Nicolas Gedoyn
DE L'URBANITÉ ROMAINE
1718
I
[*171*] Le terme d'urbanité en français, celui même d'urbanus et d'urbanitas en latin, sont de ces termes dont l'idée est très confuse. Je me propose de la développer, d'expliquer ce que c'était que l'urbanité Romaine, d'indiquer même les principaux auteurs qui l'ont eue en partage. Et, comme tout écrivain doit toujours avoir en vue l'utilité publique autant qu'il peut, et que d'ailleurs ce caractère d'urbanité est une perfection considérable, je traiterai aussi des moyens qui peuvent nous aider à l'acquérir. S'il y a un sujet qui convienne à une Académie de [*172*] gens de Lettres, c'est sans doute celui-ci, puisque l'urbanité dont je parle est comme la fleur de la belle Littérature, et une fleur sans laquelle il en est de la science et des bonnes qualités de l'esprit comme de ces fruits qui, quoique très bons au goût, n'attirent point les yeux, faute d'une certaine grâce qu'ils devraient avoir et qu'ils n'ont point.
Il est surprenant que, dans une langue et chez une nation aussi polie que la nôtre, le mot d'urbanité ait eu tant de peine à s'établir. Car, bien que d'excellents écrivains s'en soient servi et que le Dictionnaire de l'Académie Française l'autorise, on ne peut pas dire qu'il soit fort en usage, même encore aujourd'hui. J'ai pris plaisir à examiner quelle en pouvait être la raison ; et il m'a paru que ce n'était ni parce que ce mot est trop long, comme quelques-uns ont cru, ni parce qu'il est purement Latin. En effet, combien y a-t-il de mots qui ont même nombre de syllabes, qui sont aussi visiblement tirés du Latin, et que notre langue a néanmoins [*173*] adoptés ! Civilité, humanité, pour n'en pas nommer une infinité d'autres, ne sont-ils pas de cette espèce ? Il faut donc chercher une autre raison, car de recourir à la bizarrerie des langues, c'est faire à peu près comme ceux qui, en matière de Physique, ont recours à des qualités occultes.
Je crois pour moi que nos Français, qui examinent rarement les choses à fond, n'ont pas jugé ce mot fort nécessaire ; ils ont cru que leurs termes de politesse et de galanterie renfermaient tout ce que l'on entend par urbanité ; en quoi pourtant ils se font trompés, le terme d'urbanité signifiant non seulement beaucoup plus, mais quelquefois toute autre chose. D'ailleurs urbanitas chez les Romains était un mot propre, qui signifiait cette politesse de langage, d'esprit et de manières attachée singulièrement à la ville de Rome qui, comme la capitale de l'Empire, s'appelait par excellence Urbs, la Ville. Au lieu que, parmi nous, cette politesse n'étant le privilège d'aucune ville en [*174*] particulier, pas même de la Capitale, mais uniquement de la Cour, le terme d'urbanité devient, à vrai dire, un terme métaphorique dont on peut absolument se passer. Enfin l'idée qu'il présente à l'esprit n'étant pas bien nette, c'est encore une raison de son peu d'usage.
Mais ce qui doit paraître assez étrange, c'est que, chez les Latins, l'urbanité Romaine recevait plusieurs définitions ; par conséquent ils n'en avaient pas eux-mêmes une idée fort distincte, jusque là que le mot urbanus se prenait quelquefois en mauvaise part. Nous en avons un exemple dans Horace, quand il dit dans son épître à Cl. Néron :
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Sed timui mea ne finxisse minora putarer,
Dissimulator opis propriae, mihi commodus uni.
Sic ego majoris fugiens opprobria culpae,
Frontis ad urbanae descendi præmia. [1]
où l'on voit que frons urbana, veut dire effronterie. À l'égard du mot urbanitas, autant que je l'ai pu remarquer, [*175*] il se prend toujours en bonne part ; mais de se faire une idée juste de ce qu'il signifie ou, pour mieux dire, de savoir précisément en quoi consistait cetre urbanité Romaine, c'est ce qui n'est pas si aisé, par la raison que les auteurs Latins qui ont écrit sur cette matière ne sont pas eux-mêmes d'accord entre eux. J'entends par ces auteurs Cicéron, Quintilien et Domitius Marsus qui avait fait un traité de l'urbanité et dont le sentiment ne nous est connu aujourd'hui que parce que Quintilien a été soigneux de nous le conserver. C'est dans ces écrivains qu'il faut chercher la véritable idée de l'urbanité Romaine.
Commençons par Cicéron, à qui aussi bien en fait d'auteurs savants et polis, nous ne pouvons refuser le premier rang.
Quelques Modernes qui n'ont fait qu'effleurer le sujet que je traite nous ont dit hardiment que ce caractère d'urbanité dont il s'agit ici consistait dans un je ne sais quoi, que Cicéron lui-même n'avait su expliquer ; et c'est presque tout ce qu'ils [*176*] en ont dit. Il est vrai que, dans le traité des Orateurs illustres, Brutus ayant demandé à Cicéron quelle différence il mettait entre les Orateurs Romains et ceux des provinces, Aucune, répond Cicéron, si ce n'est que nos Orateurs ont une certaine teinture d'urbanité que les autres n'ont point ; sur quoi Brutus, faisant instance pour savoir ce que c'était que cette teinture d'urbanité, Cicéron lui répond : Je sais seulement qu'il y en a une, sans pouvoir bien dire ce que c'est. Et Brutus : quis est, inquit, tandem urbanitatis color ? – Nescio, inquam, tantum esse quemdam scio [1]. Mais, dans la suite, Cicéron fait parfaitement entendre sa pensée, car, adressant la parole à Brutus : « Si jamais vous venez en Gaule, lui dit-il, vous comprendrez ce que je veux dire. Il s'y dit des mots que l'on ne connaît seulement pas à Rome ; et passe encore pour ces mauvais mots, car on peut s'en désaccoutumer ; [*177*] mais un point bien plus important, c'est que nos Romains ont un son de voix, et une manière de prononcer qui est infiniment plus douce et plus polie qu'on ne l'a dans cette province. Je me souviens, continue-t-il, d'avoir vu un T. Tinca qui était de la ville de Plaisance : c'était un homme fort agréable et qui, pour le talent de railler, ne le cédait pas à notre ami Granius. Il y avait du plaisir à les voir quelquefois aux prises ; c'était à qui dirait le plus de jolies choses et de bons mots ; et véritablement ce T. Tinca était bien aussi plaisant que Granius, mais celui-ci l'effaçait par je ne sais quel air d'urbanité qu'il avait respiré, pour ainsi dire, en naissant. C'est pourquoi, continue toujours Cicéron, je ne m'étonne plus de ce que l'on conte de Théophraste : il demandait à une vieille d'Athènes combien elle vendait quelque chose qu'il voulait acheter ; la vieille lui en dit le prix et ajouta, Étranger, marchandez tant qu'il vous [*178*] plaira, vous ne l'aurez pas à moins. Théophraste qui était depuis longtemps à Athènes, et en réputation de bien parler, fut fort surpris de voir que son accent le décelait et qu'il ne pouvait encore éviter de passer pour étranger. Je crois donc, ajoute Cicéron, qu'il y a une manière de prononcer notre langue qui nous est particulière, comme pour le Grec il y en a une qui est particulière aux citoyens d'Athènes. » [1]
Par ces endroits que j'ai extraits de ce dialogue et par les exemples que Crassus rapporte dans le livre III de l'Orateur, celui entr'autres de Lelia, qui parlait si bien, dit-il, que, quand il l'entendait, il croyait entendre Plaute ou Nævius [2] ; celui de Cornélie, dont les enfants semblaient avoir été élevés moins dans le sein de leur mère que dans la douceur et l'agrément de son entretien ; celui encore de Catulus qu'il donne pour le modèle d'un parler aimable et dont il oppose les grâces à la rusticité de Cotta : par tout cela, [*179*] dis-je, on voit premièrement que les véritables Romains avaient les oreilles bien autrement délicates que nous ; en second lieu que leur langue était incomparablement plus difficile à bien parler que la nôtre ; et enfin que l'urbanité dont il s'agit avait alors un prix qu'elle n'a pas aujourd'hui. Mais ce qui fait plus que tout le reste à mon sujet, on voit manifestement aussi que Cicéron mettait l'urbanité dans la pureté du langage, jointe à la douceur et à l'agrément de la prononciation ; car c'est particulièrement ce qui le charmait dans Catulus, me autem tuus sonus et suavitas ista delectat, omitto verborum, quanquam est caput, […] sed hanc dico suavitatem qua exit ex ore [1] ; et dans Lelia, dont le son de voix, dit-il, était si simple et si naturel qu'il ne tenait rien ni de l'ostentation ni de l'imitation : sono ipso vocis ita recto et simplici ut nihil ostentationis aut imitationis afferre videatur [2].C'est pourquoi il conclut ainsi : « Puisqu'il y a donc un parler tellement propre aux Romains de naissance, qu'il les distingue de tous [*180*] les autres Latins, et que ce parler consiste à n'avoir rien qui puisse choquer ou déplaire, ou se faire trop remarquer, ou sentir le provincial ou l'étranger, attachons-nous-y, et n'évitons pas seulement la grossièreté, mais tout ce qui pourrait sembler tant soit peu étrange. » [1]
On a vu quel était le sentiment de Cicéron touchant l'urbanité Romaine ; passons maintenant à celui de Domitius Marsus.
Cet auteur, qui fleurissait quelque temps après Cicéron et quelque temps avant Quintilien, donne beaucoup plus d'étendue à l'urbanité, en lui assignant pour objet non pas seulement les mots, comme fait Cicéron, mais les personnes et les choses. Selon lui il y a une sorte d'urbanité pour le sérieux comme il y en a une autre pour la plaisanterie. Si nous l'en croyons, tout est susceptible de cette perfection, qu'il prétend au reste avoir été connue des Romains assez tard et depuis que, pour dire Rome, on avait dit simplement la Ville ; et jusque-là il a raison. Mais, [*181*] quand il vient à définir l'urbanité, on s'aperçoit qu'il ne la connaît pas. C'est, dit-il, une qualité qui se renferme dans la justesse et la brièveté d'un bon mot, également propre néanmoins à plaire et à toucher, à attaquer et à soutenir, suivant la différence des personnes et des occasions[1]. Et dans un autre endroit, expliquant, comme il s'imagine, le sentiment de Caton : Celui-là, dit-il, aura l'urbanité en partage qui dira souvent de bons mots, qui fera des reparties agréables et qui, soit dans la conversation, soit à table, soit dans les cercles et les compagnies, soit enfin dans les harangues et les discours publics, saura dire à propos des choses plaisantes et qui réjouissent l'auditeur [2]. Il est aisé de voir que ces définitions ne sont pas fort bonnes : car, premièrement, pourquoi renfermer l'urbanité dans la brièveté [*182*] d'un mot ? En second lieu, il s'ensuivrait que tout bon mot serait un trait d'urbanité, ce qui néanmoins est si peu vrai que, comme le remarque Quintilien, il y a même des bons mots que l'urbanité ne permet ni de dire, ni de citer d'après les autres. Aussi Quintilien ne rapporte-t-il ces définitions que pour les réfuter en même temps, bien qu'au reste il parle de Domitius Marsus avec estime, comme d'un écrivain exact et d'un fort savant homme.
Puisque nous ne trouvons ni dans ces auteurs, ni dans Cicéron même, une idée juste de l'urbanité, cherchons-la dans Quintilien ; c'est en effet celui qui s'est le mieux expliqué sur cette matière. Ce Rhéteur, aussi bel esprit qu'homme de grand sens, n'a pas oublié cette perfection dans le beau chapitre qu'il a intitulé De Risu, du Rire. Et comme l'urbanité ne paraît mieux nulle part que dans la manière de railler et l'entendre raillerie, il commence par distinguer plusieurs mots que l'on confond d'ordinaire et dont on use presqu'indifféremment [*183*] pour signifier tout ce qui est plaisamment dit. Il marque la différence délicate qu'il y a entre tous ces mots, qui sont venustus, salsus, facetus, jocosus, dicax, urbanus ; car, dit-il, une raillerie fine et délicate se traite d'urbanité ; et par urbanité, ajoute-il, je suis bien trompé si nous n'entendons une politesse de discours qui, dans les termes, dans la manière de les mettre en œuvre et de les prononcer, dans le son de la voix, enfin dans l'air dont on accompagne ce que l'on dit, fait sentir un goût délicat, joint à une secrète teinture d'érudition prise dans le commerce des gens de Lettres ; quelque chose enfin dont le contraire est la grossièreté [1] : Et, sur la fin de ce chapitre, en réfutant l'opinion de Marsus, voici comme il expose la sienne. « À mon sens, dit-il, l'urbanité consiste en ce que les choses que nous [*184*] disons, soient telles qu'on n'y remarque rien de choquant, rien de grossier ou de plat, rien d'étranger ou qui sente la province, ni dans les termes, ni dans la prononciation, ni dans le geste ; de manière qu'il la faut moins chercher dans un bon mot que dans tout l'air du discours, s'il est permis de parler ainsi, comme chez les Grecs l'atticisme est une certaine délicatesse qui sentait l'esprit et le goût particulier de la ville d'Athènes. Que si, contre mon sentiment, ajoute-t-il, on cherche l'urbanité dans un beau mot plutôt que dans tout l'air du discours, je crois que rien ne la marquera mieux que certains traits, qui sans faire rire, sont néanmoins dans le genre de ceux qui font rire ; par exemple celui-ci, que Pollion était un homme de toutes les heures, pour dire qu'il était également propre aux plaisirs, aux sciences et aux affaires ; et ce qui a été dit d'un Savant qui parlait de tout admirablement bien sur le champ, qu'il avoit toute [*185*] la richesse de son esprit en argent comptant, ingenium eum in numerato habere ; et ce que Cicéron écrivait à Cerelia en lui rendant compte pourquoi il souffrait si patiemment la domination de César : Haec aut animo Catonis ferenda sunt, aut Ciceronis stomacho, il faut avoir ou le cœur de Caton, ou l'estomac de Cicéron. [1]
Ajoutons à ces notions, celle que nous donne Horace, quand il dit :
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Interdum urbani parcentis viribus, atque
Extenuantis eas consulto.[2]
et nous aurons le vrai caractère de l'urbanité. En effet, comme Quintilien semble ne donner à cette vertu pour tout mérite qu'un goût délicat joint à une secrète teinture d'érudition, prise dans le commerce des gens de Lettres, quelques-uns, trompés par ces dernières paroles, pourraient croire que l'urbanité ne saurait être la vertu d'un Savant. Mais Horace nous fait entendre qu'elle sied bien aussi à un Savant qui, toujours [*186*] modeste, doit se mesurer à ceux à qui il parle et ne jamais faire étalage de son savoir sans nécessité. C'est pourquoi la feinte et l'ironie ont presque toujours été les qualités favorites des plus grands personnages. Témoin parmi les Grecs ce sage mortel qui a été la gloire et l'ornement du paganisme, Socrate en un mot ; et, parmi les Romains, Scipion l'Africain, je dis le second Africain, fils d'Emilius Paulus : tous deux ont été célèbres par de rares vertus, mais tous deux ne l'ont pas moins été par ce caractère ironique qui est, à proprement parler, le sel de l'urbanité. Il ne faut que se souvenir de ce que Cicéron dit de l'un et de l'autre dans le second livre de l'Orateur, In hoc genere Fannius in annalibus suis Africanum hunc Æmilianum dicit fuisse egregium et eum verbo Greco appellat εἴρωνα ; sed, uti ei ferunt qui melius haec norunt, Socratem opinor in hac ironia disimulantiaque longe lepore et humanitate omnibus praestitisse. [1]
Pour donner donc une idée nette de l'urbanité Romaine, voici en peu [*187*] de mots ce que l'on en peut dire. Urbanus est un mot, qui pris dans le sens propre, signifie un homme de la ville, de même qu'agrestis et rusticus, signifient un homme des champs. Comme les gens de la ville parlent ordinairement mieux que ceux de la campagne, on s'est servi du mot urbanitas pour caractériser le langage des premiers. Et parce que la langue Latine ne se parlait nulle part si bien qu'à Rome, et que Rome, en qualité de la capitale de l'Empire, s'appelait par excellence Urbs, la Ville, comme pour dire Homère on disoit le Poète Grec, et comme depuis on a dit le Poète Latin pour dire Virgile, il est arrivé que le terme d'urbanitas a été consacré en quelque façon pour signifier cette pureté de langage, ce parler doux et agréable qui distinguait les vrais Romains de tous les autres peuples de l'Italie. L'urbanité Romaine n'a été que cela dans le commencement, et l'Atticisme n'étoit pas autre chose non plus. Cicéron nous en fournit une preuve bien convaincante quand [*188*] il dit que depuis longtemps Athènes ne produisait plus de Savants et n'avait d'autre gloire que d'être encore le domicile des sciences, que ses propres citoyens avaient abandonnées, et que les Étrangers venaient étudier dans son sein, attirés par la réputation d'une ville autrefois si florissante. Cependant, ajoute-t-il, le plus ignorant bourgeois d'Athènes parlera encore mieux que les plus savants Asiatiques, non qu'il use d'autres mots, mais il prononcera avec une douceur un agrément qui seront tout autres [1]. Quintilien ne s'en explique pas moins clairement : il fait consister tout le mérite de l'Atticisme dans les grâces naïves du langage Attique, à quoi il attribue cette supériorité que les Poètes comiques Grecs ont eue sur tous [*189*] ceux qui se sont mêlés d'écrire dans le même genre. La comédie étant une imitation du ridicule des hommes, pour le bien peindre ces Poètes trouvaient dans leur langue des avantages que nulle autre langue ne peur avoir. Car pour nous, dit-il, avec nos Cecilius, nos Plautes, nos Térences, à peine avons-nous l'ombre de la comédie, ou notre langue me paraît si peu susceptible des grâces du langage Attique, et si peu propre pour la comédie que les Grecs eux-mêmes n'y ont pas eu le même succès, lorsqu'ils ont employé un autre idiome. [1]
Il doit donc passer pour constant que d'abord l'urbanité Romaine a consisté uniquement dans la douceur et la pureté du langage. Mais ensuite ce mot eut une signification plus étendue, et il servit à exprimer ce caractère de politesse qui se fait remarquer non seulement dans le parler [*190*] mais dans l'esprit, dans l'air, et dans toutes les manières d'une personne ; encore ne fut-il pas longtemps renfermé dans des bornes si étroites ; car cette politesse prenant souvent la place des vraies vertus et, au fond, ne nous rendant guère meilleurs, on a fait insensiblement de l'urbanité une qualité morale ou, pour mieux dire, une vertu, dont l'usage est de rendre l'homme aimable et propre pour la société. De sorte qu'à le bien prendre l'urbanité est presque devenue ce que les Grecs entendaient par ἦθος, et les Latins par Mores, les mœurs. On en peut juger par la définition que Quintilien donne de ce que nous appellons les mœurs. Il me semble, dit-il, que ce que l'on entend par mœurs est surtout un certain caractère de bonté, non seulement doux et facile, mais prévenant et humain, que les personnes qui ont à faire à nous trouvent aimable et charmant ; et la perfection dans un écrivain consiste à si bien établir ce caractère que tout ce qu'il dit semble suivre de la nature des choses et des personnes. Ne [*191*] s'imaginerait-on pas que c'est l'urbanité même qu'il a voulu définir, et n'est-ce pas là l'idée que nous nous en faisons. ? Si l'on y prend garde de près, il paraîtra que Cicéron lui-même n'en avait point d'autre, malgré ce que j'ai rapporté. En effet ni lui ni Quintilien, ni les autres auteurs n'ont presque jamais employé les termes d'urbanus et d'urbanitas sans les appliquer aux mœurs, soit en y joignant quelque autre mot qui les détermine à cette signification, soit par le sens naturel de la phrase. Il n'en faut point d'autre preuve que le passage de Cicéron que j'ai déjà cité où il parle de l'ironie de Socrate, c'est-à-dire de cette urbanité tournée à la plaisanterie, qui faisait son caractère, Socratem opinor in hac ironia dissimulantiaque longe lepore et humanitate omnibus præstitisse. Lepore, voilà pour l'esprit et pour les manières ; humanitate se rapporte aux mœurs. Et, à dire le vrai, ce caractère ironique de Socrate ne consistait ni dans la dérision, ni dans le mépris, mais dans un certain déguisement qui [*192*] n'avait rien que de très innocent ; aussi ne voyons-nous pas queles gens de son temps s'en soient jamais plaint. Je pourrais rapporter d'autres exemples de Cicéron, comme lorsqu'écrivant à Appius Pulcher il lui dit, te hominem non solum sapientem, verum etiam, ut nunc loquuntur, urbanum [1] ; car c'est lui dire qu'il n'était point de ces sages austères et mélancoliques tout propres à décréditer la sagesse, mais de ceux qui savent prêter des charmes à la vertu. Et, pour le remarquer en passant, on voit aussi par cet endroit de Cicéron que de son temps le mot urbanus était à peine établi, ce qui a fait dire à Quintilien, Cicero favorem et urbanum nova credit [2] : veut-on d'autres preuves ? Une raillerie fine et délicate, mais innocente, était urbanité ; mordante ou maligne, aussitôt elle changeait de nom : ce n'étoit plus urbanitas, c'était dicacitas : c'était aussi, comme l'appelle Horace, Sal nigrum, un sel caustique :
Ille Bioneis sermonibus, et sale nigro. [3]
[*193*] De-là il s'ensuit deux choses : la première, que nos termes de civilité, de politesse, de galanterie sont, comme je l'ai déjà dit, de fort mauvais équivalents pour exprimer l'urbanité des Romains ; la seconde, que cette urbanité étant, pour la bien définir, un certain caractère de politesse et de bonté tout ensemble qui se fait sentir dans le tour d'esprit, dans les discours et dans les sentiments d'une personne ; c'est une qualité tellement nécessaire à l'écrivain, à l'homme de Lettres, au savant que, s'il ne l'a et s'il ne sait la rendre sensible dans ses écrits, il pourra tout au plus donner bonne opinion de son esprit et de son savoir, mais nullement de sa personne.
Avec les notions que j'ai données de l'urbanité, il est aisé de juger qui sont les auteurs tant anciens que modernes qui en ont été ornés. Si nous la faisions consister seulement dans cette politesse d'esprit et de langage dont j'ai parlé d'abord, nous ne la pourrions refuser à presque pas un de ceux que leur mérite a sauvés [*194*] de l'injure des temps, ni à un grand nombre de modernes. Mais comme, autant que j'en puis juger, c'est une perfection qui étend aussi son empire sur les sentiments et sur les mœurs, je crois qu'il y a peu d'écrivains qui puissent y prétendre. A la tête de ce petit nombre je mettrai hardiment Homère : ces idées riantes et gracieuses dont il est rempli, ce choix qui paraît partout si aisé, si naturel ; cette douceur du langage Ionique qu'il parle préférablement à tout autre ; ces belles sentences qui sont semées si à propos dans ses Poésies ; enfin ce mélange si judicieux de l'agréable et de l'honnête, qu'est-ce autre chose que l'urbanité même ou, pour mieux dire, que l' ἀστειότηςdes Grecs ? En effet, si l'on en excepte quelques usages de son siècle qui nous paraissent grossiers, peut-être autant par notre faute que par celle de ces temps si anciens, et dans la peinture desquels Homère n'est pourtant pas plus répréhensible que l'est aujourd'hui Rubens ou Vandek de nous avoir représenté les femmes de [*195*] leur temps avec des vertugadins et des collets-montés. Du reste, je ne vois point d'écrivain qui ait mieux su allier ce caractère d'urbanité avec le grand et le sublime. Pindare, quoique plus connu par son élévation, ne laisse pas d'avoir des traits d'urbanité qui plaisent infiniment. Le savant Académicien qui en a fait une si belle traduction (M. l'abbé Massieu) ne manquera pas de les faire sentir. Euripide et Sophocle ont mis tant de grâces et tant de mœurs dans leurs Tragédies qu'il est aisé de voir que l'urbanité leur était naturelle. Ce que l'on peut dire encore plus justement d'Anacréon. Nous ne la refuserons certainement pas à Isocrate, encore moins à Démosthène, après le témoignage que Quintilien lui rend, ou plutôt qu'il rapporte comme un témoignage unanime, Demosthenem urbanum fuisse dicunt, dicacem negant [1]. Mais il faut avouer que cette qualité se fait particulièrement remarquer dans Platon. Jamais homme n'a si bien manié [*196*] l'ironie, je dis cette ironie qui n'a rien que d'aimable. Jusque-là qu'au sentiment de Cicéron il s'est immortalisé pour avoir transmis à la postérité le caractère de Socrate qui, en cachant la vertu la plus constante sous les apparences d'une vie commune et un esprit orné de toute sorte de connaissances sous les dehors de la plus grande simplicité, a joué en effet un rôle singulier et digne d'admiration. Les auteurs Latins étant plus connus, il ne serait presque pas besoin d'en parler. Car qui ne sait, par exemple, que Térence est si rempli d'urbanité que, de son temps même, ses pièces étaient attribuées à Scipion et à Lelius, les deux plus honnêtes hommes et les plus polis qu'il y eût à Rome ? Et qui ne sent que la beauté des Poésies de Virgile, la finesse d'esprit et d'expression d'Horace, la tendresse de Tibulle, la merveilleuse éloquence de Cicéron, la douce abondance de Tite-Live, l'heureuse brièveté de Salluste, l'élégante simplicité de Phèdre, le prodigieux savoir de Pline le Naturaliste, le [*197*] grand sens et la force de Quintilien, la profonde politique de Tacite, qui ne sent, dis-je, que ces qualités qui sont répandues dans ces différents auteurs et qui font le caractère particulier de chacun d'eux sont toutes assaisonnées de l'urbanité Romaine ?
Je passe donc aux modernes et, pour n'être point trop long, je me renferme dans la considération de nos écrivains.
Depuis l'établissement de l'Académie Française, écrire purement et poliment en notre langue est devenu si commun qu'aujourd'hui ce n'est presque plus un mérite ; mais écrire avec urbanité est autre chose. Je m'explique. Suivant les principes que j'ai établis, homo urbanus en Latin signifie à peu près ce que nous entendons par notre honnête homme. Quand donc nous disons de quelqu'un c'est un honnête homme, c'est un fort honnête homme, qu'entendons-nous ? Si nous prenons la peine d'examiner l'idée que nous avons dans l'esprit, il se trouvera que nous voulons dire un homme qui sent son bien, [*198*] qui a de la politesse, de l'esprit, qui a même l'esprit cultivé, qui joint à tout cela des mœurs. Ainsi écrire avec urbanité c'est véritablement écrire avec politesse, mais pourtant d'une manière aisée et naturelle, qui ne sent point l'Auteur, qui marque de la délicatesse dans l'esprit, de l'honneur et de la vertu dans l'âme. Quand je dis vertu, je n'exige pas cette vertu rigide qui fait le vir probus des Latins, et l'homme de bien parmi nous, mais une sorte de vertu qui est faite pour la société. D'où je conclus que ces auteurs effrontés qui se deshonorent eux-mêmes en comptant pour rien de blesser l'honnêteté publique, ces esprits pervers qui sont capables de corrompre toute une nation par le malheureux talent qu'ils ont de rimer ingénieusement des traits impies et obscènes ne connaissent pas seulement l'urbanité. Je ne citerai donc ici ni Rabelais, ni Marot ni Régnier, ni Scarron, ni la Fontaine, quelque mérite qu'ils aient d'ailleurs ; mais je citerai Voiture, Sarasin, Racine, le Père Bouhours et, [*199*] plus particulièrement encore, Vaugelas et Pellisson. Celui-ci a si bien exprimé ce caractère d'honnête homme dans son Histoire de l'Académie Française ; et l'autre, qui était l'oracle de son temps pour la langue, propose ses doutes et les résout avec une politesse et une modestie si aimables que je ne fais pas difficulté de les donner tous deux pour les plus parfaits modèles d'urbanité que nous ayons en notre langue. Quand vous lisez leurs écrits, vous sentez que de l'amour de l'ouvrage vous passez à l'amour de l'Auteur ; et tel est l'effet de cette rare qualité. À force de la définir et d'en parler, n'aurais-je point fait naître au lecteur l'envie de l'acquérir ? Il faut donc traiter aussi des moyens qui nous y peuvent aider.
II
Il en est de l'urbanité Romaine comme de toutes les autres qualités qui, pour être éminentes, veulent également du naturel et de l'acquis. Par le naturel, j'entends une heureuse naissance ; car les uns naissent durs [*200*] et méchants, les autres bons et humains ; les uns rudes et brusques, les autres doux et faciles ; les uns étourdis et légers, les autres attentifs et circonspects ; d'où s'ensuivent des dispositions ou des obstacles naturels pour la vertu dont je parle. Par acquis, j'entends une culture suivie qui consiste dans une bonne éducation et dans le soin qui succède à cette éducation. Voyons comment tout cela est nécessaire pour former en nous ce caractère d'urbanité que Cicéron vante tant dans les Romains de son temps, et qui est en effet très estimable.
Les Grecs, pour dire qu'un homme excellait dans un art, disaient qu'il le savait en homme qui l'avait appris dès son enfance (παιδομαθής) ; c'est ce que l'on peut fort justement appliquer à l'urbanité. Car si, dans nos premières années, nous n'en prenons le goût ou, pour me servir des termes de Cicéron, la teinture et la couleur, difficilement y revenons-nous. C'est [*201*] aussi pour cela que les grands hommes de l'Antiquité qui ont traité de l'éducation des enfants ont porté leurs recherches jusqu'à des détails qui nous paraissent risibles. Chrysippe, par exemple, souhaitait que l'on pût trouver des nourrices qui fussent savantes ; et Quintilien veut au moins que l'on prenne garde si elles parlent bien. C'est la Nourrice, dit-il, qui se fait entendre d'abord à un enfant ; ce sont ses paroles qu'il tâchera de rendre et d'exprimer par l'imitation ; or ce que l'on apprend à cet âge s'imprime naturellement dans l'esprit et y demeure. Que l'on n'accoutume donc point un enfant, non pas même dans les plus tendres années, à un langage qu'il sera obligé de désapprendre [1]. S'il y a une raison confirmée par l'expérience, c'est celle qu'allègue cet auteur. Il ne faut que considérer combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se défaire des mauvais accents que l'on a pris. Quand vient-on à bout de perdre entièrement l'accent Normand, ou Gascon ou Provençal, ou le Parisien, qui n'est peut-être pas [*202*] le moins mauvais ? Cette difficulté ne peut venir que de l'habitude contractée dans l'enfance ; c'est que les premiers sons qui viennent à frapper le tendre cerveau d'un enfant et les premières idées que reçoit son âme y font une impression si profonde et si forte que rien ne peut les effacer ; d'où il est aisé de juger de quelle importance il est de former d'abord un enfant à cette correction et cette pureté de langage qui est une des principales parties de l'urbanité. Cicéron n'étend pas ses vues tout à fait si loin que Quintilien, mais il veut du moins que les pères, les mères, les premiers instituteurs, tous conspirent à donner ce goût de politesse à un enfant ; et c'est à ces exemples domestiques qu'il attribue le mérite des [*203*] Gracques et de l'illustre fille de Lelius [1]. En effet, il y a dans toutes les langues, des prononciations vicieuses dont on ne se garantit que par une extrême attention. Témoin Démosthène qui avait tant de peine à prononcer l'r, à la place de laquelle il mettait une l. Les plus choquantes de ces prononciations sont celles que Cicéron explique si bien dans le troisième livre de l'Orateur, quand il dit : Je ne veux ni qu'on fasse sonner toutes les lettres d'une manière puérile et affectée, ni qu'on les laisse négligemment échapper, ni qu'on prononce les mots si faiblement qu'ils semblent tomber de la bouche, ni aussi qu'on leur donne trop de son et d'emphase [2]. Ces défauts se contractent presque toujours dans l'enfance ; et c'est pourquoi Quintilien, qui n'a rien négligé de ce qui peut rendre agréable en nous le talent de la parole, recommande avec tant de soin de ne les pas [*204*] Iaisser enraciner. Afin, dit-il, qu'un enfant ait la prononciation plus nette, il faudra l'obliger à répéter, avec le plus de vitesse et de volubilité qu'il sera possible, certains noms barbares dont les syllabes mal assorties semblent être enchaînées comme par force plutôt qu'unies naturellement ensemble ; de même certaines phrases et certains vers composés de mots rudes qui se heurtent et s'entrechoquent [1]. De-là naît en effet cette prononciation douce et polie que les Grecs appelaient du mot εὐφωνία et que Cicéron admirait particulièrement dans Catulus, hanc dico suavitatem quae exit ex ore [2]. Mais il ne suffit pas de bien prononcer, il faut bien parler. C'est peu que l'euphonie des Grecs si l'on n'y joint ce qu'ils entendaient par ὀρθοέπεια, un parler correct et agréable, comme les Latins l'expliquent, emendata cum suavitate vocum explanatio. C'est ce que l'on ne peut acquérir que par la connaissance des règles et de l'usage : des règles, pour se défendre des principaux vices de l'oraison, il faut donc les étudier ces règles ; de l'usage, [*205*] pour éviter les mots qui sont ou impropres, ou bas, ou grossiers, ou obscènes, par conséquent directement contraires à l'urbanité, il faut donc le savoir cet usage. Or on l'apprend par la lecture des bons écrivains, et encore plus par le commerce des personnes polies. Pourquoi, en effet, les femmes parlent-elles ordinairement mieux que les hommes ? Cela était ainsi dès le temps de Cicéron, et lui-même en rend raison ; c'est que les femmes étant moins exposées que les hommes à la fréquentation de toute sorte de gens il leur est plus aisé de conserver la pureté du langage. [1]
Me sera-t-il permis de faire ici une réflexion sur l'éducation que nous donnons aux enfants ? Il faut convenir qu'elle est très éloignée des préceptes que je viens de rapporter. On donne à un enfant pour nourrice une femme de la campagne, ou de la lie [*206*] du peuple : c'est d'elle qu'il apprend à parler ; à la nourrice succède une gouvernante, qui ne parle guère mieux ; des mains de la gouvernante cet enfant passe en celles d'un instituteur, à la capacité de qui l'on regarde si peu que l'on ne croit pas même qu'il en soit besoin. Cet enfant a-t-il atteint l'âge de six ou sept ans, on le jette dans une foule d'autres enfants dont l'éducation a été aussi négligée : je veux dire qu'on le met au collège où, sous prétexte de lui apprendre le Latin, il n'est plus question de sa langue. Aussi qu'arrive-t-il ? ce que nous voyons tous les jours, qu'un jeune homme, après dix-huit ans d'une pareille éducation, ne sait pas lire ; car je n'appelle pas savoir lire d'articuler des mots et de les joindre les uns aux autres, si l'on ne fait les bien prononcer, observer les pauses nécessaires, varier ses tons, enfin marquer une intelligence délicate des choses qu'on lit. Il ne sait pas mieux parler : une preuve de cela, c'est qu'il n'écrira pas une lettre de dix lignes sans y faire des [*207*] fautes grossières ; et, parce qu'il n'a pas appris la langue dans ses premières années, il ne la saura jamais bien. Je n'excepte de cette peinture qu'un petit nombre de gens qui, engagés dans la suite par leur profession ou par leur goût particulier, s'adonnent à cultiver leur esprit avec les Lettres ; encore, s'ils se mettent à écrire, éprouveront-ils, par la lenteur de leur composition, ce que c'est que d'avoir négligé leur langue dans le temps qu'ils devaient l'apprendre. Les Romains en usaient tout autrement : le Grec était pour eux la langue savante ; on en tenait des écoles publiques, ils l'apprenaient soigneusement, mais ils n'étaient pas moins soigneux d'apprendre la leur. Maîtres de grammaire leur en montraient les principes, les difficultés, les profondeurs ; maîtres de Rhétorique leur en étalaient les beautés et la richesse. Au sortir de ces écoles, ils maniaient leur langue comme ils voulaient, l'expression ne leur coûtait rien. Et je suis bien trompé si ce n'est à cela qu'il faut attribuer la prodigieuse facilité [*208*] qu'ils avaient à produire d'excellents ouvrages. Quand on considère les écrits qu'avaient laissés à la postérité Caton le Censeur, Cicéron, Varron, César, Brutus, Celsus, Pline, Sénèque, eux qui, pour la plupart, étaient si occupés d'ailleurs, et qui avaient tant de part aux affaires de leur temps, on ne peut comprendre comment ils ont pu suffire à tant de choses ; et il n'y a que la raison que j'ai apportée qui le puisse rendre croyable. Il ne faut donc pas s'étonner si l'urbanité, qui consiste premièrement dans la pureté du langage, était si commune parmi les Romains et si elle est si rare parmi nous. Je finirai cet article, en rapportant ce que Quintilien dit dans le chapitre Ier de son Ier livre : il conseille aux Romains de commencer par apprendre le Grec, puis il ajoute non longe Latina subsequi debent, et cito pariter ire ; ita fiet ut cum aequali cura linguam utramque tueri coeperimus, neutra alteri officiat [1]. On ne peut trop étudier le Grec et le Latin, c'est la source du vrai savoir ; mais, en [*209*] cultivant ces deux langues, il faut aussi cultiver la sienne propre ; de cette manière elles ne se nuiront point l'une à l'autre.
J'ai dit que l'urbanité Romaine, dans ses commencements, n'était autre chose qu'une grande pureté de langage qui distinguait les Romains des autres peuples d'Italie, et qu'elle ne différait en rien de l'Atticisme des Grecs ; mais que, dans la suite, on employa ce terme pour signifier ce caractère de politesse qui règne dans les manières et dans tout l'air d'une personne. Or l'urbanité prise en ce sens est encore le fruit d'une bonne éducation. Aussi les grands hommes que j'ai déjà cités, et que l'on peut regarder comme les Législateurs de l'éducation des enfants, ont-ils grand soin de nous recommander la pratique de toutes les choses qui peuvent façonner un jeune homme. Ils veuJent que la musique, que la danse, que la gymnastique, que le théâtre même, enfin que presque tous les arts concourent à lui donner des grâces, et à faire aimer en sa personne [*210*] la science et la vertu. Dandum etiam aliquid Comoedo, dit Quintilien [1] ; il faut qu'un enfant prenne aussi des leçons d'un Comédien, non seulement pour apprendre à prononcer correctement, mais pour former sa contenance et tout son extérieur. À l'égard de la musique, il en fait un art absolument nécessaire à tous ceux qui veulent passer pour bien élevés : c'est que la musique, suivant Aristoxene, a deux sortes de nombres, les uns qui règlent la voix, les autres qui règlent les mouvements du corps, d'où résulte la bonne grâce (εὐρυθμία) dans tout l'extérieur d'une personne. Quant à la gymnastique, on sait le cas que les Anciens en faisaient et combien ils y étaient adonnés. Les Tournois ont tenu sa place quelque temps en France ; et, présentement, à cette gymnastique des Anciens, qu'un Académicien de cette compagnie a fait connaître par des Dissertations si savantes, ont succédé les exercices que nos jeunes gens apprennent à l'Académie, [*211*] et dont ils ne sont déjà plus aussi amoureux qu'ils l'étaient autrefois. Mais Cicéron aime encore mieux qu'un jeune homme se forme sur le modèle des gens de guerre qui, à vrai dire, ont je ne sais quelles grâces beaucoup plus libres et plus aisées. Tels étaient les moyens dont les Romains se servaient pour acquérir cette urbanité qu'ils ont rendue si célèbre, moyens d'autant plus faciles qu'il y en a plusieurs dont il ne faut qu'un léger usage, seulement pour répandre de l'agrément sur des qualités plus solides et plus essentielles. Quintilien nous le dit expressement, et ses paroles méritent d'être rapportées, neque enim gestum componi ad similitudinem saltationis volo, sed subesse aliquid ex hac exercitatione puerili, unde nos non id agentes furtim decor ille discentibus traditus prosequatur [1], où l'on voit qu'il avait en vue ces vers de Tibulle :
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Illam quidquid agit, quoquo vestigia flectit,
Componit furtim, subsequiturque decor. [2]
[*212*] Cependant il faut avouer que ces moyens sont aujourd'hui fort négligés : on va même jusqu'à se persuader qu'ils ne sont pas nécessaires pour toutes les conditions, et c'est ainsi que pensent plusieurs de nos gens de robe. De là vient aussi que l'urbanité dont je parle, et qui leur siérait si bien, n'est pas fort commune parmi eux : car pourquoi ne pas dire librement ce qu'on pense quand on ne se propose que l'utilité publique ? L'éducation triste et austère qu'ils reçoivent pour la plupart et que, par une suite ordinaire, ils donnent à leurs enfants dégénère en cette espèce de gravité que M. le Duc de la Rochefoucaut définit un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l'esprit, je dirais, moi, de l'éducation. Ils ne songent pas que ce manque d'urbanité suffit quelquefois pour faire haïr ou mépriser de grands talents et de grandes vertus. Les Romains avaient encore de ce côté-là de grands avantages sur nous : parmi eux les professions n'étaient point distinguées, ni renfermées [*215*] dans des bornes étroites, comme elles le sont parmi nous. Ici un homme de palais n'est qu'un homme de palais ; un magistrat n'est qu'un magistrat ; un homme de Lettres, n'est qu'un homme de Lettres ; un homme de guerre n'est qu'un homme de guerre ; un Ministre de la religion a ses fonctions particulières et se mêle peu d'autres choses. Il en était tout autrement dans l'ancienne Rome ; un même homme avait toute sorte de talents : il était homme de Lettres, homme de barreau, homme de guerre, homme d'État, prêtre, augure ou pontife tout à la fois. Je m'imagine aisément qu'un tel homme qui suffisait à tant de professions différentes empruntait des unes nonseulement de l'éclat mais des grâces qui se répandaient naturellement sur toutes les autres. ; et je comprends par là que cette urbanité Romaine n'était point un vain nom. En effet, presque tous les Romains allaient à la guerre, au moins durant quelque temps ; la première de leurs charges était même autant militaire que civile, [*214*] j'entends la Questure, que l'on peut comparer à nos charges de Trésorier des troupes ou d'Intendant d'armée. Quel homme fut jamais plus homme de robe, plus attaché au barreau que Cicéron ? Cependant il commanda une armée ; il eut même le titre de Général et le garda un temps considérable. Horace, tout poltron qu'il était, avait servi sous Brutus ; ainsi des autres. Mais ces mêmes hommes savaient se rendre recommandables en temps de paix comme en temps de guerre. Un Général d'armée, après avoir étendu la domination Romaine par des conquêtes, gagné des batailles, obtenu les honneurs du triomphe, de retour à Rome et redevenu simple citoyen trouvait dans la diversité de ses talents une nouvelle carrière ouverte à son ambition. Il se portait pour le protecteur des lois ; il prêtait sa voix et son ministère à l'innocence opprimée et, soit au barreau, soit au Sénat, il disputait le prix de l'éloquence aux Orateurs les plus célèbres. Il n'est pas surprenant qu'un tel homme plaidât [*215*] ou haranguât du même courage dont il avait combattu, comme on le rapporte de César, ni qu'il mêlât aux exercices du barreau ces grâces militaires qu'il avait prises dans le conmerce des gens de guerre, ni par conséquent qu'il l'emportât de beaucoup sur nous dans ce que j'appelle urbanité. Ajoutez à cela que tous les honnêtes gens de Rome voyageaient en Grèce et allaient prendre le goût des beaux arts et de la politesse dans le sein de la politesse même ; sans compter qu'ils avaient chez eux et à leurs gages des Grecs propres à leur donner ce goût ou à les y entretenir ; tous avantages qui nous manquent et dont plusieurs ne conviennent plus ni à nos mœurs, ni à nos usages, ni à la forme de notre gouvernement, ni même à notre religion. Mais c'est cela même qui rend d'autant plus nécessaire la culture dont je parle et qui consiste, comme j'ai dit, dans une bonne éducation et dans le soin qui y succède. Je veux donner un exemple sensible de ce que peuvent l'un et l'autre par [*216*] rapport à l'urbanité, et je tirerai cet exemple de la personne d'Horace, celui de tous les Poètes Latins en qui ce caractère, autant que j'en puis juger, reluit davantage. Il ne faut que se souvenir de l'endroit où ce Poète, après s'être loué modestement et après avoir tiré vanité plutôt des vices qu'il n'avait pas que des vertus qu'il avait, rend tout l'honneur de son mérite à l'éducation que son père lui avait donnée :
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Causa fuit pater his, qui macro pauper agello,
Noluit in Flavi ludum me mittere ; magni
Quo pueri, magnis e centurionibus orti,
Laevo suspensi loculos tabulamque lacerto
Ibant octonos referentes Idibus aeris.
Sed puerum est ausus Romam portare docendum
Artes quas doceat quivis eques atque senator
Semet prognatos. Vestem servosque sequentes
In magno ut populo siqui vidisset, avita [*217*]
Ex re praeberi sumptus mihi crederet illos.
Ipse mihi custos incorruptissimus omnes
Circum doctores aderat. [1]
Voilà une éducation digne d'être proposée pour modèle. Voyons ce qu'Horace y ajouta du sien : non content des maîtres qu'il avait eus à Rome, il en alla chercher à Athènes, lui-même nous l'apprend :
Adjecere bonae paulo plus artis Athenae. [2]
Quoiqu'il ne se sentît pas fort brave, il voulut faire quelques campagnes, apparemment pour se façonner dans le métier des armes, celui de tous en effet où un jeune homme a le plus à gagner de ce côté-là. Mais ni la licence attachée de tout temps à cette profession, ni les amusements et la dissipation de la jeunesse ne lui firent jamais perdre le goût de l'étude : il l'aima jusqu'à croire les livres presque aussi nécessaires à la vie que les choses mêmes qui l'entretiennent : [218*]
Sit mihi librorum, et provisae frugis in annum
Copia. [1]
Né Poète, il fit des vers plutôt en galant homme qu'en Poète, comptant pour rien l'approbation du vulgaire, et ne se souciant que de celle d'un petit nombre de lecteurs,
Neque te ut miretur turba labores,
Contentus paucis lectoribus. [2]
Aussi en lisant Homère, dont il était charmé, il étudiait bien moins le Poète que le Philosophe : c'était Chrysippe, c'était Crantor qu'il s'imaginait lire, rapportant toujours tout aux bienséances et aux mœurs,
Qui quid fit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit. [3]
La bassesse de sa naissance ne lui [*219*] abattit point le courage : enhardi par d'heureux talents, il fréquenta les Grands et sut leur plaire. D'un côté admis à la familiarité de Pollion, de Messala, de Lollius, de Mécénas, d'Auguste même ; de l'autre, lié d'amitié avec Virgile, avec Varius, avec Tibulle, avec Plotius, avec Valgius, en un mot avec tout ce que Rome avait de meilleur, je ne m'étonne pas qu'il eût pris dans le commerce de ces grands hommes cette politesse, ce goût fin et délicat qui se fait sentir dans ses écrits. Voilà ce que j'appelle une culture suivie, et telle qu'il la faut pour acquérir ce caractère d'urbanité. En effet, quelque bonne éducation que l'on ait eue, pour peu qu'on se néglige, que l'on cesse de cultiver son esprit et ses mœurs par des réflexions et par le commerce des honnêtes gens, surtout des personnes de la Cour à qui la politesse est comme naturelle, on retombe bientôt dans la grossièreté. Aussi rapporte-t-on que Cicéron ne pardonnait pas un mauvais mot à son fils, in filio recte loquendi asper quoque exactor [1] ; et que [*220*] César, tout occupé qu'il était de ses grands projets, étudiait la pureté du langage jusque dans sa tente et au milieu du bruit des armes. Quelqu'un traitera peut-être cela de bagatelles et de ces petites choses qui détournent des grandes ; mais je lui répondrai ce que dit Quintilien dans une occasion à peu près semblable : Ces connaissances ne nuisent pas à qui s'en sert comme d'un degré pour s'élever à d'autres, mais à qui s'y arrête et s'y borne uniquement. [1]
Passons maintenant à cette espèce d'urbanité qui est affectée à la raillerie ; car on en peut distinguer de deux sortes avec Domitius Marsus, l'une pour le genre sérieux, l'autre pour le plaisant. Quant à celle-ci, elle n'est guère susceptible de préceptes ; les deux guides que j'ai suivis, m'abandonnent ici, avouant l'un et l'autre que la manière de railler ne s'enseigne point, bien moins donc la manière de railler finement et délicatement, en quoi consiste cette espèce [*221*] d'urbanité ; accedit difficultati, quod ejus rei nulla exercitatio est, nulli praeceptores, dit Quintilien [1]; et Cicéron, dans son traité de l'Orateur, convient aussi qu'il n'y a nul art qui apprenne à railler, nullam esse artem salis ; même un des interlocuteurs de ce dialogue nous dit formellement qu'ayant vu quelques livres composés par des Grecs et intitulés l'art de railler il avait cru d'abord pouvoir y apprendre quelque chose, qu'en effet il y avait trouvé beaucoup de bons mots et plusieurs choses fort plaisamment dites ; car, ajoute-t-il, Ies Siciliens, les Rhodiens, les Byzantins et surtout les Attiques excellent en ce genre ; cependant, quand ils ont voulu réduire cette matière en art, véritablement ils ont fait rire, mais à leurs dépens, car ils se sont rendus ridicules eux-mêmes ; d'où il conclut que ce n'est point une chose qui se puisse apprendre par règles, et il en donne une bonne raison, c'est que le talent de faire rire est un talent qui naît avec nous et auquel il faut être formé par la [*222*] nature même. Cependant Quintilien, qui excelle à traiter les choses en détail comme Cicéron excelle à les traiter en gros, estime que l'on pourrait aussi tourner l'esprit des jeunes gens de ce côté-là. Mais, après tout, ces grands Maîtres ne font que nous prescrire un certain tempérament qu'il faut garder dans la plaisanterie, afin qu'elle ait cet air d'urbanité qui sied si bien à un honnête homme. Ce qu'ils nous recommandent surtout c'est, premièrement, de ne jamais affecter de faire rire, et ils remarquent que les traits de raillerie siéent toujours mieux à celui qui se défend qu'à celui qui attaque, parce que l'on n'y peut soupçonner d'affectation ni d'étude ; outre qu'il est naturel à toute personne de se défendre avec des armes semblables à celles dont on se sert pour l'attaquer ; secondement, c'est d'épargner toujours les personnes à qui nous devons du respect, ou de l'amitié, Parcendum est maxime caritati hominum, ne temere in eos dicas qui diliguntur [1] : maxime qui semble aisée à observer et qui est pourtant [*223*] d'une pratique presque impossible à ceux qui ont l'esprit naturellement porté à la raillerie ; ce qui a fait dire à Ennius [1] que même un homme sage étouffera plutôt dans sa bouche des charbons allumés qu'un bon mot prêt à lui échapper. Aussi, parmi les Romains, ne cite-t-on que le seul Crassus qui, avec un talent singulier pour la raillerie, ait su garder toutes les bienséances, ne manquer jamais à ce qu'il devait et aux autres et à lui-même, et s'abstenir d'être plaisant aussi souvent qu'il pouvait l'être. Quintilien nous donne sur cela des préceptes admirables et dignes de toute la sévérité de la morale Chrétienne : Que nos jeux, dit-il, soient toujours innocents, et gardons-nous de cette manie d'aimer mieux perdre un ami qu'un bon mot. Un honnête homme fait rire et plaisanter avec décence ; pas un mot ne lui échappe qui puisse intéresser son honneur et sa dignité. C'est mettre la qualité de plaisant à trop haut prix que de vouloir l'acquérir aux dépens [*224*] de la probité [1]. D'où l'on peut juger avec quel soin on doit éviter toutes les plaisanteries qui sont basses ou grossières, et combien il faut prendre garde qu'en voulant être plaisant on ne devienne un bouffon, personnage qui ne convient jamais à un honnêre homme. La bonne plaisanterie n'excite point des éclats de rire ; elle ne fait, pour ainsi dire, que chatouiller l'âme. Plaute n'était point goûté d'Horace ; c'est que Plaute donne assez souvent dans le bas comique, et qu'il est plus propre à faire rire le peuple que les honnêtes gens. Avec ces précautions, la raillerie n'aura de sel que ce qu'il en faut pour égayer le discours ; purgée de tout ce qui pouvait la rendre offensante et amère, elle se tournera en urbanité ; ce qui prouve, comme je l'ai dit dans ma première partie, que l'urbanité, à le bien prendre, est une vertu morale qui nous rend d'un commerce aimable et propres à la société. C'est pourquoi je finirai cet article par les mêmes paroles dont se sert Quintilien, après avoir [*225*] expliqué ce qu'il entendait par mœurs : Denique hoc omne bonum et comem virum poscit [1] : L'urbanité, outre les perfections dont j'ai parlé, demande encore un fond de bonté, qui ne se trouve que dans les personnes bien nées.
Pour ne laisser rien à dire sur les moyens de l'acquérir, je remarquerai deux défauts qui lui sont très opposés : le premier est une certaine timidité qui nous donne un air embarrassé et qui dégénère en mauvaise honte. Le remède qu'y trouve l'auteur que j'ai déjà cité tant de fois c'est une honnête assurance, ou plutôt l'intrépidité d'une bonne conscience [2]. Je crois pour moi qu'il ne suffit pas d'une bonne conscience et qu'il y faut ajouter un grand usage du monde ; sans quoi un honnête homme avec de l'esprit payera fort mal de sa personne. L'autre défaut est une envie trop marquée de faire paraître ce caractère d'urbanité ; d'où [*226*] naît je ne sais quoi de recherché, d'affecté qui gâte tout ; car si ce caractère ne nous est comme naturel, j'aimerais presque mieux une grossièreté qui aurait du moins le mérite de la simplicité. En effet, tout ce qui paraît peiné ne saurait avoir de grâces, et l'urbanité n'est point où il n'y a point de grâces. Tout ce qui est excessif messied nécessairement, dit Quintilien ; c'est pour cela que ce qui de soi est bien perd toute sa grâce dès qu'il n'a point un certain tempérament et de certaines bornes ; mais c'est ce qu'il est plus aisé de sentir que d'expliquer, et dont l'observation dépend plus d'un certain goût que de tous les préceptes. Quand je parle donc de l'urbanité et des moyens de l'acquérir, c'est de celle qui n'a rien que d'aisé, que de naturel ; c'est de celle que Cicéron louait en Curius dans une de ses lettres à Atticus [1] et, pour ne pas recourir à des exemples étrangers quand nous en avons [*227*] de domestiques, c'est de cette même urbanité dont, sans sortir de cette Académie, je pourrais citer d'illustres modèles. [1]
NOTES
[174-1] Horace, Épîtres, I,9, v. 8-11. « Mais j'ai craint d'avoir l'air de faire ma situation moindre qu'elle n'est, en homme qui dissimulerait son crédit afin de l'employer pour lui seul. Voilà comment, évitant la honte d'un reproche plus grave, j'ai consenti à user des prérogatives du citadin qui ne sait plus rougir (litt. de l'effronterie du citadin). » (traduction F. Villeneuve).
[176-1] Cicéron, Brutus, 46, 171.
[178-1] Cicéron, Brutus, 46, 170-172 : Tum Brutus : Quid tu igitur, inquit, tribuis istis externis quasi oratoribus ? – Quid censes, inquam, nisi idem quod urbanis ? praeter unum, quod non est eorum urbanitate quadam quasi colorata oratio ? – Et Brutus : Qui est, inquit, iste tandem urbanitatis color ? – Nescio, inquam ; tantum esse quemdam scio. Id tu Brute jam intelleges cum in Galliam veneris ; audies tum quidem etiam verba quaedam non trita Romae, sed haec mutari dediscique possunt ; illud est majus quod in vocibus nostrorum oratorum retinnit quiddam et resonat urbanius. Nec non in oratoribus modo apparet, sed etiam in ceteris. Ego memini T. Tincam Placentinum, hominem facetissimum, cum familiari nostro Q. Granio praecone dicacitate certare. Eon', inquit Brutus, de quo multa Lucilius ? Isto ipso, sed Tincam non minus multa ridicule dicentem Granius obruebat nescio quo sapore vernaculo ; ut ego jam non mirer illud Theophrasto accidisse quod dicitur, cum percontaretur ex anicula quadam quanti aliquid venderet et respondisset illa atque addidisset "Hospes, non pote minoris", tulisse eum moleste, se non effugere hospitis speciem, cum aetatem ageret Athenis optimeque loqueretur. Omnium sic, ut opinor, in nostris est quidam urbanorum, sicut illic Atticorum sonus. « Alors Brutus : quelle valeur attribues-tu à ces orateurs en quelque sorte étrangers ? – Quelle valeur ? répondis-je ; mais la même qu'à ceux de Rome, sauf en un point : il manque à leur langage un certain coloris d'urbanité. – Qu'entends-tu donc, reprit-il, par ce coloris d'urbanité ? – Je ne saurais le dire, répondis-je ; je sais seulement qu'il en existe un. Tu le sentiras bientôt toi-même, Brutus, quand tu seras arrivé en Gaule. Tu y entendras des mots qui ne sont pas d'usage courant à Rome. Mais les mots, on peut les changer ou en perdre l'habitude. Ce qui est plus caractéristique, c'est dans le son de la voix de nos orateurs un certain accent et comme un timbre plus distingué. Et cette particularité, ce n'est pas seulement chez les orateurs qu'on la remarrque ; elle est chez tous les gens de Rome. Je me souviens d'avoir vu Titus Tinea, de Plaisance, homme très spirituel, faire avec notre ami le crieur Quintus Granius un assaut de verve. – Le Granius, dit Brutus, dont parle souvent Lucilius ? – Celui-là même. Tinca n'était pas moins fertile en saillies que Granius, mais Granius avait l'avantage par je ne sais quelle saveur de terroir. Aussi ne suis-je plus étonné de l'aventure arrivée, dit-on, à Théophraste, un jour qu'il demandait à une vieille femme du peuple le prix d'une marchandise. "Étranger, lui dit-elle après avoir répondu à la question, impossible à moins." Il fut vexé de se voir reconnu pour un étranger, lui qui habitait Athènes depuis longtemps et qui parlait très correctement. C'est ainsi, je pense, que chez nous tous les gens de la ville ont, comme là-bas les gens de l'Attique, un accent particulier. » (traduction Jules Martha).
[178-2] Cicéron, De Oratore, III,12,45 : Equidem cum audio socrum meam Laeliam – facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conservant, quod multorum sermonis expertes ea tenent semper quae prima didicerunt –, sed eam sic audio ut Plautum mihi aut Naevium videar audire. « Pour moi, lorsque j'entends parler Laelia, ma belle-mère – il est plus facile aux femmes de conserver la pureté de l'ancien accent; comme elle n'ont pas à s'entretenir avec beaucoup de personnes, elles gardent toujours leur premières habitudes –, donc, lorsque j'entends Laelia, c'est Plaute ou Névius que je crois entendre. »
[179-1] Cicéron, De Oratore, III, 11, 42. « Ton accent et sa finesse précise m'enchantent ; je laisse de côté, bien que ce soit l'essentiel, la finesse précise des mots ; je pense au charme de ta diction. »
[179-2] Cicéron, De Oratore, III,12, 45.
[180-1] Cicéron, De Oratore, III,12,44. Quare cum sit quaedam certa vox Romani generis urbisque propria, in qua nihil offendi, nihil displicere, nihil animadverti possit, nihil sonare aut olere peregrinum, hanc sequamur, neque solum rusticam asperitatem sed etiam peregrinam insolentiam fugere discamus. « Puisque le Romain, l'habitant de notre ville a je ne sais quel accent qui le distingue nettement, où il n'y a rien qui puisse choquer, qui puisse déplaire, qui puisse attirer l'attention, rien qui sonne ou qui sente l'étranger, cherchons à l'adopter et apprenons à fuir non seulement la prononciation rauque des paysans, mais encore la bizarrerie de l'intonation provinciale. »
[181-1] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI : Urbanitas est virtus quaedam in breve dictum coacta, et apta ad delectandos movendosque homines in omnem affectum, maxime idonea ad resistendum vel lacessendum, prout quaeque res ac persona desiderat.
[181-2] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI.
[183-1] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI, chap. 3 : Nam et urbanitas dicitur, qua quidem significari video sermonem pra se ferentem in verbis et sono, et usu proprium quemdam gustum urbis, et sumptam ex conversatione doctorum tacitam eruditionem ; denique qui contraria sit rusticitas.
[185-1] Toutes les citations qui précèdent sont à la fin du chapitre III du livre VI de Quintilien.
[185-2] Horace, Satires, I,10, v. 13-14. « [Un langage soutenant le rôle par moments] d'un homme de bonne compagnie qui ménage ses forces et les affaiblit de propos délibéré. »
[186-1] Cicéron, De Oratore, II, 270. « Manier l'ironie, c'est à quoi excellait Émilien, notre second Africain, suivant Fannius qui, dans ses Annales, l'appelle d'un mot grec "eirônia" ; mais, suivant ceux qui connaissent l'Antiquité mieux que moi, ce fut Socrate, n'est-il pas vrai, qui l'emporta dans cet art de dissimuler sa pensée ; il y déployait plus d'agrément et de grâce que personne. »
[188-1] Cicéron, De Oratore, III, 43. Athenis jam diu doctrina ipsorum Atheniensium interiit, domicilium tantum in ea urbe remanet studiorum, quibus vacant cives, peregrini fruuntur, capti quodam modo nomine urbis et autoritate. Tamen eruditissimos homines Asiaticos quivis Atheniensis indoctus non verbis sed sono vocis nec tam bene quam suaviter loquendo facile superabit. « Athènes a, depuis longtemps, vu disparaître la science des Athéniens aux-mêmes ; elle n'est plus qu'un séjour d'études, auxquelles les habitants sont insensibles, mais dont viennent jouir les étrangers, séduits en quelque façon par le nom et le prestige de la cité. Cependant n'importe quel Athénien, même sans instruction, l'emportera sur les hommes d'Asie les plus cultivés, non par les termes employés, mais par l'accent, et moins par la correction que par le charme de sa parole. »
[189-1] Quintilien, Institution Oratoire, livre X. Vix levem consequimur umbram, adeo ut mihi sermo ipse Romanus non recipere videatur illam solis concessam Atticis venerem, quando eam ne Graeci quidem in alio genere linguae obtinuerint. « À peine avons-nous l'ombre de la tragédie grecque, tant notre langue me paraît peu susceptible de ce charme indéfinissable attaché aux seuls Attiques, et auquel les Grecs eux-mêmes n'ont pu atteindre quand ils ont écrit dans un autre dialecte. »
[192-1] Cicéron, Lettres familières, livre III, lettre 227 : Cicero s.d. Appio Puchro (lettre 227) : « Toi, un homme non seulement sage, mais encore, comme on dit maintenant, un homme de la ville ».
[192-2] Quintilien, Institution Oratoire, livre III. « Cicéron croyait que les mots favor et urbanus ne faisaient que de naître de son temps. »
[192-3] Horace, Épîtres, II, 2, v. 60. « Pour tel autre [ont du charme] les entretiens à la manière de Bion [le Borysthénite], avec leur sel noir. »
[195-1] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI : « On accorde à Démosthène l'urbanité, on lui dénie la dicacité. »
[201-1] Quintilien, Institution Oratoire, I,1 : Recte tamen etiam loquantur. Has primum audiet puer harum verba effingere imitando conabitur; et natura tenacissjmi sumus eorum, quas rudibus annis percepimus, […] Non assuescat ergo, ne dum infans quidem est, sermoni, qui dediscendus sit.
[203-1] Cicéron, Brutus, 58, 210-211 : Magni interest quos quisque audiat quotidie domi quibuscum loquatur a puero, quemadmodum patres, paedagogi, matres etiam loquantur. Legimus epistolas Corneliae matris Gracchorum : apparet filios non tam in gremio educatos quam in sermone matris. Auditus est nobis Laeliae Caii filiae saepe sermo. Ergo illam patris elegantia tinctam vidimus. « C'est une chose de grande importance que le langage des personnes que l'on entend chaque jour à la maison, avec lui l'on s'entretient dès l'enfance, le langage des pères, des pédagogues, des mères aussi. Nous pouvons lire les lettres de Cornélie, mère des Gracques : il en résulte avec évidence que ses fils ont été formés moins par les tendres attentions que par le pur langage de leur mère. J'ai plus d'une fois entendu causer Laelia, fille de Caius Laelius : on la voyait tout imprégnée de l'élégance de son père. »
[203-2] Cicéron, De Oratore, III, 11, 41 : Nolo exprimi litteras putidius, nolo obscurari neglegentius, nolo verba exiliter exanimata exire, nolo inflata et quasi anhelata gravius. « Je ne veux pas qu'on détache les lettres d'une manière trop affectée ; je ne veux pas qu'on les prononce indistinctement, d'une manière trop négligente ; je ne veux pas que les mots sortent faiblement dans un souffle ou bien enflés et comme exhalés avec trop de force. »
[204-1] Quintilien, Institution Oratoire, fin du livre I : Non alienum fuerit exigere ab his aetatibus, quo sit absolutius os, et expressior sermo, ut nomina quaedam versusque affectatae difficultatis ex pluribus et asperrime coeuntibus inter se syllabis catenatos, et velut confragosos, quam citatissime volvant. « Il ne sera pas indifférent non plus, pour délier la langue des enfants, et leur donner une prononciation distincte, d'exiger qu'ils développent le plus rapidement possible certains mots et certains vers d'une difficulté étudiée, formés de syllabes qui se heurtent entre elles d'une manière choquante. »
[204-2] Cicéron, De Oratore, III, 11, 42.
[205-1] Cicéron, De Oratore, III, 12, 45. Facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conservant, quod multorem sermonis expertes ea tenent semper, quae prima didicerunt.
[208-1] Quintilien, Institution Oratoire, livre I : « La langue latine doit donc suivre de près la langue grecque, et ces, deux langues doivent bientôt marcher de front. Ainsi, on pourra y donner un soin égal, et l'une ne nuira pas à l'autre. »
[210-1] Quintilien, Institution Oratoire, I, 11.
[211-1] Quintilien, Institution Oratoire, I, 13. « Je ne veux pas que son maintien soit calqué sur celui d'un danseur ; je veux seulement que des leçns qu'il aura prises il lui reste une grâce, une aisance qui l'accompagne partout à son insu. »
[211-2] Tibulle, Le roman de Sulpicia, v.7-8 : « Elle ne fait pas un geste ni un pas sans que la Gâce ne règle en secret ses mouvements et ne l'accompagne partout. »
[217-1] Horace, Satires, I, 6, v. 72-82. « Je dois cela à mon père qui, pauvre d'un maigre petit bien, ne voulut pas m'envoyer à l'école de Flavius, où les nobles enfants issus des nobles centurions, leur boîte à casier et leur planchette suspendues à l'épaule gauche, allaient, payant aux Ides huit écus de bronze. Dès mon enfance, il ne craignit pas de me transporter à Rome pour m'y faire donner l'instruction que ferait donner à sa progéniture un chevalier, un sénateur. Mes habits, les esclaves qui me suivaient, si quelqu'un, dans cette grande foule, les avait remarqués, pouvaient faire croire que le patrimoine d'une vieille famille fournissait à une telle dépense. Mon père lui-même, gardien incorruptible, m'accompagnait partout chez les maîtres. »
[217-2] Horace, Épîtres, II,2, v. 43. « La bonne Athènes ajouta quelque chose à ma culture. »
[218-1] Horace, Épîtres, I, 18, v. 109-110. « Que j'aie une bonne provision de livres et de blé mis en réserve pour l'année. »
[218-2] Horace, Satires, I, 10, v. 73-74. « Ne te mets pas en peine d'être admiré de la foule, satisfait d'un petit nombre de lecteurs. »
[218-3] Horace, Épîtres, I, 2, v. 3-4. « Ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est profitable, ce qui ne l'est point, il nous le dit plus pleinement et mieux que Chrysippe et Crantor. »
[219-1] D'après Quintilien, Institution Oratoire, I,7 : « Envers son fils, il a été un censeur très pointilleux de son langage. »
[220-1] Quintilien, Institution Oratoire, I, 7 : Non obstant hae disciplina per illas euntibus, sed circa illas haerentibus.
[221-1] Quintilien, Institution Oratoire, VI, 3, 14 : « Ce qui ajoute encore à la difficulté [de faire rire] c'est qu'il n'y a pas pour cela d'exercice proprement dit, ni de professeurs. »
[222-1] Cicéron, De Oratore, II, 58 : « Il faut surtout ménager les affections de l'auditoire et ne pas attaquer maladroitement des personnes qui lui sont chères. »
[223-1] Flammam a sapiente facilius ore in ardente opprimi, quam bona dicta teneat.
[224-1] Quintilien, Institution Oratoire, VI : Laedere nunquam velimus longeque absitpropositum illud : potius amicum quam dictum perdendi. […] Ea, quæ dicit vir bonus, omnia salva dignitate ac verecundia dicet : nimium enim risus pretium est, si probitatis impendio constat.
[225-1] Quintilien, Institution Oratoire, VI, 2, 18.
[225-2] Quintilien, Institution Oratoire, 12, 5, 4 : Optima est autem emendatio verecundiae fiducia, et quamlibet imbecilla frons magna conscientia sustinetur.
[226-1] Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 298 : Et mehercule est quam facile diligas αὐτόχθων in homine urbanitas. (C'est un homme qu'on aime à la première vue ; et je lui trouve un fonds de grâce naturelle.)
[227-1] Louis de Jaucourt s'est inspiré de la dissertation de N. Gédoyn pour son article « Urbanité romaine » dans l'Encyclopédie, 1ère édition, 1751, tome 17, p. 487-488