savais pas que vous aviez un cousin de province.
MONTADE.
Il a l'air bien intelligent !
LA PRINCESSE.
Non, mon cousin Jojo n'a rien inventé mais, quand il danse, il est plein d'esprit. Au lieu de faire de l'ironie, vous, regardez donc les images un instant, pendant que je vais parler au baron.
MONTADE, se dirigeant à l'extrémité du salon, vers une table chargée de livres.
Des secrets, en ma présence ? (À de Horn.) Ah ! mon cher, je vais être jaloux.
LA PRINCESSE.
Vous auriez bien tort. C'est purement financier ce que j'ai à lui demander. Je veux le charger… de m'acheter du Turc.
MONTADE.
Je l'avais déjà deviné. (Il prend un livre qu'il feuillette.)
LA PRINCESSE, à Montade.
Avez-vous tout ce qu'il vous faut ?
MONTADE. Je n'aime que les images d'Epinal. (Regardant une gravure d'un livre.) Pourtant, en voilà une très jolie.
DE HORN, de sa place.
Qu'est-ce que c'est ?
MONTADE, lisant la légende au bas de la page.
Le quart d'heure de Rabelais.
LA PRINCESSE, à Montade, vivement.
Laissez-nous. (À de Horn, d'un ton confidentiel.) Voici. (Elle s'arrête.) Non, je n'ose pas.
DE HORN.
Je vous en prie. Parlez.
LA PRINCESSE.
Il faut que j'aie, de nouveau, recours à votre amitié.
DE HORN.
Elle vous est acquise une fois pour toutes, aujourd'hui et demain comme hier.
LA PRINCESSE.
Je vous en suis profondément reconnaissante.
DE HORN.
Laissons de côté la reconnaissance. De quoi s'agit-il ?
LA PRINCESSE.
Hélas ! vous le devinez bien ? Je me trouve en ce moment très…
DE HORN, ne la laissant pas achever.
J'ai compris, c'est entendu.
LA PRINCESSE.
Encore faut-il que vous m'écoutiez jusqu'au bout, que vous sachiez…
DE HORN.
Inutile. (il se retourne, s'assoit près d'un petit guéridon qui est à côté de lui, tire un carnet de chèques de sa poche, prend une plume, et signe, puis montrant à la princesse en lui indiquant du doigt le talon et la feuille.) Vous n'avez qu'à écrire le chiffre, là, et là, c'est signé. (Il lui remet le carnet.)
LA PRINCESSE, qui a pris le carnet avec lequel elle joue nonchalamment.
Oh ! vraiment… j'abuse…
DE HORN.
Abusez.
LA PRINCESSE.
Mais…
DE HORN.
Quoi ? achevez.
LA PRINCESSE.
Quelle confiance il faut que j'aie en vous !
DE HORN.
C'est le meilleur placement que vous puissiez faire.
LA PRINCESSE, elle met le carnet dans sa poche et se lève. À Montade.
Montade, je vous rends le baron.
MONTADE.
Je m'en passais.
LA PRINCESSE.
À tout à l'heure.
Elle sort vivement.
I, 11 – MONTADE, DE HORN.
MONTADE, s'avançant avec un sourire qui veut signifier beaucoup de choses.
Eh bien ? Ça monte-t-il ?
DE HORN.
Quoi ?
MONTADE, regardant la porte par où est sortie la princesse.
Le Turc.
DE HORN.
Je ne comprends pas.
MONTADE.
Voilà ce que c'est que d'être bête ! Ne faites donc pas de cachotteries avec moi. Je ne suis pas myope pour rien, je vois très clair.
DE HORN.
Monsieur est psychologue ?
MONTADE.
Il n'y a pas de sot métier.
DE HORN.
Et qu'est-ce que vous voyez ?
MONTADE.
Vous ne vous fâcherez pas ?
DE HORN.
Je ne me fâche jamais.
MONTADE.
Tant pis.
DE HORN.
C'est une règle de conduite. Allez.
MONTADE.
Eh bien, je vois que vous êtes très entouré dans celte maison.
DE HORN.
Pas plus que vous.
MONTADE.
Si. Moi d'ailleurs, ça ne peut pas se comparer. Je suis célèbre, je parle beaucoup, on m'invite, c'est tout naturel. Mais ce qui n'est pas naturel, c'est qu'un homme comme vous, d'une race plutôt pratique, ait avec une femme telle que la princesse des petits entretiens comme celui de tout à l'heure, et au cours duquel il sort galamment de sa poche un carnet qui, même de loin, m'a tout l'air d'un carnet de chèques. (Geste de protestation de de Horn.) Pour que le baron de Horn, un de nos plus entêtés millionnaires, un jeune et déjà vieux routier de la haute banque israélite, se laisser aller avant dîner à d'aussi éloquents marivaudages, ah ! il faut vraiment qu'il ait une sérieuse arrière-pensée !
DE HORN.
Après ?
MONTADE.
Et, comme cette arrière-pensée est une des plus séduisantes et des plus désirables femmes que je connaisse, je vous adresse tous mes compliments, mon cher, et je vous souhaite bonne chance.
DE HORN.
Je vous assure encore une fois…
MONTADE.
Oh ! non, je vous en prie, ne m'expliquez rien !… Seulement, je ne sais pas pourquoi… je me méfie du prince et de la princesse. (Attention du baron à ces mots.) J'ai idée que ce ménage n'a pas à votre égard des intentions absolument pures, que vous êtes on train de vous emballer, de jouer un jeu de dupe, et, comme on dit, de vous faire mettre dedans…
DE HORN.
Ce serait la première fois.
MONTADE.
Et alors, bien que nous ne soyons pas ce qu'on appelle couramment une paire d'amis, je me permets de vous avertir, par sympathie de psychologue, et de vous crier : gare. Maintenant, c'est fini, je ne vous en parlerai plus.
DE HORN.
Vous êtes très gentil pour moi. Mais, dans tous les cas, rassurez-vous, monsieur le romancier, je ne serai jamais la dupe de ce monde. Je le connais trop.
MONTADE.
Pas tant que moi. Il ne nous chérit pas, allez !
DE HORN.
Dites qu'il nous méprise, moi pour mon argent, vous pour votre talent. Ces gens-là sont nos ennemis nés, irréconciliables. Ils nous admettent, ils nous tolèrent, mais sans jamais croire une seconde que nous soyons leurs égaux. Pour eux, nous sommes d'une chair à part et d'un sang mêlé.
MONTADE.
Des espèces de domestiques affranchis… À la bonne heure, je vois que nous allons pouvoir causer. Mais s'ils nous détestent — et ce n'est pas douteux — pourquoi nous reçoivent-ils ?
DE HORN.
D'abord parce que nous nous imposons, et surtout parce qu'ils nous craignent. Ils se sentent débordés de toutes parts, et ils ont peur de nous comme on a peur du lendemain, de l'inconnu. Nous les effrayons chacun au même degré, moi par les millions que j'ai dans la poche, vous par les facultés que vous avez dans l'esprit. Aussi voyez ? l'insolence même de leur courtoisie affectée, les nuances graduées de leur sympathie, leur ton protecteur, leurs poignées de main de haut en bas qui marquent mieux les distances en faisant semblant de les oublier, tout est là pour montrer qu'ils ne nous pardonnent pas d'être obligés de nous fréquenter. On dit bien, pour excuser les plus désagréables, que leur dédain n'est souvent que de la timidité, leur impolitesse de la distraction ? je croirai ça quand je leur aurai vu avoir des distractions aimables ! — Enfin, à quoi servent-ils à présent ? Les lettres, les arts, les sciences, ne les dérangent guère ; en dehors de la race chevaline ils n'encouragent pas ; et si on les laissait faire, ils arrêteraient tout. Inutiles, vains, frivoles et aigris, ce n'est plus qu'une classe artificielle et isolée dans la société, une classe de luxe, toute craquelée, qui se décompose brillamment sous ses harnais, et qui va tomber demain en poussière.
MONTADE.
Certes, ce n'est pas moi qui le défendrai, ce monde, je n'en ai ni l'envie, ni le devoir, mais, entre nous, vous exagérez. Il y a tout de même, parmi eux, quand on sait chercher, des gens d'honneur et de vertu, des fidélités surannées, mais respectables, des valeurs réelles.
DE HORN.
Sans doute. En province.
MONTADE.
À Paris aussi.
DE HORN.
Moins. C'est l'exception. Nous avons trop l'habitude de généraliser l'exception. Une courtisane peut être estimable à part, pourtant toutes les dames que nous avons connues n'étaient pas aux Camélias. Ceux des gentilshommes actifs dont le talent a fait un peu de bruit dans les diverses routes du passé, dites-vous bien qu'ils n'en sont pas redevables au poids de leur nom ou à l'ancienneté de leurs quartiers ; ils
furent tout bonnement des hommes, sur le cerveau desquels une étincelle est un jour tombée. Et puis, pour un duc, brillant homme d'État, et un vicomte, somptueux penseur, passez-moi en revue tous les imbéciles titrés ! Prise dans son ensemble, allez, cette aristocratie moderne est bien en train de s'effondrer. C'est indiscutable. Ils ne sont plus rien et il ne leur reste plus rien.
MONTADE.
Si ce n'est la satisfaction arrogante, à laquelle je trouve une certaine excuse, de remonter à cinq, six et sept cents ans.
DE HORN.
Et à quoi aboutissent-ils avec leurs sept cents ans ? À ça.
MONTADE.
Ils n'ont pas besoin d'aboutir, ils ne tiennent qu'à durer. Ils ont sept cents ans, voilà leur mérite.
DE HORN.
Le seul. Mais moi aussi, nous aussi, à ce compte-là, nous avons peut-être sept cents ans, et davantage. Nos ancêtres ont peut-être aussi été tués à Crécy. Seulement on l'ignore. Les nobles, on l'a mis sur un morceau de papier, nous pas.
MONTADE.
Tout est là. Mais ce que je sais, par exemple, et ce qui me donne alors beaucoup d'orgueil, c'est qu'il y a sept cent ans — à supposer que j'aie eu des aïeux aussi reculés — ils étaient vêtus de chausses trouées et qu'ils grattaient, pieds nus, la terre aride du moyen âge, et qu'aujourd'hui, moi, le petit-fils de ces parias, j'entre partout tête haute, et je peux dire, écrire et imprimer ce que je pense.
DE HORN.
Et les miens, il y a sept cents ans, ah ! c'était encore pire ! Ils vivaient dans l'ordure, les crachats et l'opprobre ; on les chassait des villes à coups de fourche, comme des pestiférés et, pour passer un pont, une femme juive enceinte était taxée du même péage qu'un pourceau. Les temps sont révolus, et aujourd'hui nous sommes les rois du monde. C'est nous, à présent, les vrais aristocrates. Eux ? Ils sont bien nommés ! les descendants ! À mesure que tout monte, ils dégringolent. Des preuves ? Partout. Là sur cette table. (Il prend un livre au hasard.) « Règles du jeu de poker. »
MONTADE, en prenant un autre.
« Trente sonneries de trompe, recueillies par le baron de X… ».
DE HORN, en prenant un autre.
« Le mail-coach à Paris ». Sans sortir de cette maison, que voyons-nous ? Un prince de trente-quatre ans, bon à rien…
MONTADE.
Capable de tout…
DE HORN.
L'esprit faux, et le cœur sec comme un cigare. La princesse, une jolie poupée, à laquelle on peut tout dire, mais que je courtise et que j'aime, oui, je l'avoue, avec la certitude qu'elle sera à moi ! Qui encore ? Jojo, le cousin de la Loire-Inférieure, le petit-fils d'un chouan…
MONTADE.
N'en parlons pas.
DE HORN.
Dans cette famille noble, il n'y a qu'un être qui vaille quelque chose, c'est la duchesse, et elle est bête, et elle n'a rien de ducal, et elle est née Piédoux ! Franchement, ils n'ont pas de chance ! Mais ça leur est bien égal, c'est une caste qui ne se défend même plus. Ils n'ont pas le gouvernement de leurs préférences, ou tout au moins de leurs regrets, ils sont mis à la porte de tout, tenus à l'écart des affaires et des charges publiques, et vous croyez qu'ils se révoltent, qu'ils essaient de lutter ou de bouder un peu pour la forme, comme leurs pères ont boudé quinze ans la monarchie de Juillet ? Vous les connaissez bien mal. Ils se costument et ils se maquillent. « En quoi te mets-tu, toi ? — En la Môle, et toi ? — En Coconas. » Ah ! ce serait vraiment le cas de leur retourner la fameuse tirade du marquis de Presle : Savez-vous pourquoi…
MONTADE, continuant.
Jean-François d'Aurec a été en Palestine ?
DE HORN.
Pourquoi le connétable…
MONTADE.
Pourquoi celui-ci… pourquoi celui-là… C'était…
DE HORN.
Pour que ce jeune seigneur conduisît le coach de Robinson, taillât des bacs, tapât la bourse de ses amis, se ruinât et traînât, dans les bals de la haute, l'épée de son aïeul ! Ah ! je ne les aime guère !
MONTADE.
J'entends. Mais alors pourquoi leur faites-vous bon visage, pourquoi venez-vous chez eux ?
DE HORN.
Pourquoi !… j'ai mes idées.
MONTADE.
Compris ! Mais taisons-nous, parce qu'ils viennent.
I, 12 – MONTADE, DE HORN, LA DUCHESSE, LA PRINCESSE, MONTREJEAU.
LA DUCHESSE, entrant, à Montrejeau.
Je ne vous avais pas rencontré depuis le mariage de mon fils, monsieur de Montrejeau, pourtant je vous aurais reconnu d'une lieue. Pour les visages, pour les noms, pour les titres, j'ai une mémoire… ! (Montade et de Horn viennent saluer la duchesse.) Vous savez, messieurs, que le vicomte est notre parent par sa grand'tante Brimont-Laudun, fille du Laudun qui était écuyer cavalcadour de Madame la Dauphine ?
MONTADE, à part.
La voilà partie.
LA DUCHESSE, à Montrejeau.
Où êtes-vous descendu ?
MONTREJEAU.
Ici.
LA PRINCESSE.
Nous l'avons installé dans la chambre rouge.
LA DUCHESSE.
La chambre du roi ! Celle que je prends toujours quand j'ai à passer la nuit chez mon fils. Louis XIV y a couché ! Moi, voyez-vous, Louis XIV, c'est de la folie. (À Montade et à de Horn.) Et vous ?
Assentiment muet de ces messieurs.
MONTREJEAU.
Grand roi ! Five o'clock avec Molière.
MONTADE, montrant le tableau où il est grandeur nature.
Le voilà !
MONTREJEAU, qui le regarde.
Pauvre homme !
LA DUCHESSE.
Pourquoi pauvre homme ?
MONTREJEAU.
Crinière. Quand je pense qu'il a eu ça toute sa vie sur la tête…
LA DUCHESSE.
Vous trouvez que c'est ridicule ?
MONTREJEAU.
Au contraire.
LA DUCHESSE.
En quoi êtes-vous, ce soir, monsieur Montade ?
MONTADE.
En pierrot, madame la duchesse, en modeste pierrot.
LA DUCHESSE.
Pourquoi n'avez-vous pas pris un costume historique… Du Guesclin ?
MONTADE.
Je n'y ai pas pensé. Ça sera pour une autre fois.
LA DUCHESSE.
Et vous, baron ?
LA PRINCESSE.
De Horn est en rajah, couvert de diamants. Il paraît qu'on ne peut pas le regarder. C'est le soleil.
MONTREJEAU, voulant faire de l'esprit..
Ôte-toi de mon soleil !
LA DUCHESSE.
Oui, on m'a dit que vous en aviez pour un million. Est-ce vrai ?
DE HORN.
Non, madame la duchesse, pour trois.
LA DUCHESSE, pincée.
Mes compliments. Il n'y a pas une seule femme de l'aristocratie qui puisse se vanter d'en avoir autant.
DE HORN.
C'est vrai. Seulement mes diamants ne sont pas de famille. Ils me ressemblent, ce sont des bijoux parvenus.
LA DUCHESSE, à Montrejeau.
Et vous, Montrejeau ?
MONTREJEAU.
Voilà. J'avais d'abord résolu de paraître en chouan, avec le chapeau, la cocarde, pour rappeler la fin héroïque du grand grand-père !… Vendée… Bocage… Mais, à la réflexion — on réfléchit, n'est-ce pas ? — j'ai pensé : pénible !… et puis les chouans… pas très pavane. Alors, toc, changé mes batteries…
MONTADE.
Et qu'est-ce que c'est ?
MONTREJEAU.
Duc d'Épernon. Simple Épernon.
LA DUCHESSE.
Délicieux !
MONTADE.
Ça vous ira comme un gant.
LA PRINCESSE.
Mais vous, ma mère, dites à ces messieurs…
DE HORN.
Oui, madame la duchesse, nous brûlons de savoir…
MONTREJEAU.
Oui, nous brûlons.
LA DUCHESSE,
Ah ! je n'ai pas cherché midi à quatorze heures… Ma couturière voulait une Catherine de Médicis.
MONTADE.
Oh !
LA DUCHESSE.
N'est-ce pas ? C'est une figure antipathique. Aussi, je me suis décidée tout de suite pour madame de Maintenon.
DE HORN.
Heureux choix.
MONTREJEAU, montrant le portrait de Louis XIV.
À cause de lui ?
LA DUCHESSE.
C'est possible.
I, 13 – MONTADE, DE HORN, LA DUCHESSE, LA PRINCESSE, MONTREJEAU, LE PRINCE, en habit.
LE PRINCE.
Ouf !
LA DUCHESSE.
Qu'y a-t-il, Dominique ? Vous avez une figure à l'envers.
LE PRINCE.
Tiens, c'est l'armurier qui m'a éreinté à m'essayer des ferrailles.
LA DUCHESSE, choquée.
Des ferrailles, l'armure du connétable !
LE PRINCE.
Oui, des ferrailles, j'en suis tout meurtri. Et puis des gens qui clouent, les jardiniers, les électriciens… tout l'hôtel bouleversé de fond en comble… Ah ! je voudrais bien que ce bal fût passé !
LA DUCHESSE.
Pas moi.
LA PRINCESSE.
Voilà des pensées frivoles, ma mère. Si madame de Maintenon vous entendait…
LA DUCHESSE.
Tant pis ! Cette fête sera magnifique.
LE PRINCE.
Il y a beaucoup trop de monde.
LA DUCHESSE.
Mais non.
LA PRINCESSE.
Si… quinze cents invitations !
LE PRINCE, à la duchesse.
Et c'est votre faute ! Si on avait écouté ma mère, on aurait Invité aussi la noblesse de province.
MONTREJEAU.
Vaut bien celle de Paris.
LA DUCHESSE.
Mais je ne m'en défends pas. Nous n'avons que beaucoup trop rarement l'occasion de serrer les rangs et de nous compter ; grâce à ce bal, nous nous retrouverons toute l'aristocratie au grand complet. Et puis, il faut être juste, à chaque instant le commerce parisien se plaint.
MONTADE.
C'est sa fonction, il se plaint toujours, le commerce.
LA DUCHESSE.
La presse républicaine nous invective et nous reproche de tenir nos salons fermés, cette fois-ci, on n'aura rien à dire.
LA PRINCESSE.
Allons donc, c'est ce qui vous trompe. Elle aura toujours quelque chose à dire, la presse républicaine.
LE PRINCE.
Parbleu ! et elle a fameusement raison de nous taper dessus.
LA DUCHESSE.
Dominique !
LE PRINCE.
Parce que nous devenons un peu bêtes avec notre faubourg et que nous devrions, il y a belle heure, être ralliés à ce gouvernement. Elle est charmante, cette petite Marianne !
LA PRINCESSE.
Il faut être de son temps.
LA DUCHESSE.
Nous, républicains ? Vous n'y pensez pas
LE PRINCE.
Le pape l'est bien !
LA DUCHESSE.
Vous oubliez, mon enfant, que vous êtes filleul du comte de Chambord.
MONTREJEAU.
Moi aussi.
LE PRINCE.
On ne les compte plus. Nous sommes au moins deux mille.
LA DUCHESSE.
Je vous en prie, ne continuez pas !
LE PRINCE.
C'est bon, je me tais, si on ne peut plus plaisanter…
LA DUCHESSE.
Il y a des railleries et des manques de respect que je ne dois pas tolérer. (À de Horn et Montade.) Vous ne le connaissiez peut-être pas sous ce jour-là, messieurs. Sans cesse, en ma présence, il attaque nos croyances les plus chères, le roi, le clergé, le drapeau blanc…
LE PRINCE.
Je n'attaque rien, je vénère à mes moments perdus le roi, le pape, les princes, tout ce qui est blasonné, couronné…
DE HORN.
Découronné.
LE PRINCE.
Aussi. Je déplore que dans le temps on ait guillotiné Louis XVI.
LA DUCHESSE.
Déplore !
LE PRINCE.
Et dernièrement qu'on ait expulsé ces bons pères Jésuites chez qui j'ai été si bien élevé, qui m'ont fait ce que je suis ! Mais je ne prends pas tout au tragique comme ma mère.
LA DUCHESSE.
Je ne suis pas un petit esprit, je ne prends rien au tragique.
LA PRINCESSE.
Oh ! ne vous en défendez pas. Vous êtes la monarchie en personne.
LE PRINCE.
Vous ne lisez que la Gazette de France ; tous les faux secrétaires de Marie-Antoinette que vous dénichez, vous les achetez, vous croyez à Louis XVII et, en fait de fleurs, vous n'en tenez que pour les fleurs de lis.
LA PRINCESSE.
Il ne peut pourtant pas en mettre à sa boutonnière !
LE PRINCE.
Enfin, vous êtes par trop gobeuse ! et, pour votre peine, je viens de vous trouver un blason : la cuisse de Jupiter sur champ d'azur, avec cette devise : « C'est arrivé ».
LA DUCHESSE.
Je ne saisis pas.
LE PRINCE.
Vous croyez toujours que c'est arrivé ! Eh bien ! les portes sont fermées, nous pouvons l'avouer entre nous ; rien n'est arrivé, ma mère. Les croisades… ce vieux Cœur-de-Lion… la fièvre brûlante… ouvrez, c'est la fortune de la France… pends-toi, brave Crillon… il n'y a plus de Pyrénées… messieurs les Anglais… c'est de la féerie, ça n'est jamais arrivé, ce sont les gasconnades du passé !
LA DUCHESSE.
Permettez, mon fils… La poule au pot…
LE PRINCE.
C'est un canard ! On voit ces choses-là dans les livres, dans les tableaux, dans les opéras…
MONTREJEAU.
Il est épatant !
LA DUCHESSE.
Je ne l'écoute plus.
LE PRINCE.
On en parle, comme d'Homère, de Roland, de Barbe-Bleue et du Chat Botté, mais ça n'existe pas, et un de ces quatre matins on s'apercevra en se réveillant que c'était de la blague, et que l'histoire de France l'a rêvé !
DE HORN.
Mais répondez-lui donc, madame la duchesse.
LA DUCHESSE.
Je ne peux pas, il me suffoque : « Ah ! Dominique, mon pauvre enfant, que vous avez donc l'esprit paradoxal ! »
LE PRINCE, de loin, se tournant vers sa femme.
Ça y est. Elle l'a dit !
LA PRINCESSE.
À tout coup l'on gagne !
LE PRINCE, bas.
Pas moil
UN VALET.
Madame la duchesse est servie.
On se lève. La princesse passe près du petit secrétaire près duquel est le baron, et y dépose, sans que les autres le remarquent, le carnet de chèques. Le baron met la main dessus et l'attire.
LA PRINCESSE, à son mari, et près de lui.
Je vous trouve maladroit d'agacer ainsi votre mère, ce soir.
LE PRINCE.
Justement, elle paiera pour me ramener à la bonne cause.
DE HORN, soulève la couverture du carnet avant de le glisser dans sa poche, voit le chiffre et hausse le sourcil. À part. Deux cent mille ! Allons, j'ai des espérances, (S'avançant vers la duchesse et lui offrant le bras.) Duchesse ! (Ils passent dans la salle à manger.)
LA DUCHESSE.
Le jour où le roi entrera à cheval à Paris, voyez-vous..
LB PRINCE.
On le mettra à pied !…
ACTE II
Même décor qu'au premier acte. Mais les trois portes-fenêtres du fond, ouvertes à deux battants, donnent, par un balcon circulaire, sur un hall étincelant de lumières. Sur ce balcon sont déjà disposés des tabourets, des escabeaux et des instruments de musique, violes, violoncelles, contre-basses, etc.
II, 1 – LE MARQUIS DE CHAMBERSAC (en costume de Cour Second Empire), VICOMTE DE MONTREJEAU (en duc d'Épernon), PAUL MONTADE (en pierrot).
MONTREJEAU, à Chambersac.
Vous dites quatre cent mille, la nuit dernière ?
CHAMBERSAC.
Contre le prince de Souabe.
MONTREJEAU.
Diavolo ! La duchesse, en tout cas, paraît l'ignorer. Après le dîner, elle est partie chez elle.
MONTADE.
Pour se mettre en épouse morganatique du grand roi !
MONTREJEAU.
Oui, et elle était très gaie. Vrai pinson !
CHAMBERSAC.
Soyez sûr qu'elle ne tardera pas à être au courant.
MONTREJEAU, qui s'inquiète.
Avec tout ça mes danseurs n'arrivent pas !
MONTADE.
Ils vont venir ; séchez vos pleurs. (À Chambersac.) Et le prince pendant cette partie ? Son attitude ?
CHAMBERSAC.
Très bonne, très chic.
MONTREJEAU.
Il a du cœur !
CHAMBERSAC.
De l'estomac.
MONTREJEAU.
C'est la même chose.
CHAMBERSAC.
À Nantes, pas ici.
MONTADE, à Chambersac.
Et pensez-vous que notre ami va pouvoir payer ?
CHAMBERSAC
Je me le demande. Il n'a qu'une seule ressource : la duchesse.
MONTADE.
Et si elle ne veut pas régler cette dette ?
CHAMBERSAC
Alors il faudra qu'il fouille au fond de ses tiroirs et qu'il retourne ses poches. Moi, je peux toujours l'aider de cent trente mille.
MONTREJEAU.
À la bonne heure ! Très gentilhomme ce que vous faites là !
CHAMBERSAC.
Ne vous moquez pas de moi. Je n'ai d'argent à prêter ù personne — excepté à gros intérêts. J'offre cent trente mille francs au prince pour son épée…
MONTREJEAU.
L'épée du connétable ?
CHAMBERSAC.
Sans doute. J'ai commission pour plusieurs clients.
MONTREJEAU.
Mais mon cousin refuse, j'espère ?
CHAMBERSAC
Jusqu'à présent. En quoi il a tort.
MONTREJEAU.
Ça dépend.
CHAMBERSAC.
Qu'avez- vous ? Cela vous étonne de me voir… trafiquer… comme un marchand, avec le nom que je porte ?
MONTREJEAU.
Oui, et non.
CHAMBERSAC, indulgent.
Jeune homme !
MONTADE, à Montrejeau.
On voit bien que vous n'habitez pas Paris.
CHAMBERSAC.
J'en fais bien d'autres. Demandez à monsieur. (Il désigne Montade.)
MONTADE.
C'est vrai.
CHAMBERSAC.
Je vous scandalise ? Que voulez- vous ! Aujourd'hui quand un noble sans fortune, ou ruiné, se refuse à mourir de faim — ce qui est son droit — il est bien forcé d'utiliser, en le perfectionnant, un des talents d'agrément qu'il possède, pour s'en faire un métier : les uns peignent ou sculptent…
MONTADE.
Et ne se vendent pas.
CHAMBERSAC
Les autres s'adonnent au dressage, concourent dans les tirs aux pigeons ; quelques-uns, les beaux parleurs, embrassent la littérature, c'est la minorité.
MONTADE.
Heureusement !
CHAMBERSAC.
Moi je ne peins pas, je ne sculpte pas, je ne compose pas d'opéras pour les cercles, je n'ai aucun talent… que celui des affaires, je le développe donc, en remerciant la Providence d'avoir, dans ses impénétrables desseins, donné à un marquis, à un vieux garçon, à un inutile tel que moi, destiné fatalement à l'hôpital le jour de la ruine, la sagacité, le flair et les dons spéciaux qui conviennent aux commerçants. D'ailleurs, je crois que ce terrain est aujourd'hui le seul sur lequel peuvent s'accomplir d'audacieuses et de grandes choses. Si M. de Talleyrand boitait à notre époque, il ferait des affaires, n'en doutez pas, et il les ferait très bien. Moi, qui n'ai pas le génie du prince de Bénévent, je me contente d'opérer sur un espace très restreint : celui où m'a placé la naissance, et j'y suis cependant fort occupé, car j'y fais de tout : je déniche les petits cadeaux avec lesquels s'entretient…
MONTADE.
L'amitié ?
CHAMBERSAC.
Si vous voulez !… Je vends des bijoux de famille, ou j'en procure, j'opère des mutations, je retrouve des titres de noblesse… égarés, je liquide les vieilles épées historiques aussi aisément que j'aplanis les difficultés de jeu, tout cela de la main à la main, galamment, sans élever la voix, comme il convient entre gens qui s'apprécient.
MONTADE.
Vous pouvez même dire qui s'estiment.
CHAMBERSAC.
Et le rôle moral, que j'ai à tenir dans toutes ces circonstances, n'est pas sans exiger beaucoup de tact et de discrétion. Songez-y, en effet : je dénoue des situations plus qu'embrouillées, je négocie des ruptures, je vois couler des larmes, de bien belles larmes.
MONTADE.
Que vous essuyez ?
CHAMBERSAC.
Pas toujours !
MONTREJEAU, à part.
Vieux brigand !
CHAMBERSAC.
Et puis alors, j'organise le chic des millionnaires patauds, j'apporte l'appui de mon goût artistique à ceux qui ont le malheur d'en manquer, je donne aux tapissiers et aux décorateurs des idées rares qu'ils sont reconnaissants de me payer très cher, tout en y trouvant encore leur compte. Enfin je suis Chambersac, Chambersac l'unique, le marquis tout court, comme s'il n'y en avait qu'un en France, qui pourrait mettre sur sa carte : « Régent de la mode, arbitre d'élégance, professeur de toilette. »
MONTREJEAU, lui tendant la main.
La main, vous êtes un monsieur.
MONTADE, à part.
Et même un joli.
MONTREJEAU, voyant entrer les dames.
Ah) !
II, 2 – LE MARQUIS DE CHAMBERSAC, VICOMTE DE MONTREJEAU, PAUL MONTADE, et COMTE et COMTESSE DE GANÇAY, BARON et BARONNE DE BERTAMONT, puis LA VICOMTESSE DE SAINT-PATRICE, LE MARQUIS DE FRAYSIÈRES , MADAME et MADEMOISELLE DE SERQUIGNY, tous en costume Henri III.
MADAME DE BERTAMONT, entrée très gaie. Elle tient par la main madame de Gançay.
Dames de la cour Henri III.
MADAME DE GANÇAY, montrant son mari et M. de Bertamont.
Et leurs bilboquets.
M. DE GANÇAY.
Voilà une comparaison !…
MADAME DE BERTAMONT, se pavanant.
Regardez.
MADAME DE GANÇAY, même jeu.
Est-ce réussi ?
CHAMBERSAC.
Deux Clouet.
MONTADE.
Ah ! mesdames l
MONTREJEAU, mouche du coche.
Pas le moment de nous amuser. S'admirera plus tard. (Il frappe dans ses mains.) Bertamont, faites donc ranger.
Les musiciens arrivent au fond, et s'installent sur le balcon du hall.
M. DE GANÇAY.
Je ne vois pas le prince et la princesse.
MONTREJEAU.
Finissent de se harnacher. Allons.
MADAME DE GANÇAY, à Montade.
Je vous trouve gentil tout plein. Est-ce que vous êtes souvent comme ça chez vous ?
MONTADE.
Chaque fois que j'attends Colombine.
M. DE BERTAMONT, bas, à sa femme.
Vraiment, je ne suis pas ridicule en maillot ?
MADAME DE BERTAMONT.
Mais non.
BERTAMONT.
Il me semble que je suis tout nu.
MADAME DE BEBTAMONT.
Parce que vous n'en avez pas l'habitude, mon cher.
GANÇAY, qui s'impatiente.
Eh bien, est-ce pour cette année, la pavane ?
MONTREJEAU, désolé.
Sommes pas au complet !
CIIAMBERSAC.
Si vous avez besoin de moi… pour faire un mort ?
MADAME DE BERTAMONT.
Il nous manque madame de Saint-Patrice.
MADAME DE SAINT-PATRICE, qui entre.
Pas vrai. Et Fraysières me suit.
FRAYSIÈRES, entrant.
Présent.
Madame et mademoiselle de Serquigny entrent en même temps.
MADAME DE GANÇAY.
Madame de Serquigny.
MONTREJEAU, aux nouvelles arrivantes.
On n'attendait plus que vous.
MADAME DE GANÇAY, à madame de Serquigny.
Votre fille est délicieuse.
FRAYSIÈRES, à mademoiselle de Serquigny, à l'écart.
Mademoiselle…
MADAME DE SERQUIGNY, à madame de Gançay.
Vous trouvez ? Tant mieux. Elle fera une charmante petite femme d'intérieur. Je compte beaucoup sur ce bal…
MADAME DE GANÇAY.
Pour la marier ?
MADAME DE iERQUIGNY.
Mieux que moi, si possible.
FRAYSIERES, à mademoiselle de Serquigny.
J'ai donc mis hier pour vous, comme vous m'en aviez prié, un louis sur Vol-au-Vent placé : il vous revient soixante francs. (Il les lui donne en cachette.)
MADEMOISELLE DE SERQUIGNY.
Veine !
MONTREJEAU.
Allons ! en place ! Bavardera plus tard. Mesdames, messieurs… Mademoiselle… Messieurs les musiciens… Ceux qui n'en sont pas, débarrassez la piste. Là. Rappelez-vous, n'est-ce pas ? Qui dit pavane, dit danse noble. Noblesse. Dansons, soit, amusons-nous, grelots de la folie… mais restons nobles. Pas sortir de là. Ah ! Et puis n'oubliez pas ? A la fin de la pavane, chaque cavalier embrasse sa danseuse. Eh bien, ce baiser… (Il imite le bruit du baiser.) léger, léger… Glissez, mortels. Tout le monde m'a saisi ?
MONTADE, à Montrejeau.
Un enfant vous comprendrait.
Tout le monde s'est placé, en vis-à-vis, pour la danse.
MONTREJEAU.
Suffit. (Aux musiciens.) Messieurs, une, deux, trois… Nagez.
La pavane est attaquée Elle est dansée par les huit personnes, les couples ainsi répartis : le comte de Gançay et la baronne de Bertamont. — Le baron de Bertamont et la comtesse de Gançay. — Montrejeau et madame de Saint-Patrice. — Fraysières et mademoiselle de Serquigny. Les propos suivants sont échangés tout en dansant, et en évoluant, avec des rires.
GANÇAY.
Je vous recommande Bertamont quand il tend le jarret.
MONTREJEAU.
Silence. Monsieur de Bertamont, pas en mesure.
BERTAMONT.
Les musiciens font exprès de me précéder.
MONTREJEAU, à Bertamont.
Rattrapez-les. Madame de Bertamont, vous êtes sur un mauvais pied.
MADAME DE BERTAMONT.
C'est la faute à M. de Gançay.
GANÇAY.
Moi !
MADAME DE BERTAMONT.
Il me tient des propos inconvenants.
GANÇAY.
Oh ! madame.
MADAME DE GANÇAY, à madame de Bertamont.
Excusez-le. Il en dit plus qu'il n'en fait.
MONTREJEAU, arrêtant tout.
Pas possible de travailler dans ces conditions-là…
TOUS.
Là, là. On se tait. Soyez clément.
MONTREJEAU.
Allons, je veux bien. Mais, permettez, pendant que nous sommes arrêtés. (Prenant ie violon d'un musicien.) Messieurs, maestoso, je vous en prie ! (Aux danseurs.) Vous êtes tous bien gentils, mais ça n'est pas encore ça ! Vous manquez de couleur ! Vous, Bertamont, (Chantant et jouant du violon.) vous ne pavanez pas ! Voyez la jolie pointe d'orteil ! Vos assiettes de pied ! Qu'est-ce que vous en faites de vos assiettes de pied ?… là… dans le velours !… C'est compris ! (Rendant le violon.) Je vous remercie. (Sévère.) Recommençons, mais je vous préviens que c'est la dernière fois. Enchaînons.
Il lève le bras. Les musiciens reprennent. Tout le monde repart, en silence celte fois. Pendant cette deuxième reprise, conversation entre Chambersac et Montade assis l'un près de l'autre, près d'une table à gauche. Chambersac lit un papier.
MONTADE, se penchant.
Qu'est-ce que vous lisez ?
CHAMBERSAC
Une des listes d'invités qui traînait. Tiens, la princesse de Larmor va être en reine de Saba.
MONTADE.
Celle qui a eu ce vilain procès ?
CHAMBERSAC.
Elle a suivi mes conseils, et elle l'a gagné. Des épaules superbes. Le marquis de Précignac en Charles Ier.
MONTADE.
Est-ce qu'il n'est pas officier ?
CHAMBERSAC.
Son frère. Lui est dans la finance. Administrateur du Crédit sous-marin. Un dégourdi.
MONTADE, lisant avec lui.
Landerbourg en clown moyen âge.
CHAMBERSAC
Ahl le petit prince de Glaive en polichinelle.
MONTADE.
En polichinelle noir, sans doute ?
CHAMBERSAC.
Pourquoi noir ?
MONTADE.
Comme sa grand-mère est morte il y a trois semaines…
CHAMBERSAC.
Êtes- vous mauvais !
MONTADE.
Moi ? non. Je me donne la comédie de tout ce que je vois, et je prends des notes. Mais je suis la bonté même.
CHAMBERSAC.
Bon comme un homme de lettres.
La pavane finit.
MONTREJEAU.
Léger, léger… Bravo. Ça, c'est une pavane, ça donne une idée de la noblesse. Exécutez-la comme ça devant la reine, vous verrez l'effet. Nous serons le clou du bal.
II, 3 – LES MÊMES, LE PRINCE (en connétable sans la cuirasse), LA PRINCESSE (en Marion Delorme), UN DOMESTIQUE, portant le casque, puis DE HORN.
LA PRINCESSE, à Montrejeau.
Eh bien Jojo, es-tu content de ton corps de ballet ?
MONTREJEAU.
Plus tranquille. Ça ira. ça ira.
LE PRINCE, au domestique.
Posez ça là.
LA PRINCESSE.
Mesdames… Messieurs… Bonjour, Montade ; bonjour, Chambersac…
CHAMBERSAC, lui baisant la main.
Devant qui ai-je l'honneur de m'incliner ?
LA PRINCESSE.
Je vais vous le dire. Je suis née en 1612, à Châlons ou à Blois, on n'est pas sûr. J'ai été fameuse durant la moitié d'un grand siècle ; j'ai connu Cinq-Mars, Saint-Évremont, Buckingham, Grammont, le grand Condé, Richelieu et Louis XIII. Tous ils m'ont aimée de façon différente, je les ai tous aimés de la même… Et je me suis mystérieusement éclipsée de ce monde sans qu'aucun historien ait jamais pu savoir la date de ma mort. Aussi, quelquefois, je reviens. Ce soir, il m'a plu de vous surprendre, appuyée sur le gantelet du connétable d'Aurec. Mes beaux seigneurs, mes belles jeunesses, recevez la bienvenue de Marion Delorme.
CHAMBERSAC
Vous parlez comme une reine.
LA PRINCESSE.
C'est que j'ai régné !
MONTREJEAU, à Bertamont.
Vous, arrivez !
Il l'entraîne dans un coin pour le faire répéter tout seul.
MONTADE, au prince.
Vous êtes superbe, vous aussi. Vous avez l'air d'un vrai connétable.
MADAME DE SAINT-PATRICE.
Mais, pour recevoir vos invités, vous mettez le casque et la cuirasse ?
LE PRINCE.
Hélas !
MADEMOISELLE DE SAINT-PATRICE, soupesant le casque.
Ouïe ! C'est lourd, ces machins-là !
LE PRINCE, le montrant.
C'est celui qui coiffait mon aïeul au siège de Brescia. Le panache a été perdu !
MADAME DE SAINT-PATRICE.
À une bataille ?
LE PRINCE.
Dans un déménagement.
MONTADE, désignant l'épée du prince.
Et voilà la fameuse épée.
LE PRINCE, qui la tire du fourreau.
Le rasoir historique.
MONTREJEAU, de son côté à Bertamont qu'il ne lâche pas.
Pliez sur vos jambes, vous ne pliez pas.
BERTAMONT, fâché.
Je ne fais que ça depuis dix minutes. Vous abusez,à la fin !
MONTADE, qui a pris l'épée des mains du prince.
Pauvre épée ! (Tout le monde l'écoute.) Vous ne trouvez pas, mesdames, ses pierreries et ses fleurs de lis ont quelque chose de triste, et je ne puis m'empêcher, pour ma part, de m'écrier, en voyant sa lame…
LE PRINCE, la lui reprenant.
Pas de copie parlée.
MADAME DE BERTAMONT, désappointée.
Oh ! prince ! II allait dire des choses charmantes.
LA PRINCESSE.
Rassurez- vous. Nous les retrouverons dans le prochain roman.
LE PRINCE.
Oui, avec lui rien ne se perd. (Regardant son épée qu'il brandit.) Et quant à ces grands sabres-là, au fond, voyez-vous… (Il la rentre brusquement au fourreau.) c'est la croix de ma mère ! Aujourd'hui, ça ne se porte plus.
MONTADE.
Si, quelquefois. À l'hôtel Drouot.
JOSEPH, du seuil de la porte de droite.
On m'envoie dire que les salons sont allumés.
BERTAMONT.
Allons-y.
MADAME DE SAINT-PATRICE.
Descendons, pour voir le coup d'œil.
BERTAMONT, comme tout le monde s'apprête à sortir.
Un instant. Regardez.
Il montre la porte par laquelle entre lentement de Horn, en rajah, couvert et criblé de diamants.
MONTADE.
M. de Horn !
LA PRINCESSE.
Merveilleux !
MADAME DE BERTAMONT.
Oh ! le beau rajah !
CHAMBERSAC.
Retour des Indes.
MADEMOISELLE DE SAINT-PATRICE.
Qui est ce bouchon de carafe ?
BERTAMONT.
Le baron de Horn.
MADEMOISELLE DE SAINT-PATRICE.
Celui qui a tant de galette ?
LA PRINCESSE, au baron.
Vous avez manqué votre entrée, cher monsieur. Quand on est un rajah aussi fastueux, on arrive sur un éléphant.
MADEMOISELLE DE SAINT-PATRICE.
Blanc.
DE HORN.
Il est au vestiaire.
Tout le monde sort, sauf le prince, la princesse et de Horn.
MONTREJEAU, en s'en allant avec Gançay.
Trop de cailloux.
BERTAMONT, à Montrejeau.
Vous êtes sûr qu'il n'en a pas dans les dents ?
II, 4 – LE PRINCE, LA PRINCESSE, DE HORN.
DE HORN, à la princesse.
Vous ne les suivez pas ?
LA PRINCESSE, assise.
Je me repose. J'ai bien le temps d'être sur les jambes.
DE HORN.
J'ai traversé les galeries, en bas. C'est fort bien arrangé.
LE PRINCE.
Chambersac y a eu l'œil. Ah ! je suis de très bonne humeur, ce soir !
LA PRINCESSE.
Mais vous ferez tant que vous allez vous mettre en retard.
LE PRINCE.
C'est vrai. Il y a une cuirasse, le coffre-fort de l'aïeul ! Et ça n'est pas une petite besogne que d'endosser ce meuble, je vous prie de le croire.
LA PRINCESSE.
Un peu de courage !
DE HORN.
Vos ancêtres n'y mettaient pas tant de façons.
LE PRINCE.
Beau mérite. Dans ce temps-là ! (Il sort.)
II, 5 – LA PRINCESSE, DE HORN.
Un silence entre eux deux.
LA PRINCESSE, spontanément, lui tendant la main.
Merci ; vous avez la délicatesse d'un grand seigneur.
DE HORN.
D'un ami.
LA PRINCESSE.
Si Dominique n'était pas aussi malheureux au jeu depuis trois mois…
DE HORN.
Je sais.
LA PRINCESSE.
… je n'aurais pas eu besoin de m'adresser à d'autres.
DE HORN.
Laissons cela.
LA PRINCESSE.
Mais je rends toujours ce qu'on me prête : comptez que d'ici un an vous ne serez plus mon créancier.
DE HORN.
Tant pis.
LA PRINCESSE.
Ou tant mieux. (Avec grâce.) Remarquez que je n'ai pas dit que nous serons quittes.
DE HORN.
Voilà une phrase aimable qui vaut tous les versements. D'ailleurs, c'est moi qui suis votre obligé, au prince et surtout à vous.
LA PRINCESSE.
En quoi donc ?
DE HORN.
En quoi ? Mais depuis que je vous connais, depuis plus de deux ans, ma situation a considérablement grandi.
LA PRINCESSE.
Plus de deux ans, dites- vous ?
DE HORN.
Oui, princesse.
LA PRINCESSE.
Comme le temps passe vite à ne rien faire !
DE HORN.
Je me rappelle même très exactement dans quelles circonstances j'ai rencontré votre mari.
A PRINCESSE.
Je n'en sais, ma foi, plus rien.
DE HORN.
À un bal chez les d'Amboise. Je venais de séjourner un assez long temps en Portugal ; j'avais alors peu de relations dans la haute société parisienne…
LA PRINCESSE.
Vous vous êtes rattrapé depuis.
DE HORN.
Grâce à vous. Je regardais danser, quand j'entends derrière moi deux voix qui disaient ceci : « Un Juif, ce M. de Horn ? — Un bon Juif. — Ce n'est pas la Légion d'honneur, son ruban ? — Non, c'est le Christ. — Toujours, alors ! » dit une troisième personne, et on rit. Moi aussi. Je me retourne pour voir l'auteur du mot ; je me renseigne, et j'apprends que c'est le prince d'Aurec.
LA PRINCESSE.
Je suis désolée. Quelle impertinence !
DE HORN.
Je les aime assez quand elles sont spirituelles. Celle-là l'était. Dans les cinq minutes je me fis présenter, votre mari fut charmant…
LA PRINCESSE.
Il me semble que c'était le cas !
DE HORN.
… Et voilà, princesse, le point de départ de nos relations.
LA PRINCESSE.
J'en aurais préféré un autre. Vous n'en avez pas trop voulu au prince ?
DE HORN.
Pas du tout. Et puis, pour réussir en ce bas monde, la première des qualités c'est d'ignorer la rancune.
LA PRINCESSE.
Mais, jusqu'à présent, je ne vois pas bien dans tout cela en quoi nous avons pu vous être utiles, ou même agréables ?
DE HORN.
Attendez. J'allais y venir. Vous m'avez reçu. Moi qui ne suis ni de votre rang, ni de votre race, franchement, ouvertement vous m'avez traité en égal, en familier…
LA PRINCESSE.
Tous les hommes sont frères, monsieur.
DE HORN.
Dans l'Évangile, pas dans un salon ! Je ne plaisante pas, vous avez montré là un réel courage, en dépit des préjugés invétérés de votre monde, à m'accueillir et à m'adopter comme vous l'avez fait ; vous m'avez ouvert — sinon toutes grandes, du moins assez pour que j'entre —des portes qui, sans vous, me seraient toujours restées fermées…
LA PRINCESSE.
Et ce ne soni pas les dernières. Je sais vos rêves de club.
DE HORN.
Vous me comblez !… Oui, je peux dire que, socialement, vous m'avez consolidé, surélevé. Avant de vous connaître, je n'étais qu'un homme de banque ordinaire, comme il y en a cinquante à Paris, aujourd'hui je donne au public, à cette foule dont il faut que je vive, l'illusion de la naissance et de l'aristocratie, et j'ai l'air de faire partie d'une élite, tout bonnement parce que j'y ai mon couvert mis. Voilà en quoi je suis votre obligé, princesse, et c'est un bonheur pour moi d'avoir trouvé l'occasion, depuis longtemps désirée, de vous l'exprimer comme je le sens.
LA PRINCESSE.
Bien peu de chose, allez, que tout cela ! En tout cas, si notre amitié a pu vous être d'un petit profit, j'ai plaisir à éprouver personnellement que vous n'avez rien d'un ingrat.
DE HORN.
Je vous en prie.
LA PRINCESSE.
Ah mais si ! Vous m'avez rendu un grand service. Je ne l'oublierai jamais.
DE HORN.
Jamais ?
LA PRINCESSE.
Voulez-vous donc me le faire répéter ?
DE HORN.
Eh bien, c'est beaucoup « jamais » ; je n'en demande pas tant. Rappelez-vous-le seulement… un jour.
LA PRINCESSE.
Quel jour ?
DE HORN.
Je vous le dirai.
LA PRINCESSE, à part.
Je l'ai peut-être trop remercié. (Haut, avec enjouement.) Par exemple, monsieur le rajah, si vous souhaitez que nos relations continuent à être aussi cordiales que par le passé, il y a une chose qu'il faut me jurer.
DE HORN.
Sur quoi ?
LA PRINCESSE.
Sur ce que vous avez de plus cher, suivant la formule.
DE HORN.
Alors c'est sur…
LA PRINCESSE.
Vos diamants ?
DE HORN.
Bien entendu. Et de quoi s'agit-il ?
LA PRINCESSE.
Jurez d'abord.
DE HORN.
Juro.
LA PRINCESSE.
C'est de ne pas me faire la cour.
DE HORN.
Je ne jure plus.
LA PRINCESSE.
Pourquoi ?
DE HORN.
J'ai tout de suite envie de ce qu'on me défend. C'est pour ça que j'ai renoncé à aller dans les musées. Dès que je vois sur une pancarte : « ne touchez pas », je prends.
LA PRINCESSE.
Mais vous n'êtes pas ici dans un musée.
DE HORN.
C'est vrai. Pourtant, je me crois au Louvre.
LA PRINCESSE.
Alors, vous ne voulez pas me donner la promesse que je vous demande ?
DE HORN.
Un serment de bal costumé ? À quoi bon ? Je ne le tiendrais pas. Et puis, jamais il n'aura été plus difficile de vous obéir que ce soir, vous êtes trop belle.
LA PRINCESSE.
Ça me rassure un peu pour les autres jours.
DE HORN.
Ne vous y fiez pas.
LA PRINCESSE.
Vous avez raison. Il ne faut se fier à rien ni à personne. Mais savez-vous, somptueux Hindou, que je vous trouve tout cavalièrement changé depuis quelques minutes. Vous voilà d'un galant ! et avec des façons de me parler…
DE HORN.
C'est que je parle à Marion.
LA PRINCESSE.
Tout s'explique. Eh bien, prenez garde que Marion n'oublie pas les injures faites à la princesse d'Aurec.
DE HORN,
Alors, je n'ai pas peur, La princesse d'Aurec est toute acquise au Rajah ! (Le prince entre en grand costume.) Voici le héros de 1523 !
II, 6 – LA PRINCESSE, DE HORN, LE PRINCE.
LE PRINCE, avec la cuirasse.
J'ai tout de même fini par entrer dans mon scaphandre. (Il tend des papiers à sa femme.) Tenez, voici les épreuves de l'article sur notre bal qui doit paraître demain dans l'Instantané.
LA PRINCESSE, qui les prend. À de Horn, avant de lire.
Vous permettez ?
DE HORN, au prince.
Vous n'êtes pas trop gêné sous cette armure ?
LE PRINCE.
Non. Oh ! parbleu, je n'irais pas en bicycle, mais je suis maître de tous mes mouvements. Je pourrais très bien tailler. Neuf, huit, faites vos jeux ! Très bien… (À sa femme.) Il n'y a pas de gaffe, au moins ?
LA PRINCESSE.
Non. Du reste, voici le passage qui nous concerne : (Elle lit.) « À l'entrée d'un des salons tout le monde remarque avec admiration la princesse d'Aurec, une des plus étincelantes jeunes femmes de l'aristocratie française, miraculeuse d'éclat, de fraîcheur et de beauté dans son costume de Marion Delorme. » Très exact ! « Près d'elle, le prince, son mari, est en connétable, avec le casque, la cuirasse et l'épée de son aïeul Guzman d'Aurec. Le prince a fort grand air sous ce costume qui sied bien à la fidélité séculaire de sa maison. »
LE PRINCE, flatté.
Ce n'est pas maladroitement fait. (Finissant d'attacher la boucle de sa jarretière.) Ça y est.
LA PRINCESSE.
Attendez la fin. « À quelques pas, dans les atours plus sévères de madame de Maintenon à Saint-Cyr, chacun se montre la duchesse de Talais, cette grande dame si simple, si spirituelle et si mordante, qui paraît un vrai portrait de Largillière descendu de son cadre. »
LE PRINCE, avec un mince sourire, à mi-volx.
Pauvre maman !
II, 7 – LA PRINCESSE, DE HORN, LE PRINCE, LA DUCHESSE,
La Duchesse entre en coup de vent, très émue. Elle est en costume de madame de Maintenon, avec la haute coiffure de dentelles.
LA DUCHESSE, à son flls.
Dominique, j'ai absolument besoin de vous parler. (À de Horn.) Je vous demande pardon, monsieur.
DE HORN.
Je me retire.
LA DUCHESSE.
Mais ma belle-fille va vous accompagner.
LA PRINCESSE, à sa belle-mère.
Moi aussi, je suis de trop ?
LE PRINCE.
Il paraît que oui.
LA PRINCESSE.
C'est bon. Je m'en vais.
LE PRINCE, bas, à sa femme.
Je crois que ma mère est au courant.
LA PRINCESSE, bas.
Ça m'en a tout l'air. Elle vous apporte vos quatre cent mille, tenez.
LE PRINCE.
Vous êtes gaie, vous !
DE HORN.
Ça sent le drame ! (Haut.) Duchesse !
La princesse et de Horn sortent.
II, 8 – LE PRINCE, LA DUCHESSE, puis BERTIN.
LE PRINCE.
Ah ça, m'expliquerez-vous…
LA DUCHESSE.
Je sais tout, les quatre cent mille francs perdus la nuit dernière, et le gâchis de cette maison, le chiffre de vos dettes, tout. Osez dire que ce n'est pas vrai ?
LE PRINCE.
Il y a du vrai, mais très exagéré !
LA DUCHESSE.
Rien n'est exagéré ; je suis parfaitement renseignée.
LE PRINCE.
Et par qui, s'il vous plaît ?
LA DUCHESSE.
Par quelqu'un qui est à même de savoir les choses. Par Bertin.
LE PRINCE, méprisant.
Par Bertin !… à qui vous ordonniez de m'espionner, alors ?…
Il se lève et va sonner.
LA DUCHESSE.
Qui a fait son devoir en venant m'instruire. Il sort de chez moi.
LE PRINCE.
Il aurait pu y rester. Ah ! par exemple ! En voilà un…
LA DUCHESSE.
J'espère que vous n'allez rien dire à ce brave homme ?
LE PRINCE.
Vous allez voir comme je vais m'en priver (Bénin paraît.) C'est vous, monsieur ! Vous avez fait, pour être agréable à ma mère, un petit métier qui ne me plaît pas, aussi je vous renvoie.
LA DUCHESSE.
Dominique !
LE PRINCE, à Bertin.
Allez.
BERTIN.
Bien, prince.
LA DUCHESSE.
Et moi, je vous prends à mon service, Bertin.
BERTIN.
Bien, madame da duchesse. (Il sort.)
Il sort.
II, 9 – LE PRINCE, LA DUCHESSE.
LA DUCHESSE.
Quelle brutalité ! Vous venez encore de mal agir.
LE PRINCE.
Et je suis tout prêt à recommencer.
LA DUCHESSE.
Je le sais bien : vous recommencerez toujours. Mais cette fois-ci, les choses se passeront autrement que les précédentes…
LE PRINCE, railleur.
Oh ! oh ! je ne suis plus un enfant !
LA DUCHESSE.
Je suis toujours votre mère, et vous allez apprendre à me connaître. Écoutez donc ce que je suis venue vous dire.
LE PRINCE, qui s' impatiente déjà.
Mais non, mais non.
LA DUCHESSE.
Vous refusez de m'écouter ?
LE PRINCE.
Sans doute, je refuse. Ça n'est pas le moment. Je donne un bal. J'ai mon casque ! Mais regardez-nous tous les deux, en costume : Guzman d'Aurec morigéné par la veuve Scarron ! C'est grotesque !
LA DUCHESSE.
Qu'est-ce que vous trouvez de grotesque ? Serait-ce par hasard de porter la cuirasse et l'épée d'un connétable ? de celui qui a fait l'honneur et la grandeur de notre nom… de celui…
LE PRINCE.
Oh ! laissons le connétable en repos, je vous en prie. Il n'est pas question de lui.
LA DUCHESSE.
Malheureusement. Il est question de vous, et c'est loin d'être aussi beau. Vous rendez-vous bien compte de votre situation à l'heure actuelle ?
LE PRINCE.
À l'heure actuelle, nous devrions nous apprêter à recevoir nos invités.
LA DUCHESSE.
Examinons-la, cette situation.
LE PRINCE.
Elle est ridicule.
LA DUCHESSE.
Elle est effrayante.
LE PRINCE.
Vous tenez absolument à avoir la scène, alors ? Il vous la faut ? Eh bien, soit, ayons-la. Mais, en ce cas, sérieuse et rapide.
LA DUCHESSE.
Sérieuse et rapide.
LA DUCHESSE.
Sans reprendre les choses de trop haut, il est pourtant indispensable que je remonte quelques années en arrière. (Le prince soupire avec des gestes énervés.) Pourquoi soupirez-vous ?
LE PRINCE.
Allez, allez, allez.
LA DUCHESSE.
N'ayez pas peur, je ne reviendrai pas sur le passé. Quand je me suis mariée…
LE PRINCE.
Oh ! passons au déluge.
LA DUCHESSE,
Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?
LE PRINCE.
Rien.
LA DUCHESSE.
Sans doute une impertinence. Vous m'y avez habituée. Quand je me suis mariée, à dix-neuf ans, j'avais une fortune magnifique. Le jour où je perdis votre malheureux père, vous étiez tout jeune, mais vous n'ignorez pas dans quels gros embarras il me laissait. De ma dot constituée en communauté selon mon désir et malgré la résistance de ma famille…
LE PRINCE.
Quittez ce sujet, je vous en prie, qui m'est pénible.
DUCHESSE.
Pas encore autant qu'à moi. De ma dot, de dix millions, trois seulement me restaient.
LE PRINCE.
Encore très joli !
LA DUCHESSE.
Avec ces trois derniers millions…
LE PRINCE.
Oui, je sais par cœur. Sur le conseil d'un M. Sorbier, magistrat et ami de votre père, vous m'avez mis en pension, à Angers, vous vous êtes fixée vous-même aux environs, à Récigny, et là vous êtes parvenue à refaire à peu près notre fortune, à force d'économies…
LA DUCHESSE.
De privations, pendant douze ans.
LE PRINCE.
Après ? Où voulez-vous en venir ?
LA DUCHESSE.
Écoutez-moi jusqu'au bout, vous le verrez. Je procède par ordre. Comme vous n'aviez rien fait pendant vos études, vous avez été incapable de passer votre baccalauréat, alors que le moindre fils de nos fermiers…
LE PRINCE.
Pardon, j'ai été reçu à l'écrit.
LA DUCHESSE.
Et refusé trois fois à l'oral ! À peine sorti du collège, vous avez mené la vie de jeune homme, c'est-à-dire que vous avez continué à ne rien faire de dix-huit à trente ans, période pendant laquelle, avec vos folies de toute espèce, vous m'avez coûté onze cent mille francs !
LE PRINCE.
Permettez ?
LA DUCHESSE.
Pas un sou de moins, j'ai mes livres. À trente ans, vous avez rencontré, grâce à moi, une petite nièce du duc de Richelieu, Thérèse de Varaucourt, et vous l'avez épousée. C'était un mariage superbe ! J'espérais que vous vous rangeriez. Allons donc ! Vous vous êtes remis à jouer, de plus belle, toutes les nuits, et, en moins de deux ans, vous avez gaspillé, avec la dot de votre femme, le peu de fortune personnelle qui vous restait, soit un total de cent mille livres de rentes. Alors, comme vous n'aviez plus rien, vous vous êtes jeté à mes pieds, ici-même, et vous m'avez fait de beaux serments. « Je te promets de ne plus jamais toucher une carte. » J'ai été assez simple pour vous croire. Une troisième fois, j'ai rétabli votre situation, et vous, une troisième fois, comme à plaisir, vous l'avez compromise. Aujourd'hui, vous devez à des usuriers, vous devez à tous vos fournisseurs, vous devez au carrossier, au fleuriste, au boulanger, à l'épicier !
LE PRINCE.
Oh ! pas d'escalier de service !
LA DUCHESSE.
Le chiffre de vos dettes courantes se monte à plus de deux cent mille francs, et la nuit dernière, au Jockey, vous en avez perdu quatre cents contre le prince de Souabe. Voilà où vous en êtes. Eh bien, mon enfant,
sachez-le, c'est fini. Ne comptez plus sur moi, parce que je ne paierai rien, rien de rien.
LE PRINCE.
Rien de rien. C'est entendu. C'est tout ? Je vais danser. (Fausse sortie.)
LA DUCHESSE, le rappelant.
Dominique.
LE PRINCE.
Quoi ?
LA DUCHESSE.
Vous ne trouvez pas autre chose à me répondre ?
LE PRINCE.
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Vous avez parfaitement raison ; si j'étais à votre place, j'en ferais autant. (Nouvelle fausse sortie.)
LA DUCHESSE.
Mais, malheureux ! vous n'allez jamais pouvoir sortir de là !
LE PRINCE.
Que si.
LA DUCHESSE.
Plus de six cent mille francs ! Comment ferez- vous ?
LE PRINCE.
Cela me regarde.
LA DUCHESSE.
Vous avez donc de l'argent ?
LE PRINCE.
Non, je n'en ai pas !
LA DUCHESSE,
Eh bien, alors ?
LE PRINCE.
J'en trouverai.
LA DUCHESSE.
Où ? comment ?
LE PRINCE.
Ne vous en préoccupez pas.
LA DUCHESSE.
Je veux m'en préoccuper. Je suis votre mère. À quels moyens allez-vous avoir recours ? Ah ! mais j'ai le droit de le vavoir et je vous ordonne de me le dire. Rappelez- vous que c'est le sang des Talais qui coule dans vos veines.
LE PRINCE, ennuyé.
Du sang comme celui de tout le monde.
LA DUCHESSE.
Non, monsieur, c'est le sang de votre aïeul d'Aurec, le sang du maréchal de Talais tué à Denain, le sang de vos deux grands-mères guillotinées en 93.
LE PRINCE,
Et puis il y a le sang du Talais qui a déserté sous Henri IV, le sang du Talais qui a voté la mort de Louis XVI, et du Talais qui a failli passer en cour d'assises.
LA DUCHESSE.
Taisez-vous !
LE PRINCE.
Ah dame ! Duquel voulez-vous parler ? Je ne sais pas, moi !
LA DUCHESSE.
Je n'ai pas de distinction à faire, entendez- vous ? Je me réclame de tous les Talais en bloc pour vous interdire un pareil langage, pour vous sommer de vivre d'une façon plus conforme au titre et aux souvenirs glorieux qu'ils vous ont transmis et que vous laissez péricliter.
LE PRINCE.
Comment voulez-vous que je vive ? Je mène la vie de mon époque.
LA DUCHESSE.
Ne calomniez pas votre époque. Vous menez la vie qui plaît à votre paresse et à vos désordres.
LE PRINCE.
Je ne peux pas refaire les croisades. Les temps héroïques sont passés.
LA DUCHESSE.
Vous pouvez faire mieux que de conduire la diligence de Robinson.
LE PRINCE.
C'est un exercice très sain.
LA DUCHESSE,
Vous pouvez prendre part aux efforts monarchiques.
LE PRINCE.
Merci. On ne sait jamais où ça vous mène.
LA DUCHESSE.
Servir le roi !
LE PRINCE,
Il y a trop de gens qui s'en servent !
LA DUCHESSE.
Travailler.
LE PRINCE.
À quoi ?
LA DUCHESSE.
On prend un métier, monsieur, quand on est au point où vous en êtes.
LE PRINCE.
Il fallait m'en apprendre un, madame, quand j'étais petit.
LA DUCHESSE.
Vous pouvez, en tout cas, ne pas vous cribler de dettes.
LE PRINCE.
Avec ça que je suis le seul ! Le prince de Souabe doit cinquante millions.
LA DUCHESSE.
Le prince de Souabe fait ce qu'il veut, vous n'êtes pas le prince de Souabe.
LE PRINCE.
Malheureusement. Il a une mère qui est reine, le veinard, et qui finance.
LA DUCHESSE.
Elle a bien tort. Si j'étais à sa place…
LE PRINCE.
La reine de Souabe fait ce qu'elle veut, vous n'êtes pas la reine de Souabe. Ah ! mais je vais me fâcher. Est-ce que je vous demande quelque chose ? Vous tombez ici, au moment le plus inopportun, vous me fatiguez de vos réclamations sur le présent, sur le passé, sur mon père, sur moi, sur tout ; vous me reprochez d'avoir raté mon bachot, dix-sept ans après !
LA DUCHESSE.
Je vous rappelle surtout ce que j'ai fait pour vous.
LE PRINCE.
Eh ! je le sais bien, vous n'avez pas besoin de tant le ressasser. Chaque fois que vous avez payé mes dettes, je vous ai assez remerciée, mon Dieu ! Nous sommes quittes.
LA DUCHESSE.
On ne l'est jamais envers ses parents, mon enfant.
LE PRINCE.
Je m'en aperçois ; c'est dur de vous avoir pour créancier ! Vous en abusez pour critiquer toutes mes actions, mes goûts, mes travaux, mon genre d'existence. J'aime le jeu, les chevaux, et le luxe et la dépense. Après ? Le beau mal ! Tout cela rentre dans mon état de gentilhomme, et je n'en fais ni plus ni moins que ceux de mon âge et de mon monde.
LA DUCHESSE.
Cela ne suffit pas. Quand on a l'honneur d'avoir votre nom…
LE PRINCE.
Que le diable l'emporte, mon nom ! Vous finirez par me le faire prendre en horreur. Il a des moments où je voudrais m'appeler Dubois ou Morin, pour qu'on me laisse un peu tranquille. On n'est jamais assez noble, assez princier et assez paladin pour vous, qui êtes née au faubourg Saint-Antoine, et dont le père faisait du beurre !
LA DUCHESSE.
En honnête homme, monsieur !
LE PRINCE.
Oui. Toujours nos noms ! Eh bien, quoi ! Nous les portons, et ce n'est pas faute qu'ils nous pèsent !
LA DUCHESSE.
Vous ne les portez plus, ce sont eux qui vous portent.
LE PRINCE.
A quoi nous sont-ils utiles, voulez-vous me le dire ? Ils ne servent plus aujourd'hui que pour des plats. L'aristocratie française peuple les menus, et il y a un gigot d'agneau qui s'appelle comme moi. Quand donc vous mettrez-vous une bonne fois au niveau des idées modernes et ne me fatiguerez- vous plus avec les rengaines des vieilles gens du faubourg ? La monarchie ! mais elle est finie, depuis la Révolution ! finie comme les jabots, les talons rouges et les chaises à porteurs. Et nous aussi, la noblesse, qu'on appelle encore une classe privilégiée depuis que nous n'avons plus de privilèges, nous aussi nous sommes claqués, sinon à jamais, du moins pour un bon bout de temps. Aujourd'hui on va à tout autre chose…
LA DUCHESSE.
On va à la guerre, à l'anarchie, à une seconde Terreur !
LE PRINCE.
C'est possible, je n'en sais rien. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne retourne pas à saint Louis. Aujourd'hui on ne croit plus à rien. Ah ! vous pouvez avoir un roi, allez, je vous défie de le faire sacrer. On rirait.
LA DUCHESSE.
Taisez-vous, mon fils, et arrêtons cette discussion. Continuez donc de suivre le courant moderne, mais ne soyez pas étonné si moi je prends un grand parti. Dès demain je vais m'occuper de vous pourvoir d'un conseil judiciaire.
LE PRINCE.
Vous ferez cela ?
LA DUCHESSE.
J'y suis résolue. J'en ai assez.
LE PRINCE.
Et moi aussi.
LA DUCHESSE.
À merveille !… Mais si jamais, comme je le prévois, vous étiez forcé de vendre cet hôtel, rappelez-vous alors qu'à ma terre de Récigny aussi bien qu'à ma maison de la rue de Varennes, vous et votre femme vous êtes chez vous.
LE PRINCE.
Jamais de la vie. J'aimerais mieux… donner des leçons dans un manège.
LA DUCHESSE.
À votre aise.
LE PRINCE,
C'est votre dernier mot ?
LA DUCHESSE.
Le dernier.
LE PRINCE.
Eh bien ! je n'ai pas besoin de vous. Je bazarderai tout ce que j'ai, je… je vendrai l'épée, tenez !
LA DUCHESSE, bondissant.
Oh I non ! tu n'oseras pas…
LE PRINCE.
Vous verrez ! « À vendre ! une magnifique épéc, pièce unique ! » Ah ! vous me menacez d'un conseil…
LA DUCHESSE.
Je t'en supplie…
LE PRINCE.
Soit. Alors, payez.
LA DUCHESSE.
… Nous y voilà ! C'était pour me faire chanter ! pour me prendre par mon faible, par mon côté « Piédoux ! » Eh bien, ça ne réussit plus, mon petit enfant. J'ai dit que je ne paierais pas un sou, je ne paierai pas un sou. Vendez tout ce qu'il vous plaira, vendez l'épée si vous voulez — j'en aurai un chagrin mortel, mais je ne la regretterai pas. N'importe où elle ira tomber, elle sera toujours dans de meilleures mains que les vôtres ! mauvais fils, mauvais gentilhomme ! mauvais…
LE PRINCE, lui montrant de Horn qui entre.
Ah ! madame !
II, 10 – LE PRINCE, LA DUCHESSE, DE HORN.
DE HORN, entrant.
Excusez-moi, la princesse m'envoie vous dire que l'on commence à arriver…
LA DUCHESSE.
Vraiment ? (Elle remonte au fond.) Apprêtez-vous, mon fils. (Regardant par-dessus la balustrade.) En effet.
DE HORN, au prince, très abattu.
Eh bien, qu'avez- vous ?
LE PRINCE.
J'ai que ma mère me donne un conseil judiciaire, qu'il me faut quatre cent mille francs pour demain, et que je ne sais pas où les trouver.
DE HORN.
Ne vous faites pas de bile, cher ami, moi je sais où ils sont.
LE PRINCE.
Oh !
Il lui serre la main. — L'orchestre joue l'Hymne sarde.
LA DUCHESSE.
C'est la reine ! Dominique ! Ah ! mon Dieu ! Voilà la reine ! (Elle sort.)
LE PRINCE.
C'est bon ! c'est bon ! (Emmenant de Horn.) On y va !
ACTE III
Au château de Récigny, chez la duchesse. Un salon avec une large baie au fond, donnant sur une grande galerie. Porte à droite, porte à gauche. Sièges de toutes sortes. Tables. Les murs de la galerie sont couverts, du haut en bas, de portraits de famille (hommes et femmes, hommes en cuirasse, magistrats d'ancien régime, femmes en poudre, etc.), et chaque portrait a, en dessous, un cartouche où est inscrit le nom du personnage avec la devise de sa famille. À gauche, grande cheminée Kenaissance.
III, 1 – MONTADE, UN VALET, puis DE HORN.
LE VALET, à Montade.
Alors quand, la voiture ?
MONTADE.
Tout à l'heure, j'irai vous le dire. J'attends M. de Horn. (Le valet sort. Montade, resté seul, regarde les portrait, en lisant tout haut les devises.) « Brévannes de Taluis : Jamais en arrière ! » — « D'Aurec le Premier ! — Sur mon honneur ! — Défends-toi ! »
DE HORN, entrant.
Je suis prêt. Vous regardiez les ancêtres ; et vous lisiez les devises ? Il y en a de bonnes.
MONTADE.
Ne blaguez pas. Ceux-là n'étaient pas risibles ! C'est égal, c'est bien une idée de la duchesse d'avoir couvert les murs de son château de tous les Talais passés. Cette brave femme a la rage de l'aristocratie. Elle mourra un 21 janvier !
DE HORN.
Dites-moi : nous n'allons pas faire une longue promenade ?
MONTADE.
N'ayez pas peur. La princesse ne s'envolera pas. Ah ! vous êtes un tenace.
DE HORN.
Mais oui.
MONTADE.
Vous rappelez-vous notre conversation d'il y a trois mois, chez notre ami d'Aurec, le jour du fameux bal costumé qui a précédé sa dégringolade ?
DE HORN.
Je me la rappelle.
MONTADE.
Si ma mémoire ne me trahit pas, je vous disais à propos de certain projet que vous caressiez : « Prenez garde, vous êtes en train de vous emballer, de jouer un jeu de dupe ! » Aujourd'hui, j'ai bien peur de n'avoir pas été un faux prophète.
DE HORN.
Pourquoi cela ? Il s'est passé beaucoup de choses depuis trois mois.
MONTADE.
Oh ! certainement. Lâché par sa mère, le prince a pu, grâce à vous, et dans les quarante-huit heures, payer sa dette à Son Altesse. Mais son triomphe a été de courte durée. Bientôt, pour satisfaire ses innombrables créanciers, il a été obligé de vendre hôtel, chevaux, et jusqu'à l'épée de ses pères !… Qui est-ce qui l'a donc achetée, à propos ?
DE HORN.
Je crois que c'est un Anglais.
MONTADE.
La duchesse a tenu parole, elle n'a pas aidé son fils d'un centime, elle l'a muni d'un beau conseil judiciaire, et il a bien fallu, sous peine de végéter à Paris, qu'il vînt accepter ici, à Récigny (Maine-et-Loire), l'hospitalité qu'elle lui offrait. Ah ! il a été rudement maté !
DE HORN.
Aussi, plus il va, plus il est de mauvaise humeur.
MONTADE.
Convenez que l'arrivée de M. Sorbier, son conseil, débarqué hier au château, n'est pas précisément faite pour le ragaillardir ?
DE HORN.
Qu'est-ce que c'est que ce M. Sorbier ?
MONTADE.
Un vieux magistrat, républicain jusqu'aux os, ami de la duchesse, dans l'esprit de laquelle il est en train d'opérer doucement une conversion très curieuse. Il n'y a qu'une personne ici à qui tous ces événements aient l'air d'être étrangers, c'est la princesse. Oh ! celle-là ! Elle est toujours aussi sémillante, aussi jolie…
DE HORN.
Aussi désirable.
MONTADE.
Et aussi imprenable. (Geste de de Horn.) Ne protestez pas. Vous n'êtes pas plus avancé aujourd'hui que le soir où elle vous a demandé… conseil devant moi pour acheter du Turc. Et plus j'envisage votre situation, moins je la trouve bonne. Je vois bien tout ce que vous avez donné, mais je ne vois pas encore ce que vous avez reçu. Le mari vous a mis à contribution, et vous n'êtes toujours pas du Jockey ? La femme a copieusement tâté de votre amitié…
DE HORN.
Et je tâterai de la sienne.
MONTADE.
Ou, sans cela, il n'y a pas de justice. Là, je vais dire qu'on attelle.
III, 2 – DE HORN, puis LE PRINCE.
DE HORN, à part, voyant arriver le prince de loin.
Voilà mon homme !
LE PRINCE.
C'est Montade qui était avec vous ?
DE HORN.
Oui. Êtes-vous un peu calmé ?
LE PRINCE.
Guère. Je commence à me lasser de cette existence.
DE HORN.
Qu'a-t-elle de si pénible ? La duchesse est aux petits soins pour vous, elle ne songe plus qu'à vous faire plaisir.
LE PRINCE.
Bien entendu. La clémence du vainqueur. Maintenant qu'elle a gagné la partie et qu'elle m'a contraint à capituler, elle est devenue charmante. Elle aurait dû s'y prendre un peu plus tôt.
DE HORN.
Ne vous plaignez pas trop, allez, il y en a de plus malheureux que vous.
LE PRINCE.
En tout cas, j'ai besoin de changer d'air, je vais partir.
DE HORN.
Quitter Récigny ?
LE PRINCE.
Oui.
DE HORN.
Seul ?
LE PRINCE.
Avec la princesse.
DE HORN.
Bientôt ?
LE PRINCE.
Dans trois jours au plus tard.
DE HORN.
Pour aller ?
LE PRINCE.
En Hongrie.
DE HORN.
Bah !
LE PRINCE.
Chez un parent à ma femme qui insiste beaucoup pour nous avoir.
DE HORN.
Et vous resterez longtemps là-bas ?
LE PRINCE.
Quatre, cinq… six mois, ça dépend.
DE HORN.
Parfait… Drôle d'idée d'aller en Hongrie !
LE PRINCE.
Pourquoi ? Dans ma situation, tout est préférable au séjour de Récigny. Est-ce que vous trouvez qu'on s'amuse, ici, vous ?
DE HORN, aimable.
Moi, je ne m'ennuie pas
LE PRINCE,
Merci de la gentillesse. Mais vous n'êtes pas à ma place Je suis dans une position très fausse ; je ne manque de rien, c'est vrai, mais je n'ai pas le sou.
DE HORN.
Et les amis ?
LE PRINCE.
J'en ai déjà trop usé des amis. Et puis, soyons sérieux, vous n'avez pas la prétention de m'entretenir ?
DE HORN.
Je sais que vous ne le souffririez pas. Et moi-même d'ailleurs je n'en aurais pas les moyens. Je possède une certaine aisance, mais de là à jouer les Monte-Cristo…
LE PRINCE.
On ne vous le demande pas. Oui, ce voyage me paraît nécessaire.
DE HORN.
Vous changerez d'idée.
LE PRINCE.
Je ne pense pas.
DE HORN.
Si. Vous n'êtes pas encore parti.
UN VALET, annonçant.
La voiture de ces messieurs est avancée.
DE HORN.
Nous allons faire un tour en forêt, Montade et moi.
LE PRINCE.
Emmenez-donc aussi Jojo pendant que vous y êtes. C'est un brave garçon, mais il me fatigue.
DE HORN.
Il a décliné notre offre, mais vous, venez ?
LE PRINCE.
Merci.
DE HORN, à part, en s'en allant.
Montade avait raison. Il faut que je me presse. (Il sort.)
III, 3 – LE PRINCE, seul.
LE PRINCE.
Il a l'air tout contrarié par ce projet de voyage, ce bon de Horn !… Est-ce que ?… Ma foi, ce serait dans l'ordre… Bah !…
III, 4 – LE PRINCE, LA DUCHESSE, LA PRINCESSE, M. SORBIER, MONTREJEAU.
LA DUCHESSE.
Ah I Dominique ! Nous venons de faire avec M. Sorbier une promenade délicieuse.
LE PRINCE.
Ah !
LA PRINCESSE.
Oui, au potager.
SORBIER.
Nous avons vu les melons.
MOISTREJEAU.
Ils sont renversants, magnifiques…
LA PRINCESSE, à son mari.
Vous avez perdu un grand plaisir, mon ami.
LA DUCHESSE.
Mais certainement ! Il ferait beaucoup mieux de respirer avec nous le bon air, au lieu de passer toutes ses journées à bouder dans un fauteuil.
LA PRINCESSE, à son mari.
Attrape !
LE PRINCE.
Je ne boude pas, je m'ennuie.
LA DUCHESSE.
A la campagne !
LA PRINCESSE.
Il faut y mettre de la mauvaise volonté.
MONTREJEAU.
Comment !… Gazons… bois… pâturages…
LA DUCHESSE.
Huit cents hectares !
MONTREJEAU.
… Non ? pas d'amour ?
LE PRINCE.
Tout ça, pour moi, c'est trop vert.
LA DUCHESSE.
Vous vous ennuyez parce que vous ne faites rien.
LE PRINCE.
Travailler. Toujours ce dada !
LA DUCHESSE.
Je le disais à Sorbier il n'y a pas encore cinq minutes : votre avenir me préoccupe.
MONTREJEAU.
Elle le disait, c'est exact.
LE PRINCE, agacé, à Montrejeau.
Ne vous en mêlez pas, voulez-vous ? J'ai déjà ma mère et monsieur. (Il désigne Sorbier.)
MONTREJEAU.
Suffit !
LA DUCHESSE.
En somme, vous voilà rentré au bercail, libéré de toutes vos dettes…
LA PRINCESSE.
Autant dire ruiné !
LA DUCHESSE.
Qui paie ses dettes s'enrichit. Eh bien, n'estimez- vous pas qu'il faille mettre à profit cette situation nouvelle, et que ça ne serait vraiment pas la peine que je vous aie arraché à la vie scandaleuse du Tout-Paris, si vous deviez, après cela, vous consumer ici dans l'obscurité, l'inaction, et végéter comme le premier venu
MONTREJEAU.
Bien pensé.
LA DUCHESSE.
Êtes-vous duc et prince ? Avez-vous eu des ancêtres fameux, parmi lesquels un connétable ?
LE PRINCE, hochant la tête.
Ah ! oui, le mâtin !
LA DUCHESSE.
Eh bien, quand on a ces atouts-là dans la main, il faut que ça serve, et l'ambition devient alors un devoir.
LE PRINCE.
Je n'ai pas d'ambition.
SORBIER.
À votre âge ?
LA DUCHESSE.
C'est impossible. J'en ai bien, moi, qui ne suis qu'une femme !
LE PRINCE.
Ah ! vous, vous êtes un homme raté !
LA PRINCESSE.
Quelle ambition voulez-vous qu'il ait ?
LA DUCHESSE.
Un garçon comme lui est capable d'arriver aux plus hautes positions !
LE PRINCE,
Président de la République !
LA DUCHESSE.
Tout le monde peut l'être !
MONTREJEAU.
C'est pourtant vrai !
LA PRINCESSE, à Montrejeau.
Toi, ne te monte pas le cou, allons !
LA DUCHESSE, à son fils.
Tu n'as que le choix. Veux-tu embrasser la carrière politique ?
LE PRINCE.
Je déteste la politique.
LA PRINCESSE,
Il n'y comprend rien.
MONTREJEAU.
Moi non plus.
LA DUCHESSE, à son fils.
T'imagines-tu, par hasard, que les trois quarts de ceux qui en font y comprennent quelque chose ? Lance-toi là dedans. Tu as un avenir superbe.
LA PRINCESSE.
Lequel ?
LA DUCHESSE.
Il est aimé dans ce pays ; il se présente d'abord au Conseil général, puis à la députation.
LA PRINCESSE.
Tu es blackboulé !
LA DUCHESSE.
Tu es élu ; il n'y a qu'à y mettre le prix !
LE PRINCE.
Je n'ai plus le sou.
LA DUCHESSE.
Je paierai.
LA PRINCESSE.
Alors, vous lui lèverez son conseil ?
MONTREJEAU.
Bravo ! duchesse ! Allons, un bon mouvement !…
SORBIER.
Ça n'est pas nécessaire.
LE PRINCE.
Comment !…
LA DUCHESSE.
Muis oui, un député peut ne rien entendre à ses affaires et gérer très bien celles du pays.
LE PRINCE.
C'est plus souvent le contraire qui leur arrive !
MONTREJEAU.
Pauvre vieux ! (Il retourne à son canapé.)
LA DUCHESSE.
Une fois député, te voilà en passe d'être ministre, président du conseil, ambassadeur.
LA PRINCESSE.
Sultan !
LA DUCHESSE.
Je ne sais pas où tu peux t'arrêter.
MONTREJEAU.
Oui, ça donne le vertige !
LE PRINCE.
Allons ! allons ! Très joli en paroles, tout ça. Malheureusement, il n'y a qu'un petit obstacle.
LA DUCHESSE.
Mais lequel ?
LE PRINCE.
C'est qu'un prince d'Aurec ne doit pas, ne peut pas devenir fonctionnaire de ce régime.
LA PRINCESSE, à la duchesse.
Rappelez-vous ce que vous lui avez dit cent fois ?
LA DUCHESSE.
Les républicains ! laissez-moi donc ! Ils seront trop contents d'avoir un noble !
LA PRINCESSE.
Comment ! c'est vous-même, ma mère, avec vos idées, qui lui conseillez une pareille apostasie ?
LA DUCHESSE.
Mais oui… C'est la faute à M. Sorbier, tenez ! Il m'a fait comprendre bien des choses. Et puis, tout compte fait, j'aime encore mieux la République avec des monarchistes que la Monarchie avec des républicains, ce qui nous arrivera sûrement si jamais nous avons le roi.
SORBIER.
Mais rassurez-vous, nous ne l'aurons pas.
LA PRINCESSE.
Eh bien, et moi, dans tout ça ? Est-ce que vous croyez que je tiens à être la femme d'un personnage nouvelles couches ? Une célébrité officielle, la belle madame d'Aurec, de l'Agriculture ou des Cultes ? Ah ! non.
SORBIER.
Pourtant, madame, le prince, actuellement, se plaint ; il n'est pas satisfait de sa situation. Pourquoi n'essaierait-il pas, alors, d'un autre genre de vie ?
LA DUCHESSE.
Tout le monde s'occupe et travaille. Vois ces messieurs de Horn et Montade ?
LA PRINCESSE.
Voulez- vous, par hasard, qu'il s'établisse financier ?
LA DUCHESSE.
Oh ! non !
LA PRINCESSE.
Alors, c'est de la littérature que vous souhaitez lui voir faire ?
LA DUCHESSE.
Non plus. Cela sent toujours un peu sa bohème. N'empêche que voilà deux hommes de son âge qui ont su chacun se créer une position très enviable.
LA PRINCESSE.
J'aime mieux la nôtre.
LA DUCHESSE.
De Horn est arrivé…
MONTREJEAU.
À être baron, d'abord.
LE PRINCE.
Il y a au moins… deux ans !
LA DUCHESSE.
Et millionnaire. Il a fait sa fortune, lui ! Et quant à Montade, il est reçu partout, il ne compte plus les éditions de ses livres.
LA PRINCESSE.
Toujours épuisé !
LA DUCHESSE.
Il sera de l'Académie avant toi.
LE PRINCE, bondissant.
Vous voulez aussi que je sois de l'Académie ? Ah ! ça ?…
LA DUCHESSE.
Pourquoi pas ?
MONTREJEAU.
L'habit vous irait.
LE PRINCE.
Non… Comme la campagne : trop vert.
LA PRINCESSE.
Mais à quel titre en serait-il ?
LA DUCHESSE.
À titre de grand seigneur. L'Académie est un salon : tu as de belles manières, tu y ferais très bonne figure.
LA PRINCESSE.
Mais il faut au moins avoir écrit, si peu que ce soit.
LA DUCHESSE.
Et la correspondance de nos ancêtres ! pourquoi est-elle faite ? La bibliothèque du château est encombrée de papiers merveilleux où jamais personne n'a mis le nez. Dominique n'a qu'à puiser dans le tas et qu'à copier, et il écrira un très beau livre, tout comme un autre.
LE PRINCE, ironique.
Le maréchal de Talais, d'après des documents inédits.
MONTREJEAU
Avec un portrait en taille-douce.
LA PRINCESSE.
Et un fac-similé d'autographe !
LE PRINCE.
Ça n'est pas plus difficile que ça !
LA DUCHESSE.
Quand t'y mets-tu ?
LE PRINCE.
Alors, c'est sérieux ?
LA DUCHESSE.
Dame ! puisque tu ne veux pas de la politique.
LE PRINCE.
Certainement non ! Ni la politique, ni…
LA DUCHESSE.
Alors décide-toi pour une profession quelconque : architecte, médecin…
LA PRINCESSE.
Le prince d'Aurec docteur ! mon mari me répugnerait.
LA DUCHESSE.
Vous êtes bien dégoûtée !… Croirait-on pas que j'ai dit une chose énorme ! On y viendra, et avant peu !
SORBIER.
Mais oui. Nos enfants verront des comtes notaires, des marquis magistrats, des vicomtes chimistes, et des ducs… médecins. Il faudra que l'aristocratie se mette à travailler, comme le commun des mortels, si elle ne veut pas disparaître.
LA DUCHESSE.
C'est le bon sens.
LE PRINCE.
Nous n'en sommes pas encore là ! Laissez-moi donc tous tranquille, avec vos professions. Je n'en ai que faire, j'en exerce déjà une.
LA DUCHESSE,
Celle d'oisif !
LE PRINCE.
Vous l'avez dit comme lui. Mais d'oisif gentilhomme.
LA DUCHESSE.
C'est peu.
LE PRINCE.
Moi j'estime que c'est beaucoup.
LA PRINCESSE.
Comment ! être en pleine jeunesse, ainsi que Dominique, parmi les premiers de la première classe de son pays, avoir un nom tellement surmené de gloire dans le passé qu'il y aurait vraiment présomption puérile de sa part à vouloir essayer de faire mieux, ou même aussi bien, et alors n'employer l'activité de son esprit et l'ingéniosité de ses ressources qu'à parer ce nom de toutes les grâces et de toutes les séductions, à l'entretenir journellement dans un synonymat de perfection artistique et mondaine, à lui donner ses grandes entrées dans le Gotha du dandysme, comme il les a déjà de droit dans les plus fameux clubs d'Europe, s'astreindre à le porter avec des recherches d'élégance telles que tous les autres soient découragés de l'égaler ; bref, en faire un rare échantillon de hauteur, d'insolence et de hardiesse frivole ! Tout cela, ma mère, vous trouvez que c'est peu ? Vraiment, vous êtes difficile, et je ne sais pas ce qu'il vous faut !
LA DUCHESSE.
Des actions plus grandes !
LE PRINCE.
Maman, il lui faut Bouvines.
LA DUCHESSE, lisant sur les murs.
Jamais en arrière ! D'Aurec le premier !
MONTREJEAU, même jeu.
Montrejeau plus haut !
LA PRINCESSE.
Tenez, ma mère, vous étiez faite pour épouser Don Quichotte !
LA DUCHESSE, à son fils.
Et en quoi consiste-t-il, ce fameux rôle d'oisif ? Parle, toi. Je serais curieuse de l'apprendre.
LE PRINCE.
Elle vous l'a dit. A maintenir le goût, à créer la mode, à inventer un mot nouveau, une nuance, un parfum, à lancer dans la circulation une cravate, un chapeau, ou une écuyère, à rendre un vice bien porté aussi aisément qu'on ridiculise une vertu, à réagir contre le gros diamant du Juif, le bronze d'art du bourgeois et la quincaillerie du Péruvien ! Voilà les seuls devoirs dignes d'un gentilhomme, à notre époque !
LA DUCHESSE.
Eh bien, moi, je suis sans doute bien bornée, mais j'ai toujours cru qu'il y en avait d'autres.
LE PRINCE, se levant.
Ahl plus un mot, n'est-ce pas ? je quitte la partie.
SORBIER.
Voyons… prince… duchesse…
LA DUCHESSE, à son fils.
Pourquoi te fâches-tu ?
LE PRINCE, sec.
Ah ! je vous en prie, ma mère. Vous avez pu m'infliger un conseil judiciaire, me réduire à vivre à votre merci, dans cette campagne où j'ai à subir toutes les humiliations. Je m'y résigne, momentanément, mais il y a une chose à laquelle vous n'arriverez jamais, je vous le déclare : c'est à me rendre ridicule, et, comme j'ai vraiment besoin de respirer après un pareil assaut, je sors, je vais voir vos melons.
LA PRINCESSE.
Moi aussi.
Ils sortent tous deux.
MONTREJEAU, derrière eux , sortant.
Voyons, cousin ? Pas mauvais caractère.
III, 5 – LA DUCHESSE, M. SORBIER.
LA DUCHESSE, très abattue.
C'est désolant ! Il n'y a rien à en tirer, rien ! Qu'est-ce que vous feriez, vous, mon ami, si vous étiez à ma place ?
SORBIER.
J'essaierais de la douceur, je lui lèverais peut-être son conseil…
LA DUCHESSE.
Oh ! non !
SORBIER.
Maintenant que l'effet moral a été produit et que vous avez fait acte d'autorité…
LA DUCHESSE.
Ne me demandez pas cela. Tant que je vivrai… je maintiendrai le conseil de Dominique.
SORBIER.
Mais cependant…
LA DUCHESSE.
Non, non. Là-dessus je suis inflexible. J'ai trop de raisons, hélas ! pour l'être.
SORBIER.
Lesquelles ? voyons ?
LA DUCHESSE.
Lesquelles ! c'est vous qui me posez cette question ? Vous, l'ami fidèle des mauvais jours, à qui aucune des angoisses de ma vie n'est restée étrangère ! Mais rappelez-vous donc ce qu'elle a été, ma vie, depuis l'âge de dix-huit ans, quand j'habitais toute seule avec papa notre maison de Bellevue où vous veniez tous les dimanches.
SORBIER.
Vous sortiez alors du Sacré-Cœur.
LA DUCHESSE.
Et déjà mon seul amour, ma seule passion…
SORBIER.
Je me souviens : c'était la noblesse !
LA DUCHESSE.
Quand on prononçait devant moi, quand je voyais imprimé dans un livre, dans un journal, un de ces noms magnifiques de la vieille histoire de France, j'éprouvais un éblouissement et le cœur me battait. Les nobles ! À mes yeux, ils représentaient quelque chose de spécialement élevé sous les rapports de l'esprit, du cœur, du caractère ; ils constituaient l'élite sans cesse perfectionnée de la nation ; c'étaient des personnages supérieurs, ayant conscience de la gloire reçue et qu'ils avaient à transmettre intacte, pénétrés qu'ils ne relevaient pas seulement que d'eux-mêmes, mais des ancêtres auxquels, avant tout, ils se devaient, corps et âme, dont ils parlaient sans doute entre eux, et souvent, pour en rappeler la splendeur, les vertus et les exploits ! Et je me disais : Oh ! cette caste fermée, si jamais il m'arrivait d'en être, à moi, Virginie Piédoux, d'en faire partie, quel rêve ! quel honneur, quel… je ne sais pas, moi ! J'en ai été, j'en suis, j'ai vu ce que c'était. C'est moins que nous autres. Ah ! je suis punie, oui !
SORBIER.
Remettez-vous.
LA DUCHESSE.
M'a-t-elle assez fait souffrir, cette noblesse ! Je lui ai apporté mon argent et mes vertus bourgeoises, elle m'a apporté ses vices héréditaires et son blason ruiné. Je n'ai eu d'elle que des douleurs : d'abord avec le père, ensuite avec le fils. Aussi, par moments, je me console de n'être pas grand'mère : les petits-enfants auraient trop de qui tenir, tandis que comme ça c'est une désillusion de moins pour ma vieillesse. Et elle est déjà assez triste, ma vieillesse !
SORBIER.
Mais non !
LA DUCHESSE.
Oh ! si. Et alors, quand je songe à l'existence toute différente que j'aurais pu avoir si je n'avais pas suivi mon aveuglement ridicule… et les mariages que j'ai refusés…
SORBIER, pensif.
Oui…
LA DUCHESSE.
Mon pauvre ami, croyez que pas une, mais cent fois… j'ai regretté amèrement…
SORBIER, gêné.
Je vous en prie.
LA DUCHESSE.
Pourquoi n'en pas parler ? Cela me fait du bien, au contraire. Oui, je n'hésite pas à vous le dire, j'ai regretté, et je regrette encore souvent de vous avoir repoussé quand vous avez demandé ma main à mon père, il y a trente-cinq ans.
SORBIER.
Trente-six.
LA DUCHESSE.
Comme nous sommes vieux ! Vous étiez substitut. Mais qu'est-ce que c'est que ça, un substitut ? Moi, m'appeler madame Sorbier ? Fi donc ! Comtesse, marquise, duchesse, voilà ce que je serai… Si on savait ! Au lieu d'être aujourd'hui duchesse de Talais et de pleurer mon existence gâchée, je serais la femme de M. Sorbier, ancien conseiller à la Cour, l'honneur et la droiture même ; j'aurais de grands enfants qui ne rougiraient pas de moi et surtout qui ne me feraient pas rougir d'eux. Je ne ferais pas partie du faubourg, on ne dirait pas « Madame la duchesse est servie ». Mais madame Sorbier serait heureuse. Ah ! pardonnez-moi, mon vieil ami, si j'ai péché par l'orgueil. Dieu m'en a punie cruellement en dégradant, comme à dessein, dans la personne de ce fils unique, toute cette noblesse que j'ai eu la sottise de vous préférer. Pardonnez-moi !
SORBIER.
Je n'ai pas de pardon à vous accorder. Moi aussi, j'ai souvent pensé comme vous. N'en parlons plus !
La duchesse se lève et s'apprête à sortir.
SORBIER.
Où allez- vous ?
LA DUCHESSE.
Visiter mes pauvres.
SORBIER
Je vous accompagne.
LA DUCHESSE.
Ils sont plus intéressants que nous, allez !
III, 6 – LA DUCHESSE, M. SORBIER, DE HORN.
LA DUCHESSE.
Déjà de retour, monsieur ?
DE HORN.
Oui, duchesse.
LA DUCHESSE.
Vous êtes content de votre promenade ?
DE HORN.
Enchanté.
SORBIER.
Qu'avez-vous fait de M. Montade ?
DE HORN.
Je viens de le laisser dans sa chambre où il est en train de rédiger la forêt.
LA DUCHESSE.
Ces hommes de lettres ! Il faut toujours que ça rédige.
DE HORN, saluant.
Duchesse l
La duchesse et Sorbier s'en vont.
III, 7 – DE HORN seul, puis LA PRINCESSE.
DE HORN.
Moi, je oe suis pas comme Montade, les fictions ne me suflisent pas. Le voilà mon prochain roman. (Il prend une photographie de la princesse sur la table.) Encore un peu de temps, pas beaucoup, et ce sera un roman vécu.
LA PRINCESSE, entre et le regarde.
Qu'est-ce que vous faites là ?
DE HORN, surpris d'abord.
Oh ! princesse. Vous voyez, j'admire.
LA PRINCESSE.
Vous admirez même d'assez près.
DE HORN.
Me défendez-vous de vous regarder ?
LA PRINCESSE,
Regardez, mais ne touchez pas.
DE HORN.
En effigie, c'est bien platonique !
LA PRINCESSE.
Platon n'était qu'un hypocrite. Allons, reposons ce portrait sur la table et tenons un peu plus compte des distances.
DE HORN.
Je les rapproche !
LA PRINCESSE.
Vous perdez votre temps.
DE HORN.
Pour mieux le rattraper.
LA PRINCESSE.
Un bon conseil… Il fait beau, ne restez pas ici.
DE HORN.
Pourquoi ?
LA PRINCESSE.
Parce que ça va mal finir. Je le sens.
DE HORN.
Oui ? Alors, je peux commencer.
LA PRINCESSE.
Non pas.
DE HORN.
Vous voyez pourtant bien que j'ai un aveu à vous faire !
LA PRINCESSE.
Et vous êtes vexé que je ne vous demande pas lequel ? Que voulez-vous, je ne suis pas curieuse.
DE HORN.
Tant pis, moi je suis indiscret. Je vous aime.
LA PRINCESSE.
Ça vaut-il la peine de déranger un domestique ? Non.
DE HORN.
Je vous aime ardemment, de toutes mes forces…
LA PRINCESSE.
Bien entendu, comme on désire.
DE HORN.
Voilà six mois que mon secret m'étouffe !
LA PRINCESSE.
Eh bien, maintenant, vous respirez mieux ?
DE HORN.
Ne vous moquez pas, soyez bonne, et dites-moi que je puis espérer, que peut-être un jour…
LA PRINCESSE.
Ou une nuit… « Soyez bonne ! » Ah çà, vous êtes fou ! Sérieusement, vous vous êtes imaginé que j'allais devenir votre maîtresse ?
DE HORN.
Je pensais que c'eût été la plus grande joie de ma vie.
LA PRINCESSE.
Et le plus grand honneur de la mienne. Mais réfléchissez. Est-ce que vous pouvez être mon amant ?
DE HORN.
Vous m'aviez déjà trouvé digne d'être votre ami.
LA PRINCESSE.
Qu'en savez-vous ?
DE HORN.
Je me rappelle que vous me l'avez dit.
LA PRINCESSE.
Belle raison ! Vous, est-ce que vous dites toujours la vérité ?
DE HORN.
Jusqu'ici j'ai été traité en intime, avec une sympathie toute spéciale…
LA PRINCESSE.
Et vous en avez conclu : « Cette petite princesse… Tiens, c'est mon affaire. Un de ces jours je n'ai qu'à ouvrir les bras, elle tombera dedans ! » Eh bien, monsieur, vous avez visé un peu haut.
DE HORN.
Oh ! mon Dieu ! vous ne seriez pas la première grande dame qui ait consenti à descendre !
LA PRINCESSE.
C'est vrai. Mais, en ce cas, nous choisissons.
DE HORN.
Et quand je serais aussi bas qu'il vous plaît de me le faire sentir, qui osera me reprocher d'avoir voulu monter jusqu'à vous ? Quelle autre ambition puis-je avoir, moi millionnaire et rassasié de toutes les joies ? En dehors de vous, y a-t-il une chose au monde qui me reste à souhaiter ? J'ai tout.
LA PRINCESSE.
Excepté !…
DE HORN.
Excepté tout, excepté vous ! Et c'est comme si je n'avais rien.
LA PRINCESSE.
Vous exagérez !
DE HORN.
Comprenez donc que vous êtes la personnification absolue de mes rêves et de mes regrets !
LA PRINCESSE.
Très flattée.
DE HORN.
Mais non ! C'était fatal ! Il fallait bien, pour ma souffrance et le châtiment de mes richesses, que je fusse amoureux d'une femme qui ne pouvait avoir pour moi que du mépris et du dédain ; il fallait que je fusse éperdument séduit par votre beauté, votre esprit, le prestige de votre race !…
LA PRINCESSE.
Tout ce qui vous manque, enfin !
DE HORN.
Je le sais, et c'est justement par tout cela que vous m'avez enjôlé. Je n'ai pas besoin que vous me rappeliez à chaque minute votre supériorité, je la reconnais le premier, c'est la seule devant laquelle consente à s'incliner mon orgueil, et, si je n'étais pas de la classe dont je suis, ah ! certes, je voudrais être de celle dont vous êtes I
LA PRINCESSE,
Pas de fausse modestie.
DE HORN.
Ne raillez pas,
LA PRINCESSE.
Jamais je n'ai eu moins envie de rire.
DE HORN.
Vous avez raison. Qu'est-ce que je veux, moi ?
LA PRINCESSE.
Je m'en doute.
DE HORN.
Votre bonheur.
LA PRINCESSE.
Voilà un gros mot.
DE HORN.
Vous n'allez pas me dire que vous êtes heureuse ?
LA PRINCESSE.
C'est une question que personne ne m'a jamais posée.
DE HORN.
Même pas votre mari ?
LA PRINCESSE.
Ah ! laissez là mon mari.
DE HORN.
Vous prenez sa défense !
LA PRINCESSE.
Mais oui, je la prends !
DE HORN.
Comme si vous n'aviez qu'à vous en louer. Le modèle des époux !
LA PRINCESSE.
Il ne m'a jamais trompée !
DE HORN.
Il ne faudrait plus que ça ! Il a fait cent fois pire : il vous a ruinée, il vous a réduite à partager son exil, sa misère, et ses humiliations.
LA PRINCESSE.
La femme doit suivre son mari. Et puis, qu'est-ce que cela vous fait ?
DE HORN.
Cela me fait souffrir, parce que je vous aime…
LA PRINCESSE.
Eh bien, souffrez, cher monsieur.
DE HORN.
Oui, je souffre de voir que vous, étincelante, jeune et belle, vous n'avez pas la place que vous méritez.
LA PRINCESSE.
Vous en avez bien une que vous ne méritez pas.
HORN.
Accablez-moi, cela m'est égal ! Vous ne m'empêcherez pas de continuer. Est-ce que vous êtes faite pour vivre en province, même pas chez vous, enfermée chez une belle-mère ? Pourquoi seriez-vous la victime de fautes que vous n'avez pas commises ? Allez-vous demeurer ici jusqu'à la fin de vos jours, ainsi qu'une reine déchue, aux côtés d'un homme déconsidéré, frappé de conseil judiciaire ? Allons donc ! Vous avez une souveraineté à tenir à Paris, vous l'avez tenue déjà, votre mari vous l'a fait perdre, moi je vous la ren- drai !
LA PRINCESSE.
Parlez-lui-en !
DE HORN.
Mais, encore une fois, il s'occupe bien de vous ! Mademoiselle de Varaucourt, qui descend d'un Richelieu, voilà ce qu'il en a fait, la femme d'un petit gentilhomme campagnard en tutelle ! C'est du joli ! Mais moi, j'ai pour vous plus d'orgueil que lui, je suis plus soucieux que lui de votre dignité sociale ! Avec moi, au moins, l'argent affluera dans cette maison qu'il a vidée, qu'il a spoliée, lui, et vous pourrez le dépenser sans compter cet argent, le gaspiller, le jeter par les fenêtres, il rentrera aussitôt par les portes ; avec moi, vous reprendrez la place que vous devez occuper, et vous redeviendrez princesse, car vous ne l'êtes plus, que de nom.
LA PRINCESSE.
Ça suffit.
DE HORN.
Non, ça ne suffit pas, ça n'a jamais suffi à notre époque, et vous le savez bien !
LA PRINCESSE.
Si, monsieur. Et la preuve, c'est que je vous prie de sortir. Partez et ne revenez plus.
DE HORN.
Ah !
LA PRINCESSE.
Je n'ai que faire de vos dons.
DE HORN.
Vous n'avez pas toujours dit ça !
LA PRINCESSE.
Plaît-il ?
DE HORN.
Rien. Ne me forcez pas à vous rafraîchir la mémoire.
LA PRINCESSE.
Vos services !
DE HORN.
Eh bien, certainement, mes services !
LA PRINCESSE.
Ah ! ah ! nous y voilà ! Sotte que j'étais de croire que c'était l'amitié qui les rendait, c'était le plus bas des calculs !
DE HORN.
Peu importe ; en les acceptant vous avez perdu le droit de me juger !
LA PRINCESSE.
C'est vrai. Quelle honte l et quelle leçon !
DE HORN.
Pour moi aussi.
LA PRINCESSE.
Hein ! comme le vrai de Horn apparaît maintenant !
DE HORN.
C'est votre faute. J'avais été trop heureux de vous venir en aide à tous les deux, mais puisque…
LA PRINCESSE.
Mon mari vous doit aussi ?
DE HORN.
Quelques sous. Vous jouez bien l'ignorance !
LA PRINCESSE.
Assez, monsieur ! Je ne vous permets pas de vous payer vous-même en insultes.
DE HORN.
Ce sont les intérêts.
LA PRINCESSE.
Eh bien, mon mari va se charger du capital.
DE HORN.
Vous allez le mettre au courant ?
LA PRINCESSE.
Dans cinq minutes.
DE HORN.
Et vous lui direz que j'ai payé vos toilettes ?
LA PRINCESSE.
Oui, monsieur.
DE HORN.
Il sera enchanté.
LA PRINCESSE.
Vous pas.
DE HORN.
Oh ! moi je ne crains rien de sa violence. Mais vous ?
LA PRINCESSE.
Nous nous entendrons toujours, il est mon égal.
DE HORN.
En effet, vous vous valez.
LA PRINCESSE.
Juif insolent !
Le prince entre sur ce mot.
III, 8 –DE HORN, LA PRINCESSE LE PRINCE.
LE PRINCE.
Que se passe-t-il ?
LA PRINCESSE.
Que monsieur me propose d'être sa maîtresse…
LE PRINCE.
Ah ?
LA PRINCESSE.
… et que je fais quelques difficultés; alors il s'irrite et le prend de haut sous prétexte qu'il nous a rendu des services. D'ailleurs, interrogez-le, il vous fournira, j'en suis sûre, tous les renseignements nécessaires. (Elle sort.)
De Horn ----- Le Prince ----- La Princesse
III, 9 – DE HORN, LE PRINCE.
LE PRINCE.
Est-ce vrai, monsieur ?
DE HORN.
Quoi, monsieur ?
LE PRINCE.
Ce que vient de dire la princesse.
DE HORN.
Vous devez savoir qu'elle ne ment jamais.
LE PRINCE.
Regrettez-le.
DE HORN.
Parce que ?
LE PRINCE.
Parce que je vais vous chasser.
DE HORN.
Ça n'est pas fait ?
LE PRINCE.
Ça va se faire.
DE HORN.
Sans me demander raison ?
LE PRINCE.
Sans.
DE HORN.
Tout le monde peut se battre avec de Horn.
LE PRINCE.
Je regrette, je ne suis pas tout le monde. Comment ! parce que je vous ai honoré de ma fréquentation, que je vous ai laissé, depuis deux ans, vous installer dans mon intimité, faire blanc de mon nom et de celui de mes amis, vous parer de mes fournisseurs, parce que, sans tenir compte de tout ce qui nous sépare, je me suis oublié à me signaler en public avec vous et à patronner vos voitures de ma présence, parce que enfin — j'y arrive — vous m'avez prêté un peu de ce fameux argent…
DE HORN.
Il fallait voir comme vous avez sauté dessus !
LE PRINCE.
Je me suis moins sali que vous à le gagner !… Alors vous avez cru que vous alliez vous indemniser avec ma femme, et que les faveurs d'une princesse d'Aurec n'étaient pas de trop pour vous rembourser ? Ah çà, pour qui donc nous prenez-vous ?
DE HORN.
Pour ce que vous êtes, pour une classe envieuse, égoïste et sans cœur, qui nous flatte afin de nous exploiter. Vous avez bien qualité vraiment pour prendre avec nous des grands airs de portrait, parce que nos aïeux ne nous ont pas décroché un marquisat en faisant la noce avec le roi !
LE PRINCE.
Dans le sang, monsieur, dans les batailles !
DE HORN.
Mais les Juifs, au sens méprisant où vous l'entendez, c'est vous autres ! C'est le comte un tel qui vend son nom à l'épicier enrichi dont il fait son fils adoptif, c'est la petite-fille du grand seigneur trop heureuse d'épouser le magasin de nouveautés du coin, c'est Chambersac qui touche ses commissions chez le couturier, le tapissier et le maquignon ; je vous dis que c'est vous, les Juifs, et encore un peu de temps, vous prêterez à la petite semaine.
LE PRINCE.
L'aristocratie a peut-être ses Juifs, les Juifs n'ont pas leurs aristocrates.
DE HORN.
Allons donc, partout nous tenons la tête, et je pourrais vous le prouver. Mais il ne s'agit pas de cela.
LE PRINCE.
En effet !
DE HORN.
Il s'agit de vos dédains que je ne supporterai pas plus que vos menaces. Vous êtes étonnants. Vous avez pensé que vous pourriez impunément nous caresser, nous attirer dans vos pièges, spéculer sur nos vanités même ridicules, puiser à pleines mains dans nos porte-monnaie, et nous rejeter après comme une chose usée, dès que nous avons cessé de plaire… sans que nous réclamions… Vous vous êtes trompés. Pas de Jockey, pas de princesse…
LE PRINCE.
Misérable !
DE HORN.
Et par-dessus le marché des injures ! Ah ! je n'en ai vraiment pas assez pour mon argent !
LE PRINCE.
Prenez garde que je ne vous en donne trop.
DE HORN.
Vous êtes mon obligé.
LE PRINCE.
Je vous dois, mais je ne suis pas pour cela votre obligé.
DE HORN.
Mes obligés, vous et votre femme.
LE PRINCE.
Ma femme ? Vous mentez !
DE HORN.
C'est vous qui n'êtes pas renseigné. (Il tire de sa poche un carnet qu'il ouvre.) Doit madame la princesse d'Aurec trois cent mille francs. (Geste du prince.) Elle vous le dira elle-même… par moi prêtés en plusieurs fois. (Lisant.) « Le 5 mai 1889, trente mille ; le 17 août même année, vingt mille ; le 20 janvier 1890, vingt-cinq ; le 11 mars, vingt-cinq ; enfin, il y a deux mois, deux cent… Ah ! les robes du faubourg sont très chères aujourd'hui ! ce qui, joint aux quatre cents qui vous concernent, fait un total de sept cents. Vous ne dites plus rien, à présent ? Du moment que vous me chassez comme un domestique, il faut me donner mes gages. Avez-vous sept cent mille francs sur vous ? Non ? Je ne sortirai pas de cette pièce avant de les avoir.
LE PRINCE, au comble de la fureur, levant le bras.
Vous ne craignez donc pas que je vous…
DE HORN.
Non, monsieur, non. D'ailleurs, cela ne vous libérerait pas. J'ai pris mes mesures. Je tiens le bon bout, et voilà pourquoi vous me voyez si à l'aise. Allez me chercher mon argent, je l'attends.
Scène muette du prince envahi de rage et d'impuissance ; il va et vient, se tordant les moustaches, regardant de Horn assis, impassible. Le prince sonne ; un domestique entre.
JOSEPH.
Le prince désire ?
LE PRINCE.
Rien. Allez.
Le domestique sort.
DE HORN.
Oui, vous pensiez me faire jeter dehors par vos gens et, à la dernière minute, vous n'osez pas. Homme prudent ! Vous ne savez pas comment sortir de là ? Je le conçois. Ça n'est pas commode. Vous n'avez rien à vous. Votre femme ? vous l'avez ruinée ! Votre mère ? Moins que personne elle vous viendra en aide, elle n'a pas encore digéré l'épée du connétable !… Alors ?…
LE PRINCE.
Eh bien, moi je me porte garant qu'elle va vous payer.
Il se lève et sonne de nouveau.
DE HORN.
Je demande à voir. Vous sonnez beaucoup depuis quelque temps.
Un domestique paraît.
III, 10 – DE HORN, LE PRINCE, UN VALET.
LE PRINCE.
Priez la duchesse et la princesse de venir ici de suite, ainsi que M. Sorbier et M. Montade.
Le valet sort.
DE HORN.
Tout le monde !
LE PRINCE.
Tout le monde.
DE HORN.
Comme à une partie de plaisir.
LE PRINCE.
Ou une exécution.
III, 11 – DE HORN, LE PRINCE, LA DUCHESSE, LA PRINCESSE, SORBIER, MONTADE.
La duchesse entre la première avec la princesse. Les autres suivent.
LE PRINCE.
Ma mère…
LA DUCHESSE.
Inutile. Thérèse m'a mise au courant, (À de Horn.) Monsieur, si vous voulez vous donner la peine d'aller dans votre chambre, vous y trouverez vos bagages prêts. M. Bertin, qui a reçu mes instructions, vous attend en bas, il prendra en même temps que vous le rapide de Paris qui part à cinq heures cinquante-huit, et, dès demain matin, vous serez payé.
DE HORN.
C'est bien… c'est très bien… (Il reste, cherchant quelque chose à dire.)
SORBIER, s'approchant de lui.
Retirez- vous, monsieur, vous n'avez plus rien à faire ici.
DE HORN, de la porte.
À propos, l'épée du connétable ? C'est moi qui l'ai.
Le prince veut s'élancer. Sa mère l'arrête du geste.
LA DUCHESSE.
Dominique !
De Horn sort dans le silence général.
III, 12 – LE PRINCE, LA DUCHESSE, LA PRINCESSE, SORBIER, MONTADE.
Le prince s'assoit avec un geste de colère et de dégoût, se prend la tête, et pleure.
MONTADE, à mi-voix.
La détente.
SORBIER, à part, à la duchesse.
Tenez, dans ce moment, vous en ferez ce que vous voudrez, il est à vous.
LA PRINCESSE, à son mari.
Remercie ta mère, elle le mérite.
LA DUCHESSE, allant à lui.
Es-tu content de moi ? ai -je été duchesse de Talais ?
LE PRINCE.
Oui. C'est vous qui êtes noble. C'est moi qui ne le suis pas.
LA DUCHESSE.
Quand le seras-tu ?
LE PRINCE.
Jamais comme vous le voudriez ! Je ne peux vous faire aujourd'hui qu'un serment : celui de vivre en honnête homme, et quand il le faudra, de mourir en prince.
LA DUCHESSE.
La guerre ? Tu te feras tuer ?
MONTADE, avec une douceur polie.
Pas plus que nous tous.
LE PRINCE, avec fierté, se redressant.
Il y a la manière.