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BARTOLOMEA  ou  L'ORATORIO

de Georges Lafenestre


 

À SULLY PRUDHOMME

Toutes les maladies morales de notre temps ne sont pas des maladies honteuses. Les civilisations les plus corrompues font aussi de nobles victimes qui ne tombent pas sans résister. Peut-être en reconnaîtras-tu quelques-unes dans cette étude; tu y retrouveras à coup sûr certains souvenirs de nos beaux voyages et de notre courte jeunesse. Permets-moi donc de t'offrir ce volume comme au plus sincère des poètes, au plus bienveillant des hommes, au plus sûr des amis.

G.L.

1882


 

– I–

C'est à Rome, en 186…, que je connus Valérien Ledoux. Il achevait alors, à la villa Médici, sa seconde année de pension comme lauréat du Conservatoire de musique. Curieux, actif, infatigable, il était promptement devenu le compagnon le plus assidu de nos longues flâneries de poètes dans les églises et dans les musées, dans les ruelles noires et grouillantes du Transtévère, dans les silencieux espaces de l'Agro Romano.

Sec et agile, frêle et ardent, Valérien trahissait son origine parisienne à chaque instant par l'extrême mobilité de son visage maladif et les soubresauts nerveux de sa démarche inquiète. 

C'était, en effet, un vrai Parisien de Paris, né sur les hauteurs de Montmartre, dans l'arrière-boutique d'un fruitier, au-dessous de six étages de moellons entassés. À huit ans, il n'avait qu'une idée confuse de l'alphabet, mais il chantait déjà à tue-tête, en faisant des courses, deux ou trois phrases des Huguenots. Son oncle, lampiste à l'Opéra, l'avait emmené un soir avec lui pour voir « si le petit s'endormirait », mais le petit ne s'était pas endormi. Seulement, le lendemain, en s'éveillant plus tard, il avait pleuré de joie au souvenir des belles dames si brillantes dans le velours et sous les perles, et du son éclatant des trompettes. 

Quelques jours après, c'était la fête de l'oncle. Valérien, en l'embrassant, lui demanda deux francs pour acheter un petit violon qu'il avait vu à l'étalage d'un bazar. L'achat fait, il se mit à racler son instrument avec une telle vigueur que tout le passage Moutard, où ils habitaient, s'en émut. Le marchand de vin déclara à la blanchisseuse que le gouvernement faillait à ses devoirs en n'interdisant pas les instruments de musique aux gamins, surtout dans les passages. La blanchisseuse partagea cet avis, qui fut également celui du débitant de tabac. La mère de Valérien, inoffensive créature, dut s'incliner devant la réprobation universelle : elle gourmanda l'enfant turbulent, sermonna l'oncle prodigue, confisqua le corps du délit.

Le lendemain, quand le virtuose en larmes réclama son jouet, on le menaça du pain sec ; le surlendemain son parti fut pris.

Depuis longtemps, le soir, il entendait de la musique chez le photographe, leur voisin, qui habitait le cinquième étage :

– Ce qui est défendu en bas, pensa-t-il, est sans doute permis en haut.

Et, d'un bond, il s'élança dans la cour, grimpa quatre à quatre l'escalier sans souffler, tira la patte de biche qui pendait à la porte, éclata en larmes dès qu'on lui ouvrit.

– Qu'y a-t-il, mon enfant? dit le photographe étonné de cette visite.

– Monsieur, balbutia Valérien, monsieur, pardonnez-moi ! Je suis le garçon à Mme Ledoux, en bas, la fruitière, vous savez bien. On ne veut pas que je joue du violon chez nous, je voudrais bien en jouer ici !

M. Flachan sourit avec tristesse à cette naïve demande de l'enfant; dans laquelle il reconnaissait l'ardeur de sa propre enfance. 

À lui aussi, on lui avait pris son violon. Il n'avait pu le ressaisir que bien tard, trop tard pour en faire un gagne-pain et un instrument de gloire. À peine était-il capable de tenir sa partie dans l'orchestre d'un petit théâtre. Pour manger, il avait dû, tant bien que mal, apprendre la photographie.

Il se salissait donc toute la journée les mains dans les acides ; mais, le soir venu, quand il avait remisé chez le concierge le grand cadre rempli de naïfs portraits qui faisaient ébahir devant sa porte les filles de service revenant du marché et les troupiers allant à la caserne, il recommençait à vivre. 

Un de ses anciens camarades, petit employé dans une pauvre administration, venait le rejoindre. On fermait la porte au verrou. De deux étuis usés on sortait, avec toutes sortes de prudences, deux violons plus usés encore. Sur un pupitre boiteux se rangeaient des cahiers déchiquetés de vieille musique, graissés aux cornes par les doigts. Kreutzer, Viotti, Haydn, Mozart, Beethoven illuminaient soudain de leur sérénité la misérable soupente, et les deux amateurs, déchiffrant, redéchiffrant, brouillant les mesures, répétant les traits, se sentaient peu à peu, dans l'essor des sonorités douteuses, emportés vers des régions fortunées où il n'y a plus de chefs de bureaux pour faire signer des feuilles de présence, ni de propriétaires pour présenter des quittances, vers ces douces, ces fidèles étoiles qui souriaient à travers le grand vitrage, et devant lesquelles MM. Flachan et Ragon ne tiraient jamais le rideau, pour ne pas chagriner « leurs bonnes amies d'en haut ».

La Capitale est pleine de ces souffrances et de ces joies. Sur le même palier, à quelque autre porte, le petit Valérien eût pu tirer la sonnette ; il se fût trouvé encore face à face avec des vies brisées, des vocations manquées, des ambitions déçues ; mais là, peut-être, il n'eût rencontré qu'un abord rude, des paroles brutales, une raillerie cruelle. Ces grandes désillusions, qui font les hommes, ne les font pas à moitié, elles les achèvent dans le bien ou dans le mal, tantôt les exaltant jusqu'aux résignations les plus sublimes, tantôt les livrant, écrasés et saignants, en proie à tous les souffles de la haine et de l'envie. De cette redoutable lutte avec les âpres nécessités de la civilisation parisienne quelques-uns sortent purifiés comme des saints, d'autres retombent dans la boue, avilis et pervertis, réduits, comme les brutes, à des appétits féroces. 

M. Flachan sourit donc, et, tapant amicalement sur la joue de l'enfant, le fit entrer dans son atelier. Il écouta avec la plus grande bienveillance la confidence des extases musicales à l'Opéra, de l'acquisition spontanée du petit violon, de la persécution qui avait  suivi. 

Sur la prière de Valérien, il prit même son violon et lui joua quelques airs des Huguenots :

– Voilà donc ce que tu voudrais jouer ici, mon enfant ?

– Oh ! oui, monsieur. 

– Eh bien ! il faudra apprendre. En auras-tu le courage? 

– Certainement, monsieur. En trois mois j'ai appris à écrire, pour présenter un compliment à mon oncle, celui, vous savez, qui m'a donné deux francs pour le violon. Maman dit toujours à ses pratiques que je suis un enfant extraordinaire, que je fais tout ce que je veux. Eh bien ! je voudrai, je vous le promets. 

– Dans la journée Mme Ledoux t'emploie, sans doute ?

– Oui, monsieur, je fais les commissions et je vais deux heures à l'école ; mais le soir, monsieur, on me fait coucher de si bonne heure ! Je n'ai pas envie de dormir ; je pourrais bien me coucher plus tard.

– Tu veux donc bien prendre des leçons le soir ? Eh bien ! c'est dit, j'en parlerai à Mme Ledoux. 

– Parlez-lui, monsieur, parlez-lui. Parlez aussi à mon oncle qui est de l'Opéra et qui aime la musique, lui, et qui ne sait pas qu'on m'a pris mon violon !

– Ton violon ? mon pauvre enfant, il t'en faudra un autre, un peu plus grand, un peu meilleur. En attendant, je te prêterai le mien.

– Celui-là ! monsieur, fit l'enfant, avec une exclamation de surprise et de ravissement. Oh ! qu'il est beau, il reluit comme de l'or ! Est-ce que je peux y toucher ? 

M. Flachan, sans lâcher son cher instrument, le tendit à Valérien qui, approchant l'oreille du bois encore ému, comme d'un coquillage marin plein de rumeurs d'orage mal endormies, passa timidement, avec une sorte d'effroi, sa petite main sur les cordes tendues. Le faible son qu'elles rendirent en vibrant, tour à tour maigre, doux, fier, rauque, fit trembler l'enfant de la tête aux pieds, comme si tout son être était traversé par les quatre fils miraculeux.

Le lendemain, Mme Ledoux, que M. Flachan avait longuement entretenue dès le matin, reçut assez mal Valérien à son retour de l'école ; mais, comme au fond elle était bonne femme et qu'elle adorait son garçon, elle finit par l'embrasser en murmurant :

– Allons, allons, ne va pas tout de même devenir un saltimbanque ! Ce soir, tu iras chez M. Flachan, puisqu'il le veut, ce monsieur, et que tu veux aussi, à ce qu'il paraît. C'est égal, un photographe qui va t'apprendre la musique, c'est bien drôle. Est-ce qu'il ne ferait pas mieux de t'apprendre à tirer des portraits, puisque c'est son état ? Mais, que voulez-vous, les artistes, cela vous a toujours quelque chose de biscornu dans le cerveau !

De tous les petits événements qui avaient marqué les jours de son enfance tourmentée et de sa pénible adolescence, cette visite téméraire au photographe violoniste était l'épisode que Valérien racontait le plus volontiers, car cette escapade avait décidé de sa vie.

M. Flachan et M. Ragon reconnurent vite chez l'enfant une vocation irrésistible qui se manifestait plus encore par la rapidité de son intelligence musicale que par le progrès de ses doigts, trop impatients et trop nerveux, qui glissaient plus qu'ils ne posaient sur les cordes avec une sorte de curiosité fébrile. Dans un conseil de famille, où l'oncle lampiste eut à soutenir une polémique violente contre la maman fruitière, on décida que Valérien entrerait au Conservatoire.

Valérien fut en effet reçu. II ne tarda pas à occuper un bon rang dans la classe d'harmonie. 

Toujours malingre, frêle, souffreteux, il ne cessait pourtant d'être tiraillé entre les lamentations de sa bonne femme de mère, soutenue par ses voisins, qui le suppliait, au moins une fois la semaine, de prendre un état honnête, et les exhortations de M. Flachan, encouragé par l'oncle, prédisant à qui voulait l'entendre que ce garçon-là serait un jour décoré et qu'il répandrait à bouche que veux-tu les billets d'opéra dans le passage Moutard. Ces difficultés développèrent en lui, sans qu'il perdît rien de ses allures timides et gauches, une volonté résistante et singulièrement tenace.

À vingt ans, Valérien fut couronné, au concours du prix de Rome, pour sa cantate la Fille de Jephté, qui avait étonné ses juges et ses rivaux par l'originalité hardie de l'inspiration mélodique et la richesse inquiète des recherches harmoniques. 

Le départ en troupe, pour l'Italie, avec la bande enthousiaste des autres grands prix de Rome, peintres, architectes, sculpteurs, la vue de la Méditerranée, la traversée des Apennins, les haltes à Milan, à Florence, à Sienne, l'arrivée à Rome avaient été pour l'esprit avide et le corps fragile du compositeur autant de secousses violentes dont il ne se remettait qu'avec peine :

– Quand je regarde en moi, me disait-il un soir, dans mon âme agitée et curieuse, il me semble que j'aperçois une quantité de grands trous ouverts dans un sable mouvant, qui s'agrandissent chaque jour, quelque effort que je fasse pour les combler. Tant que ces trous seront là, béants, voraces, insatiables, je ne marcherai pas devant moi libre et tranquille, j'aurai toujours peur de tomber. Je me sens plein de douloureuses aspirations trop tard éveillées pour qu'il me soit possible de les satisfaire sans m'épuiser.

Depuis que je suis ici, je vis par tous les côtés, moralement, physiquement, je vis à tort et à travers. J'ai appris l'histoire que j'ignorais, j'ai aimé la nature que je ne voyais pas, j'ai compris d'autres arts dont je ne m'étais pas douté. Toutes ces révélations me sont venues trop vite; je suis enivré, étourdi, écrasé. Je cours à la poursuite d'idées insaisissables, d'expressions impossibles. C'est un état d'angoisse exquis ; j'en souffre et m'y plais. Est-ce l'incubation du génie ? Est-ce un symptôme d'impuissance ? Si je meurs sans avoir rien fait, on dira : « C'était un fainéant ! » Qu'en saura-t-on? Vous, vous ne le croirez pas, car vous me connaissez. Oui, je suis faible, je suis chétif, mais je sais vouloir et je veux, je veux, je veux !… Après tout, l'art, c'est la vie ! Qui n'a pas vécu n'aura rien à dire !

Lorsqu'il me parlait ainsi, un soir d'octobre, nous étions accoudés à la fenêtre de sa petite chambre, sur la façade de la villa Médici.

Dans la clarté bleuâtre de la nuit transparente s'étendait, au-dessous de nous, la majestueuse silhouette de la Ville éternelle déroulant en silence la chaîne irrégulière de ses dômes gonflés et de ses terrasses aplaties comme les anneaux tortueux d'un gigantesque reptile endormi. 

À nos pieds, sur la terrasse du Monte-Pincio, parmi les touffes opaques des chênes verts, on entendait, goutte à goute, déborder l'eau de la grande vasque de marbre, vivement éclairée de côté par la lune. Le jet d'eau, à demi fermé, s'élançait en mince filet, par saccades régulières, comme un soupir mal étouffé d'enfant qui ne veut plus pleurer, et ce frais bruissement, lent et mélancolique, accompagnait, en les scandant, les inquiètes paroles du jeune homme.

Valérien fixa quelque temps cette délicate fusée de perles luisantes qui remontait sans cesse, d'un trait rapide, vers le ciel pour retomber fatalement, éparpillée en des milliers de gouttes imperceptibles, dans le gouffre noir du bassin immobile. Il se passa plusieurs fois la main sur les yeux, répétant de plus en plus bas, comme un homme entré dans son rêve : « Oui, je veux, je veux ! »

– II –

Le lendemain, Valérien eut un accès de fièvre assez violent. Dans la nuit ses camarades l'avaient entendu piétiner de long en large sur les dalles de sa chambre. Quelques murmures étouffés de son piano, touché, par instants, à vol de doigts, leur avaient laissé deviner qu'il composait, tout en voulant épargner le sommeil de ses voisins. C'était d'ailleurs sa manière de faire. Après ces insomnies, il se levait tard, les yeux battus,  les mains chaudes.

Dans la vie commune, à la villa Médici, chacun garde sa liberté. Les meilleurs amis  de Valérien, qui le trouvaient toujours si complaisant à exécuter la musique des maîtres, ne lui demandaient plus de leur faire entendre ses compositions depuis qu'ils avaient vu cette prière l'embarrasser. On savait qu'il travaillait, on ignorait à quoi et dans quel genre. Chacun respectait cette discrétion et ce silence, qui ne pouvaient être ni la discrétion de la sottise ni le silence de la stérilité.

Quant à moi, la vive sympathie que j'éprouvais pour le musicien était chaque jour fortifiée par les découvertes que je ne cessais de faire dans les profondeurs de son âme ardente, riche, passionnée, bien que ses expansions amicales fussent toujours contenues, sur plusieurs points, par une fierté de pudeur assez rare chez des jeunes gens de notre âge.

Ce qui tient d'ordinaire le plus au cœur, à vingt ans, n'est-ce pas, avec l'ambition de la gloire, l'anxiété de l'amour ? Or, dès qu'il s'agissait de l'art ou des femmes, Valérien s'enfermait dans un silence absolu, se contentant d'émettre quelques théories élevées, mais tout à fait générales. Jamais une allusion, une boutade, jamais un mot qui pût révéler ni la portée de ses espérances d'artiste, ni la nature de ses tendresses d'homme.

Nos excursions, d'ailleurs, allaient toujours leur train. L'enthousiasme avec lequel il s'était fait mon cicérone m'avait détourné du désir d'accepter aucun autre compagnon. Nous cheminions presque tous les jours ensemble à la recherche d'une ruine antique,  d'une fresque oubliée, d'une statue nouvellement découverte. Quel que fût le but de  notre promenade, il m'entraînait partout  avec la même ardeur.

Dans les premiers jours de novembre, il  voulut me conduire aux ruines de Veïes, et j'acceptai avec empressement :

– Il faut voir, me dit-il, comment les  grandes civilisations se dévorent les unes les autres, et ce que Rome faisait de ses  rivales.

En une heure nous fûmes à l'Isola Farnese, méchant hameau malsain, en pierres sèches et noires, éparpillé pêle-mêle sur un mamelon, à droite de la route qui mène à la Storta.

Un grand paysan assis sur un fût de colonne brisée formant le seuil de sa porte, près d'une femme aux yeux noirs démesurément ouverts par la fièvre, qui donnait le sein à un marmot déjà grand, nous proposa de nous conduire.

Deux heures durant nous arpentâmes cette étrange campagne, bossuée de tous côtés, comme un cimetière immense, par de gigantesques tumulus où dorment, avec leurs villes renversées, des peuples entiers livrés à la mort. Çà et là un ponceau d'énormes pierres jeté sur un ruisseau, des excavations creusées dans le roc pour élargir le passage d'un torrent d'hiver, quelques pans obstinés de formidables murailles apparaissant à travers les fouillis épais d'aunes, de ronces, de lierres qui les enveloppent et les rongent, ou dégagées récemment, en divers endroits, par les fouilles des archéologues, révèlent seuls, en ce désert triste, l'antique travail de l'homme, et permettent à l'œil et au pied de suivre la ceinture puissante des remparts dont s'entourait la cité défiante des Veïens, déjà si naturellement défendue pourtant par les deux torrents qui cernent l'élévation majestueuse où elle s'était assise.

La situation est admirable, bien plus dominante, bien plus prête à l'attaque que la vallée montueuse où Rome s'est peu à peu entassée. Quand on arrive à l'extrémité du plateau principal qui s'allonge en forme de promontoire abrupt et se dresse comme une sentinelle menaçante du côté de Rome, on embrasse tout à coup cette disposition grandiose des terrains, qui attire, entraîne, force la vue à s'étendre, par-dessus les dômes de la Ville éternelle, jusqu'aux cimes des monts Albains.

Émus par la solennité de ce spectacle, nous nous assîmes, sans rien dire, sur l'herbe sèche et courte qui pousse, dans ces amoncellements de débris, dure et résistante comme l'herbe rare de nos falaises bretonnes rasées par le souffle de l'Océan.

Notre Veïen, comprenant que nous n'avions plus souci de l'interroger, alla s'étendre, de son côté, à l'écart, sur la pente qui regardait la plaine. Il fixa longtemps dans l'horizon ses yeux durs, vagues et profonds comme des yeux de taureau.

Quand nous nous remîmes en route, le soleil baissait. Les montagnes de la Sabine, frappées en face par ses rayons mourants, rougissaient à leurs cimes et se tachaient d'ombres dans leurs vallées. Des vapeurs, diaphanes et rosées, se formaient de tous côtés, et la fraîcheur qui s'élevait du sol nous rendait la marche plus légère.

Valérien me serra le bras, et, tournant vers l'Isola ses yeux brillants :

– C'est beau ! me dit-il simplement.

Puis je vis peu à peu son visage s'animer et, tout à coup, comme s'il ne pouvait plus contenir la violence de ses émotions refoulées :

– Quel amour, s'écria-t-il, quel amour je sens en moi pour toutes ces races mortes ! Si j'adore mon Italie, c'est, je le crois bien, parce qu'elle m'a ouvert toutes les routes du passé. Je ne m'étonne plus aujourd'hui de cet air étrange que gardent ceux qui l'ont habitée longtemps, et qui nous irritait tant à Paris, chez quelques-uns de nos amis et de nos maîtres. Quand on revient d'ici, on revient de trop loin, des fonds obscurs de l'histoire où chacun a cru retrouver sa véritable famille et le milieu qui lui convenait. Ici le présent est encore le passé, c'est ce qui nous enivre. Avez-vous remarqué ce paysan, notre guide, avec sa démarche nette et ferme, sa tête anguleuse, ses yeux énormes, sa placidité farouche ? N'eût-on pas dit un de ces dieux étrusques assis aux portes des nécropoles, la lance à la main ? Avez-vous compris le regard dur et fatal qu'il fixait sur Rome, le ton de voix grave et douloureux qu'il prenait pour nous répéter, comme un refrain de lamentation funèbre, à la fin de chacune de ses explications : « Ah ! c'était une grande cité, la cité de Veïes, plus grande que Rome ! », la tristesse avec laquelle il promenait ensuite lentement sa vue sur ce cirque abandonné où ne broute même pas un troupeau de chèvres, où n'apparaît même pas quelque bouvier à cheval, planté, comme un bronze noir, en silhouette, sur le clair horizon ? Qui sait si le sang étrusque n'a pas laissé dans ce rustre ignorant une haine inconsciente et quelque soif tardive de vengeance ?

Oui, cette terre est un cimetière, mais un cimetière hanté de revenants prêts à reprendre leurs rôles de vivants, si les tragédies où ils ont joué pouvaient recommencer.

Vous connaissez comme moi une Agrippine incontestable ! Nous l'avons vue hier : elle tresse des paniers dans la Longara. Quand elle est assise, à l'ombre, les jambes allongées, le bras droit appuyé au dossier de sa grande chaise, regardant passer les carrosses des cardinaux, elle est aussi fière et hautaine que son aïeule de marbre installée au Capitole. Elle a mauvaise réputation dans le quartier, bat son second mari, passe pour avoir empoisonné le premier.

Les Messalines ne manquent pas. Tous les jours, je la rencontre, la vraie, dans la Via Felice : elle y vend des fromages. Toilette fripée, démarche alanguie, regard mobile, teint jauni. Rien n'y manque : ni le petit front étroit qui ne se ride pas parce qu'il est vide de pensées, ni cette narine légère et ouverte dont le frémissement lascif effraye même dans le marbre, ni cette chevelure tortillée en fines ondulations si caractéristique ; on croirait à une toilette comme à un type de famille.

Heureux les poètes, les romanciers, les peintres et sculpteurs qui ont à leur service un langage net et précis ! Ils peuvent ressusciter de pied en cap toutes les créatures qui se sont agitées sous le ciel ! Ceux-là accomplissent la plus noble et la plus douce des tâches en perpétuant la tradition des lointaines souffrances et joies de l'Humanité, en forçant les vivants ingrats à se retourner vers les morts qui les valaient bien. Mais nous autres, pauvres musiciens, comment évoquerons-nous les voix du passé, comment réveillerons-nous, par les vibrations des cordes, tant de fortes passions si profondément enfouies dans l'oubli que l'âme moderne, fatiguée et rapetissée, se refuse à les y ressaisir ?

– Ah ! je vous y prends, mon cher Valérien, lui dis-je. Je parierais que vous méditez en sourdine quelque opéra héroïque sur le roi Mastarna !

– Non, je ne me sens pas, hélas ! les reins assez solides pour une telle entreprise. Tant que les monuments étrusques resteront muets, il n'est guère probable qu'on ose tenter cette résurrection.

– Vous voulez redevenir romain alors ! Avouez-le, vous faites au moins chanter les prêtres saliques aux fêtes de la Bonne Déesse ?

– Nullement. J'ai bien mes heures de paganisme, où je me sens aussi polythéiste que le plus fervent des vieux Hellènes. Pourtant, quand je suis livré à moi-même, c'est vers les premiers siècles du christianisme que s'en vont de préférence mes pensées et mes rêves. Là, je goûte une exaltation noble et sereine du sentiment religieux dans des âmes cultivées, aussi éloignée de la superstition sauvage des temps préhistoriques que du mysticisme maladif ou farouche du moyen âge, qui convient merveilleusement à mes goûts. Mais par Dieu ! vous voulez me faire confesser mes folies ?

– Sans doute. Si vous êtes fou, ne le suis-je pas autant que vous ? 

– Eh bien ! dans ce cas, plus de cachoteries. Dès que nous nous trouverons sous le coup d'une impression vraiment chrétienne, ce qui ne peut tarder, je vous demanderai votre avis sur mon cas, qui est peut-être dangereux. Aujourd'hui, je ne vous dirais rien de sensé et vous ne m'écouteriez pas sans doute, car vous êtes comme moi préoccupé de l'Étrurie et des Étrusques et vous songez peut-être aux moyens d'organiser plus solidement la confédération des Douze Lucumons. 

– Cela n'est pas impossible. La question m'intéresse. Mais, puisque vous vous voulez faire de nous des chrétiens néophytes, prêts au martyre, où nous ferons-nous baptiser ?

– Eh bien ! mercredi prochain, rendez-vous à huit heures du matin au petit jardin public du Monte-Celio.

 

– III –

Le mercredi suivant, nous sortions, par une matinée sèche et fraîche, de la Porte Saint-Sébastien, et nous cheminions en causant sur le pavé inégal de la Via Appia, entre les murs grossiers de sombre pouzzolane et les hautes clôtures de cannes entrelacées qui la bordent jusqu'en pleine campagne. Cette route célèbre, d'ordinaire si déserte, était  suivie dans le même sens par d'autres groupes se dirigeant, comme nous, vers la catacombe de Saint-Calixte, où se célébraient ce jour-là les offices de sainte Cécile. 

Des bandes alertes de petits séminaristes, grassouillets et roses, empêtrés dans leurs trop longues soutanes de couleurs voyantes, écarlates, violettes ou bleues, la tête écrasée et souriante sous le poids de leurs énormes tricornes noirs, défilaient, en sautillant, avec de gros livres aux bras, sous la conduite de quelque père jésuite au teint de cire, dont les yeux caves s'abritaient derrière d'épaisses lunettes de fer. 

Des ecclésiastiques de tous pays, de tout costume, de tout âge, cheminaient, le plus souvent par groupes. Les uns, riants et en bon point, la culotte brillante, le bas de soie bien tiré, les boucles d'argent aux escarpins, le chapeau librement jeté sur l'oreille, laissaient deviner, à l'assurance de leur démarche et à la désinvolture de leurs façons, leur origine italienne. Les autres, d'une allure grave, d'un air recueilli, vêtus simplement de soutanes neuves, marchaient, droits et heureux, sous ce beau ciel d'automne, comme enivrés par leurs pieuses extases. On les reconnaissait, à leur tournure naïve et débonnaire, pour de bons prêtres venus d'outremont, de France, de Belgique ou d'Irlande.

Des gens du peuple en petit nombre, des infirmes, des mendiants, quelques familles de bourgeois romains en habits mal coupés, en robes démodées et fripées, suivaient, nonchalamment, à la débandade, s'arrêtant à chaque carrefour pour murmurer une oraison et baiser la pierre des indulgences, ou pour saluer avec fierté le carrosse doré d'un cardinal, surmonté de son parasol rouge, qui soulevait la poussière, au trot pesant de ses grands chevaux noirs chargés de lourds harnais de pourpre.

De temps en temps, un fiacre, cahotant et disloqué, traîné par un piteux attelage, apportait à la fête le contingent hérétique des Yankees à la barbe carrée et aux mains épaisses, des Gentlemen à voiles bleus, portant la longue-vue en bandoulière et le Murray dans la poche spéciale, des Ladies couperosées, aux gros yeux ravis et aux dentures excessives, des Misses cavalières, aux papillotes ébouriffées, qui forment le public le plus assidu des cérémonies religieuses de la Rome catholique.

À la porte de l'enclos où s'ouvrent les descentes principales vers les galeries souterraines, des vieilles femmes vendaient de petites chandelles de cire que chacun allumait et prenait à la main avant de disparaître dans l'étroite bouche à demi cachée, pour la circonstance, sous de grands faisceaux de feuillages.

Pour qui s'est imaginé les catacombes de Rome un vaste système de larges galeries aboutissant à des salles spacieuses, pareil à celui de nos catacombes parisiennes, rien n'est plus désillusionnant que cette descente à la file, un par un, dans cette tranchée mince et noire. L'étroitesse de ces escaliers, raides et tournants, l'irrégularité de ces galeries basses, grossièrement creusées dans la pouzzolane humide toujours prête à crouler, la tristesse de ces parois fendues de niches horizontales, couleur de sang, et si resserrées qu'on ne peut passer deux de front, l'obscurité obstinée de ces méandres inquiétants que les cierges et les lampes ne parviennent pas à éclairer, serrent étrangement le cœur. Je doute qu'on puisse éprouver ailleurs plus fortement la sensation de l'étouffement prochain et de l'enterrement vivant. À chaque instant, les effroyables murailles semblent sur le point de se rejoindre pour écraser cette lente procession de créatures inquiètes, qui parlent bas ou n'osent parler, sous l'étreinte menaçante d'une terre flasque où les pieds s'enfoncent sans bruit, où les bruits n'ont pas d'écho.

Valérien marchait lentement ; je le suivais avec précaution.

Nous passâmes devant deux ou trois excavations, un peu plus larges, creusées sur le flanc des galeries. Les murailles dégradées y portaient des traces de peintures symboliques, Bons Pasteurs, Orphée avec la lyre, Moïse au rocher, Psychés enfantines, poissons, agneaux, ramiers portant au bec le rameau d'olivier, parmi des entrelacs et des couronnes de feuillages et de fleurs. Quelques fidèles agenouillés priaient devant des tombeaux ouverts. Les rayons pâles des petites lanternes suspendues aux parois de ces oratoires, la lueur tremblotante des moccoli que chacun, pour se guider, tenait à la hauteur du visage, n'éclairaient d'ailleurs qu'à peine la voûte des galeries, sans descendre jusqu'au sol. On ne voyait jaillir de l'ombre opaque que des têtes nues, fortement mises en relief par la lumière jaune de la cire, et leurs expressions, étonnées ou ferventes, prenaient un aspect fantastique, sans qu'on pût distinguer les vêtements qui couvraient les corps. Peu à peu, le mystère de ce lieu terrible nous envahissait, et, remontant les siècles écoulés, je sentais revivre en moi les angoisses et les enthousiasmes qui agitaient et fortifiaient sans doute les néophytes chrétiens dans ces tanières glorieuses.

Au détour d'un carrefour étroit, tout à coup, d'un trou irrégulier qui traversait le mur de tuf jaillit une lueur plus intense et plus décidée. Mon compagnon s'arrêta, et nous nous penchâmes. La large baie s'ouvrait sur une salle plus vaste que les chambres déjà traversées et beaucoup mieux éclairée par un assez grand nombre de lampes et de cierges.

Au fond, un énorme monceau de couronnes de roses, de bouquets, de branches de pins jetés sur un sarcophage de pierre exhalait une odeur vive et capiteuse. Devant un autel de pierre assez grossier que recouvrait une simple nappe blanche, un prêtre, couvert d'une chasuble écarlate, achevait le sacrifice de la messe, au milieu des paysans et des gens du peuple prosternés sur le sol, pêle-mêle, dans l'étroite enceinte. Nous ne les pouvions voir tous que de dos, sauf deux ou trois femmes qui se tenaient agenouillées, la tête dans les mains, sur les côtés de l'autel.

En ce moment l'officiant s'inclinait, faisant une génuflexion pour baiser la table de l'autel. Au-dessus de sa tête, dans un creux de la muraille, un visage de Christ oriental pâle, menaçant, formidable, nous apparut, jaillissant du tuf rougeâtre, avec ses yeux hagards bordés de noir, sa longue chevelure, rigide et sombre, sans épaules et sans bras. Cette effigie, grossière et puissante, dans la pénombre et le silence, écrasait tout sous la fixité résolue de son regard farouche, enveloppait tout dans l'extase douloureuse de ses lèvres rouges.

Quand le prêtre se redressa, les assistants relevèrent la tête. J'aperçus alors, de profil, le groupe voisin du tombeau : deux matrones robustes du Transtevère, aux épaules carrées, enveloppées jusqu'à la nuque dans leurs châles blancs, une vieille bourgeoise coiffée d'un antique chapeau de crêpe à ramages, et, tout près de l'autel, une jeune dame romaine, d'un type aussi fier et aussi calme que les faubouriennes voisines, mais dont la carnation moins brûlée et la toilette plus soignée révélaient le rang supérieur. Le long voile de dentelle noire dont sa tête était couverte laissait entrevoir, sous les tresses solides d'une épaisse chevelure, des oreilles fines d'une blancheur tendre, un cou puissant superbement attaché. De sa robe de soie noire tombaient, simplement croisées comme les mains des saintes dans les vieilles fresques, de belles mains longues, fortes et douces. Quand elle redressa son front, avec une noble gravité, elle rencontra de son regard le regard despotique du Christ : elle le reçut sans trembler, elle parut même un instant s'y plonger.

En ce moment, Valérien me dit tout bas :

– Je vous en supplie, remontons, remontons, prenons l'air, j'étouffe.

Quittant alors notre poste d'observation, nous cherchâmes à regagner l'escalier de sortie, mais nous n'avancions guère dans ces couloirs enchevêtrés. Après quelques circuits inutiles, nous nous retrouvâmes devant l'entrée de la chapelle où s'était célébrée la messe de sainte Cécile. On sortait en se bousculant ; nous suivîmes le flot. Valérien trépignait d'impatience. Quand nous arrivâmes à l'escalier, il le gravit d'un pas rapide et anxieux, traversa, presque en courant, !e terrain plein de broussailles qui mène à la porte de l'enclos ; là, il fallait lutter contre l'assaut des mendiants.

Pendant que nous jetions quelque monnaie à deux ou trois loqueteux, un grand vieux monsieur, au nez busqué, aux joues rasées, en longue redingote verte, se tourna vers nous et salua Valérien :

– Eh ! bonjour, signor maestro, dit-il en lui tendant sa large main, avec une solennité théâtrale.

Le pensionnaire rougit un peu et répondit au vieillard en s'informant de sa santé et de celle de sa famille.

– Madame est là, fit le vieillard en montrant l'entrée de la catacombe, et aussi ma fille, ma Mea, signor maestro. Quel grand plaisir elles auront à vous voir ! Mais, que voulez-vous? Elles bavardent. Les femmes n'en finissent jamais, même avec le bon Dieu. Ah ! pourtant, les voilà !

Et, la bouche béante, la figure illuminée, le Romain, avec un sourire innocent d'incroyable béatitude, nous montrait du geste sa femme et sa fille, qui s'avançaient, lentement, vers lui. 

C'étaient la vieille bourgeoise au chapeau fané et la belle personne en noir que je venais de remarquer dans la chapelle de Sainte-Cécile. Celle-ci me parut plus belle encore debout qu'agenouillée ; la stature était haute, l'attitude fière, l'allure souple. L'hémistiche de Virgile, sur la marche de Vénus, chanta aussitôt dans ma mémoire : Incessu patuit dea.

Toutes deux offrirent, d'un air très ouvert et très affable, leurs mains à Valérien. La jeune dame, en souriant d'une façon toute aisée et toute franche, sans aucune apparence de coquetterie, lui adressa la première la parole d'un ton de reproche affectueux :

– Vraiment, signor maestro, il ne faut pas moins que la toute-puissante assistance de sainte Cécile, notre patronne, pour réunir les gens qui s'estiment.

Valérien balbutia assez timidement quelques excuses, rejetant la cause de ses rares visites sur ses voyages d'études aux environs de Rome, sur la nécessité d'achever ses envois à l'Institut. Il rendit ensuite les trois poignées de main, en échange de trois sourires et de trois « au revoir », puis toute la famille reprit, avec gravité et lenteur, le chemin de la Porte Saint-Sébastien par la Via Appia.

Quant à nous, nous continuâmes notre route vers la campagne en remontant le cours incertain et perdu sous les broussailles du ruisseau l'AImone. Puis, nous allâmes nous asseoir sous les yeuses sombres du bois des Muses, à quelques pas du temple ruiné du dieu Rediculus, ce dieu du retour, qui fit reculer Annibal devant la formidable splendeur de Rome, dont les remparts se déroulent, en effet, orgueilleusement et admirablement, à la vue, de cette hauteur !

 

– IV –

– Vous vouliez savoir, mon ami, me dit Valérien; vous savez !

– Je sais, moi ! Voyons, est-ce une énigme ?

– Nullement. En cinq minutes vous avez vu toutes les fatalités qui mènent ma vie. Voici trois ans qu'elles se sont révélées à moi ; je ne leur échapperai plus. Avez-vous saisi, là-bas, dans la chapelle souterraine, le regard profond et résolu que cette belle Romaine échangeait avec le Christ terrible des martyrs encastré dans la muraille ? C'est ce regard qui m'enivre et m'écrase, qui me transporte et m'anéantit. Vous ne comprenez pas ? Attendez.

Lorsque j'arrivai à Rome, il y a trois ans, j'étais encore plus fragile et plus nerveux que vous ne me voyez.

Et, en même temps, Valérien se regarda de la tête aux pieds, toisant sa petite stature avec une sorte de pitié dédaigneuse.

Aujourd'hui j'ai repris quelque force, grâce à la liberté d'imagination et à la tranquillité d'existence que la France nous assure pour un temps en nous envoyant ici. Mais le dernier mendiant du Transtevère a encore meilleure tournure que moi. L'inquiétude de mes nerfs n'était d'ailleurs que peu de chose auprès de l'agitation de mon âme.

Vous êtes Parisien ; vous connaissez les maladies de Paris. Peut-être avez-vous éprouvé vous-même ces détestables malaises et ces étourdissements malsains que préparent, à nos jeunesses hésitantes, les éducations de hasard que nous recevons presque tous : lectures sans suite, études sans méthode, spectacles sans choix, affirmations mensongères, par les hommes publics, de principes absolus démentis à tout instant par les actes de leur vie, conversations paradoxales et sceptiques des artistes et des hommes d'esprit, où la fanfaronnade du vice se distribue aux naïfs et aux sots, comme une liqueur vénéneuse qui les fera trébucher à chaque pas dans les vulgarités de la lutte quotidienne. De ces excitations incohérentes résulte d'ordinaire pour l'âme une exaltation, maladive et intermittente, qui se prend volontiers pour une force, parce qu'elle aspire à tout et qu'elle veut tout embrasser, qui se réduit le plus souvent à des appétits fébriles et désordonnés de jouissances à tout prix, mais dont le plus sûr effet est d'anéantir chez les jeunes hommes toute capacité de rien vouloir avec précision et de rien poursuivre avec énergie.

Je me trouvais donc en cet état, quand j'obtins le prix de Rome. Je n'étais jamais sorti de Paris. Mes souvenirs de voyage les plus grandioses ne s'étendaient pas au delà des Buttes Chaumont, de l'aqueduc d'Arcueil, des coteaux de Montmorency ; mais mon imagination était travaillée par tous les paysages exotiques qui s'étalent, pour le perpétuel désespoir des prisonniers de Paris, dans les vitrines des marchands d'estampes et sur les pages des journaux illustrés. Toutes les contrées que je ne connaissais pas, les cinq parties du monde, m'apparaissaient comme des Édens probables dont les habitants ne devaient guère plus ressembler aux locataires du passage Moutard que les résidents de Saturne ou de Sirius.

De fait, quand je mis le pied sur les Alpes, je me sentis absolument grisé et comme pris d'une extase dont je ne suis pas encore revenu. L'esprit a faim comme le corps ; la trop rapide absorption de nourriture, après une longue abstinence, l'expose à d'étranges maladies.

Avant d'arriver à Rome, nous étions déjà transformés par un mois de courses aventureuses à travers la Lombardie, la Toscane, l'Ombrie. Une multitude incroyable d'images vivantes, de sensations âpres, d'émotions inattendues, s'agitaient déjà dans ma mémoire effarée, comme au fond d'un kaléidoscope changeant. J'aimais à fermer les yeux pour évoquer de nouveau ces magnifiques couchers de soleil auxquels j'avais assisté, pour voir se dérouler encore ces processions sublimes des figures héroïques rencontrées sur les fresques des vieux maîtres de la Renaissance, pour entendre encore une fois sonner, sur les dalles de Venise, les courtes sandales des insouciantes porteuses d'eau, ou tinter le rire argentin des belles Lombardes accoudées, parmi les roses, sur les terrasses sculptées des paisibles villas dont les blanches façades semblent plonger dans l'azur des grands lacs. Toutes ces belles créatures, paysannes ou patriciennes, que nous avions aperçues dans nos pérégrinations, je les voyais, je les vois encore, fixées, sous mon front, dans tout l'éclat de leur couleur vivante, avec la vivacité de leur sourire, avec la spontanéité de leur geste. Jour et nuit, hanté par ces apparitions lumineuses, dont la réalité était certaine, il me semblait vivre en un pays enchanté, et, par instants, ne plus toucher au sol, pareil à ces figures légères, moitié anges, moitié femmes, dont l'allure est si souple qu'elles semblent prêtes à s'envoler sans ailes, dans les tableaux de Botticelli ou de Ghirlandaio.

De toutes ces ivresses sensuelles ou mystiques, païennes ou chrétiennes, aucune cependant n'avait pris le dessus et ne m'avait envahi tout entier. Je sentais plaisir à me laisser bercer, tour à tour, par chacune d'elles. J'étais encore mon maître ! Le Paganisme, le Christianisme, la Renaissance, m'avaient tour à tour ébloui de leurs puissantes manifestations, et je me laissais entraîner de l'un à l'autre, en vrai dilettante, sans choisir de place à me reposer.

Dès ce moment, toutefois, j'étais jeté hors de mes souvenirs d'enfance, hors des enseignements de mes maîtres, hors de mon pays et de mon temps. Ce déplacement subit m'effraya d'abord ; ensuite, j'en pris mon parti. Aujourd'hui je m'imagine que le mieux est de faire marcher ma volonté de concert avec mon imagination.

Il y a deux ans, jour pour jour, par un temps semblable à celui-ci (car les oliviers prenaient sur le ciel blanc cette même teinte triste et blanchâtre), un de mes camarades, un lettré, m'amena aux Catacombes. La veille, nous avions entendu l'office de la sainte dans l'église qui lui a été bâtie au Transtevère sur l'emplacement de sa demeure ; mais cet amas lourd et pompeux de tentures rouges et de franges d'or, cet amoncellement prétentieux de lustres, de cierges, de bougies, ces chœurs profanes où la voix flûtée et douteuse des castrats irrite les oreilles, m'émurent très médiocrement. La statue de Stefano Maderna, la sainte Cécile couchée sous l'autel, dans l'attitude repliée et sommeillante qu'avait, dit-on, son corps dans les Catacombes, m'avait seule vivement frappé.

Le soir, mon ami chercha dans sa bibliothèque une vieille brochure du dix-septième siècle, grossièrement imprimée sur papier à chandelles, et me lut le rapport du cardinal Baronius sur la découverte du corps de sainte Cécile. Les paroles naïves du fervent érudit me sont restées dans l'oreille :

« Le corps n'était point, comme d'habitude, sur le dos ; mais, comme étendue en son lit, la très honnête vierge, tournée sur le côté droit, avait les genoux un peu repliés, comme par modestie, de façon qu'elle avait bien plus l'air d'une femme qui dort paisiblement que d'une femme morte, et que personne n'osa découvrir ce corps virginal, retenu qu'il était par un respect inexplicable, comme si son céleste Époux était là, veillant sur son épouse endormie, l'air menaçant, disant : « Ne la réveillez pas, ne troublez pas le sommeil de ma bien-aimée avant qu'elle ne veuille ! »

Puis il me traduisit la légende de Surius, légende admirable que nous lirons ensemble.

À mesure qu'il me donnait des détails sur la vie de Cécile, je voyais dans mon imagination se former une image plus nette et plus vivante. Ce n'était pas une de ces tendres et fluettes petites saintes, aux lèvres mignonnes, aux mains délicates, qui fleurissent dans les jardins de l'Ombrie comme des tiges printanières et qu'on a peur de briser, mais une vraie patricienne de Rome, au geste énergique, d'une beauté superbe et résolue, par instants virilement éloquente, le plus souvent grave et taciturne : Raphaël à Bologne me parut alors plus près de la vérité que Gaddi à Florence.

En même temps, un scenario étrange se bâtissait de lui-même dans mon cerveau.

La nuit, je ne pus dormir. Cécile, son mari Valérien (il s'y joignait là, vous le voyez, une fatalité de noms), Tiburce, le juge Almachus se rangeaient spontanément autour de moi. J'entendais distinctement l'épithalame des jeunes époux chanté par leurs invités, les actions de grâces et les murmures étouffés des néophytes chrétiens dans les cachettes de la catacombe, les hurlements de la plèbe ameutée devant le prétoire, l'harmonieuse mélopée de l'ange que Valérien trouva veillant sur Cécile.

Au jour levant, je tenais déjà les premières phrases de mon introduction, et, comme un marin dont la voile se gonfle sous un bon vent, je me sentais joyeux de partir sur les flots de cette inspiration inattendue. Qu'allais-je faire ? Une chose de l'autre monde, sans nul doute, un oratorio. Si mon rêve pouvait revêtir une forme musicale, ce n'était que cette forme héroïque et surannée, chère aux vieux maîtres et qui n'a plus cours aujourd'hui, depuis que les maîtres de chapelle ont trouvé l'art d'accommoder pour le service religieux de nos cathédrales les motifs les plus mondains de nos opéras profanes.

Je me fis un instant quelques objections lâches et mesquines ; mais l'hésitation dura peu. D'ailleurs, si j'étais, le matin, maître encore de repousser le rêve qui entrait dans ma vie, à midi je n'y pouvais plus rien, car j'étais venu ici.

Dans la chapelle souterraine que vous connaissez, par l'ouverture où vous vous êtes penché, j'avais aperçu, j'avais reconnu, j'avais adoré la Santa Cecilia de mes visions, plus belle dans sa réalité palpable qu'elle ne s'était dressée dans mes rêves.

Ma pensée vivait, mon inspiration marchait. Était-ce pour moi un malheur, était-ce un bonheur ? Je n'en sais rien.

Depuis ce jour, je suis escorté par cette apparition qui suit, pas à pas, tous les progrès de mon œuvre, je ne puis pas écrire une phrase nouvelle sur mon papier sans l'entendre à l'instant modulée par cette grande impératrice que vous avez vue.

Tout d'abord, je n'éprouvai, à cette collaboration obstinée, qu'une ivresse prodigieuse de l'imagination, qu'une exaltation joyeuse du cerveau à laquelle je me livrai sans arrière-pensée ni crainte. L'idée ne me venait même point de me mettre sur les traces de mon héroïne inconnue : j'étais trop heureux que son passage eût suffi à m'illuminer l'âme d'une clarté si chaleureuse !

Mais, peu à peu, au bout de quelques mois, comme mon oratorio était presque achevé, je commençai à m'inquiéter de ce fantôme qui ne me lâchait plus ; je voulus secouer la tyrannie, désormais inutile, de cette image enchanteresse. J'essayai tour à tour de faire exécuter la partie de Cécilia par plusieurs cantatrices de mes amies ; leur voix me parut toujours froide, leur beauté insuffisante. Ma Cécilia idéale, parée des traits de la fière Romaine, donnait seule au chant calme et profond que j'avais écrit une assez vigoureuse et céleste expression.

Je m'effrayai bien plus quand je constatai que je ne regardais plus qu'avec indifférence la grâce des autres femmes, et que, s'il m'arrivait de m'abandonner à quelqu'un de ces rêves bourgeois qui nous poursuivent tous à certaines heures et de m'entrevoir tout à coup assis, à l'ombre de feuillages tranquilles, sur la terrasse de quelque modeste villa, penchant ma tête sous les baisers d'une épouse brune, je reconnaissais bien vite dans cette épouse ma vision des Catacombes.

Alors, je fus tout à coup saisi par un désir irrésistible de la revoir. L'amour de l'artiste était devenu l'amour de l'homme. Je n'avais pu faire deux parts de moi-même, ni maintenir les barrières entre mon intelligence et mon coeur, ainsi que font si habilement tant d'autres. Âme et corps, esprit et sens, j'étais envahi tout entier !

 

– V –

Vous savez combien les distractions sont rares à l'Académie, quelle petite place l'éternel féminin tient dans notre communauté casanière et laborieuse Quand une idée s'y plante dans un cerveau, elle y germe, fleurit, fructifie tout à son aise ; rien ne la gêne ni ne l'agite : elle couvre tout, si bon lui semble.

On me vit donc tout à coup fréquenter le Monte-Pincio, aux heures de solitude comme aux heures d'affluence, longer chaque dimanche la Via Pia ou la Longara, suivre avec assiduité toutes les cérémonies qui attirent la population romaine tantôt dans telle église, tantôt sur telle promenade. Pendant un an, toutes mes recherches furent inutiles. Cependant, je ne doutai pas une minute qu'elle ne fût Romaine, ni que je dusse la revoir.

Dans l'isolement de sa vie je voyais une ressemblance de plus avec la Cécilia de la légende, et, convaincu que sa dévotion devait la ramener, à l'anniversaire de sa patronne, vers la chapelle des Catacombes, je ne manquai pas de m'y rendre. Avec quelle anxiété, quelle fièvre je descendis dans ces tristes couloirs, où je marchais, aussi saintement troublé, aussi naïvement enivré qu'un catéchumène du deuxième siècle !

Je la revis.

Elle se redressait, à la fin de l'office comme elle s'est redressée aujourd'hui, en fixant dans les yeux du Christ un étrange, profond et long regard où semblait se répéter quelque serment mystérieux.

Près de moi, venait de se poster par hasard un jeune Romain à la mode, frisé, ganté, musqué, un certain Cicio que nous fuyons d'ordinaire comme la peste ; mais, me souvenant à propos que ce maître babillard connaissait à fond tous les commérages de Rome, je le retins, cette fois, par une solide poignée de main, et le suppliai de me nommer, à la sortie de la messe, toutes les personnes de sa connaissance qui s'y pourraient trouver.

Mon patricien cancanier accepta son rôle d'esclave nomenclateur avec une satisfaction glorieuse ; il m'assassina tout d'abord d'interminables généalogies et d'anecdotes grotesques ; mais, heureusement, la personne que j'attendais ne lui échappa point :

– Tiens, tiens, la Nerocchi, fit-il. Regardez donc, cette fière signorina, – ou signora, –  entre son gros dadais de père et sa vieille sotte de mère ! Elle est toute jeune, per Bacco ! Vrai de vrai, on ne le dirait pas, tant elle se fagote mal, toujours affublée de noir depuis son histoire !

– Ah ! il y a donc une histoire sur son compte ?

– Pardieu ! Tout Rome connaît cela. Il faut vivre, comme vous, dans une grotte, pour l'ignorer. Il est vrai que la Bartolomea ne va jamais où va le monde, sans doute pour qu'on ne parle pas d'elle. Entre nous, la rusée avait joué une belle partie ; une heure de plus, elle mettait la main sur l'enjeu et rentrait à Rome par le Corso, dans un carrosse de princesse. Une princesse in extremis, me direz-vous, mais enfin princesse !

– Vous m'effrayez, lui dis-je en m'efforçant de sourire et de conserver le ton dégagé et badin. C'est donc une aventurière, une intrigante ?

– Aventurière ? intrigante ? Des gros mots. Peut-être oui, peut-être non. Qui le sait ? On voit tant de choses ! Puis, dès qu'il y a de l'amour quelque part, tout le monde s'y perd. Je n'ai pas de meilleurs yeux qu'un autre ; dans ces affaires-là je n'espère jamais y voir goutte. Ce que je sais, voilà : c'est que personne n'avait jamais parlé d'elle avant 1859, quoiqu'elle passât déjà pour une des grandes beautés de notre ville. Elle vivait paisiblement entre son père, vieil avocat pauvre et de talent médiocre, et sa mère qu'elle aidait dans les soins du ménage. Elle lisait beaucoup, disait-on, jouait un peu de piano-forte et chantait. Deux ou trois fois, chez les Doria et les Borghèse, dans les concerts de charité, elle exécuta quelques morceaux de musique antique qui, pour ma part, m'ont ennuyé à fond.

Tout à coup, en 1859, la guerre contre l'Autriche éclata dans la Haute-Italie. Quelques braillards d'ici, des gens du bas peuple, deux ou trois viveurs criblés de dettes vont rejoindre l'armée piémontaise. Nous autres, la noblesse, vous pensez bien, on ne songeait pas à bouger. Pan ! un beau matin n'apprenons-nous pas le départ du prince Amadeo Frassini, l'héritier des deux maisons Barella et Frassini, propriétaire de quinze palais en ville, de vingt villas dans la campagne et je ne sais combien de fattorie ! Un magnifique garçon, Monsieur, croyez-le, taillé comme Antinoüs, lorgné par toutes les dames, les nôtres et les étrangères, qui pouvait la couler bonne, voyager, fleureter, faire des siennes à Paris et à Londres ! Eh bien ! cet imbécile, ce sciocco, n'était-il pas allé rejoindre Garibaldi ? Quinze jours après, il reçoit trois balles tudesques dans le flanc et meurt à Varèse dans une sale auberge ; mais il meurt dans les bras d'une femme. Et de quelle femme ? Sang de la Madone ! De la très chaste signorina Bartolomea Nerocchi, arrivée de Rome, toute haletante, toute affolée, cinq minutes auparavant, à travers les champs de bataille, la guerrière ! et qui embrassait son guerrier et qui l'embrassait, disent les camarades, avec une diablesse d'ardeur ! Mais tous ses baisers, la pauvre, ne lui ont pas sauvé son amant!

Les uns disent que le prêtre qui est venu confesser Amadeo les a mariés dans cette auberge ; les autres disent que non, qu'Amadeo avait rendu l'âme quand le bonhomme est arrivé. Moi, je n'en sais rien. Mais si Mea était bien sûrement la princesse Frassini, est-ce qu'elle n'aurait pas réclamé quelque rente à la famille, au lieu de vivre mesquinement dans ce taudis et de faire la cuisine de ses honorables genitori ? Toujours est-il que, depuis ce temps, elle a vécu plus retirée encore que par le passé.

Après tout, qu'importe ce qu'il y a eu entre elle et Amadeo ? Elle doit être un peu sotte, n'est-ce pas ? Les morts sont morts, et quand on est si belle, on est faite pour les vivants.

Mon bavard était lancé j'eus toutes les peines du monde à lui faire rentrer sa langue au fourreau. Le sans-gêne avec lequel il se servait de cet instrument mobile et acéré pour cribler de coups de pointe toutes les réputations féminines commençait à m'agacer.

J'en savais sur mon héroïne plus que je ne demandais, plus que je n'eusse voulu.

Je changeai avec quelque difficulté le cours de la conversation ; mais, quelques jours après, Cicio m'aborda gaîment sur le Pincio :

– Savez-vous ? me dit-il, la Bartolomea Nerocchi, que nous avons vue l'autre matin aux Catacombes, elle reparaît au soleil ! Elle chante, dans huit jours, chez les Roccageri. Ce doit être encore quelque histoire de manchot ou de borgne patriotique. La place est de deux écus ; ce n'est pas rien !

Cicio, suivant son habitude, était bien informé. En rentrant à la villa Médici, je trouvai en effet un billet de la marquise Roccageri, dilettante de la vieille école, la meilleure des femmes, à laquelle j'avais fait plusieurs visites :

« Très cher maître, m'écrivait-elle, vous êtes un vrai Français, vous vous faites aimer, puis vous oubliez. Il me semble que vous n'êtes pas venu me serrer les mains depuis mille ans. Or, nous avons besoin de vous. Le thé vous attend ce soir dans mon salon, et avec le thé, un secret. »

Le secret, je m'en doutais, après les commérages de Cicio ; c'était une de ces innocentes manifestations patriotiques, sous couleur de fête, qui se renouvellent à Rome chaque semaine, et qui n'irritent même plus un gouvernement accoutumé depuis longtemps à compter sur des soutiens plus positifs que l'amour de ses sujets. Le concert Roccageri était organisé au profit de volontaires romains, blessés dans la dernière guerre sur les champs de bataille de Palestro et de San Martino. Quelques amateurs distingués, le pianiste hongrois Hash, une de nos compatriotes de passage à Rome, la baronne de Saint-Sever, les deux princesses Montefalco, le pianiste aveugle Enrico Cermolla, Mlle Bartolomea Nerocchi avaient promis leur concours.

On me demanda conseil sur le choix des morceaux en me priant de diriger les répétitions qui devaient avoir lieu au palais Roccageri.

J'acceptai avec un empressement que je ne cherchai pas à dissimuler. Le soir même, je fus présenté à Mlle Nerocchi.

La vieille marquise, très joviale, très loquace, d'ordinaire assez verte en ses propos, me parut témoigner à cette jeune femme une déférence presque respectueuse qui me surprit.

Dès que nous fûmes seuls, je n'hésitai pas à lui en demander la raison ; elle me répondit avec sa franchise familière :

– Ah ! maestro mio, ne m'interrogez pas sur le compte de Mea. Je ne puis tout dire, et vous pouvez croire que j'en rage. Mais, celle-là, c'est une Romaine, une vraie, et s'il y avait en Italie cinq cents femmes de cette trempe, nous ne serions plus la nation piétinée, déchiquetée et vendue !

C'était plus qu'il n'en fallait pour enfoncer, ma folie dans mon cerveau. Dans Mlle Nerocchi, vue de près, je retrouvais donc cette noble beauté qui m'avait ébloui aux Catacombes, et je pouvais pressentir une âme digne de ce corps ! Comme faiseur de rêves, je me sentais flatté ; cette fois, mon idéal ne tombait pas en cendre au toucher de la réalité.

Les rares paroles, lentes et douces, qui sortaient des lèvres de la Romaine annonçaient, en effet, une bienveillance si profonde, une sérénité si constante, une élévation si naturelle, que je la voyais peu à peu monter, comme une déesse qui se dévoile, sur un piédestal trop haut pour que des bras humains l'y puissent atteindre.

 

– VI –

De ce jour commença pour moi le plus merveilleux, mais le plus cruel des enivrements ; car, ne cessant de comparer l'idole à l'adorateur, je me sentais toujours battu dans ce fatal parallèle. À côté de cette créature magnifique, d'une stature superbe, calme comme Pallas, fière comme Junon, quelle mine pouvait faire le gamin de Montmartre, petit, malingre, souffreteux ? À côté de cette âme ferme et haute, que je sentais si tranquille et si droite, que devenait mon pauvre esprit mobile et troublé, mon cœur battant et irrésolu, mon imagination fiévreuse et inconstante ?

Pour le concert Roccageri, Mlle Bartolomea avait choisi dans les œuvres de Haydn et de Palestrina deux morceaux dont la gravité devait faire un singulier contraste avec les ariettes d'opéra qui composaient, en général, le programme. Elle avait eu, me dit-elle, dans son enfance, pour professeur et pour conseiller, un vieux maître de chapelle, vivant comme un loup dans une, masure du quartier des Monti, qui lui avait légué sa bibliothèque de musique ancienne, qu'elle déchiffrait toute seule. Sa voix ferme était d'une rare étendue; les notes de contralto avaient chez elle une sonorité caressante et une retentissante vigueur qui enlevaient l'âme.

Elle comprenait assez bien le français, mais le parlait mal, ou ne voulait pas le parler. Aussi les choses les plus simples qu'elle me disait dans son italien musical, avec l'accent large et ample de la prononciation romaine, prenaient-elles, dans sa bouche, un charme de fraîcheur inattendue, comme si tous les objets redevenaient nouveaux pour moi, avec les mots qu'elle employait. À chaque parole, j'éprouvais une sensation de surprise enfantine comme si je recommençais la vie ; il me semblait vraiment que c'était pour la première fois que je pensais au soleil, au ciel, à telle ou telle fleur, à tel ou tel sentiment !

Les répétitions finies, le concert donné, je demandai à mademoiselle Nerocchi la permission d'aller faire quelquefois un peu de musique avec elle. Elle me l'accorda avec la plus franche sympathie, et j'usai de la permission.

Que de soirées délicieuses j'ai passées dans ce mesquin salotto de la maison Nerocchi, au milieu de ces vieilles tentures fanées, devant ce piano massif, entre la Mamma qui tricotait sur une chaise basse et le Babbo qui s'endormait dans un fauteuil ! Avec quelle familiarité affable et quelle admiration naïve m'accueillaient tous ces braves gens ! Quel ineffable ravissement j'éprouvais à surprendre chez Bartolomea de ces simplicités sublimes qui me rafraîchissaient l'imagination comme des bouffées d'air matinal, un jour d'avril ! Quand je la voyais marcher, parler, sourire, chanter avec cette sérénité, il me semblait voir vivre une belle phrase, claire et lumineuse, de mes maîtres Haydn et Mozart, incarnée dans une statue de Phidias !

Peu à peu, l'apaisement se faisait aussi en moi ; je m'élevais, par degrés, vers cette atmosphère haute et chaste où elle semblait vivre.

Quand je sortais de chez elle, errant à travers les ruelles boueuses de Rome, j'avais de la lumière plein la tête, je me souriais en dedans, je m'applaudissais dans l'avenir, j'écoutais monter sur mes lèvres, comme une floraison naturelle, des mélodies incomparables ; toute la nuit je travaillais; puis, le lendemain, l'accablement me saisissait, et comprenant que ce n'était pas seulement la fièvre de l'art qui me secouait ainsi, que c'était aussi la fièvre de l'amour, j'avais peur d'aller devant moi, redoutant des abîmes.

Mademoiselle Nerocchi finit par s'apercevoir des inquiétudes que j'apportais en l'abordant et qui se dissipaient toujours sous sa parole. Elle me demanda deux ou trois fois naïvement si j'étais souffrant.

Un soir, en m'adressant cette question, elle me regarda si fixement de son grand œil noir sous lequel je tremblais que je me crus percé à jour.

Je baissai la tête, je lui dis subitement sans trop y penser :

– Eh bien ! signora, j'ai terminé mon oratorio !

 Or, je ne lui avais jamais parlé de mon ouvrage.

Elle poussa une grande exclamation, me serra vivement les mains avec une singulière effusion :

– Un oratorio ! Oh que c'est bien à vous d'oser cette noble entreprise ! Et quel sujet avez-vous choisi ?

– La légende de sainte Cécile.

– Sainte Cécile ! Vraiment ? Quel hasard ? Si j'étais capable de composer, je n'aurais pas voulu d'autre poème. Sainte Cécile est ma sainte de prédilection.

– Je le pensais un peu, mademoiselle. Avant de vous être présenté, je vous connaissais déjà de vue ; je vous avais aperçue justement deux fois aux Catacombes, à la messe de sainte Cécile.

– C'est possible ; je ne manque jamais cette cérémonie. Mais comment se fait-il que vous ne m'ayez jamais rien dit de ces rencontres ?

– À une femme coquette j'en aurais parlé, à vous non.

– Est-ce un compliment, mon cher maestro? Vous savez bien que je les déteste ; je ne serais pas votre amie, si vous m'en aviez jamais fait. Après tout, je suis ce que je suis ; me regarde qui veut ! Moi, si je vous avais remarqué quelque part, je vous l'aurais dit tout droit et tout franc. Soyez donc moins cachotier que cela, Francesaccio, et demain, apportez-moi cette partition !

Le lendemain, je repris dans la soirée le chemin de la Casa Nerocchi.

C'était en janvier, il y a de cela onze mois.

Comme la journée avait été assez belle, j'étais allé, dans l'après-dîner, faire une promenade dans la villa Borghèse avec quelques camarades, peintres et sculpteurs. On s'était assis dans une de ces allées que vous connaissez, on avait bavardé un peu sur tout et beaucoup sur l'amour. Les sottises des camarades avaient été gaiement épluchées ; on avait compté les existences brisées par d'ignobles liaisons, les carrières entravées par d'imprudents mariages ; on avait beaucoup ri de certaines comédies scandaleuses dont les plus naïfs avaient été dupes en Italie. Tous les commérages de Cicio sur le compte de Mlle Nerocchi s'étaient remis à bourdonner dans ma tête ; le mystère singulier qui planait sur cette vie en apparence si régulière m'inquiétait et m'irritait. Je souffrais tellement depuis plusieurs jours que je me résolus d'avoir le cœur net le plus tôt que je pourrais.

Lorsque j'arrivai chez elle, chargé de ma musique, Bartolomea était seule, assise devant son piano, éclairée par une petite lampe. Elle se leva comme d'habitude, me tendit les mains et m'enveloppa de ce profond sourire qui me pénétrait de clarté :

– Voilà donc la grande œuvre, illustrissimo maestro! Grâces vous en soient rendues, et surtout du courage ! Vous trembliez comme un enfant en me parlant hier de ce que vous aviez fait, et Madonna mia, vous tremblez encore ! Vous êtes pourtant le maître, et je suis votre très humble élève. Commandez, je vous obéirai. Allons, à la bataille !

Et elle ouvrit joyeusement ma partition, déchiffra rapidement l'introduction, fredonna, en essayant les accompagnements, le motif du chœur d'entrée, le récitatif du prêtre Urbain ; puis, quand elle arriva à l'hymne que devait entonner sainte Cécile, elle s'arrêta un peu, lut tout bas du regard les premières phrases, et je voyais – avec quelle anxiété ! – sa figure s'animer d'un feu que je ne connaissais pas, sa poitrine se soulever avec une précipitation inaccoutumée :

– Très beau, très beau ! s'écria-t-elle en relevant sur moi ses yeux ardents ; très vrai, très grand ! C'est ainsi que je comprends sainte Cécile et le sacrifice de l'amour, quel qu'il soit. Ni hésitations, ni plaintes, ni larmes. Elle adore son mari, mais elle sacrifie son amour au Christ ; aujourd'hui peut-être elle aurait à le sacrifier à quelque autre idée, à celle de patrie, de liberté, d'humanité ! Qu'importe le mot, après tout, quand ce mot exprime le juste, le beau, le bien ? Soyez béni pour m'avoir jugée digne de vous comprendre. Allons, accompagnez-moi, je vais essayer de vous traduire.

Je la remplaçai au piano, je tâtai les touches avec une fièvre qui me permettait à peine de jouer juste ; mais Bartolomea attaqua son chant avec une sûreté, une puissance, une ampleur qui me révélèrent à moi-même, dans ma musique, des grandeurs que je n'avais pas espérées. Je l'accompagnai jusqu'au bout, de mémoire ; je ne voyais plus mon cahier, les objets vacillaient autour de moi.

À la reprise, je n'eus plus la force de continuer. Étonné, ravi, subjugué, ne reconnaissant qu'à peine ma propre pensée dans cette musique extatique, je m'abandonnai à l'enivrement de mes oreilles, et me retournai vers elle pour la contempler.

Jamais, sur une toile, dans un marbre, au fond de mes rêves, jamais je n'avais vu si belle créature.

Droite, les yeux dressés, le bras levé, elle semblait vraiment entrer dans la gloire du Saint des Saints.

Je pâlis sans doute horriblement, et je m'inclinai vers elle.

Elle s'arrêta subitement, s'élança, me prit les mains :

– Qu'avez-vous, cher? me dit-elle.

Je m'inclinai vers elle davantage :

– Bartolomea ! Bartolomea ! murmurai-je.

En entendant son nom de baptême prononcé tout court, elle fit un mouvement de surprise.

– Bartolomea ! répétai-je, pardonnez-moi, je vous…

Je n'achevai pas. Les grands yeux me fixaient si terriblement que je me sentis la gorge étranglée, et je baissai la tête.

Elle garda quelques instants le silence, puis d'une voix résolue, mais calme et douce :

– Povero ! Povero ! me dit-elle : vous ne savez donc rien, mon cher, mon très cher ami ? À Rome où tout se sait, où tout se dit, on ne vous a donc rien conté ? Dieu l'a voulu sans doute. Me voici punie à mon tour de n'avoir pas pris les devants, en mettant à jour mon passé. Allons ! donnez-moi la main ; c'est une minute à effacer de notre vie ; vous n'y manquerez pas plus que moi !

Mlle Nerocchi sortit alors de sa poitrine un petit médaillon qu'elle ouvrit et me montra. C'était le portrait d'un jeune homme d'une trentaine d'années, d'une physionomie à la fois énergique et fine, le beau type de l'aristocratie romaine :

– Ce portrait, dit-elle, est celui du prince Massimo Frassini. Mon père dirigeait les affaires de sa famille; tout enfant, j'allais souvent passer l'été à Frascati, dans la villa de sa mère. Quand je fus jeune fille, j'aimai Massimo ; il m'aima aussi. À vingt-cinq ans le prince n'était qu'un coureur de bals, de fêtes, de chasses, de cavalcades, semblable à tous ces patriciens efféminés que vous connaissez. Quand il me déclara son amour, je lui répondis : « Vous n'êtes pas un homme; mon amour, je veux le donner tout entier, je ne peux le donner qu'à un homme. » Le prince cessa ses poursuites, mais ne cessa pas de m'aimer. L'année dernière, au moment où éclatait la guerre contre les Allemands, il revint me voir, me renouvela ses aveux, me demanda ma main et me dit : « Que dois-je faire pour la mériter ? – Ce que doit faire un homme aujourd'hui. Est-ce vous qui m'adressez encore une pareille demande ? – Je ne vous l'adressais que parce que la réponse est faite. Mon cheval et mon domestique sont déjà sur la route de la Lombardie. Mon engagement est entre les mains de mon chef de corps. Je pars dans une heure ; Mea, embrassez-moi, je vous jure de faire mon devoir.  – Massimo, je vous jure de faire le mien. – Quel sera-t-il ? – Si vous vivez, je vous appartiens. – Si je meurs ? – Je vous appartiens toujours. » Massimo a été frappé en face ; il a tenu sa parole, je n'ai qu'à tenir la mienne.

Ai-je besoin de vous dire que le malheureux Oratorio qui avait amené cette explication ne fut plus chanté dans la maison Nerocchi, ni ce soir-là, ni aucun autre ? Bartolomea, d'ailleurs, toujours sereine dans sa tranquille volonté, ne changea rien à ses façons d'agir avec moi. Elle n'en devint ni plus méfiante, ni plus réservée, m'accueillant toujours avec la même franchise et la même familiarité.

Mes angoisses, à moi, n'en étaient que plus cruelles ; j'espaçai d'abord mes visites, je finis par les suspendre. Elle en comprit le motif ; chaque fois que nous nous rencontrons, elle me sourit de ce sourire affectueux et bienveillant que vous avez remarqué, sans insister pour que je la revoie.

J'avais compris, hélas! dans la résolution paisible de son regard, que mon amour se trouvait en face d'une barrière infranchissable. Le sentiment de compassion hautaine que je devinais à côté de cette résolution révoltait en même temps mon amour-propre.

Je me suis donc efforcé d'oublier. 

J'ai voyagé cet été pour changer mes pensées ; à Florence j'ai fait la cour à quelques dames florentines, je les ai trouvées laides, minaudières, pédantes ; à Naples, j'ai voulu adorer les Napolitaines ; elles m'ont paru grossières, violentes, malpropres.

Je me suis rabattu sur le travail, je m'y suis jeté à corps perdu. J'ai entamé un opéra-comique, pour les Parisiens, un opéra Pompadour, à mouches et à poudre, dont le livret est d'un fameux faiseur. Mais voyez la malchance ! Ma musique ne peut emboîter le pas. Ce sont de vraies litanies que je fais chanter à mes marquis avinés. L'Oratorio me revient toujours, et les maudites phrases que j'ai sorties des Catacombes détonnent lugubrement derrière les cloisons minces de mon boudoir, comme les psaumes des pénitents au souper de Lucrèce Borgia.

Allons, il n'y a que Paris, notre Paris, qui puisse me remettre sur mes jambes, chasser de mon cerveau cette folie en m'étourdissant de ses bruits et de son activité, en me rendant, au lieu du désir d'une femme, l'amour de la gloire que j'ai perdu ! Par bonheur, j'y serai bientôt, car je compte abréger le plus possible mon séjour en Allemagne. Il ne me restera bientôt de Bartolomea, je l'espère, qu'un souvenir consolant et fécond, le parfum d'un rêve admirable d'amour, aussi noble, aussi chaste que la plupart des rêves faits par nos camarades sont vulgaires et grossiers. Je remercie le Ciel : puisqu'il nous faut à tous un malheur, mieux vaut celui-là qu'un autre ! On revient de tout, d'ailleurs, à ce que disent les gens d'expérience ; en avant donc ! Avec de la volonté, on ne meurt pas d'amour !

 

– VII –

Quelques semaines après, Valérien partit en effet pour l'Allemagne.

Après un court séjour à Vienne, à Dresde, à Berlin, à Munich, il regagna Paris en toute hâte.

Pendant ce voyage il m'écrivit assez régulièrement. Ses lettres étaient tristes.

S'efforçant de chasser de son esprit les sensations qui l'avaient ébranlé en Italie, il se précipitait avec plus d'avidité que jamais vers toutes les émotions ; mais son imagination, trop pleine du passé et trop fortement atteinte, n'avait plus la même complaisance et repoussait toute impression nouvelle :

« Un arbre déraciné, m'écrivait-il, doit éprouver mes angoisses ; je cherche à me replanter ou à me faire replanter dans un bonheur quelconque, je n'y parviens pas ; j'agite en vain dans l'air impitoyable toutes mes racines meurtries ; la fraîcheur n'y monte plus, la sève n'y court plus, je sens que je meurs ! »

De Mlle Nerocchi, pas un mot.

Ce silence était trop obstiné pour n'être pas l'indice d'une souffrance persistante qui craignait d'être ravivée et qui appelait l'oubli avec cette angoisse silencieuse du malade sans sommeil n'osant se tourner dans ses draps de peur de réveiller la douleur engourdie.

L'Oratorio, en revanche, faisait presque tous les frais de la correspondance. Après avoir démoli et rebâti, corrigé et recorrigé la fameuse partition, Valérien semblait décidément satisfait de l'ouvrage. Son enthousiasme pour ses propres conceptions éclatait parfois en dithyrambes ingénus, et il m'avouait, dans une de ses dernières lettres d'Allemagne, qu'il avait décidément grande confiance dans l'avenir depuis qu'il ne se sentait plus rougir de honte en regardant les bustes de ses maîtres vénérés, Sébastien Bach et Haydn.

Dans Paris, il s'y jeta comme on se lance à la mer, toutes espérances dehors, comptant sur le bruit des tempêtes pour assourdir sa plainte intérieure ; mais la déception fut plus forte qu'il n'avait présumé. Il me parut bientôt fort ébranlé par les désillusions de toute nature qui l'assaillirent fatalement. Ses lettres, plus rares et plus brèves, trahissaient une irritation de plus en plus exaltée et fébrile. Sa volonté ne faiblissait pas ; mais plus elle se raidissait, et plus elle se tendait, devant les obstacles accumulés, plus son imagination d'artiste, en proie à des souvenirs douloureux et à des rêves irréalisables; semblait s'abandonner à des désordres étranges.

Les difficultés matérielles de la vie s'étaient, à l'abord, montrées aussi dures et grossières pour lui que pour tous les pensionnaires de l'État qui retombent de Rome à Paris, sans fortune, sans famille, sans protections. Ces misères l'avaient d'abord égayé ; il me les détaillait avec une verve amusante, comme un homme qui se cuirasse d'ironie. Peu à peu, il en parla moins ; ces tracasseries l'agaçaient, ces niaiseries le froissaient, ces trivialités l'usaient :

« Je vole, décidément, de sommet en sommet, me disait-il, d'une mansarde de la rue de Douai à une mansarde de la rue des Martyrs. Rue de Douai où j'habitais hier, j'avais du moins devant les yeux un grand pignon blanc qui, le matin, dans le brouillard, pouvait me rappeler le Socrate. Figure-toi qu'hier des peintres ont fait l'ascension de la montagne pour y suspendre à tour de bras une culotte gigantesque, bariolée de rouge, avec cette inscription : « À la culotte de nos pères ! Rendez-vous des bons Français chez Croquet, confectionneur. » Cette fois, la partie était trop forte. J'ai fait mes malles, j'ai perdu un demi-terme, et me voici à présent dans un trou noir, où j'ai du moins la satisfaction de ne rien voir, ce qui est une grande joie dans cette admirable capitale. »

Quelques leçons d'harmonie qu'il allait donner, l'une à Vaugirard, l'autre à Neuilly, l'autre à Versailles, lui permettaient de manger misérablement, à peu près tous les jours, sans rien demander à sa mère. L'un de ses premiers soins, en arrivant, avait été de porter son manuscrit de l'Oratorio chez un de ses anciens maîtres, compositeur en renom sur les boulevards, qu'il avait autrefois vénéré et qu'il respectait toujours. Après plusieurs mois d'attente, l'illustre professeur fit venir son ancien élève, qu'il reçut avec une familiarité badine et une sorte de compassion bienveillante dont Valérien fut profondément offensé :

« Ce vieillard musqué, m'écrivit-il, me parlait avec un petit rire froid qui me coupait bras et jambes : « Ah çà ? mon cher garçon, vous revenez donc de l'autre monde ! Il y a des passages sublimes dans votre partition ; mais avec tant de sublime sur sa planche, de nos jours, on crève de faim. » J'allais me retirer, mais il me  retint d'une voix doucereuse qui me rappela, je ne sais pourquoi, l'intonation câline que les filles du boulevard prennent pour accoster le soir les collégiens : « Ne vous sauvez pas, mon ami. Je vous porte le plus grand intérêt, croyez-le. Vous avez beaucoup de talent, beaucoup ! Telle qu'elle est, cette partition ne sera jamais jouée à Paris, mais les restes en sont bons, on peut les accommoder. Pourquoi, au lieu d'une tragédie à dormir debout, ne nous feriez-vous pas un joli opéra-bouffe sur les Catacombes ? En les poussant un peu à la charge, on les rendrait très drôles, tous ces pleurnicheurs de cimetières. Tenez, j'ai dans ma manche un librettiste qui est impayable pour ces métamorphoses ; Dante et Jérémie sortiraient de ses mains guillerets comme Panurge et hâbleurs comme Scapin. L'affaire est un peu scabreuse parce qu'elle touche à l'Église et aux dévots ; mais mon parolier en a bien vu d'autres ! Vous n'imaginez pas avec quelle souplesse ce gaillard-là saute à  travers les mailles de la censure et dit tout sans rien dire ! Vos motifs d'enterrement doublés de paroles gaillardes, rien ne sera plus gai ! Le sujet prête aux costumes, aux décors, aux trucs ; on y encadrera très bien un ballet de fossoyeurs en goguette, séduits par des pénitentes fragiles ou des vestales égarées. Avec de l'antique on a des nus, et vogue la galère ! Parbleu, je vous garantis deux cents représentations, de l'argent, beaucoup d'argent, des bonnes fortunes, cela va sans dire, et qui sait? peut-être la croix d'honneur.

Sous le coup de cette tirade, je me suis cette fois redressé tout de bon. J'ai salué, je ne sais trop comment, cet intelligent protecteur des jeunes artistes ; j'ai couru comme un fou, une grande heure, sans rien voir, dans les rues. Pour me rafraîchir la tête, je suis entré au Louvre ; la Vénus de Milo m'a un peu réconcilié avec la vie. Ah ! non, Messieurs, non, je ne suis pas du même monde que vous ! Je ne vous jalouse point. Fredonnez vos ariettes, pincez la taille de vos catins ; non, messieurs, je ne suis point votre semblable ! »

Cet échec et ceux qui suivirent, comme il arrive d'ordinaire pour les esprits convaincus et originaux, avaient ancré le compositeur plus fortement dans son idée. Ses lettres, décousues et douloureuses, revenaient à tout propos et hors de propos sur ce malheureux Oratorio. L'œuvre dédaignée prenait dans son imagination une telle place qu'elle la fermait à toute conception musicale d'un autre ordre que l'ordre religieux.

Or, c'est une crise redoutable, chez les artistes, lorsque l'activité cérébrale est suspendue, et quand ils se sentent impuissants à trouver, dans la création, un remède contre le désespoir.

Au bout de quelques mois, je ne reçus plus rien. Comme je faisais un voyage dans les provinces napolitaines, j'espérais encore pouvoir attribuer ce silence aux irrégularités de la poste, fréquentes dans ces contrées. En repassant à Rome, je courus à la villa Médici, demander des nouvelles ; mais là non plus, Valérien n'avait plus écrit, et l'on ne s'en étonnait guère à cause de sa sauvagerie connue qu'on me chargeait de lui reprocher.

Peu de jours après j'étais à Paris.

Le jour même de mon arrivée, je montai rue des Martyrs, à l'adresse que Valérien m'avait donnée dans ses dernières lettres. C'était une de ces maisons colossales et banales, comme il s'en trouve tant dans ce quartier à Paris, vastes ruches à mille trous, malpropres et humides, avec quelques apparences de luxe frelaté, où s'abritent pêle-mêle toutes les misères, toutes les corruptions, tous les labeurs, toutes les gloires de la bohème parisienne.

Une vieille concierge, qui avait dû être belle aux neiges d'antan, accoutrée d'une mauvaise casaque en satin fripé, les cheveux gris, encore abondants, tout ébouriffés sous un atroce bonnet de lingerie sans forme et sans couleur, l'œil émerillonné, à la fois cynique et bonasse, comme un œil d'entremetteuse, m'arrêta au passage sur l'escalier :

– C'est M. Valérien que vous demandez ! Nous ne l'avons plus. Peut-être est-il chez sa mère, Mme Ledoux, la fruitière du passage Moutard, à Montmartre. Pauvre jeune homme ! On dit que sa cervelle déménage. Quant à moi, ça ne m'étonne pas. Lorsqu'on vit comme il faisait, tout seul, tout seul, et sauvage, que j'en avais pitié ! Tous les soirs du bon Dieu au lit, comme les poules, à dix heures, et ne bougeant plus. Je lui disais bien, voyez-vous, moi : « Monsieur Valérien, pourquoi que vous ne vous distrayez pas ? À votre âge, c'est-y pas bien naturel ? » Sur son palier, dans tout le long des quatre termes qu'il est resté chez nous, figurez-vous qu'il n'a pas voulu faire une connaissance ; tous pourtant des musiciens, comme lui, un flûtiste, un violoniste qui joue à Mabille, et des actrices, de bonnes filles, ma parole, et pas fières ! Mais, que voulez-vous ? Les fous sont fous. Il n'a jamais regardé tant seulement sa voisine d'en face, Mlle Mariquita. Le bon Dieu sait si elle le lorgnait, elle ; elle laissait même sa porte entrebâillée pour le voir rentrer. Je me suis bien aperçu de ça, allez ! Enfin !

Je quittai cette bavarde et je montai, inquiet, vers Montmartre.

Un gamin m'indiqua le passage Moutard, sorte d'impasse étroite et mal pavée, fermée par une grille, étranglée entre deux énormes pâtés de maisons. À l'approche, une odeur nauséabonde et compliquée me prit à la gorge ; c'était comme un mélange indéfinissable et malsain de toutes les puanteurs que peuvent exhaler à la fois des fourneaux qui fument, du beurre rance qui frit, des détritus amoncelés d'ordures de toute espèce. La boutique de Mme Ledoux, humble et basse, avec des plats d'épinards et des mottes de beurre dans sa vitrine, se trouvait entre le marchand de tabac et une porte, étroite, au coin de laquelle étaient l'enseigne et le cadre à photographies de M. Flachan.

Sur le seuil de la boutique, une vieille femme, courbée, jaune et ridée, mais l'œil vif, et toute proprette avec son bonnet, son tablier et ses manches d'une blancheur éclatante, s'entretenait avec un vieillard long, en grande lévite, aux cheveux bouclés, chaussé de pantoufles rouges :

– C'est égal, c'est égal, disait la vieille femme, qu'est-ce qu'ils en ont fait, je vous le demande, de mon pauvre garçon ? Ah ! Monsieur Flachan, il faut que vous soyez bon comme le bon pain, bon comme vous l'êtes, pour que je vous pardonne !

– Tranquillisez-vous, ma pauvre dame, il va mieux, je vous le jure. Le docteur a bon espoir, disait le vieillard d'un ton pénétré, plein de compassion, mais triste.

– Eh bien ! qu'il revienne donc, et qu'il revienne le plus tôt possible. Nous le soignerons bien, mais, par pitié ! qu'il laisse là cette vilaine musique et qu'il n'y pense plus.

– Madame, dis-je en m'approchant, vous êtes, je le crois, madame Ledoux, et vous parlez, je le devine, de notre cher Valérien. J'arrive de Rome et suis à sa recherche.

La pauvre vieille femme me fixa d'abord d'un regard troublé, où je devinais à la fois une certaine bienveillance pour un ami de son enfant, et en même temps quelque défiance vis-à-vis d'un homme qui avait bien pu contribuer à son malheur. Sa figure se contracta, et, quoiqu'elle fît effort pour se contenir, une grosse larme coula sur sa joue desséchée :

– Ah ! vous venez de Rome, vous êtes un ami de Valérien ? Entrez, alors, entrez, monsieur, dit-elle ; et vous aussi, Monsieur Flachan. 

Elle me fit passer, entre les comptoirs chargés de comestibles, à travers les paquets de choux et de carottes, jusque dans une arrière-boutique, basse et sombre, où se trouvaient une armoire de noyer, une table à manger, plusieurs vieux fauteuils, un lit mal caché par des rideaux d'indienne. Par le vitrage qui séparait cette pièce de la boutique, on voyait aller et venir dans le passage.

Mme Ledoux m'avança un fauteuil ; les larmes la suffoquaient ; elle les essuya du revers de son tablier. 

– Allons, allons, du courage ! Ça ne sert de rien, tout cela ; mais pardonnez-moi, monsieur, je ne peux pas faire autrement. Mon seul fils, monsieur, mon unique enfant ! L'autre, mon Urbain, est mort tout petit. Si vous ne savez rien, M. Flachan, qui est plus tranquille, vous dira le tout mieux que moi.

Le vieux photographe me raconta alors, d'un ton très ému, comment, depuis plusieurs mois, la santé de Valérien avait décliné à vue d'œil. Les déboires qu'il avait éprouvés lui avaient troublé la tête. Avec lui, son vieil ami, Valérien ne parlait que d'une chose, son Oratorio ; avec les autres, il n'ouvrait pas la bouche. Bien qu'il se montrât toujours aussi affectueux pour sa mère chez laquelle il venait dîner presque tous les soirs, avec elle il restait taciturne et préoccupé ; il ne lui faisait plus ces magnifiques tableaux d'avenir qu'il déroulait autrefois volontiers à ses yeux. La pauvre femme, inquiète, inventant mille chatteries pour le dérider, ne sachant où donner de la tête, avait fini par décider son fils à venir habiter près d'elle, afin qu'elle pût le soigner. Il obéit comme un enfant, et laissa, sans rien dire, transporter tous ses effets ici.

– Ah ! monsieur, interrompit Mme Ledoux, vous pouvez me croire ; il était joliment soigné ! Une chambrette qui n'était pas grande, c'est vrai, mais je puis bien dire que, dans toute la maison, il n'y en avait pas une si bien tenue !

Et la bonne femme voulut absolument me montrer, derrière l'arrière-boutique, la chambre de Valérien. Elle n'était guère plus large que celle dont nous sortions, mais, au lieu d'une armoire, il y avait un piano. C'était, d'ailleurs, d'une propreté toute maternelle. Les murs étaient couverts de dessins et de gravures que Valérien y avait suspendus, souvenirs donnés par les camarades de la villa Médici ou achetés dans le voyage d'Italie. J'y remarquai la Sainte-Cécile, d'après Raphaël de Bologne, et une photographie de la statue de la même sainte par Stefano Maderna.

La pièce n'était éclairée que par une lucarne oblongue, à hauteur de tête, donnant sur une cour obscure où pendaient, à des cordes, des linges et des haillons. La pensée me revint involontairement des nobles silhouettes du Janicule et du Monte Mario que Valérien contemplait chaque jour à Rome, de la chambre qu'il habitait à la villa Médici. Je me rappelai aussi cette chambre dénudée, mais vaste, dont les plafonds du seizième siècle, à caissons peints, tout délabrés qu'ils fussent, enchantaient son imagination de leurs capricieuses arabesques, cette chambre qu'il aimait tant à parcourir de long en large en composant.

Je devinais l'étouffement physique et intellectuel qui avait dû saisir le musicien dans ses deux dernières habitations.

En ce moment un chaland, entrant dans la boutique, appela à plusieurs reprises Mme Ledoux qui me quitta en s'excusant, et, avec cette activité parisienne qui résiste à tous les soucis, se mit à servir vivement ses habitués, tout en répondant aux questions qu'on lui adressait au sujet de la santé de son fils.

Pendant ce temps, M. Flachan me raconta comment, à plusieurs reprises, pendant la nuit, la bonne femme s'était levée, entendant d'abord son fils se mettre à son piano, puis parler à haute voix, s'impatienter, crier comme un homme qui gronde et se fâche. Elle n'avait osé entrer, ayant entendu dire qu'il était dangereux d'éveiller brusquement les somnambules :

– Mais un matin, ajouta-t-il, elle m'en parla, me priant de venir, la nuit suivante, écouter ce que Valérien pouvait dire. Or, le jour même, Valérien m'aborda et, d'un air de mystère, me dit dans l'oreille : « Cela va, cela va. On le répète, mon Oratorio. À la fin ! Les chœurs vont très bien ; j'ai une basse superbe. On n'attend plus que la prima donna ; elle arrive demain à Rome. Je la connais ! Un contralto sans pareil ! Vous, m'en direz des nouvelles !

– Comment cela ? Qui donc a pris votre œuvre ? Et où la joue-t-on ?

– Ah ! cela, cela, me dit-il d'un air égaré, c'est un mystère. Patience ! Une fois que tout ira bien, je vous ferai assister à la répétition générale. C'est vous qui me l'avez dit quand j'étais tout petit, Monsieur Flachan, et vous avez bien fait ! Voyez-vous, avec de la volonté, on arrive à tout, à tout ! Eh bien ! j'ai voulu, j'ai vaincu !»

Ensuite il redevint silencieux, poussant de temps en temps sourdement des « ah ! ah ! » et me quitta tout à coup en me parlant d'autre chose. Dès cet instant, je connus la triste vérité. Sans parler de mes soupçons à Mme Ledoux, le soir, je vins écouter, comme elle le désirait. Vers une heure du matin, en effet, Valérien se leva, remua, comme pour les ranger, les quelques chaises qui meublent sa chambrette, puis, s'asseyant au piano, préluda et commença l'accompagnement des chants, s'interrompant de temps à autre pour parler vite et bas, comme s'il s'adressait aux exécutants d'un orchestre rangés autour de lui.

Le malheureux enfant, halluciné, s'imaginait qu'on exécutait son Oratorio.

Il parla ainsi longtemps, à l'un et à l'autre, tantôt à ses chanteurs, tantôt à ses musiciens, leur donnant des conseils sur la façon d'interpréter tel ou tel passage, leur reprochant à diverses reprises d'attaquer avec trop de mollesse, de ne pas tenir la phrase avec l'ampleur nécessaire :

– Voyons, messieurs, voyons, il ne faut pas me seriner cela comme toutes les faridondaines qui vous gâtent la voix et le goût. Plus de conviction, plus de noblesse, plus d'énergie ! Tâchez donc de retrouver un peu les tendresses de l'accent chrétien, de comprendre les vigueurs de la conviction  romaine…

Et il recommençait, recommençait, s'arrêtait de nouveau, puis passait outre, quelquefois faisait des compliments. Il venait d'achever un trio ; il attaqua un prélude de chant grave et majestueux, et s'arrêta à la fin de la phrase comme s'il attendait qu'un chanteur ou une chanteuse commençât. Au bout de quelques instants de silence, nous l'entendîmes pousser un cri déchirant :

– Ah ! la maudite, la maudite femme ! Elle manquera donc toujours son entrée. C'est dit ! Elle ne veut pas venir ! Elle refuse de me chanter ce morceau ! Et pourtant, Dieu le sait, il n'y a qu'elle, la maudite ! Elle ne s'apitoiera donc pas ! Est-ce que personne de vous ne l'a vue aujourd'hui ? Où est-elle ? Allez à Saint-Calixte… aux Catacombes… chez les Roccageri… Elle n'y est pas ! Ah la maudite ! Je sais où elle est : à Varèse. Ah ! ah ! ah ! à Varèse avec son prince ! Ah ! ah ! ah !

Il rit quelques moments d'un rire affreux, puis nous l'entendîmes tomber en sanglotant sur son lit. 

J'entrai avec précaution peu d'instants après, continua M. Flachan. Une sorte de demi-sommeil l'avait pris, mais il soupirait, haletait, tout en sueur.

Lorsqu'il s'éveilla, il nous reconnut, sa mère et moi ; quand nous lui demandâmes s'il était malade, s'il avait souffert, il nous répondit qu'il ne se sentait rien.

Le lendemain, je racontai tout ce qui s'était passé au docteur Turpin, qui le soignait : « Je ne m'en étonne pas, me répondit-il. Depuis longtemps, un accident semblable était à redouter, et tous mes efforts, hélas ! n'ont pu le prévenir. Aujourd'hui, il n'y a plus à hésiter ; il faut soumettre le malade à une cure méthodique et énergique. Nous n'avons rien de mieux à faire qu'à remettre Valérien entre les mains de mon confrère et ami, le docteur Maynard, qui s'occupe spécialement des affections monomaniques ayant, comme celle-ci, pour causes la surexcitation des facultés cérébrales et les déceptions de l'ambition trompée. Sa maison de santé est établie, près de Fontainebleau, sur le bord de la Seine. Le difficile est de persuader à Valérien d'y venir de bon gré, mais je m'en charge, car sa monomanie est limitée, et l'intelligence entière n'est pas en péril. »

Valérien, en effet, sur tous les sujets autres que sa carrière musicale, gardait le plein exercice de sa raison. Il se rendait compte lui-même de l'ébranlement général de sa santé.

Nous lui persuadâmes donc, sans trop de difficultés, qu'un séjour de quelques mois à la campagne, dans un établissement d'hydrothérapie, avec les soins d'un médecin expérimenté, lui rendrait toutes ses forces et lui permettrait de surveiller avec plus de fruit les répétitions de son œuvre, lorsqu'elle serait jouée l'hiver prochain, car, maintenant que le printemps est venu, ce serait folie de ne pas attendre le retour de la saison musicale.

Nous le conduisîmes donc, il y a une quinzaine de jours, à Samois, où je suis allé le voir dimanche dernier.

– Eh bien ! dis-je à M. Flachan et à Mme Ledoux qui était revenue pendant que le vieux photographe achevait son récit, j'irai le voir demain, et dans la journée je vous rapporterai de ses nouvelles. Il faut que nous le guérissions !

 

– VIII –

La maison de santé du docteur Maynard est située au bord de la Seine, entre le hameau des Plâtreries et le village de Samois. Le paysage est calme et propre à reposer les yeux.

La Seine, déjà large en cet endroit et coulant d'ordinaire à pleines berges, s'y déroule, sans bruit, autour de plusieurs îlots boisés dont les verdures brillantes réjouissent la couleur pâle de ses eaux paisibles ; en face, de l'autre côté, une vaste plaine, abondante en cultures, s'allonge, sans aucune ondulation, à une longue distance, jusqu'à la ligne mince des coteaux qui ferment le bassin du fleuve, ça et là pointillée de quelque maison blanche et de quelque toiture rouge.

La villa Maynard regarde ce spectacle tranquille, du haut d'une petite élévation, au milieu d'un petit parc enclos de palissades enguirlandées et de murailles peintes qui ouvre, par une poterne de derrière, sur la forêt de Fontainebleau. C'est une de ces constructions modernes, dont le modèle tout fait se vend chez les libraires, moitié chalet, moitié château, d'une structure fragile, mais d'un aspect propre, avenant et gai.

Les allées tournantes du parc sont soigneusement sablées et ratissées ; les massifs touffus de géraniums, de fuchsias, de rosiers s'y épanouissent, de tous côtés, au milieu des pelouses toujours rafraîchies, avec des vivacités délicieuses de coloris et de parfums ; dans les clairières, quelques pavillons blancs, isolés les uns des autres, s'enveloppent, non sans coquetterie, d'un manteau de feuillages grimpants, chèvrefeuilles, clématites, glycines, volubilis qui déroulent leurs spirales fleuries jusqu'aux crêtes ajourées de leurs légères toitures.

Le corps de logis principal, portant, sur tous les degrés de ses perrons, sur toutes les balustrades de ses balcons, sur tous les socles de sa frise, de grands pots de faïence émaillée remplis de fleurs rares, semblait, ce jour-là, par toutes ses fenêtres ouvertes dans les touffes de vigne vierge, aspirer si gaiement l'air salubre et le clair soleil que je me sentis, en entrant, comme suffoqué par le contraste qu'offrait volontairement cette joyeuse demeure avec la triste destinée de ses habitants.

Dès qu'on eut remis ma carte au docteur, il s'avança au-devant de moi avec une décision dans la démarche et le regard qui me frappa. Je me sentis, du premier coup, observé à fond par un homme habitué à aborder les choses de face.

La figure était encore jeune et le front déjà chauve. Le bienveillant sourire qui dormait sur les lèvres fines faisait vite accepter la sévérité un peu dure de ce regard scrutatateur.

– Je connaissais déjà votre nom, Monsieur Saverny, me dit-il, et je suis heureux de vous voir. Votre ami et le mien, depuis qu'il est mon hôte, M. Valérien Ledoux, m'a remis, dans ces derniers temps, une lettre à votre adresse. J'ai besoin souvent de connaître ce que mes malades écrivent autant que ce qu'ils disent, pour me rendre un compte exact de leur état mental. J'ai donc eu l'honneur de vous écrire à Naples pour vous demander l'autorisation de décacheter cette correspondance. Avez-vous cette lettre ?

– Hélas ! non, docteur, j'ai quitté Naples depuis quelques jours, et votre lettre court, sans doute, de poste en poste, sur mes traces.

– N'importe, puisque vous êtes là. Voici donc la lettre que ce brave garçon vous écrivait. Lisez-la, puis nous parlerons de lui. Peut-être me donnerez-vous des renseignements plus précis que ceux qu'il m'a été possible d'arracher à sa bonne femme de mère, à ce naïf photographe que vous devez connaître, et même à deux ou trois de ses camarades de la villa chez qui le génie de l'observation psychologique est moins développé, à coup sûr, que celui de l'observation pittoresque.

La lettre de Valérien était bien la lettre d'un fou, lettre heureuse et cordiale, sans aucune divagation en dehors de sa préoccupation fixe, car sa monomanie était pleine de logique.

Il m'annonçait le rétablissement de sa santé altérée par les irritations de Paris ; il me parlait avec reconnaissance des attentions que lui montrait le docteur, me décrivait minutieusement la jolie maison de santé où il avait trouvé le repos, enfin il m'assurait que l'Oratorio allait cette fois être chanté tout de bon, les répétitions des chœurs marchant on ne peut mieux.

Il terminait en me suppliant de passer à Rome et d'y presser le départ de Mlle Nerocchi, qui devait chanter la partie de Cécile ; il n'attendait plus qu'elle pour donner une audition à ses amis et à ses maîtres. 

Le docteur avait écouté cette lecture avec une attention muette qui me glaçait :

– Eh bien ! dit-il, je suis fixé. Vous allez me donner des détails qui me seront utiles, mais le fond est clair. Monomanie ambitieuse, je le savais ; monomanie amoureuse, je le supposais. Deux folies qui s'entre-croisent, s'emmêlent, se compliquent ; baste, j'en ai vu bien d'autres ! Si le désordre du cerveau reste circonscrit sur ces deux points, avec de l'adresse et de la patience, on peut s'en rendre maître. Dans l'organisation physiologique de M. Ledoux, j'ai constaté la présence d'une grande force. Cette force, c'est la volonté, une volonté discrète mais opiniâtre. De cette volonté tenace et contrariée est venu le mal ; de cette volonté tenace et satisfaite peut sortir la guérison. Comme vous le savez peut-être, j'ai fait mon étude spéciale des aliénations mentales qui ont pour cause la surexcitation des facultés intellectuelles. Les sujets ne m'ont donc pas manqué, par le temps qui court. 

Comme moyens curatifs j'emploie d'abord, bien entendu, suivant les cas, tous les moyens matériels en usage chez mes confrères, mais, plus que beaucoup d'entre eux, j'attache une grande importance à la médication morale. L'esprit ne se guérit bien que par l'esprit ; si j'ai obtenu quelques cures dont on parle, c'est grâce à mes observations psychologiques. Par exemple, dans telle ou telle monomanie d'ambition, comme celle-ci, il m'a suffi de satisfaire peu à peu, par quelque habile tromperie, les désirs exaspérés du malade pour obtenir un assez long calme qui me permettait de le remettre en possession de sa volonté et de son jugement. L'essentiel, c'est de réveiller les facultés paralysées par la monomanie, de leur rendre leur activité normale jusqu'au rétablissement de leur équilibre. Pour votre ami Valérien, pas d'autre marche à suivre. Il veut qu'on joue son Oratorio ; eh bien ! l'Oratorio sera joué ! Je me charge de lui confectionner un de ces succès triomphants qui allument un artiste ! Et, comme une victoire amène l'autre, j'ai sous la main un brave curé tout prêt à commander une belle messe au vainqueur ! Ah ! s'il ne se mêlait à cette rage de musicien une rage d'amour, j'en serais bien le maître ! Mais cette diablesse de femme gêne mes batteries ! Ah ça ! qu'est-ce que c'est que cette femme ? La connaissez-vous ?

Je lui contai, point par point, ce que je savais de Bartolomea.

À chaque épisode, à chaque mot qui montrait, dans sa fermeté, le caractère de la Romaine, le docteur Maynard se retournait brusquement sur sa chaise en poussant une exclamation : – Fichtre ! monsieur, une étrangère !… Une femme chaste, fichtre !… une femme entêtée !… Ah ! une femme qui tient ses serments et qui fait des serments aux morts ! Fichtre de fichtre ! Que le diable l'emporte !…

Quand j'eus fini, il se leva, fit quelques tours, les bras croisés, en grommelant, dans son cabinet, puis, tout d'un coup, s'arrêtant droit devant moi, il me fixa dans les yeux et me dit :

– Voyons, monsieur, êtes-vous un ami dévoué ? Êtes-vous un homme résolu ? Ce que je vais vous proposer est insensé, mais nous sommes dans une maison d'insensés. À la guerre comme à la guerre, folie contre folie, pour sauver un garçon qui en vaut la peine !

– Docteur, vous n'avez qu'à commander. Valérien est pour moi plus qu'un frère de sang, c'est un frère d'esprit et de cœur. Tout ce qu'il faudra faire pour l'arracher à cet horrible anéantissement, je le ferai.

– Eh bien ! monsieur, j'ai besoin d'avoir Mlle Nerocchi à mes ordres. Il faut qu'elle vienne ici ! Il faut qu'elle vienne à tout prix pour conjurer cette effroyable crise qui se renouvelle maintenant chaque nuit, qui épuise les forces du misérable, et le mène à la mort ! Des musiciens, à la rigueur, on s'en passerait ; le pauvre diable a dans la tête tout un orchestre organisé qu'il voit et qu'il dirige ; mais ce qu'il y a de bizarre, c'est que son hallucination, qui lui fournit des violonistes, est impuissante à lui donner sa cantatrice. Celle-là, il a un besoin réel de la voir en chair et en os, de l'entendre de ses oreilles ; car, à la fin d'un certain prélude (et le docteur fredonna une phrase que je reconnus) quand elle doit chanter et qu'elle ne paraît pas, patatra ! voilà qu'il pousse un juron, maudit Bartolomea et tombe en des convulsions affreuses ! Vous voyez bien qu'il nous faut cette Bartolomea ! Vous chargez-vous de me l'amener ?

– Je vous ai dit, docteur, que j'étais à votre disposition. J'y ferai donc mon possible, mais je ne vous le cache pas, la tâche est délicate. Mlle Nerocchi va me demander tout d'abord ce que nous comptons faire d'elle.

– Ce que nous comptons faire d'elle ? Pardieu ! Ce qu'elle est, je suppose, une chanteuse de talent. On lui demandera son grand air, elle le chantera ; votre ami sera ravi, se croira un musicien de génie, ce qui peut être vrai, et il dormira bien au lieu d'avoir la fièvre.

– Et après, docteur ?

– Après ? Comme vous allez vite ! Pardieu ! je le sais bien qu'il y a un « après », mais il faut d'abord tenir ce qu'on tient et courir au plus pressé. Cela est vrai, surtout en médecine. Amenez-moi d'abord cette Romaine, vous dis-je. Fichtre de fichtre ! Elle serait bien sotte si elle n'était ravie du rôle que je lui offre. Le pis qui puisse lui advenir quand elle aura sauvé notre grand homme, c'est d'être obligée de l'aimer. Voilà un beau malheur pour une belle fille !

– Docteur, docteur, vous faites de la psychologie parisienne, vous ne faites pas de la psychologie romaine. Mlle Nerocchi, j'en suis certain, ne se prêtera jamais à aucune comédie indigne. Telle que je la connais, enthousiaste, compatissante, énergique, elle est bien capable d'accourir en France pour sauver Valérien ; telle que je la connais, ardente et romanesque, elle est bien capable de l'aimer après l'avoir sauvé ; mais telle que je la connais aussi, opiniâtre et exaltée, elle est incapable de manquer à un serment, si absurde qu'il soit, et elle mourra, je vous le déclare, plutôt que de faillir.

– Ta, ta, ta ! mon cher Monsieur, les femmes de Rome sont faites comme les femmes de Paris ! Mais je veux bien que la dame soit une vestale farouche ; si c'est, comme vous me le dites, une femme intelligente, nous gagnerons toujours du temps. Que sa présence ramène le calme dans la tête de Valérien, qu'elle soit pour lui la Divinité bienfaisante qui présente au public son œuvre chérie, qui le consacre grand homme, qui lui rende, avec la joie du travail, l'activité saine et féconde de l'esprit, c'est tout ce que je lui demande. D'ailleurs la Divinité n'aura peut-être pas besoin de descendre de son piédestal. Dans ces bizarres cervelles d'artistes, ce qui semble l'amour n'est souvent que la vanité. Il suffit parfois que l'idéal qui les tourmente soit mis à leur portée pour qu'ils le dédaignent. Essayons toujours ! Valérien a-t-il encore à Rome quelque ami qui puisse se charger de la négociation ?

– Tous les camarades de Valérien sont revenus de Rome en même temps que lui. Par correspondance, d'un autre côté, nous n'obtiendrons rien. Je vais donc repartir de suite pour l'Italie, j'aurai l'éloquence de l'amitié désespérée, et je vous amènerai, je l'espère, Mlle Nerocchi. Me permettrez-vous, au moins, avant mon départ, d'embrasser notre cher malade ?

– Nullement, Monsieur. Votre visite pourrait être la cause d'une rechute dangereuse. Partez, je vous en remercie, partez vite ; écrivez-moi seulement, ici même, une lettre, datée de Rome, en réponse à celle que je vous ai montrée. Annoncez-lui l'arrivée de Mlle Nerocchi pour la semaine prochaine. Je la remettrai, comme apportée par un voyageur ; cela le tranquillisera jusqu'à votre retour. Mais, fichtre de fichtre, amenez-moi cette héroïne antique, ou je ne réponds de rien !

J'écrivis la lettre que le docteur me demandait, en le priant d'emprunter à Valérien, sous prétexte de répétition, la partition de l'Oratorio. Je fis copier dans la journée suivante la partie de Cécile et, le surlendemain, je repartais pour Rome avec la résolution d'un homme qui s'est décidé vite à une entreprise téméraire. Dans la solitude du voyage, j'eus tout le temps de réfléchir aux dangers de la mission que j'avais acceptée.

Quand je descendis du chemin de fer et que je me trouvai seul, par un grand soleil, sur la vaste place de Termini, je me trouvais fort inquiet sur le résultat possible de ma démarche.

 

– IX –

La famille Nerocchi habitait dans une de ces rues noires et tortueuses qui s'entrelacent au pied du Capitole, entre la place du Gesù et le Ghetto. Ce labyrinthe compliqué où l'étranger s'égare à chaque tournant, où les Romains ne s'attardent pas à la brune, est un des quartiers qui ont le mieux conservé la marque du passé. Si l'on aime les souvenirs de la Rome turbulente du moyen âge, c'est là qu'il les faut chercher.

Un grand nombre de vastes palais, solidement assis sur leurs soubassements épais de travertin sombre, délabrés, les fenêtres béantes, les flancs hérissés de lanternes contournées, de gigantesques anneaux, de heurtoirs fantastiques, de verrous démesurés et d'autres ferrailles formidables, comme des chevaliers armés en bataille, y portent fièrement encore l'écusson des barons querelleurs du temps de Rienzi ou de Stefano Porcaro, bien que la plupart soient convertis en. greniers à foin ou en magasins à bois.

Les maisons qui les entourent, plus disloquées encore, comme des vassales entraînées dans la ruine du seigneur, laissent presque toutes aussi transparaître, sous leurs innombrables blessures, quelques lambeaux d'une parure dégradée et d'une splendeur souillée. Des portes charretières, à plein cintre, s'y ouvrent largement sur de vastes cours entourées de colonnades ; et, sur leurs façades anciennes, à travers les larges déchirures des mauvais replâtrages qui s'effeuillent par grandes plaques comme des écorces de platanes, on voit, çà et là, rejaillir de la maçonnerie quelque colonnette byzantine aux torsades bizarres ; quelque chambranle Renaissance aux rinceaux fleuris, souvent même une tête mutilée ou un bras menaçant de statue antique encastrés dans les briques couleur de sang, comme des « Souviens-toi » subits lancés au passant inquiet par l'histoire multiple de ce quartier étrange.

Le palais que l'on m'indiqua n'était ni le moins grandiose, ni le moins délabré. Bien que ce fût une sorte de cité mi-bourgeoise, mi-ouvrière, dépecée, au hasard des locations, en une vingtaine d'appartements ou de magasins, les armes héroïques de la famille pontificale qui l'avait construit ne s'obstinaient pas moins à s'y étaler, sculptées ou peintes, au dessus de toutes les portes, tant au dedans qu'au dehors : un écusson soutenu de droite et de gauche par deux licornes menaçantes, portant, sur champ d'azur, une grande étoile d'or rayonnante avec cette devise : « Sic et semper ! »

Dans la cour, dont les dalles, usées et disjointes, formaient sous le pied un sol cahoteux, se dressaient le long des colonnes corinthiennes, empilés en désordre, des barils et des caisses appartenant au droguiste installé au rez-de-chaussée. Au fond, dans une niche haute, à moitié cachée par des toiles d'araignées, une statue colossale, une Uranie antique, le doigt au ciel, tenait son œil de marbre fixé sur les gens qui entraient, et, de chaque côté, au pied des larges escaliers, des Faunes éclatant de rire et des Bacchantes échevelées, dans le style pompeux du dix-septième siècle, brandissaient, d'un bras vigoureux, de luxueuses torchères en fer forgé, toutes rouges de rouille, où pendaient pêle-mêle des harnais, des fouets, des cordes et des torchons.

À chaque palier des trois étages, on rencontrait encore, sur leurs piédestaux salis, d'autres dieux et d'autres déesses diversement utilisés. Au-dessus de chaque porte, dans l'échancrure d'un fronton coupé, un buste de guerrier romain méditait tristement sous son casque à cimier, au-dessus de l'écriteau peint, cloué sur un des vantaux, qui annonçait aux visiteurs soit l'étude du signor Dall'Ombrone, notaire, soit l'atelier de la signorina Chiarina, couturière.

Au troisième étage, une de ces vastes portes garnies de ferrures compliquées, prêtes à soutenir un siège, portait, sur une plaque de cuivre ce nom : « Nerocchi ». Je tirai la chaînette de fer qui pendait à côté. Un long cliquetis de portes se fit entendre dans les profondeurs, un chien jappa avec colère, une grosse voix de femme, avec l'accent rude des Abruzzes, me jeta le formidable « Chi è ? »

Je répliquai par l'inévitable « Amico ».

Mon accent inconnu ne rassura pas toutefois la portière. Elle entrebâilla la porte, non sans l'avoir consolidée par une chaîne intérieure, et me montra une tête épaisse de paysanne, aux cheveux noirs et crépus, plaqués en colimaçons sur les tempes et traversés sur la nuque par une grossière épée de cuivre. 

Elle allait me faire subir un interrogatoire en règle sur mon origine, ma patrie, mes intentions. Je lui coupai la parole en la priant d'annoncer à Mlle Bartolomea Nerocchi un ami du maestro Valérien Ledoux.

La grosse fille parut se tranquilliser à moitié. Elle décrocha bruyamment la terrible chaîne et m'introduisit dans la forteresse.  Après avoir traversé une antichambre immense dont le plafond, jadis peint à fresque, laissait entrevoir, çà et là, des jambes de Nymphes emportées par une ronde furieuse, elle me fit asseoir dans un salon non moins vaste, aux murs dénudés, ou quelques meubles usés, fauteuils, canapé, table, piano à queue, tous de dimension énorme, semblaient perdus. Le molosse rumina quelques grognements ; mais, sur l'injonction de l'Abruzzienne, il prit, en rechignant, son parti, et, de son long, s'étendit devant la porte du fond, sans me lâcher de l'œil. Les pas pesants de la grosse fille et le cliquetis sec de ses boucles d'oreilles s'enfoncèrent dans l'appartement mystérieux ; des portes lointaines recommencèrent à s'ouvrir et se fermer.

J'eus le temps, pendant cette attente, d'étudier la place ; j'allais me trouver peut-être devant un ennemi et j'apprêtais mes armes.

Le délabrement du logis, l'accueil méfiant qu'on y faisait, tout me disait que l'existence n'y avait pas changé depuis le passage de Valérien ; existence renfermée, solitaire, étrangère à toutes les distractions du dehors.

Le vieux piano était couvert de piles de vieille musique.

Sur la table, entre deux vases de mauvais goût, surchargés de fleurs artificielles, sept ou huit volumes, rangés avec soin, n'y semblaient pas pour la montre, car les reliures en étaient fatiguées et les tranches salies. Vieux livres, eux aussi, presque tous, couverts en parchemins : une Vie des Saints de Cavalcanti, la Commedia de Dante, le Canzoniere de Pétrarque, les Rime de Michel-Ange ; deux seulement plus modernes, les Tragédies d'Alfieri et les Poésies de Leopardi. Toute la bibliothèque de la famille, sans nul doute. Dans ces volumes usés les enfants avaient dû apprendre à lire depuis plusieurs siècles, épelant, pour leurs premières leçons, ces beaux vers énergiques et sonores. On lit peu en Italie, et toujours les mêmes livres. Ces quelques volumes ne servaient peut-être qu'à une seule personne de la maison ; dans ce cas, cette personne vivait dans un idéal d'une rare hauteur, et la tension de son âme devait être d'autant plus grande que le milieu où elle vivait semblait être plus immobile, plus terne et plus plat.

En ce moment une grande porte à moulures rococo s'ouvrit. Le chien jappa, se dressa, courut au-devant d'une vieille dame.

C'était Mme Nerocchi.

Aux Catacombes, quelques années auparavant, j'avais déjà remarqué sa jupe criarde de satin vert-pomme, toute fripée et coupée aux plis ; cette jupe étonnante se complétait cette fois par une veste, non moins fripée, de velours écarlate avec des ornements violets. Le reste de l'accoutrement, ajusté à la diable, détonnait à l'avenant. La tête brune, encore garnie d'une épaisse chevelure grisonnante, gardait, comme une médaille fruste, les souvenirs d'une grande beauté.

Elle s'avança vers moi, maladroitement, avec force révérences, tourmentant de ses doigts tremblants les aiguilles d'un tricot interrompu, et balbutiant, et rougissant avec cette candeur gauche des bonnes gens qui ont vieilli sans vivre, elle m'engagea à m'asseoir sur le long divan qui occupait tout le fond du salon :

– Madame, lui dis-je, j'arrive de Paris, et je suis chargé par M. Valérien Ledoux de vous présenter ses compliments.

– Oui ! oui ! fit la dame, je m'en souviens bien, le maestro Valeriano ! un bravissime jeune homme, vraiment, vraiment ! Un peu pâle, un peu blanc, comme ces Parisiens, mais si bon et si doux ; un vrai aigneau ! Madonna mia ! comment va sa chère santé ? 

– Par malheur, Madame, sa santé ne se rétablit pas. Depuis qu'il a quitté Rome, il est malade.

– Ah c'est péché, vraiment ! Il est malade ? Le pauvre, le pauvre ! J'en ai pitié, vraiment ; vraiment, j'en ai pitié. Peut-être devrait-il revenir dans notre Rome. Notre air romain est si fin, notre ciel romain est si pur ! Beaucoup d'étrangers s'en trouvent bien.

– Peut-être, Madame. En tous cas, je dois, de sa part, vous demander conseil à ce sujet, ainsi qu'à Mademoiselle votre fille, pour laquelle mon pauvre ami professe une estime et une admiration merveilleuses.

– Brave jeune homme ! jeune homme distingué ! Moi, je l'ai toujours dit à mon mari, aussi à ma fille : « Écoute, ma fille, voilà un brave jeune homme. Il porte le ciel sur sa face ! » Gesù, Maria, cela est vrai aussi que Mea n'est pas une mauvaise créature. Elle a bien son caractère, vraiment, elle a son caractère. Mais, que voulez-vous ? Nous avons tous notre caractère. Il y faut de la patience et s'accommoder aux choses ; mais, Gesù, Maria, pourtant, c'est une brave fille. Elle ne se consolera jamais de ne vous avoir pas vu. Je ne sais comment elle a bien voulu accompagner aujourd'hui son pauvre babbo à la promenade ; ils sont allés le long du Tibre, du côté de San Paolo. Vilaine promenade, n'est-ce pas ? Un désert, à faire peur aux gens ! Que voulez vous ? Elle a son caractère. Moi, j'irais plus volontiers au Corso, et il y a beaucoup d'étrangers à Monte-Pincio ! Quelle belle vue ! Quel beau site ! Comme on voit bien de là la coupole de Saint-Pierre ! Vous vous êtes promené sur notre Pincio, n'est-ce pas, cher Monsieur ? Moi, je connais des gens qui ont séjourné à Paris et qui disent que Paris n'a rien de plus beau. Ah ! moi, je n'en sais rien ! Que voulez-vous ? Ma mère (Gesù Christo, une sainte femme !) m'a faite à Rome, Je finirai à Rome. Ci vuol pazienza. Il faut s'accommoder aux choses ! »

À mesure que la conversation se prolongeait, le flux incohérent des paroles de la brave dame coulait de ses lèvres, toujours plus rapide et plus dru, en vertu du principe de la vitesse acquise qui s'applique aux paroles des femmes aussi bien qu'au courant des fleuves. Dans ce torrent d'interrogations et de réponses, d'interjections et d'exclamations, je n'osais qu'à peine jeter une brève parole bien vite submergée par le flot.

J'essayais en vain de saisir, dans ce caquetage, quelque bribe de renseignements utiles. Impossible, hélas ! de la faire sortir de ses admirations banales pour sa ville de Rome, de ses curiosités enfantines au sujet de Paris et des incroyables merveilles qui y sont entassées, des romans prodigieux qui s'y entre-croisent, des plaisirs sans nombre qui font de la vie parisienne un paradis sur terre.

À mesure que reparaissait, sur les lèvres de la vieille dame, son infatigable sourire, d'une candeur désespérante, la pensée de lui faire une confidence qui n'était due qu'à Bartolomea s'éloignait de plus en plus de mon esprit. Une âme d'une innocence si obstinée eût-elle rien pu comprendre à toutes ces complications psychologiques dont j'aurais eu à l'entretenir ?

Bref, je commençais à me dépiter fortement et à perdre patience quand un vigoureux coup de sonnette retentit :

– Oh ! ce sera ma famille ! dit Mme Nerocchi. Sylvia ! Sylvia ! allez ouvrir ! Ah ! cher Monsieur, comme ils seront heureux !

Mais j'entendais déjà le molosse glapir, et, parmi les bruits de portes, des échanges de chuchotements entre Sylvia et les arrivants.

– Oui, signorina, oui, disait-on, le signor Valérien !

La porte s'ouvrit et donna passage à la fois à un haut vieillard, vêtu de noir, et à une grande femme, vêtue de noir, en qui je reconnus les deux personnes déjà rencontrées à la catacombe de Saint-Calixte.

Je m'avançai vers eux.

Mlle Nerocchi avait le visage un peu ému. Cependant, elle me tendit, avec un sourire calme, sa main gantée :

– Pardonnez-moi, Monsieur. D'après les explications fort confuses de cette grosse Sylvia, j'avais compris que M. Valérien Ledoux, lui-même, était ici. Vous êtes son ami, sans doute, Monsieur ? Soyez donc le bienvenu près de mes parents et de moi.

Elle me présenta en même temps à son père, qui me tendit cordialement ses grandes  mains.

Nous nous assîmes tous, et je m'apprêtais à parler de la mauvaise santé de Valérien, quand Mme Nerocchi, rafraîchie par cette trêve, profita de l'occasion pour ressaisir brusquement la parole. Elle raconta donc, en beaucoup de phrases, avec force citations de proverbes romains, à sa fille d'abord, puis à son mari ensuite, puis à sa fille et à son mari à la fois, ce que je lui avais dit en trois mots. À la fin de son discours, elle annonçait à sa famille que Valérien était en route pour Rome, et peu s'en fallait qu'elle ne l'en vît déjà repartir après complète guérison.

Le vieil avocat suivait les paroles de sa femme avec une patience soumise, en les accompagnant d'un dodelinement régulier de la tête, et en les agrémentant de quelques exclamations admiratives qui se succédaient à intervalles fixes : « Curioso ! – Davvero ? – Davvero ? – Curioso ! » De temps en temps, il me jetait de côté des regards tout humides de sympathie et de compassion.

Bartolomea écouta d'abord, d'un air grave, sa mère pendant quelques minutes et je sentais s'appesantir sur moi la fixité ardente de ce grand œil dont m'avait parlé Valérien.

Au bout de quelques instants, elle écarta, avec lenteur, de son visage, son mezzaro de dentelle noire. M. Nerocchi cessa de dodeliner de la tête et fit signe à sa femme de se taire. Mme Nerocchi, sans attendre cette invitation, au premier geste de sa fille, s'était arrêtée subitement, comme une personne accoutumée à subir une domination.

Les deux vieillards, la bouche béante, se tournèrent comme en extase vers leur fille, pour entendre ce qu'elle allait dire :

– Ma chère mère, laissez Monsieur nous parler plus au long de M. Valérien. Nous avions tous une grande estime pour ce jeune homme. Ce qui lui arrive, en bien ou en mal, croyez-le, cher Monsieur, m'intéresse beaucoup.

– Je le sais, Mademoiselle. Valérien le sait aussi, et j'ai à vous entretenir à son sujet, sérieusement, de choses sérieuses.

– Oh oui, il était très sérieux, ce bon jeune homme, trop sérieux même pour son âge, dit la bonne vieille dame. Je l'ai toujours dit !

– De choses sérieuses ! Monsieur, dit Bartolomea, en me fixant cette fois de façon à me décontenancer, si j'avais eu à parler pour mon compte.

– Oui, Mademoiselle, très sérieuses ! Et nos regards se croisèrent cette fois hardiment. Elle changea alors de figure avec une promptitude prodigieuse, et, se débarrassant de son air grave aussi simplement qu'elle avait écarté sa voilette, elle sourit avec enjouement en regardant son père et sa mère :

– Vous voyez, Babbo, vous voyez, Mamma, c'est une fille sérieuse que la vôtre ! On vient de Paris tout exprès pour lui soumettre des affaires. Par la Madone ! je suis curieuse de savoir ce dont il s'agit.

– Oh ! Mademoiselle, fis-je, d'un simple conseil.

– D'un conseil ? Je puis donner des conseils, moi ! vous me flattez, en vérité. Sur quoi, mon Dieu ?

Les deux vieillards, pendant ce court dialogue, avaient pris une attitude de plus en plus admirative pour leur fille et de plus en plus bienveillante pour moi.

– Oh ! Mea est modeste, dit la mère. Déjà le vieux maestro Falconi (le pauvre ! il est mort et sûrement est en paradis) aimait à consulter Mea sur la musique. Alors Mea chantait, elle chantait comme un ange ! M. Valérien a dû vous le dire. Maintenant, rien, rien, rien, elle ne chante plus. C'est péché, n'est-ce pas ? de ne pas se servir d'une si belle voix que Dieu vous a donnée ?

– De fait, Madame, ce sont des conseils musicaux que je viens demander à Mlle Bartolomea. Je lui apporte une œuvre de Valérien qu'il ne veut pas publier sans avoir son jugement.

Davvero ! Curioso ! Brave jeune homme ! fit le père en s'abandonnant à son enthousiasme.

– Et quel est donc cet ouvrage ? dit Bartolomea en détachant tout à fait son mezzaro.

– Un oratorio, Mademoiselle, dont vous connaissez, je crois, l'ouverture et le chœur. Mais il vous reste à connaître la fin.

Bartolomea eut un léger tressaillement qu'elle réprima.

Elle reprit aussitôt, avec une intonation libre et gaie que démentait le trouble de ses yeux, mal cachés sous l'abaissement volontaire des paupières :

– Ah ! oui, l'Oratorio ! Voilà de la musique grave, grave, grave, qui fait peur au Babbo et à la Mamma. N'est-ce pas, Babbo ? n'est-ce pas, Mamma ?… Avez-vous le manuscrit sur vous ?

Je lui montrai le rouleau jeté dans mon chapeau, que j'avais déposé sur le piano.

– Très bien, très bien ! Mais, si vous avez le temps, je vais déchiffrer cela tout de suite. La promenade m'a fait du bien. Je me sens en verve, et puis, et puis, je suis si curieuse !

Et elle se dirigea vers son piano et s'y installa :

– Ah ! vous savez, Babbo, vous savez, Mamma, Monsieur vous pardonnera, comme faisait M. Valérien. Si notre concert vous ennuie, ne le supportez pas jusqu'au bout.

M. Nerocchi obéit, sans mot dire, à l'injonction. Il me serra la main avec force en me disant au revoir, et se dirigea lentement vers la porte, comme pour attendre sa femme.

Mais Mme Nerocchi, faisant résistance, prit son tricot et changea seulement de siège :

– Va te reposer, va, mon ami. Moi, tu sais, la belle musique me plaît tant ! Je resterai, si Monsieur le veut bien, à l'entendre.

Je m'inclinai poliment, envoyant in petto la vieille obstinée à tous les diables.

Mais la belle Romaine ne parut pas autrement s'émouvoir, et, déployant le cahier sur son pupitre, elle attaqua l'ouverture qu'elle joua, d'un élan hardi, jusqu'au bout. Valérien lui-même ne m'avait jamais fait comprendre sa musique comme son interprète. Après l'ouverture vint le chœur des Néophytes.

À chaque pose la pianiste regardait sa mère qui murmurait entre ses dents : « Bello ! bello ! »

La situation devenait de plus en plus absurde.

Une ou deux fois, j'échangeai avec Bartolomea quelques observations musicales. L'Oratorio, dans le moment, pourtant, ne m'occupait guère. Je ne pensais qu'à la vie en danger du pauvre compositeur, au temps qui pressait, à cette femme qui pouvait le sauver et que je ne pouvais implorer librement. Tout à coup, je me ressouvins que Valérien m'avait dit que Mlle Nerocchi comprenait le français, et je préparais une phrase quand, elle-même, en tournant un feuillet, me dit rapidement tout bas :

– Parlez français. Moi, je comprends. Elle non.

À la reprise, je fis une remarque en italien, puis j'ajoutai en français :

– C'est de la vie de Valérien qu'il s'agit. J'ai besoin de vous parler seul à seule.

– Je le pensais. Va bene.

Elle reprit le morceau, mais, après le chœur des Néophytes, au moment où Cécile entre en scène, elle se tourna de nouveau vers sa mère qui avait cessé de pousser des exclamations et laissait glisser son tricot sur le tapis, et s'écria résolument :

– Vous le voyez bien, povera Mamma ! La musique religieuse ne vous va pas. Vous vous endormez sur un chef-d'œuvre. Quelle honte, povera Mamma ! Je vous l'ai déjà dit : Monsieur vous excuse.

Ces dernières paroles furent dites d'un ton affectueux mais si ferme que la bonne dame, ramassant son tricot et secouant la tête, toute rougissante et toute confuse, me vint tendre la main :

– Pardonnez-moi, Monsieur, je suis vraiment une pauvre vieille. En vérité, je m'endormais, en vérité. Que voulez-vous ? Les vieux sont les vieux, les jeunes sont les jeunes. Ci vuol pazienza. Quand vous nous honorerez de votre visite, nous serons toujours heureux.

Bartolomea se leva, embrassa au front sa mère qui me fit encore une grandissime révérence en fermant la porte, puis revint au piano.

– Je continue un instant, pour que ma mère ne s'inquiète point. Parlez pourtant, parlez, j'écoute.

Alors elle se mit à frapper, à lents intervalles, des accords profonds comme un prélude de marche sacrée.

Je me rapprochai d'elle, résolu à brusquer les choses. J'avais affaire, j'en étais sûr maintenant, à une intelligence prompte et forte, qui ne craignait pas les chocs. Il y a des cœurs qu'il faut frapper de face :

– Mademoiselle, lui dis-je entre deux accords, Valérien est fou.

Elle tressaillit de la tête aux pieds, tenant ses mains suspendues au-dessus du clavier, avec la figure terrifiée et superbe d'une Méduse :

– Fou ! mon Dieu ! Pourquoi ne me l'avoir pas dit tout de suite ? Pauvre enfant !

– Vous seule deviez le savoir, parce que vous seule pouvez le sauver.

– Moi ?

– Vous. Il vous aime.

– Qui vous l'a dit ?

– Lui-même.

– Alors vous savez que je n'ai pas le droit  d'être à lui, jamais, jamais ?

– Je le sais. Mais ne vous reste-t-il pas le droit de le sauver ?

– Le sauver ? Si je le puis faire, sans doute. Mon cœur n'est plus à moi, mais ma vie m'appartient. Que faut-il faire ? Oh ! parlez, je ne suis pas une femmelette, parlez !

Sa parole, brève et ferme, ne tremblait pas, mais les soulèvements rapides de sa poitrine révélaient son émotion. Tandis que je lui racontais par le menu les diverses phases qu'avait suivies la maladie du compositeur, elle ne me regarda pas une seule fois, tout entière tournée vers son piano sur lequel elle laissait, comme en un rêve, retomber mécaniquement le même accord, de plus en plus bas et lugubre, dont les échos s'en allaient sourdement se perdre dans la longue caisse. Une ou deux fois, sur les touches  mates, je vis étinceler une larme tombée en silence.

Quand j'eus achevé mon récit, elle se tourna brusquement vers moi et me tendit ses deux mains :

– Nous le sauverons, fit-elle, nous le sauverons ! Les grands artistes ne naissent pas tous les jours. Celui-là en est un, il porte au front la marque sainte. Il ne peut être dit que, par sottise ou lâcheté, une Romaine ait refusé de le rendre à la vie et à la gloire. Je ne suis pas une femmelette, Monsieur, croyez-le. Celui dont l'image resplendit au fond de mon cœur, celui-là le sait. Pendant que vous me parliez, je l'interrogeais dans le ciel où il est. Certes, je lui resterai fidèle à tout jamais, mais dois-je, pour cela, m'enterrer vivante dans cette maison en ruines où il n'y a de beau que les revenants, dans cette ville lugubre où la bassesse des vivants fait honte aux âmes des morts ? « Non ! m'a-t-il dit. non, va, ta place n'est pas dans une tombe, mais parmi les vivants, et ta vie, pour m'avoir donné une belle mort, n'est pas encore remplie. Va donc, m'a-t-il dit, va ! »

En parlant ainsi, sa voix forte vibrait avec une énergie croissante. Ses yeux, tout à coup agités, jetaient de longs éclairs d'un feu intense. Elle se leva, en proie à une exaltation superbe, semblable à une prophétesse guerrière

– Oh ! mille fois, mille fois, soyez béni pour n'avoir pas douté de moi, pour n'avoir pas hésité à me demander mon aide et mon secours ! Notre ami sera sauvé. Je meurs ici, je meurs, vous le voyez ! Le désespoir sans recours et la lâcheté sans remède m'environnent de toutes parts. L'heure de la résurrection de Rome n'est pas encore sonnée ; je ne sais où se cachent les grandes âmes qui lui doivent rendre sa gloire antique ; je ne les vois pas. Quelques femmes, comme moi, je le sais, de misérables femmes enfermées dans tous ces palais sombres et croulants, souffrent comme moi, et rêvent, pour leurs amants, de plus fiers destins que celui de s'habiller à la mode de Paris et d'aller regarder les forestiere anglaises ou allemandes longer le Corso en carrosse ! Mais nous sommes des femmes et nos voix ne sont pas écoutées, et nos bras nous sont inutiles ! D'ailleurs, la Mort et l'Exil ont déjà fauché les meilleurs ! Mais qu'importe ? Je suis jeune, je suis forte. Mon sang par instants bout dans mes veines. J'ai soif de servir à de grandes choses dans cette vie passagère. J'ai servi la justice : Dieu n'a pas voulu que ma tâche y fût longue. Je servirai la Beauté ; veuille ce même Dieu que j'y réussisse et que Valérien soit un grand artiste !

Bartolomea, en achevant ces mots, s'agenouilla lentement sous une image de la Madone fixée dans la muraille, au-dessus d'un masque en plâtre de Dante Alighieri ; elle demeura ainsi quelques minutes, la tête dans ses mains.

L'émotion dont m'avait rempli l'éclat inattendu de cette grande âme, brisant ses entraves, n'était point encore calmée en moi, quand elle se redressa, elle, déjà tranquille et rassérénée :

– Il faut agir vite, n'est-ce pas ? Partir de suite, c'est le mieux. Eh bien, nous serons en route demain. Mes bons parents ont toujours désiré me voir mettre à profit mon talent de cantatrice. Je leur dirai que M. Valérien vous a chargé de me faire les offres les plus séduisantes. Me savoir fameuse à Paris, me savoir chantant à Notre-Dame et à l'Opéra, c'est un rêve qu'ont toujours caressé ces excellents vieillards. D'ailleurs ils ne voient que par mes yeux et n'entendent que par mes oreilles. Bref, ce qu'il faut, c'est partir. Le reste, à la grâce de Dieu ! Je vous en donne donc ma parole. Nous partirons demain.

– Merci, merci, mademoiselle ! Mais ne craignez-vous pas les commérages ? Que dira-t-on de ce départ subit ?

– Ce qu'on dira ? Que m'importe ? Je ne rends compte de mes actions qu'à ma conscience. Ma conscience a parlé. Je vous suis.

– Je puis donc, demain, vous venir prendre à dix heures ? Nous pouvons encore arriver à temps à Civita-Vecchia pour le départ du bateau de Marseille.

– C'est entendu. À dix heures.

Le lendemain, je revenais chez les Nerocchi à l'heure dite.

La grosse Sylvia m'ouvrit cette fois sans hésitation. Le magnifique épanouissement de son visage sanguin m'annonçait naïvement l'état général des esprits dans la famille. Mlle Nerocchi avait évidemment préparé son départ avec beaucoup d'adresse, et je devais passer pour quelque puissant seigneur plongeant sous une cloche d'or en des mers ignorées afin d'y pêcher les perles rares.

M. Nerocchi était déjà installé au salon où depuis une heure il s'essuyait les yeux avec un vaste mouchoir rouge. Il m'étreignit longuement les mains, tremblotant, riant, pleurant, avec des exclamations entrecoupées de soupirs et des sanglots.

– Ah ! Monsieur, nous sommes bien heureux, mais le coup est trop fort, trop subit, davvero, davvero ! Ma pauvre fille, ma seule fille ! Vous nous la ramènerez, n'est-ce pas ? dès qu'elle sera célèbre. Cela ne peut tarder, je le sais bien, car elle chante bien, très bien. Mais que voulez-vous ? Je suis vieux, je suis faible, moi, je pleure. Plus tard, elle nous emmènera à Paris. Ma femme a toujours voulu voir Paris. C'est égal, vraiment, vraiment, le coup est bien fort !

Mme Nerocchi vint bientôt mêler ses sanglots aux sanglots du cher homme qu'elle s'efforçait d'excuser et de consoler :

– Pardonnez à mon pauvre mari, Monsieur, il est si bon, si bon ! Moi, je suis plus forte. Je sais bien que M. Valérien est un honnête homme, et que vous êtes un honnête homme, et que Bartolomea aussi est une honnête fille, et qu'il n'y a rien à craindre pour personne. Puis, que voulez-vous ? Bartolomea est une grande ragazza ; elle a bien ses vingt-cinq ans, elle peut bien se faire un nom. Mais Nerocchi est comme cela. Allons ! mon ami, mon cher ami, les choses sont ainsi : il faut s'y résigner. Mea reviendra bientôt, elle nous emmènera à Paris. Ci vuol pazienzia.

Cependant la vieille dame ne cessait de secouer le bras de son mari pour lui donner du courage en larmoyant plus que lui. Sylvia ne manqua pas d'accourir au fracas de ces sanglots et d'y mêler les siens, plus bruyants encore. Le chien exaspéré se démenait, jappait, hurlait, aboyait, prêt à me mordre aux jambes, quand Bartolomea, vêtue de noir, suivant son habitude, entra, majestueuse, le sourire aux lèvres, paisible au milieu de ce tumulte.

Elle me salua en silence, embrassa fortement, tour à tour, son père, sa mère, Sylvia à qui elle ordonna de rester au logis, afin d'éviter des hurlements sur les escaliers.

Le soir même nous nous embarquions à Civita-Vecchia.

 

– X –

Durant le voyage, Bartolomea garda presque toujours le silence. Elle m'interrogea à peine au sujet de Valérien. comme si elle eût redouté, soit de manifester à son égard un intérêt trop vulgaire, soit de dépenser d'avance en paroles ou en pleurs la force d'âme dont elle pourrait avoir besoin plus tard. Mais si sa figure restait calme, les agitations de ses yeux profonds révélaient assez son trouble intérieur. Quand elle demeurait accoudée, contemplant la mer, je surpris plus d'une fois dans ses admirables yeux comme des éclairs déchirants de tempêtes lointaines, suivis bientôt d'un orgueilleux rassérènement.

La traversée, jusqu'à Marseille, fut tranquille. Le ciel d'avril, un peu brouillé encore, s'était fleuri pourtant, comme les prairies nouvelles, d'un scintillement confus d'étoiles hésitantes.

Elle ne voulut pas descendre dans sa cabine et veilla sur le pont toute la nuit.

Deux ou trois fois seulement elle rompit son mutisme pour me serrer les mains avec une effusion naïve :

– Que c'est beau le ciel et la mer ! Et que les âmes nobles ont joie à se comprendre devant de tels spectacles !

À Marseille, elle se décida difficilement, comme avec remords, à prendre quelques heures de repos. Si je lui parlais de sa fatigue, elle souriait tristement : – Et notre pauvre maestro ? Sa prima donna lui a si souvent manqué de parole ; il est bien grand temps qu'elle arrive !

Cette pensée se fixait dans cette nature passionnée avec une énergie et une intensité croissantes. Son indifférence pour les allants et venants, le pays nouveau, les sites inconnus, était surprenante.

Une dame marseillaise, pétulante et bavarde, ayant essayé de lier conversation dans le wagon, elle la cloua sur place d'un regard de Gorgone, si hautain et si dominateur que la Provençale en resta pétrifiée jusqu'à Lyon, où elle jugea prudent d'aller quêter, dans un autre compartiment, des voisins plus communicatifs.

À Fontainebleau, je l'installai dans l'hôtel le plus proche. Il faisait petit jour. J'allai droit, de mon côté, chez le docteur Maynard, que je trouvai déjà sur pieds, donnant des ordres :

– Eh bien ! s'écria-t-il du plus loin qu'il m'aperçut.

– Eh bien ! elle est ici.

– Bravo ! cher Monsieur. Il n'était que temps. Depuis votre départ, les crises ont redoublé. Elles sont devenues quotidiennes. Je n'aurais pu répondre plus longtemps du malade. Chaque soir, l'hallucination le ressaisit, quoique j'aie pris le soin de lui annoncer, à diverses reprises, votre arrivée et l'exécution de l'Oratorio. Cette hallucination débute toujours de la même façon ; c'est une hallucination qui l'apaise et le réjouit tout d'abord, tant qu'il s'imagine entendre seulement son orchestre et ses chœurs. Mais dès qu'il a frappé les premières notes d'un certain prélude, celui du grand air de la chanteuse, à ce que vous m'avez dit, le voilà, par Dieu ! qui fixe sur la porte des yeux troublés, qui halète, soupire, tremblote, comme pris à la gorge par une affreuse anxiété ; il fait un geste de dépit, puis recommence encore l'accompagnement, attend encore, recommence encore, enfin se lève, hurlant et désespéré : « Elle me tuera, crie-t-il, elle me tuera ! Elle sait bien, la damnée Romaine, qu'elle est ma force, mon génie, ma gloire ! Et elle ne veut pas venir, elle ne voudra jamais venir ? » L'accès dure parfois un peu plus. Cette nuit, pour la première fois, la crise a pris un caractère de fureur violente ; nous avons été obligés de lui mettre la camisole de force. Au réveil, plus rien ; c'est le plus doux et le plus intelligent des hommes, qui se sent brisé, sans savoir pourquoi. Il faut donc frapper aujourd'hui même le grand coup. J'ai pris toutes mes mesures pour lui éviter ensuite une rechute. Mon brave curé fera jouer l'Oratorio dans son église dès que Valérien sera capable de mener son orchestre, composé de quelques musiciens de profession ou amateurs distingués des environs. Un de mes anciens clients, basse-taille tonitruante, est entré dans la peau du juge Almachus comme dans un gant. Voilà donc une bonne série de jalons solides plantés dans la réalité où notre homme pourra s'accrocher. Mais sans la femme, fichtre de fichtre ! nous ne serions arrivés à rien. Car le diable m'emporte si je devine ce qu'il désire avec le plus d'ardeur, la gloire ou la femme, et si ce maniaque d'Oratorios n'est pas encore plus un maniaque de Romaines !

Dans l'après-midi, le docteur alla rendre visite à Mlle Nerocchi, et lui donna ses instructions.

Le soir, vers les dix heures, nous nous réunîmes tous trois à la maison de santé.

Le pavillon isolé que Valérien habitait se trouvait, dans une clairière, au fond du petit parc. Là, le malade était placé sous la surveillance d'un domestique-infirmier qui, d'un petit cabinet attenant à la chambre principale, pouvait entendre tous ses pas et épier tous ses mouvements. C'est dans cette petite pièce que le docteur nous installa sans bruit, nous priant d'y rester aux aguets jusqu'au moment où il jugerait nécessaire l'intervention de Mlle Nerocchi.

La soirée était fraîche et claire. Des parfums exquis s'élevaient par bouffées des massifs de lilas, de sureaux, d'ébéniers en joyeuse floraison. La lune, dans son plein, éclatant toute épanouie au milieu de l'azur limpide, détachait, en noir, à quelques pas de nous, les silhouettes frissonnantes des bouleaux et des trembles plantés en files légères sur les abords du bois, tandis qu'au loin les cimes immobiles de la hêtrée profonde s'endormaient sous la traînée de lumière comme dans les plis protecteurs d'un réseau souple et léger, aux innombrables mailles d'argent.

Cette lune me rappela la lune à Rome, ce soir où Valérien, sur son balcon de la villa Médici, avait laissé échapper de ses lèvres la confidence de ses ambitions, où il m'avait révélé l'énergie de la volonté emprisonnée dans son petit corps.

Dans la chambre du malade, cependant, ni bruit, ni lumière.

– Dormirait-il déjà ? fis-je au docteur, tout bas. 

– Non, hélas ! soyez-en certain. Il rêve, assis à sa fenêtre. J'en ai déjà fait la remarque. Les clairs de lune ne lui vont pas. Cela l'exaspère au lieu de l'apaiser. Peut-être la lune se lie-t-elle, dans sa tête, à quelque idée ou souvenir qui m'échappe.

– Je vous dirai le pourquoi plus tard, murmurai-je.

Le docteur Maynard entra alors, seul, dans la chambre.

À son approche, nous entendîmes, en effet, Valérien remuer sa chaise et se lever.

Le son de sa voix nous causa, à Bartolomea et à moi, un singulier frémissement ; depuis deux ans, la voix du jeune homme avait changé de timbre. Dans ses paroles, il y avait toujours des soubresauts et des saccades, comme autrefois, mais avec un accent plus âpre et plus violent, compliqué, comme en dessous, d'un ton ironique et amer :

– Eh bien ! docteur, n'est-ce pas là une belle soirée pour aller jusqu'aux sables de Franchard ? Les effets de lune y doivent être merveilleux dans ce site désolé qui, même sous le soleil, me serre à la gorge, comme une blessure mal guérie de la Terre, dans quelque effroyable bataille avec un autre astre. Quand me ferez-vous donc faire cette promenade si souvent promise ? 

– Dans quelques jours, certainement, et en bonne compagnie, vous savez bien.

– Ah ! oui, la compagnie de mon vieux camarade de Rome, Félix Saverny, le poète ! En voilà encore un qui retombe bien de la lune, si ce n'est de plus loin ! Un de vos clients futurs, cher docteur, n'en doutez pas. S'il n'a pas changé, c'est un gaillard qui peut, lui aussi, plaider en divorce, pour cause d'incompatibilité d'humeur, avec l'admirable société dans laquelle nous avons le bonheur de vivre. Ma parole d'honneur, Saverny est aussi fou que Lebarrois, mon ami, le grand peintre, et Dalbet, mon autre ami, le délicieux sculpteur. Il s'imagine qu'avant notre glorieux siècle, nos glorieuses révolutions, nos glorieuses inventions, un tas de choses glorieuses, il y avait, sur cette sotte planète, des créatures nobles et héroïques, loyales et bonnes, des êtres capables de penser droit, de vouloir juste et d'aimer fort… Ah ! ah ! le nigaud ! Et il ne travaillera jamais que pour les morts, il n'accouchera que d'œuvres mortes ! Tandis que nous, docteur, n'est-ce pas ? nous sommes vivants. Et tenez, je suis vos conseils, je fais de la musique vivante ! Ce matin, j'ai troussé un couplet de chansonnette, vous m'en direz des nouvelles ! C'est clair, simple, gai, cela vous entrera dans l'oreille des voyous parisiens comme un canon de vin bleu dans leur bec. De la musique démocratique, bonne enfant… Je ne vous dis que ça… Vive la Révolution !… Hi ! hi ! hi !… Tenez, docteur, vive le progrès !

Son rire strident nous étranglait. Je me sentis plus fortement saisi encore lorsque le pauvre garçon se mit à nasiller, en l'entrecoupant de hoquets et d'interjections poissardes, une phrase musicale d'une trivialité si monstrueuse que les Petits Agneaux, les Bottes à Bastien, la Femme à barbe et tous les refrains les plus ignobles, ayant eu les honneurs de la popularité parisienne, me semblèrent dépassés du coup en insolence et en platitude :

– Entendez-vous, docteur, entendez-vous ? On m'avait défié d'écrire de la musique bouffe. Corbleu ! en voilà. Si je veux, j'aurai comme un autre mes triomphes à l'Alcazar et l'Eldorado. Anch'io sono pittore. Moi, aussi, je susciterai des Thérésas, des Amandas, des Carlottas, des Lolottas, des Carottas !… Hi ! hi ! hi ! Et je gagnerai beaucoup d'argent et ma bonne mère me pardonnera d'avoir eu le prix de Rome. D'ailleurs, personne ne s'en doutera. Je serai heureux, très heureux, n'est-ce pas, docteur?

Nous l'entendîmes, à ce moment, retomber lourdement sur sa chaise, mêlant des sanglots à ses ricanements.

Bartolomea, dans le clair de lune, me regarda profondément, les yeux débordants d'une inexprimable douleur, et brusquement gonflés comme s'ils allaient pleurer ; mais, d'un mouvement résolu des paupières, elle contraignit ses larmes à rentrer ; une seule s'échappa qui glissa le long de sa joue sans qu'elle pensât à l'essuyer.

Le docteur avait pris la parole d'un ton plaisant :

– Mon cher ami, vous êtes vraiment un grand enfant. Vous suivez très mal mes ordonnances ou vous voulez me tromper ; dans tous les cas, c'est fort mal. Laissez-moi là cette sotte chanson et jouez plutôt cette belle introduction que vous avez jouée hier soir. Allez ! je suis un vieux malin, mon camarade ; je vous ai entendu donner votre petit concert, je connais votre petit manège.

– Comment, docteur, vous savez la vérité ? Eh bien ! oui, cela est vrai, je me suis arrangé avec quelques musiciens de Fontainebleau, et, de temps en temps, ils entrent, par la petite porte du bois, là-bas, ils viennent répéter mon Oratorio. Car je vous mentais, je vous mentais bien tout à l'heure pour vous faire plaisir. Cette musique canaille, je la hais, je n'en ferai jamais. L'Oratorio, oui, cela, c'est une belle chose, et je vous jure que cela ne va pas trop mal. D'ailleurs, vous pouvez en juger. Entendez-vous la petite porte qui se ferme ? Ils attendent le signal pour venir. Voilà, voilà !

Nous entendîmes le fou se mettre à son piano, frapper quelques accords, puis, s'arrêtant, balbutier d'un ton affable quelques paroles inintelligibles, comme des salutations et des remerciements.

Il recommença le prélude avec plus de vigueur et cria à haute voix : « Allez, le chœur ! » et, continuant l'accompagnement, de temps en temps il s'arrêtait, reprenait une phrase, recommençait une mesure, faisant des observations à ses exécutants invisibles.

Le, chœur fini, il remercia ses chanteurs, et, se tournant vers le docteur, d'un ton satisfait :

– N'est-ce pas que cela n'ira pas trop mal avec deux ou trois répétitions ?

Puis il reprit l'accompagnement pour le solo d'Urbain, avec la même certitude dans son hallucination de la vue et de l'ouïe, les mêmes pauses, les mêmes observations.

Le moment décisif approchait.

Bartolomea, me prenant la main, me la serra avec force. Dans le silence solennel de la nuit, quand le piano se taisait, entre les reprises, j'entendais se précipiter violemment les battements de son cœur comme si sa poitrine allait se rompre.

Lorsque l'accompagnement lui indiqua que le chant d'Urbain touchait à sa fin, elle s'avança, lentement, vers la porte que le docteur avait laissée entr'ouverte.

Valérien attaqua le prélude de l'hymne de Cécile, mais d'un doigté timide, nerveux, inquiet, perdant peu à peu cette assurance avec laquelle il avait joué toute la première partie.

Au point d'orgue final, ses mains tremblaient tout à fait, les notes commençaient à s'embrouiller. 

En ce moment, Bartolomea, sous la grande lueur de la lune, entra résolument dans la chambre et se dressa, de sa haute taille, pâle sous ses vêtements noirs, dans l'éclatante blancheur.

De profil, par la porte ouverte, je voyais Valérien, assis à son piano, laissant retomber languissamment ses mains sur le clavier. Tout à coup, devant l'apparition, ses yeux se fixèrent, dilatés à faire peur. Pendant quelques secondes, il sembla étranglé par une angoisse inexprimable ; la bouche béante, les lèvres tordues, les cheveux hérissés, je crus le voir tomber en convulsions ou s'évanouir raide sous l'étreinte de cette épouvantable secousse.

Bartolomea eut un frisson.

Cette demi-minute de silence ne finissait pas.

Mais, en ce moment, la Romaine, d'une voix vibrante et pleine, attaqua l'hymne de sainte Cécile.

Le compositeur ne m'en avait point trop dit sur cette voix, large et profonde, dont la fraîcheur n'était pas moins surprenante que la force, où se mêlait comme un écho doux et pur de harpes angéliques à quelque souvenir puissant des longues plaintes de la Méditerranée, sur les grèves du Latium, à travers des futaies mystérieuses de chênes  verts et les ramures formidables des gigantesques pins parasols. Une ineffable sérénité semblait, d'en haut, comme le rayon de la lune, descendre et nous envelopper à mesure que s'épandait dans l'air tranquille le retentissement solennel de cette grande voix.

Je sentis que Valérien était sauvé. Au même instant, sur les visages de Bartolomea et du docteur, je vis resplendir la même certitude.

L'halluciné, en effet, en accompagnant le chant divin, reprenait peu à peu son assurance. Son visage, tout à coup tranquillisé, retrouvait sa forme régulière. Ses yeux brillaient toujours d'un éclat intense, mais non plus avec la fixité effarée du visionnaire ; les regards, humides et mobiles, qui en jaillissaient à chaque instant, étaient des regards d'homme vivant, satisfait, heureux. Ses halètements s'étaient changés en soupirs de joie ; son angoisse douloureuse était devenue l'anxiété souriante de l'artiste qui suit, en la savourant délicatement, l'exécution de son oeuvre ; ses doigts rassurés tombaient sur les touches avec une précision infaillible, et il balançait gaiement et fièrement la tête en signe d'approbation.

La révolution redoutable qui s'accomplissait dans son organisme devait, par quelques points, ressembler à cette surprise qu'éprouvent le marin, longtemps ballotté par la mer, ou l'aéronaute, secoué par le vent, à marcher de nouveau sur un sol ferme. Mais remonter du fond de la folie pour remettre le pied sur la raison donne des sensations plus prodigieuses que de descendre des nuages ou revenir des mers  polaires !

Par un contraste singulier, à mesure que le compositeur ressaisissait son équilibre, trouvant la réalité solide là où il n'avait si longtemps rencontré que la vision impalpable, à mesure qu'il s'enhardissait à reprendre l'exercice de ses facultés, la cantatrice, épuisée par un héroïque effort, semblait peu à peu perdre la conduite de sa voix ; elle eut quelque peine à arriver jusqu'au finale. À la dernière note, elle s'affaissa sur elle-même, éclatant en larmes. Valérien était déjà à ses pieds, prenant ses mains tremblantes, les couvrant de baisers.

Je m'élançai à mon tour dans la chambre. On alluma les bougies. Le docteur Maynard me lança un regard de satisfaction rayonnante, en donnant une vigoureuse poignée de main à Mlle Nerocchi, qui, déjà redressée et remise, avait retrouvé son sourire et disait affectueusement à Valérien :

– Ah ! caro maestro, je vous le disais bien à Rome. En vérité, votre admirable musique est trop difficile. Vos artistes n'y résisteraient pas, s'ils ne vous aimaient tant.

Valérien nous regardait tous, elle, le docteur, moi, avec l'étonnement d'un homme qui sort de léthargie. Il riait, pleurait, nous serrait les mains, nous embrassait, le docteur et moi, nous remerciait :

– Mais quand donc êtes-vous revenus de Rome ? fit-il enfin.

– Ce matin.

– Ce matin ! Oui, c'est vrai, le docteur me l'avait dit. Mais il m'en avait tant dit et tant dit, le cher docteur ! Je n'y croyais plus. Il me semble d'ailleurs qu'il s'est passé des milliers d'années depuis ce moment-là, comme si c'était un autre moi que mon moi d'à-présent, qui vivait alors. Comme c'est étrange ! Je reviens donc de bien loin ? Il me semble que je vous vois tous bien pour la première fois, comme si je ne vous avais jamais bien regardés. Comme c'est étrange !

Et il se remit de nouveau à pleurer, à nous serrer les mains, à nous remercier ; le cher garçon avait tout deviné.

– J'ai donc été fou, mes amis? murmura-t-il craintivement.

– Non, mon ami, dit le docteur ; mais vous avez bien failli l'être, et vous pouvez vous vanter de nous avoir donné du tintouin. C'est madame qui vous a sauvé. Faites-lui honneur en jetant solidement cette fois vos ancres dans le bon port où elle a ramené votre gabarre disloquée. Moi, je puis vous offrir des bons conseils, de l'hygiène, une forte et franche amitié ; usez-en tant que vous voudrez. Mais, sans ce capitaine-là, vous faisiez naufrage, et si vous remettez sous voile, je vous engage à ne plus partir sans lui.

Valérien, tout à fait rasséréné par les paroles enjouées du docteur, s'était mis à côté de Mlle Nerocchi ; il lui avait repris la main, que la Romaine abandonnait à son étreinte passionnée sans fausse pruderie.

– Merci ! merci ! murmura Valérien.

Mio caro ! murmura Bartolomea.

En cette minute il y eut, entre ces deux êtres si nobles et si exaltés, un échange de deux regards si profonds et si parlants qu'aucun langage humain ne les pourrait exprimer, l'un, celui du jeune homme, tout débordant de reconnaissance et d'admiration, l'autre, celui de la jeune femme, tout resplendissant d'affectueuse compassion et de chaste triomphe.

La causerie prit ensuite un cours tout simple et ordinaire. On parla de Rome, des parents de Mlle Nerocchi. Le docteur interrompit, par prudence, cette conversation qui menaçait de se prolonger, en plaisantant Valérien :

– Mon camarade, vous avez le bonheur égoïste. Vos amis ont trois jours de wagon et de steamer dans les jambes et dans la tête. La Faculté vous ordonne à tous d'aller vous coucher. Demain, on jacassera tant qu'on voudra en allant à Franchard, car, cette fois, nous allons à Franchard, et c'est moi qui veux faire les honneurs de notre forêt à Mlle Nerocchi !

Le docteur nous reconduisit jusqu'à l'hôtel de Fontainebleau. Quand Mlle Nerocchi se fut retirée dans son appartement, nous causâmes, en fumant un cigare, de toute cette étrange histoire.

– C'est une femme, c'est vraiment une femme, cette Italienne, me dit-il, en me quittant. Si elle était libre, si elle voulait aimer Valérien, mais là, tout de bon, comme une jeune femme doit aimer un jeune homme, pardieu ! je serais bien certain de la cure. Mais que signifient ces fidélités de l'autre monde ? Tous ces gens intelligents, mâles et femelles, nous donnent vraiment bien du mal avec leurs fantaisies et leurs rêveries. Mon ami, la physiologie est la physiologie ; l'amour n'est ni un petit dieu avec un arc, ni un rayon de lune dans une vapeur ; c'est une nécessité vitale ; c'est peut-être bête, mais c'est comme cela, et vous n'y changerez rien, ni moi non plus. Ce qui peut changer, ce qui doit changer, c'est la volonté de cette femme. Après tout, nous n'avons peut-être rien de mieux à faire qu'à laisser aller les choses. La nature n'a pas besoin de mes conseils. Un musicien comme celui-là avec une cantatrice comme celle-là, ne serait-ce pas un couple bien assorti ? Ni l'un ni l'autre ne serait, je crois, à plaindre. Comptons sur les promenades, la forêt, les clairs de lune pour achever la convalescence… Enfin, je m'en lave désormais les mains, vous savez où est la raison de Valérien, elle est dans les yeux flamboyants de cette Romaine. Faites donc en sorte, de votre côté, que ces yeux ne s'éloignent pas de son horizon. À demain.

Les paroles du docteur ne me rassuraient qu'à moitié. L'excellent praticien ne me semblait pas compter, autant qu'il fallait, avec l'énergie morale de la Romaine, et je ne laissais pas que d'être assez inquiet sur l'issue dernière de l'aventure.

 

– XI –

Valérien, après notre départ, avait eu une crise nerveuse accompagnée de larmes abondantes et suivie d'une prostration complète, puis d'un sommeil épais. Le matin, en s'éveillant, il vit Mlle Nerocchi déjà assise à côté de son lit, et le sourire candide de la belle Romaine le réjouit en même temps que la lumière fraîche qui jouait dans ses rideaux.

– Votre sœur de charité est là, mon ami, murmura-t-elle, reposez en paix.

– Oh ! je me sens bien tranquille, fit Valérien. Toute la nuit, j'ai rêvé, mais bien doucement. Il me semblait que j'étais votre Dante, vous savez, Dante au Purgatoire, près de ce ruisseau si pur que toutes les sources de la terre auraient paru troubles à côté, lorsqu'il regarde, tout tremblant, au delà, ravi par la variété des jeunes feuilles, quand lui apparaît, comme un miracle chassant toute autre pensée, une femme seule qui se promène en chantant et en cueillant les fleurs dont toute sa route est peinte :

una donna soletta che si gia

e cantando e scegliendo fior da fiore

ond'era pinta tutta la sua via.

N'avais-je pas raison ? Et n'êtes-vous pas ma Béatrix, de bien loin revenue et soudainement apparue, comme la Béatrix d'Alighieri ?

– Une Béatrix bien terrestre, mon ami, trop pauvre chrétienne pour vous ouvrir les portes du paradis, mais qui voudrait au moins vous conduire, sain et sauf, jusqu'au milieu des luttes de la vie et vous y voir combattre sans faiblesse et souffrir sans désespoir… Mais vous avez raison de vous souvenir de Dante, ajouta-t-elle en se levant avec vivacité, voilà bien la brise qui murmure sous les rameaux verts, voilà bien le fleuve qui resplendit comme un miroir, et la terre qui chante sous les baisers du soleil :

E una melodia dolce correva

Per l'aere luminoso…

Je suis prise à mon tour du désir de marcher vers ce paradis. Je n'ai pas fait un si long chemin pour ne pas voir de près cette magnifique forêt où je tremblais un peu cette nuit. Il faudra m'y conduire dès aujourd'hui, entendez-vous, illustrissimo maestro ? En attendant, je vais une heure dans le jardin cueillir quelques fleurs pour égayer cette pauvre chambrette qui me fait pitié, tant elle est grise. Votre docteur m'en a donné permission. Il me paraît bon homme, ce docteur, mais un peu froid, comme vous autres, Français ! M'est avis qu'il doit volontiers se moquer des gens. Mais que m'importe ?

Et, légère, elle s'en alla en chantonnant, d'un ton à la fois mélancolique et voluptueux, le refrain d'une barcarolle napolitaine.

Valérien, dès ce jour, entra en pleine convalescence. La gaieté cordiale et naturelle, parfois presque enfantine, de Bartolomea ne laissait plus aucun nuage se former, s'amasser dans son cerveau. D'un coup d'œil, d'un sourire, d'un geste, elle dissipait les ombres avant qu'elles eussent le temps d'y prendre forme. Infatigable de corps et d'âme, toujours prête à toute entreprise, elle animait, de son enthousiasme ardent et candide, les longues promenades que nous faisions chaque jour à travers bois. Quant aux répétitions de l'Oratorio, elle les mena avec un entrain admirable. Dès qu'elle eut été présentée aux amateurs de Fontainebleau, elle renversa, comme par enchantement, tous les obstacles, vint à bout de toutes les hésitations, effaça toutes les rivalités par le charme immédiat d'une domination devant laquelle tous se précipitaient. Le vénérable curé de Saint-Michel, qu'elle avait pris pour confesseur, professa bientôt pour elle une vénération qui tenait de l'extase : « Une vraie sainte Cécile ! » disait-il, et il l'appelait « Ma chère fille ! » Le docteur lui-même, le docteur sceptique et goguenard, était enlacé dans la même séduction : « Diablesse de femme ! me disait-il dans l'intimité ; quand elle est là, je n'ose plus larder ce bon curé. Elle m'a ensorcelé comme tous les autres ! »

Valérien avait annoncé sa guérison à sa mère, mais Bartolomea voulut que nous allassions lui porter nous-mêmes la bonne nouvelle : « Je veux voir votre Paris, la merveille du monde, » dit-elle. Chemin faisant, elle se montra aussi rieuse que je l'avais vue taciturne dans le voyage de Rome à Fontainebleau. En traversant les rues de Paris, elle éclatait en exclamations : « Ah ! mon Dieu ! Quelle foule ! Pauvres gens, qu'ils ont l'air pressés ! Madonna mia, est-ce toujours ainsi ? Quel tumulte ! Je crois bien que cela ne ressemble pas à notre Rome ! » À dire vrai, elle me parut presque toujours plus étonnée qu'émerveillée. À plusieurs reprises je l'entendis même murmurer tout bas : « Brutto ! Bruto ! »

En arrivant dans la boutique de Mme Ledoux, elle se jeta au cou de la vieille fruitière qui ne savait plus où s'essuyer les mains ni comment rentrer ses larmes pour recevoir une si belle dame. Elle lui expliqua vivement, elle-même, comment son fils était un grand musicien ; comment elle était arrivée de Rome tout exprès pour chanter sa musique ; que l'Oratorio serait joué après-demain dimanche dans l'église de Fontainebleau ; que, par conséquent, il fallait s'arranger pour venir, dût-elle fermer boutique pour deux jours. Chez M. FIachan, même scène ou à peu près. En un quart d'heure, toutes les difficultés étaient aplanies, tous les apprêts achevés, Mme Ledoux et M. Flachan emportés à Fontainebleau. La bonne dame n'en revenait pas, tremblant de tous ses membres devant Bartolomea qui la rassurait en lui parlant, tout le long de la route, de sa mère, à elle, de Mme Nerocchi, bonne aussi, craintive aussi, et qui avait les mêmes yeux qu'elle. 

L'Oratorio fut joué, avec succès, le jour de la fête patronale. Une semaine après, on le chanta de nouveau au profit des pauvres. Beaucoup d'invités, artistes, amateurs, journalistes, étaient venus de Paris. Cette fois, ce fut un triomphe. Un directeur de théâtre demanda à Valérien, pour l'année suivante, un opéra en deux actes, laissant le sujet à son choix, pourvu que Mlle Nerocchi s'engageât à y chanter le rôle principal. Valérien accepta et se mit immédiatement à son Hermann et Dorothée, écrivant à la fois paroles et musique dans son petit pavillon de la villa Maynard, où il voulut rester sous la surveillance affectueuse du bon docteur. Mlle Nerocchi loua, à Samois même, un petit logement chez des amis du docteur.

Les quatre mois qui suivirent furent pour le compositeur quatre mois d'un enivrement sans pareil. La reconnaissance et l'admiration le tenaient près de Mlle Nerocchi dans une extase salutaire qui se traduisait, devant le piano, en inspirations nobles et délicates. Bien souvent Valérien m'a raconté depuis les délicieuses sensations qu'il ne cessa de goûter durant cet été rapide : « Alors, vraiment, me disait-il, j'ai vécu en plein paradis. Tous mes rêves d'Italie avaient pris une forme vivante dans cette fière créature, à la fois si supérieure et si naturelle, qui s'avançait, d'un pas si calme, à travers toutes les difficultés de la vie, sans effort et sans tristesse, sensible, comme un enfant, malgré la virilité de son âme, aux plus humbles joies de la vie quotidienne, aux surprises les plus ordinaires de la nature champêtre. Je compris alors quel abîme sépare ces deux mots et ces deux choses, le Rêve et l'Idéal, combien le Rêve, vague et énervant, qui n'est que l'abandon indolent ou lâche de l'Imagination, peut exposer l'artiste à des chutes dangereuses ; combien, au contraire, l'Idéal, fixe et précis, qu'il poursuit comme le but dernier de sa pensée et de sa volonté, est de nature à lui donner de la suite dans l'espérance et de la fermeté dans l'effort. L'exaltation sereine de Bartolomea, exempte de toute mélancolie et de toute langueur, m'élevait peu à peu à une conception plus forte et moins égoïste de la vie. Durant tout ce temps d'entretiens interminables, d'affectueuses confidences, de promenades à deux dans les parties les plus mystérieuses de la forêt, souvent jusqu'à des heures fort avancées, jamais je n'éprouvai, devant celle qui m'avait sauvé, que l'inexprimable enchantement de la confiance sans limites et du respect sans trouble. C'était pour moi à la fois une sœur, une mère, une déesse. Sa beauté, agrandie par mon enthousiasme, chassait de moi, par sa perfection surnaturelle, tout désir grossier ; jamais il ne me vint une seule fois à l'esprit que ce beau corps pût être souillé par une caresse humaine. »

– XII –

À l'automne, la partition d'Hermann et Dorothée était achevée. Valérien et Bartolomea revinrent à Paris pour les répétitions. L'histoire de l'Oratorio s'était répandue, par les indiscrétions des journaux, du petit monde des artistes dans le grand public des amateurs et des désœuvrés, avec mille variantes de fantaisie. Les chroniqueurs, friands de scandales, ne parlaient point toujours de la prima donna avec un parfait respect. Heureusement, Valérien avait mieux à faire qu'à lire ces sornettes. En fin de compte, tous ces commérages préparèrent un succès magnifique au compositeur et à la cantatrice.

Le triomphe de Bartolomea dépassa toutes ses prévisions. Valérien, la veille inconnu ou méprisé, fut du coup salué grand homme avec cette exagération de formules admiratives, de flagorneries et d'indiscrétions qui constitue à Paris la renommée. Au milieu de ce fracas, Valérien, satisfait, ne perdit pas la tête, grâce à l'exemple de Bartolomea acceptant avec une aisance admirable les hommages qui lui étaient adressés, toujours solidement gardée par sa dignité silencieuse et naturelle comme par une barrière redoutable contre les impertinences ou les sottises.

Nous nous réunissions fréquemment chez elle, en petit nombre, musiciens, peintres, littérateurs, tous compagnons de Rome, comme autour d'une Muse ressuscitée tout exprès pour perpétuer, devant nos yeux. les nobles émotions de notre séjour en Italie. Parfois, en sortant, nous nous entretenions de cette situation étrange qui ne semblait pouvoir durer et dont nous attendions, les uns avec curiosité, quelques autres avec inquiétude, le dénouement.

Si la Romaine n'avait rien perdu de sa sérénité depuis son installation à Paris, il n'en était pas tout à fait de même pour Valérien. Durant les premiers mois, les soucis des répétitions, ensuite la joie du succès, avaient maintenu le compositeur dans une activité fortifiante, où son âme restait tout entière attachée sur les hauteurs où l'avait emportée Bartolomea. Mais peu à peu les conversations dissolvantes, le train de vie parisien, l'habitude de vivre côte à côte avec la belle Romaine, semblaient altérer, malgré lui, le caractère de l'affection qu'il portait à sa bienfaitrice. Plusieurs fois, à l'Opéra, lorsque des dilettanti adressaient des compliments galants à la belle indifférente, j'avais surpris chez lui des signes d'une irritation qui n'était plus seulement une irritation méprisante. D'autres fois, je l'apercevais, sans qu'il s'en doutât, immobile dans la coulisse, contemplant la cantatrice avec une fixité douloureuse qui dénonçait une lutte intérieure. De temps à autre, au contraire, il se jetait, comme avec une rage voulue et pour s'étourdir, au milieu de distractions bruyantes qui juraient avec ses habitudes.

Sur ces entrefaites, je reçus, un matin d'avril, la visite de Mme Ledoux, accompagnée de son fidèle chevalier, le long M. Flachan, qui avait pris un souverain empire sur sa vieille voisine depuis que les triomphes de Valérien avaient donné raison à ses prophéties, et qu'en effet les habitants du passage Moutard avaient enfin reçu les billets d'Opéra annoncés quinze ans auparavant. Les conseils du père Flachan étaient devenus d'autant plus précieux à la bonne femme qu'après le succès d'Hermann et Dorothée, Valérien avait supplié sa mère de mettre en vente son petit fonds et de venir vivre avec lui, et que, grâce à M. Flachan, la liquidation de la fruiterie s'était faite vite et avantageusement.

En entrant chez moi, Mme Ledoux prit à peine le temps de me souhaiter le bonjour. Tout essoufflée, toute troublée, elle me saisit les mains :

– Écoutez, monsieur Saverny, voilà un bout de temps que je voulais vous causer. Je n'osais pas trop, car c'est de mon garçon que j'avais à vous ennuyer, et, franchement, il vous a donné assez de mal comme cela. Cependant, il a bien fallu prendre son courage. à deux mains, avec le secours de M. Flachan, car, à la fin, c'est trop drôle et trop triste. Moi, j'y perds le peu de tête que le bon Dieu m'a donné, mais M. Flachan, qui est un artiste, eh bien ! il la perd aussi. Tout cela, ce n'est pas vivre.

– Remettez-vous, lui dis-je, je vous en supplie, ma chère dame. Qu'est-il donc arrivé de nouveau qui vous puisse troubler de la sorte ?

– Voilà, Monsieur. Une mère voit clair, et moi, je vois bien que mon garçon est amoureux de Mlle Mea, comme vous l'appelez. Pour ça, il a raison, cent fois raison. Je ne lui en veux pas ; c'est de son âge. Et puis, c'est une si belle femme et si bonne et personne ne peut dire le contraire. Moi, elle me gâte comme un enfant, elle m'emmène sans cesse chez elle ; autrefois, elle venait même à ma boutique et voulait dîner dans l'arrière-boutique. Oh ! non, elle n'est pas fière Et elle me parle toujours de mon Valérien avec des mots qui me feraient mourir de joie, car elle me dit que c'est un grand homme et que je dois être orgueilleuse de lui, et elle me dit cela avec de bons grands yeux qui s'allument tout à coup comme une flambée, si bien que ces bons grands yeux m'ont donné le cœur de faire des choses qui, dans ma petite idée, étaient des bonnes choses ; mais il paraît que je n'ai fait que des bêtises.

– Des bêtises ! Certainement non, ma chère amie, fit avec flegme le long M. Flachan. Une mère qui parle franc et qui va droit devant elle ne fait pas de bêtises. À votre place, j'eusse fait de même. Le fait est, toutefois, que moi-même je ne comprends rien à ce qui se passe.

– Qu'avez-vous donc fait, ma bonne dame ?

– Voilà. Depuis plusieurs nuits, j'entendais Valérien se promener dans sa chambre comme autrefois ; une fois, il m'a même semblé qu'il pleurait. Vous concevez si j'ai pris peur : j'ai cru que ça allait recommencer. Hier matin, je me suis dit : « L'un qui pleure, l'autre qui parle avec des yeux si brillants, ce sont des jeunes gens qui s'aiment. Peut-être ils n'osent pas se le dire ; je veux tirer l'affaire au net. » Je passe donc mon châle, et, d'un saut, je tombe chez Mlle Mea qui m'embrasse, comme d'habitude, à pleines joues, me caresse, me fait asseoir, m'approche un tabouret, m'ôte mon chapeau. Toutes ces gâteries me donnent du cœur. Je mets les deux pieds dans le plat : « Mademoiselle, est-ce que vous aimez bien mon fils ? – Si je l'aime ? madame Ledoux, vous le savez, je crois l'avoir prouvé. – Alors vous l'aimez bien, mais bien, là tout à fait bien ? – Je l'aime autant qu'on peut l'aimer, car je sacrifierais volontiers ma vie pour lui. Alors, fis-je en tremblant, alors, mademoiselle Mea, pourquoi ne seriez-vous  pas sa femme ? Cela m'irait bien, à moi, et cela, j'en suis sûre, lui irait bien, à lui. » Alors, Monsieur, figurez-vous une femme qui pâlit, pâlit, comme un linge. Les deux grands yeux noirs se mettent à flamber, mais, cette fois, c'était une flambée terrible qui me faisait peur et qui me coupait bras et jambes. Je vis bien que Mme Ledoux avait fait une sottise, mais j'étais contente de l'avoir faite cependant, j'aurais bien voulu être ailleurs. Puis Mlle Mea se leva toute droite, et elle était plus grande que d'ordinaire, et elle me dit d'une voix forte : « Madame Ledoux, madame Ledoux, jurez-moi devant Dieu que ce n'est pas votre fils qui vous a chargée de venir ici et de me faire cette demande, jurez-le moi, je vous en supplie ! – Oh ! qu'à cela ne tienne ! je vous le jure sur la tête du bon Dieu et sur celle de mon cher enfant. Que non, le pauvre garçon, qu'il ne m'en a pas soufflé mot ! Il est bien trop timide, et même chaque fois que je lui parle de vous, que je lui répète que vous êtes belle, belle et bonne, crac ! il parle d'autre chose, m'embrasse en riant jaune, va à son piano et touche un air d'église, toujours le même, vous savez, cet air que vous avez chanté à Fontainebleau, lorsque vous l'avez guéri. Hélas ! pauvre mère que je suis, je vois bien qu'il n'est pas guéri pour longtemps. » Vous jugez si, en lui disant tout cela, je fondais en larmes. À la fin, voilà qu'elle aussi, la bonne demoiselle, elle se met à pleurer de vrais pleurs, Monsieur, pas des pleurs d'actrice, j'ai bien senti ça. Et elle me couvrait de baisers, puis elle me dit : « Écoutez, madame Ledoux, puisqu'il en est ainsi, puisque Valérien est toujours digne de mon dévouement, je vous permets de lui raconter votre démarche et la demande que vous m'avez adressée. Ma réponse, la voici. » Alors, elle ouvrit tranquillement son piano et, vous le croirez ou vous ne le croirez pas, Monsieur, elle se mit juste à chanter l'air d'église que chante Valérien. Je ne savais plus que dire, ne comprenant pas si la réponse était bonne ou mauvaise, et je me sauvai comme une folle. Le soir, je m'enfermai avec Valérien pour lui conter l'affaire. Mais voici bien une autre scène ! Mon fils en colère, figurez-vous, Monsieur, en colère pour la première fois, et me grondant, mais me grondant tout de bon, moi, sa mère, qui avais tout fait pour le mieux ! « Ah ça ! lui dis-je, est-ce que tu ne l'aimerais pas, toi, cette belle femme qui t'a guéri et qui t'a fait jouer ton opéra ? – Oh maman, chère maman, je l'aime plus que tout au monde, au point que toute autre femme me répugne. Mais elle ne sera jamais ma femme, ni ma femme, ni celle d'un autre. – Pourquoi cela ? puisqu'elle n'est pas mariée et qu'elle n'est pas promise ? – Promise ? promise ? Si, elle a un fiancé, un fiancé que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais ; la malheureuse est fiancée à un mort. » À ces mots, vous comprenez, Monsieur, j'ai bien vu que mon pauvre garçon était repris par sa folie. Je renfonçai mes larmes, je ne dis plus mot pour ne pas l'irriter. Quand il fut couché, je lui donnai une tisane calmante, et toute la nuit me voilà sur pied, l'oreille à sa porte. Vers une heure du matin il se leva, ouvrit son piano, se remit à jouer tout doux, tout doux, ce diable d'air. Je ne savais que faire, quand il pensa à moi, ce brave enfant, et referma son piano en murmurant : « Pauvre mère ! qu'elle dorme ! » Eh bien ! je vous le demande, n'y a-t-il pas de quoi détraquer la cervelle de bonnes gens comme nous qui n'allons pas par quatre chemins, qui appelons un chat un chat, qui croyons, quand deux jeunes gens s'aiment et sont libres, qu'ils n'ont qu'une chose bien facile et bien simple à faire, se marier ? Mais pardon, Monsieur, je bavarde et j'oublie que je viens vous chercher au galop, car il faut que vous m'aidiez à sortir d'embarras.

Non moins inquiet que Mme Ledoux, je m'empressai de l'accompagner chez elle. La domestique, en nous ouvrant la porte, s'écria :

– Vous arrivez trop tard, monsieur est parti !

– Parti ? fîmes-nous tous deux à la fois avec inquiétude.

–  Oh ! il n'est pas parti seul, Madame, il est parti avec la grande dame en noir qui vient souvent ici ; ils avaient l'air très pressés. Monsieur a d'ailleurs laissé pour Madame un petit mot sur le piano.

Mme Ledoux se précipita sur le billet qui était de Bartolomea : « Chère bonne dame, je vous enlève votre fils. Vous le retrouverez ce soir dans une villa que je viens de louer à Villeneuve-Saint-Georges. Nous y pendrons la crémaillère. Faites-vous accompagner par M. Saverny sur lequel nous comptons comme sur vous. Je vous embrasse mille fois bien tendrement. Mea. »

Cette fois, c'était mon tour. Je n'y comprenais plus rien.

Mme Ledoux, au contraire, poussait des cris de joie :

– Je le disais bien, que je n'ai pas fait de sottises. Vous voyez, elle a compris qu'il fallait en finir. Ce dîner-là, ce sont les accordailles. Je vais me faire belle !

– XIII –

À la gare de Villeneuve-Saint-Georges, Mlle Nerocchi et Valérien nous attendaient. Ils étaient accompagnés du docteur Maynard, ce qui me causa d'abord quelque surprise. Bartolomea sauta au cou de Mme Ledoux, Valérien m'embrassa aussi ; cela ne lui arrivait que dans les occasions solennelles, et je crus sentir dans cet embrassement cordial une petite larme tomber de ses yeux. D'ailleurs, il reprit vite l'empire sur lui-même et fut assez enjoué jusqu'à la villa, modeste chalet caché sous quelques touffes d'arbres en fleurs, que Bartolomea avait choisi elle-même. La bonne Mme Ledoux ne put retenir une exclamation de surprise et d'enchantement en traversant le jardinet soigneusement entretenu. et en mettant le pied dans un petit salon coquettement orné de fleurs où était déjà installé un grand piano :

– Cette maisonnette vous plaît-elle, madame Ledoux ? fit Bartolomea.

– Je crois bien, ma foi, une maison de fées, ma bonne demoiselle. Comme on doit être heureux là-dedans !

– Eh bien ! madame Ledoux, cette maison est la vôtre. Je vous ai trompée ce matin en vous disant que vous veniez chez moi. Vous êtes chez vous, chez votre fils, l'illustre compositeur, M. Valérien Ledoux, qui s'est engagé par écrit, vous entendez, par écrit, répéta-t-elle en souriant, à travailler sans relâche, tout cet été, dans cette retraite silencieuse et à me livrer à l'hiver la partition de son grand opéra, le Roi de Sicile. Et comme je suis une créancière tenace, il n'a qu'à se bien tenir pour être en mesure à l'échéance. Allons ! venez que je vous installe, que je vous montre votre chambre !

Et, gaiement, elle monta au premier étage, y laissa Mme Ledoux ruminer ses étonnements, et nous rejoignit quelques minutes après, dans le jardin où nous nous promenions tous trois assez silencieux.

– Chers amis, dit-elle, j'ai besoin de vous parler. Asseyons-nous sous ce berceau de lilas qui embaume, Madonna mia ! d'une manière exquise.

En même temps, elle leva le bras, cueillit quelques branches en fleurs dont elle nous caressa, tour à tour, en badinant, le visage :

– Allons, dit-elle, messieurs les hommes, un peu de gaieté par ce beau printemps ! Asseyez-vous là tous, à mes pieds si vous voulez, car vous avez l'air d'attendre mes ordres pour vous dérider. Vous ne paraissez pas même deviner pourquoi je vous ai convoqués à la campagne aujourd'hui 3 mai. Vous êtes donc tous des ingrats ! L'an dernier, n'est-ce pas à pareille époque que vous êtes venu m'enlever presque de force à Rome, de ma vieille maison des bras de mes vieux parents ? N'est-ce pas le 3 mai, à minuit, que Bartolomea Nerocchi a chanté son grand morceau dans la villa du docteur ici présent ? J'ai donc voulu célébrer l'anniversaire de la première étape que notre ami Valérien a faite dans son ascension vers la gloire. L'anniversaire d'aujourd'hui marquera la seconde étape, que notre ami franchira, comme la première, avec courage et bonheur, car je le veux et il le veut aussi. N'est-ce pas, Valérien ?

Valérien, les yeux gonflés, répondit d'une voix ferme :

– Oui, Mea.

Mlle Nerocchi continua gravement :

– Je vous ai réunis ici tous trois parce que j'avais des comptes à vous rendre à tous trois. L'an dernier, à pareille époque, je vous ai promis que la Romaine arracherait Valérien au désespoir et qu'elle en ferait un grand musicien. À vous, Monsieur Saverny, son ami ; à vous, Monsieur Maynard, son médecin ; à vous, Valérien, l'artiste, qui vous êtes unis pour m'appeler, je vous le demande, la Romaine a-t-elle tenu sa parole ?

Nous nous inclinâmes respectueusement, tous trois, assez émus :

– La Romaine tient toujours sa parole, poursuivit-elle ; n'attendez donc d'elle que ce qu'elle doit faire, mais attendez-le sans crainte. Si je vous jure maintenant à vous trois que je serai jusqu'à la mort la sœur fidèle, la sœur toujours aimante et toujours dévouée du grand artiste que j'ai sauvé, le croirez-vous ? Vous surtout, docteur, qui avez douté de moi (je l'ai lu plus d'une fois dans vos yeux), le croirez-vous ?

– Mademoiselle, balbutia le docteur, déconcerté pour la première fois, vous m'avez  accoutumé à tant d'étonnements, depuis une année, qu'une révélation de plus dans votre nature généreuse ne devrait plus me surprendre.

– Cependant, vous êtes surpris lorsque vous ne devriez pas l'être. Docteur, docteur, j'ai moins étudié que vous, et je suis cependant un meilleur médecin des âmes. Parlons franc ; si j'avais agi suivant vos conjectures, suivant vos désirs, je ne serais plus aujourd'hui Mlle Nerocchi, c'est-à-dire qu'en me parjurant j'aurais jeté une épouse méprisable dans les bras d'un époux prêt à la mépriser, et, en me perdant à mes propres yeux, j'aurais perdu celui qu'il fallait sauver. Eh bien ! des âmes comme les nôtres ne sont pas faites pour accepter de pareilles bassesses. Valérien est digne d'un amour entier ; ne pouvant le lui donner, je ne dois pas le lui faire espérer. Son âme fière, j'en suis certaine, sera moins atteinte par notre séparation qu'elle ne l'eût été par ma chute. J'ai eu d'ailleurs ce matin avec notre ami un entretien qui ne laisse aucune ombre entre nous. Ce que Valérien n'eût pas supporté autrefois, il le supportera aujourd'hui qu'il est véritablement devenu un homme. Celui qui a déjà reçu le baptême de la gloire peut recevoir sans trembler le baptême du sacrifice. Vous autres hommes, vous êtes favorisés de Dieu, car vous pouvez connaître à la fois ces deux exaltations douloureuses ; mais la femme, presque toujours, n'en connaît qu'une, celle du sacrifice. À quoi serviraient la noblesse de l'intelligence et l'énergie de la volonté, si elles ne pouvaient donner, à ceux qui les possèdent, la force de supporter sans lâcheté les malheurs les plus vulgaires, ceux qui frappent, sans distinction et sansrelâche, les petits comme les grands, dans la foule humaine ? À cette heure, dans ce doux frémissement de la vie printanière, parmi ces gazouillements d'oiseaux, ces bourdonnements d'insectes, ces épanouissements de fleurs qui annoncent partout le retour de mai, des milliers de jeunes amants (Dieu seul en sait le nombre !), n'ayant point, comme nous, la consolation de l'art, ni l'orgueil de la douleur, sont condamnés, sans doute, par quelque ironique caprice du destin, à se détacher l'un de l'autre pour jamais ! Tous vivront, cependant, les faibles par l'oubli, les forts par la résignation. Et nous qui pensons, nous qui sentons, nous qui créons, nous des artistes, nous nous laisserions renverser par les secousses qui ne tuent pas les pauvres créatures, comme ce batelier qui chante là-bas dans son bateau et ce tireur de sable qui lui répond de la rive ? Non, cette lâcheté, que je repousse pour moi, je la repousse aussi pour celui qui eût mérité mon amour, si j'avais eu à le donner. Donc, je n'ai pas voulu m'enfuir tristement, brusquement, en cachette, comme on fait lorsqu'on a peur ou honte. Valérien et moi, nous pouvons échanger notre amitié profonde au grand jour ; c'est au grand jour que nous nous séparerons, c'est au grand jour, si Dieu le veut, que nous nous reverrons. Je vois des inquiétudes dans vos regards, Saverny et Maynard : vous vous trompez ! II n'y en a point dans les regards de mon cher Valérien, car, s'il n'était pas, aujourd'hui, plus que vous ne le pensez, capable de dominer en lui les désirs interdits et les rêves factices, c'est que j'aurais perdu ma peine, c'est que j'aurais travaillé en vain comme le mauvais ouvrier de l'Évangile. Or, Valérien ne m'infligera pas cette honte, il me l'a juré. 

– Et je le jure à la face du ciel, s'écria Valérien en se dressant tout à coup, je le jure devant vous tous. Oui, ma sainte Cécile, je suis digne de vous, et si jamais, dans mon âme encore mal assurée, quelque pensée vile a pu se glisser, devant mes amis, avant cette séparation qui doit être pour moi l'expiation dernière et la purification complète, à deux genoux, je vous en demande pardon !

Et le compositeur tomba devant la Romaine, baisant sa robe, comme en extase.

Bartolomea, très émue, souleva des deux mains, doucement, la tête du jeune homme jusqu'à ses lèvres et lui baisa le front :

– Allons, debout, et maintenant, à travers la vie ! Armé du baiser de Béatrix, soyez fort comme Dante !

En ce moment, nous entendîmes venir à nous la maman Ledoux, toute essoufflée, toute effarée, qui cherchait, depuis un moment, Mlle Nerocchi :

– Mademoiselle Mea, ma bonne demoiselle, que je vous embrasse ! Comme c'est joli, cette maisonnette, et comme mon garçon va s'y bien porter ! Mais, excusez-moi, dans ces pièces qu'on m'a montrées, je ne vois pas votre chambre ?

– Ma bonne dame, je n'ai pas besoin de chambre ici. Comme je le disais à ces messieurs, je pars ce soir pour Rome ou mes bons parents m'attendent avec impatience. Le docteur Maynard m'accompagnera jusqu'à Fontainebleau et Saverny passera quelques jours ici avec Valérien. On vous expliquera tout cela. Surtout croyez, ma bonne dame, que vous avez en moi plus qu'une fille.

Mme Ledoux n'eut pas le temps de savoir si elle comprenait ou si elle ne comprenait pas, car Bartolomea, la prenant sous le bras, l'embrassant, la caressant, comme une enfant gâtée fait à sa mère, l'avait déjà entraînée du côté du chalet pour terminer les apprêts du dîner.

Au dîner, Bartolomea donna résolument un tour enjoué à la conversation. Avec cette verve comique qui dort au fond de tous les esprits italiens, même des plus graves, elle passa en revue, pour leur dire adieu, disait-elle, les personnages grossiers ou plats qu'elle avait rencontrés pendant son séjour à Paris : 

– Et dire qu'autrefois notre excellent Valérien prenait au sérieux tout ce troupeau de drôles ou de sots. C'est vraiment trop leur faire honneur que de s'en troubler la tête. Qui combat pour les bonnes causes ne regarde pas tant à ses pieds. Du mépris à l'âme et du rire aux lèvres, pour tous ces gens-là, c'est tout ce qu'il faut. N'est-ce pas, docteur ?

– Pardieu madame. fit le docteur, vous êtes le meilleur philosophe que j'aie jamais connu. Vos leçons ne sont pas longues mais elles sont bonnes, surtout pour les vieux praticiens comme moi qui détestent les théories. J'ignorais, il y a un an, la puissance d'un grand cœur ; j'ai vu le fait, je m'incline. C'est dommage que vous ne fassiez pas école, en dehors de nous trois ; notre pays, comme le vôtre, en aurait grand besoin.

Le soir, nous accompagnâmes à la gare le docteur et la Romaine, qui conserva jusqu'au dernier moment son affectueuse sérénité, mais le docteur nous a raconté depuis que la noble femme, dans le wagon, ne put retenir les larmes qui la suffoquaient. D'accord avec le docteur et moi, au lieu de partir droit sur Lyon, comme elle l'avait dit à Valérien, elle resta quelques jours à Fontainebleau pour attendre l'issue de la crise morale qui devait infailliblement suivre cette rupture. Elle partit pour Rome lorsque je pus lui écrire que Valérien, surexcité par son serment, s'était mis résolument avec ardeur à la composition du Roi de Sicile. Une correspondance régulière, dont le Roi de Sicile faisait les frais, ne tarda pas à s'établir entre eux, et contribua puissamment à établir l'apaisement dans l'imagination du compositeur déjà raffermie par son séjour champêtre.

La moitié de la partition était achevée quand éclata la guerre, en juillet 1870. À la première défaite de nos armées, Valérien n'eut pas une minute d'hésitation  ; il s'engagea dans un bataillon de mobiles. La lettre par laquelle il annonçait à Bartolomea son engagement et la lettre par laquelle elle le lui demandait, se croisèrent sur la route d'Italie.

De son côté, Mlle Nerocchi ne put apprendre, sans douleur, les catastrophes qui suivirent. Elle fut du petit nombre des âmes italiennes qui restèrent alors fidèles à la France, et elle accourut se mettre au service de la Société de Genève. Valérien et elle se retrouvèrent, pendant trois heures, à l'armée de l'Est, entre deux combats, dans une ambulance. Après la guerre, elle retourna à Rome et n'en bougea plus jusqu'à la mort de M. et de Mme Nerocchi, qui se suivirent au tombeau dans l'espace de six mois. Peu de temps après, ne pouvant rester inactive, elle s'associa à plusieurs dames anglaises, pour aller fonder des hôpitaux dans la Tunisie, où elle est encore. Quant au Roi de Sicile, que la guerre avait interrompu, c'est une partition achevée aujourd'hui. Nous l'entendrons prochainement à l'Opéra.

Rome, 1867 – Paris, 1872.

FIN


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