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Nicolas Gédoyn

DE L'ÉDUCATION DES ENFANTS


[pagination de l'édition des Œuvres diverses de 1745]

 

[*1*] J'ai atteint l'âge où des réflexions sensées sont plus de saison que ces recherches curieuses qui, toujours incertaines et rarement utiles, ne laissent rien dans l'esprit ni de satisfaisant, ni de solide. Par cette raison je vais traiter un point important, dont dépendent plus que de tout autre et la gloire et le bonheur de la Nation ; point rebattu, mais qui ne saurait l'être trop, parce qu'il est toujours négligé : c'est de l'Education des enfants.
 [*2*] La Nature ne se perpétuant que par une succession continuelle d'individus en toute espèce, il est clair que les enfants sont partout non seulement la portion la plus précieuse de l'Etat, mais encore sa seule espérance et toute sa ressource. Qu'une guerre opiniâtre et funeste dépeuple nos villes et nos campagnes, nous voyons qu'un nombreux essaim d'enfants dispersés dans une infinité de villes, de villages, de maisons particulières, de collèges, s'élève insensiblement et s'apprête à réparer nos pertes. Fond précieux qui pourrait doubler et tripler si l'Etat favorisait la fécondité des mariages, s'il accordait quelque secours aux nobles et aux roturiers qui seraient chargés d'enfants, et s'il s'appropriait ceux des pauvres et des vagabonds, entre les mains de qui ils périssent, ou deviennent aussi inutiles, et souvent aussi scélérats que leurs malheureux pères. Mais ceci est un point de police, qu'il ne m'appartient pas de traiter ; je n'en parle donc que par occasion et je me renferme dans mon sujet.
[*3*] La plupart des hommes ne pensent que d'après autrui. L'autorité d'un tel et d'un tel, l'exemple, la mode les gouverne, rarement la raison. Un père a fait ses études au Collège, il s'y est vu avec une multitude d'enfants de son âge, et d'une condition distinguée pour la plupart. Il voit que depuis on a suivi presque généralement le même train, et qu'encore aujourd'hui il est plus d'usage que jamais de mettre ses enfants au Collège ; il n'en faut pas davantage pour le déterminer à y mettre les siens. Il ne fait pas réflexion que lui-même il y a passé des neuf et dix ans à n'apprendre qu'imparfaitement quatre mots de latin ; qu'il en est sorti ignorant et qu par une suite assez naturelle, il est demeuré ignorant toute sa vie. Combien de gens à la Cour et à la Ville peuvent se reconnaître dans ce portrait ? Examinons donc premièrement si c'est une si bonne éducation que celle des Collèges, et bannissons d'abord l'idée qu'en donne La Fontaine, quand il dit : [*4*]

Un écolier qui sentait son Collège
Doublement sot et doublement fripon
Par son jeune âge, et par le privilège
Qu'ont les pédants de gâter la raison…[4-1]

Je veux m'en rapporter à un auteur plus grave. Quintlien, au premier livre de son Institution de l'Orateur, a un grand chapitre où il traite à fond cette question avec un jugement et une éloquence dignes de lui. Il y soutient que, pour l'éducation des enfants, les Écoles publiques sont infiniment préférables aux maisons parciculières, et il en apporte plusieurs raisons. De quel poids ne doit point être le sentiment d'un si grand maître, d'un si bon connaisseur, sur des esprits accoutumés à déférer presque en tout à l'autorité ? Cependant de ce chapitre si beau, si éloquent, on ne peut rien conclure contre l'opinion contraire, et je me fais ici un devoir d'en avertir, parce qu'ayant donné au public la traduction de cet auteur, j'en suis d'autant plus obligé d'empêcher qu'on ne prenne le change, [*5*] en lisant cet endroit, l'un des plus beaux de tout l'ouvrage. Car, après tout, pour qui Quintilien écrivait-il ? pour les Romains, Et quel était son but ? De former un orateur parfait, un homme d'Etat. Alors l'un ne différait guère de l'autre. L'Eloquence menait à tout. Un orateur distingué parvenait aux plus grandes dignités de la République, même à la première. Il devenait gouverneur de province, général d'armée, consul. Est-ce là ce que l'on se propose dans les collèges, et peut-on se le proposer dans une forme de gouvernement tel que le nôtre ? Ce qui était bon pour les Romains peut donc fort bien ne l'être pas pour nous.

Mais ces Écoles publiques si vantées par Quintilien, qu'avaient-elles de commun avec les nôtres ? presque rien. Jamais les Grecs et les Romains ne se sont avisés de renfermer, comme nous faisons, un nombre excessif d'enfants dans une maison où, gênés et contraints depuis le matin jusqu'au soir, ils ne songent, ils n'employent leur esprit qu'à tromper leurs surveillants ; [*6*] et il y réussissent, malgré toutes les précautions imaginables. Ils savaient trop bien que la corruption des mœurs est inséparable de la multitude, surtout d'une multitude qui n'est retenue que par la crainte. Quintilien ne nous dit-il pas lui-même que l'envie d'apprendre et de bien faire est dans la volonté que l'on ne peut contraindre ? Ne recommande-t-il pas de ménager un enfant, de ne pas exiger de lui plus qu'il ne peut et d'éviter sur toute chose de lui faire haïr les Sciences dans un âge où il ne peut encore les aimer, de crainte qu'il ne soit rebuté pour toujours de l'amertume qu'on lui aura une fois sait sentir. « Je veux, dit-il, que l'étude soit un jeu pour lui ; je veux qu'on le prie, qu'on le loue, qu'on le caresse, et qu'il soit toujours bien aise d'avoir appris ce que l'on veut qu'il sache. »[6-1] Or ces ménagements, ces égards, peut-on les avoir pour une foule d'enfants ?

Les Écoles de Rome, dira-t-on, n'étaient-elles donc pas aussi fréquentées que Ies nôtres ? Je n'en disconviendrai pas : mais du reste quelle [*7*] différence des unes aux autres ? Aux Écoles romaines le progrès était sûr et rapide ; aux nôtres, il est toujours lent et incertain, souvent nul ; la raison en eest bien simple. Ici on fait apprendre aux enfants ce qu'ils n'entendent point, et avant même qu'ils aient assez de conception pour l'entendre, une langue morte, une langue très difficile, et qui malheureusement est devenue de fort peu d'usage dans la Iociété. Là, au contraire, ils apprenaient leur propre langue, par conséquent une langue vivante, qu'ils savaient plus d'à demi quand le temps était venu de leur en expliquer les principes, les règles et les finesses. Je laisse à penser si l'avancement et le succès devait être de leur côté, ou s'il doit être du nôtre. On sait en effet que les Grecs n'étudiaient que leur langue et les Sciences inventées ou perfectionnées par leurs écrivains. Comme ils traitaient tous les autres peuples de barbares, ils étaient aussi éloignés de parler leur langue que de prendre leur habillement et leurs mœurs, C'est peut-être [*8*] même ce mépris qui nous a privés de beaucoup de connaissances que nous regrettons avec raison. Car plusieurs Grecs avaient voyagé en Egypte, et aucun d'eux ne nous a instruits de la langue d'un pays si renommé, pas même des caractères Egyptiens qui, par là, sont devenus pour nous plus qu'énigmatiques.

À l'égard des Romains, après avoir été près de six cents ans dans l'ignorance, sans songer à polir leur langue, et sans connaître d'autre gloire que celle qui s'acquiert par les armes, comme ils venaient de soumettre la Grèce à leur empire, le commerce qu'ils eurent avec les vaincus leur fit enfin sentir qu'il y avait un genre de mérite qui leur manquait. Ils prirent du goût pour les Lettres et pour les Beaux-Arts, que cette nation avait si heureusement cultivés et dont elle était seule en possession dans le monde connu. Piqués d'une noble émulation, ils commencèrent à disputer aux Grecs la gloire de bien parler et de bien écrire ; ils les prirent pour leurs modèles, heureux d'en [*9*] trouver d'abord de si achevés ; et, à force de les imiter, ils vinrent à bout de les égaler, même à mon sens de les surpasser.

Ce fut alors qu'ils ouvrirent à Rome et dans toute l'Italie des Écoles publiques, qui devinrent bientôt florissantes. Il y en avait de toute espèce. Dans les unes on apprenait la Grammaire aux enfants, dans les autres on formait les jeunes gens à l'EIoquence ; quelques-unes étaient pour la Jurisprudence et le Droit Civil, quelques autres pour l'Arithmétique seulement, où l'on envoyait les enfants que l'on destinait à des emplois de finance et dont les pères avides de gain croyaient n'en pouvoir jamais assez faire, parce qu'alors chez les Romains, de même qu'aujourd'hui en France, on n'était considéré qu'autant qu'on était riche, « quia tanti quantum habeas sis »[9-1] , et qu'un homme nouveau, un Financier, étayé de son opulence érait caresssé des Grands, comme il l'est parmi nous, l'argent ayant toujours tenu lieu de mérite dans l'esprit des hommes sans mœurs. [*10*]

Mille talenta rotundentur ; totidem altera porro
Tertia succedant, et qua pars quadret acervum,
Scilicet uxorem cum dote, fidemque et amicos,
Et genus, et formam regina pecunia donat. [10-1]

Cependant les Écoles de cette dernière espèce n'étaient pas en grande estime. Nous voyons que le père d'Horace, homme de basse extraction, mais qui pensait noblement, ne voulut point y envoyer son fils.

Noluit in Flavi ludum me mittere, magni
Quo pueri magnis e centurionibus orti
Laevo suspensi loculos tabulamque lacerto
Ibant octonis referentes idibus aera. [10-2]

Il aima mieux lui faire faire ses études à Rome [*11*]

Sed puerum est ausus Romam portare docendum
Artes, quas doceat quivis eques atque senator
Semet prognatos. [11-1]

Rome en effet était devenue ce qu'avait été Athènes : c'était le lieu où l'on pouvait recevoir la plus excellente éducation, et prendre surtout cet air d'urbanité qui distinguait l'habitant de Rome de tout autre citoyen Romain. Mais qu'il me soit permis d'entrer dans le détail de cette excellente éducation, puisque c'esl précisément mon objet.

Trois choses doivent concourir pour faire un honnête homme d'un enfant : des lumières dans l'esprit, des sentiments vertueux dans l'âme, des grâces dans la personne et dans tout l'extérieur, autant qu'il est possible. On éclaire son esprit par du savoir, et surtout par les connaissances qui sont le plus d'usage dans le commerce des honnêtes gens. On tourne son âme à la vertu en lui inspirant des mœurs, et par l'habitude même de la vertu. [*12*] On répand des grâces sur sa personne par le secours de la musique, de la danse et de tous les exercices convenables. C'est à procurer ces trois avantages à leur jeunesse que les Romains s'entendaient, mieux qu'aucun autre peuple n'a jamais fait. Ils avaient porté leur langue à sa perfection, et leur premier soin érait que leurs enfants la sussent à fond et la parlassent bien. Aussi était-ce un mérite si commun parmi eux que ce n'était presque plus ni une distinction, ni un mérite. Cependant le Grec était la langue savante à leur égard, comme le Latin l'est au nôtre. S'ils eussent pensé comme nous, ils auraient fait apprendre à leurs enfants le grec uniquement, et, pour leur langue, ils s'en seraient reposé sur l'usage : à force de l'entendre parler, ils l'apprendront assez, auraient-ils dit. Mais ces Romains, si célèbres dans l'Univers, étaient trop éclairés pour penser ainsi et pour préférer à leur propre langue une langue étrangère, quelque belle, quelque savante qu'elle fût. Aussi cultivaient-ils l'une et l'autre [*13*] avec un soin égal : la Grecque, parce qu'ils croyaient lui être redevables de tout leur savoir ; la leur, parce qu'ils l'avaient enfin rendue capable de produire des écrits qui n'étaient pas inférieurs à ceux des Grecs. Un enfant apprenait donc les deux langues chez le Maître de Grammaire, terme presque ignoble aujourd'hui, mais qui était alors en honneur autant que la chose même qu'il signifiait ; car on entendait par ce terme généralement tout ce qui concerne la langue, c'est-à-dire non seulement l'habitude de bien lire, une prononciation correcte, une orthographe exacte, une diction pure et régulière, l'étymologie des mots, les divers changements arrivés à la langue, l'usage ancien et l'usage moderne, le bon et le mauvais, les différences acceptions des termes, mais encore la lecture et l'intelligence de tout ce qu'il y avait de bons écrits dans cette langue, soit en prose, soit en vers.

Telle était l'idée que l'on avait à Athènes et à Rome d'un Maître de Grammaire ; voilà ce que les enfants [*14*] venaient apprendre à son école, et ce qu'ils y apprenaient en effet, sans compter la Musique, qui leur était enseignée en même temps et qui faisait tellement partie de la bonne éducation que de l'ignorer tournait à honte. Il n'est pas étonnant, à dire le vrai, que des peuples si passionnés pour l'éloquence et pour la poésie regardassent comme nécessaire un art donc le propre est de régler la voix. Aussi Quintilien recommande-t-il fort de l'apprendre ; mais il est bon de voir avec quelle précaution.

« Quoique les exemples que j'ai cités, dit-il, fassent assez voir quelle sorte de Musique j'approuve et à quel point je crois pourtant devoir déclarer ici que ce n'est nullement celle dont retentissent aujourd'hui nos theâtres et qui, par ses airs efféminés amollissant notre coutrage, nous a fait perdre le peu qui nous restait de ce caractères mâle de nos anciens Romains. Quand je recommande donc la Musique c'est celle dont des hommes pleins d'honneur et de courage se servaient pour chanter les louanges de leurs semblables. Je ne prétends point parler [*15*] non plus de ces instruments dangereux dont les sons languissants portent la mollesse et l'impudicité dans l'âme et qui doivent être en horreur à tout ce qu'il y a de filles bien nées ; mais j'entends cet art agréable d'aller au cœur par le moyen de l'harmonie, pour exciter les passions ou pour les calmer selon le besoin et la raison. » [15-1]

Je rapporte ce passage, non dans un esprit de censeur, qui serait fort inutile, eu égard à l'état présent de nos mœurs, mais seulement pour montrer que ces hommes à qui nous refusons toute vertu veillaient néanmoins bien autrement que nous à préserver les enfants de la contagion du vice. Ils regardaient cette portion de l'Etat comme sacrée, Maxima debetur puero reverentia, [15-2] et au milieu de la corruption du siècle dont je parle, leur morale était austère sur ce point, parce qu'en toute religion et en tout pays l'homme le plus pervers rend intérieurement une sorte d'hommage à la vertu, par le tribut [*16*] d'estime dont il est forcé de l'honorer. Et si l'on veut remonter jusqu'au principe, c'est que la vertu n'est autre chose que la droite raison qui agit ; or les hommes ne peuvent pas plus méconnaître la droite raison quand elle agit que quand elle pense ou qu'elle parle. Quoiqu'il en soit, il est constant que ces Romains si épris des talents de l'esprit et de la parole, mettaient pourtant la vertu au premier rang, qu'ils en faisaient la principale partie du mérite de l'homme et que c'est dans ces principes qu'ils élevaient leur jeunesse.

Quel est le père aujourd'hui qui fasse pour son fils ce qu'Horace nous raconte que son père avait fait pour lui ? « Si l'on ne peut me reprocher, dit-il, ni avarice, ni débauches, si ma vie a été sans tache, si je suis cher à mes amis, c'est à mon père que j'en ai l'obligation, causa fuit pater his. Quoique peu riche, il eut le courage de me faire élever à Rome avec tout ce qu'il y avait d'enfants distingués ; on m'eût pris pour l'un d'eux à voir la propreté dont [*17*] j'étais et les domestiques qui m'accompagnaient. Mais lui-même il se faisait le gardien de mon innocence et, ne s'en fiant ni à maîtres, ni à domestiques, il veillait sans cesse et sur moi et sur eux. Par là il me préserva du vice, et de tout ce qui pouvait blesser ma réputation.

Vestem servosque sequentes,
In magno ut populo si qui vidisset, avita
Ex re praeberi sumptus mihi crederet illos.
Ipse mihi custos incorruptissimus omnes
Circum doctores aderat. Quid multa ? pudicum,
Qui primus virtutis honos, servavit ab omni
Non solum facto, verum opprobrio quoque turpi. [17-1]

Qu'il serait à souhaiter que ce tableau fût toujours devant les yeux des pères et des mères ! Rien ne serait plus capable de les tirer de leur indolence, ou plutôt de leur aveuglement sur l'éducation de leurs enfants.

À l'étude de la Grammaire, étude [*18*] non superficielle, comme dans nos Écoles, mais profonde, mais capable de servir de fondement à une grande érudition, succédait l'étude de la Rhétorique, c'est-à-dire de l'Éloquence. Il est aisé de juger avec quelle ardeur des jeunes gens pleins d'ambition se portaient à apprendre un art qui leur ouvrait le chemin aux honneurs et aux dignités, attrait puissant qui manque à notre jeunesse, et qui lui manquera toujours parce que, tout étant vénal en France, il reste peu d'espérance au mérite. Ajoutés à cela que les excellents maîtres étaient aussi communs parmi les Romains qu'ils sont rares parmi nous ; d'ailleurs ils étaient secondés par les parents qu savants eux-mêmes, se faisaient les premiers précepteurs de leurs enfants. Témoin Cicéron qui, au milieu de ses occupations et des affaires les plus importantes, trouvait le temps de vaquer à l'éducation de son fils et de son neveu. Enfin cette éloquence qui avait tant de charmes pour les Romains n'était point une éloquence étrangère ; ce n'était que l'art de [*19*] parIer éloquemment leur propre langue ; un Maître qui en donnait des Ieçons était entendu de tous ceux qui l' écoutaient ; rien n' était perdu pour eux, d'où s'ensuivait naturellement un progrès et facile et certain.

Figurons-nous un homme tel que Despréaux qui enseignerait l'Eloquence et la Poésie française à de jeunes gens déja parfaitement instruits de leur langue et accoutumés à la bien parler ; qui lirait avec eux tout ce que nous avons de bons écrivains et leur en ferait remarquer les beautés et les défauts ; qui, passant en revue les écrits des divers âges, leur ferait voir que notre langue, longtemps barbare, n'a été capable d'aucune éloquence avant le règne de Louis XIII, mais que, depuis cette époque, parvenue au point de netteté, d'élégance et même de richesse où elle est à présent, il n'y a rien qu'elle ne puisse heureusement exprimer ; qu'ainsi tous ces minces écrits qui amusent le public pour quelques moments ne doivent s'imputer qu'au mauvais goût des auteurs, qui [*20*] pèchent par le choix du sujet ou par la manière de le traiter et dont la manie est de courir après des traits d'esprit aux dépens du bon sens. Avec que plaisir et quel fruit de jeunes gens recevraient-ils ces leçons, et tant d'autres, d'un si judicieux Critique ? Or ce n'est là qu'une faible image de l'instruction que la jeunesse Romaine prenait à l'école d'un maître tel, par exemple, que Quintilien qui, vingt ans durant, fut écouté à Rome comme un oracle. On en peut juger par ses écrits, qui ne contiennent que ce qu'il avait enseigné et qui, certainement, ne laissent rien à désirer de ce qui pouvait faire d'un jeune homme un Orateur parfait, c'est-à-dire un personnage capable de gouverner ses concitoyens par le charme de la persuasion, et par la force de ses exemples. On comprend aisément que ces jeunes gens, au sortir d'une telle école, avaient l'esprit tout autrement cultivé, orné que nous ne l'avons au sortir de nos Collèges.

Mais ce n'était encore là qu'une partie de leur éducation. Car, en même [*21*] temps qu'ils étudiaient sous de si grands Maîtres, ils fréquentaient le barreau, ils s'attachaient à l'Orateur qui avait alors le plus de réputation ; ils le prenaient pour leur modèle, ils le consultaient en tout ; et lui, réciproquement, par cette inclination naturelle que l'on a pour une jeunesse bien née, il leur communiquait Ies lumières et les aidait de ses conseils.
Avaient-ils atteint l'âge d'adolescence, ils joignaient à l'étude tous les exercices qui pouvaient et leur fortifier le corps et leur donner de la grâce. Manier un cheval et le pousser à toutes brides dans la carrière, disputer le prix de la lutte, passer le Tibre à la nage, lancer le javelot, jeter le palet avec une grande force de bras, s'endurcir au froid et au chaud, se couvrir de poussière en courant dans le Champ de Mars, s'accoutumer à supporcer l'ardeur du soleil, voilà quels étaient leurs délassements ordinaires. C'est ce que nous apprend Horace dans une Ode à une fameuse courtisanne, où il lui [*22*] reproche que, depuis que son jeune amant languit dans ses fers, il ne paraît plus au Champ de Mars et qu'il se tient caché, comme le fils de Thétys à la Cour du Roi Lycomède. Reproche qui cesserait de l'être si l'usage n'avait pas été tel que je le dis.

Lydia, dic, per omnes
Te Deos oro, Sybarin cur properes amando
Perdere, cur apricum
Oderit Campum patiens pulveris, atque solis ?
Cur neque militaris
Inter aequales equitet… [22-1]

Mais je ne dois pas oublier deux choses, par où les Romains achevaient de façonner leurs jeunes gens : l'une était de les envoyer voyager en Grèce, surtout à Athènes, pour s'y perfectionner dans l'Eloquence et pour y prendre le goût des beaux Arts.

Adjecere bonae paulo plus artis Athenae. [22-2]

disait Horace en parlant de lui-même [*23*] et en s'applaudissant de son voyage ; l'autre, de leur faire faire quelques campagnes avant qu'ils entrassent dans les charges. Par-là, ces jeunes gens se défaisaient de l'air bourgeois, dont on n'est pas exempt, même dans les capitales, et à la place duquel ils acquéraient cet air militaire qui a je ne sais quoi de noble et d'aisé ; outre qu'en servant quelques années ils apprenaient le métier de la guerre et pouvaient payer de leur personne dans le besoin. Car ces Romains qui, pour habit distinctif, portaient toujours une robe et qui, par cette raison, étaient appelés gens togata [23-1], ne perdaient pas pour cela de vue leur prétendue origine, ni leur haute destinée,

His ego nec metas rerum nec tempora pono,
lmperium sine fine dedi. [23-2]

C'est pourquoi ils inspiraient de bonne heure à leur jeunesse l'amour de la gloire, le mépris de la mort et [*24*] pour la patrie un dévouement sans bornes.
Des sentiments si nobles, soutenus des lumières de l'esprit et du talent de la parole, comme ils l'étaient au temps dont je parle, donnaient certainement aux Romains la supériorité sur tous les peuples et devaient, ce semble, assurer la durée de leur empire ; mais ils avaient fait, selon moi, une faute irréparable : c'était, en prenant des Grecs et leurs lois et leurs arts, de ne pas retenir aussi leur ostracisme, règle de politique qui avait ses inconvénients, mais qui probablement les aurait préservés du luxe prodigieux qui inonda Rome et des guerres intestines excitées par l'ambition de citoyens trop puissants, qui causèrent enfin le renversement de la République. Mais toujours est-il certain que la manière dont ils élevaient leurs jeunes gens en faisait des hommes propres à tout, également capables de servir l'État en temps de paix et en temps de guerre.

Au sortir des Écoles tous étaient savants, tous possédaient parfaitement [*25*] leur langue ; leur esprit était orné de tout ce que la Littérature et Grecque et Latine avait de plus beau. De là cette multiplicité de talents qui faisait d'un Romain un homme presque universel. Tel, qui avait commandé des armées, gagné des batailles, conquis des provinces et des royaumes, de retour à Rome, disputait le prix de l'Éloquence à Cicéron, maniait la parole comme il avait manié l'épée, et haranguait le peuple ou le Sénat avec autant de force et de succès qu'il avait combattu. De là cette variété de fonctions, si ordinaire alors dans un même sujet, qui se trouvait souvent Consul, Général d'armée, Orateur, Ministre de la Religion, c'est-à-dire, Augure ou Pontife tout à la fois. De là encore ces conversations philosophiques et savantes que les Romains avaient si souvent entre eux et dont ils sortaient toujours plus instruits, témoin ces beaux traités de Cicéron, qui en sont une preuve et une image bien sensible. De là enfin cette facilité prodigieuse à bien écrire, qui leur faisait [*26*] produire tant d'excellents ouvrages malgré les occupations les plus accablanres. César, dans le tumulte d'un camp et au milieu du bruit des armes, écrivait ses Mémoires et faisait des remarques sur la langue. Cicéron, au milieu des horreurs d'une guerre civile dont il sentait bien qu'il serait la victime, composait ces admirables écrits que la postérité a toujours regardés comme des chef-d'œuvres. Nous vantons les Lettres de Balzac, de Voiture, du Comte de Bussi, de Madame de Sévigné : qu'est-ce que ces Lettres auprès de celles de Cicéron à Atticus et aux autres personnages de son temps ? Du clinquant, d'agréables sornettes, des compliments bien tournés, de jolies phrases et rien de plus. Mais dans celles de Cicéron quelle beauté de style, quelle justesse de pensées, quelle solidité de raisonnement, quel fond de politique, de mœurs, de sentimens ? et tout cela ne coûtait rien à cet heureux génie.

Voilà quel était le fruit de la noble et grande éducation que les Romains [*27*] savaient donner à leur jeunesse, Je l'ai décrite assez superficiellement, parce que c'est un discours, non un livre, que je prétends faire. Comparons maintenant à cette éducation celle qui est en usage parmi nous.

On donne à un enfant pour nourrice une paysanne. Cet enfant est né avec un penchant à imiter, qui demande des précautions infinies. Son langage, son accent, son maintien, ses inclinations, ses mœurs, sa religion même, ou du moins son culte, seront une suite de l'imitation. Dès qu'il pourra bégayer, il s'efforcera de rendre les paroles qu'il aura ouï prononcer à sa nourrice ; par conséquent il commencera par mal parler. À cette nourrice succède une gouvernante qu pour l'ordinair n'est guère plus polie ni mieux insrruite : ainsi contlnuation de mauvais langage et, sans doute, d'autres habitudes aussi vicieuses. Car d'où viennent ces sottes superstitions, ces tics, ces grimaces, ces mouvements irréguliers si communs dans des hommes faits, si ce n'est de l'habitude contractée dans [*28*] l'enfance ? Voilà aussi pourquoi les Sages de l'Antiquité ont tant recommandé l'attention dans le choix des personnes que l'on met auprès des enfants.

Mais, dira-t-on, quel remède ? et où trouver des nourrices, des gouvernantes, des précepteurs et des maîtres qui aient toutes les qualités nécessaires ? Je réponds à cela, premièrement, que mes réflexions s'adressent à l'élite de la nation, aux personnes qui, par leur naissance, leur rang ou leur fortune, peuvent plus que les autres, et qui ont le plus d'intérêt à faire de leurs enfants des hommes d'un mérite distingué. Je réponds, en second lieu, que si les pères avaient autant à cœur de donner une excellente éducation à leurs enfants que de leur laisser de grands établissements, de grands biens, ils trouveraient non pas tout ce qui serait à désirer, mais beaucoup mieux que ce qu'ils prennent. De quoi ne vient-on pas à bout quand on ne plaint point la dépense ? Je le dis à la honte de notre siècle : Ies grands, les riches du royaume, [*29*] presque toujours prodigues quand il s'agit de satisfaire leurs fantaisies ou leur goût, ne sont économes que dans ce qui concerne l'éducation de leurs enfants. S'ils savaient récompenser le mérite et les services, faire leur ami de l'homme à qui ils confient ce qu'ils ont de plus cher au monde, lui adoucir ce que la domesticité a d'humiliant, vivre avec lui, comme les Romains, après qu'ils eurent conquis la Grèce, vivaient avec ces Grecs fugitifs qu'ils attiraient chez eux pour profiter de leurs lumières et de leur savoir, il se formerait en France des Rollins, des sujets capables de bien élever notre jeunesse et qui se consacreraient volontiers à un emploi que l'on aurait en quelque sorte annobli ; au lieu que, par une raison toute contraire, cette espèce d'hommes est si rare que, dans une grande ville comme Paris, on a aujourd'hui toutes les peines du monde à trouver un homme de mérite que l'on puisse donner pour précepteur ou pour gouverneur à un enfant de qualité.

C'est apparemment l'une des [*30*] raisons pourquoi les pères mettent leurs enfants au Collège ; mais il y en a d'autres, qui ne sont pas à leur honneur : car c'est aussi qu'ils cherchent à se décharger sur autrui d'un soin qu'ils devraient prendre eux-mêmes ; c'est qu'ils veulent se débarrasser de leurs enfants et n'être pas gênés par leur présence dans la vie libre et souvent libertine qu'ils mènent chez eux. Je regarde donc les Collèges comme des asiles pour l'innocence des enfants et, dans ce point de vue, je les crois nécessaires,  pourvu qu'ils ne se chargent point d'un trop grand nombre ; car autrement ils ne seraient rien moins que des asiles, n'étant pas possible que dans une maison où il y a une si grande multitude de jeunesse, les mœurs et les études n'en souffrent. Mais je voudrais que ces Écoles publiques se rendissent plus utiles, en se départant d'une certaine routine qui resserre l'éducation des enfants dans une sphère extrêmement étroite, et qui en fait dans Ia suite des hommes très bornés. Car au bout de dix ans que ces enfants ont [*31*] passés au Collège, temps précieux et le plus précieux de leur vie, qu'ont- ils appris ? que savent-ils ? Quelque peu de latin, que la plupart oublient bientôt après. Ce que je dis là n'est que trop vrai et que trop connu. Pourquoi ne leur pas apprendre leur propre langue, cette langue dans laquelle ils doivent faire briller leur esprit et leurs talents, s'ils en ont, cette langue qui a pris l'ascendant sur toutes les autres, cette langue qui se parle dans toutes les Cours, qui est devenue, ou peu s'en faut, la langue universelle de l'Europe, et qui a produit tant de bons ouvrages, aussi goûtés des étrangers que des français mêmes ?

Mais qu'y aurait-il aussi de plus naturel et de plus sensé que de leur apprendre notre Littérature française ? La jeunesse Romaine qui, dans ses écoles, étudiait le Grec comme langue savante en étudiait-elle moins Cicéron, Virgile, Horace, Tite-Live, Térence, Plaute et tous les bons écrivains de Rome ? Ceux-là valaient bien la peine d'être lus et étudiés [*32*] sans doute, mais nous avons les nôtres qui ont leur mérite. N'est-il pas honteux que nos jeunes gens, après dix et douze ans d'étude, n'avent aucune notion ni de l'Histoire de leur pays, ni de la Géographie, ni de la Chronologie, ni de l'Histoire universelle, ni de notre théâtre, ni de nos écrivains français ? La belle occasion que ce serait pour un maître qui lirait ceux-ci avec ses jeunes disciples, de leur en faire la comparaison avec ces grands rnodèles de l'Antiquité, dont ils ont des essais entre les mains, et de leur faire sentir combien nous sommes encore au-dessous d'eux, combien Cicéron l'emporte sur nos Bossuets et sur nos Bourdaloues ! Une critique de cette nature leur formerait le jugement et le goût et, par une suite nécessaire, les préserverait de mille erreurs à quoi ils sont exposés en entrant dans le monde. Ils se trouveraient tout d'un coup capables de conversation, au lieu qu'ils en sont totalement incapables ; ils pourraient juger d'une pièce de théatre ; ils ne Iiraient pas indistinctement tout [*33*] ce qui s'imprime, toutes ces brochures qu'enfante la malignité, tous ces écrits superficiels, fruit hâtif d'une plume mercenaire ou famélique, l'amusement des gens oisifs et la pâture des ignorants. Ils s'en tiendraient à ces bons écrivains, tant anciens que modernes, qu'on leur aurait fait goûter au Collège et, comme ils auraient bien appris leur langue à un âge où tout s'imprime profondément dans la mémoire, ils ne seraient embarrassés ni pour écrire une lettre dans l'occasion, ni pour s'expliquer sur quelque matière que ce fût.

Qu'arrive-t-il au contraire de l'usage qui a prévalu, de ne leur point enseigner leur langue ? Il en arrive qu'ils ne la savent jamais bien, excepté un très petit nombre qui, dans la suite, s'adonnent à écrire ; encore quel temps ne leur faut-il pas pour former leur style ? par combien de doutes et d'incertitudes ne sont-ils point arrêtés tout court dans la chaleur de la composition, et quelle peine ne leur coûte point une diction pure et réguIière ? Tout cela parce que, dans leur [*34*] jeune âge, ils n'ont pas lu nos bons écrivains, et qu'au lieu d'avoir dans la tête toutes les expressions de notre langue, ils n'y en ont que la moindre partie.

D'où vient donc qu'une pratique si peu raisonnable est néanmoins si généralement suivie dans nos écoles ? C'est que toute coutume ancienne se perpétue par le seul titre de son ancienneté, et que peu d'hommes se donnent la peine de penser que ce qui était bon dans un temps peut cesser de l'être dans un autre. Nos Collèges sont fondés depuis plusieurs siècles pour la plupart. Au temps de leur institution, un mauvais latin était la langue savante : la Cour de Rome et les gens d'Église l'avaient tellement mis en honneur que l'on en faisait usage non seulement dans les Universités, mais même au Parlement et au Conseil d'État de nos Rois ; ce mauvais latin tenait lieu du bon que l'on ne connaissait pas. Notre français, alors jargon informe et grossier, ne méritait pas d'être enseigné. Sous le règne de François premier, la vraie [*35*] langue Latine, attirée d'Italie par les soins et par les libéralités de ce Prince magnanime, parut en France ornée de toutes les grâces et plut moins par sa nouveauté que par ses charmes. À force de l'étudier et de lire les excellents écrivains de l'ancienne Rome, on devint savant et nos Savants à leur tour augmentèrent le nombre des grands écrivains, en se servant de la même langue pour transmettre le fruit de leurs veilles à la postérité. À dire le vrai, ce serait bien dommage que les de Thou, les Cujas, les Sirmonds et les Pétaux eussent écrit en un jargon tel que notre français de ce temps-là. Cependant l'élégance Latine ne laissait pas d'influer sur la langue française. Celle-ci devint plus châtiée, plus polie ; et bientôt il y eut une grande différence entre les Poésies de Clément Marot et celles de Villon, entre les écrits d'Amyot et ceux de Froissart. Quelque temps après, Malherbe, Racan, Maynard, Balzac, Voiture et Vaugelas portèrent notre langue à un haut point de perfection ; ils la rendirent [*36*] non seulement correcte, agréable et fleurie, mais encore nombreuse, harmonieuse. Ce fut alors que le Cardinal de Richelieu, dont le puissant génie embrassait tout ce qui pouvait contribuer à la gloire de la Nation, institua, sous l'autorité de Louis XIII, une Compagnie d'hommes éclairés et polis qui travaillassent à perfectionner cette langue de plus en plus, et ensuite à la fixer autant qu'il serait possible ; à quoi cette illustre Compagnie aurait pu, je crois, parvenir si, au lieu de donner la loi, elle ne l'eût pas reçue ; je veux dire, si elle n'avait pas quelquefois confondu l'abus avec l'usage, et qu'elle se fût montrée moins accessible à la nouveauté.

Cependant au milieu des éclatants et rapides progrès de la langue française, la Latine régnait toujours ; elle faisait encore les délices de ceux mêmes qui écrivaient le mieux en français ; nous avions de grands poètes, de beaux génies qui préféraient le langage de Virgile et d'Horace à celui de Corneille et de Racine ; enfin [*37*] on peut dire que la langue Latine, malgré quelques persécutions, a fleuri en France jusque vers la fin du règne de Louis le Grand. Mais, depuis cette fatale époque, elle est tellement tombée que les questions les plus savantes, les plus épineuses, les plus abstraites, même celles de Religion, ne se traitent plus qu'en français, et que quiconque écrirait aujourd'hui en Latin trouverait à peine des imprimeurs et des lecteurs ; tant il est vrai que toutes les choses du monde n'ont qu'un temps, et que le sort des hommes est de ne pouvoir acquérir un avantage qu'aux dépens d'un autre.

Ce qu'il y a encore de plus étonnant, c'est que l'on ait porté la fausse délicatesse au point de ne pouvoir souffrir dans un ouvrage d'esprit des citations latines, quelque heureuses et quelque justes qu'elles soient. Il semble que l'on n'écrive aujourd'hui que pour les femmes ou pour les ignorants ; on fait gloire d'éviter tout ce qui sent cette teinture d'érudition, qui sied néanmoins si bien aux plus [*38*] honnêtes gens, et que Quintilien définit, Sumptam ex conversatione doctorum tacitam eruditionem [38-1]  Nous oublions que ce qui nous a fait le plus de plaisir dans la lecture de Rabelais, de Montaigne, de Balzac, de Voiture, de Costar, ce sont les agréables citations dont ils sont pleins, et qu'ils appliquent si ingénieusement à leur sujet.

Pour moi je regarde comme un très grand malheur la décadence des belles-Lettres en France et dans les autres parties de l'Europe ; toute nation qui en perd le goût est bien près de retomber dans la barbarie, d'où elle n'avait été tirée que par leur secours. La Littérature française et les belles-Lettres sont deux choses très différentes ; la première ne peut ni se perfectionner, ni même se soutenir qu'à l'aide de l'autre, et n'est véritablement estimable qu'autant qu'elle part de la lecture et de l'imitation de ces grands modèles qui, vainqueurs des temps, ne doivent leur durée qu'à leur ineffaçable beauté. On ne peut donc trop louer, trop encourager [*39*] les professeurs qui enseignent les langues savantes à la jeunesse ; mais, par I'exposition que je viens de faire et par les solides raisons que j'ai apportées, supposé même, ce qui n'est pas, que la langue Latine fût aussi florissante en France qu'elle l'a été, il est hors de doute que dans nos Collèges on devrait joindre I'étude de la langue française à celle du Grec et du Latin.

J'ajouterai encore une raison. L'expérience nous fait voir que de cinquanre enfants qui sont dans une classe il n'y en a pas dix qui prennent du goût pour le Latin, ni qui se portent à l'apprendre. Comme néanmoins on ne leur enseigne pas autre chose, il s'ensuit que, de ces cinquante enfants, il y en a quarante qui, après avoir passé des huit et dix ans au Collège, en sortent sans y avoir rien appris ; car ce Latin dont ils ont eu les oreilles rebattues, n'ayant pas jeté d'assez profondes racines en eux, se trouve bientôt effacé de leur esprit. Au contraire, si on leur enseignait la langue et la Littérature française, [*40*] la facilité qu'ils trouveraient à l'apprendre ferait qu'ils s'y prêteraient volontiers et, du moins de ce côté-là, ils ne perdraient pas leur temps. Nous voyons tous les jours que, faute de cette pratique, la plupart, après dix ans de prétendues études, ne savent pas lire ; proposition qui semble un paradoxe, mais qui n'en est pas moins vraie. Car je n'appelle pas savoir lire de prononcer quelques mots ou quelques lignes de suite, si l'on ne sait observer la ponctuation, varier ses tons, faire sentir que l'on entend ce qu'on lit, et le faire entendre aux autres ; talent fort mince assurément, qui par là même devrait être tout commun et qui est néanmoins si rare que de trente personnes il n'y en a pas deux qui lisent bien, non pas seulement les vers, mais même la prose. Or une telle ignorance ne peut venir que d'une éducation négligée.

Pourquoi donc les Collèges ne changeraient-ils pas leur ancienne manière d'enseigner ? Ils ne doivent se proposer que l'utilité publique et la gloire de bien élever notre jeunesse. [*41*] Dira-t-on que le temps qu'y passent les enfants ne suffit pas pour leur montrer tant de choses ? Et moi je dis qu'il est plus que suffisant. Qu'est-il nécessaire de tenir un enfant une année entière en sixième, en cinquième, en quatrième, en troisième ? Il pourrait apprendre en six mois ce qui lui est enseigné un an durant. Ce serait deux ans de gagnés, que l'on pourrait employer à la Littérature française. Car, pour la Seconde et la Rhétorique, j'approuve fort qu'ils y soient le temps ordinaire, parce que pour lors il s' agit de leur former le jugement et de leur donner du goût pour ces excellents auteurs dont ils doivent faire toute la vie leur règle et leurs modèles.

Ils finissent leur cours d'études au Collège par deux années de Philosophie ; je retrancherais la dernière et je voudrais qu'ils apprissent la Physique, je dis la Physique expérimentale, en même temps que la Logique, mais par manière de divertissement, même de récompense ; car on sait de quel attrait est pour les jeunes gens [*42*] tout ce qui tient du spectacle. Un homme tel que M. l'abbé Nollet [42-1] ferait devant eux ces expériences qui I'ont rendu si célèbre ; il leur en expliquerait les raisons, et ces raisons confirmées par les expériences leur deviendraient sensibles. Ils finiraient donc par une année de Dialectique ou de Logique qui les disposerait à l'étude du Droit ou à celle de la Théologie, selon l'état auquel on les destinerait.

En général voici le plan que je conseillerais. Depuis quatre ans jusqu'à sept, un enfant apprendrait à lire et à écrire, deux choses qu'il faut lui montrer conjointement, parce que l'une aide à l'autre ; ensuite des fables de la Fontaine, quelques commencements de I'Histoire de France et le Blason. Pour ces sortes de connaissances, il ne faut que de la mémoire : les enfants en ont étonnamment ; d' ailleurs le Blason serait un amusement, un jeu pour lui. Depuis sept jusqu'à dix, il apprendrait les principes du Grec, du Latin et du Français, c'est-à-dire à décliner, à conjuguer, et [*43*] les règles de la construction, ou syntaxe. On lui ferait faire ce que l'on appelle des thèmes, pour éprouver s'il sait ses principes et pour les lui bien graver dans la mémoire, car tout son avancement dépend de là. Depuis dix jusqu'à seize, il étudierait ces trois Langues, dont l'intelligence lui deviendrait facile, si à l'aide d'un Dictionnaire français on parcourait avec lui tous les mots de notre Langue, et que l'on joignît à chaque mot le terme latin et le terme grec, j'entends le terme primitif ou la racine. Quand il se rencontrerait des noms et des verbes irréguliers ou défectueux, on les lui ferait décliner ou conjuguer. On le ferait aussi disputer avec ses camarades, à qui réciterait un plus grand nombre de ces mots, tant français que grecs et que latins. Cet exercice, qui ne demande que de la mémoire et qui lui coûterait peu, serait fortifié par l'explication qu'il ferait des bons Auteurs et par de fréquentes versions que l'on exigerait de lui, beaucoup plus que des thèmes. Aurait-il traduit une page, [*44*] par exemple, de Quince-Curce, on lui ferait comparer sa version avec celle de Vaugelas ; cette comparaison servirait infiniment à lui apprendre et sa langue et à bien écrire.

Mais ce n'est encore là que jeter les fondements de l'édifice. Un maître ne sait que la moitié de ce que l'on attend de lui s'il ne trouve le secret d'embellir l'imagination de ses disciples, de leur élever l'esprit, et de leur donner une certaine finesse de goût qui, de toutes les qualités de l'esprit, est peut-être la plus rare. Il embellira leur imagination en leur apprenant la fable par une savante explication des Métamorphoses d'Ovide, et des Poèmes d'Homère, à quoi il joindra le Télémaque de M. de Fénelon. Il leur élèvera l'esprit en Ieur faisant lire les plus belles Oraisons de Démosthène et de Cicéron, les plus beaux morceaux de Virgile, quelques pièces de Corneille et de Racine, et quelque chose de ce que nous avons de plus éloquent en notre langue, comme le Discours de M. Bossuet, évêque de Meaux, sur [*45*] l'Histoire universelle. Enfin il leur donnera cette finesse de goût qui est tout ensemble si nécessaire et si rare, en leur saisant goûter les Épîtres d'Horace, les Comédies de Térence, celles de Molière, et la Poétique de Despréaux, celui de tous nos poètes modernes que je crois qu'on peut faire lire à des enfants avec le moins de péril et avec le plus de fruit.

Voilà enfin notre jeune homme parvenu à la fin de ses humanités et à la fin de sa seizième année. À dix-sept ans il étudierait la logique, ou l'art de penser et de raisonner juste, que l'on pourrait dégager de plusieurs questions inutiles qu'on a coutume de traiter dans les Collèges.

Mais, pour assurer le succès de l'éducation dont je viens de donner le plan, j'ai deux choses à recommander. L'une, qu'un Précepteur, homme d'esprit et assidu, rebatte sans cesse à son élève ce que l'on veut qu'il apprenne ; car le plus grand obstacle au progrès des enfants, c'est I'inapplication et la légèreté d'esprit, [*46*] naturelle à cet âge, obstacle qu'on ne peut vaincre qu'à force de peine et de patience. L'autre, qu'après avoir conduit cet enfant jusqu'à la fin de ses études, et au temps où l'on le retire du Collège, il demeure encore quelques années auprès de lui dans le monde, non plus avec le titre de Précepteur, qui serait odieux à un grand garçon, mais avec le titre de Gouverneur, qu'il supporterait plus volontiers, surtout dans un homme à qui il serait tout accoutumé et qui aurait pris de l'empire sur son esprit. De quel secours cette espèce de Mentor ne lui serait-il pas ? Il l'entretiendrait dans ses études ; il le préserverait des mauvaisescompagnies, écueil si dangereux ; il l'accompagnerait à l'Académie, aux spectacles, aux promenades, même dans ses premières campagnes ou dans ses voyages. Car l'éducation dont je me fais ici l'idée demande qu'un jeune homme emploie quelques années à voyager dans les pays étrangers, si l'on veut qu'il se façonne et qu'il acquierre [*47*] au moins une partie de cette expérience qu'Homère a tant vantée dans un de ses héros,

Qui mores hominum multorum vidit et urbes. [47-1]

C'est pourquoi il serait à souhaiter que ceux qui se destinent à élever des jeunes gens prissent non l'habit ecclésiastique, mais l'habit commun, dans la vue de faire auprès d'eux la fonction de Gouverneur après avoir fait celle de Précepteur.

Du côté de la Religion, les enfants sont si bien instruits dans nos Collèges que je me crois dispensé de traiter ce point, quelque important qu'il soit. Les maîtres ne souffrent dans ces maisons ni vices, ni mauvais exemples, en quoi ils sont infiniment louables. Aussi je me contenterai de hasarder deux réflexions : l'une, qu'ils font, ce me semble, trop dépendre les mœurs de la Religion ; l'autre, qu'ils ne précautionnent pas assez les enfants contre de certains vies dominants, auxquels chaque Nation est [*48*] sujette. Je m'explique. Quelque soin qu'on prenne d'inspirer des sentiments de Religion aux enfants, il vient un âge où la fougue des passions, le goût du plaisir, les transports d'une jeunesse bouillante étouffent ces sentiments. Alors un jeune homme, je parle surtout de ceux qui ont à vivre dans le grand monde, un jeune homme se croit tout perrnis : il devient un composé de tous les vices, sans presque aucun mélange de vertu. Il n'a pour tout mérite au plus que de l'esprit avec cette politesse aimable que l'on prend à la Cour et qui destituée de probité, n'est, pour la bien définir, qu'un beau masque. Si on lui avait bien dit que les mœurs sont de tout pays et de toute religion, que l'on entend par ce mot ces vertus morales que la nature a gravées dans le fond de nos cœurs, la justice, la vérité, la bonne foi, l'humanité, la bonté, la décence, que ces qualités sont aussi essentielles à l'homme que la raison même dont elles sont une émanation, ce jeune homme, en secouant le joug de la Religion [*49*] ou en s'en faisant une à sa mode, conserverait au moins ces vertus morales qui, dans la suite, pourraient le rapprocher des vertus chrétiennes ; mais, parce qu'on ne lui a prêché qu'une religion austére, tout tombe avec cette religion.

Ma seconde réflexion est une suite de la première. Chaque Nation a ses vices dominants. Sur la fin de la République Romaine, et un long temps après, le vice dominant du peuple Romain était une passion effrénée pour les spectacles, panem et circenses [49-1] et, parmi les Grands, c'était un luxe et une dépense sans bornes. Aujourd'hui en France, pour ne parler que de nous, le vice Ie plus ordinaire des Grands c'est de ne point régler leur dépense sur leur revenu, c'est de compter pour rien de s'endetter et de ne point payer leurs dettes, c'est de jouer à un jeu ruineux, c'est de partager leur vie entre deux rôles, celui de courtisan et celui d'homme de plaisir ; et le vice dominant de nos jeunes gens de Paris c'est de mener une vie frivole et [*50*] desoccupée, qui n'est mêlée de rien d'honnête ni de sérieux.

Quand un enfant, parvenu à un certain âge de raison, est près d'entrer dans le monde, ne serait-il pas de la prudence de le prévenir sur ces vices si autorisés, où il ne manquera pas de tomber comme les autres si l'on n'est extrêmement soigneux de l'en préserver ? Serait-il si difficile de lui faire comprendre que l'honneur et la probité sont incompatibles avec une dépense au dessus de nos forces ; qu'il y a peu de différence entre ne pas payer ses créanciers et leur faire banqueroute ; que les plus grandes maisons se ruinent par de folles dépenses ; que c'est ce qui les oblige ensuite à faire des mésalliances qui ont deux grands inconvénients, l'un de priver leur postérité d'avantages considérables, l'autre de mettre à la Cour une bigarrure qui la dépare, et de porter l'air et le parler bourgeois dans le centre même de la politesse ; que le gros jeu, toujours inspiré par l'avarice, est la chose du monde la plus contraire à la société, qu'il nous [*51*] expose à ruiner les autres ou à nous ruiner nous-mêmes ; que le premier est inhumanité et le second extravagance ; que plus on est élevé au dessus des autres, plus on doit être utile à l'État, plus on dait s'instruire et se rendre capable des grands emplois ; qu'une vie frivole et désoccupée produit nécessairement l'ignorance et l'incapacité ; qu'enfin une grande charge dont on s'acquitte mal, quoi qu'en pense le vulgaire, est un grand opprobre.
C'est à peu près ainsi que le père d'Horace instruisait son fils :

His me formabat puerum dictis. [51-1]

et en même temps il lui proposait des modèles vivans. « Voyez-vous, lui disait-il, ce Sénateur : il a l'estime et la confiance de tous les honnêtes gens ; c'est à lui, mon fils, qu'il saut tâcher de ressembler. Voyez-vous cet autre : il est tombé dans le mépris ; son nom et sa dignité n'ont pu l'en garantir ».  Par ce moyen, ajoute Horace, il vint à bout de me sauver des grands écueils, et je ne fus guère sujet [*52*] qu'à des défauts très pardonnables.

Ex hoc ego sanus ab illis
Perniciem quaecumque ferunt, mediocribus et quis
Ignoscas vitiis teneor. [52-1]

Pourquoi donc un père n'aurait-il pas le même succès à l'égard de son fils, s'il prenait la même peine ? Je me suis peut-être trop étendu sur ce dernier article ; mais, après tout, n'est-il pas visible que nous dégénérons, que presque personne ne se distingue plus ni dans l'épée, ni dans la robe, ni dans l'Église, ni dans les Lettres ; que la France, qui a produit tant de grands hommes sous le dernier règne, est aujourd'hui dans une espèce d'assoupissement. C'est pour l'en tirer qu'en bon citoyen j'ai jeté sur le papier ce qui m'est venu dans l'esprit touchant l'éducation qu'il conviendrait de donner à la jeunesse ; et je n'ai eu d'autre vue que d'être utile à une Nation qui, lorsqu'elle le voudra sérieusement, l'emportera en tout genre sur toutes les autres.


NOTES

 

 [4-1] La Fontaine, Fables, IX,5. L'écolier, le pédant et le maître d'un jardin : « Certain enfant qui sentait son collège… ».

 [6-1] Quintilien, Institution oratoire, Introduction à Marcellus Victorius, cap. I, 7 : « Lusus hic sit : et rogetur et laudetur et nunquam non scisse se gaudeat. »

 [9-1] Horace, Satires, I,1,62 : « L'estime se mesure à ce qu'on a. »

 [10-1] Horace, Épîtres, I,6, v. 34-37. « Arrondis mille talents, puis mille encore ; que vienne sans désemparer un troisième mille, puis celui qui de la somme fait un carré. On le sait : épouse bien dotée, amis, naissance, beauté, la richesse donne tout, elle est reine. » (traduction F. Villeneuve).

 [10-2] Horace, Satires, I,6, v. 72-75. « Il ne voulut pas m'envoyer à l'école de Flavius, où les nobles enfants issus de nobles centurions, leur boîte à casier et leur planchette suspendues à l'épaule gauche, allaient, payant aux Ides, huit fois par an, un as. »

 [11-1] Horace, Satires, I,6, v. 76-78. « Mais dès mon enfance il ne craignit pas de me transporter à Rome pour m'y faire donner l'instruction que ferait donner à sa progéniture un chevalier et un sénateur. »

 [15-1] Quintilien, Institution Oratoire, I,10. « Quamvis autem satis jam ex ipsis quibus sum modo usus exemplis credam esse manifestum quae mihi et quatenus musice placeat : apertius tamen profitendum puto non hanc a me praecipi quae nunc in scaenis, effeminata et impudicis modis fracta non ex parte minima, si quid in nobis virilis roboris manebat, excidit, sed qua laudes fortium canebantur, quaque ipsi fortes canebant : nec psalteria et spadicas etiam virginibus probis recusanda, sed cognitionem rationis, quae ad movendos leniendosque affectus plurimum valet. »

[15-2] Juvénal, Satire XIV, 47. « On ne saurait trop respecter un l'enfant »

 [17-1] Horace, Satires, I,6, v. 78-84 : « Mes habits, les esclaves qui me suivaient, si quelqu'un, dans cette grande foule, les avait remarqués, pouvaient faire croire que le patrimoine d'une vieille famille fournissait à de telles dépenses. Mon père lui-même, gardien incorruptible, m'accompagnait partout chez les maîtres. Bref, il conserva ma pudeur, cette première parure de la vertu, à l'abri je ne dis pas seulement de toute action, mais même de toute imputation honteuse. » (traduction François Villeneuve).

 [22-1] Horace, Odes, I,8, v. 1-6 : « Lydia, dis-moi, j'en t'en prie au nom de tous les dieux, pourquoi tu es si pressée de causer par ton amour la perte de Sybaris, pourquoi il a pris en haine le Champ de Mars embrasé, lui qui supportait la poussière et le soleil ; pouquoi il ne monte plus à cheval parmi les jeunes gens d'âge, comme lui, à servir ? ». (traduction Villeneuve).

 [22-2] Horace, Épîtres, II, 2, v. 43. « La bonne Athènes ajouta quelque chose à ma culture. »

[23-1] Virgile, Énéide, I, 282.

 [23-2] Virgile, Énéide, I, 278. « Et moi je ne leur veux ni borne ni limite et je leur ai donné un empire sans fin. »

 [38-1] Quintilien, Art Oratoire, VI,3,17. « une secrète teinture d'érudition prise dans le commerce des gens de lettres ».

 [42-1] Jean-Antoine Nollet (1700-1770) était un physicien qui a contribué à donner le goût de la physique en ouvrant à Paris des cours de physique expérimentale et en publiant, en 1738, Programme ou Idée générale d'un cours de physique expérimentale avec un catalogue raisonné des instruments qui servent aux expériences, en 1743 des Leçons de physique expérimentale, en 1770 L'Art des expériences.

 [47-1] Horace, Art poétique, vers 142. « …qui a vu les mœurs et les villes de nombreux humains » (traduction du début de l'Odyssée).

 [49-1] Juvénal, Satires, X, v. 81.

 [51-1] Horace, Satires, I,4, v. 121. « Ces paroles formaient mon enfance ».

 [52-1] Horace, Satires, I,4, v. 129-131. « C'est ce qui m'a gardé de la contagion de tous ces défauts qui font du tort ; ceux dont je suis atteint sont médiocrement graves et peuvent se pardonner. » (traduction F. Villeneuve).


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