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[Louis-Aimé Martin]
RÉHABILITATION D'ESTIENNE DOLET,
célèbre imprimeur de Lyon, brûlé à Paris le 3 août 1546, jour de l'invention de Saint-Etienne, son patron.

Paris, 1830


Voici un livre qui a coûté la vie à son auteur ; c'est une des pièces du grand procès intenté par le fanatisme aux amis de l'intelligence et de la raison. Le Second Enfer est devenu si rare que la Bibliothèque du Roi même n'en possède pas un exemplaire. Dolet le publia pour se justifier des calomnies des moines, et les moines le supprimèrent pour effacer jusqu'aux traces de leur victime. Un pareil ouvrage ne doit pas périr ; il faut qu'on puisse toujours en trouver un exemplaire pour le jeter aux pieds de ceux qui regrettent la puissance temporelle de l'Église, et la faiblesse des rois qui la laissaient régner.
Ce fut un mauvais siècle que le siècle de François Ier ; la science même, au lieu d'en adoucir les mœurs, s'envenimait de leur barbarie ; on discutait avec rage sur les mots, les syllabes, les diphtongues : le temps des idées n'était pas encore venu. Or il arriva qu'Érasme ayant accusé Longueil d'aimer trop Cicéron, Scaliger prit la plume contre Érasme, et l'accusa de ne pas entendre ce qu'il blâmait. Jeune, vif, enthousiaste, plein d'ardeur et d'érudition, Étienne Dolet se jette entre les deux combattans ; il croit les convaincre, ils se réunissent pour l'accabler. Scaliger surtout, dont il embrassait la doctrine, ne lui pardonne pas d'écrire après lui en faveur de Cicéron. C'était un homme fort savant que Scaliger ; lorsqu'il avait traité un sujet, tout était dit ; il ne permettait plus que le silence et l'admiration !
Ces discussions ou plutôt ces disputes firent naître des haines impérissables, dont le malheureux Dolet finit par être la victime ; elles le poursuivirent même après sa mort. On lui reprochait alors comme de son vivant de s'être passionné pour Cicéron, jusque-là qu'un certain Angélus Odonus posait cette maxime générale qu'il suffisait d'imiter Cicéron pour être un méchant homme.
Quoique entraîné par le mouvement du siècle, Étienne Dolet ne tarda pas à reconnaître le vide de toute cette scolastique ; il avait disputé sur les mots, il voulut examiner les choses. C'est alors qu'effrayé de l'ignorance publique, il conçoit le projet d'y porter remède, entreprise périlleuse dont il ne voit que la gloire. Non seulement il fallait instruire le peuple pour l'arracher au fanatisme de ses préjugés, mais encore il fallait instruire les savants pour les arracher aux arguties de l'école, et aux sophismes de la théologie ! Cette double tâche, il espère la remplir en traduisant Platon, et c'est par la sagesse de Socrate qu'il arrivera à la tolérance évangélique.
Dolet conçut ce noble dessein au fond des cachots de l'Inquisition, où il languissait depuis quinze mois sous l'accusation d'hérésie. Déjà le saint-office préparait son bûcher, lorsque le respectable évêque de Tulles, Pierre Châtel, la main sur l'Évangile, récite la parabole de la Brebis égarée, et sauve la victime, malgré son innocence !
À peine rendu à la liberté, Étienne Dolet commence la traduction de Platon ; mais la calomnie le poursuit, les inquisiteurs le surveillent, on l'arrête de nouveau sans que la prison puisse interrompre son travail. Enfin il s'échappe, entre en Piémont, et écrit à François Ier pour lui demander justice et repos. Sa lettre est en vers, peu poétiques sans doute, mais pleins de vigueur et de hautes pensées. C'est là qu'on peut voir la noblesse de cette âme si longtemps méconnue ! c'est là qu'il attaque de front les ennemis de toutes lumières qui, non contents

De l'avoir ja tourmenté quinze moys,
Se sont remis à leurs premiers abboys,
Pour le remettre à sa premiere peine…
Ces malheureux ennemys de vertu
Pour l'opprimer ont reprins leur haleine !

Dans leur bassesse, usant d'une ruse pitoyable, ils remplissent deux ballots de livres hérétiques, y inscrivent le nom de Dolet, les expédient et les font saisir aux portes de Paris. Voilà l'acte d'accusation, sans autre preuve que ce nom écrit de leurs propres mains. Dolet se rit de cette turpitude, il en montre la maladresse, la malice, le ridicule ; puis, de la façon la plus touchante, il ose supplier le Roi d'examiner sa vie, vie de travail, de méditation et d'étude.

Son naturel est d'apprendre touiours !

et il n'apprend que pour être utile à son pays, et il ne multiplie les bons livres que pour y répandre la lumière !

Viure ie veulx pour l'honneur de la France,
Que ie pretends, si ma mort on n'auance,
Tant celebrer, tant orner par escripts,
Que l'estrengier n'aura plus à mespris
Le nom françoys : et bien moins nostre langue,
Laquelle on tient pauure en toute harengue.

Voilà la véritable cause des persécutions qu'il éprouve ! mais que le Roi y songe bien, les ennemis des lettres sont aussi les ennemis des Rois. Frapper la science, c'est frapper le prince dans sa gloire, et le peuple dans sa prospérité. Plein de ces pensées, le poète s'écrie :

Il n'est pas temps, ores, que tu t'endormes,
Roy non pareil, des vertueux le pere !…
Ces ennemys de vertu te pourchassent,
Quand les sçauants de ton royaulme ilz chassent.

Certes, grand roy, ces malheureux entendent !
D'anihiler deuant ta propre face
Et toi viuant la bien heureuse race
Des vertueux, des lettres et lettrés…

Dès l'année 1537, le poète avait nommé ses ennemis, en dénonçant, dans ses commentaires sur la langue latine (1), le projet conçu par la Sorbonne de détruire l'imprimerie en France. À cette heure, ce n'est plus seulement l'imprimerie qu'on persécute, mais ceux qui impriment et ceux qui se font imprimer. Le Roi permettra-t-il ces persécutions ?...

Permettra-t-il que par gens vicieux,
Par leur effort lasche et pernicieux,
Les gens de bien et les gens de sçauoir,
Au lieu d'honneur viennent à recepuoir
Maulx infiniz, et oultrages enormes ?
Il n'est pas temps, ores, que tu t'endormes !

Ces vers, comme vers, sont loin d'être admirables ; mais que de noblesse, que de courage dans les sentiments qu'ils expriment, dans les vérités qu'ils proclament ! Attaquer ainsi face à face les ennemis de l'humanité, porter la lumière dans le cœur des rois, leur apprendre ce que personne n'ose leur dire, et ce qu'ils ont tant d'intérêt de savoir, faire reposer leur gloire sur l'intelligence et le bonheur des peuples, ce serait encore aujourd'hui bien mériter des hommes ; dans ces temps de superstition, c'était se dévouer à la mort.
Qui le croirait ! cette lutte sublime fut inaperçue du siècle de François Ier ! elle est encore sans récompense dans le nôtre. On cherchait de la théologie dans ses livres où il n'y avait que de l'humanité. Catholiques, calvinistes, prêtres, pasteurs, savans, peuple, tout fut contre lui ! L'infortuné ! il n'eut pas même la consolation d'entendre une voix amie lui crier des bords de la lice : Courage ! un jour tes vœux seront exaucés. Maudit par le peuple qu'il voulait éclairer ; maudit par les théologiens qu'il appelait à la tolérance ; dénoncé comme impie pour avoir imprimé la Bible ; condamné comme athée pour avoir traduit les paroles religieuses de Socrate ; il fut abandonné des savans eux-mêmes qui le virent brûler sans le plaindre, parce qu'il avait magnifié Cicéron !
À cette première épître au Roi, Étienne Dolet en ajouta huit autres au duc d'Orléans, au cardinal de Lorraine, à la duchesse d'Étampes, à la justice de Lyon, au parlement, à la reine de Navarre, seule Minerve de la France, au cardinal de Tournon, et à ses amis. Toutes ces pièces respirent les sentiments d'une âme énergique et pieuse. Dans toutes il s'attache à faire sentir la nécessité d'adoucir les mœurs, d'éclairer le peuple et d'illustrer le pays par la science et la vertu. Son épître au parlement va plus loin. En promenant ses regards autour de lui, il s'étonne de cette soif de sang qui dévore les interprètes d'une loi d'amour, les pharisiens et les docteurs du siècle. L'aspect des échafauds, des bûchers, des potences qu'on élève de toutes parts le remplit d'une sainte douleur. Effrayé du peu de cas qu'on fait de la vie des hommes, il demande compte au pouvoir de tant de violences, en même temps qu'il lui demande justice, et, faisant un retour sur lui-même, où l'on sent le dégoût et l'amertume d'une vie ainsi disputée au bourreau, il s'écrie :

Quand on m'aura ou bruslé, ou pendu,
Mis sur la roue, et en cartiers fendu,
Qu'en sera il ? ce sera vng corps mort !
Las ! toutes foys, n'auroit on nul remord.....
Vng homme est il de valeur si petite,
Si tost muny de science, et vertu,
Pour estre ainsi qu'vne paille ou festu,
Anihilé ? faict on si peu de compte
D'vng noble esprict qui mainct aultre surmonte !

Et voilà que l'indignation l'inspire et le fait poète ! avec quel dédain il se résigne à son sort ! avec quelle fierté il fait la part de ses bourreaux ! Quelle que soit leur puissance, ils ne possèderont qu'un mort : voilà tout ce qu'ils peuvent faire, et lui tout ce qu'il peut leur donner. Admirable énergie de langage et de pensée ! Dolet parle comme Socrate, avant de mourir comme lui !
C'est ainsi qu'il invoque successivement la clémence du Roi, la bonté éclairée de la reine de Navarre, la justice du parlement, et la protection des évêques et des cardinaux, mêlant toujours la cause de sa patrie à la sienne, et se dévouant avec une magnanimité si haute qu'elle ne fut pas même comprise du petit nombre d'hommes qui se croyaient alors les dépositaires de la vérité !
Mais c'est dans la dernière épître adressée à ses amis (las ! il croyait en avoir), que son âme se dévoile tout entière. Là, plus de justification, plus de plaintes, plus d'apologies ! soit qu'il meure, soit qu'il vive, il saura triompher de la fortune ! digne élève de Socrate et de Platon, il se confie comme eux à la Providence et à la vertu !

Bon cueur ! bon cueur ! c'est à ce coup
Que fortune a faict son effort,
Mais tousiours ie suis le plus fort,
Car combien quelle tasche fort
Me ruiner...
Toutes foys l'esprit me demeure,
Par quoy oster ne me peult rien,
Que ne recouure en bien peu d'heure.

O que vertu a de puissance !
O que fortune est imbecille !
O comme vertu la mutille !…
Vertu n'est iamais inutile,
Les effets en sont euidents.
Ne plaignez doncq mes accidents,
Amys, doulcement ie les porte,
Car vertu tousiours me conforte.

Les deux dialogues de Platon suivent cette épître. C'était la première fois que cet auteur parlait notre langue. Étienne Dolet l'offrait au Roi, et le dédiait à la France. C'était aussi la première fois qu'un écrivain parlait à la nation ! Il disait à François Ier : Sire, la traduction sera complète avant un an, si on me laisse achever ma bonne entreprise. Il disait aux Français :

C'est assez vescu en tenebres,
Acquerir fault l'intelligence !

Cri sublime ! jeté au milieu d'un peuple endormi, et qui fit frémir ceux qui avaient intérêt à son sommeil ! Dénoncer les projets de la Sorbonne contre l'imprimerie, traduire Platon, appeler le peuple à l'intelligence, il n'en fallut pas davantage pour assurer la perte de Dolet. Il publia son livre vers la fin de 1544. Le 4 novembre de la même année la traduction de Platon fut jugée hérétique par la faculté de théologie de Paris, et le traducteur condamné à être brûlé comme athée relaps (2). Etienne Dolet était âgé de trente-sept ans lorsque, après dix-huit mois de prison, il fut exécuté, le 3 août 1546, à la place Maubert à Paris. Il y a des faits que personne ne peut nier et que cependant on ne peut croire, tant ils sont imbéciles dans leur atrocité !
Oh ! quel concert de louanges environnerait aujourd'hui le nom de François Ier, si, protecteur éclairé des lettres et de la vérité, il avait opposé sa justice aux doctrines anti-religieuses, anti-humaines des hypocrites de son siècle ! Pour arracher Dolet à ses bourreaux ! pour confondre ses accusateurs, que fallait-il ? une ligne de l'Évangile ! un sentiment d'humanité !
Dolet n'est pas resté sans panégyristes et sans historien. Maittaire (3), Gouget (4), Bayle (5), et Née de La Rochelle (6) ont écrit sa vie ; mais, tout préoccupés de leurs propres passions, ils n'ont jugé ni l'homme, ni le philosophe. Maittaire ne l'a guère considéré que comme imprimeur et philologue. Bayle n'a vu en lui qu'un bon humaniste, brûlé pour ses opinions religieuses, et toutefois on sent qu'il en eût mieux parlé s'il avait pu inscrire son nom dans le Martyrologe des calvinistes. Née de La Rochelle, avec de bonnes intentions, perd son temps à le justifier des accusations d'hérésie et d'athéisme. Enfin le bon abbé Gouget lui a consacré une longue notice, dans laquelle il s'est bien gardé de le juger. Seul de tous ces critiques, il avait lu le Second Enfer ; mais à sa manière, en érudit sans le comprendre, et seulement pour y chercher des citations et des anecdotes. Nous ne dirons rien du savant Lamonnoye qui, dans toute cette affaire, ne s'est occupé que d'une question, fort grave sans doute pour un helléniste : c'est à savoir si Dolet entendait, ou n'entendait pas le grec !
Une des choses les plus remarquables de la vie d'Étienne Dolet, c'est la prévision qu'il eut de sa destinée. On en retrouve des traces dans tous ses ouvrages et surtout dans les vers à Guillaume Budé, en tête du second volume des Commentaires sur la langue latine ; mais le plus touchant témoignage de ses tristes pressentiments, c'est la vignette et la légende placée au dernier feuillet de presque tous les livres français sortis de ses presses.
Cette vignette représente une main armée d'une hache qui frappe un tronc d'arbre ; au bas on lit :

DOLET.
PRESERVE MOI, SEIGNEUR,
DE LA CALVMNIE DES
HOMMES.

Et c'est la calomnie qui le frappa, comme la hache frappe le tronc !
Il paraît que le Second Enfer fut imprimé en même temps à Lyon et à Paris. L'édition de Lyon se compose de cinquante-deux feuillets, non paginés ; elle est in-16, d'un très petit format presque carré, et fort incorrecte. L'exemplaire que nous avons sous les yeux appartient à la bibliothèque Mazarine.
L'autre édition porte sur le titre l'indication de Lyon et une petite doloire qu'on retrouve dans beaucoup de livres imprimés par Etienne Dolet, et cependant il est probable qu'elle fut imprimée à Paris, ainsi qu'on peut en juger par l'image du dernier feuillet sur laquelle on lit le nom de maître Nicolle et l'indication de Paris (7). Cette image est probablement la devise du libraire Nicolle ; elle représente un enfant qui d'une main saisit une palme et de l'autre montre le ciel avec cette légende : et colligam. Etrange rencontre ! cet enfant qui saisit une palme et qui montre le ciel ne semble-t-il pas faire dire à l'auteur : Et je recueillerai la palme du martyre !
Le format de cette édition est également in-16, mais plus grand et plus élégant. Le livre est paginé et le texte mieux imprimé ; enfin les dédicaces sont en caractères ronds d'une belle forme ; elles sont en italiques dans l'édition de Lyon. Nous devons la communication de ce précieux et peut-être unique exemplaire à l'amitié de M. le marquis de Ganay.
Notre intention est de reproduire cent vingt exemplaires du Second Enfer (8). Il faut que le livre reste, mais qu'il reste rare ; car ce n'est point un de ces chefs-d'œuvre qu'on ne saurait trop multiplier, et toutefois c'est un de ces livres qui peignent l'esprit de tout un siècle ; c'est le premier essai tenté pour faire connaître à la France la sainte philosophie de Platon (9). Enfin ce petit volume serait utile à l'humanité, lors même que, relégué sur la dernière tablette de nos bibliothèques, il ne servirait qu'à réveiller le souvenir du sort terrible de son auteur.
Pour compléter l'histoire des sentiments d'Étienne Dolet et de ses doctrines morales et littéraires, nous reproduirons, 1° le petit Traité de la Manière de bien traduire, avec l'épître au peuple français ; 2° un poème latin intitulé : Genethliacum Claudii Doleti Stephani Doleti filii, ouvrage remarquable où la tendresse du père donne de la grâce et du charme à la sagesse du philosophe ; 3° la traduction de ce poème par un sien ami, sous le titre d'Avant-Naissance ; enfin son Cantique à la Conciergerie au moment d'aller à la mort. Toutes ces pièces, presque introuvables aujourd'hui, sont empreintes de ses sentiments les plus intimes. On y lira la condamnation de ses bourreaux.

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(1) Commentarii linguæ latinæ, t. 1, p. 226.
(2) Voici le passage qui le fit condamner. On lit dans l'Axiochus : Après la mort tu ne seras plus rien du tout. Dolet fut accusé d'avoir ajouté à Platon ces trois mots rien du tout. On lui dit : Tu as mal traduit, donc tu mérites la mort. Voilà comme on traitait les affaires criminelles à cette époque.
(3) Voyez ses Annales typographiques, tom. III, part. 1o, pag. 9.
(4) Bibliothèque française, tom. XI, pag. 213.
(5) Dictionnaire, article DOLET.
(6) Vie d'Étienne Dolet, imprimeur à Lyon, Paris, 1779.
(7) Née de La Rochelle a désigné cette édition comme imprimée à Troye par Nicolle ou Nicolas Paris. N'ayant pas vu le livre, il a pris l'indication du lieu de l'impression pour le nom de l'imprimeur.
(8) L'auteur avait composé un Premier Enfer, mais il ne fut jamais publié.
(9) Les bibliographes signalent une autre traduction de l'Axiochus sans date, mais qui aurait été imprimée en 1537, ou 1539. La Croix du Maine l'attribue à Guillaume Postel, ce qui est fort douteux. Je crois devoir indiquer encore une traduction du Lysis dẹ Bonaventure Despériers, publiée en 1544, la même année que le Second Enfer, mais, il faut le remarquer, après la mort du traducteur. Elle est dédiée à Marguerite, reine de Navarre. Cette édition porte la doloire d'Étienne Dolet. (Voyez le Recueil des Œuvres de Bonaventure Despériers, Lyon, Jean de Tournes. 1544.)


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