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GEORGES LAFENESTRE
LES ESPÉRANCES


AU LECTEUR

Je suis de ces fous qui s'en vont rêvant
De printemps sans fin, d'amours éternelles ;
Mes erreurs, tu vois, ne sont pas nouvelles,
Le père au tombeau les lègue à l'enfant.

Qu'y faire, après tout ? Nous suivons le vent
Comme la poussière et les hirondelles ;
Mon corps a des pieds, mon âme a des ailes :
Parfois je m'envole et rampe souvent.

Dans ces vers troublés, si tu veux les lire,
Tu dois retrouver plus d'un franc sourire,
Les pleurs y sont vrais et tombés des yeux

L'auteur, pour le reste, est bien jeune encore,
Ne demande pas de fruits à Vaurore :
L'homme qui grandit demain fera mieux.

 

I- LA CIGALE

Quand la terre, éveillée à demi par l'aurore,
Écarte en frissonnant le suaire des nuits ;
Quand les sillons obscurs sentent frémir encore
Des gouttes de rosée aux pointes des épis ;

La Cigale, blottie en sa niche de mousse,
Ses ailerons pliés, engourdie et sans voix,
Écoute prudemment passer la brise douce
Qui vient essuyer l'herbe aux lisières du bois.

Elle attend. Sous la feuille immobile du hêtre
Un silence inquiet enveloppe les nids ;
Hier, le jour mourant ne leur a rien promis,
Et la campagne en pleurs doute s'il va renaître.

Des hauteurs tout à coup tombe un bouquet d'éclairs
Sur le sein blanchissant d'une alerte fontaine,
Le sol brille, un soupir s'échappe de la plaine,
Le chêne a secoué ses oiseaux par les airs.

C'est lui ! C'est le Soleil ! La rustique chanteuse
Fait craquer les anneaux de son corselet bleu,
Et folle, et sautillant vers la rose joyeuse,
Vibre sous les traits d'or lancés du ciel en feu ;

Et tout le peuple épars de ses vives compagnes
Se relève à la fois et lui répond en choeur :
Comme un fleuve bruyant descendu des montagnes,
Le grand concert d'Été s'étend dans la chaleur.

Chantez aussi, chantez, ô mes jeunes pensées
Dans mon âmc sonore où s'allume le jour,
D'un cliquetis ardent de notes cadencées
Saluez l'Espérance et saluez l'Amour !

Comme l'insecte maigre en son gazon qui pleure
Assez longtemps cachés et peureux du Destin,
Nous avons en silence, attendant qu'il fût l'heure,
Interrogé d'en bas le brouillard incertain :

L'astre enfin s'est levé ! Dans le ciel de ma vie
La jeunesse qui monte éclate en chauds rayons,
Et, comme une forêt de sa sève étourdie,
J'ai tressailli, tout plein de nids et de chansons !

On m'a dit, je le sais : « L'aurore est mensongère,
La puberté songeuse a le réveil chagrin,
Le bonheur n'est qu'un mot répété par la mère,
Pour abréger au fils la longueur du chemin ;

Tout amour est de neige et toute gloire est d'ombre,
De la pensée auguste on a fait un métier,
Le plus vaillant finit par s'asseoir, pâle et sombre,
Aux portes de la Mort qui l'attend tout entier. »

Que m'importe ? À mon tour, je veux chercher ma route,
Je suis homme, et je passe où tout homme a passé,
Je croirai si l'on croit, douterai si l'on doute ;
Pour se coucher sans honte, il faut être lassé.

Si les blêmes Douleurs, mes premières nourrices,
Me reviennent trouver, je les attends sans peurs :
Leur mamelle brutale a d'étranges délices,
La vie est souriante à qui sort de ses pleurs.

Puisque aujourd'hui tout rit, tout fleurit, tout verdoie,
Qu'entrouvrant leur ceinture à mes yeux embrasés
La troupe entière encor de mes rêves de joie
M'entoure et tourbillonne en jetant des baisers ;

Et puisque l'Avenir tout semé de lumières,
Comme un beau carrefour ouvrant mille chemins,
Laisse trembler au fond de toutes ses clairières
Le mystère attirant des horizons lointains ;

Soleil qui fais aimer, soleil qui mûris l'âme,
Comme l'herbe vivante où dans tous les buissons
S'éveille une voix grêle au toucher de ta flamme,
Je laisse en moi courir d'harmonieux frissons ;

Dans ton ciel éclatant dont la grandeur m'enivre,
Monte ; la Mort est loin, je ne la connais pas ;
L'ardeur qui me dévore est une ardeur de vivre,
Tiens-moi prêt à l'Amour, tiens-moi prêt aux combats.

La blanche Liberté, la Gloire et l'Espérance
Dans leur robe de vierge accourent m'escorter :
À demain, s'il le faut, la plainte et la souffrance !
Soleil de mes vingt ans, monte, je veux, chanter !

 

II- DANS LES BLÉS (à André Lemoyne)

Comme un aigle agitant les éclairs de ses ailes,
Plane un large soleil sur les coteaux brûlés ;
Sous le vol transparent des vives sauterelles
La moisson pousse en chœur ses vagues solennelles…
Oh ! les beaux blés !

J'aperçus les amants derrière un sycomore,
Embarrassant leurs pas dans les sillons voilés,
Lui comme le ciel jeune, elle plus jeune encore ;
Autour d'eux pétillait la cigale sonore…
Oh ! les beaux blés !

De quels frissons ardents, de quelle plainte émue
Les taquinait l'essaim des épis étoilés,
Quand la blonde à son bras s'arrêta suspendue
Pour aspirer l'amour dans la chaude étendue…
Oh ! les beaux blés !

Bien seuls ! Ils le croyaient. Dans les champs solitaires
Rien qu'un bruit lent et sourd de bœufs agenouillés,
Mâchant avec lenteur la cime des fougères ;
Un ruisseau babillard, frétillant dans les pierres…
Oh ! les beaux blés !

Rien que le ciel qui rit et le bois qui sommeille !
Amants, mêlez sans peur vos longs regards troublés.
Elle rougit pourtant, rougit jusqu'à l'oreille
Quand frémit le baiser sur sa lèvre vermeille…
Oh ! les beaux blés !

Et l'ondulation des plaines indiscrètes
Ouvrant et refermant ses sillons affolés,
Dans les coquelicots, les bluets, les clochettes,
Roula joyeusement deux têtes inquiètes…
Oh ! les beaux blés !

Sait-on quand peut finir un baiser qui commence ?
Les refrains en font peur lorsqu'on les a chantés.
Je changeai prudemment de chemin en silence ;
On peut avoir besoin de la même indulgence.
Oh ! les beaux blés !

 

III- SONNET

S'il est des cœurs étroits où les bruits de la terre
Tombent matin et soir sans éveiller d'échos,
Où se hasarde à peine un amour éphémère,
Tel qu'un enfant craintif marchant sur des tombeaux ;

Il en est de profonds comme ces belles eaux
Dormant, parmi les bois, dans la paix d'un cratère
Que l'Apennin d'azur porte vers la lumière,
Muettes sous le vol tranquille des oiseaux.

Qu'il y glisse une pierre ou qu'un baiser s'y donne,
Tout tressaille alentour, tout tressaille et résonne ;
La voix des sapins verts double la voix des flots.

La montagne en ses plis l'égare et la répète,
Et l'on entend au loin la cadence inquiète
Tournoyer, et mourir en traînant des sanglots,

 

IV- BAISER LOINTAIN

Le soir, à mon âtre sonore,
Les yeux mi-clos, le cœur lassé,
Quand je reprends, bien court encore,
L'étroit sentier de mon passé ;

À travers la cour solennelle
Du vieux collège aux bancs étroits,
Et la chambrette paternelle
Nichée au soleil, sous les toits,

Parai les beaux rires sans causes
Derrière un pupitre malin,
Et les pleurs des rêves moroses
Au lit peureux de l'orphelin.

Comme au milieu des prés en flamme
Une eau folle vient à jaser,
Soudain murmure un frais baiser
Dans le silence de mon âme ;

Un baiser dont le son lointain
M'est toujours resté dans l'oreille,
Comme une chanson de la veille
Échappée au clair tambourin.

J'avais bien quinze ans, elle treize,
Treize à peine de l'autre mois ;
Elle était blonde ; aux jeunes bois
Déjà se hasardait la fraise.

Nous cheminions dans les taillis ;
Cétait partout l'aube éveillée,
Des rayons et des gazouillis
Dans nos cœurs et sous la feuillée ;

Et le tremble, et le bouleau blond
Nous saluaient sur les collines,
Semant au vent de perles fines
La transparence de son front !

Ma main tenait sa main mignonne ;
Ses boucles couraient sur mes yeux ;
Nous ne nous cachions pour personne :
On ne rougit pas d'être heureux.

La folâtre se prit à rire ;
Pourquoi ? Je n'en sais rien, ma foi ;
Elle riait comme on respire,
Comme on vit, sans chercher pourquoi.

Je sais pourtant que son doux rire
Se changea tout à coup en pleur ;
Qu'elle me tendit sans mot dire
Sa bouche où tremblait tout son cœur.

Je sais que ma lèvre embrasée
Y chercha longtemps à la fois
Les pleurs mêlés à la rosée
Qu'égouttaient sur nous les grands bois ;

Et, me retournant, dans l'allée
J'entendis fuir un oiseau bleu :
C'était mon enfance envolée
Qui m'envoyait son doux adieu !

L'amour venait de nous surprendre :
J'en restais tout épouvanté,
Comme la feuillée encor tendre
Au premier rayon chaud d'été !…

Dans mes écoles buissonnières
J'ai depuis, sous le ciel chanteur,
Cueilli plus d'un baiser en fleur
Aux frêles tiges printanières.

Le mépris m'a gâté les uns,
Et les autres, la jalousie ;
Là remords, ici comédie :
La plupart étaient sans parfums !

Toi seul as pris toute mon âme.
O mon baiser de collégien ;
Quel malheur que l'enfant soit femme
Et ne se souvienne de rien !

Notre coeur n'est qu'une eau courante
Qui caresse les roseaux d'or ;
En glissant vers la grève ardente,
Sa couleur change avec son bord.

Je sentirai les hivers pâles
Neiger lentement sur mon front,
Et je descendrai sous les dalles
Sans en avoir pris un second.

 

V- PÉTRARQUE

L'âme la plus virile est parfois épuisée :
La grandeur du soleil, le silence des bois,
Les sublimes orgueils de la mer embrasée
L'accablent tout à coup et lui sont des effrois ;

Elle préfère aller chercher dans la rosée
Quelque cigale errante ou quelque grillon noir ;
Un rosier qui bourgeonne au bord d'une croisée
Suffit à lui donner son rêve jusqu'au soir !

C'est alors qu'on a peur de l'ouragan sonore
Dont Job, Shakspeare ou Dante enflent leurs lourds feuillets,
Qu'on fuit les profondeurs des rêves inquiets,

Et qu'on va respirer, ô pâle amant de Laurc,
L'éternelle fraîcheur de ton âme d'aurore
En effeuillant à l'ombre un de tes blancs sonnets !

 

VI- LES VIOLETTES

C'était grand'fête au ciel ; les branches inquiètes
Tremblaient de peur encore au départ des longs froids,
Quand nous sommes allés cueillir les violettes
Qui levaient doucement leurs corolles discrètes
Vers le jeune soleil égaré sous les bois.

La belle en pilla tant que sa pleine corbeille
Nous embaumait au soir le sentier du retour ;
Depuis, à mon balcon, le cher bouquet sommeille,
Pâlit, et s'ouvre à peine au vent frais qui réveille
Toutes ses sœurs des champs au jour.

Là, quand l'aube rougit, je vais et je l'arrose,
Et me penche longtemps, cherchant de tous mes yeux
Comment se déplira chaque fleurette close,
Frêle nid odorant où s'abrite et repose
Le fugitif essaim des souvenirs heureux.

J'ai beau faire, demain ces feuilles épuisées
Qui semblent me compter les sourires d'hier,
Loin de l'herbe natale et des vives rosées,
Tomberont en poussière entre mes doigts brisées,
Comme au retour d'un brusque hiver ;

Ces calices pâlis que nos mains enlacées
Poursuivaient si gaîment au fond des gazons d'or,
Quand tremblait le printemps à nos lèvres pressées,
Se fermeront demain sur leurs tiges blessées,
Comme des yeux d'enfant que la fatigue endort ;

Je n'aurai qu'à jeter au vent railleur qui passe
Ces débris sans parfum, sans vie et sans couleurs ;
De nos belles amours il ne restera trace
Que dans ce coeur mouvant où la poussière efface
Le pas de tous les voyageurs.

Certe, il est beau d'être homme et de lever la tête
Vers cet immense espoir du ciel illuminé,
De faire sonner haut, en chantant sa conquête,
Son pied retentissant sur l'univers en fête
Qui sourit dans les fleurs devant nous prosterné ;

Il est beau d'être rois, et surtout de le dire,
De penser qu'on commande en ce large palais
Où l'Océan nous berce, où la forêt soupire
Pour nous, les petits dieux, pour nous en qui respire
Le grand Dieu qu'on ne voit jamais ;

De croire en cheminant que la brise lointaine
Prend un souffle plus doux pour nous baiser au front.
Tandis qu'à la même heure au travers de la plaine
Son vol indifférent emplit de cendre humaine
La glèbe impatiente où les blés jauniront ;

Qu'aux lilas embaumés le rossignol balance
Son chant désespéré sur les traces du jour,
Que le sourire lent de la lune devance
L'essaim des astres clairs tournoyant en silence,
Pour faire un rêve à notre amour !

Que penses-tu pourtant, nature souveraine,
De notre vantardise et de tout cet orgueil ?
Comme tu nous sais bien, impitoyable reine,
À chaque heure assourdir du bruit lourd de la chaîne
Qui nous tient tout entiers et nous tire au cercueil !

Comme tu nous sais bien, de ton refrain morose,
Sans pitié rappeler que toi seule es sans fin,
Et qu'en ce chemin rude où nul ne se repose,
Les dieux, les tristes dieux ne font pas une rose
Qui se passe de ton matin !

Qu'ils ne pourraient pas même, avec leur vie entière.
Conserver une fleur quand tu ne le veux pas,
La moindre de ces fleurs qu'avril dans la fougère
Vide sans les compter de sa robe légère,
Comme l'enfant qui jette un rire à chaque pas !

Nous ne garderons rien de notre court voyage,
Rien ; tout fuit devant nous, la brise et les oiseaux,
Les hommes et les flots, les cœurs et le nuage ;
La main saisirait mieux le rayon blanc qui nage
Au clair de lune sur les eaux.

Nous n'arrêterons rien dans cet air qui promène,
Avec le soleil tiède et le frelon chanteur,
Les rires et les cris de la mêlée humaine,
Pas plus que dans notre âme où la joie incertaine
Se meurt fatalement auprès de la douleur.

Nos grandes passions vivent à peine une heure :
L'effort est impuissant qui les veut retenir.
Il faudra que demain la violette meure ;
Après-demain peut-être il faudra que je pleure
Sur mon amour prêt à finir.

En vain je sentirai glisser la pâle femme,
Ses bras toujours ouverts, près de mon cœur lassé ;
Comme un désespéré qui souffle encor sa flamme,
En vain j'irai chercher jusqu'au fond de mon âme
L'étincelle perdue et le rêve éclipsé.

Ni ses grands yeux profonds, plus doux qu'aux heures folles,
Car ils riaient alors et pleurent maintenant,
Ni ses longs abandons, ni ses caresses molles,
Ni ses baisers rêveurs où tremblent des paroles
Que le cœur achève ou surprend ;

Ni les beaux souvenirs, ni la reconnaissance
De sa beauté pour moi cueillie à peine en fleur,
Ne sauront retarder cette heure qui s'avance,
Où l'on sent tout à coup la froide indifférence
Envahir lâchement tous les replis du coeur.

Je la regarderai sans plus la reconnaître,
Celle qui prit mon âme et qui fut tout mon bien,
Dormeur hagard qui voit son rêve disparaître
Des sanglots me prendront à la gorge peut-être,
Mais les sanglots n'y feront rien.

 

VII- LA RUINE

L'air était chaud, le coteau vert,
Quand j'entrai dans la vieille église
Qu'effeuillent la pluie et la bise
Comme une fleur morte à l'hiver ;

Quand j'entrai, les vieux saints de pierre,
Décapités, boiteux, manchots,
N'ont pas secoué leurs manteaux
D'herbe folle et de froid lierre ;
Nulle vierge n'a pris son vol
Vers l'abri des niches pudiques,
Les cuirasses des preux antiques
N'ont pas tressailli sous le sol.

Seul, sous la ronce envahissante,
Le vieux Christ fit un lent effort
Pour ressaisir sa croix sanglante.
Le Christ brisé retomba mort.

Un lourd silence emplit l'enceinte
Et je me sentis le cœur gros,
La mousse étouffait une plainte,
Le vent retenait des sanglots.

J'étais pris de la rêverie
Du passé, des gens d'autrefois,
La plus douce mélancolie
Et la plus amère à la fois !

Tout à coup je dressai la tête.
Dans la nuit des croulants arceaux
Tintait un carillon de fête,
Comme un babil de gais ruisseaux.

Était-ce vous, cloches fidèles,
Qui jetiez là votre sommeil ?
Non. Dehors flambait le soleil,
Dedans jasaient les hirondelles.

Les lichens, les iris fleuris
Tremblaient au flanc noir des tourelles,
Dans le tourbillon de leurs ailes,
Dans le tourbillon de leurs cris.

Oh ! le vif, le doux bavardage !
L'hymne naïf aux jours nouveaux !
La nef réveillait ses échos
Pour écouter leur caquetage ;

Moi-même, je regardai mieux
Dans mon âme muette et vide
Où le vent de ce siècle aride
A trop tôt balayé les Dieux :

Mes vieilles, mes chères croyances
À terre y gisaient pour toujours ;
De pâles débris d'espérances
Dormaient sur des débris d'amours ;

C'était l'acre odeur de la tombe
Avec un sourd gémissement
À chaque illusion qui tombe
Lourde au fond du gouffre dormant ;

Mais au faîte de la ruine,
Malgré les doutes épineux,
Chantait aussi, fuyant aux Cieux,
Chantait l'hirondelle divine ;

Une pensée aux ailes d'or
Qui ne meurt pas de nos blasphèmes,
La seule qui revienne encor
Poser sur nous, malgré nous-mêmes.

Salut, chansons, salut, printemps ;
Salut, ô mon âme immortelle,
Je m'envole où ta voix m'appelle !
À genoux, mon Dieu, je t'entends.

Puisque tu fis le temps mobile
Tyran de ce triste univers,
Faut-il pas que sa faux agile
Moissonne les temples déserts ?

Faut-il pas qu'il pousse à l'abîme
La fleur morte et les bois fanés,
Les aigles tombés de leur cime,
Les dieux quand ils sont détrônés ?

Puisqu'au courant de sa pensée
L'homme abandonné par ta main
Devra flotter jusqu'à la fin
Sur cette eau sourde et courroucée,

Faut-il pas qu'il pousse en avant,
Qu'il chante, et qu'il ouvre ses voiles
Au sourire ardent des étoiles,
Au tumulte orgueilleux des vents ?

Tout finit, mais tout recommence.
Le monde un jour est dévasté ;
Qu'importe à ton Intelligence,
Qu'importe à ton Éternité ?

Ton soleil dans son ciel immense
N'a qu'à pencher ses urnes d'or,
Vers toi la Nature s'élance,
La Vie a jailli de la Mort.

Les hirondelles lumineuses,
En tournant dans les froids débris,
S'embaumeront aux fleurs joyeuses
Qui s'échappent des piliers gris.

Aux lèvres des maigres statues
L'air du soir va rire en passant,
Le blé se lève en frémissant
Dans les chapelles abattues ;

L'homme à son tour se sent souffrir,
Il sait qu'il vit, il sait qu'il pense,
Qu'il faut au moins une espérance
À ceux qui vont bientôt mourir ;

Sa pensée agite son aile
Dans le silence de son cœur,
Comme une colombe rebelle
Qui glisse aux doigts de l'oiseleur ;

Le vent fait tomber la poussière
Dont son plumage était flétri ;
Au large ! Elle a peur de la terre,
Dans la nue on entend son cri,

Le regard du vrai Dieu la dore,
Tout est joyeux, tout est béni :
Elle monte, elle monte encore :
Son repos est dans l'infini.

 

VIII- FEMMES ET SOLEIL (à José Maria de Hérédia)

Dans l'air frais du matin il pleut des hirondelles,
Le foin vert roule au loin d'enivrantes vapeurs,
Un soupir vague et lent courbe les épis frêles
Éveillés en silence au bord des flots rêveurs.

Comme un soldat surpris qui jette bas sa tente.
Le soleil en sursaut se dresse au fond du ciel :
Dans l'herbe molle, au pied des buissons noirs, serpente
Un torrent de lumière ardente,
Où naviguent au vent les fleurs couleur de miel.

Des fourrés, comme un trait, la chevrette lascive
S'élance, un pied en l'air et l'oreille aux aguets ;
Sur ses bras frémissants la forêt large et vive
Recueille et berce au loin des éclairs inquiets !

C'est par un jour pareil qu'aux rives de la Grèee
La mer, la pâle mer, prise de volupté,
Enfanta tout en pleurs l'amoureuse déesse
Qui, deux mille ans, sous l'ombre épaisse
Fit pâmer dans ses bras la jeune humanité :

C'est par un jour pareil que les nymphes pourprées,
Le désir sur la lèvre, et pressant leur sein nu,
Épiaient au travers des branches éclairées
Sur le sentier les pas du chasseur inconnu !

Avec ses cheveux d'or Vénus est descendue
Dans la tombe implacable où s'en vont tous les dieux ;
Sans peur l'enfant se penche à la source perdue ;
Mais dans la tranquille étendue
Rit le même soleil, au fond des mêmes cieux.

Sur la mer de feuillage où frémit chaque branche
Comme un flot qui se gonfle au chant clair des grillons,
Où le frelon babille, où dort la rose blanche,
La gaîté plane encore avec ses long rayons ;

Les placides ormeaux couronnés de lumière
Nonchalamment au loin regardent derrière eux
Traîner les plis fuyants de leur ombre légère ;
Pour entendre chanter la terre,
Le nuage charmé s'arrête au bord des cieux !

Des femmes vont passer, des femmes indolentes,
Suivant aussi du pied le rêve de leur cœur,
Bouquet éparpillé de vierges rougissantes,
Comme en cueillait Paphos dans sa prairie en fleur.

Oh ! venez, pas furtifs ; venez, robes discrètes !
C'est aujourd'hui grand jour, c'est aujourd'hui l'été :
Les papillons neigeux tiennent leurs ailes prêtes,
En chœurs s'attroupent les fauvettes
Pour faire un doux cortège à la douce beauté.

L'hiver est bien parti. Laissez vos pesants châles
Dormir dans les parfums de vos boudoirs profonds,
Oubliez les longs bals, et sous les lustres pâles,
La valse qui flétrit l'innocence des fronts ;

Oubliez les grands airs et les allures molles,
Que donne la fatigue, et qu'on prend pour l'amour,
Les sourires fardés et les aveux frivoles
Qu'au bruit des pieds, les lèvres folles
Sans aller jusqu'au cœur se renvoient tour à tour ;

Pour se parer l'un l'autre à la fête éternelle,
Dieu fit la femme belle et fit beau le soleil ;
Tous deux, regardez-vous. La terre maternelle
En va frémir d'orgueil sous son manteau vermeil.

Venez ; les bois mouvants sur les épaules nues
Ont de chastes reflets à bercer en chemin,
Les ruisseaux argentés sous les routes perdues
Promènent de ces voix émues
Qui font rougir la joue et qui gonflent le sein ;

Sous le gazon fleuri de larmes embaumées
De gais pétillements se sont mis à courir ;

La chaleur assoupit les fleurs demi-pâmées ;
Vos lèvres, malgré vous, vos lèvres vont s'ouvrir !

Et toute grande, enfin, soulevant sa paupière,
L'œil souriant du monde emplit l'horizon bleu :
Passez, femmes, passez dans sa riche lumière,
Laissez au-dessus de la terre
Avec l'astre divin planer votre âme en feu ;

Un rêve est doux la nuit, sous les forêts plaintives ;
Mieux pourtant vaut le jour, la joie et la beauté ;
Le jour qui fait jaillir en étincelles vives
Un cœur ivre d'amour au grand soleil d'été !

 

IX- SI…

Si le vent, ce soir là, dans les chaudes verdures,
N'avait pas apporté tant d'étranges murmures,
Si moins d'astres rêveurs s'étaient levés aux cieux,
Si la fraîcheur tombante et la plaine déserte
N'avaient pas fait pencher comme une rose ouverte
La bouche de l'enfant sous mes baisers peureux ;

Ailleurs, quelque matin, elle eût aimé sans doute ;
Pour mener à l'amour il est plus d'une route,
Un autre eût recueilli ce sourire en sa fleur ;
Un autre en chuchotant dans ses bras l'eût pressée,
Toute rouge au seul bruit de sa jeune pensée,
Moins oublieux sans doute et plus de joie au cœur.

Il ne fallait qu'un livre, un souvenir morose
l'our me bien verrouiller dans ma chambre à nuit close :
Notre âme a plus d'un soir où s'endort sa chanson ;
Si je n'avais au bois trouvé tant de silence,
Dans son pas égaré cette chaste indolence,
Sa main près de la mienne et l'ombre à l'horizon.

À quoi tient notre sort ? Dans cette main chérie
Ne s'effeuilleraient pas ma jeunesse et ma vie,
Je n'aurais pas pleuré, j'aurais bien moins souffert ;
J'irais, riant tout haut dans mon sentier sonore,
Pour aimer au hasard ne demandant encore
Qu'une lèvre allumée et l'abri d'un bois vert !

La brise fut trop calme et la nuit fut trop belle,
Tous les souffles des fleurs m'ont entraîné vers elle.
Toutes les voix du ciel m'ont dit de succomber ;
Comme des fruits d'automne aux branches jaunissantes
Frémissaient nos aveux sur nos bouches tremblantes :
L'aile d'un rossignol les fit gaîment tomber.

Caprice inattendu de la route embaumée
Qui conduisis vers moi ma pâle bien-aimée,
Vallon qui nous perdis, beau vallon, sois béni !
Toi qui pouvais dormir sans regarder la terre,
Étoile au pas discret, merci de ta lumière,
Voyageuse penchée au bord de l'infini !

Bien que nos coupes d'or de fiel se soient remplies,
Malgré les désespoirs, les pleurs, les insomnies,
Je ne veux pas me plaindre et je n'accuse pas ;
Les grillons ont bien fait de presser leur cadence,
La luciole en feu de ramper en silence,
La nuit de nous surprendre et d'enlacer nos bras.

Car ce n'est pas ta faute, ô Nature adorée,
Si notre âme sans fond reste encore altérée,
Si d'insensés désirs renaissent de l'amour.
Et si tous nos bonheurs, dans leur course rapide,
Amènent derrière eux quelque douleur stupide,
Nuit aveugle enchaînée aux pas joyeux du jour ;

Ton Dieu t'a faite belle et t'a dit de sourire ;
Tu souris, tu fus belle : allons-nous te maudire,
Toi qui fis ton devoir en éveillant nos cœurs ?
Si j'ai souffert, qui donc n'a pas eu sa souffrance ?
Le cri des siècles morts n'est qu'une plainte immense ;
Dans le gouffre commun j'ai jeté mes douleurs.

J'aimai, je fus aimé ; beaucoup sortent du monde
Qui n'ont pas pu goûter cette ivresse profonde.
Le mal est si divin qu'on en peut bien mourir !
Douces nuits, fraîchissez ; chantez, larges feuillées :
Le prix n'est pas trop cher dont vous êtes payées ;
Je veux aimer encor, je puis encor souffrir.

 

X- MEMORIA

Comme un chêne aux longs bras, vêtu d'amples feuillées,
Dont le sombre ouragan, dispersant les oiseaux,
A courbé tout un jour les cimes effrayées
Sous le ruissellement plaintif des grandes eaux ;

Longtemps après la fin de la rude tempête
L'homme, qu'ont flagellé l'amour ou le malheur,
Sent vaguement encor frissonner sur sa tête
Les souvenirs pesants de sa longue douleur ;

Le doux soleil en vain, courant sur les ramées,
Promène son sourire aux feuilles embaumées,
Les nids dans une gamme ont oublié leurs peurs ;

Qu'un chariot s'ébranle ou qu'un souffle survienne,
On entend aussitôt retomber sur la plaine
Le reste de la pluie et le reste des pleurs !

 

XI- LE VENT DE MARS

Le vent de mars, ouvrant ses ailes
D'où tombent de pâles flocons,
Dans un nuage d'hirondelles,
Vient semer les roses nouvelles,
Et rôde autour de nos balcons.

Dans une chambrette mal close
Se contemplent deux beaux enfants,
Fillette douce à lèvre rose,
Jouvenceau pâlissant qui n'ose
Serrer trop fort des doigts tremblants.

Devant la croisée indiscrète
Le vent malin s'en vient tout bas,
Souffle un grand coup, et la fillette
Grelotte et faiblit ; lui la guette :
La voilà qui glisse en ses bras !

On rougit : les coeurs vont bien vite,
Les yeux se baissent lentement ;
Il sourit, se penche, palpite ;
Le doux mot sur sa lèvre hésite
« Je t'aime, » chuchote le vent.

La frémissante tourterelle
Croit voir les quatre murs danser :
« Je le savais, » murmure-t-elle ;
Le vent redonne un gai coup d'aile
Qui bruit comme un long baiser.

Un vif parfum des violettes
Qui se lèvent au bord des bois
Monte en même temps à leurs têtes ;
Longtemps deux bouches inquiètes
Perdent la parole à la fois.

Leur adolescence est sonnée :
L'amour les garde de malheur !
Des roses qu'entr'ouvre l'année
Plus d'une s'incline fanée
Avant l'automne au fond du coeur.

Et le vent de mars dans les chênes
Chantonne d'aise à son retour ;
Un rayon blanchit les fontaines ;
Le bon vent aux maisons prochaines
Va souffler ses conseils d'amour.

 

XII- BALLADE ANTIQUE

« Bonsoir, lune ; quelle folie
T'arrache si vite au sommeil ?
Il fait grand jour encor, ma mie !
Tu vas te heurter au soleil ! »

Au ciel clair pâlit la déesse :
« Cavalier, passe et ne dis rien ;
J'ai l'âge d'être ma maîtresse ;
Vos gros savants le verront bien.

« Si tu veux que je le confesse,
Avant l'heure, au pied d'un buisson,
J'ai vu mon pâle Endymion
S'étendre au frais dans l'herbe épaisse.

« Il est dans ce premier repos
Où les baisers sont doux à prendre,
Je l'aime et ne puis pas attendre.
Peu m'importent les sots propos ! »

Peste ! la gaillarde vieillesse !
On reconnaît bien là ces dieux
Tombés du ciel chaud de la Grèce :
Peu moraux, toujours amoureux.

Braves gens qui savaient comprendre
Les désirs de l'humanité !
Avec eux on pouvait s'entendre
Merci, lune, de ta clarté ;

Je vais là-bas dans la vallée
Baiser deux beaux yeux comme toi,
Diane pudique et voilée,
Je serai discret ; guide-moi.

 

XIII- NOUS N'IRONS PLUS AU BOIS

Dès le matin, quand la nuit envolée
Laissait encor traîner au bord des cieux
Quelque lambeau de sa robe étoilée,
Nous égarions dans la mousse emperlée
Nos rêves d'amoureux.

L'été dormait sous les feuilles muettes,
Et dans ses yeux riait la vie en fleur :
Comme un essaim babillard d'alouettes
Les clairs baisers aux lèvres indiscrètes
Venaient s'abattre en chœur.

Et nous courions, brisant les jeunes branches,
Faisant des peurs aux grillons dans leurs trous ;
Elle adorait, la folle ! les pervenches,
Elle en cueillait, cueillait plein ses mains blanches
Pour me battre à grands coups.

Nous cheminions, regardant nos pensées,
Courant limpide et qui laissait tout voir,
Sein contre sein, et les têtes baissées…
À l'horizon, en vapeurs courroucées
Montait l'orage noir.

Il tonne, il pleut ! Et le bois qui chancelle,
Pliant le front sous le fouet de l'éclair,
Penche en pleurant ses longs bras, tout ruisselle ;
« Que faire ? Où fuir ? Mon chapeau de dentelle !
Et ma robe d'hier ! »

Dans le fouillis des brumeuses clairières
Fumait au loin un village aux toits gris ;
Et nous voilà, sautant les fondrières,
Éclaboussés, glissant dans les ornières
Avec rires et cris.

Vint à passer, cahoteuse et grinçante,
Une charrette au retour des labeurs,
Portant couchés dans la gerbe odorante,
Œil demi-clos, bras nus, jambe pendante,
Ses robustes faneurs.

Voyant l'Amour dans ce maigre équipage
Tous les beaux gars éclatent à la fois,
Et la montagne errante de fourrage
Siffle une ronde, et nous chante au visage :
« Nous n'irons plus au bois ! »

Surprise au nid, la pauvre tourterelle,
Rouge, à mon bras se vint serrer plus fort,
Laissant glisser, comme un frôlement d'aile,
Sa fraîche voix : « Va ! je suis encor belle,
Et l'été n'est pas mort ! »

Mais, j'étais sourd à sa jeune espérance,
Et comme un glas qui réveille un dormeur
L'écho plaintif de ma ronde d'enfance
Tintait encor, tintait dans le silence
De mon premier bonheur.

J'avais senti me toucher dans l'orage,
En ricanant, le spectre des adieux ;
Je la traînai sous l'humide feuillage,
Je la pressai sur mon cœur avec rage,
Des larmes dans les yeux.

Qui sait ? Qui sait ? La verte demoiselle,
Est-elle sûre, en effleurant les eaux,
D'aller dormir dans la rose nouvelle,
Sans déchirer la gaze de son aile
Aux frissons des roseaux ?

Combien de bruits, un ramier qui s'affole,
Un souvenir que l'on n'attendait pas,
Quelque passant, le son d'une parole,
Peuvent surprendre un baiser qui s'envole
Et désunir deux bras ?

Quand l'écolier, sous le bois solitaire,
Parmi les joncs voit un ruisseau dormir,
Il se détourne, il rit, prend une pierre,
À tour de bras la lance dans l'eau claire
Qu'il écoute gémir ;

Et le miroir qui montrait aux nuées
Le front penché des grands saules blafards,
En mille éclats se brise, et par bouffées
La vase monte aux robes étoffées
Des tremblants nénufars ;

Et quand l'enfant, courant la sauterelle,
S'est enfoncé dans l'ombre du bois noir,
Ridant la source avec leur patte grêle,
Les moucherons bien longtemps pêle-mêle
Y glissent sans s'y voir.

Embrasse-moi ! Comme cette eau troublée,
Mon âme encor frémit toute à leur voix ;
Tes longs baisers ne l'ont pas consolée,
J'entends, j'entends leur chanson désolée,
Nous n'irons plus au bois !

 

XIV- SILENTIA LUNAE

Par les cieux endormis, comme de blanches voiles
Qu'un souffle frais du vent gonfle et mène sans bruit,
À leur poupe blafarde allumant des étoiles,
Les nuages pressés voyagent dans la nuit.

Seuls, ils veillent encor dans l'immense nature,
Et la cime des bois où le vent s'est perdu
Semble avec ses réseaux d'indécise verdure
Un brouillard immobile à l'horizon tendu.

L'œil inquiet au fond des formes effacées
Cherche des visions qu'il ne retrouve plus,
L'esprit, laissant tomber le poids de ses pensées,
S'enfonce lentement dans un rêve confus.

Un invincible effroi plane sur la bruyère,
Le sable du sentier craque lugubrement,
L'homme s'est senti seul, il se tourne en arrière
El des frissons de mort l'ébranlent par moment.

Lorsque j'étais enfant, et quand ma jeune mère,
Dans mon âme entr'ouverte aux rayons de ses yeux,
Envoyait gazouiller comme en une volière
Ballade aux ailes d'or, chansons et contes bleus,

Quand j'entendais glisser chaque soir sur ma couche
La ronde aux grelots clairs des gnomes querelleurs,
Que les vierges d'azur, quittant leur ciel en fleurs,
De leurs baisers divins me parfumaient la bouche ;

Par cette fraîche nuit si l'on m'avait laissé
Seul ici, grelottant sous les chênes antiques,
Qui dressent en longs rangs leur profil hérissé,
Comme des rangs muets de géants fantastiques,

Les pieds cloués, le front blême, l'oreille au guet,
N'osant fixer les yeux de la lune hagarde
Qui par instants se cache et par instants regarde,
Passante curieuse au sourire inquiet,

Ayant peur d'éveiller, en froissant les fougères,
La troupe des lutins nichés dans les buissons,
Les farfadets, luisant aux fissures des pierres,
Les maigres revenants couchés sous les gazons ;

De quel fourmillement de fantômes et d'ombres,
De follets bleus, de nains, de spectres aux cris sourds,
J'aurais d'un seul coup d'œil peuplé ces déserts sombres,
Plus vivants dans la nuit qu'au grand soleil des jours !

Soulevant lourdement leurs croupes insoumises,
Là, soudain j'aurais vu dans les houx desséchés
Les rocs silencieux traîner leur masses grises,
Mastodontes pensifs au déluge arrachés ;

Les ormeaux grimaçants aux carrures de braves
Brandir leurs mille bras sur les horizons clairs ;
Les gros genévriers faire des saluts graves
Aux balais du sabbat qui sifflent dans les airs ;

Les bouleaux maladifs pris dans les marécages
Secouer leurs pieds blancs sur les roseaux brisés,
Les magiciens piquer leurs brumeux attelages,
Et tout l'enfer jaillir des halliers embrasés ;

Le hibou gémissait ; dans les vieilles carrières,
Sous la profonde nue ossuaires béants,
Les squelettes troublés poussaient des hurlements,
Immobiles, debout aux plis des blancs suaires !

Comme j'aurais eu peur à ces étranges cris !
Comme j'aurais senti ma poitrine étouffée,
Et, me laissant aller sur mes genoux meurtris,
Murmuré bas le nom de quelque bonne fée !

Elle serait venue, elle eût séché mes yeux
Dans son sein pâle, avec sa blonde chevelure,
M'eût conduit par la main, sous la hêtrée obscure,
Vers sa source bavarde et ses grands palais bleus !

Elle eût cueilli pour moi ses roses les plus belles
Qui rendent invisible et qui durent cent ans,
Et ses sœurs, s'éveillant dans leurs calices frêles,
En rond, m'eussent conté des combats de géants ;

Puis, enfin ramené sur son aile vermeille
À mon berceau jaseur, ma mère, au grand matin,
M'aurait surpris cherchant encor, dès qu'on m'éveille,
Le regard de la fée et son rire divin !

Oh ! que vous êtes loin, terreurs de l'ignorance,
Impostures du cœur, charmantes peurs d'enfants,
Hirondelles d'avril que notre impatience
Fait si vite envoler pour les pleurer longtemps !

Tout mon cortège blanc d'illusions sereines
S'abaisse lentement sur l'horizon noirci ;
Le vent m'apporte encor quelques chansons lointaines :
Demain tout se taira, je serai seul ici.

Qui donc, qui donc viendra sur les molles bruyères
Mener à son refrain le bal des farfadets,
Et faire sous la lune accroupir les sorcières,
Aux sanglantes lueurs des trépieds inquiets ?

La raison est venue et la nature est vide,
Je cherche au lieu de voir, pense au lieu de sentir,
Tout le sol de mon coeur devient un sable aride
Où l'arbre des amours ne saura plus verdir.

Aucun bruit ne rompra ce lugubre silence :
Tout est mort, je suis seul, mon pied marche sans peurs ;
Pour peupler le désert je n'ai plus mes terreurs,
Je vais, partout s'étend la solitude immense.

Si c'est là le destin, je saurai le subir,
Et laisser comme un autre à la roche, à l'épine,
Des lambeaux douloureux de mon âme enfantine,
Quelque chaste croyance ou quelque souvenir,

Quitte à trouver au bout de la pénible route,
Sur les débris fanés de nos rêves d'un jour,
Hideux et ricanant, le fantôme du Doute
Qui tend sa main crochue à chaque carrefour ;

Quitte à crier trop tard que cette expérience
Qui nous coûta le cœur, le repos et le sang,
N'est qu'un mensonge encor, que toute la science
Était dans un baiser de la mère à l'enfant !

Mais l'ombre dort si calme aux pentes des vallées,
La lune a des regards si vagues et si froids,
Les eaux parlent si bas, et si bas les feuillées,
Le mystère est si doux qui mène au fond des bois !

Comme le souvenir des mortes bien-aimées
Qu'évoque tout à coup un rayon du matin,
A l'heure où s'entrouvraient leurs lèvres embaumées
Au vague embrassement du réveil incertain,

En retrouvant la sœur de ces nuits recueillies
Où vous veniez troubler mes yeux épouvantés,
J'aime à vous réveiller, ô mes chères folies !
Erreurs qui valez mieux que bien des vérités.

L'absence a pu pâlir votre frêle visage,
Autour de moi pourtant, dansez jusques au jour ;
Des bonheurs envolés vous n'êtes que l'image,
Mais l'image en est douce à défaut du retour.

 

X- REFLET

Aux rayons obliques du soir,
Toit branlant, muraille empourprée,
Avec sa treille délabrée
Qui l'enlace de raisin noir,

Avec sa lucarne entr'ouverte
Où le long lierre curieux
Va secouer sa tige verte
Sous le nez d'un marmot peureux,

Accroupie au bord de l'eau claire
La maisonnette du pêcheur,
En se mirant à la fraîcheur,
Semble y descendre tout entière.

Dans la sérénité des cieux,
Dans la limpidité des ondes,
Côte à côte, deux petits mondes
Se sourient en jumeaux joyeux.

Dès qu'en haut une leste abeille
Furète le feuillage à jour,
Vite on voit glisser la pareille
Au rosier d'en bas à son tour.

Même pose et même lumière,
Tous deux dorment dans la clarté ;
Laquelle est l'ombre passagère ?
Laquelle est la réalité ?

Sauriez-vous une blanche femme,
Lèvre candide et front rêveur,
Qui réfléchirait bien mon âme
Dans le doux miroir de son cœur ?

Bienheureux qui sent sa pensée
Rencontrer un instant sa sœur
Comme la hutte renversée
Au fond du fleuve voyageur !

Mais le soleil d'or va trop vite
Se coucher au bout du guéret,
L'âme oublie et le flot s'agite,
L'ombre se brise et disparaît.

Le chaume isolé sur sa grève
Frissonne à l'approche du vent,
Le cœur abandonne son rêve
Et reste veuf comme devant !

 

XVI- POURQUOI ? (à Albert Decrais)

Dans le sentier humide où la forêt se penche,
Avec tous ses caquets d'oisillons sur la branche,
Dès l'aube, aux dos voûtés des porteurs en grand deuil,
Lentement, au soleil, descendait un cercueil.
Des files de sanglots l'escortaient par derrière ;
Et l'enfant qui jouait se serra sur sa mère,
Lâchant tous ses bluets et tremblant à le voir.
« Que porte-t-on, fit-il, dans ce long coffre noir ?
— C'est notre vieux voisin : on va le mettre en terre.
— Pourquoi donc ? — Il est mort.— Que veux-tu dire, mère,
Mort ! quel est ce mot-là ? je ne l'ai point appris.
— Nous naissons pour mourir et tout meurt, ô mon fils.
Les joyeux boutons d'or, les folles pâquerettes
Seront mortes ce soir, quand tu verras leurs têtes
Pâlir en se penchant au roulis des grands blés ;
Le chêne, en craquant, meurt sous les bois désolés.
Quand se fermaient ses yeux, quand se glaçait son aile,
Entre tes doigts, hier, mourait ta tourterelle :
Mourir, c'est s'en aller. Le vieillard pâle et doux
Ne te prêtera plus, en jasant, ses genoux
Pour chevaucher, l'hiver, au feu des longues veilles ;
Ses yeux rieurs sont clos, et closes ses oreilles,
Et sous le lourd rocher qui va couvrir son corps,
S'il peut avec quelqu'un s'entretenir encor
Dans le gazon qui lève et la neige qui tombe,
Ce n'est qu'avec Dieu seul descendu dans sa tombe.
— Combien de temps alors va-t-il rester là-bas ?
Reviendra-t-il bientôt ? — Il ne reviendra pas.
— Sa fille va l'attendre : il faut bien qu'il revienne.
— Sa fille va pleurer ; mais la douleur est vaine :
Le sillon refermé ne rend plus que des fleurs. »
L'enfant se tut, laissant aller avec terreurs
Ses grands yeux étonnés, où pétillait la vie,
Du long cortège noir qui tournait la prairie
Au sourire inquiet du doux front maternel.

Des flocons transparents traversaient le beau ciel,
Le vent frais balançait dans l'herbe priutanière
Toute une floraison de gouttes de lumière,
Des tourbillons chanteurs d'insectes diaprés,
Des ailes sous les bois, des parfums sur les prés,
Le ruisseau chuchotait sous la haie éveillée
Qui le jonchait au loin de sa neige effeuillée.
En bas c'était la joie, eu haut c'était la paix :
L'enfant tranquillisé courut à ses bluets,
Les ramassa, sourit au beau soleil paisible
Qui cheminait gaîment dans sa route impassible ;
Puis revint à sa mère, et montant dans ses bras :
« Mort ! fit-il doucement ! mort ! je ne comprends pas ! »

 

XVII- LES PASSEREAUX

La cellule où je suis ermite
Est étroite, nue et petite ;
Bien qu'elle touche au firmament,
Le soleil ne lui jette guère
Comme une aumône à sa misère.
Qu'un regard terne en s'endormant.

L'œil, amoureux d'air et d'espace,
Sans fin de tous côtés embrasse
Des horizons peints à la chaux,
Et des bataillons de fenêtres
Sur des murs de quarante mètres
Bâillant au jour en rangs égaux.

Comment dans un site assez triste
Pour rendre à vingt ans réaliste,
Est-il venu des passereaux,
Des passereaux aux vives ailes,
Qui peuvent aux saisons nouvelles
Nicher dans l'ombre des coteaux ?

Un matin, toute la volée
En caquetant s'est installée
À l'angle du vieux toit fumeux,
Les nids ont éclos sous la paille,
Les fils ont chéri la muraille
Où leur père fut avant eux ;

Ils ont donc oublié la plaine,
Les parfums dont l'herbe était pleine,
Les cieux tout ruisselants de jour
Qui doraient l'aile plus agile !
Que leur manque-t-il à la ville ?
Ils ont leur chant, ils ont l'amour.

Mieux qu'au bercer des hautes branches
Qui pleurent des étoiles blanches
Parmi les vergers odorants,
Mieux qu'au bruit des vents, la famille
Sous son pignon gris s'égosille
À chanter l'hymne du printemps.

Us cadencent avec emphases,
Perlent des sons, filent des phrases,
Ils babillent comme des fous ;
Dans leur frais gosier qui roucoule
La note fuit, revient et roule
Comme l'onde entre les cailloux ;

Tour à tour traînante ou badine
Leur naïve chanson domine
La voix lointaine de Paris ;
Si je tombe en un triste rêve,
Mon âme soudain se relève
Au pétillement de leurs cris ;

Je crois voir de chaudes lumières
Sur l'épais tapis des clairières
Semant à flots les graines d'or.
Les fouilles au vent murmurantes
Comme des lèvres frémissantes
Où la parole vibre encor ;

Et j'entends dans le chêne en fête,
Du tronc noueux jusques au faîte,
Les mille voix des nids joyeux
Monter en louange infinie
Aux cieux qui leur versent la vie,
Au Dieu qui fit briller les cieux !

Nature bienfaisante et douce,
L'homme te chasse et te repousse,
Nourrice aux forts enseignements,
Et c'est toi qui viens sans colère
Toujours sourire en bonne mère
À nos heures d'abattements !

Il n'est si chétive mansarde
Où l'aube en riant ne hasarde
Son pied sautillant et vermeil,
Il n'est route si turbulente
Où quelque brin d'herbe tremblante
Ne lève sa tête au soleil ;

Il n'est cour si noire et si close
Où dans l'angle furtif n'éclose
Un couple égaré de pinsons,
Au bord des fenêtres maussades,
Jetant la joie aux cœurs malades,
Dans leurs matinales chansons ;

Il n'est âme si désolée,
Sombre, et de son chagrin voilée,
Qui n'entende en soi quelque jour
Chanter une bonne pensée,
Sur l'aile doucement bercée
De l'Espérance ou de l'Amour.

 

XVIII- CHANTEUR DES RUES

Toute porte s'est close et toute main fermée :
L'enfant maigre, sans gîte, et sans mère, et sans pain,
Jaloux, sous ses haillons, du nid dans la ramée,
S'accroupit sur la borne et dort près du chemin.

Les bourgeois attardés, devisant du prochain,
Heurtent d'un pied distrait cette ombre inanimée ;
On tire prudemment les verrous du voisin.
Seule, une brise accourt, de jasmins embaumée,

Baise au front l'orphelin, et frôle en hésitant
Sa mandore inutile en ses bras étendue,
Et l'instrument gazouille, et le dormeur entend

Des chérubins chanteurs se ranger dans la nue :
La table d'or sourit, devant Dieu suspendue,
Et le pauvre s'assied au festin qui l'attend.

 

XIX- SAULES ET CYPRÈS

Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
A. de Musset.

Par un rayon de lune au fond des cimetières,
Les saules pâlissants, les cyprès dépouillés
Semblent des spectres noirs au bord des larges pierres
Dans l'ombre agenouillés.

Depuis quand sont-ils là ? Nul ne saurait le dire ;
Au chevet des cercueils immobiles veilleurs,
Comme il fit dans les prés les roses pour sourire,
Dieu les fit pour les pleurs.

Combien de pauvres morts allongés sous les dalles
N'ont jamais entendu d'autres gémissements
Que les brusques soupirs des lointaines rafales
Dans ces rameaux dormants !

Combien n'ont eu de pleurs sur leurs cendres glacées
Que la rosée errante au long du bourgeon vert,
Ni d'autres souvenirs que les feuilles froissées
Sous le pied de l'hiver !

Honte au monde où tout rit ; honte au monde où tout passe ;
L'âme y jette ses deuils plus vite que le corps !
Les arbres attristés y prennent notre place
Pour penser à nos morts.

Qui de nous a souci de l'épaisse poussière
Que jettent sous les pieds les squelettes jaloux ?
Chacun pourtant voudra qu'on aille sur sa bière
Gémir à deux genoux,

Pleurez, saules, pleurez ! Quand l'ouragan s'allume,
Si les pâles dormeurs allaient se l'éveiller,
Qu'ils ne se croient pas seuls, qu'ils sentent dans la brume
Près d'eux quelqu'un prier :

Les fils chantent : pleurez ! Les veuves oublieuses
Valsent en chuchotant sous les lustres dorés,
L'amour prend tout le cœur de leurs filles joyeuses,
Pleurez, cyprès, pleurez !

 

XX- SONNET

Comme une caravane en marche dans le sable
Que poursuit sans relâche, aux longs jours de l'été,
L'œil fixe et grand ouvert d'un soleil implacable
Fatiguant l'horizon de sa sérénité,

Dans la paix des baisers, près d'un amour durable,
Quand l'homme au cœur joyeux s'est longtemps arrêté,
Son bonheur tout à coup l'épouvante et l'accable,
Il n'en redoute plus que l'immobilité.

À la morne étendue il réclame un nuage,
La fraîcheur d'une brise, un grondement d'orage,
Sous sa paupière sèche il appelle des pleurs :

Car la souffrance seule, hélas ! nous désaltère,
Et la pluie odieuse, en flagellant la terre,
Fait seule entre ses bras monter l'essaim des fleurs !

 

XXI- PAYSAGE (à Pablo Martinez del Rio)

Sur l'humide plateau des grèves découvertes
Où se trament en pleurs les débris d'algues vertes
Que la vague oublieuse abandonne au départ,
Taureaux aux durs fanons, vaches au front hagard,
Génisses que le vol d'un courlis épouvante,
À pas lents, balançant leur tête nonchalante
Qu'alourdit dans la marche un reste de sommeil,
Descendent, précédés de leur ombre au soleil.
Autour des noirs récifs, rangés au bord de l'anse,
Le troupeau dispersé s'agenouille en silence,
Et vers le vent salé qui gonfle ses naseaux,
Tourne avec volupté ses grands yeux demi-clos.
On dirait que la mer, pensive et recueillie,
Pour bercer doucement ce repos de la vie,
Ose à peine rouler sur le sable argentin
Le murmure étouffé des vagues du matin :
Elle s'étale en paix comme un beau front sans ride,
Et les coteaux semés dans l'horizon limpide
Comme un voile d'azur qui va partir au vent,
La couronnent au loin d'un bandeau transparent.
Du firmament pâli qui s'ouvre au-dessus d'elle,
Large et lente, s'épand la lumière éternelle
Que traverse un long vol de goélands joyeux ;
Mer et ciel, oubliant qu'ils recèlent en eux
La neige des hivers, les lames des naufrages,
Sans menace aujourd'hui, sans houle et sans nuages,
L'un l'autre s'appelant, vont dans l'immensité
Mêler la profondeur de leur sérénité.
Et la terre souffrante, et la terre peuplée,
Devant cette splendeur autour d'elle étalée,
Comme un enfant surpris, semble encore avoir peur
De voir tomber trop tôt ce rêve de bonheur.
Le village, sans bruit, s'éveille dans les branches ;
Les pêcheurs, fredonnant sur les falaises blanches,
S'en viennent, deux à deux, suspendre aux crocs rouillés
Le frisson vaporeux de leurs filets mouillés ;
Dans les ormeaux penchés, sur le pas des chaumières,
Tinte un jeune babil d'alertes lavandières ;
Les sabots sautillants claquent sur les galets,
Les vieilles sous leur pied font grincer des rouets,
Et parmi ces chansons de femmes, d'hirondelles,
Ces murmures de fleurs qui demandent des ailes,
Ces doux vagissements, à l'heure du réveil,
Des berceaux demi-nus qu'on promène au soleil,
Sur le calme du globe et sur la joie humaine
On entend tout à coup se lever dans la plaine,
Comme une voix d'en haut promettant l'avenir,
Le souffle solennel des blés qui vont jaunir !

 

XXII- LES SAPINS

L'Océan écumeux hurle en battant la côte :
« O sapins orgueilleux, soumettez-vous au sort !
Nul arbre ici ne doit porter sa tête haute,
Mon haleine jalouse est un souffle de mort.

Que n'alliez-vous au bord des rivières chanteuses
Ombrager le sommeil calme de verts îlots,
La fauvette eût niché sous vos branches heureuses. »
Les géants sans plier répondent aux grands flots :

« Courbe-nous, mer grondeuse, effeuille nos verdures.
Nos rameaux obstinés attendent les blessures,
Les jardins ne sont bons qu'aux rosiers paresseux ;

La souffrance est la force, et le combat la vie ;
Souffle ! Nous jetterons, malgré ta tyrannie,
Notre fraîcheur à l'homme et nos parfums aux cieux ! »

 

XXIII- FOLIE

« Mon âme, où t'en vas-tu ? — J'ouvre, j'ouvre mes ailes
Vers le pays du Tasse endormi sous ses fleurs ;
Les soirs y sont plus longs et les femmes plus belles,
Les amours, plus qu'ici, n'y sont pas éternelles,
Mais le ciel énergique y sèche mieux les pleurs.

Que cherches-tu, mon âme ? — Au bord de la rivière
S'abrite un jardinet, je m'en puis souvenir ;
En paix, ses oliviers rêvent dans la lumière,
Trois oiseaux prisonniers chantent leur oiselière
Qui sourit quand j'arrive, et sent quelqu'un venir.

Mon âme, que vois-tu ? — Sous la fraîche dentelle
Je vois battre le coeur de la pudique enfant ;
Comme un parfum d'avril l'amour flotte autour d'elle,
Les papillons, surpris aux feux de sa prunelle,
Viennent dans ses cheveux s'abattre étourdimcnt.

Mon âme, que veux-tu ? — Je méprise le monde,
Je donne l'avenir pour l'éclair d'un baiser ;
Je veux, je veux dormir au bercement de l'onde
Sous le souffle indolent de cette tête blonde ;
Quand la fleur est de miel, l'abeille y va poser.

Que penses-lu, mon âme ? — Hélas ! que je suis folle.
La vie est une mer qui nous fait tous sombrer ;
Aux naufragés sans mâts qu'importe une boussole ?
Je pense que la mort seule ici-bas console,
Qu'il est dur de penser, et que tu vas pleurer ! »

 

XXIV- RETOUR DE CHASSE

Comme un cheval criblé de mitraille lointaine
Quand le soleil recule et saigne à l'horizon,
Un silence étonné s'empare de la plaine ;
Pensif, le vieux chasseur s'assied sur le gazon.

Dans le sommeil du ciel il entend mieux la terre ;
Vers lui du fond des prés, sous les tièdcs vapeurs,
Accourent de plus loin le chant de la rivière,
Le carillon des boeufs et le pas des faneurs :

Avec le jour il voit sa jeunesse qui tombe,
Son cœur déjà muet sous le vent de la tombe,
Et dans son crépuscule il écoute à leur tour

Monter plus tristement vers sa mémoire sombre,
Comme ces voix des champs qui grossissent dans l'ombre,
Les rires de l'enfance et les pleurs de l'amour !

 

XXV- LA DORMEUSE

Sur la berge en fleur où l'eau murmurait,
Au sourire doux qu'à travers les branches
Lui jette en passant un soleil discret,
Nous étions assis ; la brise entr'ouvrait
Au loin les pervenches.

Elle avait laissé courir si gaîment
Ses pieds blancs dans l'herbe, et sa causerie
Au caprice ailé de son coeur charmant,
Qu'au milieu d'un beau sourire l'enfant
S'était endormie !

Oh ! le doux sommeil et le doux prinlemps !
Bien m'en souviendra l'hiver, aux gelées,
Quand seront fanés nos buissons chantants,
Bien m'en souviendra sous mes cheveux blancs,
Des jeunes feuillées !

Comme un flot moelleux berce un nid d'oiseaux,
Le gazon doré frémissait sous elle ;
Des chants étouffés sortaient des roseaux ;
Dans l'air bleu rêvaient les frêles rameaux
De vie éternelle.

Quand je la tenais ainsi sur mon sein,
Comme un lis humide où boit une abeille,
Aux molles blancheurs de son front mutin
Recueillant avec l'amour de demain
L'amour de la veille ;

Quand sur son cou pâle et ses tresses d'or
Allait et venait l'ombre caressante,
Comme un bras qui berce un enfant qui dort,
Poussant çà et là l'insensible essor
De mon âme errante ;

Nuages de neige au ciel transparent,
Pourquoi pressiez-vous ainsi votre course,
Fiers chevaux cabrés que fouette le vent ?
Au bois sourd pourquoi tomber si souvent,
Sanglots de la source ?

De notre bonheur étiez-vous jaloux ?
Sans cela pourquoi le troubler sans cesse ?
Allez, je sais bien que nous changeons tous,
Elle et moi, nos cœurs, ma jeunesse et vous,
Et le jour qui baisse ;

Je sais que chaque heure, en tombant des cieux,
Arrache une feuille aux fleurs matinales,
Une illusion au front des heureux,
Et qu'à cheminer les hommes joyeux
Reviennent bien pâles ;

Mais puisque oublier est bon ici-bas,
Pourquoi nous compter, Nature inquiète,
Tous nos mouvement, nos pleurs et nos pas,
Comme une marâtre à des enfants las
Les fruits qu'elle jette ?

Pourquoi ne savoir jamais t'endormir
Quand il nous survient quelque amour profonde,
Pour qu'on perde enfin peur et souvenir,
Qu'on n'entende plus ni la mort venir,
Ni marcher le monde ?

Ma mie à l'air chaud toujours sommeillait,
Et laissait frémir ses lèvres vermeilles
Comme un nonchalant calice d'oeillet :
En tourbillons d'or autour babillait
L'essaim des abeilles.

Je l'écoutais vivre, et je regardais
Son rêve flotter sur sa tempe rose ;
L'âme est un feu vif qui ne dort jamais :
On en voit courir les plus doux reflets
Au front qui repose.

À quoi rêvait-elle ? Aux premières peurs ?
Aux baisers peut-être, aux baisers qu'on vole
En se baissant bien sous la haie en fleurs ?
Aux enlacements dans les bois rêveurs
Quand le jour s'envole ?

Au martinet bleu qui la fit blêmir,
La frôlant hier du bout de son aile,
À des plis charmants de robe nouvelle,
Au passé fuyant, au fol avenir
Qui danse et l'appelle ?

Tout à coup pourtant je la vis rougir
Comme aux prés mouvants la fraise rosée
Qu'un coup de soleil prend sous la rosée,
Et trembler gaîment, et gaîment bondir
Sa gorge embrasée.

Lentement elle ouvre et tend ses beaux bras
Vers sa vision qu'elle veut surprendre ;
Son corps se soulève : à sa lèvre tendre
Hésite un doux mot qui ne finit pas,
Mais je crois l'entendre.

Plus rapide alors qu'à jaillir au vent
Dans les foins mûris la caille effrayée,
Qu'à jeter ses pleurs l'humide feuillée,
Partit de ma bouche un baiser brûlant
Qui l'a réveillée :

« Oh ! mon doux trésor, referme tes yeux !
La vie est mauvaise : endors ta pensée ;
Par ton rêve aussi mon âme est bercée.
L'aile qui retombe aux bois épineux
Est vite blessée. »

Mais le ciel joyeux pétilla soudain :
D'étincelles d'or le coteau ruisselle,
L'arbre entier parut battre au loin de l'aile ;
Riante et penchée, à son pâle sein
M'enlaça la belle :

« Non, ne rêvons pas. Assez tôt vieillis,
Nous nous coucherons dans la nuit épaisse
Où ne chantent plus amour ni jeunesse,
Demandant à peine aux songes pâlis
L'ombre d'une ivresse.

Le vrai, c'est la vie et non le sommeil.
J'ai peur de la brume en voyant l'aurore.
Mon cœur qui battait bat plus vif encore,
Le baiser profond qu'on prend au réveil
Est seul bien sonore.

Il n'est rêve doux qui vaille l'amour,
Le printemps du coeur, le printemps des choses,
Et dans l'herbe fraîche où s'ouvrent les roses,
Les frémissements ardents du grand jour
Sur nos lèvres closes ;

Je veux te bien voir, t'entendre et t'aimer ;
Sur nous en jasant l'arbre vert se plie ;
La joie est au ciel et dans la prairie,
Respirons la fleur qui peut embaumer,
La fleur de la vie. »

 

XXVI- GAIETÉ

Sur la terre exigeante, ouvriers de la vie,
Tour à tour, volontiers, nous faisons carnaval,
Affublés d'oripeaux, et la face rougie,
Ivrognes trébuchants sous les portes du bal !

Dans un tonneau d'écus l'un cherche sa folie,
L'autre la boit brûlante au fond d'un long baiser ;
Pourvu que la nuit passe, et pourvu qu'on oublie,
La bouteille est trop bonne où l'on s'en va puiser ;

On chante, mais voici qu'une horloge murmure,
Un cri d'agonisant tombe d'une masure ;
Les masques dégrisés s'observent avec peurs ;

Chacun, à pas de loup, tout honteux de sa joie,
S'esquive, et va reprendre, avant qu'on ne le voie,
Ses haillons de travail, alourdis par les pleurs.

 

XXVII- ATTENTE

Dans le ciel diaphane où l'oiseau s'assoupit,
Quand tourbillonne au soir la poussière des mondes,
La nuit, quand l'Océan traîne au loin, sans répit,
Les sanglots obstinés de ses vagues profondes,

Partout où la nature aux aspects inconstants
De ses immensités me tourmente et m'attire,
Devant le bois épais qui brille et qui soupire,
Comme un homme attardé je tressaille et j'attends.

J'attends ! Qui donc ? Hélas ! j'attends, joie et souffrance,
La forme de mon rêve et de mon espérance,
Le dieu qui peut venir, ses yeux, ses pas, sa voix.

Qu'importe si les jours ont trompé mon attente ?
Prenez, jetez vers lui mon âme impatiente,
O profondeurs des cieux, de la mer et des bois !

 

XXVIII- BILLET DOUX

Le village est trop près encore.
Plus loin ! quand je n'entendrai plus
La fanfaronnade sonore
Des coqs blancs sur les verts talus,

Ni les charrettes éloignées
Craquant sur le sable des cours,
Ni les coups tristes des cognées
Haletant au fond des bois sourds

Plus loin ! plus loin ! au fourré sombre.
Sous les châtaigniers murmurants
Qui laissent monter dans leur ombre
Les touffes de thyms odorants !

Secouez vos couronnes blanches,
Arbres qu'Avril a fiancés,
Écartez ces voiles de branches,
Regardez, brillez, bruissez ;

Vous qui rafraîchissez nos âmes
Dans le silence et dans la paix,
Qui restez pensifs et muets
Quand à vos pieds s'assoient des femmes,

Vous me garderez le secret.
Ce matin, je puis vous le dire,
J'ai reçu d'elle un doux billet,
Et près de vous je viens le lire.

Il est plié coquettement
Comme une tulipe endormie ;
La violette épanouie
N'a pas de parfum plus aimant.

Je viens le lire et le relire,
Le toucher et le contempler ;
Je le baise et je le respire,
Je sens mes larmes y couler.

Le ciel ouvert sait nous comprendre ;
On peut lui montrer tout son cœur ;
On n'a pas crainte ici d'entendre
Ricaner le buisson moqueur.

Comme dans ces villes de boue,
On n'a pas d'ami raisonneur
Qui vous surprenne et qui bafoue
Un pauvre amour rouge de peur.

Les longues fougères froissées
Jettent sous le pied négligent
Des essaims de folles pensées,
J'entends rire un flot indulgent.

La guêpe, le merle, la mouche,
Qui babillent à l'unisson,
Accompagnent de leur chanson
Les soupirs tombés de ma bouche.

Elle m'aime, ô feuilles des bois,
Elle m'aime ! Je sens la vie
Bondir dans mon âme ravie
À chaque trace de ses doigts.

Elle m'aime ! O Dieu de la terre,
Toi qui nous as prêté le jour,
Un peu de ta grande lumière,
Un peu de ton immense amour,

Je te bénis et je t'adore ;
Sur ses nuages éclatants
Éternise l'ardente aurore,
Laisse-moi toujours mes vingt ans !

 

XXIX- LE PLONGEUR

Comme un marin hardi que la cloche de verre
Sous l'amas des grands flots ouverts avec lenteur
Dépose, en frémissant, dans le gouffre d'horreur
Que n'osent pas troubler le vent ni la lumière,

Quand le poëtc pâle en descendant toujours,
A heurté tout à coup le fond de l'âme humaine,
L'abîme étonné montre à sa vue incertaine
D'étranges habitants et d'étranges séjours :

Sous les enlacements des goëmons livides
Frémissent de vieux mâts et des squelettes vides,
Des reptiles glacés circulent alentour !

Mais lui, poussant du pied l'ignoble pourriture,
Sans se tromper poursuit sa sublime aventure,
Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour !

 

XXX- MER DESCENDANTE  (à ma sœur)

Malgré moi l'infini me tourmente.
A. de Musset.

Sur les plages de sable où la lune tremblante
Étend le linceul froid de ses blanches clartés,
Tristement les écueils hors de l'écume errante
Allongent leurs dos noirs, comme une troupe lente
De poissons monstrueux par l'orage apportés.

Les chaloupes à sec s'endorment immobiles
Sous leurs longs mâts couchés comme des blés aux vents ;
Le dernier feu s'éteint aux pignons bruns des villes ;
Un calme immense tombe, et, glissant jusqu'aux îles,
Enveloppe d'un coup la terre des vivants.

Seule, au loin, sous la nuit, la mer qui se retire
Jette une longue plainte aux gouffres ébranlés :
Elle pleure en courant, comme une âme en délire ;
Soupirs, cris étouffés, railleurs éclats de rire :
On l'entend qui se heurte aux rochers écroulés !

Pareille au coursier noir qui se cabre et qui rue
Sous l'éperon cruel dont il est déchiré,
Chaque vague, du fond de l'abîme accourue,
Au bord, d'où la repousse une force inconnue,
Se dresse, et lutte avec un cri désespéré ;

La vague qui la suit l'a bientôt refoulée,
Et toutes deux s'en vont sur les galets roulants
Traîner en s'enfuyant leur plainte désolée,
Comme le râle sourd au fort de la mêlée
Des blessés disparus sous les carrés sanglants ;

Et plus l'heure s'avance, et plus la mer sanglote,
Disputant pied à pied son lit de fucus verts
À l'invisible doigt qui la chasse en despote,
Formidable, et poussant, alors qu'il la garrotte,
Un grand cri de révolte au fond des cieux déserts.

Oh ! combien sont venus sur la dune rongée
Chercher l'oubli profond, à défaut de la mort,
Qui partiront demain l'âme plus affligée
Aux lamentations de la vague insurgée,
Moins patiente qu'eux et plus lasse du sort !

Combien se sont assis sur la pâle falaise,
Sentinelle debout au seuil captif des mers,
Demandant au flot lent, qui par instants la baise
Comme un enfant soumis qu'une caresse apaise,
L'art de se résigner à leurs destins amers,

À qui ces pleurs sans fin et ce vague murmure
Ont fait plus tristement, dans le cœur révolté,
Rentrer le souvenir dont le poids les torture,
Augmentant des douleurs de toute la nature
Les fatales douleurs de leur humanité !

Car la nature est triste, et rien ne la console.
Fût-ce à l'heure trompeuse où sur le flot chanteur
Les goëlands neigeux sèment leur troupe folle,
Quand la brise fraîchit, quand au ciel bleu s'envole
La voix du flux joyeux et qui se croit vainqueur ;

Fût-ce à l'heure où l'abîme, apaisant sa souffrance,
Aux doux regards des nuits s'assoupit et s'endort,
Et dans son sein rêveur berce avec indolence,
Comme des fleurs de feu qui pleuvent en silence,
Les reflets scintillants tombés des astres d'or,

D'un sourire menteur dissimulant sa peine,
La mer s'efforce en vain de conseiller la paix :
Sa lassitude seule a fait taire sa haine :
Je sens, je sens couver sous sa face sereine
Un orage profond qu'on ne calme jamais.

Si parfois on l'entend qui chante et qui tressaille,
C'est que l'orgueil la prend avec des espoirs fous
De gagner à la fin son antique bataille,
Et d'écraser d'un bond l'ennemi qui la raille,
La rive gigantesque insensible à ses coups ;

Alors on voit sans bruit, sur les grèves luisantes,
Glisser au grand soleil et chuchoter tout bas
Les vagues secouant leurs crêtes blanchissantes,
Comme des rangs serrés au pied des tours puissantes
De soldats bondissants accourus aux combats.

Elles vont ! elles vont ! agiles et joyeuses ;
Le continent muet se dresse et les attend :
Un seul de ses regards brise les orgueilleuses,
Et la déroute immense aux clameurs douloureuses
Vers ses gouffres lointains reflue en sanglotant.

Ainsi, vieil Océan, depuis six mille années
Tu n'as pas su te faire à la soumission ?
Le temps n'a pas dompté tes haines obstinées,
Et dans ton lit encor tes vagues acharnées
Gémissent comme au jour de la création.

Tu n'as pas oublié ces angoisses profondes
Qui te prirent quand Dieu, planant sur le chaos,
Fit jaillir de ses doigts les astres et les mondes,
Et dans l'étroit espace emprisonnant tes ondes,
Te défendit la terre, où chantaient ses oiseaux ;

Tu ne crois pas encore à des lois immortelles
Accablant l'univers de leur éternité ;
Mais ta voix, ameutant les éléments rebelles,
Entonne chaque jour sous les cieux infidèles
L'hymne de la révolte et de la liberté !

Tout souffre donc ici ? Sous la main souveraine
Toute force s'agite et lutte vainement :
La source se grossit pour inonder la plaine :
La bise repoussée hurle autour du vieux chêne
Dont les longs bras tordus cherchent le firmament.

Dans l'immensité morne où son Dieu la promène,
Sur son axe de feu la terre aussi se plaint,
Et, comme un lion fort, indocile à sa chaîne,
Par instants se secoue, et dans sa course entraîne
Les débris des cités tachés de sang humain.

Ployée au lourd fardeau de cette longue attente,
La nature se tord sous ses voiles de deuil :
Des désirs insensés fouettent la mer tonnante,
Des désirs immortels fouettent l'âme pleurante
Des hommes passagers penchés vers le cercueil.

Puisque c'est le destin, grondez donc, mers sauvages,
Grondez, sans vous lasser et sans désespérer,
Hurlez dans la nuit sombre, ébranlez vos rivages,
Et lancez jusqu'aux cieux l'orgueil de vos orages
Avec les frêles nefs qui s'écoutent sombrer :

Un jour, un jour, aux coups des dernières rafales,
Ces hauts rochers, ces bois, ces villes crouleront,
Et parmi leurs débris, vos lames triomphales,
Comme un troupeau lâché d'écumantes cavales,
Dans la libre étendue, en chantant, bondiront.

Puisque c'est le destin, souffre, pauvre âme humaine,
Dans le corps froid et dur qui te tient en prison ;
Souffre, mais souviens-toi, mais garde bien ta haine,
Et fais marcher toujours ceux que ton souffle mène,
L'orgueil au front, les yeux levés sur l'horizon.

Comme ces flots vaincus qui battent sans relâche
La rive déchirée où tombe leur effort,
Ferme en tes vœux hautains, obstinée à la tâche,
Assiège malgré tout, sans lassitude lâche,
Les hautes vérités qui t'échappent encor.

Dieu n'a pu mettre en toi l'indomptable espérance,
Comme un jouet railleur à faire ton tourment :
L'espérance est sa voix, c'est la seule science ;
Une promesse parle au fond de la souffrance :
L'infini te tourmente et l'infini t'attend !

 

XXXI- TEMPS DE PLUIE

Ciel éteint, larges nuées,
Les bois pâlis sont muets,
Les roses se sont fermées
Sur les cirons inquiets.

Je suis seul : elle est partie,
Il brume aussi dans mon coeur,
Et ma gaîté s'est blottie
Je ne sais où, tout en peur.

Plus de feuilles éclairées
Chantant le long des sentiers ;
Mes chansons décolorées
Se brisent aux églantiers.

Les gouttes larges et lentes
Pleurent, pleurent sans repos
Sur les branches gémissantes
Qui défendent leurs oiseaux.

Dans ma mémoire avec elles
J'entends pleuvoir tristement
Les souvenirs infidèles
De notre passé charmant.

Un par un, à mon oreille,
S'en reviennent les doux mots
Qu'elle soupirait la veille,
Tous ses pas, tous ses sanglots,

Ses vifs baisers de colombe,
Et je marche et je frémis
À chaque goutte qui tombe
Comme les oeufs dans les nids.

Pas un rayon sous la nue
Qui me réchauffe le cœur ;
Pour me dorer l'étendue,
Pas un rêve de bonheur !

Oh ! qu'on tiendrait peu sur terre,
Si vous restiez tous les jours,
Toi, pauvre ciel, sans lumière,
Toi, pauvre coeur, sans amours !

 

XXXII- CAUCHEMAR

Dans les sommeils épais qu'on endure à Paris
M'épouvante parfois la douleur de mes rêves :
Tantôt je vois, bien loin, sur l'écueil nu des grèves.
Tomber des cargaisons sanglantes de proscrits ;

Tantôt sous les canons gisants dans les ornières
Hurle la chair mourante au déclin du soleil ;
Le brutal incendie emporte les chaumières
Avec les berceaux pleins qui n'ont pas de réveil ;

Et je regarde en paix ces hideuses misères
Qui dans l'éternité font sangloter les mères,
Comme un boucher qui rit au bruit du coutelas,

Les pleins ne viennent plus que je devais attendre,
Ma main sur ma poitrine ose à peine descendre :
J'y cherche mon coeur d'homme, et ne l'y trouve pas !

 

XXXIII

Je sais une fraîche retraite
Où, si l'on voulait être heureux,
On bâtirait sa maisonuette,
Blanche au détour du sentier creux.

Sans peine on planterait derrière
Lilas penchés, amandiers blancs
Qui jetteraient sur la chaumière
Ombre à l'été, neige au printemps ;

Autour bourdonnent les abeilles,
Des ramiers roucoulent dans l'air,
Etourdiment sur le pré clair
Caquêtent les poules vermeilles.

On aurait en petits jupons
Une ménagère proprette
Qui toujours tourne, et toujours jette
Des baisers avec des chansons,

De la lumière dans sa treille,
Un vieux fusil aux clous rouillés,
Et sur ses genoux, à la veille,
Des rires d'enfants barbouillés.

Longue vie au bourgeois honnête,
Longue vie au bon laboureur
Dont cette colline discrète
Saura bien cacher le bonheur !

Ni maison, ni bambins, ni femme
Ne salueront là mon retour,
Je n'ai plus la clarté de l'âmc
Qu'il faut à la clarté du jour.

Vers la Liberté, vers la Gloire
Trop matin j'ai voulu marcher,
J'ai vendu mon bonheur de croire
Pour l'orgueil viril de chercher ;

Je n'en ai ni remords, ni peine,
Je ne sais pas me retourner ;
Viennent la misère ou la haine,
Debout, j'attends sans m'étonner.

Jeunes soldats de la pensée,
A l'œuvre, à l'œuvre, et serrons-nous
Si la lutte est bien commencée,
Nous donnerons les derniers coups.

Gloire à qui meurt sous la mitraille !
Pas de lâchetés, ô mon coeur,
Dieu nous sourit dans la bataille…
Longue vie au bon laboureur !

 

XXXIV- ERREUR

Tremblante à mes côtés comme une clématite,
Je sentais sous ma main sa main se refermer ;
Quand la fraîcheur se lève un baiser vient si vite !
J'ai cru l'aimer.

L'écho nous renvoyait les chansons de la dune ;
Nos rameurs assoupis oubliaient de ramer ;
Les étoiles dormaient, tu dormais, blonde lune !
J'ai cru l'aimer.

Dans ma voix par malheur fleurissaient des paroles
Qu'elle cueillait dans l'ombre en se laissant charmer ;
Les hommes sont bavards, et les femmes sont folles :
J'ai cru l'aimer.

Tous mes rêves d'enfant me frôlaient de leurs ailes :
« Un serment ! » me dit-elle, et je la vis pâmer ;
Les vagues écoutaient, les vagues éternelles…
J'ai cru l'aimer.

Sur son front, sur son sein ma jeunesse étourdie
Respirait ce printemps qui sait tout embaumer ;
Je pleurais, je riais, je bénissais la vie,
J'ai cru l'aimer.

Tout ce bonheur est mort quand mourut la semaine,
Comme un feu de roseaux qu'on ne peut rallumer ;
J'en aurais dû souffrir, et je m'en plains à peine,
J'ai cru l'aimer.

Va, cherche un autre rêve et demande qu'on t'aime !
L'oses-tu, lâche coeur que je voudrais fermer ?
À qui croiras-lu donc, comédien de toi-même ?…
J'ai cru l'aimer.

 

XXXV- TRAHISON (imité d'Al. Kauffmann)

Le nénufar blanc murmura tout bas :
« La dernière nuit j'ai vu quelque chose,
La dernière nuit : il faut que j'en cause !
C'était de l'amour, ne le redis pas.

Cousine et cousin suivaient l'eau tranquille
Dans le bateau lourd plein de vieux parents,
Côte à côte assis chacun immobile
Gardait son silence et ses airs décents.

L'air pesant brûlait, sa main était sèche,
Dans l'onde chanteuse elle mit sa main ;
Il advint aussi que le beau cousin
Voulut s'assurer si l'onde était fraîche.

Sous l'eau par hasard, sous l'eau bien souvent
Se sont rencontrés les dix doigts fidèles,
Toujours se perdant et se retrouvant,
Et je n'ai pas vu finir leurs querelles.

Les maigres mamans, les papas bavards
N'ont rien deviné de la comédie,
Mais au gouffre noir les blancs nénufars
Ont de très bons yeux : que l'on s'en défie ! »

 

XXXVI- AU LUXEMBOURG

Voici les arbustes en fête
Qui s'échappent de leur sommeil,
Et couronnent gaiement leur tête
De bourgeons luisants au soleil !

Des lambeaux de ciel bleu s'enlacent
Parmi leurs frissonnants réseaux,
Où sautillent et s'embarrassent
Les ailes folles des oiseaux !

Voici les déesses de marbres
Qui frémissent de volupté,
En sentant l'ombre des grands arbres
Descendre sur leur nudité !

Voici les ombrelles moirées
Qui tournent entre les doigts blancs,
Cachant mal les pudeurs pourprées
Des rêveuses de dix-huit ans !

Sur le sable des promenades
Murmure un long flot de satin,
Les rentiers boiteux et maussades
Se traînent aux bancs du jardin ;

Un charmant gazouillis s'élève
De cascades aux rires clairs,
De merles sifflant dans les airs,
De marmots babillant sans trêve.

Les romans verts, les romans bleus,
Froissent joyeusement leurs pages
Au loin, sur les genoux soyeux
Des mères aux jeunes visages.
Chacun se sent leste, et, content
Du bonheur de toute la terre,
Surprend sur sa lèvre, en trottant,
Une chanson involontaire.

 

XXXVII- SONNET

Dans les grands soirs d'hiver, quand la veille est finie,
Près des tisons blanchis qui croulent doucement,
Arrive bientôt l'heure où la pâle bougie
Se met à vaciller dans le flambeau fumant.

Rien n'est triste aux yeux las comme cette agonie
Qui combat sans espoir, et jette par moment
D'inutiles éclairs qui ne sont plus la vie,
Et que l'ombre glacée étouffe lourdement.

L'amour aussi s'en va, que je crus éternelle,
Comme un oiseau blessé qui bat encor de l'aile
Pour remonter au jour et pour ne pas mourir.

Tout mon cœur se remplit d'une angoisse cruelle ;
Rien n'en rallumera la dernière étincelle :
Je sens la solitude et la nuit me couvrir !

 

XXXVIII- BALLADE

Quand les moineaux dans la rosée
Babillent au soleil levant,
Elle chantait à sa croisée,
Elle chantait, vive et rosée,
Le soir, quand l'eau se plaint au vent !

Sautillante au long de la rive
Quand Jacque un soir la rcncontra :
« Écoute-moi, ma fleur d'olive,
Je me meurs, veux-tu que je vive ? »
Elle fit « Tra de ri de ra ! »

Tout pâle, il talonnait la belle,
Penché vers son beau cou neigeux,
Il le baisa : « Voleur ! » fit-elle ;
Et, sans se tourner, d'un coup d'aile,
Son rire jaillit jusqu'aux cieux…

Carillon, cloche et sonnerie
Se mirent en branle un matin :
« Aujourd'hui qui donc se marie ?
— Ne sais-tu pas ? Jacque et Marie,
Bons bras, beaux yeux, et coffre plein. »

L'enfant frémit tout étonnée
Comme une perdrix prise aux froids :
« Bon voyage à leur hyménée ! »
Tout le reste de la journée
Elle chante à briser sa voix.

La fièvre s'abattit sur elle
Comme un grand orage d'été ;
Trois jours après la sauterelle
Jasait sur la pierre nouvelle
Dans le cimetière écarté.

Savez-vous le chemin qui mène
Des pleurs aux chants, du rire aux pleurs ?
Tra de ri da ! Pauvre âme humaine,
De toi-même es-tu bien certaine ?
Tra de ri da, chansons et fleurs !

 

XXXIX- SONNET

Le poëte ressemble à ces dompteurs de bête
Qui, battant du tambour autour des lampions,
Ameutent bruyamment les villages en fête
Devant la cage étroite où tournent les lions.

Sur ses tréteaux branlants la foule qui s'arrête
Rit d'écouter rugir d'énormes passions
S'allongeant sur la chaîne et balançant la tête,
Vengeance, amours cruels, fauves ambitions.

Lui, badinant et fat, sur les monstres s'appuie,
Sifflote, et d'un bâton les cingle et les châtie :
« Qu'en dites-vous, messieurs ? Doux comme des enfants ! »

Tout à coup un grand cri renverse l'auditoire,
Les captifs qu'on insulte ont rouvert la mâchoire :
Un crâne défoncé craque en leurs crocs sanglants.

 

XL- RÉSOLUTION

Non, je n'apprendrai pas, ombre sèche et glacée,
À vivre ainsi qu'on fait, sans douter, ni souffrir ;
Comme un fardeau hideux dont mon âme est blessée
Je secouerai ce corps qui n'est bon qu'à pourrir.

Je n'accoutumerai mes yeux, ni ma pensée
Au spectacle des maux qu'on ne sait pas guérir,
Tant que l'air gonflera ma poitrine oppressée
J'aimerai comme j'aime et je saurai haïr ;

Je marcherai debout dans la grande bataille,
En attendant mon tour serrant sous la mitraille
La main des compagnons engloutis par la mort,

Je n'attends rien du monde et vais à la lumière :
Nous saurons bien un jour qui le Maître préfère,
Du mutilé qui lutte ou du lâche qui dort !

 

XLI- EXTASE (à Sully Prud'homme)

Comme un fourmillement de femmes paresseuses
Assis un jour de fête au bord d'un chemin clair,
Les étoiles, ce soir, les étoiles joyeuses
Penchent en s'éveillant leurs beaux yeux dans la mer :

Et leur regard sans fond m'enveloppe et m'attire
Comme un fleuve indomptable où l'on glisse emporté :
Pourquoi me faire signe, et pourquoi me sourire ?
Je vais, je vais à vous, filles du ciel d'été !

Me donnerez-vous bien, pâles enchanteresses,
Ces trésors insensés que vous m'avez promis
Quand j'implorais tout bas les furtives caresses
Que vous jetez au front des chênes endormis ?

Derrière ces rayons, frémissant dans les nues,
Cachez-vous les splendeurs qu'il faut à mon désir,
Ces pays lumineux, pleins de voix inconnues,
Où mon âme, où mes yeux se pourront assouvir ?

Qui sait ? La terre aussi, cette larme de fange,
Tombée un jour de deuil au travers des longs cieux,
Fait flamboyer de loin sa couronne d'archange
Dans la procession des astres orgueilleux ;

Elle aussi sait farder d'un voile de lumière
Ses forêts sans abri, ses océans sans port,
Et ses villes de crime, où la peste et la guerre
Servent incessamment sa pâture à la mort.

Ainsi que moi pourtant, sur le bord des planètes,
Les yeux dressés vers elle, et s'essuyant des pleurs,
En la voyant passer, de crédules poètes
N'y rêvent que chansons, amours, danses et fleurs !

Vous brillez, vous tournez, mentiriez-vous comme elle ?
L'homme fut si trompé qu'il devient méfiant.
Peut-être n'êtes-vous qu'une insulte nouvelle,
Qu'une ironie errante au bord du firmament !

Peut-être n'êtes-vous qu'un amas plus infâme
De générations plus hideuses que nous,
Qu'un théâtre plus grand des tortures de l'âme,
Mieux rempli de bourreaux, de lâches et de fous !

J'y veux voir, j'y verrai ! Quel qu'en soit le mystère,
Je sens d'amers plaisirs à le vouloir lever ;
L'heure de la poursuite est l'heure où l'on espère :
Tant que l'ombre résiste, on y peut tout rêver.

Quand l'enfant a grandi sous sa robe étouffante,
Il en pousse du pied les lambeaux odieux :
Je hais tout le connu, tout l'inconnu me tente.
J'abandonne ce monde, et je vais trouver mieux !

Si vous m'avez trompé, si la haine et le doute,
Comme nos murs de boue, hantent vos palais d'or,
Sans surprise et sans peur je reprendrai ma route :
Dans l'insondable azur on peut monter encor !

L'esprit humain ressemble au bon cheval de guerre
Qui marche devant lui sans mesurer ses pas ;
Il peut broncher demain comme il broncha naguère :
L'obstacle le retarde et ne l'arrête pas.

Par delà vos clartés, Heure de la nuit splendide,
Dans ces gouffres de brume à mes yeux enlr'ouverts,
Je jetterai sans fin mon espérance avide
Au travers des secrets du vivant univers ;

Jusqu'à l'heure bénie où reposant ma tête
Dans la sérénité de mon premier séjour,
Je m'assiérai, joyeux, à l'éternelle fête
De la vérité pure et de l'unique amour !


TABLE

Sonnet au Lecteur
I. — La Cigale.
II. — Dans les blés.
III. — Sonnet.
IV. — Baiser lointain.
V. — Pétrarque.
VI. — Les Violettes.
VII. — La Ruine.
VIII. — Femme et soleil.
IX. — Si…
X. — Memoria.
XI. — Le Vent de mars.
XII. — Ballade antique.
XIII. — Nous n'irons plus au bois.
XIV.  — Silentia.
XV. — Reflet.
XVI. — Pourquoi.
XVII. — Les Passereaux.
XVIII. — Chanteur des rues.
XIX. — Saules et cyprès.
XX. — Sonnet.
XXI. — Paysage.
XXII. — Les Sapins.
XXIII. — Folie.
XXIV. — Retour de chasse.
XXV. — La Dormeuse.
XXVI. — Gaieté.
XXVII. — Attente.
XXVIII. — Billet doux.
XXIX. — Le Plongeur.
XXX. — Mer descendante.
XXXI. — Temps de pluie.
XXXII. — Cauchemar.
XXXIII. — Je sais.
XXXIV. — Erreur.
XXXV. — Trahison.
XXXVI. — Au Luxembourg.
XXXVII. — Sonnet.
XXXVIII. — Ballade.
XXXIX. — Sonnet.
XL. — Résolution.
XLI. — Extase.
XLII. — Pasquetta


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