Jean Claude Léonard Poisle Desgranges
CONSEILS À MON FILS, ASPIRANT SURNUMÉRAIRE
1840
Opus artificem probat
L'avenir séduisant dont ton esprit se flatte
Est rarement le lot du simple bureaucrate ;
Or, puisque tu choisis cette profession,
Mets des bornes, mon fils, à ton ambition.
Plus l'homme a de désirs, plus on l'entend se plaindre ;
On double son avoir quand on sait se restreindre ;
Donc, au lieu de t'unir aux clameurs du bercail ;
Contente-toi de peu ; souris à ton travail.
Un simple vêtement sied au surnuméraire :
La parure doit être au niveau du salaire.
Le bel habit d'un sot ne lui fait pas honneur,
Et de tout mauvais bois l'écorce est sans valeur.
L'employé trop épris du soin de sa toilette
Perd un temps précieux qu'un bon commis regrette ;
Sois toujours des premiers à remplir ton devoir ;
Qui travaille matin se prépare un beau soir.
Cependant ne crains pas d'user pinceaux, vergettes ;
Où la paresse couve, il n'éclot que des dettes.
Bien que tu gagnes peu, par de la propreté
Sache dissimuler, mon fils, ta pauvreté.
Du souci d'emprunter l'esprit d'ordre préserve ;
Même il est bon d'avoir quelques francs en réserve ;
On manque rarement d'amis à soulager,
Et qui prête est heureux de pouvoir obliger.
Couche-toi sans remords, éveille-toi sans haine ;
L'ardeur de se venger tient l'esprit à la gêne.
Celui qui donne asile aux noirs ressentiments
Se prépare en secrets les plus cruels tourments.
Tâche dans tes discours de n'offenser personne ;
Si quelqu'un t'a loué, rends-lui ce qu'il te donne ;
Mais à tout fade encens ne réponds pas un mot :
Qui te flatte t'abuse et t'a pris pour un sot.
De ton supérieur respecte les faiblesses ;
Crois-tu t'en faire aimer alors que tu le blesses ?
Tu dois dans le service en tout point lui céder ;
Qui ne sait obéir saura mal commander.
Dans les discussions avec tes camarades
Pardonne un mot trop dur ; méprise les bravades.
Si tu froisses quelqu'un, quand tu serais plus fort,
Sois prompt à confesser que tu peux avoir tort.
De celui qui nous heurte on sent peu le mérite,
Et toujours la critique à la critique incite ;
Avant donc de siffler, mon fils, regarde bien
Si tel travers d'autrui ne serait pas le tien.
Dédaigne d'un bretteur le renom sanguinaire ;
Laisse le fer aux mains de nos hommes de guerre.
Dans tel brave on ne voit qu'un poltron entêté ;
Dans tout crâne un fléau pour la société.
De tel qui croit primer sur ce qui l'environne
On voit tomber bientôt l'éphémère couronne.
Si tu veux contre toi qu'on n'entreprenne rien,
Cache l'homme d'esprit, montre l'homme de bien.
Ne va pas dans tes vœux te montrer égoïste ;
Que le bonheur d'autrui ne te rende point triste ;
Si tes droits sont réels, ton chef doit le savoir ;
Mais qu'il soit juste ou non, fais toujours ton devoir.
Chez nous par le sarcasme on se fait une guerre
Qui mine sourdement l'un ou l'autre adversaire ;
Garde-toi d'adopter cet usage inhumain ;
Tel qui rit aujourd'hui se fâchera demain.
C'est en vain qu'un bavard d'être admiré se leurre ;
La phrase la plus courte est toujours la meilleure ;
On persuade mal celui qu'on étourdit.
Que de procès perdus pour en avoir trop dit !
D'un imberbe écolier la prolixe faconde
Passe pour de l'esprit aux yeux de bien du monde ;
Un tel don, sans bon sens, n'est qu'un brillant défaut ;
Qui sait bien se conduire a tout l'esprit qu'il faut.
De tout subordonné l'amour-propre est le guide ;
Ah ! n'écoute jamais ce conseiller perfide !
Si l'on blâme les chefs, tiens ta langue en prison ;
Bien souvent c'est un tort que d'avoir trop raison.
Au camp, sur le tillac, on se rapproche, on s'aime ;
Mais au sein des bureaux, il n'en est pas de même ;
Tu dois donc t'estimer heureux plus qu'à demi
Si dans vingt employés, tu te fais un ami.
Laisse chacun en paix cultiver sa croyance ;
De ta religion parle avec révérence.
S'il est auprès de toi des Juifs, des protestants,
En frères traite-les ; tous de Dieu sont enfants.
Le mauvais citoyen fronde, élude ou critique ;
A bien servir l'Etat un bon Français s'applique.
En toute occasion songe donc que tu dois
Ton bras à la patrie et ton respect aux lois.
Surtout n'imite pas ces fœtus politiques,
De tout ce qui se fait contempteurs fanatiques.
Quand tu vois chanceler le mérite au pouvoir,
Croirais-tu mieux que lui penser, agir, savoir ?
Chacun songe à décrire une ligne ascendante ;
Mais si ce rêve est beau, le réveil désenchante.
Sur les monts élevés règne un sombre aquilon,
Quand un air pur et doux souffle au riant vallon.
Il faut, pour avancer, zèle, ardeur et souplesse ;
Montre de tout cela ; mais fais-le sans bassesse.
L'aigle qu'on voit si fier d'atteindre au firmament,
Avant de s'élever s'inclina doucement.
Quand l'honneur et l'argent se trouvent en présence
Et qu'ils sont opposés, malheur à qui balance !
Au fripon enrichi n'ôte pas ton chapeau,
Car l'or n'est que la hampe et l'honneur le drapeau.
Mais mieux que mes leçons le temps, l'expérience
Et le souffle céleste appelé conscience,
Parleront, je l'espère, à ta jeune raison ;
Puisse, pour toi, leur fruit devancer la saison.