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Edmond CORDIER

ZARUCMA
tragédie



représentée pour la première fois par les Comédiens Ordinaires du Roi le 17 mars 1762.
À Paris, chez Rozet, libraire, rue S. Séverin, au coin de la rue Zacharie, à la Rose d'Or.
1762

À son altesse Sérénissime Monseigneur le Duc d'Orléans, premier prince du sang.
Monseigneur, Né dans un pays – Orléans – où tout se ressent de votre protection et de vos bienfaits, j'en reçois une marque particulière par la permission que Vous me donnez de Vous dédier ma tragédie. Qu'il est flatteur pour moi, Monseigneur, de vous offrir publiquement les hommages de ma reconnaissance et du très profond respect avec lequel je suis, Monseigneur, de Votre Altesse Sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur, CORDIER.


SAED, roi d'Arabie (en habit d'esclave)
ZORAC, usurpateur de la couronne
SIAMEK, élevé par Zorac comme enfant inconnu, en fait fils de Zorac
ZARUCMA, élevée par Zorac comme fille inconnue, en fait fille de Saed.
MORAD, capitaine des gardes de Zorac
ASSAN, ancien officier du roi Saed
Sacrificateurs
Conjurés
Suite de Zorac
Gardes

La scène est à Sanaa, dans le palais des rois d'Arabie.


Acte I

I, 1 – ZORAC, MORAD, Sacrificateurs, Suite de Zorac, Gardes.

ZORAC.
Ministres de mes lois, dont la fidélité
Mérita le dépôt de mon autorité,
Vous par qui sur mon front j'ai ceint le diadème,
Annoncez, en ces murs, ma volonté suprême.
Dites à mes sujets que, touché de leurs vœux,
Je consens que mon fils se présente à leurs yeux.
Devant lui prosterné, l'Arabe va connaître
Quel mortel, après moi, je lui donne pour maître.
Allez.
(Au chef des Sacrificateurs.)
            Vous, de nos Dieux interprète sacré,
Que des feux de l'hymen l'autel soit éclairé.
Ordonnez l'appareil de ces nœuds légitimes.
Vous-même prenez soin de choisir les victimes.
Offez aux Immortels les plus riches présents
Et redoublez pour eux le tribut de l'encens.
Que l'on voie, en un mot, dans la même journée
De mon fils couronné la gloire et l'hyménée.
Sortez tous.
(À Morad.)
                       Toi, demeure.

I, 2 – ZORAC, MORAD.

MORAD.
                                               Enfin cet heureux jour
Au faîte des grandeur vous fixe sans retour.
Du superbe Ismaël la race est abolie.
L'Arabe sans murmure à vos pieds s'humilie
Et sa soumission, créant de nouveaux droits,
Transmet à votre fils le sceptre de ses rois.

ZORAC.
Telle est d'un peuple vil la bassesse ordinaire :
Ne pouvant me détruire, il s'empresse à me plaire ;
Il rampe aux pieds d'un trône où ce fer m'a placé.
Mais du moindre malheur si j'étais menacé,
Dans ce roi qu'il respecte il ne verrait qu'un traître
Dont la mort vengerait la chute de son maître.
Trop fier pour le flatter, trop au-dessus de lui
Pour chercher dans son zèle un méprisable appui,
J'osai de plus en plus appesantir sa chaîne.
Mais, dans le même instant que je bravais sa haine,
Par l'amour paternel tout à coup ébranlé,
Pour mon fils au berceau, malgré moi, je tremblai.
Afin de le soustraire à la haine publique,
Pour la première fois j'usai de politique.
Il était à cet âge où, dans tous les humains,
L'œil ne distingue encor que des traits incertains.
Je saisis ce moment, choisi par ma prudence,
Pour feindre qu'en secret j'élevais son enfance,
Tandis que dans ces murs, sous un nom étranger,
Au milieu de ce peuple il croissait sans danger.
Après seize ans entiers, cette erreur dure encore :
Siamek est ce fils, qui lui-même s'ignore.
Mais les temps sont venus et dès ce soir, enfin,
À mes sujets surpris j'annonce son destin.

MORAD.
Quel triomphe éclatant cet aveu vous prépare !
Doutez-vous que pour lui l'Arabe se déclare.
Souvenez-vous, Seigneur, de ces jours solennels
Où, couronnant son front de lauriers immortels
Vos sujets, attachés à son char de victoire,
S'empressaient  d'ajouter à l'éclat de sa gloire,
Sur l'airain fastueux consacraient ses exploits
Et paraissaient déjà lui demander des lois.
Tel fut pour votre fils l'excès de leur tendresse.
Enfin, si de son choix elle était la maîtresse
Croyez que l'Arabie…

ZORAC.
                                   Oui, je sais comme toi
Qu'elle adore ce fils qui doit être son roi.
Mais ces ardents transports ne sont que de vains titres.
De nos destins, ami, soyons les seuls arbitres.
N'attendons pas qu'un peuple, aveugle en ses ecès,
Fasse de nos desseins la chute ou le succès.
Plus solide que lui, cet hymen que j'ordonne
Pour jamais à mon sang assure la couronne.

MORAD.
Aux volontés des rois tout doit être soumis
Et votre autorité peut disposer d'un fils.
Mais ne craignez-vous point cette invincible flamme
Qui naquit par vos soins et règne sur son âme.
Vous le savez, Seigneur, si ce héros aima,
Si son cœur prétendit au cœur de Zarucma,
S'il lui promit enfin d'être à jamais fidèle,
Il vous dut de ses feux la première étincelle.

ZORAC.
J'approuve son amour, cher Morad, et c'est lui
Que par les nœuds d'hymen je couronne aujourd'hui.

MORAD.
Zarucma… quoi, Seigneur, une fille inconnue…

ZORAC.
Il faut que tout entier mon cœur s'ouvre à ta vue.
Dans ces jours de carnage, où la destruction
Livrait ce trône en proie à mes ambitions,
Et que, par le succès justifiant mes crimes,
Ma fureur à son gré choisissait ses victimes,
Celle dont la mort seule eût fixé mon pouvoir,
Saed, en s'échappant, m'arracha cet espoir.
Ses jours en sûreté me coûteront des larmes.
Je craignis son retour dangereux à mes armes.
Ce sang de tant de rois dans ses veines transmis,
Ces peuples inconstants et rarement amis,
Tout pouvait sous mes pas creuser un précipice.
Aux caprices du sort j'opposai l'artifice :
C'est par lui que souvent on prévient les revers.
L'épouse de Saed respirait dans mes fers.
De son sein, où ses bras la tenaient attachée,
Sa fille fut alors, par mon ordre, arrachée.
Et, couvrant mes desseins du faux bruit de sa mort,
À l'hymen de mon fils je destinai son sort.
Bientôt même avec moi l'amour d'intelligence
Les unit pour jamais dès leur plus tendre enfance.
Et cette Zarucma, sur qui tombe mon choix,
L'amante de mon fils, est la fille des Rois.

MORAD.
Un semblable soutien vous était nécessaire.
Mais avez-vous prévu qu'un peuple téméraire
Peut croire qu'à ses yeux voilant la vérité
Vous voulez imposer à sa crédulité ?

ZORAC.
J'ai tout prévu, Morad et, trompée elle-même,
La reine a, par mes soins, servi mon startagème.
Dans l'étroite prison où, pour ma sûreté,
Je l'attachais au joug de la captivité,
Une esclave, qu'alors elle croyait fidèle,
Possédait son cœur seule et seule approchait d'elle ;
Sa voix, que la perfide à mes vœux consacrait,
Dans le sein de la reine épancha mon secret,
L'instruisit des desseins que j'avais sur sa fille,
De l'hymen qui devait l'unir à ma famille.
L'épouse de Saed, qu'elle trompait exprès,
Voulut de mes desseins prévenir les progrès :
Sa main dans un écrit en traça le mystère ;
Elle crut découvrir ce que je voulais taire.
Frivole espoir, qu'en vain elle s'était permis !
Ce billet, par l'esclave, en mes mains fut remis.
De l'infidélité récompense ordinaire,
La mort de ce témoin me devint nécessaire :
Je l'immolai moi-même. Et, quelque temps après,
La Reine dans la tombe emporta ses regrets.
C'est ainsi qu'elle-même assura ma puissance :
Sa main de Zarucma confirme la naissance,
Fait connaître mon fils, que le peuple chérit.
À mon ambition la fortune sourit
Et l'hymen unissant dans ma race future
Et les droits de la force et ceux de la nature,
Je vais… Mais Assan vient : Tu peux briser ses fers,
Qu'il vive.

MORAD.
            Lui, Seigneur, les maux qu'il a soufferts…

ZORAC.
Ah ! cent fois dans mon cœur j'ai décidé sa perte ;
Mais à la voix d'un fils sa prison s'est ouverte,
Siamek l'a voulu : je n'ai point hésité.
C'est un degré de plus à sa félicité.

MORAD.
Mais la haine d'Assan dans son âme offensée
Peut encor…

ZORAC.
            Qu'a produit cette haine insensée ?
Et qu'ai-je à redouter d'un si faible ennemi ?
Sur le sort de Saed je sais qu'il a gémi ;
Mais enfin, quelqu'ardeur qu'ait animé son zèle,
Il est assez puni d'avoir été fidèle :
Romps ses fers, je le veux.

I, 3 – MORAD, ASSAN (enchaîné), Gardes

MORAD (Il fait ôter les fers d'Assan.)
Sois libre… Et souviens-toi
Que tes jours conservés sont un don de ton Roi,
Que tu dois mettre un frein à ce zèle inutile
Qui n'a produit dans toi qu'un désespoir stérile.
Cède au temps, cède au sort, étouffe tes regrets
Et d'un Roi qui pardonne adore les décrets.

I, 4 – ASSAN, seul.

ASSAN.
Ô comble de l'horreur et de l'ignominie !
Dans ce palais sacré, quelle voix ennemie
M'annonce avec orgueil les bienfaits d'un tyran ?
Qu'ai-je besoin du jour que sa pitié me rend,
S'il faut qu'après seize ans de pleurs et d'esclavage
Au meurtrier des Rois j'offre un indigne hommage !
Ah ! plutôt qu'à ce point je puisse m'abaisser,
Arrachez-moi ces jours que vous m'osez laisser,
Barbares !… Hâtez-vous et joignez à la cendre
D'un Roi que j'adorai, que je n'ai pu défendre,
Ces restes malheureux, échappés aux tourments :
La mort est mon espoir… j'y cours.

I, 5 – SAED (sous un habit d'esclave), ASSAN.

SAED.
                                                          Il n'est pas temps.
Tes jours sont précieux et, s'il faut qu'Assan meure,
C'est en servant ce Roi que son amitié pleure.

ASSAN.
Tout mon sang est à lui. Mais, ô vœux superflus !
Ce Roi pour qui tu veux que je vive, il n'est plus :
Un traître l'immola.

SAED.
                                   Non, ton maître respire :
Tu le vois ; il te parle.

ASSAN.
                                   Ah ! Que vient-il de dire !
Son âge… sa voix… Dieux ! soutenez mon espoir !
Saed…
(Il se jette à ses pieds.)
            En quel état m'est-il permis de voir…

SAED. (Il le relève.)
Tremble de prononcer, dans ce lieu redoutable,
Un nom, de mon trépas l'arrêt inévitable.
Laisse de vains respects, trop dangereux pour moi ;
Oublie en ce moment que Saed fut ton Roi.
Et, tandis que l'apprêt d'une odieuse fête
Éloigne mon Tyran  et loin d'ici l'arrête,
Embrasse ton ami, donne avec moi des pleurs
Au triste souvenir de mes premiers malheurs.

ASSAN.
Je n'ai pu les venger ; et mon âme étonnée
Se représente encor cette horrible journée
Où, tombant près de vous, sanglant et désarmé,
Au jour que je fuyais mon œil s'était fermé.
Mort inutilement, à mes regards offerte,
Ô terre ! par mes mains vainement entrouverte !
Quelques gouttes de sang que renfermait mon cœur
Conservèrent des jours qui m'étaient en horreur.
Depuis ces temps cruels j'ai, pendant seize années,
Pleuré dans un cachot nos tristes destinées.
Je suis libre aujourd'hui ; je respire ; et mon Roi
Est le premier mortel qui se présenté à moi.
Dans son propre palais, qui n'eût dit que mon maître,
Sous un habit d'esclave à mes yeux dût paraître.
Mais quel homme… ou quel Dieu vous prêtant son secours,
Aux fureurs de Zorac peut dérober vos jours ?

SAED.
Écoute, et tu sauras par quelle horrible voie
Le Ciel veut qu'aujourd'hui ton maître te revoie
Et s'il a dû garder, jusques à ce moment,
Des mortels les plus vils l'infâme vêtement.
Dans cette nuit funeste, où les destins contraires
Brisèrent dans mes mains le sceptre de mes pères,
Un homme, un seul ami qui partageait mon sort,
M'arracha, malgré moi, des portes de la mort
Et, de mes assassins éludant la poursuite,
Loin de ces lieux sanglants m'entraîna dans sa fuite.
Dans les déserts d'Oreb il conduisit mes pas.
Ce fut là que, bientôt, je pleurai son trépas.
Là, seul et sans espoir, fixé par ma disgrâce,
De deux lustres entiers j'avais rempli l'espace,
Lorsque la Renommée, instruisant l'univers,
Fit entendre sa voix au sein de mes déserts.
J'apprends donc que Zorac, vainqueur de la Syrie,
Attirait contre lui les forces de l'Asie,
Et que, non loin des lieux où j'errai si longtemps,
Le Ciel allait fixer le sort des combattants.
Je vole au milieu d'eux et, de sein du carnage,
Jusqu'à mon oppresseur je me fais un passage.
Je sens, à son aspect, ma fureur redoubler :
Je le joins, je l'attaque et j'allais l'immoler
Lorsqu'un jeune guerrier tout à coup se présente,
Retient le coup mortel qui comblait mon attente,
M'arrache la victoire ; et cet affreux revers
Sauve mon assassin, et me donne des fers.

ASSAN.
Ainsi souvent le Ciel, aux scélérats propice,
Semble, par leurs succès, démentir la justice.

SAED.
Faible image des maux où j'étais destiné,
Près de mon trône même, on me tient enchaîné.
Heureux pourtant, heureux dans cette conjoncture,
Que les traits qu'en naissant m'imprima la nature,
Flétris par la misère et rendus différents,
M'eussent pu dérober aux soupçons des tyrans.
Ô justice des Dieux, si longtemps implorée !
Quand je m'envisageais qu'une mort assurée,
Eux-mêmes, fléchissant mon farouche vainqueur,
M'aplanirent enfin la route de son cœur :
Je parvins par degrés à m'en rendre le maître.
Mais, toujours  trop prudent pour me faire connaître,
Comme ami de Saed, ma bouche lui traçait
Le déplorable état où son Roi languissait.
Le récit de mes maux, son devoir l'ébranlèrent :
Trop longtemps aveuglés, ses yeux se dévoilèrent.
Sur le tyran alors je fixai son regard :
Il frémit de son crime, où lui-même avait part.
Que te dirai-je enfin ? Ce guerrier intrépide,
Cet appui de Zorac est devenu mon guide :
Il conspire.

ASSAN.
            Ô bonheur !

SAED.
                                   Mais c'était peu pour moi
D'engager ce héros à rétablir son Roi.
En vain de mes destins je devenais l'arbitre.
À ses yeux inconnu, comment et par quel titre,
Héritier de vos Rois, mais privé de leur rang,
Justifier en eux la source de mon sang.
Oui, c'est toi, cher ami, toi ma seule espérance
Qui peut lui découvrir mes droits et ma naissance.
Ton aveu doit ici confirmer mon bonheur.
Et Siamek… Il vient.

I, 6 – SIAMEK, SAED, ASSAN, un Conjuré.

SAED.
                                   Voilà ton bienfaiteur.
C'est lui qui, secondant ma généreuse envie,
Te rend la liberté, ce soutien de la vie.
Il fait plus : il veut bien confier à ta foi
Le secret de ses jours et de ceux de ton Roi.
Saed à tes regards cette nuit doit paraître ;
Né près de son berceau toi seul peut le connaître ;
Toi seul, changeant d'un mot ses malheureux destins,
Peut remettre aujourd'hui le sceptre dans ses mains.

ASSAN, à Siamek.
Ô mortel généreux ! que le Ciel a fait naître
Pour sauver cet empire et pour punir un traître,
Toi qui, sur un vieillard longtemps persécuté,
Laisse aujourd'hui tomber un regard de bonté,
Je jure à tes genoux, par ce reste de vie,
Ce reste de mes jours que je te sacrifie,
Que, révérant des Rois l'auguste majesté,
Ma bouche annoncera la simple vérité.

SIAMEK.
Infortuné vieillard, que je plains et respecte,
Il suffit : va, ta foi ne peut être suspecte ;
Par le temps éprouvée et par l'adversité,
Qui de nous douterait de sa sincérité ?
Mais Zarucma t'attend.
(Au Conjuré.)
                                   Guidez ses pas vers elle :
Conduisez à ses yeux ce serviteur fidèle.
(À Assan.)
Nous vengerons tes maux ; va, laisse-nous.

I, 7 – SIAMEK, SAED.

                                                          Et toi,
Le guide de mon cœur, pardonne à son effroi.
Avant que le soleil, reprenant sa carrière,
Aux malheureux mortels ramène la lumière,
Dans l'ombre de ma nuit, mon bras ensanglanté
Doit punir un tyran, proscrit par l'équité.
Le trépas de son fils doit être mon ouvrage :
J'ai brigué parmi vous cet illustre avantage,
Et voudrais que déjà, par mes mains répandu,
Dans le sang paternel son sang fût confondu,
Que Zorac expirant… Cependant, le dirai-je,
Tout prêt d'anéantir ce mortel sacrigège,
Dans l'instant que sur lui mon avide regard
Fixait, près de son cœur, la place du poignard,
Une secrète horreur, qui m'était inconnue,
Sur mes sens effrayés s'est soudain répandue.
J'ai fait, pour l'étouffer, un inutile effort ;
Je l'ai plaint, ce Tyran… Mais j'ai juré sa mort.
Eh quoi, lorsque je vais frapper la Tyrannie,
Quand je lève le fer sur une tête impie,
Mon âme de mon cœur semble se désunir.
Le crime devrait-il coûter tant à punir !

SAED.
Cesse de condamner ce transport légitime :
L'équité doit gémir en punissant le crime.
Rassure donc ton cœur et, pour mieux l'affermir,
Contemple qui tu perds et qui tu vas servir.
Tu t'armes pour un Roi, ton maître véritable,
Un Roi que ces malheurs ont rendu respectable,
Qui, père, protecteur, ami de ses sujets
Les a, pendant trente ans, comblés de ses bienfaits.
Mais qui vas-tu punir, son esclave, un parjure
Dont la rage outragea les Dieux et la nature.
Sous les sanglants débris de nos murs embrasés,
Nos femmes, nos enfants, nos prêtres écrasés
Sont les moindres effets de sa fureur jalouse.
Il massacra des Rois et la fille et l'épouse.
Triste ressouvenir qui, dans mon cœur glacé,
Par le pouvoir des temps ne peut etre effacé.
Je pleurerai toujours ces illustres victimes.
Mais de ceux qu'il a faits et de ses nouveaux crimes
Faut-il te retracer…

SIAMEK.
                                   Non, je n'ignore pas
Qu'il mérite en effet le plus affreux trépas.
C'est un tyran sans doute, et dont la barbarie
Du sang des citoyens inonde la patrie.
Je vois tous ses forfaits ; mais je n'en vois pas moins
Son amitié pour moi, ses bienfaits et ses soins.
À me tout accorder toujours prompt et facile,
De son propre palais il me fit un asile.
Parmi ces orphelins condamnés à servir,
Pour m'approcher du trône il daigna me choisir.
Mais le plus grand motif qui pour lui m'intéresse,
Ami, de Zarucma je lui dois la tendresse :
C'est par lui seul qu'enfin je règne sur son cœur.
Écoute : de Zorac elle obtint la faveur ;
Zarucma, comme moi, vit près de ce barbare :
La crois-tu moins sensible au coup qui se prépare ?

SAED.
Ah ! cette Zarucma, que tu dois imiter,
Toute femme qu'elle est, ne sait point hésiter.
Au moment de punir, son ardeur est plus vive ;
À profiter de tout sa grande âme attentive,
Tranquille, invariable et ferme dans ses desseins,
Semble de cet empire enchaîner les destins,
Les régler et, du Ciel partageant la puissance,
Tenir entre ses mains le glaive et la balance.

SIAMEK.
Qu'entends-je ! ah malheureux ! Quel exemple pour moi !

SAED.
Si l'effort de la suivre est au-dessus de toi,
Si cet exemple enfin n'a rien qui te rassure,
Souffre qu'un autre frappe et venge notre injure.

SIAMEK.
Ainsi, de votre gloire infâme spectateur,
Je m'avilirais donc pour un usurpateur !
Non, non : Je l'ai promis, ma parole est sacrée.
Du Tyran, que j'ai plaint, la perte est assurée :
Je frapperai ce monstre et, baigné de son sang,
Le même fer du fils déchirera le flanc…
Je brûle d'achever ces justes sacrifices.
Assemblons cependant nos vertueux complices.
Mais de Zorac surtout qu'ils évitent les yeux ;
Par différents chemins qu'ils marchent vers ces lieux.
Zarucma, dont la main doit être mon salaire,
Va dicter le serment qu'ici nous devons faire.
Suis mes pas… Ô bonheur, qui flatte mon espoir :
Le prix de mon amour est celui du devoir !


Acte II

II, 1 – SAED, ASSAN.

ASSAN.
Le Ciel, dont la colère est enfin apaisée,
Vous prépare en ces lieux une vengeance aisée ;
Et, sûrs de l'accomplir, vos généreux amis,
Ces zélés citoyens maintenant réunis,
N'aspirent qu'au moment où leur auguste maître
Doit s'offrir à leurs yeux et se faire connaître.

SAED.
Non, mon sort ne doit point être encore révélé :
Prêt à frapper Zorac, Siamek a tremblé.
Je ne sais quelle crainte, à nos cœurs naturelle,
Quand le succès approche, étonne notre zèle.
Moi-même, et j'en rougis, je ne puis l'éviter ;
Siamek indécis ne sert qu'à l'exciter.
Le coup qu'il va porter lui semble ingratitude.
Je crains et sa jeunesse et son incertitude ;
Je crains que, trop sensible, il n'ose me venger.

ASSAN.
Redoutez moins, Seigneur, un trouble passager :
Zarucma dans son âme en détruira l'empreinte.

SAED.
Elle seule en effet peut dissiper sa crainte ;
Seule elle peut fixer les esprits incertains :
C'est par leurs passions qu'on dompte les humains.
Siamek va venir : du trouble qui l'agite
Par mes soins vigilants son amante est instruite ;
Elle-même en ces lieux prétend l'entretenir.
J'entends du bruit : on vient. Va, cours la prévenir.
C'est Siamek sans doute… Ô Ciel ! sur son visage
Je vois du désespoir l'infaillible présage !

II, 2 – SAED, SIAMEK.

SAED.
Il est temps d'accomplir nos généreux projets :
Zarucma va paraître et nos amis sont prêts.

SIAMEK, avec douleur.
Zarucma pour jamais m'est peut-être ravie !

SAED.
Dieux ! que m'annnonces-tu !

SIAMEK.
                                               Le malheur de ma vie !

SAED.
Sommes-nous découverts ?

SIAMEK.
                                               Tu connais comme moi
Le complice inhumain de l'assassin d'un Roi,
Ce farouche Morad qui, sorti d'esclavage,
Cimenta par le sang un pouvoir qu'il partage.
C'est par lui, par sa voix que Zorac aujourd'hui
M'ordonne d'amener Zarucma devant lui.
Ce monarque, dit-il, veut lui faire connaître
Ses grands desseins sur elle et quel sang l'a fait naître.
Son ministre cruel m'a fait même entrevoir
Qu'elle pouvait prétendre à l'absolu pouvoir,
Que l'hymen, sur son front fixant le diadème,
Pour le fils du tyran… Ah ! si Zorac lui-même…
Si d'un pareil projet sa bouche m'eût instruit,
Son trépas était sûr… Ce monstre était détruit.
J'aurais frappé sans doute.

SAED.
                                   Ainsi ton imprudence
Aurait sauvé son fils et trahi ta vengeance.

SIAMEK.
Quel homme assez tranquille, en ce cruel moment,
Aurait pu commander à son ressentiment ?
J'adore Zarucma, je ne vis que pour elle ;
Zorac seul a fait naître une flamme si belle ;
C'est lui qui, dans mon âme, en imprima les traits.
Est-ce pour me punir de ses affreux bienfaits
Qu'il m'ôte…

SAED.
            Oui. Mais c'est peu de tramer ta ruine,
Il te fait l'instrument du coup qui t'assassine.
Jaloux de la vertu, qu'il a lieu de haïr,
Un tyran qui caresse a dessein de trahir.
Zorac, en te flattant, n'a jamais su que feindre ;
Mais son pouvoir, bientôt, ne sera plus à craindre.
Jouis de cet espoir.

SIAMEK.
                                   Et comment en jouir ?
Il donne une couronne : elle peut éblouir.
Est-il quelque vertu que cette offre n'altère ?
Mais moi, qui suis-je enfin pour que l'on me préfère ?
Des faveurs de Zorac jouet infortuné,
Du sang le plus abject je suis peut-être né.
Je m'ignore, et sur moi ma juste défiance
Me fait, sans la connaître, abhorrer ma naissance.
De ce doute funeste, objet de mes tourments,
Qui peut me délivrer ?

SAED.
                                   Tes nobles sentiments,
Ceux même d'une amante à tes lois asservie.
Siamek pense donc que, du sceptre éblouie,
Elle pourrait former ces détestables nœuds,
Manquer à sa parole et confondre nos vœux.
Crois plutôt que ses jours offerts en sacrifice…

SIAMEK.
Ah ! je n'en puis douter sans lui faire injustice.
De mes transports jaloux excuse les excès,
Honteux à mon amour et nés de son excès.
Si jamais tu fus tendre, et s'il m'était possible
De t'exprimer ici sous quel aspect terrible
La perte d'une amante avait frappé mes yeux,
Sans doute que toi-même… Elle vient en ces lieux.
Le voici cet objet si digne de me plaire.
Tandis que de Zorac organe involontaire,
Je lui vais, malgré moi, déclarer l'ordre affreux,
Vole vers nos amis et reviens avec eux.

II, 3 – SIAMEK, ZARUCMA.

SIAMEK.
Ô toi, de Siamek divinité chérie,
Sais-tu de quel opprobre on veut souiller ta vie ?
Sais-tu que si le Ciel, ce maître des humains,
Du glaive de la mort n'avait armé nos mains,
Cet appareil d'hymen, cette pompe ordonnée
Au sang de ton tyran joignaient ta destinée.
Que ce Tyran lui-même ici doit t'informer
De quel sang les destins ont voulu te former.
Par ses ordres cruels choisi pour t'en instruire,
Conçois-tu bien l'horreur que son projet m'inspire ?

ZARUCMA.
Eh bien ! de quel effroi tu te laisses frapper !
L'espoir, que j'ai fait naître, a-t-il pu t'échapper ?
Que crains-tu de Zorac… Ah ! par sa bouche impure
Soit que la vérité me parle, ou l'imposture,
Soit qu'il m'apprenne ou non ses projets et mon sort,
Sa tête est-elle moins dévouée à la mort ?
C'est le prix mérité du moindre de ses crimes.
Nos pères malheureux ont été ses victimes ;
Et moi, de l'assassin qui leur perça le flanc
J'épouserais le fils, au mépris de leur sang !
J'oserais accomplir cet infâme hyménée !
Ô toi qui me connais, m'aurais-tu soupçonnée ?

SIAMEK.
Je sais que je n'ai rien à redouter de toi :
Ton austère vertu me répond de ta foi.
Cependant croirais-tu qu'en cet instant funeste
Où Morad m'annonçait l'ordre que je déteste,
À peine j'existais ; et qu'on vain dans mon cœur
J'ai de tes sentiments rappelé la grandeur.
Je n'ai vu que ta perte et l'offre d'un empire,
Comparée au néant où ton amant respire.

ZARUCMA.
Seul arbitre d'un cœur dont le tien est épris,
Si tu règnes sur lui, tu sais bien à quel prix.
Dois-je attester ici cette superbe fête,
Ces lauriers immortels qui couronnaient ta tête,
Ce triomphe divin, ce grand nom de vainqueur
Que t'acquit ton courage, et non pas le bonheur,
Et surtout cet éclat, émané de toi-même,
T'annonçant en héros digne du diadème.
Si de l'ambition j'eusse écouté la voix,
Quel autre aurait alors mieux mérité mon choix !
Souviens-toi cependant, en ces jours de ta gloire,
Des effets que sur moi produisit ta victoire ;
De ces solennités j'osai détourner l'œil,
J'en détestai la cause aussi bien que l'orgueil.
Mais dans ces mêmes jours, quand ta main tutélaire,
Du glaive des tyrans encore dépositaire,
Osait briser les fers de l'ami de ton Roi,
Quand ce vieillard sacré recueilli près de toi
Y trouvait pour ses jours une source nouvelle,
De ton humanité, cette vive étincelle,
Fit naître, sans retour, le moment séducteur
Où mon âme soumise a passé dans ton cœur.

SIAMEK.
Je n'ai point oublié quelle fut la promesse
Qu'en ce moment si cher exigea ta tendresse
Et que de nos tyrans précipitant le sort
L'aveu de ton amour fut l'arrêt de leur mort.
Je t'ai promis leur sang ; tout est prêt. Voici l'heure
Où, frappé par mes mains, il faut que Zorac meure,
Où je dois près de lui faire exirer son fils.
Ô ciel ! de quelle erreur mes sens étaient séduits !
Quand la reconnaissance…

ZARUCMA.
                                   Ah ! Siamek, écoute :
Oui, la reconnaissance est un devoir sans doute :
Rien ne peut dans nos cœurs suspendre ses effets ;
C'est un juste tribut que l'on rend aux bienfaits.
Mais est-ce de ce nom qu'il faut que l'on appelle
D'un lâche usurpateur la faveur criminelle.
Quoi ! de ses attentats perpétuant le cours,
Souillé du meurtre affreux des auteurs de nos jours,
Il lui suffira donc, pour qu'il s'en justifie,
Qu'à ses honteux forfaits sa main nous associe
Et que, pour partager la dépouille des Rois,
Il ait daigné sur nous laisser tomber son choix.
Bienfait que je déteste ! horrible préférence !
Ah ! si nous lui devons quelque reconnaissance,
Il faut donc renoncer aux droits les plus sacrés
Et, citoyens sans cœur, enfants dénaturés,
Trahir, pour un tyran, le Ciel, dont la puissance
Veut bien nous confier le soin de sa vengeance.

SIAMEK.
À ses justes décrets je n'ai point résisté.
L'honneur, les cris du sang et de l'humanité,
Ce choix même, ce choix qui me fit son complice,
Tout semble de Zorac exiger le supplice.

ZARUCMA.
Tout l'exige en effet. Il doit nous âtre affreux
D'avoir été nourris du sang des malheureux.
Je te dirai bien plus : si l'aveugle Nature
Avait formé mes jours dans cette source impure,
Si fille du tyran, si de sa bouche enfin
J'apprenais les horreurs d'un semblable destin,
Penses-tu que tranquille, aux grandeurs attachée,
Sur la pourpre des Rois négligemment couchée,
J'oserais n'énivrer de cet horrible encens
Que ce peuple est forcé d'offrir à ses tyrans ?
Non, non. Si de Zorac le Ciel eût fait mon père,
Pour servir ma patrie instrument nécessaire,
J'offrirais à ses pieds les pleurs des citoyens,
Les pleurs des malheureux, mêlés avec les miens.
S'il les rejetait… si… malgré son injustice,
Jamais d'un père un fils ne voulut le supplice :
La Nature a ses droits… je le sais ; mais ma main
Punirait ses refus en me perçant le sein.
Est-il père assez dur qu'un si grand sacrifice
N'épouvante à jamais, ne touche et ne fléchisse ?

SIEMAK.
D'un cœur tel que le tien je n'attendais pas moins.
C'est aux malheureux seuls que nous devons nos soins.
Tes nobles sentiments affermissent mon zèle.
D'un mortel, né pour toi, sois l'unique modèle.
Mon plus sensible espoir est de te ressembler.
Inspire à nos amis, qui vont se rassembler,
Cette ardeur… Les voici.

II, 4 – ZARUCMA, SIAMEK, SAED, ASSAN, Conjurés.

ZARUCMA.
Citoyens magnanimes ;
Ennemis des forfaits, ainsi que leurs victimes,
Tandis que que le Tyran, éloigné de ces lieux,
Pour l'hymen de son fils ose invoquer les Dieux,
Que sa main sur l'autel brûle un encens coupable,
Saisissons cet instant à nos vœux favorable.
Amis, lorsqu'embrassant la querelle des Rois
Je vous ai du devoir fait entendre la voix,
Qu'au-dessus de la crainte, à mon sexe ordinaire,
Pour sauver mon pays, j'ai parlé la première.
Si j'ai dans votre cœur transmis mes sentiments,
Il me reste à donner l'exemple des serments.
Image de ces Dieux à qui nous devons l'être,
Feu terrible et sacré, qui brûle pour renaître,
C'est par toi que, liée au serment le plus saint,
Je jure ici la mort d'un indigne assassin,
D'un tyran qui, tranquille au milieu du carnage,
Du meilleur de nos Rois dévore l'héritage.
Malheureux rejeton de ce sang criminel,
Que son fils soit aussi frappé du coup mortel.
C'est un monstre naissant qu'il faut que l'on écrase ;
Ou craignons que, s'il vit, à son tour il n'embrase
Le reste infortuné de ce tremblant État
Et ne fasse bientôt revivre un scélérat.
Jure donc, Siamek… Quoi ? tu frémis !

SIAMEK.
                                                          J'avoue
Que ce n'est qu'à regret qu'ici je me dévoue.
Mais tu veux son trépas : il est et juste et sûr.
Oui, du cruel Zorac le sang est trop impur
Pour qu'une seule goutte en puisse être épargnée.
Que sa race en ces lieux soit donc exterminée.
Je le jure par toi, Ciel, vengeur des forfaits ;
Je te prends à témoin du serment que je fais.
Et vous qui, réunis dans cette enceinte auguste,
Soutenez aujourd'hui la cause la plus juste,
Défebseurs généreux d'un légitime Roi,
Chers amis, sur ce fer jurez donc avec moi,
Par le feu des autels, par tout ce qu'on révère,
D'immoler sans pitié le fils avec le père.

SAED.
Oui, nous jurons ici de perdre les tyrans :
De ce serment sacré, Dieux, soyez les garants !

SIAMEK.
C'est assez. Cette nuit Assan vous fait connaître
Celui qui seul a droit de vous régir en maître.
Et, pour premier hommage, à ses sacrés genoux
Présentez cette foi, qui nous engage tous.
De là, par des détours dont on a su m'instruire,
Jusqu'au lit de Zorac j'oserai vous conduire.
Et, quand j'aurai sur lui porté les premiers coups,
Que vos bras excités secondent mon courroux :
Sacrifiez son fils au bien de la patrie.
Allez.

II, 5 – SIAMEK, ZARUCMA.

SIAMEK.
            Ô Zarucma ! Toi l'âme de ma vie !
La source de ma gloire et de tout mon bonheur !
Accepte maintenant les serments de mon cœur :
Me punisse le Ciel si du parjure…

ZARUCMA.
                                                          Arrête.
Ne songe en ces moments qu'au grand coup qui s'apprête.
Pour prouver notre amour un simple aveu suffit.
Sois sûr que tu m'es cher, puisque je te l'ai dit.
Malgré la fermeté que la vertu m'inspire,
Crois-en cette terreur qui pour toi me déchire.
Tu vas perdre un Tyran ; dans ce dessein fatal,
Le succès et la mort marchent d'un pas égal,
Et l'équité n'est pas un droit qui nous conserve.
Mais, quel que soit le sort que le Ciel te réserve,
Ou pour toi de l'hymen j'allume le flambeau,
Ou je tombe avec toi dans la nuit du tombeau.


Acte III

III, 1 – SIAMEK, ZARUCMA.

SIAMEK.
Oui, Zorac par ma voix t'ordonne de l'attendre :
C'est ici, sans témoins, qu'il te force à l'entendre.
Dieux ! avec quel effroi je vois cet entretien !
Ce n'est pas que mon cœur puisse douter du tien ;
Je sais qu'à me trahir rien ne peut te contraindre.
Ce n'est que le Tyran qui me paraît à craindre :
De tes justes refus ce barbare irrité
Pourra-t-il commander à sa férocité ?

ZARUCMA.
À tant d'assassinats que ma mort ajoutée
Puisse, attirant sur lui la foudre méritée,
Entrouvrir sous ses pas l'abîme du tombeau.
Je subirai sans peine un trépas aussi beau
Et de ce sacrifice envisageant les suites,
Toi-même…
(Les gardes de Zorac paraissent.)
            Mais déjà je vois ces satellites,
Ces esclaves cruels d'un tyran destructeur,
Et leur maître bientôt…

SIAMEK, avec transport.
                                   Ô moment de fureur !
Si mon bras…

ZARUCMA.
                       Fuis. Je crains le transport qui t'agite.
Éloigne-toi.

SIAMEK.
            Le puis-je ?

ZARUCMA.
                                   Il le faut.

SIAMEK.
                                               Je te quitte.
Mais peut-être les Dieux, tout prêts à me trahir,
Puniront ton amant d'avoir pu t'obéir.

III, 2 – ZARUCMA, seule

ZARUCMA.
Hélas ! son désespoir épouvante mon zèle !
Dieux puissants ! soutenez une faible mortelle !

III, 3 – ZARUCMA, ZORAC, Gardes

ZORAC, après avoir fait signe aux Gardes de se retirer.
Zarucma, l'heure approche où, soumis à sa loi,
L'Arabe dans mon fils doit adorer son Roi.
Avant qu'à ses désirs je daigne satisfaire,
Reçois ici l'aveu que je veux bien te faire.
Aux pieds de nos autels, tout le peuple en suspens
Voit brûler de l'hymen les flambeaux et l'encens.
Mais nul ne sait encore quelle heureuse mortelle
Doit partager un trône où ma bonté l'appelle.
Cet honneur te regarde, et si du plus haut rang…

ZARUCMA.
Qui, moi ?… Que de ton fils…

ZORAC.
                                               Ce discours te surprend.
Il semble t'effrayer… Pour en savoir la suite,
Rends, si tu le peux, le calme à ton âme interdite.
Le sceptre de Saed a passé dans mes mains ;
Mais, pour rendre sur lui mes droits moins incertains,
Mon intérêt était d'éteindre sa famille,
Et dans toi cependant je couronne sa fille.

ZARUCMA.
Ciel !

ZORAC.
            Si tu peux douter de cette vérité,
S'il te faut un garant de ma sincérité
(Il lui présente un billet.)
Ce billet en est un… Tiens, lis ; et de ta mère
Connaîs, en cet écrit, l'auguste caractère.

ZARUCMA, sans prendre le billet.
Ah ! ce billet m'est cher. Mais tu n'as pas besoin,
Pour me persuader, d'un semblable témoin.
J'en croirai ton aveu, tout suspect qu'il peut être.
En me donnant Saed pour auteur de mon être,
Trompe- moi, si tu veux ; j'y consens : cette erreur,
Pour ne pas l'adopter, est trop chère à mon cœur.
Que dis-je ! dès l'instant où la raison commence
À dissiper en nous les ombres de l'enfance,
Si j'abhorrais ton fils, si, malgré tes bienfaits,
Je détestais dans lui le tyran que je hais,
Le sang parlait alors : ce cri de la nature
Est de mon origine une preuve assez sûre.
Oui, je me crois… Je suis la fille de ton Roi.
Je puis t'interroger : Esclave, réponds-moi !
Destructeur de mon trône ainsi que de ma race,
À quel titre en ces lieux occupes-tu ma place ?
Qui peut de tes fureurs justifier l'excès ?
Parle ! Qui t'a remis ce sceptre ?

ZORAC.
                                               Le succès.
Si ton père fut Roi, sa suprême puissance
Fut l'effet du hasard qui régla ta naissance.
Et, quarante ans après, me guidant aux combats,
Un pareil coup du sort m'a soumis ses États.
Les destins l'ont voulu : contraires ou propices,
Tout mortel sert ou règne au gré de leurs caprices.
Eux seuls des droits humains font la réalité :
Tel est l'ordre commun de la fatalité.

ZARUCMA.
Ainsi pour s'immoler d'innocentes victimes
Un tyran s'éblouit par des fausses maximes
Et croit, de ses remords quels que soient les effets,
Qu'il n'est pour les mortels ni vertus, ni forfaits,
Que le destin fait tout et que de la Nature
Les droits chers et sacrés ne sont qu'une imposture.
Pour excuser ici les plus noirs attentats,
Vante moins des erreurs que son cœur ne croit pas.
C'est en vain que ce cœur à mes yeux se déguise.
Pour une fois du moins imite ma franchise ;
Épargne-toi l'effort de vouloir m'abuser ;
Ta politique en vain cherche à m'en imposer.
Son voile, mal tissu, n'a rien qui m'éblouisse.
Dans cet hymen affreux, comble de l'artifice,
J'apporterais pour dot à ton fils détesté
Des crimes de son sang l'horrible impunité.
Il règnerait par moi ! la fille des Rois même
Poserait sur son front le sacré diadème
Et sa première esclave offrirait à ses pieds
L'exemple d'obéir aux peuples effrayés.
Si tu peux, sans frémir, d'un semblable hyménée
Vouloir avec ton fils unir ma destinée,
Il faut donc qu'en ton cœur, aveuglé pour jamais,
L'habitude du crime ait fait naître la paix.
Barbare… Cependant crains cette paix impie :
De ton fils et de toi la mesure est remplie.
Mon bras peut-être…

ZORAC.
                       Eh bien ! pour combler ta fureur,
Connais du moins ce fils, l'objet de tant d'horreur :
Lis.

ZARUCMA. (Elle prend le billet.)
            Quel sort j'entrevois… Ah ! monstre ! et quelle joie
Sur ton front satisfait malgré toi se déploie.
(Elle lit.)

De mon époux, vous, fidèles sujets,
Avant qu'un tyran les achève,
Détruisez, s'il se peut, ses indignes projets.
Sachez que Zarucma, qu'en secret il élève,
Est la fille des Rois que sa rage a proscrits ;
Et que, par les liens d'un infâme hyménée,
Assurant à sa race un trône mal acquis,
Il veut que cette infortunée
Au sort de Siamek joigne sa destinée,
Et ce Siamek est son fils.
Ahiska

C'est ton fils !

ZORAC.
                       Il t'est cher.

ZARUCMA.
                                               Ô cendres de ma mère !
Ma main de tes bourreaux serait donc le salaire !
À tes mânes sanglants et dont j'entends les cris
Je pourrais…

ZORAC.
Quelle erreur entraîne tes esprits !
Pourquoi sacrifier à des vaines chimères
Ta flamme et des grandeurs qui doivent t'être chères ?
Crois-moi : ces noms fameux de vertus, de forfaits,
C'est par l'intérêt seul et pour lui qu'ils sont faits ;
Et, joint à ton amour, cet intérêt t'ordonne
D'accepter un bienfait qui te rend la Couronne.

ZARUCMA.
Un bienfait… lâche, achève : et la séduction
Manquait seule aux forfaits de ton ambition.
Tu l'as donc découvert ce détestable piège
Préparé dès longtemps par ta main sacrilège,
Ce soin d'unir deux cœurs trop prompts à t'obéir,
Deux cœurs nés généreux, mais nés pour se haïr.
Ta politique impie égara mon enfance ;
D'un amour malheureux je lui dois la naissance.
Cet amour, sur lequel tu fondais ton espoir,
M'est sans doute bien cher, mais moins que mon devoir.
Tremble, frémis, tyran… Tu n'as pu me séduire.
La vertu que tu crains et que tu veux détruire,
Ce lien qui joint l'homme à la divinité
Guidera seul mon cœur justement irrité ;
Et dans ces sentiments, plutôt qu'il se démente,
Je sacriferai toi… ton fils… et son amante.
Adieu.

ZORAC.
            Demeure, ingrate, et songe à prévenir
L'effet d'un préjugé que je devais punir.
Mais non : plus généreux qu'il ne faudrait peut-être,
Je pardonne aux transports qu'il vient de faire naître.
Amante de mon fils, dispose de ton sort :
Tu tiens entre tes mains et sa vie et sa mort.
Il t'aime, mais, pour prix d'une flamme si pure,
Dis-lui que, l'immolant aux droits de la nature,
Tu dois venger ton père, et qu'un devoir si saint
Te force à lui plonger un poignard dans le sein.

ZARUCMA.
Dieux !

ZORAC.
            Poursuis ta vengeance et, pour la rendre entière,
Dis-lui que c'est de moi qu'il reçut la lumière.
Par mon ordre, bientôt, il viendra dans ces lieux.
(Il sort.)

ZARUCMA.
Ah ! cruel… Mais avant qu'il paraisse à mes yeux,
Donne-moi donc ce fer, qui n'a servi qu'au crime :
Tu verras quel sera le choix de la victime.
Donne…

III, 4 – ARUCMA, seule

ZARUCMA.
            Il fuit… Quels secrets et quels affreux desseins !
Qui, moi : dire à son fils ses malheureux destins,
Lui porter un trépas dont ma bouche cruelle
A déjà prononcé la sentence mortelle.
Trop aveugles serments ! peut-il être à la fois
Mon époux, ma victime et le vengeur des Rois ?
Cependant le jour fuit et l'auteur de ma vie,
Saed porte ses pas dans cette Cour impie :
Quel ascendant funeste en tout temps le conduit !
Toi que j'ai désirée, ô redoutable nuit !
Ombres, de qui tantôt l'amour et la vengeance
Imploraient, à grands cris, la tardive assistance,
Reculez maintenant ou, d'accord avec moi,
Cachez dans votre sein et mon Père et mon Roi.
Secondez cet espoir : c'est le seul qui me reste.
Toi, l'innocent objet de la fureur céleste,
Cher Siamek, hélas ! éloigne-toi d'ici ;
Ne force pas ma bouche… Où suis-je ! le voici.

III, 5 ­ SIAMEK, ZARUCMA.

SIAMEK.
Digne objet de mon cœur, de qui la prévoyance
D'un tyran soupçonneux assoupit laprudence,
Qui viens de la flatter pour le mieux décevoir,
De ton heureuse adresse admire le pouvoir :
Il ose m'assurer qu'il te force à m'instruire
Du bonheur de son fils, où tu viens de souscrire.

ZARUCMA.
De son fils… Et tu crois…

SIAMEK.
                                   Non, je ne le crois pas.
La vertu ne peut point s'unir aux attentats.
Mais il est un secret, un important mystère
Dont sa bouche, dit-il, te fait dépositaire :
Il faut que par la tienne il me soit découvert,
Que je lise en ton cœur, à mes regards ouvert,
L'aveu…

ZARUCMA.
            Qu'exiges-tu ?

SIAMEK.
                                   Ce qu'un cœur le plus tendre
D'un amour mutuel a le droit de prétendre,
Ce qu'ici ton amant eût déjà fait pour toi,
Ce que tu dois enfin.

ZARUCMA.
                       Tu me glaces d'effroi,
Siamek… Ah ! ma voix sur mes lèvres expire.

SIAMEK.
Que dis-tu ?

ZARUCMA.
            Malheureux !

SIAMEK.
                                   Quelle horreur je t'inspire !
Dans quel état funeste, hélas ! je te revois ?
Tes regards inquiets semblent fuir loin de moi !
Ta voix, qui m'est si chère, augmente encor ma crainte.
Sur ton front pâlissant je vois la morte empreinte.
Ah ! daigne rassurer…

ZARUCMA.
                                   Plût au Ciel inhumain
Que déjà cette mort eût passé dans mon sein !

SIAMEK.
Toi, souhaiter la mort… toi… La mienne s'avance
Si tu ne romps bientôt cet horrible silence.
Par le serment qui joint mes destins à ton cœur…

ZARUCMA.
Frémis de l'attester, ce serment de l'erreur !
Ce serment d'un amour que je te voile encore,
Ce serment qui m'est cher autant que je l'abhorre.
Ô vengeance ! ô tendresse ! ô terrible devoir !
J'expire de ta peine et de mon désespoir.
Je te plains… Mais, malgré ta douleur qui me touche,
Sur un secret affreux je dois fermer la bouche.

SIAMEK, avec transport.
Eh bien ! si ton devoir est de me le cacher,
C'est du cœur du tyran qu'il faut donc l'attacher :
Ce fer jusqu'à ce cœur va m'ouvrir un passage.
Et vous, Dieux immortels, vous dont je suis l'ouvrage,
Pour remplir mes serments ainsi que mon courroux,
Faites donc que son fils se présente à mes coups :
Qu'il expire, qu'il soit ma première victime,
Qu'il meure !

ZARUCMA.
            Lui… qu'il meure ! Eh ! quel est donc son crime ?
Sur ses jours en effet quels droits nous sont acquis ?
Les forfaits de Zorac sont-ils ceux de son fils ?
Pourquoi confondre ainsi le crime et l'innocence ?
Hélas ! que peut-on lui reprocher ?

SIAMEK.
                                               Sa naissance,
La source de son sang, impur et criminel.
Toi-même n'as-tu pas dicté l'arrêt mortel,
Toi-même… Et tu le plains… Et ta bouche l'excuse.
Sans doute qu'à ton tour l'humanité t'abuse.
Je ne te blâme point ; ton esprit consterné
Frémit qu'il soit coupable avant que d'être né.
Mais que différemment ici je l'envisage :
Puisqu'il est mon rival, ma haine est son partage,
Et je cours immoler, dans ma juste fureur,
Le père à ma patrie et le fils à mon cœur.
(Il veut sortir.)

ZARUCMA.
Où suis-je, malheureuse ! Et quel crime s'apprête !
Dieux, le souffrirez-vous !… Ah ! Siamek, arrête,
Arrête… Et si jamais mon amour te fut cher,
À mes désirs pressants abandonne ce fer.
C'est à moi de venger ma patrie et la tienne ;
La cause de Saed est sans doute la mienne.
J'irai… je frapperai… Me pardonneras-tu
Ce généreux dessein, dicté par la vertu ?
Verras-tu sans frémir, de son sang dégouttante,
La tête de Zorac aux mains de ton amante ?
Cependant, tu le sais, ce sont là nos serments
Et je dois les remplir.

SIAMEK.
                                   Suis-moi donc : il est temps.
La lumière du jour va cesser de nous luire.
Saed viendra bientôt et, prêt à l'introduire,
Assan…

ZARUCMA.
Quel nouveau trouble à ma douleur s'est joint !
Saed en ce palais… Non, il n'y viendra point.
Tout est à craindre ici pour mon Toi, pour ton Maître.
Le Tyran… tes amis… et toi-même peut-être…

SIAMEK.
Qui… moi… je trahirais… je demeure interdit.
Quel horrible soupçon ! ô Ciel ! Et qu'as-tu dit !

ZARUCMA.
Ah ! pardonne à l'horreur dont tu me vois saisie,
À ce cœur qui s'égare et qui te justifie.
Oui, le moindre soupçon est indigne de toi ;
Mais si je puis encor t'imposer quelque loi,
Ne précipite point les moments du carnage :
Épargne un sang… fuyons… j'en dirais davantage.

III, 6 ­– SIAMEK, seul

SIAMEK.
Est-ce donc Zarucma qui vient de me parler ?
Tous les maux dans mon cœur semblent se rassembler.
Tout y devient affreux, me glace et m'épouvante.
Un sinistre avenir à mes yeux se présente.
Fureur ! amour ! j'ignore à qui des deux je dois
Ces pleurs, ces premiers pleurs qui coulent malgré moi.
Zarucma… par quel art a-t-elle été séduite ?
Des desseins du Tyran développons la suite ;
Ou plutôt attendons l'heure… l'instant fatal
Où Zorac dans son fils doit m'offrir mon rival.
Et vengeons à la fois, en leur ôtant la vie,
Mon amour outragé, mes Rois et ma Patrie.


Acte IV

IV, 1 – ZARUCMA, seule

ZARUCMA.
De quel trouble cruel mes sens sont agités !
Je me traîne avec peine en ces lieux détestés.
Par l'amour et le sang sans cesse intimidée
Chaque pas que je fais, chaque instant, chaque idée
Offrent à mes regards le spectacle effrayant
D'un amant parricide ou d'un père expirant.
Hélas ! toute espérance en mon cœur est éteinte.
J'attends… Je fais venir, en cette triste enceinte,
Cet auguste vieillard, cet ami, dont la voix
M'éclaira, m'instruisit, me guida tant de fois.
Je l'attends… Malheureuse… Eh ! que puis-je prétendre
De l'aveu qu'en son sein ma bouche veut répandre.
Quel secours à nos maux pourra-t-il apporter ?
Mais sur le sort d'un père il faut le consulter.

IV, 2 – ZARUCMA, SAED, ASSAN.

ZARUCMA.
Viens, généreux ami du plus grand Roi du monde,
Viens, approche, prends part à ma douleur profonde ;
Que tes conseils prudents éclairent mes esprits
Et conjure avec moi les destins ennemis.
Dans ce séjour du crime, ainsi le Ciel l'ordonne,
Il n'est plus pour ton Roi ni sceptre, ni couronne ;
Nos projets sont détruits… Qu'il fuie…

SAED.
                                               Il n'est plus temps.
Victime de son sort ou vainqueur des tyrans,
Au trône ou pour jamais couché dans la poussière,
Saed doit en ces lieux terminer sa carrière.
Et n'eût-il que lui seul et mon bras pour appui,
La fuite est maintenant trop indigne de lui.
C'est trop longtemps marcher sur les bords de la tombe :
Il faut qu'il s'en arrache ou qu'enfin il y tombe.
Mais pourquoi renoncer au succès qui nous luit ?
Nos amis sont armés, aucun ne nous trahit.
C'est vous qui de nos vœux nourrissiez l'espérance,
Qui portiez dans nos cœurs les cris de la vengeance,
Vous qu'un serment sacré lie à notre intérêt,
C'est vous qui retenez le fer quand il est prêt.

ZARUCMA.
Ah ! si je le retiens, si, contre mon envie,
Je parais de Zorac vouloir sauver la vie,
Je n'en jure pas moins la mort de l'inhumain,
Heureuse si je puis l'immoler de ma main !

SAED.
Tel est votre devoir. Mais quel soin vous oblige
À différer l'aveu que Siamek exige ?
Pourquoi vous taire ?

ZARUCMA.
                                   Hélas !

SAED.
                                               Savez-vous quel tourment,
Quels traits ont déchiré le cœur de votre amant ?
Plein de son désespoir, dont il n'est plus le maître,
Si le Tyran paraît, tout est perdu peut-être.
Aveugle en sa colère, il frappera sans fruit :
Par ce coup imprudent notre espoir est détruit.

ZARUCMA, effrayée.
Il frappera… Qui ? lui ?… mon âme est déchirée !
(À Assan.)
Vole, cours… et retiens sa main désespérée.
Qu'il respecte ce sang qu'il brûle de verser,
Ce sang sacré pour lui.

ASSAN.
                                   Qu'osez-vous prononcer !
Resterez-vous longtemps dans ce désordre extrême ?
Au nom des Dieux…

ZARUCMA, effrayée.
                       Cours, dis-je ! ou bien je vais moi-même…

ASSAN.
Quel changement soudain, que je ne comprends pas !
Daignez vous expliquer.

ZARUCMA, effrayée.
                                   Va, tu me connaîtras !
Mais cours vers Siamek : préviens son imprudence,
Arrête dans ses mains le fer de la vengeance.
Hâte-toi, le temps presse. Il aurait à pleurer
Des maux qu'un repentir ne saurait réparer.

IV, 3 – SAED, ZARUCMA.

SAED.
Ô Ciel ! que faites vous ? Que faut-il que je pense
De cet ordre étonnant et de votre silence ?
Pour Siamek surtout je ne puis concevoir
Quel intérêt si grand…

ZARUCMA.
                                   Je remplis mon devoir.
J'épargne un parricide à sa main égarée.
La tête du Tyran lui doit être sacrée :
Il est son fils.

SAED.
            Qu'entends-je ? et que m'apprenez-vous ?
Celui que vous aviez choisi pour votre époux,
Qui vengeait de nos Rois la puissance usurpée,
Sortirait de ce sang… Non : l'on vous a trompée !

ZARUCMA.
Ah ! je n'en puis douter : nos malheurs sont réels.
Mais apprends à quel point, dans ses projets cruels,
L'aveugle ambition peut porter son audace :
Le Tyran, pour fixer le sceptre dans sa race,
Voulait voir aujourd'hui, par l'hymen réunis,
La fille de Saed et Siamek son fils.

SAED, avec transport.
La fille de Saed… Quoi, sa main forcenée
N'a pas tranché les jours de cette infortunée…
La fille de Saed respirerait… Hélas !
On a donc préféré sa honte à son trépas.
Quel détestable hymen ! et quel comble d'outrage !
De la crainte à l'espoir le rapide passage
Laisse à peine mon sang circuler dans mon cœur.
Mais parlez ! de Saed remplit-on le malheur ?
Sa fille consent-elle à cet hymen impie ?

ZARUCMA.
Elle est digne du sang qui lui donna la vie.

SAED.
Eh bien ! à ses regards je cours donc me montrer…
Mais que dis-je ? et quel jour vient ici m'éclairer !
Dans mon premier effroi, qu'à peine je surmonte,
Du malheureux Saed je n'ai vu que la honte.
Elle a troublé mes sens de sa gloire jaloux.
Je demande sa fille, et cependant c'est vous…
Vous, qu'à ce triste hymen on avait destinée.
Ah ! du sang de nos Rois vous devez être née.
Oui, j'en crois de mon cœur les sentiments secrets…
(Zarucma lui présente un billet.)
Mais quel est ce billet… peut-être que ses traits…

ZARUCMA.
Tout ce que je t'ai dit par eux se vérifie.
Tiens.
(Elle lui donne le billet.)
            C'est à Saed qu'il faut que l'on confie…

SAED.
Juste Ciel !… Pardonnez à mon juste transport…
Souffrez avant…
(Il veut ouvrir le billet.)

ZARUCMA.
                       Vas, lis : connais enfin mon sort.

SAED, jetant les yeux sur le billet.
Où suis-je… ô mon épouse ! ô sacré caractère !
Ô traits… traits adorés de la main la plus chère !
Puis-je les voir, les lire, et ne pas expirer ?

ZARUCMA, tandis que Saed lit.
Son épouse… quel mot vient-il de proférer !
Son épouse… ma mère… ô Ciel, est-il possible ?

SAED, après avoir lu.
Quel moment pour mon cœur ! qu'il est cher et terrible !
Zarucma…
(Il fait un pas vers elle.)
            Je me meurs.
(Il tombe dans un fauteuil.)

ZARUCMA, se précipitant aux genoux de Saed.
                                   Je tombe à vos genoux.
Achevez… Confirmez mon espoir le plus doux.

SAED.
Ô reste malheureux d'une illustre famille !

ZARUCMA.
Parlez ! Suis-je en effet…

SAED, en l'embrassant.
                                   Oui : vous êtes ma fille.

ZARUCMA.
Ô mon père ! ô bonheur que j'avais souhaité !

SAED.
Ô fruit d'un tendre hymen si longtemps regretté !
Espoir inattendue de ma triste vieillesse !
Ma fille !… ah ! dans mon cœur trop plein de sa tendresse
La nature a parlé, mais avec tant d'efforts
Qu'elle y portait ensemble et la joie et la mort.
Cette heure de ma vie était l'heure dernière.
Le Ciel, pour te revoir, me rend à la lumière :
C'est le premier bienfait qu'il a versé sur moi.

ZARUCMA.
Cher auteur de mes jours ! ô Saed ! ô mon Roi !
Ce moment, qui sera le plus beau de ma vie,
Où je viens de renaître, où mon âme ravie
Vers le cœur paternel se plaît à s'échapper,
Cet instant précieux va donc se dissiper ?
Au plus doux sentiment déjà l'effroi succède :
Dans ce palais des Rois, qu'un Barbare possède,
Je crois voir ses bourreaux, par lui-même excités,
Porter dans votre sein leurs bras ensanglantés,
Vous arracher le cœur… me l'offrir… ah, mon père !
Conservez en fuyant une tête si chère :
Éloignez-vous… Pour moi, je demeure en ces lieux.
Fidèle à mon devoir, au sang de mes aïeux,
Malgré l'éclat du trône et l'excès de ma flamme,
Vous verrez ce que peut la vertu sur mon âme.

SAED.
Ma fille… Que dis-tu ? Quel dessein as-tu pris ?

ZARUCMA.
D'immoler le Tyran… et d'oublier son fils.

SAED.
Tu frapperais Zorac… À cet effort insigne
Je reconnais mon sang : ce coup en est bien digne.
Mais un péril trop sûr le précède et le suit :
Ta déplorable mort peut en être le fruit.
Je contemple en tremblant ton extrême jeunesse ;
Ton sexe est né timide et je crains sa faiblesse.
Dans le néant fatal où je viens de rentrer,
Tes jours sont le seul bien que je puis espérer.
Et, père ambitieux, j'aurais la barbarie
De souffrir que ces jours…

ZARUCMA.
                                   Ils sont à ma Patrie !
Mon Père… Et vous aussi… Vous craignez que mes mains
Ne portent sur Zorac que des coups incertains,
Que je tremble en frappant. Trop faibles que nous sommes,
Ne détruirons-nous point ce préjugé des hommes !
La gloire est pour eux seuls. Et, dans tous ses malheurs,
Mon sexe n'est donc fait que pour verser des pleurs ?
Ah ! lorsque dans mon âme, et presque sans murmure,
De l'amour le plus cher triomphe la nature,
Quand je me suis vaincue, est-il temps de douter ?
Que je frappe un Tyran que je dois détester ;
Que Siamek… Il vient ; que pourrai-je lui dire !
Dans mon cœur accablé tout sentiment expire.
Malgré moi, je succombe.

IV, 4 – SAED, ZARUCMA, SIAMEK.

SIAMEK.
                                   En ces tristes moments,
Je ne viens pas ici réclamer tes serments.
Inutile lien, qu'aisément on méprise,
Que la passion forme et que l'intérêt brise :
Vainement dans ton cœur je voudrais l'attester ;
Et lorsqu'à tes regards j'ose me présenter,
Sur un doute cruel c'est à toi de m'instruire.
Pour décider mon sort tu n'as qu'un mot à dire.
Parle. Cet ordre affreux, qu'on vient de m'annoncer,
Est-il vrai que ta bouche a pu le prononcer ?

SAED.
Tout horrible qu'il est, elle a dû le prescrire.

SIAMEK.
Et toi-même tu veux m'ordonner d'y souscrire.
Ah ! c'en est trop… Mon cœur est enfin détrompé ;
Mon doute, que j'aimais, ce doute est dissipé.
Malheureux Siamek… Voilà donc cette femme,
L'idole de ton cœur et l'objet de ta flamme,
Qui, foulant à ses pieds le trône avec mépris,
Dévouait tout son sang au bien de son pays.
C'est elle cependant qui trahit sa vengeance
Et qui, de son Tyran embrassant la défense,
Pour mieux me confirmer que mes feux sont trahis,
Tantôt, devant moi-même, osa plaindre son fils.

ZARUCMA.
Oui, je l'ai plaint, ce fils… Je dois le plaindre encore.
Ce sentiment est juste ; et, s'il me déshonore,
Ce n'est que dans des cœurs trompés comme le tien.
Écoute cependant…

SIAMEK, sans écouter.
                                   Non, je n'écoute rien.
Ne cherche point d'excuse : en est-il pour le crime ?
Je n'entrevois que trop l'intérêt qui t'anime.
Eh bien ! unis ton sang au sang des scélérats ;
On t'attend aux autels… Va, cours… tu m'y verras :
C'est là qu'à tes côtés Siamek veut paraître,
C'est là qu'à son aspect tu frémiras peut-être.

SAED.
Qu'as-tu dit ?

SIAMEK, vivement.
                       Ne crois pas que mon cœur ulcéré
Médite le trépas d'un rival abhorré.
Non, cruelle… il vivra… de ses forfaits complice,
Il sera de tes jours l'opprobre et le supplice,
Et pour les étouffer, quels que soient tes efforts,
Ce monstre dans ton sein nourrira tes remords.
Ce n'est donc pas son sang que ma main veut répandre,
C'est le mien, c'est celui de l'amant le plus tendre,
D'un crédure mortel que tu feignis d'aimer,
Dont la douleur, sans doute, a de quoi te charmer.
Sur l'autel de l'hymen… oui, sur son autel même,
Je teindrai de mon sang l'horrible diadème
Que le crime aujourd'hui doit mettre sur ton front :
Ce diadème enfin, ton éternel affront,
Et des feux d'un rival le détestable gage,
Arrosé de mon sang, te plaira davantage.

ZARUCMA.
Siamek, où t'entraîne une aveugle fureur ?
Tu t'abuses, cruel !

SIAMEK.
                                   Si je suis dans l'erreur,
Si ta main aux Tyrans ne s'est pas engagée,
Prends donc pitié du trouble où mon âme est plongée,
Détrompe-la du moins ; et, d'horreur déchiré,
J'abjure des soupçons dont je me punirai.

SAED.
Oui, rougis des transports auxquels tu t'abandonnes.
Tu n'as pas bien connu le cœur que tu soupçonnes.
Mais apprends, lorsqu'ici tu l'oses accuser,
Que ce sœur est trop fier pour te désabuser,
Qu'il se croit au-dessus d'une pareille offense :
Et ce n'est que pour toi que je romps le silence.

ZARUCMA.
Ce moment est affreux, et m'arrache des pleurs.

SAED.
Je vais te découvrir le comble des malheurs.
Et si… Mais Assan vient… Que va-t-il nous apprendre ?

IV, 5 – SAED, ZARUCMA, SIAMEK, ASSAN.

ASSAN.
J'ai peine à croire encore ce que je viens d'entendre !
Près de nos saints autels en foule rassemblé
Au peuple, qui le craint, le Tyran a parlé.
« Citoyens, a-t-il dit, voici l'heure venue
Où mon fils doit enfin s'offrir à votre vue.
Mais apprenez avant quelle femme aujourd'hui
Sur le trône des Rois doit monter près de lui. »
Alors, vantant l'effet de sa fausse clémence,
Il nomme Zarucma, découvre sa naissance,
De ses jours précieux déclare les auteurs,
Objets infortunés de ses lâches fureurs !

SIAMEK.
Qui sont-ils ? De quel sang les Dieux l'ont-ils créée ?

ASSAN.
Elle est le rejeton d'une tige adorée.
Et, tombant à ses pieds, je rends ce que je dois
À son sang émané de celui de nos Rois.

SIAMEK.
Ô Ciel ! se pourrait-il…

SAED.
                                   Oui, Saed est son père.
Et, s'il faut t'achever cet aveu volontaire,
Trahi de toutes parts, des Dieux abandonné,
Connais dans ton captif ce Père infortuné.

SIAMEK.
Vous ? Saed !… Cet aveu fixe ma destinée.
Aux plus cruels tourments mon âme condamnée
Dans ce moment fatal est prête à s'exhaler ;
Sous le poids de mes maux je me sens accabler.
Zarucma… je t'adore et te perds… ta naissance
De ton état au mien l'invincible distance
Ont brisé les liens de l'hymen entre nous :
Un sujet ne peut point devenir ton époux.
Cependant, pour remplir une juste vengeance,
Tu juras que ta main serait ma récompense :
Tu crains d'être parjure et tu retiens mes coups.
Eh bien ! pour me punir de mes soupçons jaloux,
Je te rends ta parole et je me sacrifie.
Mais que je sois, avant, utile à ma Patrie,
À Saed… à son sang que je viens d'outrager,
À ce Roi que j'adore, et n'ose envisager.
Par la mort de Zorac consacrant ma mémoire,
Que je meure du moins dans le sein de la gloire.

ZARUCMA.
Dieux ! et vous me forcez à le faire périr !

SIAMEK.
Ah ! puisque sur mon sort tu sembles t'attendrir…

IV, 6 – SAED, ZARUCMA, SIAMEK, ASSAN, MORAD, Gardes.

MORAD.
On vous attend, Madame, et votre Roi lui-même
A préparé pour vous son propre diadème,
Sûr qu'à ses volontés vous n'opposerez plus
Des mépris outrageants ni d'injustes refus.

ZARUCMA.
Et sur quoi fonde-t-il cette indigne assurance ?
Un Dieu lui répond-il de mon obéissance ?
S'il a pu s'en flatter, qu'il sache désormais
Qu'un cœur tel que le mien ne changera jamais.

MORAD.
Eh bien ! dédaignez donc non seulement un maître,
Mais tout un peuple instruit du sang qui vous fit naître,
Qui veut que votre hymen s'accomplisse à ses yeux :
Il en a fait serment à la face des Dieux.
Consentez-y, Madame, et si j'ose le dire,
Suivez ce qu'en secret votre cœur vous inspire :
À former ce lien il doit vous engager.
Ce sang qu'un peuple adore…

SAED, avec indignation.
                                   Et qu'il devrait venger !
De ce sang, au contraire, il hâte l'infamie :
À celui des Tyrans il souffre qu'il s'allie.
Il fait plus : il veut même en imposer la loi,
Si j'en crois cependant un monstre comme toi.

ZARUCMA, à part.
Juste Ciel ! il se perd !

MORAD.
                                   Esclave téméraire !
Tu vas de ton orgueil recevoir le salaire !
Holà, Gardes !

ZARUCMA.
            Où suis-je ! et quels maux je prévois !

MORAD, aux Gardes.
Qu'en l'enchaîne.

SIAMEK, vivement.
                       Arrêtez. Cet esclave est à moi ;
C'est le prix de mon sang et si, pour le défendre,
Une seconde fois il me faut le répandre,
Jusqu'à la moindre goutte il est prêt à couler.

MORAD.
Je vois qu'on vous abuse et je n'ose parler.
Mais, si je révélais ce qu'on m'oblige à taire,
Bien loin de condamner une juste colère,
Vous-même le premier… vous… mais dans cet instant,
Ainsi que Zarucma, votre Roi vous attend :
Vous vous expliquerez tous deux en sa présence.

SIAMEK.
Oui, j'y cours.
(Bas et à part.)
            Voici donc l'instant de la vengeance !
Je vous entends, grands Dieux ! c'est vous qui m'inspirez !
Eh bien, je vais frapper…
(Haut, à Zarucma.)
                                   Madame, demeurez.
Zorac saura par moi ce qu'une Reine pense,
Et comme il doit compter sur votre obéissance.
Adieu.
(Il veut sortir.)

SAED, courant, à Siamek.
            Vous n'irez point…

SIAMEK, avec transport.
                                   Dissipez votre effroi.
Je sais trop quel devoir m'oblige envers mon Roi.
Je ne m'explique pas, mais vous devez m'entendre.
Puisque près de Zorac je puis enfin me rendre,
Ne redoutez plus rien de lui, ni de son fils.
(Il sort avec fureur.)

ZARUCMA, voulant l'arrêter.
Siamek…

IV, 7 – SAED, ZARUCMA, ASSAN, MORAD, Gardes.

ZARUCMA, consternée.
            Il s'échappe, et nos vœux sont trahis.
(À Saed.)
Vous allez…

MORAD.
            Non, Madame, et je dois en répondre.

ZARUCMA.
Le sort à chaque instant se plaît à me confondre !
Quoi, Morad, tu pourrais…

MORAD.
                                   Son manque de respect,
Son insolent orgueil l'ont rendu rop suspect :
Il faut m'en assurer…

ZARUCMA, à part.
                                   Ô mon sang ! quel outrage !

MORAD.
Qu'on l'entraîne, soldats.

SAED, à Zarucma qui fait un mouvement pour s'opposer aux Gardes.
                                   Laissez agir sa rage.
Songez, quand de ses mains vous voulez m'arracher
Que le crime s'apprête, et qu'il faut l'empêcher.
(À Morad.)
Marchons.
(On l'emmène.)

IV, 8 – ZARUCMA, ASSAN.

ZARUCMA.
            Non, je vous suis : la nature l'emporte ;
Dans mon cœur éperdu sa voix est la plus forte.
Vous courez, cher Assan, ne vous arrêtez pas.
Sur ceux de Siamek précipitez vos pas.
Empêchez qu'écoutant sa jalouse colère
Il ne frappe Zorac : il frapperait son Père.


Acte V

V, 1 – ZORAC, MORAD.

ZORAC.
Ah ! rien ne peut encore dissiper ma terreur !
Ainsi donc, abusant de sa funeste erreur ;
Et mettant à profit un silence perfide,
Zarucma conduisait mon fils au parricide :
J'ai retenu son bras prêt à m'assassiner.
(À Morad.)
Mais vous ! Dans la prison où je l'ai fait traîner
Je vous avais prescrit de voir ce téméraire.
N'a-t-il rien découvert ?

MORAD.
                                   Il s'obstine à se taire,
Et je n'ai pu rien lire en son cœur égaré.
Mais si sur sa naissance il était éclairé…

ZORAC.
Il va l'être, Morad, aux yeux de son esclave.
Avec quelle fierté ce vil mortel me brave :
Quand je l'interrogeais, cet esclave odieux,
À peine a-t-il sur moi daigné jeter les yeux ;
De même que mon fils il garde le silence ;
La fière Zarucma soutient son insolence.
Mais je l'en punirai.

MORAD.
                                   Si j'en crois sa douleur,
Cet esclave sans doute est bien cher à son cœur.
Lorsque je l'entraînais, de fureur oppressée,
Au milieu des soldats elle s'est élancée.
Son affreux désespoir, son courage indompté,
Ses pleurs, que paraissait démentir la fierté,
Inspiraient le respect et jetaient l'épouvante.
Peut-être eût-elle enfin vu remplir son attente
Si de si grands efforts, soutenus trop longtemps,
N'eussent pas suspendu l'usage de ses sens.

ZORAC.
Se peut-il qu'un esclave excite tant d'alarmes !
Quelqu'important mystère est caché sous ces larmes.
Je veux l'approfondir. Qu'ils viennent.

MORAD.
                                                          Cependant,
Je dois vous informer d'un bruit qui se répand.

ZORAC.
Quel est-il ? répondez.

MORAD.
                                   Que Saed vit encore.

ZORAC.
Saed… Qui peut répandre un tel bruit ?

MORAD.
Je l'ignore.
Mais je soupçonne Assan, et je le crains toujours.
Aimé des citoyens, hardi dans ses discours,
En ces lieux contre vous il forme quelque orage,
Et ce bruit dangereux peut être son ouvrage.

ZORAC.
Faites saisir ce traître, et que tous mes soldats
Soient soudain rassemblés et marchent sur vos pas.
De ce bruit, qui m'alarme, étouffez la semence.
Dans vos soins vigilants je mets mon espérance.

V, 2 – ZORAC, seul.

ZORAC.
D'un violent soupçon je me sens agité.
Mon cœur le reçoit même avec avidité.
Saed vit… Et sa fille entreprend la défense
D'un esclave inconnu, qui fuyait ma présence.
C'est trop… Mais elle vient : augmentons ses douleurs ;
Un secret, bien souvent, s'échappe avec les pleurs.

V, 3 – ZORAC, ZARUCMA.

ZORAC.
Il est temps, Zarucma, que ton orgueil s'abaisse :
Profite du moment que ma bonté te laisse.
Le sceptre est sur l'autel, il t'attend… obéis.
Le trône est à tes pieds, ou le tombeau… Choisis.
Crains les périls certains d'un refus qui m'outrage.

ZARUCMA.
Voilà de tes pareils l'ordinaire langage.
Mais ta fureur ici tonne inutilement :
La vertu n'a jamais qu'un même sentiment ;
La crainte du supplice et l'espoir du salaire
N'en peuvent altérer l'auguste caractère.
Inflexible comme elle, et fidèle à ses lois,
Je préfère la mort. Frappe… Tu fais mon choix.

ZORAC.
Lorsqu'avec tant d'orgueil tu braves ma menace,
Sais-tu que de mon Fils la criminelle audace…

ZARUCMA, vivement.
Que m'importe ton fils, que j'oublie aujourd'hui.
Ton pouvoir à son gré peut disposer de lui.
Mais qu'a fait ce vieillard que l'injustice enchaîne ?
Quel crime a-t-il commis ?

ZORAC.
                                   Il mérite ma haine.
C'est lui qui pour mon sang t'inspire des mépris.
Eh bien, de ses conseils que sa mort soit le prix.
Le voici.

V, 4 – SAED enchaîné, ZORAC, ZARUCMA, Gardes.

ZORAC.
            Vil esclave, et qui dans ton silence
Oses affecter encor un dédain qui m'offense,
Tu crois, dans ta bassesse, avec impunité
Braver des souverains l'auguste majesté.
Reviens de ton erreur. Vous, soldats, qu'on le livre
Aux tourments préparés que son trépas doit suivre.
Allez ! Par son supplice il faut épouvanter
Quiconque désormais osera l'imiter.
Qu'en l'entraîne.

ZARUCMA.
                       Barbare ! Oses-tu bien…

ZORAC.
                                                          Écoute,
Je ne veux point chercher à m'éclaicir d'un doute.
Sur des soupçons fondés je veux bien fermer l'œil.
Mais enfin, à ton tour, fais céder ton orgueil.
Obéis à l'instant, et que ta main donnée
De mon Fils avec toi termine l'hyménée.
Sa grâce est à ce prix. C'est l'unique frein
Qui pourra retenir…

SAED.
                       Cruel, perce mon sein.
Si tantôt pour mes jours ma juste indifférence
À l'excès de ta rage opposa le silence,
Je ne le romps ici que pour faire éclater
Le mépris de l'hymen où tu veux la porter.
Ma grâce est à ce prix… Ah ! monstre ! est-il supplice
Plus horrible pour moi, s'il faut qu'il s'accomplisse,
Si je dois voir former cet infâme lien.
Ton fils est vertueux… Mais son sang est le tien.
(À Zarucma.)
Toi, sois digne du Roi par qui tu reçus l'être :
À sa fille, en ces lieux, ne donne point de maître ;
Ne déshonore pas, par un mélange affreux,
Le sang des Souverains, et toi-même avec eux.
Souviens-toi de ton sang, pense, agis, parle en Reine.
Dans l'abîme des maux où le destin m'entraîne
Je ne crains que ta honte et brave le trépas :
La mort n'est un malheur que pour les scélérats.

ZORAC.
Pour le sang de tes Rois tu montres bien du zèle.
Mais un discours si fier malgré toi te décèle.
Tu m'en a dit assez, mon doute est éclairci
Et c'est le seul Saed qui peut parler ainsi.

ZARUCMA, à part.
Ciel !
(Haut.)
            Et sur quoi…

ZORAC.
                                   Je sais que ton Père respire.
Oui, Saed est vivant : on vient de m'en instruire.
Tes respects, son orgueil, tes larmes l'ont trahi
Et, si j'en crois mon cœur, voilà mon ennemi.
Mais, quel qu'il soit enfin, que son supplice expie…

ZARUCMA.
Ainsi, sur un soupçon cher à ta barbarie,
Ton cœur impitoyable et nourri dans le sang
Ose trancher les jours d'un mortel innocent.

SAED.
Laissez frapper… La mort est tout ce que j'espère.

ZARUCMA.
Qui, moi, je souffrirais…

ZORAC, vivement.
                                   Ah ! s'il n'était ton Père,
Tu redouterais moins l'instant de son trépas.

ZARUCMA.
L'innocence a des droits que tu ne connais pas !
Si le Ciel eût voulu seconder mon courage,
Elle n'aurait plus rien à craindre de ta rage.
Mais sache cependant, si tes coups inhumains
Doivent faire périr ce vieillard que tu crains,
Qu'il faut que tes soldats… que leur main criminelle
Me plonge auparavant dans la nuit éternelle.
Que dis-je ! ces soldats, méconnaissant tes lois,
Ont respecté tantôt la fille de leurs Rois ;
Et je lis sur leur front l'horreur que tu leur causes.
Tu seras plus cruel… Viens frapper, si tu l'oses,
Viens toi-même achever ce sacrifice affreux.
Viens.

SAED.
            Que je meure seul.

ZORAC, avec fureur.
                                   Vous périrez tous deux.
(À Zarucma.)
Toi surtout, toi par qui mon fils m'ôtait la vie,
Toi que je dois punir de ce complot impie,
Que mon bras…
(Il porte la main sur son poignard.)

V, 5 – SAED enchaîné, ZARUCMA, ZORAC, SIAMEK, Gardes, Conjurés.

(Siamek arrive avec précipitation, le poignard à la main, et court à Zorac pour le frapper. Il est suivi d'une partie des conjurés, qui détachent les fers de Saed, tandis que l'autre partie chasse les Gardes du Tyran.)

SIAMEK.
                       Meurs, Tyran !

ZARUCMA, se jetant au-devant de Siamek.
                                               Arrête !

SIAMEK, avec véhémence et voulant se dégager.
                                                          Tu nous perds !
Nos amis vainement auraient brisé mes fers !
Non, Tyran, tu mourras !

ZARUCMA, le retenant toujours.
                                   Arrête… Il est ton père !

SIAMEK.
Lui ? Ciel !
(Il tombe sans sentiment dans les bras des Conjurés ; son poignard lui échappe de la main.)

ZARUCMA, avec douleur.
            Il le sait donc, ce terrible mystère !

ZORAC.
Où suis-je ! ô désespoir ! Et quel bras m'a perdu !

SIAMEK, revenant à lui.
Dans mon accablement ai-je bien entendu ?
Sort barbare ! à quels maux me livre ta colère !
Quelle horreur, s'il est vrai que Zorac soit mon père !

SAED.
Ton malheureux destin n'est que trop confirmé.

SIAMEK.
Ainsi, malgré vos soins, mon crime est consommé.
C'était peu du malheur ; la céleste puissance
Me ravit aujourd'hui jusqu'à mon innocence,
M'entraîne au parricide, et m'ôte en même temps
Les funestes moyens de finir mes tourments.
(Aux Conjurés.)
Vous, témoins du serment que l'erreur me fit faire,
Qui de vous m'aime assez pour m'ôter la lumière ?
(Avec horreur.)
Vous pleurez… Ah cruels !… Zorac… Dieux que je sers,
Vous m'avez interdit jusqu'aux noms les plus chers.
Zorac… Eh bien c'est toi… C'est toi seul que j'implore :
Ce fer te reste : immole un mortel qui s'abhorre.

ZORAC.
Ô désespoir !

ZARUCMA.
            D'horreur tous mes sens sont glacés !

SAED.
(À Siamek.)
Non, tu ne mourras point. Tu me connais assez…
Tu sais trop à quel point la vertu m'est sensible,
Pour que j'ose achever une vengeance horrible.
Ce coup, dont tu frémis, n'est point à redouter.
(À Zorac.)
Pour toi, qui maintenant ne saurais plus douter,
Que je ne sois Saed, cet objet de ta haine,
Si le Ciel pour ton fils vient de briser ma chaîne…

V, 6 – SAED, ZARUCMA, ZORAC, SIAMEK, ASSAN, Conjurés.

ASSAN, avec précipitation.
Vous remontez, Seigneur, au rang de vos aïeux.
Le peuple cependant qui s'avance en ces lieux,
Au nom sacré du Roi que le Ciel lui renvoie
À des cris de fureur mêle des cris de joie.
Il vole à la vengeance et, dans son sang plongé,
Sur des soldats mourants Morad est égorgé.
De son zèle pour vous telles sont les prémices.
Mais il exige encor de plus grands sacrifices :
Avide de sa mort, et de haine enivré,
Il veut qu'en cet instant Zorac lui soit livré.

SIAMEK.
Dieux ! Qu'entends-je ?

SAED.
                                   Je cours opposer ma puissance
À ce peuple aveuglé, qui me sert et m'offense.
Oui, Zorac, tu vivras. Qu'au bonheur consacré
Ce jour…

ZORAC.
            Par ta clémence ainsi déshonoré
Et rampant sous les lois d'une race ennemie,
Je vivrais loin du trône et couvert d'infamie.
Non, ton peuple ni toi ne règlerez mon sort :
À qui perd la Couronne il n'est plus que la mort.
(Il se tue.)
Qu'on m'emporte.

ZARUCMA.
                       Ah ! cruel !

SIAMEK, désespéré.
                                   Que mon sort se décide !
Ô jour ! sois le dernier d'un monstre parricide.
(Il sort.)

SAED.
Suivez ses pas, Assan, prévenez ses fureurs.

V, 7 – SAED, ZARUCMA, Conjurés.

SAED.
Dans ses premiers transports, laissons couler ses pleurs.
Mais, lorsque sur ses sens, qu'un tel malheur déchire,
Le temps et la raison reprendront leur empire,
Je sais ce que je dois à son heureux secours.
Tu sauvas sa vertu, je veux sauver ses jours.
Je brise, comme Roi, le serment qui le lie :
Son sang est épuré, qu'à mon sang il s'allie.
Couronnons son amour, par le Ciel protégé :
Le trépas de Zorac ne m'a que trop vengé.

FIN


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