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RÉFLEXIONS SUR LE GOÛT [1]

par l'abbé Gédoyn, de l'Académie française


 

J'ai été tenté plusieurs fois d'examiner ce que c'est que le goût pris dans un sens moral et de traiter tout ce qui a rapport à cette matière. Je sais que c'est une entreprise délicate où il est difficile de se satisfaire soi-même et plus difficile encore de satisfaire les autres. Mais du moins est-elle digne d'un homme de lettres et digne de la compagnie pour qui j'écris. Il n'en faut pas davantage pour m'animer ; je vais donc vous dire ce que la réflexion m'a pu sournir sur ce sujet.
Je remarque en premier lieu qu'en latin gustus, d'où vient notre mot de goût, se prend rarement au figuré. Il n'y a guère que Quintilien qui s'en soit servi dans le même sens que nous employons le mot de goût. C'est dans la définition qu'il donne de l'urbanité Romaine : proprium quemdam gustum Urbis [2]: un certain goût de politesse qui ne se prend qu'à Rome.

Nous au contraire, nous employons souvent et heureusement le terme de goût au figuré. C'est ainsi qu'une langue, infiniment moins riche et moins abondante qu'une autre, peut néanmoins à certains égards avoir quelque avantage sur elle. Cependant, disons le vrai, ce mot de goût, qui nous est si familier, ne présente pas d'abord une idée bien nette, et ceux qui en usent le plus seraient peut-être embarrassés à nous dire ce qu'il signifie, car il n'est pas aussi aisé qu'on le pense de bien définir le goût, pris dans le sens dont il s'agit. Témoin les définitions que nos écrivains en donnent. Le goût, dit l'un, est un sentiment qu'on ne saurait apprendre ni enseigner ; il faut qu'il soit né avec nous. Le bon goût en matière d'esprit, dit un autre, est une harmonie et un accord de l'esprit avec la raison. Si nous en croyons un autre, le bon goût est un sentiment naturel qui tient à l'âme et  une espèce d'instinct de la droite raison. J'avoue que je ne suis pas content de toutes ces définitions. Examinons donc premièrement ce que c'est que le goût. Nous verrons ensuite comment on acquiert le bon et comment on se préserve du mauvais.

I

Je me souviens que Quintilien, voulant expliquer ce que l'on entendait par salsum, qui veut dire le sel du discours, considère d'abord le mot au propre, d'où il tire un espèce de conséquence pour le figuré [3]. En suivant la même méthode nous trouverons peut-être ce que c'est que le goût. Au propre, c'est celui de nos cinq sens par lequel nous discernons les saveurs. Au figuré, ce sera donc ce qui nous fait discerner le bon et le mauvais dans les ouvrages de l'esprit et de l'art. En effet, comme les saveurs sont l'objet du goût matériel et physique, de même les ouvrages de l'esprit et de l'art sont l'objet du goût moral. Mais il faut aller encore plus loin et voir comment il s'acquiert. Je dis comment il se fait en nous, et je m'explique.

Dans le physique et dans le moral il y a un goût naturel et un goût acquis. Le goût naturel, dans l'un et l'autre, est un don de la nature, et le goût acquis est le fruit de l'expérience et de la réflexion. Que je boive du vin de Champagne pour la première sois, je dirai bien s'il me fait plaisir ou non. Le seul sentiment suffit pour cela. Mais je ne pourrai pas dire si c'est du bon vin de champagne, parce que, n'en ayant jamais bu, j'ignore le goût et la qualité que le vin de Champagne doit avoir. Dans le moral, il en est de même. Le goût naturel – qui n'est autre chose que la droite raison, et ce que nous appelons le sens commun, parce que la nature est censée l'avoir donné à tous les hommes – le goût naturel, dis-je, suffit pour me saire juger si un homme parle sensément. Mais de connaître si cet homme écrit bien, s'il a fait un bon poème, ou une belle tragédie, ou un beau tableau, c'est l'effet d'un autre goût qui s'acquiert et qui consiste, comme j'ai dit, à savoir discerner le bon et le mauvais dans les ouvrages de l'art… Ce goût acquis est toujours enté sur le goût naturel, qui en est comme la base et le fondement, mais qui du reste ne nous mène jamais bien loin par lui-même. On comprend aisément qu'il ne s'agit ici que du goût acquis. Aussi pour l'ordinaire n'est-il question que de celui-là. Car lorsqu'on dit d'une perfonne qu'elle n'a point de goût ou qu'elle a beaucoup de goût, c'est toujours du goût acquis que l'on prétend parler.

Voyons maintenant comment le goût opère en nous. Il me semble que c'est toujours par voie de comparaison et en rapportant une chose à une autre de même genre, dont nous avons conservé l'idée, et qui est la cause exemplaire de tous les jugements que nous portons en matière semblable. Un exemple me fera mieux entendre. On me donne à boire de l'eau des Barbades. Si je la trouve bonne, et que je ne me trompe pas, ce jugement ne peut venir que du hasard, ou de ce que j'ai déjà bu de l'eau des Barbades, qui était fort bonne, et que celle que je bois actuellement a le même goût. Je lis un poème épique écrit en français, par exemple le poème de la Ligue [4]: j'y remarque du génie et de grandes beautés ; mais, après l'avoir bien examiné, je dis : ce n'est point là un poème épique. Pourquoi ? C'est que le poème de la Ligue réveille en moi l'idée de l'Iliade, de l'Odyssée et de l'Énéide, les seuls poèmes épiques qui soient reçus pour des modèles et avec lesquels je vois que le poème de la Ligue n'a aucune ressemblance. Ainsi, dans le physique et dans le moral, mon goût n'opère que par comparaison, ou plutôt n'est lui même qu'un jugement de comparaison.

Il ne faut donc pas s'étonner si ce que nous appelons goût les Romains l'appelaient judicium, terme peut-être moins expressif que le nôtre, mais plus clair et plus général. Athenienses quorum semper fuit sincerum prudensque judicium, nihil ut possent nisi incorruptum audire et elegans : les Athéniens, dont le goût était si bon et si fin qu'ils ne pouvaient rien entendre qui ne fût extrêmement pur et élégant. [5] Judicium en cet endroit ne signifie autre chose que le goût. Il dit dans un autre : Omnes tacito quodam sensu sine ulla arte aut ratione, quae sint in artibus prava aut recta dijudicant. Tous les hommes, par un secret sentiment, sans le secours d'aucun précepte, d'aucun art, savent discerner ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les arts. [6]

Voilà le goût naturel bien marqué. Car Cicéron ne peut entendre ici que ces beautés et ces défauts qui sautent aux yeux et qui, pour être sentis, n'ont besoin que d'un certain goût qui est naturel à tout homme. En effet il y a cette différence entre le goût naturel et celui qui s'acquiert, que le premier ne nous trompe jamais, et que le second est très fautif. C'est que le premier consiste dans une sensation, ou dans un sentiment, qui est l'effet d'une impression certaine et invariable. Comme je distinguerai le doux et l'amer si j'ai le palais bien disposé, de même, si j'ai du sens et de la raison, je goûterai un discours sensé aussi nécessairement que je verrai la lumière lorsque j'ouvrirai les yeux en plein jour. Il n'en est pas ainsi du goût acquis. Ce goût est le fruit et l'effet non seulement de l'art, et par conséquent de la connaissance des règles, mais encore plus de la juste idée de perfection à laquelle il faut rapporter toutes les choses que nous faisons ou dont nous jugeons. Ces conditions se trouvent rarement ensemble. Tel sait les règles d'un art qui n'en connaît pas les finesses, et tel en possède le règles et les finesses qui n'a pas étudié les grands modèles, dans lesquels seuls on prend une juste idée de la perfection. Voilà pourquoi le bon goût est si rare et le mauvais si commun.

Quelques-uns s'imaginent qu'avec de l'esprit on juge bien de tout. Sans doute c'est une grande avance que d'avoir de l'esprit, c'est même une condition nécessaire, puisque le goût acquis, comme je l'ai dit, esl toujours enté sur le goût naturel. Mais l'esprit tout seul ne me suffit pas plus pour me faire juger d'un ouvrage de l'art que le palais bien disposé suffit pour me saire connaître si un mets dont je n'ai jamais mangé et un vin dont je n'ai jamais bu ont le goût et la qualité qui leur est propre.

Une chose néanmoins paraît favoriser le sentiment que je combats. C'est que l'on voit souvent, et surtout à la Cour, des hommes, même des femmes, qui, sans aucune connaissance des règles, jugent fort bien d'un ouvrage en prose ou en vers, d'une pièce de théâtre, d'un morceau de musique et de plusieurs autres productions de l'art. D'où l'on conclut que le goût naturel est suffisant pour tout cela ; on se trompe. Le discernement de ces personnes n'est point l'effet de leur goût naturel : c'est l'effet du goût qu'elles ont acquis, non par l'étude, mais par une heureuse expérience. Accoutumées au bon presque en tout genre, elles s'en font une juste idée qui dirige leur jugement et leur sert de règle. Elles y rapportent tout ce qu'elles lisent, tout ce qu'elles entendent; et, si quelque chose s'en écarte, leur goût, qui en est blessé, le refuse aussitôt. D'ailleurs elles sont sans cesse avec un monde poli, avec des courtisans, dont il y en a toujours quelques-uns qui ont l'esprit cultivé, soit par la lecture, soit par la fréquentation des gens de lettres. Il est assez naturel que, dans un tel commerce, ces personnes acquièrent cette politesse aimable, cette teinture d'érudition qu'un auteur (Quintilien) appelle si bien sumptam ex conversatione doctorum tacitam quamdam eruditionem [7]. Mais ne nous y trompons pas nous-mêmes. La Cour n'est plus ce que nous l'avons vue. Le bon goût n'y règne pas aujourd'hui comme il y a trente ans, ni par conséquent à la ville. La plupart des vieux courtisans, dont plusieurs avaient l'esprit orné, sont morts. Les jeunes qui leur ont succédé n'ont pas encore eu le temps de se former. Alors le commerce des hommes donnait du poids et de la solidité à la conversation des femmes, et les femmes joignaient à cette solidité ces grâces légères qui leur sont presque naturelles. Nous avions nos Lélies et nos Cornélies aussi bien que l'ancienne Rome, nos Distimes et nos Aspasies aussi bien que la Grèce. Présentement le démon du jeu a banni tout entretien. Les mésalliances, que l'amour des richesses a rendues si fréquentes, ont encore beaucoup contribué à altérer le bon goût. Une bourgeoise transplantée à la Cour y porte souvent le goût du terroir où elle est née, une prononciation parisienne bien pire que cette Patavinité tant reprochée à Tite-Live, en un mot des manières et une éducation bourgeoise dont on ne se défait presque jamais.

Il en est donc du bon goût comme de l'usage en ce qui concerne la langue. Je crois qu'il les faut resserrer l'un et l'autre selon les temps dans des bornes plus ou moins étroites. Du temps que l'Académie Française était nouvellement instituée et qu'on la regardait comme l'ouvrage favori d'un grand Ministre à qui l'on avait intérêt de plaire, on étudiait la langue, et il y avait peu d'honnêtes gens qui ne se piquassent de bien parler. Cette ambition n'est plus. On se tromperait si l'on donnait à l'usage la même étendue qu'il pouvait avoir alors. Je ne sais même si l'on ne le trouverait pas plus aisément dans les bons écrivains du dernier siècle que dans ceux de nos jours. Du moins est-il certain que, si les Romains avaient suivi cette maxime, leur langue et leur goût n'auraient pas dégénéré jusqu'à devenir barbare, comme il est arrivé. Il déféraient à I'usage et au goût de leur temps, au lieu de s'en tenir au goût et à l'usage du temps d'Auguste. Et cette méprise a été insensiblement une des causes principales de l'extinction des sciences et des beaux arts.

C'est néanmoins sur la bonne opinion que l'on a de son esprit qu'on se donne pour juge en bien de genres de littérature où l'on est fort peu versé. C'est sur ce fondement que des gens uniquement adonnés à l'étude des sciences spéculatives s'arrogent le droit de décider sur le mérite des anciens et des modernes. Parce qu'ils réussissent dans le genre d'étude qu'ils ont embrassé et qu'ils s'y sont fait quelque réputation, ils croient pouvoir prononcer sur tous les autres genres. Qu'ils se contentent d'exceller dans leur art; nous rendons justice à leur mérite, mais ils présument trop et de leur goût naturel et de leur esprit : ni cet esprit, ni ce goût, quelques bons qu'ils l'aient, ne sauraient les mettre à portée de connaître les beautés des grands modèles que l'Antiquité nous a laissés. Il faut pour cela un goût acquis ; et comment l'auraient-ils ce goût acquis, eux qui n'ont presque aucune habitude avec la langue grecque et la langue latine ? Car, s'ils veulent être de bonne soi, ils conviendront qu'ils n'en savent guère que ce qu'ils en ont appris au collège, d'où l'on sort presque toujours sans les savoir. Ils ne peuvent donc juger des Anciens que par des traductions. Belle façon d'en juger ! C'est d'abord les dépouiller de la moitié de leur richesses, car on sait que l'expression est tellement propre à l'original qu'elle ne peut passer à la copie, surtout s'il s'agit d'un poète. Dans Homère, dans Virgile, dans tout bon poète, un mot, une épithète est souvent comme un coup de pinceau, comme une teinte plus ou moins forte, qui tourne à l'avantage du tableau. Il faudrait un parfait équivalent pour bien rendre ce mot, cette épithète ; et de parfaits équivalents il n'en est point. Que l'on traduise la Fontaine en quelle langue on voudra, il perdra dès lors les grâces naïves de cette espèce d'idiome qu'il s'était faite.

Ce ne sera plus la Fontaine. Le pontem indignatus Araxes de Virgile [8], le perfidum ridens Venus [9] d'Horace, le lit effronté de M. Despréaux [10] sont une image que vous ne conserverez dans aucune langue. Et c'est surtout dans Ies images que consiste la poésie.

Une autre chose que je ne dois pas omettre, c'est que nos spéculatifs sont accoutumés à un goût de précision qui est directement opposé au goût de l'éloquence et de la poésie. Il en est d'un poème et d'une oraison comme de ces objets qui veulent être vus dans l'éloignement. La précision géométrique, en rapprochant ces objets, détruit le point de perspective. Les Anciens traitaient tous leurs sujets éloquemment. Leur style étoit nourri, soutenu, nombreux et périodique. Le spéculatif qui, sous prétexte de ne vouloir que des raisons, bannit la multitude des paroles ne sera pas fort touché de cette perfection, ni ne le doit être. Qu'on lui propose deux arrangements différents d'une même période, tels que Cicéron se les propose lui-même, il ne saura pas faire la différence de l'un à l'autre. Cependant, dit Quintilien, si vous suivez le dernier arrangement, vous verrez qu'il en sera comme de ces traits à demi rompus, ou jetés en travers, qui, au lieu d'aller frapper le but, tombent à moitié chemin. C'est donc au sentiment et au goût qu'il faut rapporter ces sortes de choses. Or ce sentiment, ce goût, comment peut-on l'acquérir qu'à force de lire les bons écrivains ?

Au reste je ne prétends pas dire qu'un homme adonné aux sciences spéculatives ne puisse pas avoir le goût des belles-lettres : nous en connaissons qui ont l'esprit aussi orné que pénétrant et subtil. Aussi n'est-ce point à eux que mon discours s'adresse, mais uniquement à ceux qui, n'ayant qu'une très légère teinture des anciens auteurs, se mêlent d'en parler, qui, faute de les connaître, ne les goûtent pas, et qui, fiers du progrès qu'ils ont fait dans un certain genre de sciences, osent non seulement décrier ce qu'ils ignorent, mais encore donner leur goût comme la règle à laquelle il faut s'en tenir. Après tout, on conviendra que l'Encyclopédie n'est plus guère connue que de nom. Ces vastes et heureux génies qui embrassaient tout avec succès, les Scaligers, les Grotius, les Petaus et les Leibnitz, ont laissé peu d'imitateurs. Aujourd'hui un homme de lettres, un savant, s'il faut donner ce nom à si bon marché, se borne à un certain genre de science ou de littérature, et ne sait qu'effleurer les autres. S'il ne parlait que de ce qu'il sait, il y gagnerait beaucoup, et le public aussi. Car le mauvais goût ne se répand dans le monde que parce que des gens éclairés sur un point le veulent paraître en tout, et qu'ils abusent de leurs lumières qui sont très estimables, très sûres même, si vous voulez, dans une matière, mais fautives dans une autre.

Je dirai plus, si vous y prenez garde de près, vous trouverez que les choses purement intellectuelles ne sont pas de la compétence du goût: il n'y a que celles où l'imagination et le sentiment ont quelque part. À proprement parler, le goût emporte l'idée de je ne sais quelle matérialité. Ainsi l'on dira bien qu'un homme a du goût pour les mathématiques, pour la géométrie, c'est-à-dire de l'amour, de la passion, de l'attrait. Mais on ne dira pas qu'il a le goût de la métaphysique, de la géométrie, comme on dit qu'il a le goût de la poésie, de l'éloquence, de la bonne latinité, de la peinture, de la dévotion même. Et c'est ce qui m'a fait avancer que le judicium des Latins était une expression beaucoup plus générale et plus nette que le mot de goût dans notre langue. Cependant chacun se pique d'avoir du goût. Il faut donc croire que c'est une qualité précieuse, et elle l'est en effet. Les ouvrages de l'art font impression sur nous suivant le degré de goût que nous avons, et sont plus ou moins parfaits à proportion du goût de l'ouvrier. L'architedure grecque et l'architeclure gothique, l'École d'Athènes et l'École de Toscane, la Flamande et la Lombarde, le style asiatique et le bon style n'ont différé que par là. Un savant, un antiquaire, un historiographe, un chronologiste, un critique a beau charger sa mémoire de recherches curieuses et singulières ; s'il n'a du goût, il ne réussira ni au choix de son sujet, ni à la distribution de ses parties, ni à la façon de le traiter. On ne lui disputera pas le nom de savant, mais on ne l'en estimera guère davantage.

Puisque le goût est si nécessaire, voyons en second lieu comment on acquiert le bon et comment on se préserve du mauvais.

II

Comparons toujours le goût moral au goût matériel et physique. C'est, je crois, le moyen d'en raisonner sûrement. Pour parler donc au propre, il y a des personnes qui n'ont point de goût. Tout leur paraît insipide ; elles en conviennent. C'est le vice de l'organe qui est ou usé, ou mal affecté. Il y en a d'autres qui ont du goût, mais elles l'ont dépravé, soit par une intempérie naturelle, soit pour s'être accoutumées à ce qui pique trop fortement le palais. Cependant elles croient leur goût bon parce qu'en effet il se trouve flatté par les mêmes saveurs qui font de la peine aux autres. Ces personnes se trompent, mais leur erreur n'est pas contagieuse. Enfin il y en a qui ont le goût fin et délicat : effet naturel et de la bonne disposition de l'organe et de l'accoutumance au juste tempérament des choses qui sont leur nourriture ordinaire. Appliquons ceci au goût moral, vous y remarquerez la même diversité.

Car on voit des gens qui n'ont aucune sorte de goût. Le bon et le mauvais, tout leur est égal. Les choses les mieux pensées et les mieux dites ne les affectent point. C'est l'effet de leur stupidité, leur mal esl sans remède. Le goût acquis suppose toujours le goût naturel. Où le naturel manque totalement, l'art devient inutile. Vous en voyez d'autres qui ont une sorte de goût, mais c'est un mauvais goût. Des contes d'enfants qui n'ont rien que de frivole, un petit roman écrit d'un style doucereux et affété, une comédie plate qui ne sera relevée que par des équivoques grossières et par des chansons obscènes leur fera plus de plaisir que tout ce qu'il y a de bien écrit. C'est en eux l'effet d'une mauvaise éducation et de l'ignorance qui en est la suite. Mais, parmi les gens de mauvais goût, il en faut distinguer de deux espèces. Les uns ont peu d'esprit, ce sont ceux dont je viens de parler. Ils ne font que pitié. Les autres au contraire ont beaucoup d'esprit, des talents, sont même éclairés sur de certaines matières et s'y sont fait une réputation d'habileté : ceux-là sont dangereux parce qu'ils se prévalent de leur esprit, de leurs talents, de leurs lumières et de leur réputation pour autoriser leur goût, et pour persuader qu'ils ont raison en d'autres matières où il s'en faut beaucoup qu'ils soient aussi intelligents. Enfin nous en voyons qui ont un goût excellent, un goût sûr, et qui retracent dans leurs écrits une fidèle image de ces grands modèles que le temps nous a conservés. C'est le fruit de leur application constante à les lire et à les étudier. Vos exemplaria Graeca etc.

En effet où prendre ce bon goût, c'est-à-dire un juste idée du beau, que dans les sources mêmes du beau et du bon ? Et quelles sont ces sources, si ce n'est les monuments que nous ont laissés les Grecs et les Romains, ces deux nations si savantes et si polies, à qui nous devons tous les beaux arts. II est constant que l'architesture, la sculpture, la peinture et la gravure modernes ont fait pour le moins d'aussi grands progrès que l'éloquence et la poésie modernes. Cependant l'architecte, le sculpteur, le peintre et le graveur croient ne pouvoir assez imiter, assez étudier le goût grec ou l'antique. Et l'on croira que l'orateur, que le poète se peut passer des écrits de Démosthène et de Cicéron, d'Homère et de Virgile ? Il n'y a que l'ignorance et la présomption qui aient pu enfanter un pareil sentiment. Quelle sera donc en matière d'éloquence et de poésie la règle de notre jugement et de notre goût ? D'où tirerons-nous l'idée de perfection à laquelle nous devons rapporter tout? Et, puisque le goût acquis, à le bien prendre, consiste dans un jugement de comparaison, quelle sera enfin notre pièce de comparaison? Car nous n'avons pas en notre langue un seul poème épique qui mérite d'être lu ; et si nos voisins sont plus heureux, encore faut-il avouer que leurs plus grands poètes ont eu moins d'art que de génie. En fait d'éloquence, qu'avons-nous de moderne qui puisse fournir une grande idée? Nos avocats ne peuvent aspirer tout au plus qu'à la gloire d'être diserts. L'éloquence leur est interdite, elle semble être toute réservée pour la Chaire. Cependant, parmi les orateurs chrétiens que nous avons vus de nos jours, et il y en a eu de célèbres, pas un n'a eu le pathétique en partage. C'est donc dans les Anciens que se trouvent tout à la fois et l'idée de la perfection et l'exemple. J'oserai le dire : qui n'a pas lu Démosthène et Cicéron dans leur langue naturelle n'a pas seulement l'idée de l'éloquence ; et qui n'a jamais lu Virgile dans la sienne ne sait pas ce que c'est que de beaux vers. Quintilien dit quelque part que c'est avoir beaucoup profité que de se plaire à la lecture de Cicéron. Je dirai à son imitation que Ia marque la plus assurée du bon goût c'est d'aimer à lire les bons écrivains de l'Antiquité, comme de n'y pas prendre plaisir est la marque la plus sûre du mauvais goût. Mais, pour les lire avec plaisir, il faut savoir bien leur langue ; et l'on ne la sait bien qu'autant qu'on l'a apprise de jeunesse. Horace disait O seri studiorum ! [11] Il y a des gens qui ont perdu leurs premières années, qui n'ont fait que de mauvaises études, et qui ensuite se remettent au grec et au latin. Ils en apprennent assez pour entrevoir, pour deviner ce qu'un auteur a voulu dire, mais presque jamais assez pour en sentir les beautés ; et rarement perfectionnnent-ils leur goût.

Ce qu'il faut étudier dans les bons écrivains par rapport au goût, c'est leur façon de penser et de s'exprimer. Voilà ce que l'on peut transporter en toute sorte de langues encore plus par le goût que par l'imitation, et voilà ce qui a mis quelques Modernes au rang des Anciens mêmes. Plus on lira les uns et les autres, plus on connaîtra que l'art ne les empêchait point de paraître toujours simples et naturels. Contents d'être judicieux, ils ne songeaient point à avoir de l'esprit. Aujourd'hui, l'on en met jusque dans le tragique et dans le pastoral. Un écrivain croit ne pouvoir se distinguer qu'en recherchant de ces pensées que l'auditeur paye sur le champ par une espèce d'acclamation, mais qui, bien examinées, sont le plus souvent fausses, ou trop subtiles, ou obscures, ou font sentir la peine qu'elles ont coûté à l'auteur, marque infaillible d'une affectation qui est incompatible avec le bon goût. Pour l'ordinaire, il n'y a rien de si bien pensé, ni de si bien dit, que ce qui a un air si naturel et si aisé qu'il semble à ceux qui l'entendent qu'ils pourraient penser et dire de même, Ut sibi quivis / speret idem, sudet multum frustraque laboret / ausus idem ; tantum series juncturaque pollet, / tantum de medio sumptis accedit honoris. [12] Or cet air naturel et aisé ne se rencontre point avec tant d'esprit. On ne me montrera pas une seule pensée ingénieuse dans tous les livres de l'Ancien Testament, les plus anciens livres du monde et les plus beaux, même à ne les regarder que comme un ouvrage humain. On ne m'en fera pas voir une seule dans tout Homère, ni dans Virgile, ni dans Horace, ni dans Térence, ni presque dans pas un auteur de la bonne et saine Antiquité. Et, pour parler de nos Modernes, pas une ni dans Pélisson, ni dans Racine, les deux meilleurs écrivains que je connaisse en notre langue. Il s'en trouve quelques-unes dans Cicéron, ce n'est pas son bel endroit : beaucoup dans Ovide, dans Martial, dans Pline le jeune. Aussi ne les a-t-on jamais donnés pour des modèles. Je doute donc que ce Romain qui fut de son temps le défenseur du bon goût dans le commencement de sa décadence approuvât aujourd'hui le style de Saint-Evremont et de La Bruyère, qui ont reçu néanmoins tant d'applaudissements. Ce qu'il disait de Sénèque, dulcibus abundabat vitiis [13], ne le dirait-il point de ceux-là et de quelques autres.

J'insiste sur ce point pour deux raisons. La première est que, quand une fois on a pris à goût de n'aimer que ce qui est dit avec une certaine pointe d'esprit, on ne revient plus au simple et au naturel, qui est pourtant d'un grand prix. J'ai connu des gens qui, pour s'être trop accoutumés à lire Ovide, ne pouvaient plus goûter Virgile. Les lettres de Cicéron leur paraissaient insipides en comparaison de celles de Pline, et ils trouvaient plus de charmes aux Epigrammes de Martial qu'à l'aimable naïveté de Phèdre et d'Anacréon.

La seconde raison est qu'après avoir bien lu tout ce que nous avons de mieux écrit en notre langue, particulièrement les Oraisons funèbres et ces discours qui sont faits pour la montre et l'ostention, j'en ai fort peu trouvé où l'auteur ne tombe quelquefois d'une manière pitoyable dans le faux ou dans le galimatias, uniquement pour vouloir avoir trop d'esprit. Tant il faut se défier de ce que l'on appelle communément des pensées ingénieuses, ou simplement des pensées. Au reste, pour ne donner ici que des idées nettes, j'entends par ce mot ces sortes de traits qui, par je ne sais quoi de recherché, annoncent que l'auteur, plus occupé de lui-même que de son sujet, ne songe qu'à faire briller son esprit. Je dis que c'est une petitesse que tous les grands écrivains ont regardée comme indigne d'eux. La preuve en est sensible. C'est qu'on ne voit point de ces bluettes dans leurs écrits ; mais, en récompense, on y trouve un grand sens, une manière de penser ou forte, ou noble et élevée, ou fine et délicate, avec une expression toujours convenable.

Ce n'est pas assez de lire les bons écrivains, il en faut peu lire d'autres. Car ce n'est pas de lire beaucoup de livres qui perfectionne le goût, c'est de lire beaucoup les bons. Les Politiens, les Manuces, les Budés, les Étiennes et tant d'autres qui, peu de temps après la renaissance des lettres, possédèrent si bien le grec et le latin, ne durent la finesse et la sagacité de leur goût qu'à un très petit nombre de livres. Ces prodiges de science, ces Varrons modernes qui sont venus ensuite, les Erasmes, les Scaligers, Ies Casaubons, les Grotius, les Sirmonds, les Petaus, les Saumaises et les Bocharts n'ont pu être aidés par des bibliothèques comparables aux nôtres. C'est donc le choix des livres, et non pas le nombre, qui donne la science et le bon goût. Dans ces bibliothèques immenses, dont on est aujourd'hui si curieux malgré le peu d'usage qu'on en fait, combien de livres dont on pourrait dire ce que Catulle disait autrefois des Annales de Volusius?

Mais les meilleurs même se doivent lire avec un esprit de discernement. La sagacité du goût, dans le moral comme dans le physique, consiste à sentir le vice ou le désectueux, lors même qu'il est comme absorbé par un degré de bonté supérieur et dominant. Il n'y a personne qui n'ait lu cent fois avec plaisir cette belle comparaison de Virgile :

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Qualis populea maerens Philomela sub umbra

amissos queritur foetus, quos durus arator
observans nido implumes detraxit; at illa
flet noctem, ramoque sedens miserabile carmen
integrat, et maestis late loca quaestibus implet. [14]

Voilà les plus beaux vers du monde et les plus remplis de sentiment. Mais, par malheur, la comparaison, la pensée porte à faux. Car le rossignol ne chante plus dès qu'il a des petits ; et d'ailleurs un sentiment de tristesse ne le porte point à chanter ; il n'y a que le désir ou la joie qui puisse produire cet effet. C'est une réflexion qui échappe à tous ceux qui lisent ce bel endroit, et dont je n'ai garde de me faire honneur, la devant moi-même à un Académicien de mes amis, qui est un excellent critique. Un autre a fort bien remarqué que l'Athalie de M. Racine, pièce admirable et qu'on ne peut assez louer, porte néanmoins toute entière sur un songe, et sur un songe dont il n'est pas dit un mot dans l'Écriture. C'est ainsi qu'Horace, qui était si enchanté d'Homère, ne laissait pas d'y trouver des défauts. Un respect aveugle pour les grands écrivains nous fait souvent illusion. Leur nom ni leur antiquité ne doivent jamais nous imposer. Aussi quand on recommande la lecture des auteurs latins préférablement à toute autre, ce n'est pas parce qu'ils sont plus anciens que les nôtres, mais parce qu'ils valent mieux. Il n'est pas étrange que deux nations si universellement éprises de l'amour des sciences et des beaux arts aient produit, dans une longue suite de siècles, un petit nombre d'hommes qui aient effacé les autres et qui, dans les choses où ils ont excellé, se soient fait regarder comme l'élite du genre humain. Les partisans des Modernes donnent aux partisans des Anciens un ridicule qui, n'étant nullement fondé, retombe sur eux-mêmes. Car on ne s'est jamais avisé de dire qu'un homme valait mieux qu'un autre pour avoir été deux mille ans avant lui. L'ancienneté n'ajoute rien au mérite. Mais les Anciens dont il s'agit, tels par exemple que Démosthène et Cicéron, qu'Homère et Virgile, ont joui dès leur temps de la réputation qu'ils ont encore aujourd'hui. Nos Fernels, nos Cujas, nos Sirmonds, nos Petaus et nos Scaligers seront célèbres dans mille ans : le seront-ils à titre d'Anciens ? Nullement, ils le sont déjà et l'ont été dès qu'ils ont paru. Ils ne feront donc que se maintenir en possession de l'estime où ils sont ; il en serait de même de Corneille, de Racine, de Molière, de La Fontaine et de Boileau, si les langues vivantes étaient moins sujettes à changer.

Après la lecture assidue des bons écrivains, je ne vois rien de plus propre à former le goût que le commerce des personnes qui en ont. Les consulter dans ses doutes, leur communiquer ses ouvrages, s'en rapporter à leur jugement et à leur critique, voilà le moyen d'arriver à cette finesse de discernement qui nous fait, je ne dis pas distinguer le bon du mauvais, mais apercevoir la distance délicate qu'il y a du bon au meilleur, et du meilleur au parfait. C'est ainsi qu'en usait Térence lorsque pour perfectionner ses comédies, il mettait à profit le commerce dont Scipion et Lelius voulaient bien l'honorer. Ce qui nous perd, c'est premièrement un fond de vanité qui fait que nous aimons mieux nous attirer des louanges que de les mériter. C'est, en second lieu, que nous écrivons avec trop de précipitation et de facilité.

Je ne demande pas que l'on suive ni le conseil d'Horace, ni l'exemple du poète Cinna, l'ami de Catulle Smyrna mei Cinnae etc. Catulle [15]; mais je voudrais du moins que l'on se donnât le temps de châtier ses ouvrages et que, libres de ce premier mouvement de complaisance qu'on a toujours pour ses productions, on les examinât non en auteur préoccupé, mais en lecteur attentif et dégagé de toute passion : Ut refrigerato inventionis amore diligentius repetitos tanquam lector expenderem, dit Quintilien dans l'Épître à Tryphon [16]. Pour l'ordinaire, le succès est attaché à la peine et, en tout genre, ce qu'il y a de précieux est aussi ce qu'il y a de plus caché. Il faut du temps pour les trouver, comme il en faut pour tirer l'or des entrailles de la terre. La nature elle-même n'emploie-t-elle pas un temps plus considérable à la formation de ces animaux qui, dans la suite, doivent surpasser les autres en grandeur? Ces chênes d'éternelle durée qui portent leur tête jusqu'aux nues, combien ont ils été à s'affermir sur leurs racines ? Et nous croirons sans un temps raisonnable, sans efforts, sans peine, nous croirons pouvoir faire des ouvrages dignes de la postérité ? Après un siècle, ou peu s'en saut, les écrits de Balzac, de Voiture, de Costar et de Vaugelas sont encore excellents en notre langue, pendant qu'une infinité d'autres de même date sont devenus si barbares qu'à peine les peut-on Jire. D'où vient cette différence ? Si ce n'est que les premiers ont été composés avec soin, avec goût, et que les deux qualités ont manqué aux seconds. On en dira donc ce que l'on voudra. Pour moi je suis persuadé que tout ouvrage de goût a besoin et de beaucoup de temos et d'une révision fort exacte.

J'ai touché les principaux moyens qui peuvent nous aider à acquérir ce bon goût si nécessaire pour bien juger des ouvrages de l'esprit et de l'art. Il me reste à dire comment on peut se préserver du mauvais qui, par le malheur de la condition humaine, sera toujours beaucoup plus répandu que le bon, comme le vice aura toujours plus de sectateurs que la vertu. En effet d'où nous viendrait tant de bonheur, dit Quintilien, que ce qui est bien, fût suivi du plus grand nombre.

III

Si le bon goût était de la nature de ces choses qui sont absolument incompatibles avec leurs contraires, comme la lumière et les ténèbres, cette troisième partie de ma dissertation serait fort inutile. Car dire comment on acquiert le bon goût, ce serait en même tems dire comment on évite le mauvais. Mais comme le bon et le mauvais se trouvent souvent dans la même personne, et que l'un n'exclut pas toujours l'autre, je crois que je ne ferai pas mal d'examiner ici d'où naît le mauvais goût, afin d'en donner plus sûrement le préservatif.

Le mauvais goût au propre est un vice de l'organe qui fait que l'on prend du plaisir à de certaines saveurs que la plupart des autres hommes trouvent désagréables. Que ce vice soit naturel ou contracté par la force de l'habitude, n'importe, il produit toujours le même effet.

Au figuré je le définis ainsi. C'est une erreur habituelle qui, dans les ouvrages de l'esprit et de l'art, nous fait prendre pour bon ce qui ne l'est pas, ou même ce qui est mauvais au jugement des connaisseurs. Il n'y a personne à qui cela n'arrive quelquefois, parce qu'il n'y a personne qui ne puisse errer et se méprendre. Aussi n'est-ce point une ou deux méprises qui décident du mauvais goût, mais une suite d'erreurs et de faux jugements, laquelle ne peut venir que d'ignorance ou du vice de l'esprit. D'ignorance, si l'on n'a pas étudié les grands modèles, les vrais originaux, qui seuls nous peuvent donner une juste idée de la perfection ; du vice de l'esprit si, après les avoir étudiés, on préfère les beautés fausses aux véritables. On remédie à l'ignorance en puisant ses idées dans des sources pures, en se mettant sans cesse devant les yeux, non de faibles copies, mais les modèles les plus parfaits dans chaque genre et en pratiquant des personnes éclairées, comme je l'ai dit dans ma seconde partie. Pour le vice de l'esprit, je le tiens irrémédiable. Car il en est de l'esprit comme du corps : on ne redresse pas plus aisément l'un que l'autre. Ce sont-là les principales causes du mauvais goût ; mais il y en a d'autres qui sont moins connues et qui jettent souvent dans l'erreur ceux mêmes qui ont du goût et du discernement. C'est pourquoi je m'étendrai davantage sur celles ci.

La première est cette surprise que cause l'admiration. Si nous en croyons Horace, le grand secret pour vivre heureux, c'est de ne rien admirer.

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Nil admirari prope res est una, Numici,
Solaque quae possit facere et servare beatum. [17]

Sans doute, parce que de l'admiration naît l'estime, le désir, et du désir la recherche, qui est toujours mêlée d'inquiétude. Appliquons cette maxime à la matière présente. Je dis moi que de se défendre de l'admiration est un fort bon moyen pour ne pas tomber dans des méprises qui marquent peu de goût. En effet, qu'un homme se soit rendu célèbre pour quelques ouvrages, on est déterminé à croire que tout ce qu'il fait est admirable. On ne songe pas qu'il peut réussir dans un genre et nullement dans un autre, qu'il peut réussir dix fois et échouer à la onzième ; en un mot, qu'il est homme, par conséquent journalier, inégal, sujet à faillir. J'ai vu une infinité de gens admirer des Sermons du P. Bourdaloue qui n'étaient pas dignes de lui, car les prédicateurs surtout sont sujets à risquer sur leur réputation des Discours fort peu travaillés. Un médiocre connaisseur en peinture voit-il un tableau? Si vous lui dites que c'est un tableau de Raphaël, il admire, il ne juge plus. Defixis oculis, animoque et corpore torpet. [18] Cependant ce tableau est-il véritablement de Raphaël, est-il du bon temps de Raphaël ? N'est-il point d'un élève, et retouché seulement par ce grand maître? Voilà les réflexions que l'on fait quand on sait se défendre de l'admiration. Jugeons donc toujours de l'auteur par l'ouvrage et non de l'ouvrage par l'auteur. Ne soyons pas moins en garde contre les préjugés et contre les opinions de notre temps, car c'est encore une des causes les plus ordinaires du mauvais goût. Nous jugeons le plus souvent d'après autrui, rarement par nous-mêmes, plus rarement encore avec connaissance de cause, et c'est presque toujours la paresse ou l'amour-propre qui nous entraîne dans ces préjugés. De là donc tant d'erreurs en fait de goût, comme en d'autres matières plus importantes.

Pour me renfermer dans mon sujet, ne croyons-nous pas, par exemple, que nos poètes dramatiques ont porté le théâtre français à la perfection et quelle idée avantageuse ne nous faisons-nous point de nos opéras ? Il y a peu de Français qui ne s'imaginent que Rome et la Grèce n'ont jamais rien eu de si beau. Cette prévention est-elle bien fondée ? Je ne le crois pas. Je définis pour moi notre Opéra, une assez belle exécution d'un spectacle qui choque également le bon sens et les mœurs. Nos poètes purement dramatiques sont plus à couvert de ce reproche. Ils sont même incomparablement plus réguliers, plus savants dans la pratique du théâtre que les poètes des autres nations. Je rends justice à la grandeur et à la beauté de génie que l'on admire avec raison dans Corneille, dans Racine et dans Molière. Mais ont-ils porté leur art aussi loin que nous le pensons ? N'ont-ils point trouvé d'obstacles insurmontables dans la pauvreté de notre langue, dans le vice de notre poésie, dans la tyrannie de nos usages et de nos mœurs? Les pièces tragiques, qui roulent toutes sur la galanterie et dont les héros font l'amour à la française, sont-elles fort propres à élever l'âme et à la purger de ses vices et de ses passions par l'impression de la terreur ou de la pitié ? L'amour d'Andromaque dans Racine, comme celui d'Alceste dans Euripide, est un sentiment vertueux et infiniment touchant ; mais l'amour de Phèdre a-t-il jamais dû être mis au théâtre, et y produit-il un bon effet?

Les tragédies des Anciens étaient soutenues par le chœur, qui s'intéressait aux divers événements de la pièce, actoris partes chorus officiumque virile / defendat, dit Horace dans sa Poétique [19]. Le chœur s'exprimait toujours par des chants, ce qui faisoit un agréable mélange de musique et de récitatif. Nos tragédies dénuées de cet ouvrage n'en souffrent-elles point? On en peut juger par l'Esther et par l'Athalie de Racine, où les Chœurs contribuent tant à la beauté de ces pièces, tout détachés qu'ils en sont.

Nous voyons que les Grecs et les Romains avaient un idiome tout particulier pour la comédie. Le style de Plaute et de Térence ne ressemble en rien au style des auteurs latins qui ont écrit dans un autre genre. La langue grecque, surtout celle qui se parlait à Athènes, était encore plus riche, et fournissait plus abondamment ces grâces naïves qui sont l'agrément de la comédie. La manière dont Quintilien s'en explique est remarquable. Bien loin, dit-il, que nous égalions la beauté des comédies grecques, à peine en avons-nous l'ombre ; et la langue latine me paraît si peu susceptible des grâces infinies qui sont particulières au langage Attique que les Grecs eux-mêmes ne les ont plus du moment qu'ils parlent un autre idiome.[20]

Nous voyons aussi qu'ils avaient une mesure de vers pour la comédie et un autre mesure de vers pour la tragédie, toutes deux convenables à la nature de chacun de ces poèmes, je veux dire toutes deux faites pour l'action et propres à exprimer ou l'entretien noble et soutenu des personnes du plus haut rang, ou la conversation ordinaire des gens du commun. Au lieu que nous n'avons, nous, que notre vers alexandrin pour l'une et pour l'autre, avec un style si peu différent que dans le comique la diction nous paraîtrait souvent aussi soutenue qu'elle l'est dans le tragique, si l'artifice du comédien ne palliait cet événement par sa manière de prononcer. Quintilien, ce critique si éclairé, ne pardonnait pas à Plaute, à Cecilius, à Térence, ni aux autres comiques de s'être permis d'autres vers que des trimètres dans leurs comédies. Que dirait-il donc aujourd'hui de nos vers alexandrins qui ne sont, dans ce genre de pièces, guère moins ridicules que l'abus qui règne à l'Opéra de nous représenter une personne outrée de désespoir ou accablée de douleur qui chante en se donnant la mort, et quelquefois même en expirant.

Il suffit, je crois, de ces réflexions générales pour faire sentir que nos meilleures pièces dramatiques ne sont pas exemptes de mauvais goût. Ce qui peut-être vient moins de la faute de nos poètes que du génie de notre langue et de la constitution de notre poésie. Cependant je prévois qu'un jour il y aura quelque poète plus hardi qui introduira le chœur dans la tragédie et qui, dans la comédie, emploiera des vers libres au lieu de nos vers alexandrins. Alors la postérité ne pourra-t-elle pas dire de nous ce qu'Horace disait du siècle de Plaute :

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At nostri proavi Plautinos et numeros et
Laudavere sales, nimium patienter utrumque,
Ne dicam stulte, mirati, si modo ego et vos
Scimus inurbanum lepido seponere dicto,
Legitimumque sonum digitis callemus et aure. [21]

Sur quel fondement a-t-on donc pu avancer ici que le théâtre français l'emportait autant sur le théâtre des Anciens que les Anciens eux-mêmes l'emportaient sur ces misérables poètes qui travaillaient il y a deux cents ans pour le Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne ? En vérité on ne devrait jamais hasarder de pareilles propositions dans une Académie qui veut toujours se maintenir dans la possession d'être ou le centre ou l'asile du bon goût. Pour moi, j'avoue que je ne m'accoutume point à voir ensemble tant d'esprit et tant de prévention. Car quelle horrible prévention de croire nos poètes dramatiques au-dessus de tout ce que les Athéniens ont admiré en ce genre, c'est-à-dire la nation la plus spirituelle qu'il y ait jamais eu, la plus passionnée pour les spectacles, qui avait le goût le plus fin et qui s'entendait le mieux aux choses dont le succès dépend de l'imitation ? Mais songe-t-on que nous n'avons qu'un échantillon du théâtre grec ? Que de tant de pièces qui avaient remporté le prix aux Panathénées, presque pas une n'est venue jusqu'à nous? Que de 92 tragédies attribuées à Euripide nous n'en avons plus que dix-neuf? Que de 120 composées par Sophocle, il ne nous en reste plus que sept? Que de plus de 50 comédies d'Aristophane, il ne s'en est conservé qu'onze ? Que toutes les pièces de Cratinus, d'Eupolis, de Philémon et de plusieurs autres poètes comiques de mérite et de réputation sont perdues ? Que Ménandre, auteur de la nouvelle comédie et le poète le plus estimé en son genre, avait fait cent-huit ou dix pièces, qui toutes ont péri? Songe-t-on que dans celles qui nous restent de l'ancien théâtre il se trouve, par le vice des manuscrits, une infinité de passages corrompus, des vers transportés, des scènes et même des actes si brouillés qu'il n'est pas aisé de les démêler; qu'il y a des allusions à de certaines circonstances, à de certains faits dont l'ignorance jette un froid insupportable sur des endroits qui étaient alors très plaisants et d'une extrême finesse ? Songe-t-on que les beautés du style, que les délicatesses de la langue, que ces grâces naïves du langage attique, si vantées par Quintilien, sont perdues pour nous et qu'il est impossible que nous en soyons touchés comme l'étaient les Grecs et les Romains ? D'où je conclus que nous ne pouvons juger que fort imparfaitement du théâtre grec, et que nous pouvons encore moins condamner les anciens dramatiques sans une témérité extrême. La différence d'eux aux nôtres est une question qui n'est nullement de mon sujet et que je n'ai pas prétendu traiter à fond. Je me suis contenté de faire découvrir, comme d'un seul coup d'œil dans notre poésie dramatique, des défauts essentiels qui doivent choquer tout homme de bon sens : un récit continuel sans aucun mélange de chant ni d'instruments, ou un chant et une symphonie continuelle sans mélange de récit, une nécessité de rimer qui entraîne souvent de mauvaises expressions ou des inutilités et ce qu'on appelle des chevilles, une même sorte de vers pour la tragédie et pour la comédie, qui sont pourtant de nature très différente, enfin un style qui, dans l'une et dans l'autre, n'a pas un caractère, une différence assez marquée.

Défions-nous donc de nos préjugés. Mais défions-nous aussi des opinions régnantes. En effet de tout temps il y a eu des goûts qui, pour être à la mode, n'en étaient pas meilleurs. Témoins, dans les siècles de la basse latinité, les vers léonins, d'où nous est peut-être venue la rime, qui ne vaut guère mieux et qui sera un obstacle éternel à la perfection de la poésie moderne. Nos pères ont vu le burlesque en règne. On en étoit infatué au point que les libraires de Paris ne croyaient pas leurs livres d'un bon débit s'ils ne voyaient Ie titre de burlesque, et qu'en 1649 on vit paraître un ouvrage intitulé La Passion de notre Seigneur en vers burlesques. Un auteur du caraclère le plus singulier qu'il y eut jamais, homme qui, au milieu des souffrances en dépit de la douleur, ne cessait de rire et de plaisanter, porta le genre burlesque à sa perfection et trouva le moyen de plaire en donnant le ton du plus bas comique aux choses les plus nobles et les plus élevées. Tant il est vrai qu'à tout, pour y réussir, il n'y a que manière de s'y prendre. Plusieurs voulurent imiter Scarron, mais ils éprouvèrent que quiconque veut faire le plaisant et ne l'est qu'à demi n'est pas supportable. Heureusement les bons écrivains d'alors résistèrent au torrent et comprirent que le genre burlesque était moins digne d'un honnête homme que d'un bouffon.

Balzac, né sérieux, fut préservé de la contagion par son propre naturel. Voiture et Sarrasin, plus enjoués, surent badiner sans s'avilir. Quelques autres, plus hardis, osèrent attaquer de front un vice que les courtisans mêmes avaient pris sous leur protection. Ils le combattirent avec succès, et le public en fut enfin désabusé.

Mais les maladies de l'esprit, non plus que celles du corps, ne se guérissent pas tout d'un coup. L'amour du facétieux et du burlesque subsista encore dans le goût que l'on prit pour les pointes, pour les turlupinades et les quolibets, jusqu'à ce qu'enfin ce dernier goût fût relégué aux halles et aux tavernes.

Alors il succéda un nouveau goût tout contraire, mais tout aussi mauvais. On passa à une autre extrémité. On eut honte de parler comme tout le monde parle. On se guinda pour dire les choses les plus communes. Les mots propres parurent bas. Pour les éviter, on chercha des tours et des circonlocutions. En un mot, le langage précieux devint à la mode, et y serait peut-être encore si Molière n'avait guéri son siècle de ce ridicule, ainsi que de plusieurs autres. Car, pour corriger les défauts des hommes, il n'y a pas de meilleur moyen que d'y jeter du ridicule. Ridiculum acri fortius, etc. [22]

Vous voyez que d'âge en âge le mauvais goût a régné sous des formes différentes, et qu'en ce qui concerne les ouvrages de l'esprit et de l'art, comme en matière de religion, il y a souvent des opinions dominantes qui, pour être embrassées du plus grand nombre, n'en sont pas plus saines. Sans doute vous mettrez au rang de ces opinions celle qui, même en fait d'éloquence et de poésie, donnait la préférence aux Modernes sur les Anciens, qui prétendait dégrader Homère, opinion tant de fois proscrite et qui pourtant, de nos jours, n'a pas laissé de trouver des défenseurs, malgré l'éternelle flétrissure de Zoïle, son premier auteur.

Mais n'y mettrez-vous point aussi un sentiment que quelques gens tâchent d'accréditer, savoir qu'en France on écrit mieux aujourd'hui qu'on n'a jamais écrit, et que plusieurs écrivains ne méritent plus l'estime et la réputation qu'ils ont eue, comme par exemple Voiture et Vaugelas.

Est-il bien vrai que l'on écrive à présent mieux que Pascal, que Patru, que d'Ablancourt, que Pellisson, que l'abbé Régnier, que le P. Boubours, que Racine et que Despréaux ? Quant à Vaugelas, il a laissé deux ouvrages, ses Remarques sur la Langue française et son Quinte-Curce. Ses Remarques sont encore un chef-d'œuvre dans leur genre. Pour son Quinte-Curce, ouvrage posthume, il s'y est glissé, par la négligence ou par la malhabileté des éditeurs et des imprimeurs, une infinité de fautes. Mais, malgré ces fautes, il est plein de beautés. Son style a une douceur et une élégance admirable ; nulle affectation, ce qui est un grand point. Vous y sentez un écrivain qui connaît parfaitement le génie de sa langue, qui la manie en maître, et qui emploie hardiment des gallicismes qu'un autre moins éclairé prendrait pour des fautes. Par gallicismes j'entends certaines finesses qui sont particulières à notre langue, certaines façons de parler qui sortent de la règle et que l'usage autorise contre la règle même. J'ai ouï dire que Mr. Racine aimait à lire Vaugelas surtout à cause de ses gallicismes, qu'il ne trouvait plus, disait-il, qu'en lui. Alors, suivant les leçons et l'exemple de Quintilien, on usait sans façon de tous les mots de la langue, pourvu qu'ils ne fussent ni bas, ni grossiers, ni obscènes. On ne connaissait point encore la différence énorme que l'on a mise depuis entre les mots du style familier et les mots du style soutenu, comme si un mot qui entre dans le style familier ne pouvait avoir place dans le style soutenu; comme si ce n'était pas ce mélange même de tous les mots de la langue, les uns plus nobles, les autres moins, qui forme un style coulant, aisé, naturel, et qui sent moins l'auteur que l'homme du monde : perfection où peu de gens atteignent.

Venons à Voiture. Il est tombé, dit-on, il se lit plus. L'auteur (Mr. l'abbé de Chateauneuf) du Dialogue sur la musique ancienne et sur la musique moderne, que j'ai connu pour un homme de beaucoup d'esprit et de goût, dit lui-même : Voiture commence à se passer. Cela est vrai, mais est-ce la faute de Voiture ou la nôtre ? Et au fond mérite-t-il moins d'être lu ? Véritablement ses lettres sont moins intéressantes pour nous que pour des gens de son temps. Mais, malgré cet inconvénient, toujours inséparable de ces sortes d'ouvrages, quelles autres lettres avons-nous en notre langue qui soient plus spirituelles et plus naturelles tout ensemble ? Où trouvera-t-on un badinage plus léger et plus aimable, une manière de pratiquer les Grands plus enjouée, plus libre, et plus respectueuse en même temps? Manière inconnue à nos beaux esprits d'aujourd'hui qui, par des airs tout opposés, s'attirent des revers si fâcheux. Où trouver ailleurs cette fine galanterie qui était alors le caractère de notre nation, et qui ne l'est plus du tout depuis qu'en France les femmes se sont lassées du respect infini que les hommes avaient pour elles, et depuis qu'au lieu de polir nos jeunes gens elles ont applaudi à leurs airs brusques et samiliers. Laissons donc mépriser Voiture à ceux qui n'en sentent pas l'agrément, ou qui n'ont nulles grâces dans l'esprit, ou qui pour des raisons particulières voudraient donner ce ton à leur siècle, s'il est permis d'user de cette expression, qui est fort à la mode, et que je n'en crois pas meilleur. Loin de déférer à leur autorité, je suis persuadé pour moi que les deux plus beaux esprits que la France ait portés, ce sont Voiture et La Fontaine, comme les trois plus beaux génies sont Corneille, Racine et Molière.

Enfin voulons-nous éviter le mauvais goût et les faux jugements qu'il traîne après lui ? Consultons toujours la nature, cette source féconde du beau et du bon. L'art ne réussira jamais qu'autant qu'il approchera du naturel. Tout ce qu'il y a eu de grands artisans, orateurs, poètes, statuaires, peintres, graveurs, architestes, tous généralement ont dû leur succès à l'imitation de la nature. L'un en a exprimé la noble simplicité, l'autre la grandeur et la majesté, l'autre le naïf, l'autre le riant et le gracieux, l'autre l'agitation et les nouveautés, mais tous l'ont prise pour leur modèle. Il y a cette différence entre les artisans du premier ordre et ceux du second que les premiers travaillent de génie, c'est-à-dire immédiatement d'après la nature, et que les seconds travaillent d'après ceux-ci, qui sont originaux à l'égard des autres, comme la nature elle-même est le grand original à l'égard de tous. Les premiers, étudiant la nature, remarquent toutes les beautés éparses en plusieurs objets de même espèce, et les réunissent dans un seul tableau. Les seconds, profitant de ce travail, y prennent l'idée du beau, que les premiers ont prise dans le sein de la nature. Il n'y a peut-être jamais eu de Vierge comme celle de Raphaël, ni de femme entièrement semblable à la Vénus de Médicis, parce qu'une seule personne n'a point toutes les perfections. C'est dans l'espèce qu'il les faut chercher, et non dans l'individu. Mais la nature ne les en présente pas moins à nos yeux. Ainsi les Bergers de Théocrite, ceux de Virgile et ceux de Mr. d'Urfé, quoique différents des nôtres, sont peints d'après la nature. Faites les parler le langage de la Cour ou de la Ville, vous les peignez d'après votre imagination, vous suivez votre goût particulier, et vous n'êtes plus dans le vrai. Or le goût particulier peut bien causer de l'admiration et du plaisir par sa singularité, mais il ne plaît pas longtemps ; il n'y a que le naturel et le vrai qui soient de tous les temps. Lisez Ovide : il veut avoir de l'esprit, et il en a prodigieusement, mais bientôt il vous rassasie, il vous lasse. Lisez Tibulle : vous sentez au contraire qu'il vous attache par la vérité du sentiment.

C'est en rapportant tout à la nature que l'on décide plusieurs questions qui partagent les gens de lettres et qui ne les partagent que parce qu'au lieu de suivre leur propre lumière ils écoutent des idées étrangères fort différentes de ces idées innées qui les dirigeraient bien mieux s'ils voulaient les écouter. Par exemple, il y a des gens qui traitent d'arbitraires les beautés de l'éloquence et de la poésie. Qu'ils consultent la nature, elle répond à qui sait l'interroger, et ses décisions sont certaines. Qu'ils la consultent donc. Ils verront que les beautés qu'ils appellent arbitraires sont des beautés, réelles, des beautés fondées en raison, et auxquelles la nature elle-même nous fraye le chemin et nous conduit. Ils verront qu'il y a eu des orateurs et des poètes longtemps avant qu'on eût songé à réduire en art l'éloquence et la poésie. Que par conséquent les observations, les méthodes et les préceptes sont venus après. Ils sentiront que la nature agit plus heureusement, plus parfaitement dans les uns que dans les autres, et que l'art n'est fait que pour la seconder dans ceux en faveur de qui elle n'a pas voulu essayer toutes ses forces. D'où il s'en suit que l'éloquence et la poésie sont originairement des présents de la nature. Comment donc peut-on regarder les diverses beautés de ces deux arts comme des beautés d'opinion et purement arbitraires.

Je dirai plus, car on ne peut trop discuter un point si important. Chaque espèce d'ouvrage de poésie et d'éloquence a sa perfection essentielle, prescrite encore plus par la nature que par l'art. Dans le poème épique, par exemple, l'unité d'action, le merveilleux fondé sur le ministère et l'intervention des dieux, les épisodes, les grandes images, les comparaisons, les similitudes, l'usage du vers héroïque, ce sont toutes conditions de nécessité absolue, et nulle n'est arbitraire. Il en est de même d'une oraison funèbre et d'un plaidoyer. Violer les règles que les maîtres en ont données, ce n'est pas mépriser les rhéteurs, c'est abandonner la nature.

Mais au moins, dit-on, faut-il avouer que, dans le poète et dans l'orateur, les mœurs, les beautés de l'élocution, le nombre et l'harmonie sont des beautés de caprice. Autre erreur. Car, premièrement, le poète soit épique, soit dramatique, est aussi obligé de nous représenter les mœurs de son pays et de son temps que le peintre l'est d'observer dans ces tableaux ce que nous appelons le costume. En second lieu, les mœurs considérées en elles-mêmes ne sont rien moins qu'arbitraires. Le fond des mœurs, en tout pays, c'est la crainte des dieux, c'est la justice, c'est l'humanité, c'est l'amour de nous-mêmes et de notre propre sûreté. Dira-t-on que ces qualités ne doivent ce qu'elles sont qu'à l'opinion des hommes ? Si par mœurs on entend les usages, les coutumes, les modes, le poète y est encore assujetti dans ses ouvrages. D'ailleurs, si l'on y fait réflexion, l'on verra que la plupart des coutumes et des usages ont leur racine dans le génie, dans le caractère des peuples, et par conséquent dansla nature.

À l'égard de l'élocution, qui ne sent que, si un style coulant, nombreux, périodique et sagement figuré nous plaît, c'est parce qu'il doit nous plaire ? Qui ne voit que les oreilles grossières en sont touchées comme les oreilles savantes et délicates? Ce n'est donc pas l'effet d'une institution humaine, mais d'un secret rapport qu'il y a entre notre âme et la sorte de nombre ou d'harmonie qui est inséparablement attachée à toute éloquence soit naturelle ou artificielle.

Des mots, dit-on, qui ont un son dans une langue et un autre son dans un autre langue peuvent-ils avoir une beauté réelle? Je réponds que les mots ont une beauté réelle non absolue, mais relative à celui qui parle et à celui qui entend. Car, en toute langue, il y a des mots qui sont plus doux ou plus sonores, ou plus capables de remplir l'oreille, ou plus propres, plus expressifs les uns que les autres. L'onomatopée particulière à quelques langues et cette euphonie si vantée, si recommandée par les Grecs en sont une preuve, et notre expérience en est une autre, à laquelle il n'y a point de réplique.

Que si les mots, même pris séparément, ont de la beauté, à combien plus forte raison plusieurs joints ensemble en auront-ils, surtout dans la langue grecque et dans la langue latine, dont il s'agit ici particulièrement. Car les mots de ces deux langues étant tous composés de longues et de brèves, on ne peut douter que de leurs divers arrangements il ne résultât diverses espèces de nombre et d'harmonie, d'autant plus sensibles que les langues modernes, toutes destituées qu'elles sont de cet ouvragea ne laissent pas de produire je ne sais quoi de nombreux et même d'harmonieux. Je ne vois donc pas ce que l'on peut entendre par les termes de beautés arbitraires, et pour moi je ne connois d'arbitraire dans les ouvrages de l'esprit et de l'art que le choix de la matière, et quelques ornements étrangers, qui importent peu au fond. Mais il est temps que je finisse et peut-être jugera-t-on que je viens de m'écarter un peu de mon sujet, si pourtant c'est s'en être écarté que d'avoir traité une question qui y a un rapport si naturel.

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[1] Dans Recueil d'Opuscules littéraires, avec un discours de Louis XIV (rédigé par Paul Pelisson) à Monseigneur le Dauphin, des Réflexions sur le Goût par l'abbé Gédoyn, des poésies diverses par l'abbé Regnier, tirés d'un Cabinet d'Orléans et publié par un anonyme (l'abbé J. Thoulier d'Olivet), édité par E. Van Harrevelt, Amsterdam, 1767.
[2] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI, chap. 3.
[3] Quintilien, Institution Oratoire, livre VI, chap. 3.
[4] Voltaire, La Ligue ou Henry le Grand, poème épique, 1723.
[5] Cicéron, Orator, VIII, 25.
[6] Cicéron, De Oratore, III,195.
[7] Quintilien, Institution oratoire, VI, 3, 17. « Nam et urbanitas dicitur, qua quidem significari video sermonem praeferentem in verbis et sono et usu proprium quemdam gustum Urbis, et sumptam ex conversatione doctorum tacitam eruditionem; denique, cui contraria sit rusticitas. – Par urbanité on doit entendre une manière de s'exprimer où le choix des termes, le tour de la phrase et la pureté de la prononciation décèlent l'usage de la bonne compagnie de Rome et annoncent un certain fonds d'érudition acquise dans le commerce des gens instruits; c'est le contraire de la grossièreté. »
[8] Énéide, VIII, 728 : « l'Araxe indigné du pont qu'on lui impose ».
[9] Horace, Odes, III, 27, 67 : « Vénus souriant malignement ».
[10] Boileau, Satire X, Les Femmes. « T'accommodes-tu mieux de ces douces Ménades / Qui, dans leurs vains chagrins, sans mal toujours malades, / Se font des mois entiers, sur un lit effronté, / Traiter d'une visible et parfaite santé ; / Et douze fois par jour, dans leur molle indolence, / Aux yeux de leurs maris tombent en défaillance ? »
[11] Horace, Satires, I, 10, 21 : « O écoliers attardés ».
[12] Horace, Art poétique, v. 240-243. « [Je m'attacherai à façonner mes vers] de sorte que chacun espère en faire autant, mais ensuite sue et se travaille en vain s'il se risque à la même entreprise, tant l'ordre et l'arrangement ont de prix, tant on peut ajouter d'éclat à des termes empruntés à la langue courante. »
[13] Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 129 : « Il abondait en défauts aimables ».
[14] Géorgiques IV, v. 511-515 : « Ainsi, dans l'ombre des peupliers, Philomèle affligée gémit sur les petits qu'elle a perdus, qu'un laboureur cruel a guettés dans leur nid et ravis alors qu'ils n'avaient pas encore de plumes ; tout au long de la nuit elle pleure et, perchée sur une branche, elle module son chant pathétique, emplissant l'espace au loin de ses plaintes si tristes. »
[15] Catulle, Poésies, 95, v. 1.
[16] Institution Oratoire, épître à Tryphon : « …afin que, l'enthousiasme d'auteur un peu refroidi, je pusse le revoir et l'examiner avec l'impartialité d'un lecteur ».
[17] Horace, Épîtres, I, 6, v. 1-2 : « N'être frappé d'étonnement par rien, voilà, peut-on dire, Numicius, l'unique et seul principe qui puisse nous donner et nous conserver le bonheur. »
[18] Horace, Épîtres, I, 6,14 : « Les yeux fixes, dans une stupeur de l'âme et du corps ».
[19] Horace, De Arte poetica, v. 193-194 : « Le chœur doit soutenir le rôle d'un acteur et avoir sa fonction personnelle ».
[20] Quintilien, Institution oratoire, X, 100. « Vix levem consequimur umbram, adeo ut mihi sermo ipse Romanus non recipere videatur illam solis concessam Atticis venerem, cum eam ne Graeci quidem in alio genere linguae obtinuerint. »
[21] Horace, Art poétique, v. 270-274. « On me dira que vos aïeux ont vanté chez Plaute les rythmes et les plaisanteries ; mais, pour les uns et pour les autres, leur admiration a eu trop de complaisance, pour ne pas dire de déraison, si seulement nous savons, vous et moi, distinguer une grossièreté d'un mot spirituel et reconnaître avec les doigts et l'oreille une cadence normale. »
[22] Horace, Satires, I, 10, v. 14-15 : « Ridiculum acri / fortius et melius magnas plerumque secat res » [La plaisanterie tranche bien des fois les questions importantes plus fortement et mieux que l'énergie rude.]


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