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POISLE-DESGRANGES

PETIT DICTIONNAIRE DU PEUPLE


PETIT DICTIONNAIRE DU PEUPLE
à l'usage des quatre-cinquièmes de la France,
contenant un aperçu comique et critique des trivialités, balourdises,
mots tronqués et expressions vicieuses des gens de Paris et des provinces,
suivi d'un grand nombre de phrases absurdes qu'on répète sans réflexion,
et terminé par une petite épreuve offerte à ceux qui se targuent d'écrire correctement

par J.-C.-L.-P-DESGRANGES Jr

Le silence en tout temps fut jugé salutaire :
Qui n'apprit à parler doit apprendre à se taire.

Paris, chez Chaumerot Jeune, libraire
Palais-Royal, Galerie de Bois, n° 189

Août 1821


AVIS À MES LECTEURS

Chaque jour on voit éclore des ouvrages ayant pour but le développement de la langue française. Ces ouvrages sont très bons quant aux principes, mais leur style technique ne convient qu'à ceux qui, de bonne heure, sont destinés aux études; aussi presque tous les livres classiques sont-ils ignorés de la classe inférieure du peuple ou inintelligibles pour elle. Rien, d'ailleurs, dans nos grammaires, n'indique ce qui est ridicule : on n'y classe que des préceptes dont la définition aride fait fuir tel qui, par goût, voudrait s'instruire. C'est donc en rappelant à la masse, pour laquelle j'écris, ses fautes journalières, que je prétends l'obliger à moins mal s'exprimer. Point de règles ni d'exceptions, le peuple n'a pas le temps d'en approfondir. Si, par mon Dictionnaire, un de mes lecteurs se défait des fautes les plus grossières, il sera content de lui et de moi. Devenu puriste sans s'en douter, il se rira de ses amis et de ses proches même, et il les forcera, pour ainsi dire, à oublier le jargon que je cherche à extirper.
Quelques docteurs de bas étage (car il s'en trouve dans toutes les classes) vont sourire à la lecture des sottises que je prends la peine de relever. Patience! Messieurs les suffisants! En me suivant mot-à-mot, peut-être aurez-vous quelque chose à apprendre. Parfois il serait possible que la vérité vous forçât à avouer que telle ou telle erreur vous était commune avec le surplus de mes lecteurs. Si cependant cela n'arrivait pas, et que vous n'eussiez rien gagné à mes leçons, alors je vous exlus du nombre des docteurs que je prétends éclairer.
O vous, jeunes gens! qui acheterez ce mince volume, gravez dans votre mémoire ce qu'il renferme ! Si vous n'atteignez pas la perfection, du moins vous apprendrez ce qui est ridicule. Avec un faible sacrifice de temps et d'argent, vous n'aurez plus autant à rougir quand le hasard vous poussera dans une société choisie; par une apparence d'instruction, et en évitant les incohérentes phrases que je blâme, vous en imposerez à la multitude. Lavez vos mains, lisez mon livre, et ne parlez pas trop: je gage qu'alors vous ferez fortune dans le monde.
Et vous, petites provinciales, qui avez quitté le grossier sarrau pour l'élégante robe à cœur, le simple fichu pour le riche cachemire, la cornette de lin pour le chapeau de paille d'Italie ! Vous qui, depuis huit jours à Paris, avez déjà oublié vos tranquilles pénates, mais qui n'avez pu aussi promptement oublier vos expressions saugrenues, achetez mon Dictionnaire, bientôt vous me saurez gré du soin que j'ai pris de votre instruction. Surtout n'allez pas vous offenser si je censure un peu sévèrement; le critique est toujours plus franc que poli; d'ailleurs, la caricature doit surpasser, s'il se peut, son modèle, pour frapper plus fortement ceux qui la contemplent.


PETIT DICTIONNAIRE DU PEUPLE

N.B. Le lecteur est prévenu que j'appellerai Barbarismes tous les mots qui ne sont pas français.

ABLIQUER our abdiquer. Faute. Dites : Il a abdiqué la couronne.

ABOULER our ébouler. Faute. Il faut dire : La terre est éboulée, et non pas aboulée.

ABOULER pour donner. Faute. Aboule-moi cela est très mauvais.

ABOUTONNER. Faute. Dites : Boutonner une culotte, un habit; et non pas aboutonner.

ABRI est du masculin. Or, dans la phrase: Ce chêne nous procure une bonne abri, il y a faute; il faut dire : Un bon abri.

ACABIT. Maculin comme abri. Il est absurde de dire : Ces pommes sont d'une mauvaise acabit; il faut : D'un mauvais acabit.

ACCOMPAGNEUR. Barbarisme. Dites: Ce musicien est bon accompagnateur.

ACTE. Masculin. C'est ici que je vous tiens, habitués des parterres du Boulevart ! Vous, les juges de tels et tels acteurs! Continuez à faire les beaux parleurs et dites avec élégance : Je suis sorti à la première acte. Les entr'actes sont trop longues. Apprenez-donc qu'acte est du masculin; comme : un chapeau, un singe; et que vous devez dire : Le premier acte; les entr'actes sont longs.

ACULER ses souliers. Faute des gens de province. Dites : Éculer ses souliers.

ADOPTER pour adapter, et celui-ci pour l'autre, sont des fautes. On adopte un enfant, une opinion, un plan, et on adapte une frange à des rideaux, des fers à des bottes, etc. ; ainsi, adopter et adapter sont très différents.

AGACIA pour acacia (arbre) est un vice glissé dans la prononciation de ce mot.

AGE. Masculin. Il ne faut donc pas dire : C'est la grande âge qui l'a tué; mais le grand âge. C'est la bonne âge est une faute semblable; dites : Le bon âge.

AGRIABLE pour agréable. C'est du paysan tout pur; prononcez : Agré-able.

AGRIOTTE pour aigriotte (espèce de cerises). Faute. Prononcez : Égri-otte.

AGETER pour acheter. Vice de prononciation. C'est donc mal de dire : J'en vais ageter, j'en agetterai ; il faut : J'en vais acheter, j'en acheterai.

AIGLE. Bien des gens ignorent si ce mot est masculin ou féminin. Aigle, oiseau de proie, est au masculin; et Aigle, drapeau, est au féminin; ainsi, dites : Un gros aigle a dévoré mon serin, et les aigles romaines ont été perdues à la bataille de Cannes.

AIL. Donnez-moi des ails est une faute; il faut dire : des aulx. Prononcez : O.

AIR est du masculin. Il est donc ridicule de répéter après tant d'autres : L'air de cette chanson est gentille ; cette air est ancienne. Dites : L'air est gentil; l'air est ancien; l'air est bon dans cette campagne, etc., etc.

ALAMBIC. Masculin. Dites : Un grand alambic, et non pas : Une grande alambic.

ALBÂTRE. Aussi du masculin. Or, de la belle albâtre, de l'albâtre blanche sont des phrases contre le bon sens. Dites : De l'albâtre beau et blanc.

ALIEUR pour ailleurs. Défaut dans la prononciation. Dites : A-ieur.

ALIVERSAIRE. Faute. On ne dit pas : L'aliversaire de la mort de mon père. Prononcez et écrivez: Anniversaire.

ALORCE pour alors, qu'on doit prononcer: Alor.

ALTÈRE. En disant : Il a un altère coupé, on fait deux fautes; c'est artère, et non pas altère ; et artère est du féminin; il faut donc dire : Il a eu une artère coupée par un coup de sabre.

ALCOVE est du féminin. Or, un grand alcove ne serait pas mieux dit qu'un grand chambre.

AMADIS. Masculin. Cette manche a une jolie amadis. Faute. Dites : Un joli amadis. Ceci regarde les couturières.

AMADOU. Masculin. Néanmoins, on ne dit jamais autrement que : De la bonne amadou; et je parie que personne n'adoptera : Du bon amadou. L'usage est un tyran qui passe avant la raison ; cependant, on ne voudrait pas dire : De la bonne pain.

AMATRICE. Barbarisme. Une femme amatrice n'est ni décent ni français; dites : Une femme amateur, comme vous devez dire : Une femme auteur.

AMICABLEMENT. Barbarisme. Dites : Amicalement.

AMIDON. Masculin. Une jeune blanchisseuse reprochait à un épicier qu'il ne vendait que de la mauvaise amidon. Le garçon se mit à rire, et avait raison. Voilà un épicier puriste: le fait est rare ! Dites : De l'amidon blanc, mauvais, bon.

AMPHITHÉÂTRE. Masculin. Donc, quand on dit : L'amphithéâtre était pleine, on commet une faute; il faut : Était plein, puisqu'amphithéâtre est du masculin.

ANCHOIS. Masculin. Or, ne dites pas : De bonnes anchois, mais de bons anchois.

ANCRE. L'ancre d'un vaisseau et l'encre pour écrire, sont du féminin; ainsi : Des ancres forts, du bon encre sont des expressions opposées à la règle.

ANGOLA. Un chat angola ou angora. Les avis sont partagés; mais l'académie se tait; quand elle aura prononcé, nous saurons à quoi nous en tenir.

ANIS. Masculin. Dites : De l'anis vert, et non pas verte, ce qui serait une faute.

ANSE. Masculin dans la cuisine, et féminin dans le dictionnaire. Ne dites donc plus : L'anse de mon panier est mauvais, il est cassé; dites : mauvaise, et elle est cassée.

ANTICHAMBRE. Féminin. Le premier, le second antichambre est une phrase de valets malappris; on doit dire : La première, la seconde antichambre.

APPARTEMENT. Masculin. Dites : Un superbe appartement, et non pas : Une superbe appartement.

APPEL. O vous, petites bonnes d'enfants! Vous, que nos jeunes guerriers savent si bien humaniser! ne souffrez plus qu'ils vous disent : Je reviendrai quand l'appel sera faite. Appel étant du masculin, il faut : quand l'appel sera fait.

APPRENTIVE ne vaut pas mieux qu'apprentisse ; dites : Une apprentie couturière, une apprentie lingère.

ACQUEIDUC pour acqueduc (conduit d'eau souterrain). Prononcez : Ac-duc, et non pas A-quei-duc ; rappelez-vous aussi qu'acqueduc est du masculin et que, par conséquent, il ne faut pas dire : Une belle acqueduc.

ARC et ARCHE. Une arche de triomphe est mal dit. C'est : Un arc de triomphe; on dit bien : Une arche de pont.

ARCHET. Il faut dire : Un archet de violon et non pas : Une.

ARCAJOU. Faute grossière. Dites : Une commode en bois d'acajou.

ARC-EN-CIEL. Une belle arc-en-ciel est une faute. Arc-en-ciel est du masculin.

ARCHITEC. Vice de prononciation. Dites : Un architecte ; écrivez : Architect.

ARGENT. Masculin. Il a perdu toute son argent ne vaut rien : Tout son argent est seul convenable.

ARGOT pour ergot. Faute. Dites : Le chien a des ergots, et non pas : Des argots.

ARGOTÉ. Un homme argotê ; il s'est argoté. Tout cela n'est pas français.

ARGUILLON pour ardillon et aiguillon. Faute. Il faut dire : L'ardillon d'une boucle, et l'aiguillon d'une abeille.

ARIDELLE pour ridelle. Les aridelles d'une charette. Cela n'est pas français. Il faut dire : Les ridelles. On dit, en parlant d'un vieux cheval maigre : C'est une haridelle; mais seulement en parlant du cheval, et non de la charette.

ARMENA pour almanach de cabinet. Armena est mauvais ; prononcez : Almanach.

ARROSOIR est du féminin pour les uns, et masculin pour les autres, ceux-ci ont raison; or, ne dites pas : Une grande arrosoire, mais un grand arrosoir.

ARSOUILLE et s'arsouiller sont des mots sublimes. Je conseille de les adopter, et surtout de prendre l'air qu'ils indiquent, pour être à l'instar des faubouriens. À propos de faubouriens, voilà un mot qui n'est pas non plus à dédaigner; on le souffre déjà sur le théâtre, à rien ne tienne qu'il ne s'introduise dans les salons.

ARTICE. C'est ainsi qu'on qualifie un décrotteur, depuis qu'il est devenu artiste; prononcez-donc : Ar-tis-te, et non pas : Artice.

ARTIQUE pour article, qui est du masculin. La première article est donc mal dit; c'est : Le premier article qu'il faut dire.

ARTIFAILLES. Ce mot appartient à la dernière classe, et remplace pour elle le mot attifets, parure de femme; quand à artifailles, j'ignore son utilité dans la conversation.

ARUSMÉTIQUE pour arithmétique (calculs) est une faute grossière.

AS. Je ne saurais fixer l'idée que se font divers joueurs de ce qu'est l'as; vingt fois je le leur ai dit, et vingt fois ils l'ont oublié. Partout j'entends dire : Il a toutes les as; je n'ai pas une seule as. Ce mot étant du masculin, ces phrases sont donc des fautes; dites : Tous les as, un seul as.

ASPIC, espèce de serpent, est du masculin. Or, J'ai vu une grosse aspic ne vaut pas mieux qu'une as ; dites : Un gros aspic.

ASSAILLER. Tomber sur les gens. Barbarisme. Prononcez : Assaillir.

ASSASSINEUR. Barbarisme. Dites : Un assassin, et non pas : Un assassineur.

ASSIAU pour asseau et assette. Outils de couvreur et de tonnelier.

ASSINATION pour assignation. Faute que font tous les plaideurs de la basse Normandie.

ASSIQUET pour affiquet (petit outil de tricoteuse). Assiquet est une faute qui a voyagé, elle nous vient de province.

ASTICOTER pour signifier tourmenter, turlupiner. Faute. On ne s'en sert que parmi le peuple; c'est un barbarisme.

ATORTÉ-A-TRAVERS. Prononciation affectée de nos écoliers. Dans à-tort-et-à-travers, on ne fait pas sonner le t final de tort; on doit dire : A-toréa-travers. On permet de prononcer mort-aux-rats en entier, parce que morora offre un son plus désagréable que mortora.

ATOUT. Masculin. (Carte semblable à la retourne.) Dire : Je n'ai pas une seule atout est mal dit; la règle veut : Un seul atout.

 AUGURE. Masculin. Ne dites pas: D'une mauvaise augure, d'une bonne augure; dites : D'un mauvais augure, d'un bon augure.

AUJORDHUI. Prononciation défectueuse. Dites : Aujourd'hui. On ne dit pas : Il est jor.

AUMONNE pour aumône. Aumonne est du parisien. Prononcez l'ô très-long: Aumône.

AUSPICE est au masculin. Or, Sous de bonnes auspices est ridicule; dites : Sous de bons auspices.

AUTEL D'ÉGLISE. Masculin. Ne dites pas : La maîtresse autel, ni une jolie autel. C'est : Un maître autel, un joli autel qu'il faut dire.

AUTEUR. On dit : un homme auteur et une femme auteur.

AUTOMATE, figure qui se meut par mécanique, est du masculin : Un véritable automate.

AUTOMNE. Masculin et féminin, au choix de l'écrivain. On dit, sans faire faute: Un bel automne, une belle automne.

AVANTAGE est au masculin. Or, une grande avantage n'est pas exact; dites : un grand avantage.

AVANZIÈRE et AVANTIÈRE sont des fautes grossières; dites : Avant-hier, sans prononcer le t.

AVEINE pour avoine. Aveine est affecté; prononcez : A-voi-ne.

AVIS. Masculin. De bonnes avis n'est pas recevable; de bons avis est ce qu'il faut dire; prononcez : Avi et non pas : Avice.

 

B

BAILS pour baux. Dites : Passer un bail, passer des beaux; et non pas : Des bails.
 
BALI-IER pour balayer. Bali-ier la porte, bali-ier la cour sont des fautes. Prononcez : Balayer.

BAMBOCHER pour s'amuser n'est pas français. Bambocheur ne vaut pas mieux.

BAMBOCHES pour babouches (paire de pantoufles) est une faute; dites : J'ai des babouches aux pieds.

BATICE

 

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PHRASES VICIEUSES, BALOURDISES PRINCIPALES, SANS RAISON NI SENS
CLASSÉES, AUTANT QUE POSSIBLE, PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE

 

A

ALLUMER DU FEU ; ALLUMER DES FLAMBEAUX ; ALLUMER LA LUMIÈRE. — Je demande au plus hardi de mes lecteurs si jamais il a allumé du feu ou de la lumière ? Il est bien plus convenable de dire : Faire du feu, allumer la bougie ou la chandelle.

JE SUIS ARRIVÉ DEVANT LUI À LA MAISON. — Voici du véraitable baragouinage. C'est : arrivé avant lui qu'il faut dire.

COMMENT VOUS APPELEZ-VOUS ? — Quand on fait cette question à un Espagnol, il répond : Je ne m'appelle pas, on m'appelle ! Avec de la réflexion, on sentira qu'un homme ne s'appelle pas ; il se nomme. Alors il faut dire : Comment vous appelle-t-on ? ou Comment vous nommez-vous ?

APPELER À COR-ZÉ-À-CRI. — Voilà un zéacri bien doux ; malheureusement c'est ce que les puristes qualifient de cuir, et ils ont raison. Prononcez : Aco-réa-cri. Écrivez : A cor-et-à-cri.

CETTE ACQUIT LÀ N'EST PAS BONNE. — C'est ainsi que les pattes-sales de nos petits estaminets s'expriment. Comme acquit est du masculin, il faut dire en jouant au billard, L'acquit est bon, un acquit mauvais, etc.

IL A PRIS LA CHOSE TOUT À LA REBOURS. — Ceci est parler à rebours du bon sens qui veut qu'on dise : Au rebours ou à rebours.

APPORTEZ-MOI-LE. — S'exprimer ainsi est une faute. C'est : Apportez-le moi qui convient.

C'EST À TOI À QU JE VEUX PARLER. — Faute reprochée à l'immortel Boileau. Dites : C'est à toi que je veux parler.

J'AI ACCOURU TOUT DE SUITE. — Ce j'ai accouru est tout à fait mauvais. Je suis accouru est l'expression convenable ; il n'en est pas ainsi du verbe courir, car on aurait fort mauvaise grâce de dire : Je suis couru ; il faut : J'ai couru. Cele ne se pourrait entendre que d'une œuvre dramatique ; alors on peut dire : Cette pièce est courue.

AJAMBER LE RUISSEAU ; FAIRE UNE GRANDE AJAMBÉE. — En dépit de toutes les prononciations passées et présentes, tant des villes que de la campagne, c'est : Enjamber le ruisseau et une grande enjambée qu'il faut dire et écrire.

DU PAIN D'AMONITION. — J'engage mes lecteurs à dire : Du pain de munition. C'est un peu plus français.

AU LIEUR D'ALLER À PASSY, IL S'EST MIS AU LIT. — Ce mot au lieur est du baragouin villageois. Dites : Au lieu d'aller, etc.

VOULEZ-VOUS M'AHIDER À METTRE MA BOTTE. — Il est risible de voir la grimace de ceux qui disent : M'ahider pour m'aider. Les pauvres gens du peuple se donnent vraiment de la peine pour mal parler.

VOILÀ DES ÂBRES QUI DONNENT DE L'OMBRAGE ! — Abre pour arbre, c'est tout ce qu'il y a de plus grossier en fait de prononciation.

AH ! OUIN. — C'est une exclamation populaire pour marquer le doute. Dites à un homme du peuple : Je vais te renvoyer, etc. Il répondra: Ah! ouin, pu souvent. J'engage très fort les amateurs de ce joli ah! ouin de le mettre à l'écart.

IL N'A PAS MIS SON AJEU. —On entend vulgairement par ajeu la mise de chaque joueur ; mais c'est en jeu qu'il faut dire, et non pas ajeu.

JE L'AI ALLUMÉ PENDANT DEUX HEURES. — Allumer, dans cette phrase, veut dire espionner quelqu'un. C'est le mot favori de ces nobles agents que des insolents nomment: Mouchards.

S'ARGOTER LES PIEDS. — Les paysans veulent dire par-là qu'ils se sont blessé les pieds en heurtant une pierre, etc.; mais cela n'est pas français.

CET HOMME EST ARGOTÉ. — Pour exprimer fin, astucieux. Ce mot-là n'est que du français de contrebande

JE L'AI VU PASSER, MAIS JE NE L'AI PAS ATTAQUÉ. — Attaquer pour acoster ne vaut rien : on n'attaque qu'un ennemi, et on acoste quelqu'un que l'on connaît.

TU VEUX M'AMIGEOTER. — Amigeoter n'est pas français. Mieux vaut dire : Amadouer.

IL M'A AGRIPPÉ MON ARGENT. — Ce mot d'agripper est un mot du bas peuple.

FAIRE CELA À LA BONNE VENUE. — Ce n'est pas à la bonne venue qu'il faut dire, mais : À la boule vue.

J'Y SUIS ARRIVÉ AUPARAVANT LUI. — Toutes les fois qu'auparavant est suivi d'un autre mot, il faut dire : Avant. J'irai avant toi ; il ira auparavant.

ANIMAL RAISONNABLE. — C'est ainsi qu'on appelle l'homme ; mais en vérité on devrait dire : Animal le plus déraisonnable.

À VUE DE NEZ. — Quand on verra avec le nez, je permettrai cette phrase.

 

B

BORGNE D'UN ŒIL. —

 

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DICTÉE

Il se trouve dans Paris et ailleurs un grand nombre d'écoliers qui croyent avoir la science infuse en partage, parce qu'ils écorchent quatre mots de latin. À les entendre nul ne s'exprime et n'écrit comme eux. Jamais il ne vous entretiennent que de leur petit mérite. Mais c'est encore bien pis quand, à la morgue effrontée de ces sots écolâtres, il faut joindre les louanges excessives d'ignares parents. « Mon fils m'a coûté huit cents francs par année, dit avec satisfaction un maître cordonnier, jadis carreleur de souyirs, mon fils a appris ceci, mon fils a appris cela.» En un mot le fils connaît tout, parce qu'il en sait plus… que papa l'empeigne.
C'est pour convertir les prôneurs de talents imaginaires, et remettre à sa place l'écolier présomptueux, que j'ai composé le conte qu'on trouvera ci-après. Je tiens pour très difficile de l'écrire sans faute (sous la dictée, bien entendu!) néanmoins, et fidèle au plan de mon ouvrage, je n'y ai introduit aucune question grammaticale, aucun problème sur la syntaxe; point d'homonymes, rien qui tienne à la didactique, au technique des arts; je n'y touche pas même l'âpre corde des participes, ce sont des mots simples et presque tous familiers que j'offre à mes lecteurs.
Mais, quoiqu'aucun mot, peu usité ou trop scientifique ne se montre dans mon petit conte, je veux en faire l'écueil des glorieux dont j'ai parlé plus haut. À sa première lecture, ils vont hausser les épaules : tout doux, mes petits amis, allons! la plume en main, c'est à l'œuvre que l'on connaît l'ouvrier. Que croyez-vous qu'il résultera de l'essai? Rien, sinon que mes étourdis prouveront que vanité et ignorance vont toujours de compagnie. Quant à ceux réellement instruits, ils ne promettront rien, et diront, avec cette modeste réserve, digne du véritable savant : « Il serait possible que j'écrivisse ce conte sans faute; mais la langue française offre tant de difficultés qu'il est imprudent de se dire sûr de ne jamais errer. » Ceux-ci du moins n'auront point à rougir si la réussite ne couronne pas leurs efforts; mais il n'en sera pas ainsi des autres : le dépit, la colère enflammeront leur visage. Pour que cette colère soit à son comble, je veux leur apprendre que l'auteur de tout ce misérable ouvrage est un homme sans érudition, qu'il a vécu dès l'âge de la puberté à l'ombre des camps; que cet homme, maltraité par la fortune, et qui n'est pas même noble de naissance, ose avoir quelquefois le sens commun, tout cela sans qu'il ait eu dans les mains le De Viris.

MON SÉJOUR À PARIS.

Il y avait à peine dix-sept printemps qu'on m'avait tenu sur les fonts quand mon père voulut m'envoyer chez son frère, secrétaire-général dans un ministère. Satisfait de pouvoir enfin parcourir le monde, je quitte mes pénates sans regrets comme sans réflexion. Bientôt je perds de vue mon clocher. Enseveli dans mes pensers divers et cahoté par un maudit vélocifère, me voilà sur la route de Roanne à Paris. Amplement disposé à m'égayer un tant soit peu sur les badauds, j'arrive comme un ahuri dans la capitale, que je ne connaissais que d'après des ouï-dire. À peine descendu de voiture, les cris assourdissants d'une grosse gagui me font jeter les yeux sur son éventaire, qui contenait un fruit qu'elle nommait chasselas, et qu'à Roanne on prendrait pour du raisin. Je la contemplais en vrai provincial, lorsqu'un épais butor tombé des nues et chargé d'une armoire me pousse et, par un croc-en-jambe, m'envoie heurter une borne sur laquelle je demeurai asphyxié pendant cinq minutes. Dans ma chute, j'écrasai un petit chien à poil ras mené en laisse par une dame qui, n'ayant sans doute que lui pour héritier en ligne directe, gémissait sur la triste destinée de ce tendre rejeton. À ouïr ses cris aigus, il semblait qu'elle allait enfanter; aussi, dès que je fus relevé, je courus, sans regarder en arrière, pour chercher un gîte. En entrant dans un hôtel garni, sis rue Vide-Gousset, je fus reçu avec aménité; la maîtresse, augurant bien de ma bonne mine, se contenta d'une quinzaine pour arrhes. Le lit destiné à recevoir mes os était surmonté d'un seul matelas; une courte-pointe en toile de malines cachait un oreiller sans taie; deux vieux rideaux de lampas dérobaient aux yeux l'ensemble de ladite couchette. Comme sur ce grabat j'eus la tête et les pieds horizontalement placés, il me fallut courir toute la nuit après mon serre-tête; ma position désagréable fut cause que le cauchemar me tourmenta ainsi qu'un asthmatique de vieille date.
Éveillé par le brouhaha des crieurs du dehors, je me lève et commence par déjeuner avec un hareng saur que j'arrosai d'une demi-carafe d'eau, non par vilenie, mais parce que ce comestible m'avait donné la pépie.
La panse suffisamment humectée et remplie, je sors de mon taudis et parcours quelques rues, non sans avoir le tympan écorché par la voie glapissante des acheteurs d'habits. Le premier objet qui fixa mon attention fut une fruitière qui présentait à ses niais de chalands du calville pour du rambour et de l'api pour de la reinette. Plus loin, des homards en schakos et des centaures en czapkis, près d'un faisceau d'armes, s'amusaient à bayer aux corneilles, pendant qu'à vingt pas d'eux et sous des portiques non achevés un effronté parisien, pressé sans doute par la diarrhée, faisait résonner son diapason; un second virtuose, enhardi par l'exemple donné, faisait chorus. Voilà ce qui s'appelle convertir un palais en têt à cochons.
En longeant la première rue qui s'offrait à mes regards, j'aperçois les armes d'un prince étranger, placées en guise d'enseigne et entourées de cervelas et de paquets de couennes. Qu'était-ce? Un chaircuitier breveté par un seigneur allemand qui, jadis, était venu à Paris pour y acheter des jambons de Mayence. C'est-là le cas de dire que les trophées du blason sont accomodés à toutes sauces ; combien de malotrus les avilissent!
Près de moi cheminait un auteur au corps diaphane qui, sans crainte d'indigestion, se nourrissait de diphtongues rimées. Une écritoire, renversée à son insu dans la profonde poche de son frac poudreux, épanchait lentement sa liqueur noire et tachetait une paire de bas jadis blancs. Tout à sa passion dominante, et s'assimilant sans doute aux Corneille et Racine, il récitait à-part-soi les vers alexandrins d'un énigme mesurée à l'équerre d'Apollon. C'était un auteur sans pair et qui avait sa quote-part de folie.
Non loin de nous, un dadais de Limoges faisait pleuvoir l'ardoise, la chaux et les plâtras. S'il eût été en bas, j'aurais volontiers frotté son groin; peut-être allais-je même l'apostropher lorsqu'en reculant je tombe sur une pièce gueulebée qui m'inonde des baquetures qu'elle recélait. Ébahi d'un tel désarroi et voyant que chacun m'entourait à l'envi, je me sauvai dans le fournil d'un boulanger. Celui-ci, à l'instar de la populace, se mit à rire comme un hébêté ; mais, au fur et à mesure qu'il me turlupinait, la chaleur de son four (près duquel je m'étais adossé) pénétrait mes humides vêtements. Par malheur, la boulangère qui me lorgnait par un juda dit, d'un ton de mijaurée : mettez monsieur dans la mai, il séchera plus vite. Sitôt dit, sitôt fait; deux robustes mitrons m'empoignent sous les aisselles et me font un cercueil d'un de leurs pétrins qui sentait le rance.
Indigné de cette conduite, je m'emportai en imprécations véhémentes. Ô gueux, qui méritez la hart! leur dis-je, puisse une subite métamorphose vous rendre aussi noirs que votre âme! La colère me suffoquait tellement que je m'engouai à criailler. Au bout de quelques minutes, mes maudits panetiers, las de me berner et satisfaits de leurs prouesses, levèrent le couvercle. À peine vis-je ma prison entre ouverte que j'en partis comme un obus, et m'esquivai nu-pieds, nu-tête, nanti de quelques horions dont je fus régalé par mes lâches geoliers. Couvert de farine de la tête aux pieds, je paraissais un linceul ambulant, aussi me huait-on à tue-tête. Pour me remettre un peu, j'entrai chez un apothicaire qui me fit avaler un lok de menthe et, après avoir pataugé dans les boues, je rentrai au chenil avec les pieds tout gercés.
Ah! que ce Paris est un dangereux labyrinthe! Un pauvre gars de province y trouve beaucoup à perdre, et encore plus à gagner. J'étais dans ce cloaque depuis vingt-quatre heures, et déjà mainte vicissitude m'était survenue. J'osai, le croira-t-on? j'osai me remettre en campagne après avoir changé de hardes, les premières ayant quelques accrocs.
Cette fois-ci je me fais accompagner par le filleul de mon hôte, qui me conduit rue Saint-Honoré. C'est là que je vis toutes ces belles de nuit qu'on marie sans fiançailles, et qui ne connaissent d'autre aubade que le son du gousset. À mon encolure, l'une d'elle jugea que je devais être un vigoureux athlète ; aussi à mon approche elle entonna, d'une voix rauque et enrhumée, l'air charmant de : roule ta bosse; mais, tout apprenti que j'étais, je n'eus garde d'écouter cette sirène empoisonnée; je me tins coi, et aurais plutôt passé par le chas d'une aiguille que sous la sombre allée qui conduisait à son temple.
Mon guide voulut me donner le plaisir d'entrer à l'hôtel d'Angleterre, repaire habituel des chevaliers d'industrie. L'accoutrement mesquin des uns, l'œil hagard des autres, le hâle de ces figures hideuses, tout annonçait que ce lieu était un vrai guet-à-pens. Malheur au rustaud malencontreux qui s'attable là! Jamais d'as. Fait-il paroli? c'est toujours la même chose. Si le maniement des cartes et une coupe escamotée à propos ne suffisent pas, certain compère attentif indique, par des signaux, ce que l'idiot joueur a dans les mains. Fuyons de ce lieu, dis-je à mon conducteur, et en prononçant ces mots j'étais déjà dans la rue. Dans mon effervescence, je marche sur le pied mignon d'une jeune dame en vitchoura. Ciel! mon cor! s'écrie-t-elle avec l'accent de la douleur. Je m'empresse de faire des excuses, et, sans y penser, j'ai la maladresse de toucher le bras gauche de la belle éplorée. Un nouveau cri m'apprend que madame avait un cautère, successeur d'un petit vésicatoire. Ne sachant plus où me fourrer, je laissai geindre ma quidane, et courus à toutes jambes sans savoir quel chemin j'enfilais ni quel serait le degré de ma course.
Mon jeune hôte m'appelait à cor et à cri; mais je faisais de si bonnes enjambées qu'il ne put m'atteindre qu'à la porte d'un traiteur qui donnait à souper. Donnait! oui, comme on donne à Paris. Je consulte une longue carte remplie par des idem et enflée à un taux raisonnable. La plupart des mots techniques m'étaient inconnus. Cependant, je reconnus à l'orthographe : la gibelotte de lapereau, le civet de levraut, les artichauts à la poivrade, le perdreau aux choux, la salade de céleri, le fromage de gruyère; et ces mets suffirent à mon appétit. Comme mon jeune guide n'était pas à un pique-nique, il ne fit aucune simagrée et mangea comme un goinfre. Le chien du logis, peu hargneux, et doué d'un bon flair, faisait son patepelu, et par sa gentille pantomime appelait notre attention. Que d'esprit chez les bêtes ! Que d'instinct dans les hommes !
Au quart-d'heure de Rabelais, madame Rôt-Pimbèche, tenant son joli quant à soi, me donne sa kirielle, écrite avec son seing en bas. Dieu! quel paraphe! Ne pouvant déchiffrer de ce grimoire que le total, je paie en murmurant assez haut : la vilaine écriture! la détestable orthographe! Je croyais être en droit de blâmer lorsqu'en refermant la porte j'entends dire à madame Rôt : Peste soit du nigaud! c'est pain bénit que d'attraper un tel sot. Croit-il donc qu'un traiteur doive savoir écrire et se livrer aux études? Pas si bête! Les critiques font de l'esprit, et nous de l'argent. Outré d'une telle diatribe, je rentre aussitôt, et articule d'une voix sonore : Madame ! je ne vous dis que cela! Après cette phrase énergique et virulente, j'allais partir, lorsqu'en sortant à reculons j'accroche et casse le robinet d'une fontaine en liais. Bientôt le salon est inondé; on met en réquisition tous les seaux et seilles du quartier. Madame, qui, comme Rossinante, galope pour la première fois de sa vie, renverse, en courant, le seneçon, le plantain et la vesce de ses volatiles endormis. Bref, la rumeur est à son comble. La dame, toute courroucée, me traite d'oie; je l'appelle : jars. Partant quittes.
Ayant jugé que cette mégère était très irascible, je payai trois fois la valeur intrinsèque du dégât. Je fis fort bien, car six bisets rudaniers, précédés d'un caporal postiche, étaient déjà intervenus et, me prenant sans doute pour l'âme d'un instrument, ne menaçaient rien moins que de m'enfermer dans leur vilain violon. Quand les pleurs de la dame furent taris, et le plain-chant des gamins à quia, j'avalais un verre de ratafia verdaud, mélangé de cassis, et, crainte de nouvelle encombre, je partis.
En rentrant, je retrouvai mes hôtes et leur filleul, occupés avec quelques voisins à jouer au reversi et au wisk. Le souper préparé était digne d'une nuit de réveillon. D'abord, on voyait en parade : thon mariné au saindoux, qui ne sentait pas le relent, dinde truffée remplie de hachis; ensuite venait : un cabri en saupiquet; item : des beignets, un pot de raisiné ; de plus : un bol de punch et du café-chicorée au sucre candi. Quel salmigondis! Un grand monsieur, au pied-bot, qui jamais n'avait vu la province, m'obséda tellement par ses questions, que je quittai la joyeuse bande.
J'avais, comme je l'ai annoncé, un oncle secrétaire-général. Dès le lendemain au matin je pensai à lui faire une visite. Je me requinque donc et, tout parfumé de musc et d'éther, je prends mon essor vers la rue de Varennes. Chemin faisant, j'aperçus un charretier qui cherchait l'esse d'une de ses roues; il la trouva sous l'étal d'un boucher qui, de sang-froid et en faisant une moue affreuse, rognait une éclanche avec son lourd couperet. Un margageat qui portait des embouchoirs de bottes en laisse tomber un sur mon oignon : d'emblée je le traite d'embryon et le pousse sur le tas de bran-de-scie. En roulant il fit cheoir les tréteaux d'une marchande de fleurs. Soudain on voit résédas, hortensias, géraniums, cochléarias, pervenche et coquelicots épars sur la poussière; tout est éparpillé, tout jusqu'aux plants de jacinthe. Après vingt épithètes grossières, la bouquetière, affublée d'un bonnet sans ourlet et sens-devant-derrière, quitte son tablier de tiretaine, vient sur moi et m'alonge une demi-tape toute entière. Cet argument de mauvais pronostic m'interloqua tellement qu'au lieu de me défendre je me mis de prime-abord à pleurer. Mes larmes désarmèrent la commère qui, renonçant au noble pugilat, me dit en riant : tiens ! Monsieur est né sensible! Il pourra jouer les opéra. Va-t-en mon panais, va. Et moi de prendre le mors aux dents comme un recors poursuivi.
Mécontent de la dernière scène, je résolus de garder dorénavant le décorum. Mais, en arrivant près du pont Royal, je vis deux architectes punais occupés à discuter sur un devis. Tout en développant, en présence de leurs clients, leurs raisons respectives, ils se traitaient d'ânes fieffés et tous deux, s'il faut les croire, parlaient bien. À les entendre braire et hennir je me supposai un moment au haras de Montmartre. Dans une maison non loin de là, le jardinier du lieu entait un arbuste et se fâchait contre une chétive engeance d'atomes qui dévoraient un cep de vigne. Cet homme contait à sa femme que leur oncle Symphorien voulait faire seyer du seigle gratis, et, à son avis, c'était n'être pas retors. Il avait, disait-il, si peu de tact pour le labour qu'il ne se servait jamais de herse; le vieux reitre préférait la terre glaise au fumier; quelle bêtise !
En mettant le pied dans la rue du Bac je rencontrai un de mes amis de collège et camarade de pensum, auteur d'un joli virelai. Depuis deux ans il était commis aux barrières. Il me dit que grâces à lui et à ses confrères rien ne pouvait s'introduire à Paris. Un jour un quasi malin voulut passer en fraude un quartaut à double-fond qui ne contenait, disait-il, que des gazettes surannées; mon ami, crainte de quiproquo, enfonce son forêt et au lieu de papiers voit évaporer tout l'ellébore et le phosphore que contenait ce quartaut; le gaz hydrogène ne fut pas le dernier à s'échapper (car il y en avait un peu) c'était l'esprit de quatre journaux; il ne resta plus que du vent. La veille on avait arrêté un contrebandier déguisé, qui cachait sous sa pelisse un pot de vieux-oing et un livre intitulé : l'Éloge des Jésuites et de l'Inquisition, ouvrage inédit. On prit à ce pauvre diable un vieux cheval mal enharnaché et qui avait deux sétons.
Après les complimens d'usage, je pris congé de mon ami, et arrivai enfin chez mon oncle, que je trouvai en suspens sur la manière de placer quatre glaces fraîchement remises au tain. Comme cela se pratique partout, je fus d'abord reçu avec enthousiasme. Monsieur mon oncle avait thésaurisé dès son enfance; la Bourse était son almanach; or, il ne se trouvait pas en déficit, encore bien qu'un incendie eût dévoré l'une de ses propriétés de ville. Je paraissais étonné que ce cher parent, élève de la révolution, eût survécu à ses protecteurs et protégés; il me dit, d'un ton solennel, que, pour réussir, il ne fallait pas que mon doigt auriculaire connût ma pensée. Axiome trop en vogue aujourd'hui; mais plus en vogue dans le cabinet que dans l'atelier. Heureux l'artisan exempt d'ambition, qui, l'alène en main, coud tranquillement sa semelle ! Il n'a pas besoin de dissimuler. À quoi bon cette contrainte éternelle? La liberté, voilà le premier bien ; il faut être une coquesigrue pour ne la chérir pas. La gaieté et un vêtement de molleton valent mieux que le chagrin et la pourpre; l'homme, ne fut-il retenu que par un fil d'archal, se croira toujours malheureux. Hélas ! que penser de ces pauvres riches, qui ont la satiété, l'ennui et l'ambition pour maîtres? Voilà, sans ânonner, ma manière de voir; si vous la trouvez saugrenue, tant pis pour vous et pour moi ; il y a ineptie d'une part ou d'autre, et vous êtes là.
Après un court laps de temps, mon oncle me fit nommer inspecteur au préau St-Germain. Il fallait être preste dans cet emploi, et valeter au parvis N.D. et à l'apport Paris, où je demeurais des heures entières en sentinelle perdue. J'avais deux cents dix francs par mois; déjà je me promettais monts et merveilles ; mais mon oncle, par un vertigo inexplicable, trouva ma gestion mauvaise, et, dès-lors, je laissai tout à vau-l'eau. Qui croirait que pour avoir été deux fois à un tir de pistolet, je perdis les bonnes grâces de ce parent? La zizanie se mit entre nous, et le cher oncle me confina dans ma chambre. Quoique gaucher, je n'étais pas gauche; or, j'avisai aux moyens de me désemprisonner: j'ôtai les vis de la serrure, et dégageai le pène; ensuite, avec un cric, je soulevai la porte cochère, et me voilà dehors. Le baromètre annonçait du beau temps; mais, pour mon dam, il plut le même jour, à seaux et sans répit. Puissé-je être désormais moins malheureux ! Hélas! ma destinée semble créée par le guignon; j'ai eu plus de mal dans ce Paris que la monture d'un chevau-léger polonais.
J'ai donc regagné Roanne, où j'ai pris… l'avouerai-je? Oui, dussé-je faire pester mon oncle… j'ai pris le triste emploi de langueyeur. Satisfait de ma sphère exiguë, et n'ayant rien de plus à ajouter, je laisse ce galimatias tel quel à ceux qui voudront le lire et le commenter !…. Si les censeurs y trouvent à redire, vite des ratures et de la sandaraque, tout sera réparé.

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C'est à dessein que j'ai fait ce conte un peu long; par là j'ai ôté la faculté de le retenir facilement. Je prie mes lecteurs de ne pas attacher d'importance au style : ce n'est pas un morceau d'éloquence que j'ai prétendu composer. Je n'ai voulu coudre plusieurs phrases que pour entremêler des mots très usités, mais dont l'orthographe échappe à la mémoire. Ce petit conte n'a donc d'autre mérite que de chercher à embarrasser le soi-disant savantasse, comme aussi faire ressortir le talent de celui qui aura pu l'écrire sans se tromper.


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