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Georges LAFENESTRE

CHOIX DE POÈMES

PASQUETTA


VERLAINE, dans Les Hommes d'aujourd'hui, a fait grand éloge du recueil de Lafenestre Idylles et Chansons :

« J'ai eu cette sensation d'un ami, depuis longtemps quitté de par les purs caprices du sort, soudainement rencontré et entretenu non sans un très délicat plaisir d'anecdote ancienne en relisant ces jours derniers l'œuvre poétique de Georges Lafenestre. […] L'amour, un amour quelquefois d'une riche et chaude sensualité (Dans les blés, Pulvere levius, etc.), le débat avec elle-même d'une âme croyante en proie au tragique doute contemporain, l'expansion d'une jeunesse virile et tendre, font le thème de ces morceaux plus que remarquables, dignes pour la plupart d'une anthologie très exclusive et très large. Peu après la publication des Espérances, saluée non sans enthousiasme par la génération levante des poètes admirateurs de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville, en dépit des fortes réminiscences de Musset qui s'y trouvaient. (Musset n'avait pas l'heur de nous plaire, enfants pas mal pédants que nous étions alors.) Lafenestre collabora au Parnasse où ses "contributions" (English spoken here) eurent un très grand succès d'estime, bien juste. Il était désormais classé, non parmi les moindres, quelque chose comme entre Sully-Prudhomme et Armand Silvestre. Les recueils qui suivirent et qui s'intitulent la Clef des champs, l'Âme en fête et la Chute des rêves, continuent, accentuent, portent à leur sommet de perfection les grandes qualités si brillamment inaugurées dans les Espérances. Je voudrais pouvoir citer ici, entre bien d'autres pièces, tour à tour sévères et riantes, excellemment composées et d'une très remarquable et continue mélodie, d'émouvants fragments des Vieux époux (la Clef des champs), et des Survivants (la Chute des rêves), ainsi que le si noblement voluptueux Souvenir antique (l'Âme en fête). […] Non seulement un entrain puissant, une couleur large et réjouissante, une conduite élégante et forte de la période font de Pasquetta une œuvre d'art considérable.



AU LECTEUR (Les Espérances)

Je suis de ces fous qui s'en vont rêvant
De printemps sans fin, d'amours éternelles ;
Mes erreurs, tu vois, ne sont pas nouvelles ;
Le père au tombeau les lègue à l'enfant.

Qu'y faire, après tout ? Nous suivons le vent
Comme la poussière et les hirondelles :
Mon corps a des pieds, mon âme a des ailes.
Parfois je m'envole et rampe souvent.

Dans ces vers troublés si tu veux les lire,
Tu dois retrouver plus d'un franc sourire,
Les pleurs y sont vrais et tombés des yeux.

L'auteur pour le reste est bien jeune encore ;
Ne demande pas de fruit à l'aurore :
L'homme qui grandit demain fera mieux.

***
LE PLONGEUR (Les Espérances)

Comme un marin hardi que la cloche aux flancs lourds
Sous l'amas des grands flots refoulés avec peine
Dépose, en frémissant, dans la terreur sereine
Des vieux gouffres muets, immobiles et sourds,

Quand le poète pâle, en descendant toujours,
Tout à coup a heurté le fond de l'âme humaine,
L'abîme étonné montre à sa vue incertaine
D'étranges habitants dans d'étranges séjours :

Sous les enlacements des goëmons livides
Blanchissent de vieux mâts et des squelettes vides :
Des reptiles glacés circulent alentour ;

Mais lui, poussant du pied l'ignoble pourriture,
Sans se tromper poursuit sa sublime aventure,
Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour !

***
DANS LES BLÉS (Les Espérances)

Comme un aigle agitant les éclairs de ses ailes,
Plane un large soleil sur les coteaux brûlés ;
Sous le vol transparent des vives sauterelles
La moisson pousse en chœur ses vagues solennelles…
Oh ! les beaux blés !

J'aperçus les amants derrière un sycomore,
Embarrassant leurs pas dans les sillons voilés,
Lui comme le ciel jeune, elle plus jeune encore ;
Autour d'eux pétillait la cigale sonore…
Oh ! les beaux blés !

De quels frissons ardents, de quelle plainte émue
Les taquinait l'essaim des épis étoilés,
Quand la blonde à son bras s'arrêta suspendue
Pour aspirer l'amour dans la chaude étendue…
Oh ! les beaux blés !

Bien seuls! Ils le croyaient. Dans les champs solitaires
Rien qu'un bruit lent et sourd de bœufs agenouillés,
Mâchant avec lenteur la cime des fougères ;
Un ruisseau babillard, frétillant dans les pierres…
Oh! les beaux blés!

Rien que le ciel qui rit et le bois qui sommeille!
Amants, mêlez sans peur vos longs regards troublés.
Elle rougit pourtant, rougit jusqu'à l'oreille
Quand frémit le baiser sur sa lèvre vermeille…
Oh ! les beaux blés !

Et l'ondulation des plaines indiscrètes
Ouvrant et refermant ses sillons affolés,
Dans les coquelicots, les bluets, les clochettes,
Roula joyeusement deux têtes inquiètes…
Oh ! les beaux blés !

Sait-on quand peut finir un baiser qui commence ?
Les refrains en font peur lorsqu'on les a chantés.
Je changeai prudemment de chemin en silence ;
On peut avoir besoin de la même indulgence.
Oh ! les beaux blés !

***
HYMNE (Idylles et chansons)

Je porte en moi l'âme du monde,
Du monde entier, du riche et mobile univers,
Âme agitée, âme féconde
Où des printemps hardis chassent les durs hivers !

La terre en qui je prends ma force
M'associe à sa joie autant qu'à ses douleurs,
Comme l'arbuste à frêle écorce
Qui vit de sa rosée et porte ses couleurs.

Ô misère ! la froide brume
Appesantit mon rêve en inclinant les bois !
Ô splendeur ! L'aube qui s'allume
Dans tous les plis du cœur m'illumine à la fois !

Hors de moi s'enfuit quelque chose
Sur le cours d'eau, sur l'aile errante des ramiers ;
Elle s'ouvre en moi, blanche et rose,
La floraison d'avril qui rit dans les pommiers !

Avec les cimes balancées
Des sapins ténébreux qui gémissent en chœurs,
Se vont lamentant mes pensées,
Qui se dressent alors vers d'étranges hauteurs ;

Et le mot, le seul mot d'espace
Ouvre, en mon crâne étroit, de si vastes déserts,
Que l'hirondelle, bientôt lasse,
Regrette, à les franchir, l'immensité des mers !

En toi, par toi, Monde admirable,
Je vis, mêlant ma force à ton activité,
Suivant ta course infatigable
Sans peur, comme l'enfant par sa mère emporté.

Marchons ! Quelqu'un doit nous attendre,
Je ne sais où. Marchons par l'espace et le temps,
Hélas ! sans jamais rien comprendre
Au sublime labeur qui nous tient haletants !

***
EMBRASEMENT (Idylles et chansons, La Clef des champs)

Comme la gueule en sang d'une large fournaise
Qui s'ouvre tout à coup dans un noir carrefour
Et crache des torrents de fumée et de braise
Sur les pavés rougis qui craquent à leur tour.

Brusquement, le Soleil dans l'horizon éclate.
Furieux, et, trouant les montagnes de fer,
Vomit, à grosse écume, une lave écarlate
Qui roule au grand galop dans les rocs, vers la mer.

Les nuages surpris se heurtent pêle-mêle
Sous le fouet des rayons qui jaillissent contre eux.
Et, tels que des manteaux déchirés par la grêle,
Traînent, éparpillés, leurs lambeaux poussiéreux.

Du feu ! Du feu ! Tout croule en l'incendie immense,
Rocs aigus, îlots plats sous les roseaux nageant.
La ville au loin qui sent dans la flamme, en silence,
Fondre ses ponts de marbre et ses clochers d'argent.

Comme un cuvier bouillant la lagune étincelle
Et les longs avirons, éclatant par les airs,
Dans le brasier qui coule aux flancs de la nacelle
S'allument en cadence et pleurent des éclairs.

Ô splendide, ô vivante, ô divine lumière,
Dans cet embrasement de l'univers joyeux,
Prends l'homme aussi, prends moi ; voici mon âme entière,
Toute, je te la livre, ô Soleil radieux !

Loin, bien loin, aussi loin que tes flèches vibrantes
Brisent la nuit stérile et vont ouvrir des yeux,
Jette-la, trempe-la de tes clartés puissantes
Dans la pourpre des mers et la pourpre des cieux,

Afin que, retombée aux ombres de la vie
Elle épanche à son tour, sans jamais s'apaiser,
Les trésors de chaleur qui l'auront assouvie
Dans la force et l'éclat de ton dernier baiser !

***
VIEUX ÉPOUX (La Clef des champs)

Au fond du ravin sec où, dans les pierres blanches,
Trois blêmes oliviers trainent leurs pieds poudreux,
Surla pente exposée au vent des avalanches,
Une vieille, un vieillard, près d'une hutte en planches,
Côte à côte, à genoux, seuls, travaillent tous deux !
Ridés, maigris, hâlés par les longues années,
Ils travaillent, muets sous la rude chaleur,
Ils fouillent de leurs mains jaunes et décharnées,
Haletants, sans repos, ces glèbes obstinées
Qui n'ont jamais livré le pain qu'à la douleur.
Couple autrefois superbe après les épousailles !
Comme ils marchaient alors, fiers dans les grands sillons,
Lançant leur chanson fraîche au-dessus des broussailles !
Quels fracas de baisers, quelles folles batailles
Effaraient devant eux les vols noirs d'oisillons !
Quatre enfants se roulaient nus dans l'herbe prochaine,
Quand, s'asseyant à l'ombre étroite du vieux mur,
La jeune mère ouvrait encor sa robe pleine
Au dernier-né si vif et qui, sans prendre haleine,
Buvait, buvait, pendu des deux poings au sein mûr.
Ces enfants, où sont-ils ? Quand la grappe est bien blonde
Le vendangeur la coupe en chantant tra la la !
O Destin matinal, que tu fais bien ta ronde !
Les fils ? Ils ont sombré sous la mer vagabonde.
La fille ? On l'a volée. Et les vieux restent là !
Mais comme deux ormeaux cramponnés à la crête
D'un cap rasé, devant la formidable mer,
S'enlacent en silence aux coups de la tempête
Et, pliant à la fois, sentent leur vieille tête
S'élaguer de niveau comme au tranchant d'un fer,
Toujours on les a vus, d'une même attitude,
Enchaînés au labeur, enchaînés à l'amour,
Attendre, en se courbant, la lente lassitude
Qui, d'une main égale écrasant leur dos rude,
Les livrait au Destin plus brisés chaque jour.
La terre, devant eux entr'ouverte et vorace,
Par degrés les rappelle entre ses bras jaloux !
Tant qu'ils ont pu, voûtés, mais debout, sur la place
Ils ont lutté. Saisis enfin d'un froid de glace,
Ils sont tombés, tremblants, sur leurs maigres genoux.
Restez ainsi, restez, martyrs ! Comme une cendre
Qui croule à bas d'un coup au seul toucher de l'air,
La Mort, la bonne Mort qui se fit bien attendre,
N'aura qu'à vous pousser du doigt pour vous étendre
Sur ce roc qui vous fut si cruel et si cher !
Des voisins ramassant vos pioches ébréchées
Creuseront, sans rien dire, aux fraîcheurs d'un beau soir,
Un grand trou sous le corps des victimes couchées,
Comme on fait au soldat, dans les herbes tachées,
Son lit d'honneur sous l'arbre où le coup l'a fait choir.
Le monde à d'autres saints garde ses chants de gloire.
Qui parlera de vous, quatre jours écoulés,
Sinon ce gros voisin, l'aubergiste aux mains noires,
Qui bavarde là-bas, embrouillant vingt histoires,
La cruche au poing, devant les piétons attablés ?
Ah ! moi, j'en parlerai ! Moi, le fuyard des villes,
Moi, le Parisien pâle en quête de santé,
Las de voir parader des orgueils imbéciles,
Et le sale troupeau des passions stériles
Voler son nom sublime à l'amour insulté !
Car, ainsi qu'une fleur rare, exquise, sauvage,
La fleur du bonheur simple et des fortes amours,
J'ai cueilli sur ma route, en tressaillant, l'image
Du vieux couple penché sur son antique ouvrage,
Sans plainte et sans espoir, sous les soleils trop lourds;
Et la fraîcheur salubre à mon âme enfiévrée
A monté tout à coup, dans un souffle plus pur
Que le vent des glaciers sur la neige empourprée
Dont s'emplit à longs traits la poitrine altérée
Du chasseur de chamois droit, là-bas, dans l'azur !

***
SOUVENIR ANTIQUE (Idylles et chansons, L'Âme en fête)
A PUVIS DE CHAVANNES

Quand sur l'Ida fleuri, lente, la gorge nue,
De frissons amoureux troublant l'air virginal,
Cypris quittait, au bruit du ruisseau matinal,
Son char tout emperlé des larmes de la nue,
Parfois, devant le seuil de l'antre calme et frais
Où, sa cithare au flanc, sommeillait son Anchise,
Dans le gazon moelleux perdant ses pieds distraits,
La mère du sourire hésitait, indécise,
Et, regardant en paix son amant sommeiller,
L'admirait, l'adorait, n'osait pas l'éveiller.
La lumière glissante enflammait le visage
Du beau pâtre allongé sur la peau des grands ours;
Tel qu'un hêtre puissant baigné par son feuillage,
Son front mâle éclatait parmi ses cheveux lourds;
Tandis qu'elle, sentant sa gorge impatiente
Se gonfler comme un fruit brûlant qui veut mûrir,
Jetait en chauds baisers l'amour qui la tourmente
Aux roses des buissons prêtes à s'entr'ouvrir.
Et les fleurs, dans leur rêve en sursaut éveillées,
Frémissantes, riaient sur les tiges mouillées,
Aspiraient longuement ces désirs embrasés,
Et tour à tour, offrant leurs bouches purpurines,
Rendaient, rendaient cent fois à ces lèvres divines
L'ivresse et les parfums des immortels baisers !

***
COLLINES TOSCANES (Idylles et Chansons, L'âme en fête)

Depuis qu'aux belles mains des saisons alternées
La terre aux flancs profonds, sans compter les années.
Abandonne et reprend son manteau de soleil,
Quand le jeune printemps ranime les verveines,
Combien d'hommes, combien, sur ces pentes sereines,
Sont venus avant moi saluer ce réveil ?

Là-bas, combien ont vu, tels qu'on les voit encore,
Comme un bouquet de lis qu'effeuille un vent d'aurore,
Pleuvoir les pigeons blancs sur la brique des toits,
Et, sur la vasque bleue où tremblent des coquilles,
Pêle-mêle, grimper des enfants en guenilles,
Avec un rire frais qui monte vers les bois ?

Vieux oliviers, nourris de paix et de lumière,
Avez-vous, dites-moi, d'une ombre familière
Enveloppé Byron courbé sous sa douleur,
Et, dans cette âme altière et malgré soi charmée,
Aux murmures discrets de la fine ramée,
Réveillé ce qu'un autre eût nommé le bonheur ?

À cet azur vibrant qui tuait sa prunelle
Milton jeune, en passant, déroba l'étincelle
Dont s'alluma, plus tard, l'aurore de l'Éden ;
Sous ces pommiers, déjà, l'entraînant, blanche et nue,
La curieuse Héva, de sa main ingénue,
Cueillait, en les nommant, tous les fruits du jardin.

Sur ce roc Galilée écoutait, vieux et morne,
Comme des chars au cirque emportés vers la borne
Les astres haletants craquer sur leurs essieux ;
Ces durs cyprès l'ont vu, fier de sa solitude,
À sa bêche de fer appuyant son pied rude,
Ouvrir d'un long regard le long voile des cieux.

Des lauriers étaient là, non moins verts et tranquilles,
Quand le Dante à leurs pieds, las des clameurs serviles,
S'agenouillait devant son Dieu, son seul recours,
Et, tourné tout entier vers l'ingrate Florence,
Sous son crâne d'airain refoulait en silence
Un orage grondant de haines et d'amours.

Ici rêva Pétrarque, et Virgile, peut-être,
Virgile en ce ravin s'assoupit sous un hêtre
Aux tintements épars des chevreaux bondissants.
Avant eux, après eux, des hommes que j'ignore,
Qui n'ont pas au temps sourd jeté de nom sonore,
En foule ont piétiné ces routes en tous sens.

Ah ! qui que vous soyez, vieux bergers, belles femmes,
Poètes saints, vous tous qui portiez mêmes âmes
Sous la mobilité des langages divers,
Romains vêtus de cuir, Toscans traînant la soie,
Tous, un élan vous prit de grande et saine joie
Quand l'éternel soleil rouvrit les bourgeons verts !

Comme à moi ce ciel frais vous fit dresser la tête,
L'alouette lança dans votre oreille en fête
Ce trille de cristal qui tinte encor dans l'air,
Et vos douleurs fuyaient déjà comme les miennes,
Vers la mer calme, avec le rire des fontaines
Qui baisent, en courant, leurs roseaux nés d'hier.

Car nul ne connaîtra de passion si forte
Qui n'ait au même lieu, qui n'ait, de même sorte,
Avant lui, par milliers, agité des vivants ;
Ce qui bondit en moi, ce matin, d'allégresses,
N'est-ce pas le frisson de vos fortes jeunesses,
Races à naître, encore éparses dans les vents ?

Des bonheurs d'autrefois goûtés à cette place
Mon bonheur se grossit en moi, l'homme qui passe,
Comme un fleuve gonflé d'innombrables torrents :
Tel j'ai senti dans l'ombre, aux heures de souffrance,
D'autres pleurs que les miens m'envahir par avance ;
Mon âme universelle a gémi dans le temps !

Invisibles amis, ô familles sans nombre
De pâles oubliés qu'a repris la nuit sombre,
D'inconnus que ses flancs ont peine à retenir,
Germes, débris, roulés dans l'insondable espace,
Par ce beau jour de mai, frères, je vous embrasse,
Au fond du passé vaste et du vaste avenir !

***
SURVIVANTS (Idylles et chansons, La Chute des rêves)

D'un rude paysan mort hier à la peine,
Mort sur sa vigne, au coup de quatre-vingt-dix ans,
Le convoi, lent et noir, vers l'église lointaine
Serpente, au grand soleil, par les guérets luisants.
Quatre gars en sueur sont ployés sous la bière;
Pêle-mêle, à pas lourds, suivent les vignerons.
A la file, on entend s'égrener le rosaire
Des femmes, haletant sous leurs longs capuchons.
Pas un arbre dans l'interminable poussière
D'où s'étende un lambeau d'ombre sur les piétons.
Deux vieillards essoufflés, qui traînent en arrière,
Trébuchent;leurs doigts chauds glissent sur leurs bâtons.
Ils tirent sans pitié, tirent leurs jambes mortes:
Va-t-on dans l'affreux trou jeter, sans leurs adieux,
Le dernier compagnon de leurs jeunesses fortes,
Mâle et triste débris du grand siècle, comme eux ?
Car ils furent tous trois de vaillants camarades,
Aux bataillons du Rhin, sous Kléber ! Tous les trois,
Ivres de République et fous de canonnades,
De bonne heure ont mené gaiment la chasse aux rois.
Du Zuyderzée au Tibre, à fières enjambées,
Vaux et monts, ils ont tout franchi plus d'une fois,
Et quand Moscou flambait, dans les poutres tombées,
L'arme au bras, les derniers, ils ont passé, tous trois !
Le noir cortège va, va par la longue plaine,
Se perd sous le taillis à l'église adossé.
Les vieux n'en peuvent plus, ils tombent hors d'haleine,
Demi-morts, au revers brûlant du blanc fossé !
Côte à côte étendus, chacun, l'oeil sur la trace,
Croit entendre son glas qui sonnera demain,
Et songe que, cloué sans force à sa paillasse,
L'autre ne suivra plus son corps à mi-chemin,
Tandis qu'au loin, là-bas, dans les fermes d'Alsace,
Les Prussiens attablés ricanent, triomphants,
Et boivent à la fin d'une trop vieille race
Où les hommes lassés n'engendrent plus d'enfants !

***
L'ÉBAUCHE, sur une statue inachevée de Michel-Ange (Idylles et chansons, La Chute des rêves)

Comme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu'il écrase et ses membres tordus.

Impuissance ou dégoût, le ciseau du vieux maître
N'a pas à son captif donné le temps de naître,
À l'âme impatiente il a nié son corps ;
Et, depuis trois cents ans, l'informe créature,
Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude et du genou fait d'horribles efforts.

Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas et les coupoles peintes,
L'appellent vainement ses aînés glorieux :
Comme un jardin fermé dont la senteur l'enivre,
Le maudit voit la vie, il s'élance, il veut vivre…
Arrière ! Où sont tes pieds pour t'en aller vers eux ?

Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n'est rude autant que la Nature ;
Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jeux souverains,
Pour encombrer le sol d'inutiles ébauches
Qu'on voit se démener, lourdes, plates et gauches,
En des destins manques qui leur brisent les reins.

Elle aussi, dès l'aurore, elle chante et se lève,
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l'argile des morts,
Puis, tout d'un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pêle-mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d'âme et des moitiés de corps.

Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,
Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur cœur fragile et de leurs membres grêles,
S'efforcent au bonheur qu'on leur avait promis.

Vastes foules d'humains flagellés par les fièvres !
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres.
La marâtre brutale en finit-elle un seul ?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force ;
Comme l'arbre, au printemps, déchire son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s'agite en son linceul.

Qu'en dis-tu, lamentable et sublime statue ?
Ta force, à ce combat, doit-elle être abattue ?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes,
Avant qu'on nous montrât les portes entr'ouvertes
D'un ironique Éden qu'un glaive nous défend ?

Ah ! nous sommes bien pris dans la matière infâme :
Je n'allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l'artiste, homme ou dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une œuvre commencée,
Son bras indifférent n'y retourne jamais.

Pour nous le mieux serait d'attendre et de nous taire
Dans le moule borné qu'il lui plut de nous faire,
Sans force et sans beauté, sans parole et sans yeux.
Mais non ! le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Maudissant Michel-Ange, et réclamant des dieux !

***
ORMEAUX DE BEAUCE (Images fuyantes, En Bonne France)

Sur la grand'route, en longues files,
La route droite et plate, et qui n'en finit plus,
Les ormeaux, soldats immobiles,
Veillent, des deux côtés, debout sur les talus.

Faction rude et monotone !
En hiver, tenir tête à l'assaut des vents froids.
Gémir sous la pluie en automne,
L'été, se dessécher sous des rayons trop droits !

Tout leur feuillage est en guenilles ;
Ils ont, dans les cheveux, mille débris mêlés,
De la fange jusqu'aux chevilles,
Ou, sur les pieds, des tas de cailloux empilés !

Quel métier ! Pas de causerie
Avec de bons voisins comme dans les bois verts !
Au loin, pas un ruisseau qui rie !
Dans les flancs, le tictac des stupides piverts !

Quel sot métier ! Et pourquoi faire ?
Pour ombrager parfois des cantonniers suants,
Un cheval blessé qu'on déferre.
Pour garer de l'averse un convoi de truands !

Tous des ingrats, hommes et bêtes,
Qui, voyant défiler leurs protecteurs poudreux,
Ne roulent qu'une idée en tête,
Celle de n'en plus voir, les trouvant trop nombreux !

Ah ! que les grands arbres s'ennuient
Dans la Beauce ! Et comme ils s'étirent au soleil.
Cherchant des oiseaux qui les fuient,
Puis baillent, lourdement, dans leurs nuits sans sommeil !

lis en demeurent tout difformes ;
Et, sur le soir, rien n'est formidable et hideux
Comme les grimaces énormes
De leurs profils blessés dans la rougeur des cieux,

A l'heure où tous ces géants sombres
Semblent se mettre en marche, et, de leurs bras tordus.
Fouillant l'amas croissant des ombres.
Comme pour y happer les passants éperdus,

Promènent, dans leur cime opaque,
Sitôt qu'à leur portée arrive en trébuchant
Quelque gamin dont la dent claque,
Un ricanement brusque, envieux et méchant !

***
BARQUES BRETONNES (Images fuyantes, En Bonne France)

Dans le lacis obscur des ruelles peuplées 

L'aube rose a glissé l'appel de ses reflets :

Un cliquetis joyeux de portes et volets 

Court le long des maisons sur la côte empilées. 



Par bandes, les marins débouchent des allées ;

Derrière, en sabotant, lestes, sur les galets, 

Les filles, riant clair, apportent les filets :

Le vent frissonne et jase en leurs coiffes ailées,

Le même vent qui souffle au large, et qui, gaiment,
Siffle dans la voilure ouverte, et le grément
Des barques où, pensifs, près des barres prudentes,

Les pilotes âgés, d'un grand geste, ont fait voir
Le rire bleu du ciel qui promet jusqu'au soir
Un prompt retour, après les pêches abondantes.


PASQUETTA

CHANT PREMIER

I
Printemps ! printemps ! l'Arno, soulevé dans ses rives,
Vers la mer à grand bruit porte l'eau des glaçons,
On sent monter partout des verdures craintives
Comme un désir aux yeux des timides garçons,
Et les cimes d'azur que l'Apennin déplie,
D'un long voile abritant la Toscane endormie,
Au bruit des vents grondeurs ferment ses horizons.

II
Les ceps aux bras lascifs, semés de perles blanches,
Grimpent en se tordant jusqu'aux plus hautes branches
Où la lumière chaude enivre les oiseaux ;
L'olivier rude et gris agite son front pâle
Comme un vieillard qui fuit le penser de ses maux,
Et, dans l'atelier sombre où forge la cigale,
Les seigles pour l'été tissent de blonds manteaux.

III
Printemps ! printemps ! printemps ! la nature immortelle
Rougit, après trois mois, de sa stérilité,
Et le soleil viril à sa grande mamelle
Porte le lait joyeux de la maternité :
Humanité, debout ! à l'œuvre, chêne et rose !
Croissez, pensez, vivez, malheur à qui repose !
Le squelette a frémi dans sa bière agité.

IV
Combien, sur l'herbe humide, au penchant des ravines,
S'ouvriront de bluets, et combien d'aubépines ?
Les nids s'emplironl-ils dans la paix des buissons ?
Ainsi qu'un long essaim de mouches inquiètes
S'échappe de la gerbe à la fin des moissons,
Autour du front blanchi des tranquilles poètes,
Combien volera-t-il de nouvelles chansons ?

V
Le sculpteur verra-t-il son imposant cortège
De fils obéissants joindre leurs mains de neige
Sur la tour formidable à l'ombre d'une croix ?
Combien entendra-t-on de baisers sous les treilles ?
Combien de nouveau-nés, mordant leurs petits doigts,
Les bruns marins, penchés sur leurs femmes vermeilles,
Berceront-ils du pied devant leurs seuils étroits ?

VI
De tout ce qui naîtra Dieu seul saura le nombre ;
Enfants, bourgeons, épis, rêves de joie ou d'ombre,
Lui seul verra monter tous ces germes heureux !
Comme des ouvriers qui reçoivent leur tâche,
Sans savoir pour quelle œuvre, hommes, forêts et cieux,
Chacun de leur côté, travaillent sans relâche :
Le maître qui les paye a su penser pour eux !

VII
Printemps ! printemps ! printemps ! Oh ! la fille charmante !
Ses yeux, doux et mutins, riaient dans ses cheveux,
Comme au travers des joncs frétille une eau courante
Où se noie en passant le frelon curieux.
On l'appelait Pasqua : sa mère, une pauvresse,
Au prône, un jour de Pâque, en chuchotant sa messe,
L'avait laissé tomber dans l'encens des saints lieux.

VIII
Beppo, l'orphelin brun, cheminait avec elle
Dans le vallon qui fume autour de Bondoné ;
Chacun d'eux ignorant comme une sauterelle
Depuis quelle semaille il pouvait être né :
Peut-être pensaient-ils qu'au delà des montagnes
Tourne un autre soleil sur d'étranges campagnes.
L'oranger de quinze ans paraissait leur aîné.

IX
Si vous avez aimé, vous en savez l'histoire,
Si vous avez aimé sans remords et sans gloire,
Quand votre âme éclatait comme un bourgeon au vent !
Plus tard l'homme sait trop ce que son cœur désire :
Ce cœur souillé se ferme, et, sur son front souffrant,
Il cloue un masque lourd fardé d'un faux sourire
Que l'acre passion ne lève qu'en pleurant.

X
Les nids s'effarouchaient de leurs éclats de rire !
Criant à tous propos, puis, sautant sans rien dire,
Ils suivaient le hasard du sentier incertain :
Au moindre gué qui jase, au murmure d'un tremble,
Pour un méchant caillou tombé dans le chemin,
Comme des tiges sœurs qu'une haleine rassemble,
Ils se prenaient bien vite et se gardaient la main.

XI
Derrière eux, au doux bruit des saisons disparues,
Les vieillards, accoudés sur les rudes charrues,
S'essuyaient quelques pleurs du revers de leur bras ;
Les femmes, à pas lents, tirant leurs quenouillées,
Sous leurs chapeaux flottants se souriaient tout bas,
Et, rougissant un peu, cherchaient dans les feuillées
Ces chastes étourdis qui ne se tournaient pas.

XII
C'étaient de longs combats à coups de primevères,
Des fuites sous les bois, de farouches colères
Qu'apaise une rançon de baisers bien sonnants,
Puis des repos subits où le couple timide,
À l'ombre, dans les yeux se regardait longtemps,
Comme un passant qui voit, courbé sur l'herbe humide,
S'éclaircir son image en des flots transparents.

XIII
On faisait des projets, l'éternelle folie
Qu'on commet si bien seul, et mieux encore à deux,
Projets qu'une heure apporte et que l'autre heure oublie
Comme la mer qui joue avec l'éclair des cieux :
Quand on serait plus grand, on aurait, sous l'église,
Entre deux citronniers une chaumière grise,
Un gros chien pour garder les nourrissons peureux.

XIV
Quatre brebis à soi, se traînant dans la plaine,
Des brebis du bon Dieu, qui de lait et de laine
Fourniraient à foison tous les pays connus.
Le haut soleil pourtant, monté sur les collines,
De son sourire ardent couvait les ingénus,
Le sable blond, criblé de lueurs argentines,
Pétillant et joyeux, chauffait leurs beaux pieds nus.

XV
Et l'alouette, errant au travers des nuées,
Le vert lézard, frôlant les feuilles remuées,
Le grillon, sautillant sous la bruyère en pleur,
Le chêne qui s'égoutte, et la jeune prairie,
À la fois saluant l'amour et le bonheur,
Mêlaient, dans une sainte et charmante harmonie,
Les gaietés de la terre aux gaietés de leur cœur !

XVI
Leurs chèvres, autour d'eux, promenant des clochettes,
Couraient, sautaient, mêlaient leurs barbes inquiètes,
Frottaient leur corne usée aux buissons, et broutaient ;
Les boucs, graves et lents, dressant leur tête armée,
En paladins courtois sur le pré se heurtaient,
Et les agneaux gourmands dans l'orge clair-semée,
Tant que dure un baiser, en fraude s'écartaient.

XVII
Tout à coup Pasquetta s'arrête, cherche et crie :
« Carina ! Carina ! que devient l'étourdie ?
Quelque jour, tu verras, nous perdrons le troupeau ! »
Au vent le bouquet rose, au vent la blanche cape !
Un tintement s'agite au fond du Mugello :
Dans les sillons croulants la fillette s'échappe
Comme un caillou lancé qui rebondit sur l'eau.

XVIII
« Dans les blés, sans pudeur ! je vous lierai, princesse,
Si votre pied cornu vous égare sans cesse ;
Je vous lierai bien court comme un chien de deux mois.
Aujourd'hui, savez-vous ? on vous peint votre image ;
Traînez moins cette robe aux épines du bois :
Allons, le nez en l'air, l'œil vif et bon visage !
Regarde, mon Beppo, je la tiens cette fois. »

XIX
Le pâtre était muet ; ses yeux, pleins de lumière,
Traversaient le vallon, les grands monts, la rivière,
L'inconnu sommeillant dans sa sérénité ;
Dans ce torrent de bruits, d'ombres et d'étincelles,
Haletant, curieux, surpris, épouvanté,
Il se sentait au cœur trembler comme des ailes
Pour saisir de son vol l'ardente immensité :

XX
« Beppo, Beppo, dors-tu ? — L'Arno marche avec joie,
L'aigle, chargé d'éclairs, sans s'épuiser tournoie,
Dans l'air bleu le brouillard s'échappe pas à pas :
Où vont-ils ? où vont-ils ? — La méchante demande !
Crois-tu que les bergers s'embrassent mieux là-bas ?
Pour nous tenir tous deux, la vallée est bien grande ;
Que t'importe une terre où je ne serais pas ?

XXI
La blanche Carina d'ailleurs s'impatiente.
Au feu des bûcherons, dans la cendre fumante,
J'ai pris trois gros charbons qui noirciraient l'enfer,
L'ombre à propos descend dans l'herbe qui bourdonne,
Voici nos bons rochers qui tendent leur dos clair :
Mon beau petit saint Luc, implore la madone
Qui descendra vers toi dans la fraîcheur de l'air !

XXII
— Un baiser, Pasquetta ? — Non, pasteur de paresse,
Qui dormez tout le jour mieux qu'un maigre olivier ;
Après.— De suite ! — Après. — Je le prendrai, traîtresse ! —
— Défends-moi, Carina ! » — Saisie à son collier,
La bête en vain s'effare et bêle avec furie :
D'un bond charmant l'enfant, derrière elle accroupie,
S'abrite de son front comme d'un bouclier.

XXIII
« Reste, cria Beppo, reste là, je t'en prie. »
Le groupe obéissant frémit sur la prairie ;
Les sureaux blanchissants, l'ébénier, les lilas
Secouaient alentour leurs grappes enchaînées,
Et les yeux de la fille, ouvrant leurs noirs éclats,
Montèrent au-dessus des cornes étonnées,
Comme des raisins mûrs dans les verts échalas.

XXIV
Oui, pauvre adolescent, oui, pâlis et frissonne,
C'est l'acre amour du beau qui te gonfle le sein,
Vendange aux flots sanglants, bouillonnante à l'automne,
Qui brise sans pitié les amphores d'airain !
Sous ton doigt maladroit le dur charbon s'écrase,
Tous deux, peintre et modèle, errez dans votre extase,
Et vous n'entendez pas monter sur le chemin.

XXV
Vers vous, maigre et pensif, un homme s'achemine,
Longs cheveux étalés sous un bonnet vermeil ;
Dans ses plis nonchalants sa robe florentine
Lui roule jusqu'aux pieds la splendeur du soleil.
Au joyeux groupe, à l'œuvre informe qui s'achève,
Ses doux yeux, au travers du voile de leur rêve,
Sourient, comme un ruisseau qui s'éclaire au réveil :

XXVI
« Que fais-tu là ? » — Beppo trembla, Pasqua pourprée
Laisse en paix gambader la chèvre délivrée ;
La voix de l'étranger lui tombait sur le cœur !
« Pâtre, veux-tu me suivre et venir à Florence ?
Je te ferai conduire aux grands arceaux du chœur
De célestes agneaux défilant en silence
Sous les pieds blancs du Christ en robe de couleur.

XXVII
— Seigneur, Pasquette et moi, nous n'avons qu'une mère,
La sienne. On rentre tard, et la nuit n'est pas claire ;
Quelquefois on a peine à tenir le troupeau.
Je vivrai dans le val et j'y mourrai comme elle.
— Enfant, tu reviendras, tu seras riche et beau,
Et tu l'emmèneras, comme une demoiselle,
À son balcon sculpté chanter au bord de l'eau. »

XXVIII
La pauvrette surprise enveloppait son pâtre
De ces regards soumis, pleins d'amour idolâtre,
Que les femmes en pleurs font descendre des cieux :
« Il ment, fit-elle, il ment ! Seigneur, tu peux le prendre.
Seul, il voulait déjà suivre l'Arno joyeux :
Je suis grande et bien forte, et je saurai l'attendre,
Pourvu qu'il m'aime encore, et qu'il soit plus heureux !... »

 

XXIX
Quand le soleil roula, comme une hydre mourante,
Ses tronçons déchirés sur la plaine sanglante,
Un lourd cheval trottait loin de Vespignano ;
En croupe, bondissant à chaque fondrière,
Aux flancs du cavalier serré comme un anneau,
Le chevrier pensif se tournait en arrière
Vers un groupe obscurci debout sur le coteau.

XXX
La nuit calme allumait ses plus tendres lumières ;
Comme un groupe incertain qui fuit dans les clairières,
Les nuages muets, penchés avec langueur,
À pas lents défilaient sur les cimes lointaines,
Et le vent, tout chargé de rire et de fraîcheur,
Qui berçait dans les bois le sommeil des verveines,
Séchait en murmurant les yeux du voyageur.

XXXI
Oh ! qui saura jamais comment la voix des mères,
Les larmes du berceau, les cris des jeux bruyants,
Comment les noirs buissons, les oiseaux, les rivières,
Grossissent les pensers sous le front des enfants ?
Comme un bois nouveau-né qui veut croître à la vie.
Et, pour prendre sa sève à la brise et la pluie,
Agite autour de lui ses bras impatients,

XXXII
Beppo, de tous côtés respirant l'étendue,
Suivait les longs replis de l'horizon serein,
Et les reflets d'en haut sur la nuque tondue
Des moines attardés qui priaient en chemin ;
Comme un bonsoir du ciel qui passe et qui console
D'invisibles clochers l'Ave Maria s'envole,
Les grillons fatigués endorment leur refrain :

XXXIII
Ces bruits, ces visions, cette immense harmonie,
Sources d'où vient l'amour et d'où vient le génie,
Jaillissant çà et là, se gonflaient en ruisseau,
Et grondaient sourdement sur l'âme fleurissante
Du pâtre échevelé qui sera le Giotto !…
Pasquetta ? jusqu'au jour Pasquetta gémissante
Rêva seule dans l'ombre où gisait son troupeau.

CHANT DEUXIEME

I
O puissance fatale ! ô génie ! ô génie !
D'où viens-tu ? qui t'envoie, étonnante folie ?
Du sein toujours brûlant d'un Dieu toujours fécond
Au hasard tombes-tu dans les âmes ouvertes
Comme un gland, pris au bec de l'aigle vagabond,
Que les pics étonnés des montagnes désertes
Ont senti tout à coup verdoyer à leur front ?

II
Comme une jeune mère à peine délivrée,
En te reconnaissant la terre déchirée
Tressaille dans l'espace et jette un cri d'orgueil !
D'où vient qu'en soi chacun t'appelle avec envie,
Mystérieux excès de la joie et du deuil,
Et jetterait au vent tous les jours de sa vie
Pour un lambeau de gloire étoilant son cercueil ?

III
Pourquoi t'en vas-tu dire au pâtre de Lydie :
« Debout ! coupe un bâton ; debout, chante et mendie ;
Demande aux bois ta couche et ton vin aux ruisseaux ;
Tu n'auras d'autres yeux que ton âme sonore
Pour voir blanchir la mer et planer les oiseaux ;
Mais ta voix défendra dans vingt siècles encore
Tes grands dieux avant toi pourris dans leurs tombeaux ? »

IV
Pourquoi t'en vas-tu dire à l'enfant qui caresse
Sa chamelle accroupie au pied des dattiers verts :
« La mer, la mer de sang à l'orient s'abaisse,
Arrache-moi ce peuple aux soifs des longs déserts !
Quand tu seras lassé de ses lâches huées,
Sur l'âpre Sinaï tourmenté des nuées
Tu prendras dans la nuit le conseil des éclairs ? »

V
« Phidias, au soleil fais enfanter la terre ;
Tout un peuple inconnu sommeille dans la pierre
Dont tes beaux Athéniens seront bientôt jaloux !
Toi, Démosthène, va mesurer sur la grève
Contre le cri des flots ton exorde en courroux !
Toi, Socrate, ô chercheur ! meurs, les yeux dans ton rêve,
Ton grand sourire au front, sans plier les genoux ! »

VI
Pourquoi vas-tu tirer sur le Tibre ou le Gange,
César de son falerne, Attila de sa fange ?
« Du bruit, du feu, du sang ! Glaive au poing, casque au front !
Au flanc des peuples neufs, écumantes montures,
Cavaliers de l'enfer retournant l'éperon,
Sans trêve et sans pitié fauchez les races mûres
Dans la plaine empestée où d'autres sèmeront ! »

VII
Pourquoi' ? pourquoi l'été, pourquoi le vent d'automne ?
On n'a pas vu le maître, on fait ce qu'il ordonne :
Tous prêts, tous enivrés se lèvent sur-le-champ,
Tous, voyant devant eux fuir l'horizon immense
Où leur désir sans fin porte leur espérance,
Les uns, pris de fureur, d'autres, avec un chant,
Peinent sous le Destin qui les fouette en marchant.

VIII
La populace en vain les suit d'un œil stupide,
Comme des étrangers dont les enfants ont peur,
Les vieillards épuisés hochent leur tête aride ;
N'ont-ils pas tous raison ? Rien ne vaut le bonheur !
Et les femmes, penchant leurs gorges transparentes,
Pour ralentir le cours de ces âmes errantes,
Y jettent sans compter tous leurs baisers en fleur.

IX
Ces fleuves débordés, sourds aux cris de la plaine,
Engloutissent l'amour comme une épave humaine,
De pleurs et de regrets gonflés à chaque pas,
Et, ne sachant jamais sourire qu'aux étoiles,
Sur un lit écumeux roulent avec fracas
Vers le Grand sans limite, et vers le Beau sans voiles,
Mer de l'éternité qui les attend là-bas !

X
N'eût-il pas mieux valu pour ce beau pâtre rose,
Dont un passant du geste a dirigé le sort,
Qu'il grandît au hasard où son ruisseau l'arrose,
Dans la glèbe où sa vie eût fleuri sans effort ?
N'eût-il pas mieux valu qu'il sentît en silence
Tour à tour se poser sur sa longue ignorance
Avec l'été la force, avec l'hiver la mort ?

XI
Qu'il mêlât flot à flot son amour tout entière
À ce limpide amour de l'humble chevrière
Qui voulait s'écouler sur le même chemin,
Et qu'au même cadran comptant chaque matin,
À d'autres ignorants il transmît l'existence,
Comme une coupe d'or qu'on passe en confiance,
Après l'avoir goûtée, à son proche voisin ?

XII
Non. Il faudra qu'il aille interroger sans cesse
La fleur qui lui sourit, le ciel qui le caresse,
L'ombre, qui, sans rien dire, offre un lit au penseur,
Qu'il demande au front pur des vierges printanières
Comment le vol d'un rêve en trouble la pâleur,
Au froc déguenillé de l'ermite en prières
Comment ses grands plis lourds déploient tant de ferveur !

XIII
De ses secrets puissants la nature est avare :
Comme un voleur armé qui viole un coffre-fort,
Lentement, sans haleine, il faudra qu'il s'empare
Des formes, des couleurs qu'enferme son trésor,
Pour jeter à son tour sous la grande lumière
Ses fantômes humains, plus vivants que leur père,
Dont l'immobililé méprisera la mort !

XIV
O montagnes d'azur, dormant sur l'étendue,
Gigantesques sapins, qui poussez dans la nue
Le roulis d'une mer suspendue à vos bras,
Quand Pasquetta s'en vient, amaigrie et souffrante,
Demander à la route un écho de ses pas,
Devant ses yeux gonflés, devant sa longue attente,
Arbres, clochers, maisons, ne vous abaissez pas !

XV
Dans le recueillement des muettes ogives
Ne lui laissez pas voir son peintre aux mains pensives
Peupler pieusement l'air du Campo Santo,
Et, sous le vent de Dieu qui pousse en lui la flamme,
Comme un désespéré tordant le froid pinceau,
Jeter aux murs surpris les reflets de son âme,
Qui luiront sur les morts dans la nuit du tombeau !

XVI
Car elle sentirait avec son coeur d'amante,
Ce cœur à qui suffît l'amour pour l'éclairer,
Comme un rayon d'étoile à l'herbe transparente,
Quel amas de rivaux elle va rencontrer :
Tous ces spectres, hélas ! ces ombres immortelles
Ont un regard si tendre et des robes si belles,
Qu'elle-même, en pleurant, les voudrait adorer !

XVII
Car elle comprendrait que ces pâles ascètes
Dont il déchire encor la poitrine en haillons
L'entraînent jusqu'au fond de leurs maigres retraites
Qu'un crâne décharné peuple de ses rayons ;
Que ces martyrs, roulés dans l'arène sanglante,
Partagent avec lui cette ivresse effrayante
Qui chante à pleine voix sous la dent des lions ;

XVIII
Que ces blonds chérubins, que ces anges timides,
Qui l'ont à leur festin comme un frère accueilli,
Dans le frémissement de leurs ailes candides
Emportent sa mémoire et le bercent d'oubli !
Quel soupir, Pasquetta, quelle voix d'amoureuse
Lui pourront rappeler l'extase merveilleuse
Que leurs violes d'or ont fait pleuvoir sur lui ?

XIX
Qui lui rendra surtout ces fièvres d'espérance
Que la madone, ouvrant pour lui seul ses grands yeux,
Tout un long jour d'été lui jetait eu silence
Aux chastes rendez-vous qu'ils prolongent tous deux ?
La rose fraîche est laide auprès de ce sourire ;
Après la voix de Dieu qui lui pourra rien dire ?
La terre est trop petite à qui peut vivre aux cieux !

XX
Trop petite, et pourtant il y faut redescendre !
La chute en est plus lourde à qui planait plus haut,
Et la réalité, quand on la fait attendre,
Arrache à sa victime un plus rude sanglot.
Le meilleur des aiglons connaît la lassitude ;
La douleur grandissante avec la solitude
Ont bien des fois mouillé les yeux du grand Giotto ;

XXI
Bien des fois il a pris son cheval à la bride,
Sentant venir à lui dans le vent du matin
Les reproches soumis de la fille timide
Et l'appel suppliant de son bonheur lointain :
O grandes lâchetés dont l'âme se compose !
L'avenir hypocrite, étendant sa main close,
Lui conseillait toujours d'attendre au lendemain ;

XXII
Comme un bateau perdu, rebelle à son pilote,
Que le gouffre obstiné ressaisit et ballotte,
Il n'a pu s'arracher au divin tourbillon ;
À chaque effort nouveau soulevant ses pensées,
Sans pitié l'a repris l'aveugle passion
Pour l'enivrer du bruit des œuvres commencées
Dans l'acre volupté de la création !

XXIII
Ce soir, ce soir encor, que fait-il ? les ténèbres
Depuis longtemps déjà, sur les dalles funèbres,
Ont effacé l'orgueil des blasons insolents ;
Sous son front tourmenté le jour résiste encore,
Et comme un amoureux dont les baisers tremblants
Vingt fois se vont reprendre aux lèvres qu'il adore,
Vers sa fresque vingt fois il retourne à pas lents.

XXIV
À peine a-t-il senti le frôler en silence
Doux ombres qui longeaient les paisibles arceaux :
Ce murmure pourtant lui rend la conscience,
L'aile d'un roitelet ride parfois les eaux.
Lentement, son regard retombe dans la vie,
Sous un rayon furtif de la lune éclaircie,
Poursuit, sans y penser, ces amants des tombeaux.

XXV
Dans ces lieux effrayants qui s'égare à cette heure ?
La nuit bonne, ô Giotto ! la nuit, ne sais-tu pas ?
Plus que celui qui rêve aime celui qui pleure ;
C'est aux grandes douleurs qu'elle ouvre ses grands bras.
Cette ombre est l'orpheline, et cette ombre est la veuve ;
Leur genou tressaillant heurte une pierre neuve
Qui porte, au lieu d'un nom, une empreinte de pas,

XXVI
Le pas mystérieux d'un voyageur céleste
Que la terre d'exil n'a retenu qu'un jour,
Plus qu'il n'en faut sans doute à l'affligé qui reste
Pour connaître la route et la prendre à son tour.
L'enfant, aux durs éclats des sanglots de la mère,
Comme un espoir lointain mêle un bruit de prière
Dans l'encens des jasmins qu'elle effeuille alentour.

XXVII
Si tu ne connais pas ce deuil ni cette femme,
Pourquoi trembler, Giotto ? Sous son cercueil mouillé
Pourquoi réveilles-tu, des yeux jaloux de l'âme,
Ce mort que, par hasard, on n'a pas oublié ?
Tu sais bien qu'au matin chaque soleil essuie
Plus de pleurs ici-bas que de gouttes de pluie,
Et qu'à voir tous nos maux on mourrait de pitié !

XXVIII
Ne fallait-il donc plus, dans ta poitrine lasse,
Qu'un soupir d'inconnus, une plainte qui passe,
Pour faire déborder ton fleuve de douleurs ?
Les voilà les longs jeux de l'enfance envolée,
Les rires de Pasqua, les serments de bonheurs
Qui cherchent à la fois ta mémoire accablée,
Et c'est sur toi, Giotto, que tu répands ces pleurs !

XXIX
Car elle vient toujours, cette heure inattendue
Où l'ambitieux pâle et l'artiste inconstant
Voient tout à coup s'ouvrir, sous leur marche éperdue,
Le gouffre empoisonné de leur isolement ;
Heure de désespoir, de remords, d'agonie,
Où l'on rendrait à Dieu son reste de génie
Pour un baiser de femme et pour un cri d'enfant !

XXX
On a dit à son cœur de se taire et d'attendre ;
Mais quand sa voix se lève, il la faut bien entendre :
Un sanglot dans la nuit venge l'humanité.
Quels que soient ici-bas les biens qu'on abandonne,
L'argent, le doux repos, sa joie ou sa santé,
Il reste un bien meilleur que n'a vendu personne :
Le besoin éternel d'aimer et d'être aimé.

XXXI
Mais le bonheur humain n'est qu'un oiseau volage
Qui s'amuse un matin à chanter sur nos toits,
Et si l'on n'a pas su le surprendre au passage,
Rien ne promet qu'il vienne une seconde fois.
Qui n'a rêvé pourtant, sur le bord des années,
À remonter le cours de ces eaux déchaînées ?
Qui n'a cru voir le Temps reculer à sa voix ?

XXXII
Le grand homme à genoux baise dans la poussière
Les pieds endoloris du blanc crucifié :
« Seigneur, à te servir, j'ai mis ma force entière ;
Je succombe, Seigneur, et j'implore pitié !
Laisse ton serviteur, après ta moisson faite,
S'il en est temps encor, prendre sa part de fêle
À ce repas d'exil où tu l'as convié.

XXXIII
« Un ange abandonné là-bas meurt à m'attendre ;
Tu ne fus jamais seul, toi qui fus homme un jour,
Et tu sentais, au bruit de ta parole tendre,
Marthe, Marie ou Jean tressaillir tour à tour.
Pour ne pas succomber aux plaisirs de la terre,
N'avais-tu pas besoin de regarder ton Père ?
Je ne suis pas un Dieu pour vivre sans amour !

XXXIV
« Oui, ce mort est heureux qui reçoit dans sa bière
Les larmes d'une femme et les fleurs de l'été ;
Après l'avoir quittée il aime encor la terre,
Il sait pour qui prier dans ton éternité...
Seigneur, préserve-moi de la douleur cruelle,
Éloigne de ton fils cette honte éternelle
D'avoir pu laisser tout sans être regretté ! »

 

CHANT TROISIÈME

I
Comme autrefois, quand vient la blanche matinée,
Un murmure vivant s'éveille au long du bois,
La source aux bonds joyeux ne s'est pas détournée,
Dans l'écho du sentier on suit encor sa voix,
Et les taureaux cornus, qu'elle abreuve en leur route,
Tranquilles, balançant leur naseau qui s'égoutte,
Vers le ciel rajeuni beuglent comme autrefois.

II
Dans le vert Mugello rien n'a changé de place :
La même vieille vigne aux vieux piliers s'enlace
Sous le cloître désert qu'on traverse en montant,
La chapelle a gardé sa couronne de pierres,
Et du même côté, le soleil qu'on attend
Comme un ami qui heurte aux vitres coutumières,
Appelle à coups discrets le hameau chuchotant.

III
Voici le gros cyprès, étalant son ombrage
Où le troupeau repu s'assoupissait en choeur,
L'oranger du voisin, dépassant le treillage,
Comme un long bras qui tend ses fruits au voyageur ;
L'escalier caillouteux qu'ils gravissaient ensemble...
Giotto passe près d'eux, les cherche encore, et tremble :
Avant de le charmer son passé lui fait peur.

IV
Le vague souvenir, étendu par l'absence,
Qu'il avait emporté dans son âme d'enfance,
Pour l'humble paysage est devenu trop grand :
Déserteurs du foyer, qui rentrez l'âme lasse,
Trouverez-vous toujours, pour le dernier tourment.
Votre champ rétréci, votre maison plus basse,
Comme un nain qu'on rencontre où l'on cherche un géant ?

V
Il lui semble qu'un autre, un enfant maigre et pâle,
Qu'il a connu jadis et qui lui ressemblait,
Venait, semant au vent sa chanson matinale,
Paître ici des chevreaux brouteurs de serpolet ;
Qu'un autre accompagnait, des baisers à la bouche,
Une petite fille, avisée et farouche,
Qui battait les grands boeufs et qu'un merle troublait.

VI
Mais entre l'homme ardent qui travaille et qui souffre,
Et ce pâtre étourdi, ce fantôme étranger,
Tout un obscur passé s'entr'ouvre comme un gouffre
Qu'il ne peut plus franchir et n'ose interroger...
O nature ! ô despote ! en tes métamorphoses
Du cœur aux longs pensers, de l'arbre aux bourgeons roses,
De la brute ou de nous, qui sais-tu mieux changer ?

VII
Le vent ronge la plaine et laboure la grève :
Leur rendra-t-il jamais tout ce qu'il leur enlève ?
Nos lambeaux à nos pieds saignent sur le chemin.
Dans un seul de ces corps qui croient vivre et pourrissent,
Auberges de hasard qui crouleront demain,
Combien peut-il passer d'êtres qui se trahissent,
Héritiers ennemis d'un unique destin ?

VIII
Que reste-t-il de vous, bambins toujours candides,
Chevaucheurs éternels du bâton de l'aïeul,
Dans ce tribun sanglant, dans ces chefs intrépides
Qui, vivant sans maison, dormiront sans linceul ?
Cheveux noirs, cheveux blancs, âme forte, âme folle,
Où l'homme s'emportait, le vieillard se désole :
Sur le seuil ruiné l'écriteau reste seul !

IX
Oui, pense à toi, Giotto, pense à ton sort malade,
Tandis que le bouvier, sifflant et court vêtu,
Te frôle, sans chercher son pauvre camarade
Dans ce manteau de pourpre et ce front abattu ;
Va, tu peux retrouver, sous la treille fleurie,
Ta madone à sa place et Pasquette embellie :
Ton cœur, ton cœur d'enfant, le retrouveras-tu ?

X
Où prendras-tu la joie, et ces clartés du rire,
Langue chère aux amants dès qu'ils ont trop à dire,
Pâle désespéré qui ne sais plus aimer ?
Crains-tu pas qu'à son tour, devant ce doux visage,
Où tu cherches encore un rêve à rallumer,
Comme tes yeux déçus devant l'humble village,
Ton âme avec terreur ne se sente fermer ?

XI
À grands pas, cependant, le voyageur se presse
Comme un lutteur en fièvre, altéré d'en finir,
Qui veut d'un coup descendre au fond de sa détresse,
Et déchirer le masque au stupide avenir !...
La cabane, ô Jésus ! la cabane est ouverte :
Il entend haleter, sous la tonnelle verte,
La mère de Pasquette, et son rouet gémir.

XII
« Nanna ! » cria Giotto. — « Beppo ! » cria la vieille,
Et pâle, et trébuchant vers la voix qui l'éveille,
Elle agite, à tâtons, ses deux bras étendus :
« C'est donc toi, mon enfant, j'ai l'oreille encor bonne.
Dieu saint ! moi qui croyais tous nos cierges perdus !
Donne-moi tes deux mains pour que je te pardonne,
Laisse-moi te toucher, car je ne te vois plus.

XIII
— Pauvre mère ! et Pasqua ? — Pasqua t'attend, fit-elle ;
Quand mes yeux m'ont quittée, ils la trouvaient bien belle,
Voici deux ans. Depuis, je connais la saison
À la fraîcheur de l'aube et l'odeur du gazon.
On s'accoutume au mal, mais aujourd'hui j'en pleure :
Tu dois être si grand, si charmant à cette heure,
Et si joyeux !... — Ta fille ? — Elle est dans la maison. »

XIV
Et l'aveugle, en tremblant, de ses mains décharnées
Le retient : « Elle dort, elle dort, marche bas.
Elle est allée, hélas ! pendant bien des années,
T'appeler chaque soir sous les vieux acacias ;
Moi, je branlais mon front, sachant la vie amère,
Mais elle me disait : « Tu l'insultes, ma mère !... »
Ces enfants ont des cœurs qui ne leur mentent pas !

XV
Parfois on murmurait pourtant, à la veillée,
Qu'elle semblait malade et prête à se flétrir,
Et depuis vingt longs jours, dans mes bras effrayée,
Sur son lit, sanglotante, elle espérait mourir.
Ce matin, tout à coup, j'entends ces cris de joie :
« Il vient, je l'avais dit, la Vierge me l'envoie ! »
Elle s'est rendormie, et tu vas la guérir ! »

XVI
Elle dort ! Sombre nuit, couvre la vieille mère,
Prends au moins le chagrin, si tu prends la lumière,
Cache-lui la langueur qui maigrit son enfant !
Elle dort : on croirait une image de cire,
Si son âme à son front n'envoyait par instant
S'éteindre le reflet d'un rapide sourire,
Comme une lueur blême au cierge vacillant.

XVII
Oh ! comme la douleur grandit dans le silence !
Quand un geste, un soupir, une étreinte s'élance,
Les pleurs en leur chemin sont prompts à s'arrêter,
Mais devant ce lit blême où ne te voit personne
Un par un, tes remords, sens-les, sens-les monter,
Tel qu'un malade écoute, en sa nuit monotone,
Goutte à goutte l'orage à sa vitre tinter ;

XVIII
Cherche aux plis de ce front quelle indomptable peine
L'a pu creuser ainsi comme une jeune plaine
Où les torrents d'hiver sont trop tôt descendus ;
Compte tous les soupirs, les sanglots d'insomnies
Qui t'ont cherché dans l'air, et qui s'y sont perdus,
Les roses de l'amour que tu n'a pas cueillies,
Les baisers étouffés que tu n'as pas rendus :

XIX
« Pitié ! murmure-t-il, ô ma blanche endormie,
Pitié ! J'ai vu le fond de ma triste folie,
J'en sortirai de force, et la veux détester.
L'un sur l'autre appuyés, nous reprendrons la route,
Et je t'y conterai, si tu veux m'écouter,
Comme on apprend la vie, et combien il en coûte
Pour retrouver la paix qu'on n'eût pas dû quitter.

XX
Non, Dieu n'est pas jaloux dans ses calmes demeures
Où l'éternel soleil ne compte plus les heures.
De voir son œuvre bonne et ses enfants heureux ;
L'homme attend le bonheur comme un pré sa verdure ;
Rien ne lui défendit de confondre en ses voeux
L'amour du Créateur et de la créature :
Mon âme est assez grande et les tiendra tous deux ! »

XXI
Et plus il la contemple, et plus il la voit belle,
Plus il sent remonter sa pensée avec elle
Vers le rayonnement du ciel intérieur :
« Qu'allais-je donc poursuivre en mes veilles perdues,
Quand l'idéal vivant, à mes côtés en pleur,
M'apportait à la fois dans ses mains étendues
L'amour et la beauté, la gloire et le bonheur ?

XXII
Faudrait-il aux élus un plus profond sourire
Pour y puiser la soif de l'immortalité ?
N'es-tu pas la pudeur, n'es-tu pas le martyre,
La résignation et la virginité ?
Qui fait trembler ton rêve à tes lèvres pudiques,
Si ce n'est pas l'écho des harpes séraphiques
Qui roule autour de toi comme un parfum d'été ?

XXIII
Oui, dans mes bras humains tu vas bientôt descendre,
Ton front refleurira sous mes baisers joyeux,
Mais l'ombre du beau corps qui peut tomber en cendre
Siégera par avance au cercle des heureux ;
Si je t'aime, je veux que l'univers t'adore,
Et que les pèlerins, traînant leur pied sonore,
Viennent du bout des mers se courber sous tes yeux ! »

XXIV
Et voici qu'à genoux, saisissant ses tablettes,
Comme sous un grand vent, de ses mains inquiètes
Giotto tremblant parcourt le rude parchemin,
Et lentement, la triste et radieuse image
Au travers de son cœur jette un reflet divin
Comme l'étoile pâle inclinant son sillage
Dans l'océan muet qui l'élargit sans fin.

XXV
Midi, midi splendide autour de la chaumière,
Avec ses cris d'oiseaux, ses parfums, ses rayons,
Éclatait, et la vieille achevait sa prière
Quand le peintre laissa retomber ses crayons :
« Comme elle dort longtemps aujourd'hui, fit la mère,
C'est le calme du cœur qui monte à sa paupière,
Et les réveils sont doux quand les sommeils sont longs. ».

XXVI
En ce moment, Pasqua, sous la lumière vive,
Frémit comme un rosier surpris par le matin,
Sans chercher à rouvrir ses grands yeux, attentive
À l'invisible appel de son rêve lointain,
Se souleva, sembla suivre un bruit de l'oreille,
Puis pâlit ; la voilà, la voilà qui s'éveille :
Impatient, Giotto saisit la maigre main.

XXVII
Un soupir répondit, doux comme une volée
De colombes dans l'air, ou comme un dernier bruit
De fruit mûr qui descend de sa tige ébranlée,
Un soupir, et l'enfant retomba sur son lit :
« Pasqua, réveille-toi ; je fus mauvais, sois bonne,
Le coupable à son tour attend qu'on lui pardonne,
C'est Beppo qui revient, qui t'aime et te le dit ! »

XXVIII
Et sur le blanc visage où dort son espérance,
Pour trouver un baiser, une plainte, un seul mot,
L'amant blême jeta ses lèvres en silence...
Mais il n'en retira qu'un horrible sanglot :
La bouche de Pasqua n'avait rien pu lui rendre,
Et, dans ce doux roseau fatigué de l'attendre,
L'Amour, trompé sur terre, était monté plus haut…
……………………………………

XXIX
Quand la sévère nuit d'un voile de silence
Étouffe par degrés les rires de Florence,
Devant Santa-Maria parfois viennent s'asseoir
Deux hommes en grand deuil, inclinés sous leurs rêves,
Que les derniers passants ne cherchent pas à voir,
Comme ces hauts sapins sanglotant sur les grèves
Dont le pêcheur troublé se détourne le soir.

XXX
Tous deux, l'un près de l'autre, accoudés sur la pierre,
Longtemps montent des yeux vers ces mers de lumière
Où naviguent en paix les mondes voyageurs,
Et l'immensité calme, ouvrant ses profondeurs,
Semble suffire à peine à leurs longues pensées,
Dans l'espace immobile et dans le temps chassées
Par l'ouragan brutal des humaines douleurs.

XXXI
Tous deux, les insensés, tous deux, pris dans la vie,
Ont voulu, pour combler leur âme inassouvie,
Saisir la gloire ensemble et la félicité ;
Mais sous leurs doigts ingrats l'amour tombe en poussière.
Et, tout meurtris des coups de la réalité,
Trop petits pour le ciel et trop grands pour la terre,
Leur vol infatigable entre eux reste arrêté.

XXXII
Deux fantômes au loin, sur la pénible voie,
Qui n'ont pris ici-bas que la douceur d'un nom,
Deux femmes, l'œil en pleurs et le front dans la joie,
Devant eux cependant promènent le pardon,
Et leurs cœurs étonnés montent vers ce sourire
Comme les gouttes d'eau que le soleil attire
Dans le scintillement d'un paisible rayon.

XXXIII
L'une est Pasqua riante, et l'autre est Béatrice
Qui parfois, en pitié prenant ce long supplice,
Descendent jusqu'à l'aube escorter leurs amants ;
Et leur bouche de miel, sonnant comme une lyre,
D'un récit angélique amuse leurs tourments,
Tandis qu'en leurs grands yeux par instants revient luire
L'effroyable splendeur des douze firmaments !

XXXIV
Peintre et poète alors dans leur tête profonde
Entendent en sursaut se lever tout un monde,
Sous les rimes d'airain s'écrasent les pécheurs,
L'Éternité s'entrouvre à la voûte éclatante,
Et le peuple étonné qui s'écarte avec peurs
Du blanc Giotto qui passe au bras du maigre Dante
Boit l'ivresse divine aux larmes de leurs cœurs !

Florence, 1862


Le peintre Giotto di Bondone est né en 1267, à Colle di Vespignano, un village au nord-est de Florence. D'après une légende recueillie par Lorenzo Ghiberti et Giorgio Vasari, Giotto enfant aurait commencé par garder les chèvres de son père Bondone, et le peintre Cimabue, le surprenant à dessiner sur une pierre avec un charbon près d'un cours d'eau, émerveillé de son génie précoce, aurait emmené le jeune berger, âgé d'une douzaine d'années, dans son atelier à Florence.


VERLAINE a fait l'éloge de Pasquetta dans Les Hommes d'aujourd'hui :

Printemps ! printemps ! l'Arno soulevé dans ses rives
Vers la mer à grand bruit porte l'eau des glaçons ;
On voit monter partout des verdures craintives
Comme un désir aux yeux des timides garçons…

…et le récit part tout d'une haleine, en trois chants d'un peu plus de 230 vers chacun, assez mal soucieux de la rime riche, il est vrai, mais supérieurement rythmés dans une ampleur que ne gênent en rien la césure presque toujours coupée à 6 et le manque absolu d'enjambements. Non seulement un entrain puissant, une couleur large et réjouissante, une conduite élégante et forte de la période font de ce poème une œuvre d'art considérable, mais la distinction de l'aristocratie de l'expression rachètent avec usure ce que le fond y peut avoir de banal. C'est l'éternelle histoire du génie tuant le bonheur. À la fin du récit, Dante et Ghiotto, ayant eu le glorieux tort de préférer la poésie et la peinture à leurs "donne", se trouvent, au milieu de leur noire détresse d'âme et de cœur, comme consolés par le souvenir de leurs amours d'enfance. Pasqua et Béatrix mortes leur apparaissent, doux fantômes

Qui n'ont pris ici-bas que la douceur d'un nom […]
Et leur bouche de miel souriant comme une lyre,
D'un récit angélique amuse leurs tourments,
Tandis qu'en leurs grands yeux par instants revient luire
L'effroyable splendeur des douze firmaments.

Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de vers plus souverains dans notre langue et que le poète qui les a faits, avec tant d'autres de la même trempe, ne mérite pas une très belle place dans l'admiration de tout juge impartial, même en ces temps d'exclusivisme peut-être excessif.


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