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LE GALANT SAVETIER
comédie-parade en un acte et en vaudevilles
par Edmond Cordier de Saint-Firmin (1743-1826)
représentée pour la première fois sur le théâtre de la Gaîté.
Paris, an X (1801-1802)


DUTRANCHET, savetier.
MADAME DUTRANCHET, sa femme.
JÉRÔME, porte-faix.
THOMAS, porte-faix.
FANCHON, marchande de harengs.
JAVOTTE, marchande de marrons
LARIPOPÉE, marchand de vin.

La scène se passe à Paris.

Le théâtre représente un carrefour. À droite, en avant, on voit l'échoppe d'un savetier ; en face, un cabaret ayant pour enseigne Au Bon coin. Au fond, d'un côté, la marchande de harengs assise devant son panier ; de l'autre, la marchande de marrons aussi devant son chaudron.

1 – Au fond : FANCHON, JAVOTTE ; à droite : DUTRANCHET, travaillant dans son échoppe.

FANCHON, criant.
Harengs frais, harengs nouveaux...

JAVOTTE, criant.
Marrons boulus, marrons boulus...

DUTRANCHET, travaillant. [1]
Bergères fuyez tous l' z'amants.

FANCHON, criant.
I glacent, i glacent, i glacent.

DUTRANCHET, continuant.
Trop babillants, sautillants, frétillants.
Avec Lubin l'aut' jour Colette,
En dansant, tomba sur l'herbette...
Fillettes, n' faut pas danser,
N' faut pas danser,
Quand on est sujette à glisser…

(Regardant Fanchon et Javotte.)
Les deux jolis p'tits brin d' filles !... Pus j' les regarde, et pus j'les trouve à ma propice... Rien que d' les voir, ça me rend l' cœur...

JAVOTTE, criant.
Tout chaud, tout boulant...

DUTRANCHET, continuant.
Lubin devint z'entreprenant...

SAVOTTE, criant.
Ça brûle la poche, ça brûle la poche...

DUTRANCHET, continuant.
Et, lestement, le méchant garnement
Profitant de cette disgrâce
Surprend Colette, et puis l'embrasse...
Fillettes, n' faut pas danser,
N' faut pas danser,
Quand on est sujette à glisser…

DUTRANCHET.
Foi d' savetier, je n' savons à laquelle bailler la préférence...

FANCHON, bas à Javotte.
Dis-donc, Javotte, vois-tu comme i nous reluque l' voisin?

JAVOTTE, bas à Fanchon.
Si je l' voyons ! m'est avis qui' va nous dévorer des yeux !

FANCHON, bas à Javotte.
C'est z'un fier galant, da ! i n' l'y en faut qu' deux à la fois; c'tapendant, n' faut pas trop le rebuter, Javotte ; un savetier pour amoureux, c'est toujours bon pour la chaussure.

JAVOTTE, bas à Fanchon.
Pardine ! c'est ben malin, ces coups-là ; j' nous ferons ressem'ler gratis d' temps en temps.

DUTRANCHET.
Enfin l'fripon fit tant z' et tant

FANCHON, criant.
Il arrive, il arrive, il arrive...

DUTRANCHET.
Qu' la pauvre enfant se r'levant en pleurant,
Vit qu'elle avait perdu qu'que chose,
Et qu' c'était justement sa rose...

FANCH0N et JAVOTTE, faisant chorus avec lui.
Fillettes, n' faut pas danser,
N' faut pas danser,
Quand on est sujette à glisser…

FANCHON, haut.
Pas vrai, Javotte, qu'il a l' fil à chanter ça, not' voisin ?

JAVOTTE.
Comment donc ! mais c'est qu'il en détache d' la première volée.

DUTRANCHET.
Ah ! mam'zelle, c'est z'un effet d' vot' part…

FANCHON.
Aussi i n'engendre pas d' mélancolie, l' papa Dutranchet ; toujours gai, toujours joyeux...

DUTRANCHET.
Quand j'  vous voyons, mamzelle...

JAVOTTE.
Et galant donc ! vraiment, Fanchon, c'est qu'i n'a pas son pareil.

DUTRANCHET.
Ah ! mamz'elle...

FANCHONN.
Mais ça doit z'être un bijou près d'une femme qu'un p'tit homme comm' ça !

DUTRANCHET.
C' n'est qu'une r'devance au vis-à-vis du sesque, mam'zelle.

DUTRANCHET. [2]
Y a tant de gentillesse
Dans l'sesque féminin,
Qu'à li fair' politesse
Je m' sens toujours en train ;
Eh ! mais oui dà,
J'trouvons, ma foi, ben du plaisir à ça.
FANCHON.
Ben pensé ça...
DUTRANCHET. [3]
Car c'te philosophie,
Entendez-vous, voisin,
Fait l'honneur de la vie
Du sesque masculin.
JAVOTTE.
Sur c't'article-là vraiment,
Que d'hommes à présent
Devraient ben v'nir étuguier
Cheux l' galant savetier.

JAVOTTE.
À propos d' philosophie, et ma pantoufle, y pensez-vous, père Dutranchet ?

DUTRANCHET.
C'est vous que j' tiens, mam'zelle Javotte ; en deux temps, vous allez avoir ça ; i n' faut plus qu'un p'tit coup d' polissoir pour y bailler l'coup-d'œil... (À part.) Et puis fourer dedans un p'tit poulet d' ma tête que j' glisserai sous l'empeigne, sans qu' ça paraisse. (Haut.) V'la qu'est fini, mam'zelle ; faut i vous l' porter tout à c't'heure ?

JAVOTTE.
Oui dà, voisin ; voyons ça tout d' suite.

DUTRANCHET, glissant le billet dans la pantoufle.
(À part.) N'oublions pas l' pus pressé... (Allant à Javotte. ) T'nez, mam'zelle...

DUTRANCHET. [4]
Examinez, s'il vous plaît,
D'un œil physionomiste,
Comme c' travail est parfait,
Car c'est à l'œuv' qu'on connaît
L'artiste, l'artiste, l'artiste.
(Il lui remet la pantoufle.)

JAVOTTE, sortant de sa place.
Cà m' paraît ben tapé...

DUTRANCHET.
Aux oiseaux, mam'zelle ; fourrez un peu la main sous l'empeigne, pour voir ben à fond tout l' fini de c't'ouvrage-là.

JAVOTTE, à part, en trouvant la lettre.
Tiens ! une lettre !... motus... (Haut. ) Ça tiendra-t-i longtemps, pontife ?

DUTRANCIIET.
J' vous en repasse mon billet, mam'zelle : c'est solide.

JAVOTTE.
J' m'en rapporte à vous, voisin ; comben qu'i vous faut ?

DUTRANCHET.
Laissez donc, mam'zelle : ça s' trouvera z'avec aut' chose.

JAVOTTE.
À la bonne heure. Je remonte à la chambre pour la serrer et l'essayer tout de suite, car j' sommes curieuse d' voir si ça fait ben chaussure à mon pied... Fanchon, prends garde à mon panier.

FANCHON.
C'est dit, Javotte, tu peux vanner; vanne, vanne.
(Javotte sort en faisant des signes à Fanchon. )

II – DUTRANCHET, FANCHON.

DUTRANCHET, à part, rangeant ses outils.
Ben réussi ! Elle est allé lire mon brimborion, et j' dis qu'ell' va l' trouver fier'ment tourné !... L'avantage d' leux pratique m' procure la valiscence d' leux conter la fleurette d' temps en temps en cachette l'une d' l'autre... Ça n'prend pas déjà trop mal... Elles et tout l' quartier m' croyons encore garçon… Aussi, drès qu' j'aurai divorcé d'avec ma chienne d' femme qu' j'ons lâchée z'au pays exprès pour ça, y a gros qu' j'aurons bentôt baillé sa place à l'une d' ces deux jolies p'tites mignatures-là.

FANCHON, à part.
À présent qu' Javotte est partie, i n' va pas tarder à v'nir m'en conter, papa langeoleux…

DUTRANCHET.
En attendant, profitons du moment d' solitude où c' qu'est c' tell'-ci pour jaboter z'un tantinet avec elle... Pour entamer la conversation, fait commencer par li présenter c' bouquet d'éternelles.
(Il prend le bouquet dans un pot sur son établi.)

FANCHON, criant.
Il arrive, il arrive, il arrive...

DUTRANCHET. [5]
Mam'zelle, daignez accepter
C' bouquet sans conséquence.
Près d' vot' teint ces fleurs vont s'trouver
Z'en pays d' connaissance.
(Il lui donne le bouquet.)

FANCHON, sortant de sa place.
Un bouquet !... mais c'est pis qu'une noce ; grand merci, père Dutranchet.

DUTRANCHET.
Allons donc mam'zelle Fanchon, vous vous moquez… c'est si peu d' chose en comparaison d' vot' mérite... Eh ben, comme va la vente ? Des yeux comm' ceux-là doivent ben attirer l'chaland.

FANCHON.
Pas trop vite, voisin, l'argent n' vient guères et la marchandise reste dans l' panier.

DUTRANCHET.
Ah ! j'dis... y a marchandise et marchandise... j'en connaissons une dont vous vous déferiez ben aisément, si c'était seulement vot' bon plaisir...

FANCHON.
Et laquelle donc, s'il vous plaît, bijou ?

DUTRANCHET.
Vous n' devinez pas ?…

DUTRANCHET. [6]
Ces yeux fripons, c' rusé minois,
Où c' que l'amour en tapinois
A choisi sa cachette ;
C'te fraîcheur et tous ces appas,
Qu'on voit, ou ben qu'on ne voit pas,
J'en ferais ben, j'en ferais ben l'emplette.

FANCHON.
Allez, malin, j' vous voyons v'nir… mais t'nez…

FANCHON. [7]
Si c't' emplette-là vous convient,
Z'entendez vous, compère,
Fanchon z'aujourd'hui vous prévient,
Sans feinte et sans mystère.
Ah !
Qu'ell' ne se fera,
Larira,
Que par-devant notaire.

DUTRANCHET.
C'est jusse, mamz'elle, c'est jusse... En tout bien tout z'honneur, et si j'osions... m' flatter... qu'à l'abri d' mon p'tit mérite... l'amour, sous vot' respect... puisse faufiler jusqu'à vot' cœur... la réciproque d'une ardeur...

FANCHON.
Eh ben ! v'la-t-i pas une déclaration ! pourquoi tant tourner z'autour du pot ?

DUTRANCHET.
Y a longtemps qu'mes soupirs vous l'onz insignifiée, p'tite insensible...

FANCHON.
Pas si insensible, voisin ; j' n'ons pas un cœur d' roc, et je n' sommes pas si tant éloignée du matromoniom ; mais dame ! c'est qu' faut ben s'aimer dà, pour en v'nir là !

DUTRANCHET.
Eh ben ! croyez mamz'elle Fanchon, qu' ma flamme est en état d' ça ; et la preuve c'est que…

DUTRANCHET. [8]
Souvent en coupant ma semelle,
Une empeigne ou ben un becquet,
Vos attraits m' brouillent la cervelle,
J'prends ma forme pour mon tranchet.
J' manquons tout un raccommodage,
Et mon esprit n'est plus à lui.
Ah ! dites, vous même aujourd'hui,
Si l'on peut aimer davantage ?

FANCHON.
Si c'était vrai, ça serait z'un charme...

FANCHON. [9]
Mais c'est ainsi qu'un galant
Souvent nous enjôle ;
D'être amoureux et constant,
Il donne parole.
Va-t-en voir s'ils viennent, Jean
Va-t-en voir s'ils viennent.

DUTRANCHET.
Je n'suis pas d' ces galants -là, mam'zelle Fanchon ; connaissez mieux Dutranchet ; faites son bonheur : il est z'homme à faire l' vôtre.

FANCHON.
C' n'est pas l'embarras ; j' vous croyons ben capable d' faire un bon ménage ; mais les amoureux d'aujourd'hui sont si volages!... qu'est-c' qui peut répondre d' leux constance, d'ieux sincérité ?

DUTRANCHET, avec emphase.
Vos attraits, belle Fanchon, v'là mes vrais répondants.

FANCHON.
C'est i galant ! comment y résiste ?... c'en est fait...déjà... j' sens... qu' mon cœur...

DUTRANCHET.
Eh ben ! vot' cœur ?…

FANCHON.
Est z'a vous, cher Dutranchet...

DUTRANCHET.
Il est z'a moi ! queux bonheur ! Ah ! chère Fanchon, j' vous r'passons l' mien z'en échange..

FANCHON.
J' le recevons... Les p'tits présents entretiennent l'amitié ; mais jarni ! pas d' partage, au moins, j' nons pas trop d'un cœur à moi toute seule.

DUTRANCHET.
L'mien sera z'a vous tout entier, mon adorabe; mais faut d'abord cimenter par quéqu' chose une si belle union...

FANCHON.
Eh ! comment donc ça, mon mignon ?

DUTRANCHET. [10]
Pour apaiser le feu qui me dévore,
Ce feu divin tout prêt z'à m'embraiser,
O ma Fanchon ! z'à l'amant qui t'adore,
Daigne accorder seulement z'un baiser
FANCHON.
Va, ne crains rien d'abandonnet on âme
Aux doux transports que j'ai su t'inspirer ;
V iens. satisfais ton amoureuse flamme :
Fanchon n'a plus rien à te refuser.
DUTRANCHET.
Fanchon n'a plus rien à me refuser.

(Dutranchet l'embrasse.)

III – JAVOTTE revient, DUTRANCHET, FANCHON.

JAVOTTE.
Eh ben ! n'vous gênez pas.

JAVOTTE. [11]
Non, je n'ai pas la berlue,
Jarni ! j'ai trop bonne vue,
L' chien qu'il est, en peine rue,
Donne un baiser à Fanchon !
D'amour il ose, le traître,
M'entretenir dans sa lettre,
Et puis, après, se permettre
Une telle trahison.

 

DUTRANCHET, à part.
Queux déchet !

FANCHON.
Eh ben ! qu' est' qu' t'as donc, toi, z'avec ton air effaré ?

JAVOTTE.
C' que j'ai, c' que j'ai ?…

FANCHON.
Eh oui, c' que t'as, c' que t'as ?

JAVOTTE.
L'poignet z'au bout du bras.

FANCHON.
Voyez-vous ça, mam'zelle l'embarras !

DUTRANCHET, à part.
Tâchons d' rajuster ça... Allons, la paix, la paix ; c'est z'un malentendu.

JAVOTTE.
En vérité, tondu ; j' voudrions ben savoir pourquoi qu' vous vous parlez d' si près ?

FANCHON.
Vois-tu, ma poule, c'est qu' ça nous plaît.

DUTRANCHET.
Mam'zelle Fanchon...

JAVOTTE.
Ça t' plait donc zitou, mon bijou, de t' laisser frotter l' musiau ?

DUTRANCHET.
Mam'zelle Javotte...

FANCHON.
Et quand ca serait, mine à Calot ; n' faudrait-i pas t'en d'mander la permission ?

JAVOTTE.
Tout jusse ; je n' voulons pas qu'i jabotte avec des margots d' ta façon.

FANCHON.
Et pourquoi, donc ça, trognon ? est-c' qui' t'appartient, c't'homme ?

JAVOTTE.
Si' m'appartient, l'moigneau ? vraiment, je l'croyons ben, pisqu' qu' c'est mon amoureux.

FANCHON.
T'en a menti, ma mie, car c'est l'mien...

DUTRANCHET, à part.
Aih ! aih ! aih ! v'là l'décompte !

JAVOTTE.
Y a déjà huit jours que j'y ai baillé mon cœur.

FANCHON.
Y en a pus de dix qu'i m'a lâché l'sien.

DUTRANCHET, à part.
C' que c'est qu' d'avoir trop d' mérite !

JAVOTTE.
Et v'là z'encore un billet doux de c' matin où c' qui m' répète l'assurance d' sa flamme.

FANCHON.
Et tout à l'heure encore, i m' soufflait son ardeur dans l' tympan d' l'oreille ; l'un vaut ben l'aut' j'crois.

DUTRANCHET, à part.
Comment m' tirer d'là ?

JAVOTTE.
C'est i ben possibe ! L' parfide nous trompe donc toutes deux ?

FANCHON.
I veut donc z'abuser d' not' innocence ?

DUTRANCHET.
N'y a pas d' malice d' ma part dans tout ça, foi d'honnête savetier; vous m'avez toutes deux donné dans l'œil, c'est vrai, et mon cœur, partagé z'entre vos charmes...

JAVOTTE, feignant de pleurer. [12]
Que je suis malheureuse !
DUTRANCHET, bas, à Javotte.
C'est vous que j'aimions la mieux,
Javotte, essuyez vos beaux yeux.
FANCHON.
O destinée z'affreuse.
DUTRANCHET, bas, à Fanchon.
J' préférons vos appas,
N' vous désespérez pas.
JAVOTTE et FANCHON.
Ah !

DUTRANCHET
Mam'zelle Javotte, mam'zelle Fanchon, vos soupirs, vos larmes, ça m' fend l' cœur... y a moyen d'arranger c't' affaire, et t'nez…

FANCHON, le saisissant au collet. [13]
Non, je n' pouvons digérer cet outrage…
JAVOTTE, le saisissant au collet.
J' veux de ma main venger ces attentats…
FANCHON, le tirant à elle.
Z'amant parfide et volage,
Tu ne m'échapperas pas...
JAVOTTE, le tirant à elle.
Viens rendre hommage
À mes appas…
DUTRANCHET.
Apaisez vot' courroux,
Je vous en prie,
Je vous supplie,
Point d' jalousie,
De grâce, entendons-nous.

FANCH0N.
Qu'est' qu' tu veux qu' j'entendions, monstre, après ta parfidie ?

JAVOTTE.
Qneuqu' nouvelle tromperie, n'est-c' pas ? queuqu' aut' bamboche d' ta façon ?

DUTRANCHET.
Écoutez-moi tant seulement...

FANCHON.
Faut qu' tu renonces à Javotte.

JAVOTTE.
Faut qu' tu renonces à Fanchon.

DUTRANCHET.
Vous êtes toutes deux ben gentilles...

FANCHON.
Et toi, ben scélérat.

JAVOTTE.
C'est vrai.

DUTRANCHET.
Vous m'aimez toutes deux.

JAVOTTE et FANCHON.
À la rage.

DUTRANCHET.
J' n'en peux épouser qu'une pourtant.

JAVOTTE et FANCHON.
Ça sera moi…

DUTRANCHET.
Toutes deux ? pas possible. Mais t'nez, pour la définition d' ça, j'imagine un estratagème qui nous mettra p' t' être tous trois d'accord.

FANCHON.
Voyons donc c' bel avisoir.

JAVOTTE.
J' te donne la porole.

DUTRANCHET. [14]
La dispute et le courroux
Ne font rien qui vaille.
Il est z'un moyen plus doux
D' finir la bataille.
Mon avis est qu'à l'instant
J' décidions notre différend
À la courte-paille, ô gué,
À la courte-paille…

FANCHON.
À la courte-paille ! qu'en dis-tu, Javotte ?

JAVOTTE.
Et toi, Fanchon ?

FANCHON.
Ma fine, j' pensons qu' son estratagème n'est pas si bête.

JAVOTTE.
Mais vraiment non…

DUTRANCHET.
Eh ben ! ça va-t-i ?

FANCHON.
Ça va.

JAVOTTE.
Au p'tit bonheur.

DUTRANCHET.
V' là c' qui s'appelle d' la raison... mais avant tout...

DUTRANCHET. [15]
Jurons, jurons
Qu'à la volonté d' la volonté,
Mes chers tendrons,
Tous trois nous nous en rapportons ;
Et qu' l'une et l'autre sans rancune
Vous subirez la loi commune...
JAVOTTE et FANCH0N, levant la main sur le bonnet de Dutranchet.
Nous le jurons.

DUTRANCHET.
C'est dit… à c't'heure commençons… (Il ramasse une paille.) V'là qu'est fait… n'y a pas d' tricherie… c'est la plus courte qui m'aura.

DUTRANCHET. [16]
Dépêchez-vous donc
JAVOTTE.
J' n'osons toucher la première…
DUTRANCHET.
Allons, pas d' façon…
FAUCHON.
J' craignons d'avoir guignon.
JAVOTTE.
Eh ben ! j' prends c' tel-là,
Pour finir vite c't'affaire.
FANCHON.
Moi c'tel-ci… La v'là !
C'est moi qu'il épousera.

FANCHON.
Queux plaisir, queux joie, queux contentement ! cher Dutranchet, mon raton, te v'là donc mon p'tit homme !

JAVOTTE.
J'en étais sûre quasi ! c'est comme à la loterie, je n' pouvons jamais attraper la quine.

DUTRANCHET.
Consolez-vous, mam'zelle Javotte ; vous faites une perte, c'est vrai, mais elle n'est pas irréparabe, et vous n' serez pas longtemps sans rencontrer queuqu' luron d' mon étoffe. En attendant, j'continuerons d' vous galantiser, pour vous faire rouver l' temps moins long.

FANCHON.
Eh ! que nenni, mon futur, j' n'approuvons pas c't'arrangement là.

DUTRANCHET, à Fanchon.
Laissez donc ; c' n'est qu'une p'tite consolation en manière d' politesse.

JAVOTTE.
C'est ben dûr, quoiqu'ça, d' perdre un amant à la courte-paille.

DUTRANCHET.
L' hasard a décidé, n'y pensons plus... T'nez, pour chasser tous les regrets, nous ramicher tous trois, et ben nous divertir, j' sommes d'avis d' vous régaler d'un p'tit dîner d'sans façon, là, au bon coin, cheux l'père Laripopée...

FANCHON.
Pas si mal imaginé ; qu'en dis-tu Javotte... en seras-tu ?

JAVOTTE.
Pourquoi pas ? quand i s'agit d'un gueuleton, je n' me faisons jamais tirer l'oreille.

DUTRANCHET.
Ben répondu ça !... Et puis après pour finir gaîment la journée, j'irons danser ensemble un rigodon z'à Paphos… Et puis, dans qu'euqu' jours, la noce.

FANCHON.
À Paphos, Javotte, à Paphos !…

JAVOTTE.
Qu'euque c'est qu' ça, Paphos ?

DUTRANCHET.
C'est c't'endroit sur l'boulevert ouc-qu'i a
des lampions jaunes, des lampions verds, et ouc-qu'i y a des lampions jaunes, des lampions verds, et ouc-qu'on entre avec des échaudés pour quinze sous.

JAVOTTE.
Vas comme il est dit... mon parti z'est pris... un d' perdu, cent de retrouvés ; et puis l' désespoir n' mène à rien.

JAVOTTE. [17]
Ma foi vive l'eujouement...
TOUS
En plein, plan,
Ran tan plan
Tire lire en plan.
JAVOTTE.
Et nargue, dès cet instant,
À l'amoureux martyre,
L' chagrin z'est un délire.
TOUS.
Ran tan plan tire lire.
JAVOTTE.
Je ne manquerons pas d'amant.
TOUS.
En plein, plan,
Ran tan plan.
Tire lire en plan..
JAVOTTE.
Mais j' voulons, en attendant,
Boire, chanter et rire.
TOUS.
Oui, j' voulons, en attendant,
Boire, chanter et rire.

DUTRANCHET.
Ben imaginé, mam'zelle Javotte, n'y a pas d' meilleure recette… Mais n' perdons pas de temps… allez vous en détaler toutes deux, quitter vos tabliers, mettre un œil de poudre er vous requinquer z'un peu ; moi, d' mon côté, j' vais courir à mes p'tites affaires, aller z'en recette, passer z'un habit, commander l' fricot, et puis après j'irai vous prendre pour vous conduire au cabaret et nous mettre à table.

FANCHON, allant à son panier.
Comme vous dites... j' vous attendons...

JAVOTTE, allant à son chaudron.
Trimez ben vite, et revenez d' même.

DUTRANCHET.
C'est l'histoire d'un coup-d' pied... (Allant à son échoppe.) Sac à papier ! je n' m'en suis pas mal tiré... avisons à c't'heure à nous fournir d'noyaux pour payer la régalade... V'là d' l'ouvrage prêt z'à livrer qu' j'allons reporter tout de suite ; çà m' procurera ben sûrement de d' quoi suffire à la dépense… (Il fait un paquet.) Sans adieu, mesd'moiselles, dans un clin-d'œil j' suis à vous.

FANCHON, d'un air tendre.
N' soyez pas longtemps, cher Dutranchet, j' languirions par trop en vot' absence.

DUTRANCHET, d'un air tendre.
L'amour, chère Fanchon, m' ramènera bientôt z'aux pieds d' vos charmes.

IV – FANCHON, JAVOTTE.

FANCHON, riant.
Ah ! ah ! ah ! qu'il est donc farce, not' savetier… Ah ! ah ! ah ! comme il y va d' son tout, Javotte, ah ! ah ! ah !

JAVOTTE.
Ah ! ah ! ah ! c'est qu'i prend tout au sérieux, l' cher homme ;  i croit vraiment que j' I'adôrons, que j' l'idolâtrons.

FANCHON.
Eh bien ! vois-tu, Javotte, v'là pourtant comme sont tous les galants d'ajourd'hui.

FANCHON. [18]
Aussitôt qu'en roulant les yeux
Ils vous ont dit un « je vous aime »,
V'la qu' i croyons, les biaux messieux
Que j' devons les aimer d' même.
JAVOTTE.
C'est q' ben des beautés sans façon,
Près d' qui leux réussite est sûre,
Leux donnent trop souvent le nom
D'enfants gâés de la nature.

FANCHON.
Aussi quand j' en tenons queuqu'zun de c't'acabit-là, j'ons ben raison de l' scier d' la bonne façon.

JAVOTTE.
C'est z'un prêté pour un rendu ; j'y allons toujours écornifler z'un bon dîner.

FANCHON.
Et j'espérons ben qu' ça n' sera pas l' dernier,dà ; l' mignon z'est en trop beau chemin pour s'en tenir là.

JAVOTTE.
Sûrement, et j' saurons l' faire aller grand train... Mais, dis donc, Fanchon, et nos amoureux Jérôme et Thomas, s'ils allions savoir ça ?

FANCHON.
Eh ben ! qu'est-c' qu'en arriverait ?

JAVOTTE.
I s' fâcheront, p't'être ?

FANCHON.
Qu'i s' fâchent s'i veulent, tant pis pour leurs yeux… t'es bonne-là, toi, est-c' que ça t'inquiète ?

JAVOTTE.
Dame ! tu sais ben que j' leux avons promis d' les épouser drès qu'ils aurions amassé, dans leux état, d' quoi monter z'un ménage.

FANCHON.
C'est vrai ; j' leux ons promis, et j' sommes dans l' cas d' leux tenir parole ; mais, en attendant, faut-i qu' des jeunesses comme nous renonçions aux agréments d' la société ? Eh ! que nenni… C'est tout c' que j' pourrions faire su j'étions leurs femmes… et pus, tiens,Javotte, n'y a pas d' mal de tenir leurs amours en haleine par un p'tit grain d' jalousie.

FANCHON. [19]
L'amour heureux et sans soucis
Où que rien ne réveille,
Au milieu des jeux et des ris
S'engourdit et sommeille ;
Mais à c' dieu, soit dit entre nous,
L' plus léger sentiment jaloux
Met la puce à l'oreille.

JAVOTTE.
J' crois qu' t'as raison.

FANCHON.
À propos, qu'est- c' qu' c'est donc que c'te lettre qu'i t'a z'écrite, l' damoiseau ?

JAVOTTE, tirant la lettre de son tablier.
Une lettre superbe !… tiens, la v'là… i m' la coulée dans ma pantoufle d' tantôt…

FANCHON.
Quelle invention ! lisons la donc, pour voir... y doit y avoir dedans ben des belles choses... ça vaut-i ben c' bouquet qu'i m'a baillé ?

JAVOTTE.
C' n'est pas l'embarras… j' la trouvons d'un verbiage assez joliment tapé… Écoute. (Elle déploie la lettre.)

V –FANCHON, JAVOTTE. THOMAS et JÉRÔME entrent furtivement.

JÉRÔME, bas à Thomas.
Les v'là toutes deux…quoi qu'ell' tiennent donc dans leux mains ?

THOMAS, bas à Jérôme.
M'est avis qu' c'est z'un papier en manière d' lettre… écoutons.

JAVOTTE, lisant.
« Mam'zelle, j' prenons la licence d' vous tracer ces lignes, pour vous faire à savoir de vive-voix qu' du depuis qu' vous m'avez baillé vot' cœur, mon amour grandit tous les jours à vue d'œil...

JÉRÔME, bas.
Une lettre d'amour... les parfides !

THOMAS.
Les traîtresses !

JAVOTTE, continuant.
« I m' tarde ben, pour m'enchaîner z'à vos appas, qu' mes affaires d' famille soyons terminées.

FANCHON.
Des affaires d' famille ! c'est sérieux dà ! quoi qu' c'est donc qu' ces affaires-là ?

JAVOTTE.
Queuqu' héritance, p'têtre… Continuons…
« En attendant, je n' cessons d' penser z'à vos charmes, vot' image m' pousuit partout ; j' la voyons l' jour, la nuit, à léchoppe, au cabaret, dans mes outils, et jusques dans mes pantoufles avec lesquelles je suis vot' sincère et fidèle amant… »

JÉRÔME. [20]
Jour de dieu ! doubles triples coquettes !
Sans nulle façon,
Vous lisez donc
Des amourettes !
THOMAS.
Puis après, scélérates qu'vous êtes,
Vous v'nez à not' nez
Nous chanter qu' vous nous perférez !
FANCHON. [21]
Bon dieu ! queux transports furieux,
Queux chienne de colère !
JAVOTTE.
N' dirait-on pas qu' i vont tous deux
Nous cracher le tonnerre !
TOUTES DEUX.
Qu'ils ont bon air, bonne façon,
La faridondaine, la faridondon,
Vraiment j'en avons peur aussi, béribi,
Y a la façon de barbari, mon ami.

THOMAS.
N'y a pas d'béribi qui tienne, faut nous dégoiser tout à c't'heure quel est l'impertinent qu'a barbouillé tout c' griffonnage-là ?

JÉRÔME.
À laquelle d' vous deux il est z'adressé.

FANCHON.
En vérité, faraut manqué, c'est'i ben pressé ?...

THOMAS.
Allons, pus vite qu' ça...

JÉRÔME.
Faut parler d'autorité.

JAVOTTE.
N' faites donc pas tant briller vos yeux, méchant ; on les prendrait quasi pour des quinquets allumés.

JAVOTTE. [22]
Vas donc chercher z'un panier
Que j' leux rendions compt' sur l'anse,
Par francs, centime et deniers,
De queux manièr' que not' chat danse...

FANCHON.
I n'ont qu'à nous laisser leux adresse...

FANCHON, achevant l'air.
J' leux f'rons savoir tout çà demain
Par le cousin germain d' not' chien...
Par le cousin germain d' not' chien...

JÉRÔME.
Pas tant d' Iantiponnage... c'te lettre, ça vient d' queuqu' amoureux, je l' savons…

JAVOTTE.
C'est vrai, mon poulet ; pourquoi l' demander puisqu'vous l'savez ?

THOMAS.
Ingrates ! v' là donc la récompense d' not' ardeur ?

JÉRÔME.
Après c' que vous nous aviez promis, queux trahison au vis-à-vis d' deux jeun' hommes qui y allaient d' si bonne foi.

FANCHON.
Queux dommage ! en attendant, vous allez nous rendre not' lettre, j'espère...

JÉRÔME.
Non, mordienne ! je n' la rendrons pas.

THOMAS.
J' la gardons comme un témoignage d' vot' parfidie.

JAVOTTE.
Gardez, gardez ; j'aimons encore mieux qu' vous teniez la lettre que c'ti-là qui l'a z'écrite.

JÉRÔME.
Vous êtes ben heureuse qu' je n' savons pas lire ?

JÉRÔME. [23]
Jarni ! si j' pouvions tant seul'ment
Déchiffrer l' nom de c' biau galant,
Y aisément ce la se peut croire,
J'irions le trouver tous les deux,
Et puis dans l'instant à vos yeux…

FANCHON.
Eh ben ! dragon, quoi qu' vous li diriez ?

JAVOTTE.
Quoi qu' vous li feriez ?

JÉRÔME et THOMAS
J' veux êtr' un chien,
Y à coups d' pied, y à coups d' poing,
J' lui cassons la gueule et la mâchoire.

FANCHON.
Pas possibe ! en c' cas, j' nous garderons ben d' vous i apprendre ; ça serait trop l'exposer ; j' n'avons qu' lui seul à nous deux, et c'est z'un bijou que j' sommes ben aises d' conserver.

JAVOTTE.
Sans doute ; un galant qu'a l' fil et qui prend ben ses mesures.

FANCHON.
Homme de poix, aMoureux dans les formes.

JAVOTTE.
Qui n' parle que d'réjouissances, que d' noces et d' festins.

FANCHON.
Qui nous adore toutes les deux.

JAVOTTE.
Qui nous régale aujourd'hui d'un dîner costumé !

FANCHON.
Et puis, après, d'une promenade à Paphos, pour faire la digession…

JAVOTTE.
C'est' i gentil, tout ça… Mais, à propos, Fanchon, il est temps d' nous aller mettre à not' toilette…

FANCHON.
T'as raison… l'heure du rendez-vous approche, et j' n'avons pas une minute à perdre.

JAVOTTE.
Eh ! vite, détalons ; prends ton panier, moi mon chaudron, et courons tout d' suite nous requinquer.

JAVOTTE. [24]
Allons-nous en vite, commère,
Allons-nous en z'au rendez-vous.
FANCHON.
Laissons passer la colère
De nos deux pauvres jaloux.
TOUTES DEUX.
Dépêchons-nous,
Dépêchons-nous,
Allons-nous en vite, commère,
Allons-nous en z'au rendez-vous.

(Elles vont détaler et sortent en chantant.)

VI – THOMAS, JÉRÔME.

THOMAS.
Eh ben ! Jérôme ?

JÉRÔME.
Eh ben ! Thomas ?

THOMAS.
As-tu jamais vudeux femelles pus malignes qu' ces deux péronnelles-là ?

JÉRÔME.
J'en sommes tout stupéfait.

THOMAS.
J'ons un rival, c'est clair ; reste à savoir l'quel d' nous deux ?

JÉRÔME.
Et chacun l' nôte p't'être, quoique j' n'ayons surpris qu'une lettre.

THOMAS.
C'est ben possibe.

THOMAS. [25]
J'ons peine à r'tenir ma fureur !
Mordié ! qu' les femmes sont traîtresses !…
Le diable emporte les maîtresses,
L'amour avec sa belle ardeur.
JÉRÔME.
Çà sous prouve ben, comm' dit c't'autre,
Que l' créateur du genre humain
Fit le sesque féminin
Pour éprouver le nôtre.

THOMAS.
La v'là c'te chienne d' lettre !…

THOMAS.
J' la voyons ben.

JÉRÔME.
Y connais-tu qu'euque chose ?

THOMAS.
Du blanc z'et du noir.

JÉRÔME.
C'est tout comme moi… Sarpedié ! qu'en est donc embarrassé quan don n' sait ni A ni B !

THOMAS.
T'as empoigné trop vite l' papier, aussi ; fallait z'au moins attendre qu'elles aient nommé la signature du nom; j' saurions maint'nant z'à quoi nous en t'nir.

JÉRÔME.
C'est vrai ; mais j' nons pas été maître d' mon indigation.

THOMAS.
Y a z'un moyen, c'tapendant ; j' nons qu'à nous faire déchiffrer çà par un queuqz'un qu'ait z'été z'à l'école.

JÉRÔME.
T'as mordié raison !… Faut aviser tout d' suite à dénicher deux yeux plus savants qu' les nôtres.

VII –JÉRÔME, THOMAS. Entre MADAME DUTRANCHET, portant une clayère d'huîtres.

MADAME DUTRANCHET, criant.
Huîtres à l'écaillé, à l'écaillé… À la barque, à la barque…

THOMAS.
Tiens, v'là z'une femme qui tumbe ici tout exprès pour çà… Eh ! la marchande…

MADAME DUTRANCHET.
Quoiqu'i vous faut,mes enfants ? Une belle douzaine d'huîtres bonnes et pas chères. Étrennez-moi.

JÉRÔME, à Thomas.
Dis donc, Thomas, v'là z'une figure d' femme qui ressemble furieusement à la fille du garçon d' l'auberge d' chaux nous !…

THOMAS, l'examinant.
C'est elle, ou l' diable m'estringolle !

MADAME DUTRANCHET, l'examinant.
Mais pus j' vous regarde, mes bons amis, et pus j' crois vous avoir vus queuqu' part...

JÉRÔME.
J' nous trompons pas ; vous êtes la brave Nicole, fille d' Cristophe, des Trois Moineaux, à Montigny.

MADAME DUTRANCHET.
Et vous, l' fils et l' neveu du père Eustache, l' terrassier du même endroit ?

JÉRÔME et THOMAS.
Tout jusse, payse ; embrassons-nous.

THOMAS.
Que j' sommes charmés d' vot revoyance !

JÉRÔME.
C'est z'une satisfaction à laquelle je n'nous attendions guères.

MADAME DUTRANCHET.
Moi d' même, mes enfants… Y a-t-i longtemps qu' vous êtes à Paris ?

JÉRÔME.
Dud'puis qu' j'ons quitté l'pays : v'là z'un an bentôt… et vous, Nicole ?

MADAME DUTRANCHET.
Y aura d'main huit jours, et j' n'y serions p't'être jamais venue sans un avènement ben malheureux pour moi.

THOMAS.
Et quel avénement donc, bonne Nicole ?

MADAME DUTRANCHET.
D'abord, je n' m'appelons pus Nicole.

JÉRÔME.
J'entendons : vous êtes mariée.

MADAME DUTRANCHET.
Hélas ! oui, mes amis, pour mes péchés. Y a trois mois tout à l'heure qu' j'ons eu la sottise d' troquer mon nom contre c'ti là d'un mauvais sujet d'not' endroit, cordonnier z'en vieux d' son état, dont l' jargon, la tournure et les promesses m'avions donné dans l'œil.

THOMAS.
Eh ben ?

MADAME DUTRANCHET.
Hé ben ! mes enfants…

MADAME DUTRANCHET. [26]
À peine fut-il mon époux
Qu' négligeant travail et ménage,
Buvant, donnant des rendez-vous
À chaqu' fille du voisinage ;
Après avoir grugé d' mon bien,
Trois-quarts au moins, je vous proteste,
L' traîte s'en fut un beau matin
En m'emportant tout le reste.
L' traîte s'en fut un beau matin
En m'emportant tout le reste.

JÉRÔME.
L'tour est chien, par exempe... et y a-t-i longtemps d'ça ?

MADAME DUTRANCHET.
Bientôt quinze jours. Quand j'ons vu ça, l'ennui m'a pris, l' chagrin m'a gagnée, la faim m'a chassée, j'ons quitté l' pays et je m' sommes décidée à venir à Paris, où c'que j' trime tant qu' la journée dure avec c'te clayère qu' vous voyez, et qu'est tout mon avoir.

THOMAS.
Et vous n' savez pas c'qu'il est devenu, vot' heume.

MADAME DUTRANCHET.
Ded'puis son échappée, j' nen ont pu avoir ni vent ni nouvelle.

JÉRÔME.
Tant mieux, mordienne, tant mieux, m'est avis qu' c'est c' qui peut vous arriver d' pus heureux.

MADAME DUTRANCHET.
Hélas ! je n' savons qu' trop ; mais c' cœur dont on n'est pas maître… et puis l'habitude… L' scélérat, malgré tous ses torts, je n' pouvons m'empêcher d' le regretter, d' l'aimer… Ah ! si mon bon ange voulait qu'il fût z'itous dans c' pays-ci, et que j' l'y rencontrissions nez-à-nez… qu' j'aurions d' plaisir à li tortiller l' cou !

JÉRÔME.
Vraient, i n' serait pas impossible qu' l'hasard vous procuris c'te p'tite réjouissance-là…

MADAME DUTRANCHET.
Laissez faire… i n' sera p't'être pas toujours invisible… je le dénicherons p'tête une bonne fois.

MADAME DUTRANCHET. [27]
Qand i s'rait au bout la terre,
J'ons résolu de l' découvrir ;
Contre lui j' sentons qu' ma colère
N' peut déjà plus se conyenir ;
À ses dépens faut qu'il apprenne
Qu'on n' m'offense pas impunément, r'li, r'lan,
Et puis alors je vous le mène
R'lan, r'lan tan plan,
Tambour battant.

THOMAS.
Et vous ferez ben ; ah ! jarnidié, j' crois qu' vot' présence l' ferait rudement rentrer z'en lui-même.

JÉRÔME.
Vous êtes ben à plaindre, faut en convenir ; mais t'nez, j' pouvons nous donner la main, car je n' le sommes pas moins qu' vous dans c' quart d'heure-ci.

THOMAS.
C'est ben la vérité.

MADAME DUTRANCHET.
Et comment donc çà, mes amis ?

JÉRÔME.
J' courtisions chacun une jeunesse ben appétissante, lui Javotte, et moi Fanchon.

THOMAS.
Qui nous avait promis foi d' mariage.

MADAME DUTRANCHET.
Eh ben, qu'est c' qu'est arrivé ?

JÉRÔME. [28]
Ell' z'on fait queuqu'autre amoureux,
Et pour mieux répondre à ses feux
Les marques dédaignent les nôtres.
THOMAS.
Il leux est, soit disant, commun,
Mais j'pensons qu'elles n'en ont qu'un,
Y accompagné de plusieurs autres.

MADAME DUTRANCHET.
Et comment avez-vous découvert c'te manigance-là ?

JÉRÔME.
Par c'te lettre qu' j'ons surprise entre leux mains.

THOMAS.
Et qu'elles lisions avec ben d' la joie.

JÉRÔME.
J' voudrions ben en faire autant, à seul fin d' savoir l' nom de c' biau galant ; mais malheureusement, c'est qu' je n' savons lire ni l'un ni l'autre dans l'écriture.

MADAME DUTRANCHET.
Eh ben, mes amis, moi j'y lisons assez couramment, et c'est un service que j' pouvons vous rendre si vous l' désirez.

THOMAS.
Vraiment, je n' demandons pas mieux, et j' vous aurons ben d' la redevance.

JÉRÔME.
Ben volontiers. (Montrant la lettre.) T'nez, comment qu'il y a là d'abord ?

MADAME DUTRANCHET, lisant.
« À mam'zelle, mam'zelle Javotte, demeurant à Paris. »

THOMAS.
C'est la mienne, Jérôme !… C'est moi qui la gobe.

JÉRÔME.
Y en avait p't'être autant pour Fanchon ; n'importe, passons au nom d' la signature.

MADAME DUTRANCHET, lisant.
« Jean-Eustache-Nicolas Dutranchet. » Ciel, c'est lui !
(Elle chancelle et s'appuie sur Jérôme et Thomas.)

JÉRÔME et THOMAS.
Qui donc, lui ?

MADAME DUTRANCHET.
L' monstre que j' cherche d'puis quinze jours, l'auteur d' mes tourments, l' parfide Dutranchet ! enfin mon traître de mari !…

JÉRÔME et THOMAS.
Pas possible !

THOMAS.
Comment, c'est l' père Dutranchet qu'est vot' homme ?

JÉRÔME.
Et c'est lui qui voulait nous couper l'herbe sous l' pied ?

MADAME DUTRANCHET.
Lui-même, mes enfants : je reconnais ben sa signature… « Jean-Eustache-Nicolas » : v'là ben les trois mêmes noms qu'il a couchés sur l' contrat, la surveille d' not' mariage.

THOMAS.
Foi d'homme, je nous serions jamais douté de stilà.

JÉRÔME.
Tant mieux, mordienne ! tant mieux, triple vengeance à tirer d' lui… J' n'aurons pas d' peine à l' dénicher, car v'là son ratelier.

MADAME DUTRANCHET.
Bon ! j'entre tout d' suite pour l' dévisager.

THOMAS, l'arrêtant.
Tout beau, tout beau, la maman, en douceur s'il vous plaît… j'ons ben d'autres mesures à prendre avant d' commencer la danse.

JÉRÔME.
Et puis c'est qu'il est en absence, pour l' moment, car j' l'ons rencontré, en v'nant ici, qu'allait reporter d' l'ouvrage à ses pratiques, dans un paquet.

THOMAS.
Et puis faut qu' vous sachiez que j' savons qu'i doit aujourd'hui régaler nos donzelles d'un p'tit dîner z'en tête-à-tête.

MADAME DUTRANCHET.
Toujours le même : le libertinage et la ribotte !

JÉRÔME.
Faut d'abord nous mettre aux aguets pour savoir où s' fait l' fricot, et puis, quand je l' tiendrons sous nos serres, j'ouvrirons l' bal.

THOMAS.
Et j'travaillerons d'la bonne manière. Mais chut... j'entends queuqu' z'un... C'est précisément lui qui revient à son échoppe.

MADAME DUTRANCHET.
Ah ! laissez-moi tant seulement aller l'y arracher les deux yeux.

JÉRÔME, l'arrêtant.
Tout doux, tout doux, pas trop d' précipitation... Entrons dans ce cabaret… j' l'examinerons par la fenêtre, en vuidant vot' clayère et buvant chopine, et j'aviserons tout à not' aise à lui servir un plat d' not' métier.

(Jérôme entre au cabaret à gauche, avec madame Dutranchet et Thomas.)

VIII – DUTRANCHET, seul.

DUTRANCHET.
Triple empeigne ! qu' j'ons d' guignons !…  sur neuf francs de remonture, n'en avoir pu accrocher qu' trois…

DUTRANCHET. [29]
L' bourgeois jadis, toujours satisfaisant,
Plus libéral, tenait moins à l'argent,
Et renvoyait l'ouvrier plus content,
C'était une bonne méthode.
Mais aujourd'hui l'usage est différent ;
Ce sont toujours promesses qu'en courant
On fait passer pour de l'argent comptant,
Enfin, payer n'est plus de mode.

Trois francs pour une partie fine ! j' n'aurions pas été longtemps à tabe... Aussi, j' ons pris l' parti d'aller chez l' vieux Durillon, prêteur à la p'tite semaine, emprunter d' quoi compléter c'te pièce d' six francs... À présent qu' me v'là z'en état d' faire face à la dépense, allons ben vite passer not' habit d' cérémonie, pour aller chercher mes deux objets et leux donner l' bras…
(Ici, il va prendre dans son échoppe un habit, une perruque, un morceau de miroir, etc... et fait sur la scène une toilette ridicule.)
(Se regardant.) Hum.... C'est drôle pourtant, comme l' costume vous rapproprie tout d' suite un homme... faut convenir aussi...

DUTRANCHET. [30]
Qu' c'est ma foi ben imaginé
Que l'art de la toilette.
Aujourd'hui l'homme n'est jugé
Que d'après sa toilette.
Aussi, comben de sufïisants,
Brillants par leux toilette,
Ne serait que de tristes gens
Sans leux belle toilette.

DUTRANCHET.
V'là toujours la mienne finie... Maint'nant, allons vite commander la régalade ; l'heure avance, et n' faut pas manquer not' rendez-vous... (Il va frapper au cabaret.) Hola... eh... la maison...

IX – JÉRÔME THOMAS, MADAME DUTRANCHET paraissant à la fenêtre du cabaret à gauche, LAPIPOPÉE, DUTRANCHET.

MADAME DUTRANCHET, apercevant son mari.
C'est ben lui-même, l' double chien…

JÉRÔME, bas.
Chut... j'sommes des bons... c'est ici que s' fait l' fricot !...

LARIPOPÉE.
Ah ! ah ! c'est vous, voisin ; qu'est-c' qu'il faut pour votre service ?

DUTRANCHET.
Toute vot' cuisine et vot' cave, père Laripopée.

LARIPOPÉE.
Diable ! vous traitez donc aujourd'hui tout l' quartier ?

DUTRANCHET.
Pas tout à fait… Mais c'en est ben toujours les deux pus jolis p'tits minois !…

LARIPOPÉE.
Toujours galant, voisin, toujours galant... je vous reconnais bien là.

DUTRANCHET.
C'est mon faible, père Laripopée, c'est mon faible... J'ai toujours été de d' même ; et dans l' temps que j' faisais la cour à ma femme…

LARIPOPÉE.
À votre femme ! je vous croyais garçon... Vous êtes donc marié ?

DUTRANCHET, à part.
Imbécile ! v'là-t-i pas qu' sans y penser j'ons trahi mon secret... Tâchons d' raccommoder ça... (Haut.) Je n' le suis plus, dieu merci ! je n' le suis plus...

LARIPOPÉE.
J'entends ; vous êtes veuf ?

DUTRANCHET.
Ou, grâce au ciel, v'là plus d'un an qu' ma défunte est trépassée pour son repos et pour le mien.

MADAME DUTRANCHET.
Moi, défunte ! laissez-moi lui jeter c'te pinte à la tête pour l' démentir.
(Elle saisit une pinte ; Jérôme et Thomas l'arrêtent.)

LARIPOPÉE.
Il paraît que votre moitié n'était pas la meilleure pièce de votre ménage.

DUTRANCHET.
N' m'en parlez pas, père Laripopée, c'était ben la plus mauvaise carogne qu' Lucifer eût fabriqué dans tout l' pajs.

MADAME DURANCHET.
L'impertinent !

DUTRANCHET.
Méchante, acariâtre, curieuse, pleureuse,hargneuse,enfin un vrai démon ; et j'ons ben des grâces à rendre au diable d' I'avoir remportée dans son manoir.

MADAME DUTRANCHET.
Va, va, ch'napan, tu m' payeras tous tes compliments....

LARIPOPÉE.
Et avez-vous hérité d' queuqu'chose à sa mort ?

DUTRANCHET.
De rien du tout, à ça près de trois ou quatre mauvais casaquins dont j'ons eu toutes les peines du monde à m' défaire... La dépouille n' valait guère mieux qu' la bête.

MADAME DUTRANCHET.
L' coquin !... il a vendu mes casaquins.

DUTRANCHET.
Et son portrait donc... personne n'en voulait... i faisait peur à tout l' monde, et sans l' cadre, qu'était tout neuf, j'aurions été obligé de l' brûler pour qui n' me fît plus mal aux yeux.

MADAME DUTRANCHET.
Il a vendu jusqu'à mon pauv' portrait !

LARIPOPÉE.
Ma foi ! je vous félicite de tout cela... Une méchante femme de moins, c'est un grand débarras... Aussi, moi, depuis mon veuvage, je n'ai jamais été tenté d'en reprendre une autre… Faites comme moi, papa Dutranchet.

LARIPOPÉE. [31]
S'il vous prend jamais envie
De former nouveau lien,
Passez votre fantaisie
Près d'une pinte de vin.
Compagne toujours fidèle
Sans caprices, sans humeur,
L'homme ici bas trouve en elle
La source du vrai bonheur.

DUTRANCHET.
Vraiment, père Laripopée, une pinte de vin a son mérite ; mais une petite femme... ben gentille... ben ravigorante… dame !... queuqu'fois... Mais parlons d' not' affaire... i s'agit d' nous apprêter un p'tit dîner bien étoffé pour trois personnes. Avec les belles, voyez-vous, n' faut pas lésiner ; ainsi voyons c' que vous avez d' meilleur à nous fricasser.

LARIPOPÉE, lisant sa carte.
Écoutez…

LAPIPOPÉE. [32]
Potage au riz, au vermichel
Bœuf aux choux, langue en papillotte
Veau piqué, chapon au gros sel,
Côtelette à la ravigote,
Rognons, saucisses et boudins,
Blanquette, gigot à la braise,
Enfin quatre sortes de vins :
Voisin, choisissez à votre aise.

DUTRANCHET.
Comme i n'y a rien dans tout ça qui n' soit d' mon goût, père Laripopée, j' vous laissons l' maître d' nous servir tout c' que bon vous semblera, jusqu'à la définition de c' grain d' six balles que j' vous baillons en avance… Donnez-nous tout c' qu' i a d' plus délicat… d' la coine aux pommes de terre, par exemple : c'est ma p'tite friandise…

MADAME DUTRANCHET.
I  n'se refuse rien.

LARIPOPÉE.
Ne vous inquiétez pas : vous serez content.

DUTRANCHET.
Vous nous mettrez aussi dans l' petit cabinet du fond, à droite, au-dessus d' l'entresol.

LARIPOPÉE.
Au n°5... Ah ! compère, je vous entends... Il y a du dessein... suffit, suffit… Hola, Catherine, Louison, Manon... vite à la broche, à la cave, à la cuisine... Trois couverts au n°5.
(Laripopée rentre.)

X –  JÉRÔME, THOMAS, MADAME DUTRANCHET, à la fenêtre, DUTRANCHET.

DUTRANCHET.
Vermichel en papillotte.. blanquette à la ravigotte... rognons, saucisses, boudins... Tirepied ! qu'eux ribotte j'allons faire avec c'te boutifaille-là

MADAME DUTRANCHET.
J'espère ben en avoir ma part, et tu n' l'avaleras mordié pas sans moi.

DUTRANCHET. [33]
Rien que par les noms je devine
Qu' chaque plat doit être ben bon ;
Faut convenir que la cuisine
Est une fière invention.

DUTRANCHET.
A c't'heure, m'est avis qu'il est temps d'aller au-devant d' mes deux p'tites convives... Mais tiens, n' les v'la-t-il pas déjà qui viennent par ici…

MADAME DUTRANCHET.
Descendons, car il est temps.

(Madame Dutranchet, Jérôme et Thomas se retirent de la fenêtre.)

XI – FANCHON et JAVOTTE, entrent en chantant.

 

XII – FANCHON, JAVOTTE, DUTRANCHET.

FANCHON et JAVOTTE. [34]
Eh ! gai, gai, gai, queux doux plaisir,
Qu' la panse,
Et pis la danse,
Eh ! gai, gai, gai, queux doux plaisir,
J'vons ben nous divertir !
DUTRANCHET.
De c' pas mes demoiselles,
J'allions au-d'vant de vous,
Approchez-vous, les belles,
Et réjouissons-nous...
Eh ! gai, gai, gai, queux doux plaisir,
J'vons ben nous divertir !

FANCHON.
Eh ben! vous êtes gentil, mon futur... c'est donc comme ça qu' vous êtes venu nous prendre ?

JAVOTTE.
L' bel amoureux transi ! n'y avait qu'à l'attendre.... j'venions voir si vous n'étiez pas tombé dans la lichefrite, mon bijou ?

DUTRANCHET.
Foi de Dutranchet, j'nons pas perdu z'une minute… mais l'ouvrage... les pratiques... les affaires...

FANCHON. [35]
Il n'est z'aucune affaire
Qui, dans un tel instant,
Doivent occuper, compère,
Lecœur d'un tendre amant.
JAVOTTE.
J' vous l' disons franchement,
Ça n'est pas trop galant,
Faut être plus aimable...
DUTRANCHET.
Je m' reconnais coupabe,
Ma faute est excusabe,
Et j' la réparerons...
TOUTES DEUX.
Allons, allons
Touchez-là,  touchez-là, j' pardonnons.

 

DUTRANCHET.
Queux bonté, mes adorables !... À présent que v'là la paix faite, n' songeons plus qu'à la réjouissance... pour moi…

DUTRANCHET. [36]
Jusqu'à demain je chante,
Et danse entre vous deux,
La fortune constante...
Comble enfin tous mes vœux.
J' n'avons plus dans la tête
Qu' la petite chansonnette
La gaîté, l'amourette,
Et l' dîner qui s'apprête.
Gai cocot,
Ah ! la bonne fête,
Qu' l'amour et l'fricot !
(Dutranchet, Javotte et Fanchon achèvent l'air en dansant.)

XIII – MADAME DUTRANCHET, JERÔME et THOMAS sortent furtivement du cabaret pendant la danse, et se placent de manière qu'à la fin de la ritournelle JAVOTTE se trouve dans les bras de THOMAS, FANCHON dans ceux de Jérôme, DUTRANCHET dans ceux de sa femme, qui le saisit au collet, et tous ensemble forment un tableau.

THOMAS, JÉRÔME, MADAME DUTRANCHET.
Bravissimo !

FANCHON.
C'est Jérôme !

JAVOTTE.
C'est Thomas !

DUTRANCHET.
Ma femme ! c'est l' diable !

JAVOTTE et FANCHON.
Sa femme !

THOMAS.
Et oui, sa femme ; ça vous dégrise, n'est-ce pas ?

JÉRÔME.
J' vous félicitons d' vot' conquête... elle est fraîche.

MADAME DUTRANCHET, secouant rudement son mari.
J' te tiens donc à la fin, maudit scélérat !

JAVOTTE
Comment, savetier d' malheur, t'as une femme et tu venais nous en conter ! V'là donc tes affaires d' famille éclaircies? marionnette d' pilori !

FANCHON.
Tu voulais donc m'épouser z'en redoublement, moule à satan, larron, affronteux, progéniture d' Lucifer !

JÉRÔME.
Trois à la fois ! quel accapareux d' gibier !

DUTRANCHET, à part.
C'est fait d' moi !

MADAME DUTRANCHET. [37]
Tu tombes donc sous ma patte,
Infâme et perfide époux !
FANCHON et JAV0TTE.
Quoi ! ton âme scélérate
Voulait z'abuser de nous !
MADAME DUTRANCHET.
Pour combler enfin l'outrage,
Tu parles de divorcer !
TOUTES TROIS.
J'allons commencer l'ouvrage,
Jarni ! par te ben rosser...

MADAME DUTRANCHET, le rossant.
Tiens, tiens, v'là pour tes trahisons...

FANCHON, le rossant.
Tiens v'là pour tes parfidies.

JAVOTTE, le rossant.
Tiens, v'là pour tes impostures.

THOMAS, riant
Ah! ah! ah! c' que c'est qu' d'être galant. Ah ! ah ! ah !

JÉRÔME, riant.
Ah ! ah ! ah !on y gagne toujours queuqu'chose… ah ! ah ! ah !

DUTRANCHET, criant.
Aih ! aih ! aih !

DUTRANCHET. [38]
Du haut en bas,
J'ai déjà l'échine malade,
Du haut en bas,
Vous me brisez jambes et bras ;
Si vous continuez l'aubade,
J'ai l' dos tout en capilotade,
Du haut en bas.

DUTRANCHET.
Grâce, grâce, grâce…

MADAME DUTRANCHET.
Grâce à toi, traître !... le mérites-tu ?

DUTRANCHET.
Ma p'tite femme... ma chère... ma bonne petite femme....

MADAME DUTRANCHET, d'un air touché.
Trop bonne, pendard, et tu as abusé d' ma douceur... Trahir... outrager... abandonner une épouse tendre et sensibe, qui t'aimait, t'adorait, t'idolâtrait... (Elle le rosse encore.)

DUTRANCHET.
Distraction d' jeunesse, ma poule... Je reviens à toi ; ne rebutes pas ton petit homme...

MADAME DUTRANCHET.
Un trompeur, un feignant, un ivrogne, un mange-tout, un libertin.

DUTRANCHET.
J' vas me jeter dans la réforme.

MADAME DUTRANCHET.
Qui courtise toutes les femmes.

DUTRANCHET.
Je n' serai pus volage.

MADAME DUTRANCHET.
Qui m'a tout pris, tout vendu... meubles, effets, habits...

DUTRANCHET
Ils étiont aussi vieux qu' toi, ma cocotte ; j' t'en voulons bailler à la mode... à la Titus... à la Caracalla…

MADAME DUTRANCHET.
Et broquenté jusqu'à ma portraiture.

DUTRANCHET.
N'est-elle pas toujours gravée z'au fond d' mon coeur, en mignature ?

FANCHON.
T'nez, la mère Dutranchet, i m' paraît ben repentant, pardonnez y... Quand à c' quest d' nous deux Javotte, n' faut pas nous en vouloir ; car j' vous prévenons, foi d'honnête fille, qu' tout c' que j'ons dit et fait à vot' heume n'était qu'une frime, et que j' n'avions pas d'autres intentions que d' nous ben gausser d' lui.

DUTRANCHET, à part.
Les bonnes pièces!

JAVOTTE.
J'ons chacune pour amoureux véritable, elle Jérôme et moi Thomas, à qui j'étions ben aises d' g!isser un tantinet d' jalousie, à seul' fin d' les éprouver avant l' mariage.

FANCHON.
J' nons pas cessé d' leux êtr' fidèles, et j'espérons ben que d' leux côté, i nous gardont pas d'rancune.

JÉRÔME.
Mordienne ! c'est i ben vrai c' que vous dites-là, mam'zelle Fanchon ?

THOMAS.
C'est i pas encore une frime d' vot' part au vis-à-vis d' nous ?

JAVOTTE.
Pour preuve d' not' sincérité, tiens, v'là ma main : mon cœur est z'au bout.

FANCHON
J' t'en baille autant, Jérôme : es-tu content ?

JÉRÔME.
Mieux qu' ça, mam'zelle, j' sommes heureux !

THOMAS.
Queux bonheur ! queux satisfaction !… Allons, mère Dutranchet, pour aujourd'hui, z'un jour d' réconciliance… n' soyez pas pus fâchée qu' nous, et rapapillottez-vous avec vot' homme !

DUTRANCHET
Chère et tendre moitié, rendez enfin les armes ;
Pourriez-vous pus longtemps résister à mes larmes ?

MADAME DUTRANCHET.
Le bon apôtre !… Mais j' voyons ben qu'il en faut passer par là… Lève-toi, vaurien, j'te pardonne.

DUTRANCHET, se levant.
Me v'là ressussité ! Thomas, Jérôme, Fanchon, Javotte, l' dîner est commandé ; j'allons l' partager tous les six en réjouissance d' not' rapapillotage.

TOUS.
Ça va.

DUTRANCHET,
V'là qu'est dit... Plus d' rancune, ma p'tite femme...

DUTRANCHET, à sa femme. [39]
Déjà pour toi nouvelle ardeur
En mon âme se glisse ;
D' mes conquêtes, en ta faveur,
J' faisons le sacrifice.
Comme moi que chaque mari,
Prenant sagement son parti,
À sa femme, dès aujourd'hui,
Ainsi se réunisse.
MADAME DUTRANCHET.
Si j' t'avons baillé ton pardon
J' pouvons, avec justice,
Y mettre une condition
Qu' faut qu'un époux remplisse.
J' veux qu'a commencer de ce jour
Tu ne fasse qu'à moi la cour,
Et qu'à l'hymen le tendre amour
Chez nous se réunisse.
FANCHON.
L'amour jaloux et soupçonneux
N'est vraiment qu'un supplice,
Mes amis qu'aucun de vous deux
Jamais ne le subisse.
J'ons de la vertu, de l'honneur,
Et pour notre commun bonheur
Faut qu' l'estime dans votre cœur
À la flamme s'unisse.
JAVOTTE.
La fortune avec tous ces dons
N'a rien qui m'éblouisse,
Facilement j' nous en passons,
Pourvu qu' not' cœur jouisse,
Et qu' dans ce nœud tant souhaité
Que j' formons aver tant d'gaîté,
À l'amour la fidélité
Toujours se réunisse.
DUTRANCHET, au public.
L'auteur du Galant Savetier,
Dit-on, avec malice,
Certainement de son métier
Vient de donner l'esquisse.
N'importe, s'il a réussi,
Son unique but est rempli,
Pourvu qu' chacun de vous ici
Souvent se réunisse.

FIN


Vaudevilles, sur l'air de…

[1] Air : N'faut pas heurter.
[2] Air : Et mais oui dà.
[3] Air : Des Écosseuses.
[4] Air : Des fraises.
[5] Air : Ne v'là-t-il pas que j'aime.
[6] Air : Du petit mot pour rire.
[7] Air : Du curé de Ponpone.
[8] Air : Souvent la nuit quand je sommeille.
[9] Air : Va-t'en voir s'ils viennent.
[10] Air : O ! ma Zélie.
[11] Air : Des Trembleurs.
[12] Air : Il était une fille.
[13] Air : Ciel l'Univers.
[14] Air : De la bonne aventure.
[15] Air : Du haut en bas.
[16] Air : Je n'saurais danser.
[17] Air : Ran tan plan tire lire.
[18] Air : Femmes voulez-vous éprouver.
[19] Air : L'amour est un enfant trompeur.
[20] Air : Ah ! mon dieu, que je l'ai échappé belle.
[21] Air : La faridondaine.
[22] Air : V'là donc qui est bâclé.
[23] Air : Y à coups d'pied, y à coups d'poing.
[24] Air : Allez-vous en, gens de la noce.
[25] Air : Jupiter un jour en fureur.
[26] Air : Daignez m'épargner le reste.
[27] Air : Tambour battant.
[28] Air : Accompagné de plusieurs autres.
[29] Air : Des portraits à la mode.
[30] Air : De Joconde.
[31] Air : Aussitôt que la lumière.
[32] Air : De la soirée orageuse.
[33] Air : Réveillez-vous.
[34] Air : Eh ! gai, gai, gai, mon officier.
[35] Air : Oui noir.
[36] Air : Des deux Jocrisses.
[37] Air : Ton humeur est Catherine.
[38] Air : Du haut en bas.
[39] Air : Servantes, quittez vos paniers.


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