Édouard FOURNIER & Pol MERCIER
LE ROMAN DU VILLAGE
comédie en vers, en un acte
rerésentée pour la première fois sur le théâtre Impérial de l'Odéon, le 5 juin 1853
Personnages :
MURVILLE, général en retraite
MARTIAL, paysan breton devenu maréchal des logis-chef
CABOLARD, mauvais acteur, devenu factotum de Rose-Marie
ROSE-MARIE, paysanne bretonne devenue actrice de théâtre
DENISE, jeune soubrette amie de Rose-Marie
La scène se passe à Paris.
Salon riche, avec porte au fond laissant voir une entrée sur l'antichambre. – Portes latérales au second plan. – Une cheminée ornée à droite. – Deux petits guéridons : l'un à droite, près de la porte de l'appartement de Rose-Marie ; l'autre un peu plus avant, placé entre deux chaises, à un mètre environ de la cheminée. – À gauche, une toilette. – Piano au fond, à gauche. – Un divan derrière la toilette. – Fauteuils, meubles élégants, etc., etc.
I– DENISE, puis CABOLARD.
(Au lever du rideau, Denise, un petit plumeau à la main, remet en ordre divers objets sur la cheminée. On entend en même temps un bruit de sonnette.)
DENISE.
Quelqu'un, avant midi !…
(Remontant le théâtre en entendant frapper à la porte du fond.)
Qui frappe? Qu'on réponde.
(À part, en souriant.)
Le soleil ne luit pas ici pour tout le monde !…
CABOLARD, du dehors.
C'est moi… c'est Cabolard…
DENISE, allant ouvrir.
Ah ! le petit acteur,
Factotum de madame, et presque son coureur.
CABOLARD, entrant vivement et se dirigeant vers la cheminée.
Dieu ! quel hiver !
DENISE, regardant ses habits.
Il neige ?…
CABOLARD, s'asseyant.
Un froid opiniâtre !…
Ta maîtresse, sans doute…
DENISE.
Est encore au théâtre.
CABOLARD.
Pour la pièce nouvelle ?
DENISE.
On répète…
CABOLARD, avec importance.
Je sais !
J'arpente assez Paris pour lui faire un succès…
J'ai vu certains amis dont le secours propice
Peut aider à propos, ce soir, son bénéfice ;
À plus de dix journaux, ce matin, j'ai porté
Sa carte…
(Avec soupir.)
Un jour aussi, moi, quand j'ai débuté,
J'y déposais mon nom, gravé sur porcelaine !…
Mais les chefs d'emploi ! mais les envieux, la haine !…
Et puis ce maladroit, qui ne m'a pas soufflé !…
Qui se trompe de page !…
DENISE, à part, occupée à ranger sur la toilette.
Enfin, on l'a sifflé !…
CABOLARD.
C'était pourtant un coup de maître.
DENISE, de même.
Un coup de grâce !
CABOLARD.
Mais la vocation l'emporte…
DENISE, à part.
Elle est tenace !…
CABOLARD.
Je redébuterai !…
DENISE, de même.
C'est une trahison !…
CABOLARD, se levant et descendant la scène.
On dit que de profil j'exhume Dugazon !
(Tirant plusieurs feuilles de sa poche.)
C'est si vrai, qu'un journal…
DENISE, l'interrompant vivement.
Oh !… je ne sais pas lire…
CABOLARD.
Heureuse fille !
(Ils se sont rapprochés sur le devant de la scène.)
DENISE.
Oh ! certe heureuse ! On doit le dire,
Et surtout du moment que j'ai pu vivre ici.
Plus de rude travail depuis, plus de souci !
Ne plus battre le beurre au fond de sa campagne,
Ne plus mener aux champs ses vaches de Bretagne,
C'est déjà tout plaisir !… Madame, par bonheur,
Qui garde du pays la mémoire et le cœur,
Se ressouvint qu'au temps qu'elle était Madeleine,
De ses compagnes, moi, j'étais la plus ancienne…
Pour elle, je vivais dans chaque souvenir :
Pour les retrouver tous, elle m'a fait venir…
Ce qui lui plut surtout, c'était mon ignorance…
« T'instruire, ce serait gâter ton innocence,
Me dit-elle souvent… Ton naïf entretien
Me délasse des gens qui me parlent trop bien… »
Et quiconque la voit pour moi si bienveillante,
Me prend pour son amie et non pour sa servante.
CABOLARD.
Oui, ta franchise est libre et n'a rien d'apprêté…
DENISE, le regardant finement.
D'autres sont le mensonge…
CABOLARD.
Et toi, la vérité !
Mais elle tarde… et j'ai quelque chose à conclure…
DENISE.
Vous ?
(Elle gagne la gauche.)
CABULARD, d'un air suffisant.
Je crois qu'il faudra donner ma signature…
DENISE.
Allons donc !…
CABOLARD.
Oui… pour Troye ou Quimper-Corentin…
On me propose aussi la Porte-Saint-Martin ;
Mais de Paris je suis si las !
DENISE, à part.
Il me fait rire !…
CABOLARD.
« Je veux sur les Troyens exercer mon empire ! »
(Considérant avec curiosité une petite miniature qui se trouve à droite sur le guéridon.)
Tiens !… c'est le général Murville… Ah ! c'est parlant !
DENISE, passant à droite et lui enlevant vivement la miniature.
Est-il indiscret, donc !
CABOLARD.
C'est un homme excellent…
L'ami des directeurs… des auteurs… des artistes,
Qu'il protège… Il connaît beaucoup de journalistes…
Habite en cet hôtel… Arcades Rivoli,
Du mérite de Rose il semble enorgueilli,
Au théâtre, il est là, souvent à l'avant-scène…
DENISE, qui fixe le portrait à un clou doré sur la cheminée.
Son admiration chaque fois l'y ramène…
CABOLARD.
Ces soirs-là, des bouquets odorants, frais éclos,
Viennent de son côté parfumer les bravos !…
Même on dit là-dessus… des choses…
DENISE.
Quelque conte !…
Et quoi donc, s'il vous plaît ?…
CABOLARD.
Que sais-je?… L'on raconte
Que c'est au général, à sa protection,
Que ta maîtresse doit sa réputation…
DENISE.
À son talent !…
CABOLARD.
D'abord !… au général ensuite ;
Qu'à la misère enfin, étant un jour réduite,
Par un temps rigoureux, sur le pavé gisant,
Rose…
DENISE.
C'est une horreur !…
CABOLARD.
On est si médisant !…
Il vient ici… souvent?…
DENISE.
Après !… Qui l'en empêche?…
CABOLARD.
Rien !… Je l'ai vue encor…. hier, dans sa calèche !…
Ce n'est pas sans motif que l'on est si galant !…
Il l'aime !…
DENISE.
Oui, monsieur !…
(Sur un mouvement de Cabolard.)
Et comme son enfant !…
CABOLARD, incrédule.
Oh !…
DENISE.
Quand il a perdu son épouse, sa fille,
Il s'est presque refait par elle une famille…
CABOLARD.
Mais, enfin, qui pourvoit à ce luxe croissant
Chez Rose?… À sa dépense?…
DENISE.
Eh bien, c'est son talent !…
CABOLARD, narquois.
Toujours !… Le général !…
DENISE, vivement.
Est un homme honrable,
Qui doit être à l'abri…
CABOLARD, légèrement.
Bah !…
DENISE.
D'un soupçon semblable !…
CABOLARD.
Ah !… – Mais j'oublie ainsi, dis donc, de déjeuner !…
DENISE, à part.
Comme hier, il avait oublié de dîner !…
CABOLARD.
Je cours tant, que j'en perds le manger et le boire.
DENISE, à part.
Et c'est toujours ici que revient sa mémoire…
CABOLARD, d'un air câlin, lui prenant la taille.
Hein? ma bonne Denise !…
DENISE, se dégageant vivement.
Allons ! à bas les mains !…
CABOLARD.
Mon Dieu ! laisse donc là tes grands airs inhumains.
Aux Français si je suis un jour sociétaire,
Je veux te faire un sort…
(Denise éclate de rire.)
Oui !… par-devant notaire !
Ah ! mais que j'ai donc faim !…
DENISE, d'un ton impatienté.
Eh ! passez au buffet !…
CABOLARD, en s'esquivant promptement par la gauche.
J'y suis !…
DENISE, gagnant la droite.
Bavard ! vantard ! gourmand !… Il est complet !…
2– MURVILLE, ROSE-MARIE, DENISE.
(Rose-Marie, qui est entrée lentement au bras du général, continue une causerie avec lui.)
ROSE-MARIE.
Ainsi donc, vous pensez ?…
MURVILLE.
Que tu seras charmante !…
ROSE-MARIE.
Mais la pièce, surtout?…
(Elle livre sa pelisse et sa capote à Denise, qui se trouve près d'elle, à droite.)
MURVILLE.
Je la trouve attachante…
ROSE-MARIE.
N'est-ce pas ?…
(Denise, après avoir déposé les objets de toilette sur un fauteuil du fond, à droite, rentre lentement par la porte latérale, même côté.)
MURVILLE.
Un vers franc… naturel… sans travail,
Et puis, tu fais si bien valoir chaque détail !…
Un mot !.. un rien !.. par toi, le soir, tout s'illumine !
ROSE-MARIE, revenant vers Murville.
Oui ! quand l'émotion me gagne, me domine,
Et que, de toutes parts, un silence profond
Accueille mon entrée en scène… me répond !…
De femmes et de fleurs chaque loge est parée…
D'artistes, d'écrivains, une élite attirée,
De notre œuvre en espoir vient goûter la primeur…
Un juge est là pour nous dans chaque spectateur !…
De son suprême arrêt rien qui nous affranchisse ;
Et parfois cet arrêt, qui le dicte?… un caprice !…
Une hésitation peut glacer son accueil…
Mon rôle de ce soir est peut-être un écueil !…
MURVILLE, l'interrompant.
Mais quelle joie aussi !…
ROSE-MARIE, s'animant par degrés.
Voir la foule pressée
Qui, la pièce durant, vit de votre pensée…
Ce public attentif, haletant, éperdu,
Au fil de l'intérêt le tenir suspendu…
Le sentir qui s'émeut, tressaille sous la flamme
Du vers qui déborda tout brûlant de votre âme,
Et compter, sous le feu de chaque passion,
De ce grand cœur qui bat chaque pulsation !…..
MURVILLE, entraîné.
C'est beau !…
ROSE-MARIE.
C'est solennel ! Aussi, dans la coulisse,
Du jeune au vieil auteur… pas un qui ne pâlisse
Et d'attente… et de fièvre !… Un timide bravo,
Que personne n'entend, chez lui trouve un écho !
On a ri !… Du succès, il croit entrevoir l'ombre…
Quelqu'un a murmuré !… C'est sa pièce qui sombre !
Où le charme doit naître il voit poindre l'ennui !…
L'effet qu'il attendait est rebelle et l'a fui…
C'est pour son dénouement qu'il doute, craint, espère,
Il voudrait nous glisser d'autres mots, le refaire…
Il approche… on l'affronte, on le soigne, à l'excès…
D'où gisait le danger a jailli le succès !…
Car dans ce flux pressé d'émotions contraires
L'interprète et l'auteur, tous deux sont solidaires…
De son espoir déçu nous gardons notre part ;
Aussi quand le succès l'accueille… par hasard !
Il n'est pas un laurier à son front de poète,
Qui de tout son éclat sur nous ne se reflète !…
MURVILLE.
Va ! j'en rêve pour toi qui ne sont pas moins beaux !
ROSE-MARIE, avec inquiétude.
Ah !
(Elle va s'asseoir près de sa table de toilette.)
DENISE, rentrant par la porte de droite, à sa maîtresse.
Madame, voici vos lettres, vos journaux…
ROSE-MARIE, gardant seulement les lettres.
Tiens !… donne au général…
(A Murville.)
Pendant que je vais lire,
(En souriant.)
Voyez donc, mon ami, de moi ce qu'on peut dire…
(Le général, qui a pris place sur un fauteuil, à droite, se met à parcourir l'un des journaux, pendant que Rose-Marie décachète une première lettre. Denise est debout près d'elle, sur le devant de la toilette, à gauche.)
ROSE-MARIE.
Ah ! de ces pauvres gens !… Sans pain… Comment… toujours !…
Et c'est vrai ! Je n'ai pu les voir depuis huit jours !
Remets-leur, de ma part, Denise, cette bourse…
(Elle prend la bourse dans un petit coffret sur la toilette ; ouvrant une seconde lettre, avec une expression touchante.)
C'est de ce vieil artiste, infirme, sans ressource…
(S'interrompant.)
Que de pleurs, de tourments, dans Paris enfouis !
(À Denise, même jeu.)
Va ! dès demain matin, lui porter ce louis.
MURVILLE, qui feint de lire, et qui écoute, à part.
Quel cœur !
ROSE-MARIE, lisant la suscription d'un dernier pli ; avec un sourire significatif.
Oh ! celui-là !… Je sais ce qu'il demande…
(Elle s'est levée, et se dirige vers la cheminée, à droite.)
MURVILLE, de même, à part.
Ce comte Saint-Vallier que toujours j'appréhende !
DENISE, à sa maîtresse.
De l'argent ?
ROSE-MARIE, qui parcourt le billet.
Non !…
MURVILLE, toujours à part.
Un fat… que je veux éloigner !…
ROSE-MARIE, jetant au feu le papier qu'elle a froissé ; se parlant à elle-même avec dépit.
Au lieu d'en demander, il voudrait en donner !…
(S'appuyant aussitôt avec affabilité sur le dos du fauteuil de Murville.)
Est-on bien dur pour Rose?…
MURVILLE.
Artiste, on la louange…
Lis !.. et je pense, moi, que, femme, elle est un ange !..
(Se levant.)
J'ai tout entendu… tout !…
ROSE-MARIE.
Curieux !… Que c'est mal !…
MURVILLE, désignant la gauche.
Ton éloge était là, mieux que dans ce journal.
(Il le dépose sur le guéridon, à droite.)
Tu veux qu'à te bénir le malheur s'accoutume !…
ROSE-MARIE, vivement, comme pour changer la conversation.
Denise… n'a-t-on pas rapporté mon costume?
DENISE.
Oui, madame, il est là… comme c'est convenu.
ROSE-MARIE.
J'oubliais… Dis-moi donc… l'orfèvre est-il venu ?
MURVILLE, s'avançant.
Pour la petite croix?
ROSE-MARIE.
Fort simple… à la Jeannette…
MURVILLE.
Dont pour ton rôle, hier, tu voulais faire emplette?
Celle-ci te plaît-elle?
(Il lui montre un petit écrin.)
ROSE-MARIE.
Eh ! quoi ! tant de bontés?
Je devrais vous gronder, car vous le méritez…
Trop belle !… Une folie !
MURVILLE, se défendant.
Oh !
DENISE.
Dieu ! comme elle brille !…
ROSE-MARIE, la considérant, avec reproche.
Un diamant !
MURVILLE, très digne.
Jadis, il a paré ma fille…
(Lui prenant la main et y laissant l'écrin.)
Ne le refuse pas !… Son prix est emprunté
Au souvenir de celle, un jour, qui l'a porté…
ROSE-MARIE.
Croyez-vous que j'en puisse être digne après elle?
Mais c'est un talisman pour la lutte nouvelle
Qui m'attend…
MURVILLE.
Un triomphe !…
ROSE-MARIE, lui faisant de la main un signe amical.
Alors donc… au revoir…
Adieu !… Je vais songer à celui de ce soir…
(Au moment où elle remonte, avec Denise, vers la droite, on entend un bruit de sonnette dans l'antichambre.)
On sonne?…
DENISE.
Bien !…
(Rose-Marie parle bas à Denise, comme pour lui donner quelques ordres, et disparaît lentement avec elle.)
3 – MURVILLE, seul.
MURVILLE, regardant Rose-Marie s'éloigner avec le plus tendre intérêt.
Jamais, il ne faut qu'elle sache
Combien d'émotions ces jours-là je lui cache !…
Non !
(S'asseyant près de la toilette.)
C'est plus fort que moi !… Ce soir, sans l'écouter,
Ici, comme toujours, il me faudra rester !…
Morbleu ! battez-vous donc trente ans sans paix ni trêve,
Pour trembler en conscrit quand un rideau se lève !…
4 – MURVILLE, MARTIAL, puis DENISE.
MARTIAL, paraissant à la seconde porte de l'antichambre du fond, qu'un domestique en livrée vient d'ouvrir.
Le général Murville est chez lui?…
DENISE, qui vient de sortir de l'appartement de sa maîtresse, à droite, s'élançant vivement vers la première porte du fond, à Martial.
C'est plus bas !…
MARTIAL, s'inclinant.
Ah ! pardon…
MURVILLE, comme frappé.
Cette voix !…
MARTIAL, s'arrêtant à sortir.
Je me trompe !…
MURVILLE, qui s'est levé vivement.
Non pas !…
(À Martial.)
Ici ! toi !…
MARTIAL, descendant la scène.
Général !…
MURVILLE, d'expansion.
Eh ! dans mes bras sur l'heure !…
Et comment diable as-tu découvert ma demeure ?…
MARTIAL.
Mais à l'état-major…
(Les deux domestiques se sont éloignés lentement, chacun par une porte latérale du second plan.)
MURVILLE, très abandonné.
Ce brave Martial ! je n'y puis croire encor !…
(Remontant un peu.)
Je suis chez une amie… au premier, moi, j'habite…
(Avec réflexion.)
Qu'importe ! tu me vois charmé de ta visite,
Bien heureux !…
MARTIAL, très respectueux.
Vous daignez, quoi ! vous ressouvenir ?…
MURVILLE.
De celui qui pour moi faillit deux fois mourir…
Dans cette razzia… là-bas… en Algérie…
Un pareil dévouement… Est-ce que ça s'oublie !…
Ma foi ! bientôt après, m'étant assez battu…
J'ai voulu ma retraite… Et depuis, où sers-tu?…
MARTIAL.
Au neuvième hussards…
(Il va déposer son képi et sa cravache sur le guéridon de droite.)
MURVILLE.
Colonel Longperrière…
Un vieux compagnon d'arme… et pour moi presqu'un frère !…
Mais simple brigadier je te laissai jadis…..
Et quel grade à présent?…
MARTIAL.
Maréchal des logis
Chef.
MURVILLE.
Tu fais ton chemin…
(Regardant la boutonnière de Martial.)
Ah ! le ruban, mon brave !…
MARTIAL.
Oh ! ce n'est pas ma faute ! un coup de feu très-grave
M'arrive près du cœur… On m'emporte sanglant,
Et je reste un long jour évanoui… mourant !…
Le soir, le gouverneur, visitant l'ambulance,
Dit à l'aide-major : « A-t-on quelque espérance?…
En reviendra t-il? – Ah ! lui fut-il répondu,
C'est dangereux… mortel… c'est un homme perdu !
– Bah ! dit le gouverneur, je veux faire une cure. »
Et, détachant sa croix : « Voici pour la blessure !… »
En un mois je repris mon rang à l'escadron…
Vous voyez qu'en effet le remède était bon !
MURVILLE.
Tu n'es donc à Paris…
MARTIAL.
Qu'en passant ; je regagne
Mon régiment… Je viens de semestre… en Bretagne !
Et, dès que l'on m'a dit que vous étiez ici,
J'ai voulu vous revoir… vous demander aussi…
À vous, mon général, vous que je considère
Comme mon bienfaiteur…
MURVILLE.
Dis un ami !
MARTIAL.
Mon père !…
Un bon conseil !…
MURVILLE, souriant.
À toi, si rebelle au devoir !
(Se reprenant.)
Jadis !…
MARTIAL.
Ah ! général, c'était par désespoir !…
MURVILLE.
Bah !…
MARTIAL.
Soutien à quinze ans de ma pauvre grand'mère
Pour tout bien nous n'avions qu'un maigre arpent de terre
Que je rendais fertile en travaillant pour deux…
On n'avait que du pain… on se trouvait heureux !…
Près d'elle s'élevait sa petite filleule…
Son vieux père l'avait laissée, en mourant, seule…
Orpheline… Aussitôt nous avions abrité
Madeleine chez nous, sous notre pauvreté…
C'était la plus charmante enfant, la plus honnête
Qui d'un bourg bas-breton ait embelli la fête…
Son âme en son regard montait avec candeur,
Et le son de sa voix vous allait droit au cœur !…
Dès l'aube, on la voyait leste sur la colline ;
Elle portait le lait à la ville voisine…
Et moi, sur le chemin, j'étais là, chaque jour,
Triste de son départ, joyeux de son retour ;
Car nous avions grandi pour la même espérance ;
Notre amour se perdait presque dans notre enfance !
MURVILLE.
Heureux temps ! l'âge d'or !…
MARTIAL, dominé par ses souvenirs.
Oh ! non… Déjà tout bas,
J'étais jaloux !… Chacun s'arrêtait sur ses pas…
À la ville, et pourtant mon âme en était fière,
On ne l'appellait plus que la belle laitière !…
Je l'aimais mieux parmi nos filles du canton
Chantant une ballade ou le vieux Lied breton.
Pour écouter sa voix si pure, si plaintive,
La foule faisait cercle, immobile, attentive…
Et comme elle lisait !… Seule elle avait appris,
Seule !… Nous n'avions pas de maîtres au pays…
J'ai depuis entendu des femmes de théâtre ;
Mais son suave accent, le soir, au coin de l'âtre,
Avait bien mieux, allez ! et l'art et le pouvoir
De vous toucher le cœur et de vous émouvoir…
Par instants, nous sentions nos âmes se répondre,
Nos deux mains se presser, nos larmes se confondre !
MURVILLE.
Mais c'est un vrai roman que tu me contes là !
MARTIAL.
Au dénouement bien triste, hélas ! tout s'écroula !…
MURVILLE.
Quoi !…
MARTIAL.
Distraite bientôt, pensive, Madeleine
Semblait fuir à ma vue… et me parler à peine…
De la ville souvent elle revenait tard…
Pour se justifier tremblait sous mon regard…
Elle ne m'aimait plus !…
MURVILLE.
Mais enfin quel indice ?…
MARTIAL.
La tête folle un jour… m'accusant d'injustice,
Savez-vous qui je vois dans l'ombre du verger
Passer furtivement au bras d'un étranger?…
Elle !…
MURVILLE.
Ah !
MARTIAL.
Ce fut un jour maudit pour ma chaumière.
Dès lors plus de bonheur. Bientôt je perds ma mère !
Brisé, le deuil au cœur, abandonné de tous,
Sûr de sa trahison…
MURVILLE, avec doute.
Oh ! sûr…
MARTIAL.
Je me résous…
À quitter le pays… Pour volonté dernière,
De notre petit bien je la laisse héritière…
Le lendemain, la nuit, de chagrin dévoré,
Je fuyais !… non, jamais je n'avais tant pleuré !…
MURVILLE.
Comment ! sans lui parler… la voir !
MARTIAL.
Sans une plainte,
Un reproche…
MURVILLE.
Un adieu ?
MARTIAL.
De faiblir j'avais crainte…
N'eût-elle dit qu'un mot… ses torts étaient absous…
Déjà j'étais soldat… loin d'elle… près de vous !…
Mais d'éternels regrets mon âme poursuivie…
(Fermement.)
Tenez ! cet amour doit finir avec ma vie !…
MURVILLE, souriant.
Mais tu reviens…
MARTIAL.
C'est vrai… mon courage a cédé ;
Je ne sais pas comment je me suis décidé…
Mais je voulais la voir à travers nos charmilles,
La regarder passer au bras des jeunes filles,
Et saluer encor, palpitant, éperdu,
Ces toits chéris témoins de mon bonheur perdu…
Une dernière fois… de loin… puis disparaître !…
D'un vertige d'espoir je me sentais renaître…
J'approchais… le passé me remontait au cœur…
J'oubliais tout… J'allais ressaisir mon bonheur !
MURVILLE.
Elle était là ?…
MARTIAL.
Dernière espérance engloutie !
Elle était du hameau depuis longtemps partie !…
MURVILLE.
Résultat naturel de ton brusque abandon.
MARTIAL.
Quand je lui rapportais peut-être son pardon !
MURVILLE.
Enfin, on dut te dire en quels lieux ?…
MARTIAL.
On l'ignore…
D'elle j'étais le seul qui me souvins encore !
J'allai vers notre enclos… tout était dispersé :
Les arbres abattus, le dernier mur rasé ;
Quelques fleurs survivaient… pleurant sur la ruine,
J'en ai fait un bouquet qu'a séché ma poitrine,
Et que sous mes baisers je voudrais raviver…
MURVILLE.
Du courage !… que diable !… il faut se relever !…
MARTIAL.
Ah ! toute ma raison au cœur se réfugie…
Quand j'y pense, je perds toute mon énergie…
Et j'y pense toujours ! C'est même à ce sujet
Que, pour vous consulter, j'accourais…
MURVILLE, se rappelant.
En effet…
MARTIAL.
J'ai sept ans de service… et suis libre… mon maître…
De ce matin.
MURVILLE.
Eh bien?
MARTIAL.
Dois-je au corps reparaître?
M'engager de nouveau ?…
MURVILLE.
Jeune encor… bon soldat…
Enfin presque officier… c'est le plus bel état !…
MARTIAL, avec découragement.
Ah ! plus rien à présent qui m'attache, me plaise…
Me soutienne ici-bas ! L'existence me pèse !
De vous avoir tout dit je souffre moins pourtant…
Tenez !… sans hésiter, je cours chez l'Intendant…
MURVILLE.
Te rengager?
MARTIAL.
C'est dit…
(Il prend sur le guéridon sa cravache et son képi.)
Je retourne et m'abrite
Sous mon drapeau !… Soldat ! on meurt mieux et plus vite !…
MURVILLE, l'arrêtant au moment où il remonte.
En bas… ou même ici, tu pourras me revoir…
MARTIAL.
Merci !…
(Il s'éloigne vivement par le fond.)
5- MURVILLE, seul.
MURVILLE.
Brave garçon !… Il vient de m'émouvoir…
L'oubli !… c'est maintenant son unique refuge…
6 – MURVILLE, ROSE-MARIE, puis DENISE.
ROSE-MARIE, sortant de son appartement mi-costumée en villageoise bretonne ; à Denise, à la cantonade.
Mais non ! c'est mieux ainsi…
(À Murville qu'elle aperçoit.)
Général, soyez juge…
Pardon…
(À Denise qui entre.)
Dépose tout ici, sur le divan…
MURVILLE.
De quoi s'agit-il donc ?
ROSE-MARIE.
C'est grave… d'un ruban !…
DENISE, qui a déposé le costume sur la bergère, et s'avançant à gauche.
…Qui siérait à ravir sur ce fond de dentelle…
ROSE-MARIE.
Et qui gâterait tout…
DENISE.
Vous seriez bien plus belle !
Un nœud gentiment fait n'a jamais rien gâté.
ROSE-MARIE.
Rien !… hors l'exactitude… hors la simplicité…
Je les veux… pour ce rôle… avant tout !…
(Très gaie à Murville.)
Que j'en rie !…
Vous, juge en fait d'atours et de coquetterie,
Qui des soldats au feu guidiez jadis l'élan…
Voilà qu'on vous demande avis sur un ruban !…
MURVILLE.
Eh ! je n'en fais pas fi !… Telle pièce qu'on cite,
Trouve en ces jolis riens…
ROSE-MARIE.
Son succès ?
MURVILLE.
Son mérite !…
ROSE-MARIE, hochant la tête.
S'il y manque le cœur qui charme et fait rêver…
Tous ces colifichets ne peuvent la sauver.
MURVILLE.
Peureuse !
ROSE-MARIE.
J'en conviens… ma frayeur est extrême…
MURVILLE.
Quand personne de toi ne doute… que toi-même !…
Mais c'est trop te troubler… je vais chez moi…
ROSE-MARIE.
Si tôt !…
MURVILLE, avec intention.
Recommander quelqu'un… je remonte bientôt…
(Il sort par la porte du fond.)
7– ROSE-MARIE, DENISE.
ROSE-MARIE, gagnant vivement la toilette.
Allons vite ! achevons ma toilette bretonne…
(Elle se place devant la glace, et se costume, à l'aide de Denise, pendant toute la scène.)
Et dis-moi, ce matin, il n'est venu personne?…
DENISE.
À peu près… Cabolard.
ROSE-MARIE, indulgente.
Il paraît dévoué…
Je ne lui sais qu'un tort…
DENISE, vivement et malignement.
Celui d'avoir joué !…
ROSE-MARIE.
Mauvaise !
DENISE, qui vient d'assujettir le corselet.
C'est noué !…
ROSE-MARIE.
Me prend-il bien la taille?
DENISE.
À ravir !… voyez !…
ROSE-MARIE.
Tiens !… malgré moi je tressaille…
Et me sens tout émue à toucher ces habits
Qui gardent je ne sais quel parfum du pays…
DENISE.
C'est vrai… je me souviens… c'est la même toilette
Qui vous parait là-bas les jours de grande fête…
Avec chaque ruban, chaque fleur, chaque atour,
Mes plus chers souvenirs reviennent tour à tour…
(S'interrompant.)
Serre mieux !…
DENISE.
Ainsi ?
ROSE-MARIE.
Bien !
(Reprenant.)
Si j'étais applaudie
Dans ce rôle qui semble un tableau de ma vie,
De mon enfance aux champs… j'aurais double bonheur !
Je le jouerai, vois-tu, Denise, avec mon cœur !…
DENISE.
Ayez donc confiance, alors… soyez plus gaie…
Vos amis seront là… tous !…
ROSE-MARIE.
C'est ce qui m'effraie !
DENISE, avec une intention narquoise.
Les amis d'admirer ne sont jamais lassés.
ROSE-MARIE.
Leurs cœurs battent bien fort !
DENISE, de même.
Et leurs mains pas assez !…
ROSE-MARIE.
C'est étrange, sais-tu ?… de reprendre au passage
Dans ce monde d'oubli son rêve du village…
D'y revivre à la scène… où l'art l'a transporté ;
Puis, à la fiction mêlant la vérité…
De se retrouver là… toute en son personnage,
Relisant son passé…
DENISE, qui lui passe un velours autour du cou.
La croix !…
ROSE-MARIE, continuant.
Page par page !…
Ah ! ce bonheur pourtant où mon âme se plaît
Même en son pur réveil doit rester incomplet…
Un absent !…
DENISE.
Regretté?…
ROSE-MARIE.
Toujours !…
DENISE, vivement.
C'est un jeune homme ?
(Rose-Marie lui fait signe que oui.)
Ah !… le premier ?…
ROSE-MARIE, vivement.
Le seul !…
(Tendrement.)
Que j'aimais !…
DENISE, curieuse.
Il se nomme ?
ROSE-MARIE.
Tu ne le connais pas… aux jours de mon chagrin,
Tu demeurais encore au village voisin…
DENISE.
Joli garçon ?
ROSE-MARIE.
Et brave ! aux volontés… stoïques !…
DENISE.
Fidèle !…
(Rose-Marie fait un nouveau signe d'assentiment.)
Pas jaloux?
ROSE-MARIE, vivement.
Prends garde ! tu me piques !
(Après un silence.)
Oui !… maussade… boudeur !… mais si noble et si fier !…
(Se levant et descendant la scène.)
Un vrai Breton… cœur d'or, et volonté de fer !…
DENISE, qui est remontée vers le divan, descendant aussitôt.
Voici le tablier…
ROSE-MARIE.
Un homme sans reproche…
Austère et droit…
(S'interrompant.)
Vois-tu, dans la petite poche
On met ainsi la main…
(Reprenant.)
J'ai pourtant toujours cru
Que, s'il s'est éloigné… c'est parce qu'il a vu…..
Surpris…
DENISE.
Qui donc ?
ROSE-MARIE, en continuant de s'attifer.
Quelqu'un dont il prit de l'ombrage…
Un maître qui venait pour m'instruire au village…
Bon vieillard !…
(À elle-même.)
Oui ! c'est là ce qui le tourmentait.
(Avec soupir.)
Enfin, j'aurais été malheureuse… qui sait?…
Et je serais restée ignorante… ignorée…
Pauvre ! au fond du chalet d'une pauvre contrée,
Tandis que…
DENISE, terminant la toilette de sa maîtresse.
Là !…
ROSE-MARIE.
Merci !… maintenant laisse-moi…
Sans t'éloigner… je puis avoir besoin de toi !…
(Denise rentre lentement à gauche après avoir plusieurs fois examiné sa maîtresse avec plaisir.)
8 – ROSE-MARIE, seule.
ROSE-MARIE, se regardant dans la glace de la toilette.
Oui, c'est bien autrefois comme était Madeleine !…
(Gagnant la droite, prenant un cahier sur la cheminée, puis s'asseyant en face du guéridon du second plan.)
Mais revoyons un peu l'écueil… ma grande scène !…
Pour donner la réplique et bien marquer le trait,
Il manque l'amoureux… Ah ! celui qu'il faudrait,
M'exaltant d'un regard, d'une douce parole…..
C'est celui de mon cœur… et non celui du rôle !…
9 – ROSE-MARIE, MARTIAL.
MARTIAL, arrivant vivement par la porte du fond.
J'ai laissé tout à l'heure ici le général,
Et…
ROSE-MARIE, se levant.
Quelqu'un…
MARTIAL, avec explosion.
Qu'ai-je vu ! c'est elle !…
ROSE-MARIE, le reconnaissant.
Martial !
MARTIAL, remontant pour sortir.
Oui ! c'est elle ! fuyons !…
ROSE-MARIE, l'arrêtant, très-troublée.
Ah ! mon ami d'enfance…
C'est toi !… tant de douleur !… une si longue absence !..
MARTIAL, se dégageant.
Non… loin de vous, mon cœur va chercher un abri.
ROSE-MARIE.
Martial !… un seul mot !… tu sembles attendri !
MARTIAL.
Laissez !
ROSE-MARIE, se jetant avec force entre la porte et lui.
Mais que faut-il, mon Dieu !… que je te dise !…
Et ne vois-tu donc pas que mon âme se brise !…
MARTIAL, à part.
Ah ! sa voix veut encor désarmer mon courroux !…
ROSE-MARIE.
Martial, soyez franc.
MARTIAL, avec dédain.
Oh !
ROSE-MARIE.
Vous étiez jaloux !…
Et tu partis le cœur ulcéré par le doute…
Ingrat !… triste, abattu…
MARTIAL, descendant un peu à gauche.
Vous maudissant !…
ROSE-MARIE, avec la plus vive tendresse.
Écoute :
Sous notre toit qui fut toujours le préféré ?
MARTIAL, incrédule, avec reproche.
Je le croyais !…
ROSE-MARIE.
Partout… c'était ton droit sacré…
Pas de refrain joyeux, de ballade touchante…
Sans qu'un regard te dît : C'est pour toi que je chante !
Et quand tu m'attendais, là-bas, sur le chemin,
Qui venait te sourire, et te serrer la main…
Effacer d'un baiser, tes pleurs, les jours de peine?
Qui ramenait la joie à ton front ?… Madeleine !…
Quand je t'aimais ainsi, lorsque je t'apportais
Dans mes yeux, dans ma voix, tout mon cœur !… tu doutais !…
MARTIAL, après un silence, captivé comme malgré lui.
Oh ! parle… parle… encor !… – Dieu veut que ma souffrance
S'oublie en l'écoutant… mon bonheur recommence !…
ROSE-MARIE, se rapprochant aussitôt de lui.
Ah !
MARTIAL, redescendant la scène.
Malgré ce fatal soupçon !…
ROSE-MARIE, le devinant.
Depuis ce soir,
Où dans l'ombre…
MARTIAL, vigoureusement.
Tais-toi !… je ne veux rien savoir…
ROSE-MARIE
Et moi je veux te dire…
MARTIAL.
Oh ! non, je t'en conjure…
Tais-toi ! Douter encor serait te faire injure…
Que tout soit oublié !… Je crois que tu m'aimais,
Puisque tu me le dis !… n'en reparlons jamais !…
Laisse-moi tout entier au bonheur que j'éprouve !…
Sous les mêmes habits, c'est toi que je retrouve…
(Mouvement de Rose-Marie.)
Bien loin, à tout cela que de fois j'ai songé !
C'est frais comme d'hier, rien, non, rien n'est changé.
ROSE-MARIE, à part.
Ah ! quand il apprendra !…
MARTIAL.
C'est au point qu'il me semble,
Que nous sommes là-bas toujours restés ensemble…
ROSE-MARIE, à elle-même.
Disons-lui franchement… non… Je n'ose… demain !
MARTIAL, l'examinant.
Mais qu'as-tu donc?… Pourquoi me retirer ta main?
ROSE-MARIE, embarrassée.
C'est que… je remarquais…
(Avec inspiration.)
là… cette croix !…
MARTIAL.
Baignée
De mon sang !… j'en suis fier ! va !… je l'ai bien gagnée,
Cherchant la mort pour toi.
ROSE-MARIE, à part.
Comme il m'aime !…
MARTIAL.
Oh ! mais, tiens !
Juge de mon bonheur !… libre je te reviens !
Pauvre… mais…
ROSE-MARIE, à part, passant à gauche.
S'il savait !…
MARTIAL.
Tout à toi je me livre…
Où tu vis à présent, je reste, je veux vivre,
Et nous retournerons, si tu veux, au pays ;
Si tu le veux encor, nous restons à Paris ;
Selon ton gré, choisis… Parle… ordonne… désire.
Pourvu que je t'emmène et que je te retire
De ce superbe hôtel… car ces simples habits
Dans ce salon doré, sous ces riches lambris !…
Du moins on a pour toi, soins, égards, bienveillance?
ROSE-MARIE, souriant.
Oh ! c'est selon…
MARTIAL, vivement.
Ton maître?
ROSE-MARIE, par allusions.
A bien de l'exigence,
Mais quand on peut lui plaire… on est encouragé,
Et de tous ses ennuis presque dédommagé…
Pas un geste d'abord n'échappe à son contrôle !
MARTIAL.
Si tu veux le quitter… dès ce soir?
ROSE-MARIE, à part, effrayée.
Et mon rôle !
MARTIAL.
Tu ne m'écoutes plus… tes regards sont distraits…
On t'attend?
ROSE-MARIE.
Justement… oui… pour quelques apprêts…
Et je crains…
MARTIAL.
Oh ! je puis, la joie au fond de l'âme,
Te quitter à présent !… Madeleine, ma femme !…
À ce soir !…
ROSE-MARIE, avec effusion.
À demain !…
MARTIAL.
Tout ce temps… loin de toi !…
ROSE-MARIE, d'un ton caressant.
Je t'en prie… il le faut… je te dirai pourquoi…
MARTIAL.
J'obéis !…
(Rose-Marie se dirige promptement vers la porte de son appartement de droite, et se détourne encore une fois pour lui envoyer un baiser d'adieu.)
10 – MARTIAL, seul.
MARTIAL.
Quel réveil ! comme par un mirage,
Je revois à Paris mon bonheur du village !…
Elle m'aime ! ah ! mon cœur à l'espoir s'est rouvert !…
À présent !… je suis presque heureux d'avoir souffert !
(Il s'assied à gauche.)
11 – MARTIAL, CABOLARD.
CABOLARD, entrant joyeusement par la porte latérale à gauche, gagnant la droite en s'essuyant la bouche avec une serviette.
Par ma foi ! j'ai mangé comme un lord d'Angleterre !…
De la dinde truffée… un reste de Madère…
Et deux doigts de moka ! Bah ! ça m'est bien égal !
Pour dîner à l'office, en dîne-t-on plus mal?
(Apercevant Martial et mettant vivement la serviette dans sa poche.)
Ah ! de la compagnie !
(Reboutonnant avec soin son gilet.)
Allons, de l'élégance !…
(Saluant avec courtoisie.)
Monsieur !…
MARTIAL, se levant et lui rendant très froidement son salut.
Monsieur !…
CABOLARD.
Pardon…
(D'un air dégagé.)
C'est à Rose… je pense…
Que vous voulez parler…
(Avec empressement, lui tendant un siège.)
Daignez donc vous rasseoir…
(Avec importance.)
Dame ! vous comprenez ! son rôle de ce soir…
Une création !… La voir n'est pas commode…
Songez donc !… quand on est une actrice à la mode…
MARTIAL, qui reste debout.
Une actrice ?…
CABOLARD.
Oui, monsieur !… à forts appointements…
MARTIAL.
Quoi ?…
CABOLARD, à part lui.
Compris !… un nouveau !…..
(Allant à Martial comme pour lui tendre la main.)
Monsieur… mes compliments !…
(Martial retire sa main.)
Je suis de la maison… allez ! pas de mystère !…
Là, voyons, entre nous, c'est vous que l'on préfère,
Hein ?…
MARTIAL.
Qui?… moi?…
CABOLARD.
Je le sais !
MARTIAL.
Monsieur !…
CABOLARD, avec familiarité.
Heureux vainqueur !…
(À part.)
À la fin, je connais donc son amant de cœur,
Son caprice !… Ah !…
MARTIAL, à lui-même.
C'est là qu'habite Madeleine !…
CABOLARD, l'examinant.
Mais qu'avez-vous donc ?…
MARTIAL, toujours sans l'écouter.
Chez une comédienne !…
CABOLARD, gaiement.
Vous supplantez ce comte… un monsieur Saint-Vallier ;
Vrai gant-jaune !…
(Avec intention, montrant du doigt l'étage au-dessous.)
Et puis l'autre !… un vieux ! son chevalier…
MARTIAL, résolument.
Ah ! de cette maison il me faut la soustraire !
CABOLARD, voyant que Martial remonte la scène.
Bah ! vous partez?…
MARTIAL.
Je sais ce qui me reste à faire !…
(Il s'élance vivement vers le fond.)
12 – CABOLARD, DENISE.
DENISE, sortant de droite, parlant à la cantonade à sa maîtresse.
Hormis le général… alors, s'il vient quelqu'un ?…
ROSE-MARIE, de son appartement.
Je n'y suis pas !…
DENISE.
C'est bien !…
CABOLARD, s'avançant timidement.
Pardon ! suis-je importun?…
DENISE.
Comment ! c'est encor vous !…
CABOLARD.
Je voudrais…
DENISE.
Impossible !…
CABOLARD
Ne lui dire qu'un mot…
DENISE.
Elle n'est pas visible…
CABOLARD, désignant sournoisement à Denise, Murville qui arrive par la porte latérale à gauche.
Tiens ! c'est lui… le voilà… l'attendu… l'adoré !
DENISE.
Que vous fait ?…
13 – CABOLARD, DENISE, MURVILLE.
CABOLARD, obséquieux, saluant Murville qui descend la scène.
Général !…
MURVILLE, à part.
Allons ! ce désœuvré !…
(Haut à Denise.)
Ta maîtresse est chez elle?
(À part et avec impatience, pendant que Cabolard lui enlève gracieusement son chapeau des mains pour le déposer sur la toilette à gauche.)
On le heurte à toute heure
Ici ! mais on croirait vraiment qu'il y demeure !…
14 – CABOLARD, DENISE, MURVILLE, ROSE-MARIE.
ROSE-MARIE, sortant de son appartement et se dirigeant vers Murville ; elle a repris un élégant costume de ville.
J'entendais, mon ami, votre voix… et j'accours…
MURVILLE.
Vous ne m'attendiez plus ?
ROSE-MARIE, lui tendant la main.
On vous attend toujours !
CABOLARD, à part.
Joliment !
ROSE-MARIE, l'apercevant.
Cabolard !
CABOLARD, s'approchant avec empressement.
Lui-même !… qui vous prouve
Son dévouement… son zèle…
(Le général s'est assis à gauche ; Denise a gagné la droite près de la cheminée.)
ROSE-MARIE, soudainement.
À propos je vous trouve !…
CABOLARD.
Parlez !…
ROSE-MARIE, à elle-même.
Je puis très bien le charger de cela !…
(Lui faisant signe du devant de la scène où elle se trouve.)
Venez que je vous dise…
CABOLARD, se rapprochant vivement.
À vos ordres, voilà !
ROSE-MARIE.
À l'hôtel Saint-Vallier…
CABOLARD, l'interrompant d'un air important et discret.
Pour ce qu'on me confie
Je suis comme une tombe…
ROSE-MARIE.
Il faut…
MURVILLE, qui prête l'oreille, à part.
Que signifie ?
DENISE, de même.
Hein ?
ROSE-MARIE, continuant.
Que, fidèlement, cet objet cacheté
Par vous chez le concierge à l'instant soit porté…
CABOLARD, empressé.
De ce pas !…
(S'arrêtant subitement.)
Et faut-il une réponse prompte?
ROSE-MARIE, en remontant vers Denise.
C'est inutile ! va !…
CABOLARD, à lui-même, sur le devant de la scène.
Calculons bien : le comte,
Le général, l'amant de tantôt,
(Comptant sur ses doigts.)
Un… deux… trois !…
« Quand nous serons à dix nous ferons une croix ! »
(Il s'éloigne vivement par le fond.)
15 – MURVILLE, ROSE-MARIE.
MURVILLE, toujours assis.
Chez ce fat un secret… intime… entre eux existe !
ROSE-MARIE, après avoir donné quelques ordres à Denise, – qui vient allumer les candélabres de la cheminée, et rentre aussitôt à gauche, – s'approchant avec douceur du général.
Qu'avez-vous, mon ami? Comme vous voilà triste !
MURVILLE, sans hésitation.
C'est vrai !… J'ai du chagrin…
ROSE-MARIE, avec intérêt, se plaçant à ses côtés.
Vous !… et mon amitié
De vos moindres ennuis n'a donc plus la moitié?
C'est mal ! Songez d'abord que je veux qu'on me dise
Tout !…
MURVILLE, paternel.
Enfant ! avec moi tu manques de franchise…
(Ils se lèvent tous deux et arrivent sur le devant de la scène.)
Ce n'est pas un reproche… Ai-je d'ailleurs ce droit?
Mais depuis quelque temps… ce comte que l'on voit
Te suivre… t'entourer de soins, de flatteries…
ROSE-MARIE, avec reproche.
Vous aussi !…
MURVILLE.
Non ! mais tiens !… dans quelques causeries
De salon… de foyer… de… je ne sais plus bien,
J'entendis vaguement mêler ton nom au sien…
Il est, vois-tu, des gens à telle renommée,
Que toute femme a tort d'être avec eux nommée,
Car ils laissent exprès croire perfidement…
Rose… regarde-moi… parle-moi franchement,
J'aurai foi… L'aimes-tu ? Réponds…
ROSE-MARIE.
Quelle demande !…
Faut-il d'un tel amour qu'ici je me défende !…
(Avec abandon.)
Ce n'est pas celui-là !…
(Confuse.)
Je vous dis mon secret ;
Mais quand on est heureux peut-on être discret?…
Oui, sachez… – avec vous, voyez, suis-je sincère ! –
Qu'il est quelqu'un que j'aime, et qu'à tous je préfère…
MURVILLE, très surpris.
Un autre ?…
ROSE-MARIE.
Que jamais je ne puis oublier !…
MURVILLE.
Et, bien vrai, ce n'est pas…
ROSE-MARIE, dignement.
Monsieur de Saint-Vallier !…
Il m'offense aujourd'hui… je lui ferme ma porte…
MURVILLE.
Pourtant, ce qu'à l'instant encore…
ROSE-MARIE.
On lui reporte !…
(Avec mépris.)
Un écrin !…
MURVILLE, à demi-voix, avec une joie secrète.
J'attendais cela de sa vertu !…
(Adroitement.)
Mais à propos, dis-moi, de qui me parlais-tu
Tout à l'heure?…
ROSE-MARIE, souriant.
Ah ! j'entends !…
MURVILLE.
Oui, précisément… l'autre !…
(Il lui prend le bras ; ils se promènent ensemble sur le devant du théâtre pendant une partie de la scène.)
ROSE-MARIE.
C'est mon mystère, à moi…
MURVILLE.
Rose, qu'il soit le nôtre !
Sois confiante !…
ROSE-MARIE, souriant.
Autant…
MURVILLE, l'interrompant.
…Que je suis curieux…
ROSE-Marie.
C'est trop !…
MURVILLE.
Enfin, voyons, ce beau mystérieux…
C'est une affection solide ?…
ROSE-MARIE.
Sainte et pure !…
MURVILLE.
Ah !…
ROSE-MARIE.
Vous le connaîtrez bientôt, je vous le jure…
Dès demain !…
MURVILLE.
Plus qu'un mot : il est jeune?
ROSE-MARIE
Fort bien !
MURVILLE.
Riche ?
ROSE-MARIE.
Pauvre garçon !…
MURVILLE.
Bah !…
ROSE-MARIE.
Je crois qu'il n'a rien…
MURVILLE.
Et je ne l'ai jamais rencontré?…
ROSE-MARIE.
Non ! – J'excite
Votre intérêt?…
MURVILLE.
Beaucoup !…
ROSE-MARIE, remontant vivement au bruit que fait la pendule.
Six heures !…
MURVILLE.
Je te quitte
Et vais faire atteler.
(Prenant son chapeau sur la toilette, à part lui, en se dirigeant vers la porte latérale à gauche.)
Jeune ! beau cavalier !…
Pauvre ! Il m'est inconnu !
(En sortant.)
D'honneur, c'est singulier !
16 – ROSE-MARIE, MARTIAL.
(Martial paraît vivement au fond au moment où le général sort à gauche ; son regard s'arrête sur Rose-Marie, qui se prépare à sortir.)
ROSE-MARIE, à elle-même.
Partons… pour le théâtre…
MARTIAL, la désignant de loin.
Ah ! l'actrice !
(Hésitant, puis avec résolution.)
Eh ! qu'importe !
Puisque je veux d'ici que Madeleine sorte !
ROSE-MARIE, à elle-même.
Ah ! s'il pouvait me voir !
MARTIAL, poliment à Rose-Marie, qui se trouve près de la toilette à gauche.
Madame, excusez-moi…
(Levant les yeux.)
Madeleine !…
ROSE-MARIE, avec douleur.
Ah !…
MARTIAL.
Comment !…
ROSE-MARIE, à part.
Ciel ! il sait tout !
MARTIAL.
C'est toi !…
ROSE-MARIE.
Ah ! pourquoi reviens-tu ?…
MARTIAL.
Non… ce n'est pas possible !
Dis-moi… mais dis-moi donc que c'est un songe horrible !…
(Rose-Marie est très troublée et très interdite.)
Rien ! Savez-vous pourquoi je rentrais en ce lieu,
Madame?…
(À part.)
Donne-moi du courage, mon Dieu !…
(Faisant un pas vers elle.)
Pourquoi?… Je venais dire à la comédienne
Madeleine est ici… rendez-moi Madeleine,
La virginale enfant que je dois empêcher
De se perdre chez vous… que j'en viens arracher !…
Mais non !… Comprenez-vous? Celle que j'idolâtre…
Morte !… Il me reste… qui?… La femme de théâtre !
Puisqu'en elle, à présent, tout est froid, endurci,
Adieu !… Je n'ai plus rien à demander ici !…
ROSE-MARIE, remontant pour l'arrêter.
Oh ! c'est injuste ! Attends au moins que je te dise…
MARTIAL, hochant la tête comme atterré.
Ma douleur ne peut plus de vous être comprise.
ROSE-MARIE.
Ah ! si je t'abusais !…
MARTIAL, l'interrompant vivement.
Tenez !… vous l'avouez !…
Moi, j'éprouve l'amour… et vous, vous le jouez !…
Sous ce simple costume… à présent plus j'y songe,
Vous ne m'apparaissiez que comme le mensonge !
Tout en vous, le regard, le geste, tout mentait !…
ROSE-MARIE, se révoltant.
Ah !
MARTIAL.
D'un rôle sur moi vous mesuriez l'effet…
Vous preniez même, oh ! oui… je dis que c'est infâme !
Cet accent d'autrefois qui me remuait l'âme…
Quand, palpitant d'ivresse, ici je pâlissais
Dans mon émotion vous cherchiez un succès !…
ROSE-MARIE.
J'atteste…
MARTIAL, menaçant et furieux.
Taisez-vous !… car…
ROSE-MARIE, courbant la tête avec effroi.
Ah !…
MARTIAL, réprimant aussitôt le geste de colère qu'il vient de faire pour la frapper.
Qu'allais-je faire ? »
(Il est tout tremblant, les larmes lui baignent le visage ; après un temps de silence, Rose-Marie s'avance timidement vers lui, avec la plus grande douceur.)
ROSE-MARIE.
Ce secret redouté… si j'en ai fait mystère….
C'est pour un jour… j'allais avec sincérité,
Vous dire dès demain toute la vérité.
Est-ce donc cet aveu différé qui te fâche?…
MARTIAL.
Tiens ! vois-tu? je devrais… – Faut-il que je sois. lâche !…
Te haïr !… eh bien ! non !… malgré ce coup mortel…
Jouis de ton triomphe… et sois heureuse…
ROSE-MARIE, avec espoir.
Ciel !
MARTIAL, avec passion et amertume.
Juge !… vois !… à quel point cet amour me dévore…
Toi !…tu ne m'aimes plus !…et moi, je t'aime encore !
ROSE-MARIE, se jetant dans ses bras.
Martial !…
MARTIAL.
Alors, viens ! si loin que tu voudras…
Fuyons !… j'oublierai tout !… ce soir tu quitteras
Ce théâtre maudit… où la femme qui lutte,
Hélas !… si rarement peut éviter sa chute !…
ROSE-MARIE, à part.
Que me demande-t-il ?
MARTIAL, l'observant.
Faiblirais-tu ?… déjà !…
(Remontant.)
Sans différer, partons !…
ROSE-MARIE, faisant un pas en avant, puis s'arrêtant aussitôt, comme si elle cédait à un combat intérieur.
Tout ! excepté cela !…
MARTIAL, avec abattement.
Son dévouement me manque à la première épreuve !
ROSE-MARIE.
C'est impossible !… parle, exige une autre preuve…
J'y souscris.. mais quitter la scène… Désormais
Fuir mon art… c'est en vain !… je ne pourrais jamais !…
MARTIAL, avec un calme méprisant.
Je t'écoute !… et pour toi le rouge au front me monte.
ROSE-MARIE.
Et moi, je me relève ! et je vous dis, sans honte,
Quand du fond de mon cœur rien ne vient m'accuser,
Que personne ne peut, ne doit me mépriser…
D'autres font du talent un voile de leurs fautes,
Mais moi, pour mon état, j'ai des ardeurs plus hautes,
Je m'en fais gloire !…
MARTIAL, avec dédain.
Oh !
ROSE-MARIE.
Oui !… J'y cherche avec fierté
Artiste, le succès ; femme, l'honnêteté !…
Et parce que jamais je ne pris pour étude
D'affecter la vertu sous un masque de prude,
Sans doute, on m'a prêté les erreurs que je fuis…
Ce que je pourrais être, on dit que je le suis !…
MARTIAL.
Ainsi…
ROSE-MARIE, avec abandon.
Ma vie est là ! car pourquoi te le taire,
Si je n'aime que toi, si noble, si sincère,
Il est… – je le ressens à mes troubles confus –
Quelque chose que j'aime autant… peut-être plus !…
C'est… le théâtre !…
MARTIAL, glacé.
Assez !… à ce mot tout s'efface !…
À l'éternel oubli mon amour a fait place.
(En tombant assis près du guéridon du premier plan à gauche.)
Je le sens là, madame, à présent c'est fini !…
(Se séparant froidement d'un bouquet flétri qu'il a pris dans son sein, et le jetant sur le guéridon.) Souvenir d'un amour qui meurt, soyez banni !…
ROSE-MARIE, qui s'est promptement emparée, sur la table de toilette à gauche, de sa capote et de sa mante, s'éloignant vivement par le fond.
Ah !… folle que j'étais !…
MARTIAL, à lui-même.
Pourquoi t'ai-je revue !…
17- MARTIAL, seul.
MARTIAL, se détournant sur son siége, et n'apercevant plus Rose-Marie.
Partie !…
(Se levant au comble de l'agitation.)
Ah ! c'en est trop !…
(Refoulant aussitôt une douleur poignante comme s'il étouffait.)
Je comprends qu'on se tue !…
(Cherchant à se maîtriser.)
Ah ! tais-toi, ma douleur… je lui pardonne !
(Courroucé.)
Mais
Si ceux qui l'ont perdue, un jour, je les connais !
(Avec un mouvement terrible de rage et d'indignation.)
Oh !…
(Se contenant.)
Du calme !…
18 – CABOLARD, MARTIAL.
CABOLARD, du fond, à la cantonade.
Oui, ma chère, un monde, une cohue…
La multitude enfin prend d'assaut chaque issue…
(Descendant la scène et apercevant Martial.)
Ah ! c'est vous !… Rose part… et vous n'êtes pas là…
À quoi songez-vous donc ?…
MARTIAL, qui l'écoute à peine.
Eh ! que vous fait ?…
CABOLARD.
Déjà !…
Dam ! vous ne serez pas, mon cher, longtemps des nôtres,
Ah çà !… vous voulez donc céder la place à d'autres?…
MARTIAL, vivement.
Vous la calomniez !…
CABOLARD, légèrement.
Laissez donc !…
MARTIAL, faisant un pas vers lui.
Avouez
Qu'elle est honnête?…
CABOLARD.
Moi ! tout ce que vous voudrez !…
MARTIAL.
Qu'une telle pensée est un affreux blasphème…
Et que personne ici…
MARTIAL.
Que personne !… pas même
Le général Murville…
MARTIAL.
O ciel !…
CABOLARD.
C'est entendu…
Pour lui faire la cour n'est jamais attendu.
Non !…
MARTIAL.
Quel soupçon !…
CABOLARD.
C'est faux qu'à toute heure il y vienne…
MARTIAL, se rappelant.
Quand je l'ai rencontré, c'était chez Madeleine !
CABOLARD.
Enfin, ce n'est pas lui qui lui fit ce cadeau.
D'une croix en brillants et de la plus belle eau…
MARTIAL.
Que j'ai vue à son cou !
CABOLARD.
Je gage qu'elle est chère !…
MARTIAL, frémissant, à Cabolard.
Mais tais-toi donc !…
CABOLARD, se retirant vivement, à part.
A-t-il un mauvais caractère !
Je suis de son avis…
MARTIAL, hors de lui.
Tiens ! pour tous aujourd'hui…
(Se dirigeant vers Cabolard.)
Tu vas…
(Murville ouvre vivement la porte du fond.)
MARTIAL, l'apercevant.
Ciel !…
CABOLARD, remontant comme pour demander protection à Murville.
Général…
MURVILLE, froidement.
C'est bien ! Sortez !…
MARTIAL, résolument, à part, d'un ton de menace.
C'est lui !…
CABOLARD, à part.
Moi ! j'irais me mêler de querelles si tristes !…
(Sur un nouveau signe du général, il gagne le fond, en fermant la porte.)
On voit que ces gens-là ne sont pas des artistes !
19 – MURVILLE, MARTIAL.
MURVILLE, allant vers Martial, et lui tendant affectueusement la main.
Martial !…
MARTIAL, s'éloignant.
Oh !…
MURVILLE.
Comment ! quand je veux la presser,
Tu retires ta main ?… Pourquoi me repousser?…..
MARTIAL, remontant comme pour sortir.
Laissez…
MURVILLE.
Reste !…
MARTIAL.
Ici !… Moi ?…
MURVILLE, impérieusement ;
Je le veux !
(Plus bienveillant.)
Quel délire !…
Et pourquoi t'éloigner ?…
MARTIAL, après un temps. Mouvement très résolu.
Je m'en vais vous le dire !…
Parce que… Non ! tenez ! on ne le croirait pas !
Je n'aimais qu'une enfant, qu'un vieillard ici-bas :
L'une était pauvre, et l'autre avait de la richesse…
Et le vieillard a fait de l'enfant sa maîtresse !…
Aujourd'hui je la trouve en un monde perdu !
Elle n'a pas donné son cœur, mais l'a vendu !…
MURVILLE, froidement, tête haute, le regarde dignement, sans émotion.
Et tu n'as même plus l'espérance du doute ?…
MARTIAL, avec vigueur, croisant les bras, en regardant Murville bien en face.
Non !…
MURVILLE, lui indiquant l'une des chaises du guéridon.
Eh bien ! assieds-toi !…
MARTIAL, très agité.
C'est inutile !…
MURVILLE, avec autorité.
Écoute !…
(Murville s'assied devant le guéridon ; Martial, dominé par le regard du général, en fait autant un instant après. Il est en proie au plus violent désespoir.).
Par un temps froid et noir… en décembre… assez tard…
Ma voiture, au grand trot, suivait le boulevard…
Soudain, j'entends un cri perçant !… Elle s'arrête…
Mes chevaux repartaient… on se jette à leur tête…
Et déjà descendu… j'ai vite relevé,
Sur le lit de verglas qui couvrait le pavé,
Une enfant de seize ans, à peu près…
(Martial lève insensiblement la tête et écoute.)
Sous la roue,
On la crut gravement blessée… et, je l'avoue,
J'en tremblais !… Demi-morte, on l'emporte chez moi…
Ce n'était presque rien… Moins de mal que d'effroi !…
(Martial s'est tout à fait retourné du côté du général et prête la plus vive attention.)
Lorsque de cette peur elle fut revenue…
Que peu de jours après, tiens ! je l'eus mieux connue,
Sais-tu, sur mon chemin, qui j'avais rencontré…
Et qui dans ma maison déserte était entré ?…
Un ange !… et l'un de ceux qu'ennoblit la misère,
Qui, de leur ciel, un jour, descendant sur la terre,
Vers notre monde ingrat, prêt à les renier,
S'arrêtent en chemin et restent au grenier !…
Elle était digne, va ! d'être de ma famille…
Aussi, dès ce moment, je l'appelai ma fille !…
Dieu m'avait repris l'autre… en mon deuil, isolé,
Pour la première fois, j'étais plus consolé…
On eût dit que mon cœur accueillait cette joie
Comme un besoin d'aimer que le ciel nous envoie !…
Crois-tu qu'elle voulait s'éloigner, me quitter ?…
Et que, pour la garder chez moi, je dus lutter !…
Elle me chérissait déjà, je crois, en père…
Mais elle paraissait préférer sa misère,
Son vol en plein soleil, son rosier frais éclos,
Sa mansarde sonore où chantaient les échos…
Je voulus voir enfin cette heureuse demeure
Que ses soupirs d'enfant regrettaient à toute heure…
Pauvre petit réduit, beau de sa pauvreté,
Riche de sa riante et fraîche propreté…
Quelques meubles boiteux, quelques fleurs de bruyères
Enlaçaient une croix…
(La main de Martial vient de rencontrer, comme par hasard, sur le guéridon, le bouquet qu'il a jeté tout à l'heure dédaigneusement ; il le considère avec tendresse, le porte plusieurs fois, avec émotion, à ses lèvres, puis le fait disparaître lentement sur son cœur. Cette pantomime a lieu sur les quatre vers qui suivent.)
Peut-être les dernières
Qui lui rappelaient là d'innocentes amours…
Celui qu'on n'attend plus… qu'on espère toujours !…
Elle les caressait d'un regard de tristesse…
MARTIAL, se levant comme suspendu aux lèvres du général.
Après?…
MURVILLE, prenant la main de Martial et faisant un pas avec lui jusque sur le devant du théâtre.
Mais on dirait que cela t'intéresse !…
(Continuant.)
Près de ces souvenirs dont mon âme s'éprit,
Étaient les confidents de son charmant esprit…
Plusieurs livres ouverts… Molière !… Racine !…
Seule, elle méditait cette langue divine !…
C'étaient là ses loisirs ! et ces purs entretiens
Remplaçaient le travail qui souvent manquait… Tiens !
Sous les pieds des chevaux, je frémis quand j'y pense !
C'est de faim qu'elle était tombée en défaillance !…
MARTIAL.
C'est affreux !…
MURVILLE, dignement.
N'est-ce pas ? – Sans soutien, sans amis,
Elle avait follement, un jour, fui son pays…
Cherché – c'est là sa faute ! – un horizon plus vaste,
Poursuivi je ne sais quel rêve enthousiaste !…
Un soir, dans un théâtre, à son émotion…
Je compris !… c'était là qu'était sa passion !…
(Avec entraînement.)
Aussi, près du foyer, pour enchanter ma veille,
Comme elle récitait les vers du grand Corneille !
Notre poète à nous !… Chaque mot, chaque trait,
Décuplait à sa voix sa force et son attrait !…
Il ne lui manquait plus qu'un public, une scène !…
MARTIAL, d'un ton de reproche.
Vous avez consenti !…
MURVILLE, avec une expression sentie.
Non sans beaucoup de peine !…
Mais, quand je vis que rien ne pouvait l'en guérir,
Ses maîtres la guidant, je l'y laissai courir…
Même je l'y soutins !… j'avais foi dans ses forces…
Je savais qu'il n'est pas de trompeuses amorces
Pour qui, du feu divin, embrasé tout entier,
Voit, comme un saint devoir, l'art au bout du sentier !
Pour égide ! elle a pris deux noms qu'elle révère
Et qu'elle porte haut !… les prénoms de sa mère !…
MARTIAL.
Rose-Marie !… – Ainsi…
Avec un sentiment d'admiration au général.)
Vrai ! c'est d'un noble cœur !
(Il va vers lui et lui serre la main avec effusion.)
Vous, que je soupçonnais ! vous lui sauviez l'honneur…
Pour elle, vos bienfaits n'avaient pas de limites !…
MURVILLE, avec simplicité.
Tu m'as sauvé la vie ! eh bien ! nous sommes quittes !
(Mélodie bretonne en sourdine, à l'orchestre, jusqu'à la fin de la pièce.)
MARTIAL.
Tenez même !… cet art que tantôt j'ai maudit,
Fait qu'à mes yeux encor son prestige grandit !
Que ne puis-je au milieu d'un succès la surprendre !
Elle a bien du talent, n'est-ce pas ?…
MURVILLE, le saisissant par le bras et l'entraînant vers le fond.
Viens l'entendre !
20 – MURVILLE, MARTIAL, DENISE, CABOLARD, puis ROSE-MARIE.
DENISE, vivement, du fond, toute radieuse.
La voilà !
CABOLARD, accourant sur ses pas, chargé de fleurs, de bouquets, et coiffé d'une couronne.
Place !…
MARTIAL, inquiet, à Denise.
Eh bien ?…
DENISE, avec élan.
Succès !…
CABOLARD, en déposant les fleurs et les couronnes sur le premier guéridon à gauche.
Moi… j'en aurais
Comme ça, tous les jours, pourtant, si je jouais !
(Martial aperçoit Rose-Marie qui arrive par le fond, dans son costume villageois de la scène 9, et fait aussitôt un pas vers elle.)
ROSE-MARIE, à part, comme heureuse de le retrouver.
Ah !…
(Ils se regardent avec crainte, ainsi que deux amoureux fâchés qui n'osent se jeter dans bras l'un de l'autre ; Murville indique à Rose-Marie qu'elle peut s'avancer vers Martial ; Denise a rejoint Cabolard auprès du guéridon.)
ROSE-MARIE, tendrement à Martial.
Dois-je fuir toujours cette gloire si chère ?…
Parle et je t'obéis !
(Martial, qui la contemple avec émotion et ravissement, prend lentement dans son sein le bouquet des scènes précédentes, et le lui tend pour toute réponse.)
ROSE-MARIE, s'en emparant avec joie.
J'en suis encor plus fière !
MURVILLE, qui est venu se placer entre eux, d'un ton souriant à Martial.
Eh bien ! mauvaise tête ! à présent, comprends-tu
Ce que vaut le talent qu'ennoblit la vertu?…
(Il les regarde paternellement ; le rideau tombe.)
FIN
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RÉSUMÉ :
Madeleine était, en Basse-Bretagne une pauvre orpheline très méritante qui avait appris seule à lire. Martial, un jeune garçon d'un village voisin, était amoureux d'elle; elle l'aimait aussi, mais sans rien lui accorder. Alors Martial, maladivement jaloux, s'était fait soldat et était allé combattre en Algérie. Là il avait eu l'occasion de secourir le général Murville et de lui sauver la vie. Puis, après sept années de service, il était retourné en Bretagne pour essayer de revoir la jeune fille; mais on lui dit qu'elle avait quitté son hameau.
En fait Madeleine était venue à Paris, où elle mourait de faim. Un jour (elle avait alors seize ans), elle fut renversée par une voiture, précisément celle du général Murville. Celui-ci la recueillit chez lui. Puis, peu à peu, en voyant l'amour qu'elle avait pour le théâtre, il l'avait encouragée dans cette passion. C'est ainsi que Madeleine était devenue une actrice sous le nom de Rose-Marie. Avec sa servante et amie d'enfance Denise, elle vivait à Paris au-dessus de l'appartement du général, un veuf grand amateur de théâtre. Courtisée, comme toutes les actrices, Rose-Marie repoussait les avances, en particulier celles d'un certain comte Saint-Vallier.
Quand la pièce commence, Martial, qui a achevé son semestre de service, vient rendre visite au général Murville, dont l'adresse lui a été donnée à l'état-major et qu'il trouve dans son hôtel dans l'appartement du dessus. Martial explique à son ami qu'il s'est engagé dans l'armée à cause de son amour pour une jeune Bretonne qu'il a perdue et que, résigné, n'a d'autre projet de renouveler son engagement, un choix que Murville approuve. Dès que Martial est sorti, entre Rose-Marie qui se prépare à jouer le soir sur un théâtre; pour cela, elle essaie un costume de bretonne, le même qu'elle portait dans sa jeunesse les jours de fête. Ce costume lui rappelle ce Martial, son amoureux d'autrefois, qu'elle aime tpoujours.
C'est alors que revient Martial : Madeleine et lui se reconnaissent et, toujours amoureux, s'expliquent sur leur attitude réciproque dans leur jeunesse. Puisqu'il entend parler de théâtre, Martial croit d'abord que Madeleine habite chez une comédienne; puis il comprend qu'elle-même est devenue actrice et il soupçonne Murville d'être son amant. Comme pour lui le théâtre est un lieu de perdition pour les jeunes filles, il décide d'arracher Madeleine à ce milieu et de l'emmener avec lui. Alors Murville lui raconte comment, en tout bien tout honneur, il a rencontré, hébergé et poussé vers le théâtre la jeune Madeleine.
Finalement, Rose-Marie revient : la pièce qu'elle vient de jouer a été un succès. Elle explique à Martial toute la force de son amour pour le théâtre, mais elle se dit prête à le suivre s'il en décide ainsi. Martial, approuvé par Murville, va la laisser continuer sa carrière théâtrale.