C'est cette légende que Claveret s'est amusé à mettre en scène, en donnant aux personnages leurs noms latins : Jupiter, Pluton, Cérès, Proserpine, Vénus, Pallas, etc.
La pièce se déroule dans trois décors, sans doute présents simultanément sur le théâtre : dans le Ciel, c'est le monde lumineux de la « Cour » de Jupiter ; aux Enfers, c'est le monde obscur de la « Cour » de Pluton ; sur la Terre, en Sicile, c'est une prairie couverte de fleurs près du château dans lequel est enfermée Proserpine. Apparemment donc, l'unité de lieu n'est pas respectée ; mais Claveret essaie plaisamment de montrer que les trois lieux dans lesquels se déroule la pièce, le Ciel, la Terre et l'Enfer, peuvent se représenter comme une certaine espèce d'unité de lieu puisqu'ils sont situés sur une ligne perpendiculaire allant du Ciel à l'Enfer !
On voit que cette pièce, qui « finit bien », ne mérite pas l'appellation de « tragédie ». C'est plutôt un divertissement d'érudit qui joue avec ces personnages de dieux et de déesses et qui se plaît à illustrer la légende sous forme de tableaux pittoresques : évocation angoissante du monde des enfers, jaillissement hors de l'onde de la nymphe Aréthuse, jeux enfantins de Vénus, Diane et Pallas avec la jeune Proserpine, surgissement sur la terre du char de Pluton au milieu des flammes et des éclairs, allers et retours de Mercure entre les Ciel et l'Enfer, etc.
"Prima Ceres unco glaebam dimovit aratro,
prima dedit fruges alimentaque mitia terris,
prima dedit leges; Cereris sunt omnia munus;
illa canenda mihi est. utinam modo dicere possim
carmina digna dea! certe dea carmine digna est. |
Cérès a, la première, ouvert le sein de la terre avec le fer recourbé de la charrue ; l'homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois ; toute chose est un bienfait de Cérès : c'est elle que je vais chanter ; puissé-je faire entendre des chants dignes de la déesse, car la déesse est digne de mes chants ! |
Les phénomènes volcaniques qui agitent la Sicile inquiètent Pluton qui vient faire une inspection. |
Vasta giganteis ingesta est insula membris
Trinacris et magnis subiectum molibus urguet
aetherias ausum sperare Typhoea sedes.
nititur ille quidem pugnatque resurgere saepe,
dextra sed Ausonio manus est subiecta Peloro,
laeva, Pachyne, tibi, Lilybaeo crura premuntur,
degravat Aetna caput, sub qua resupinus harenas
eiectat flammamque ferox vomit ore Typhoeus.
saepe remoliri luctatur pondera terrae
oppidaque et magnos devolvere corpore montes :
inde tremit tellus, et rex pavet ipse silentum,
ne pateat latoque solum retegatur hiatu
inmissusque dies trepidantes terreat umbras.
hanc metuens cladem tenebrosa sede tyrannus
exierat curruque atrorum vectus equorum
ambibat Siculae cautus fundamina terrae. |
Une île vaste, Trinacrie, couvre les restes d'un géant et, sous sa masse énorme, presse Typhée, qui osa aspirer au céleste séjour. Il lutte contre ce fardeau, et souvent il s'efforce de se relever ; mais sa main droite est plage sous le Pélore, voisin de l'Ausonie, sa gauche sous tes pieds, ô Pachyne ! le Lilybée pèse sur ses jambes, et l'Etna sur sa tête. Couché sous les flancs de cette montagne, Typhée lance des tourbillons de sable, et de sa bouche ardente vomit un torrent de flammes. Que de fois il s'agite pour briser les masses qui l'accablent, et pour secouer les villes et les monts entassés sur son sein !
La terre tremble sous ses efforts ; le maître lui-même du silencieux empire craint qu'elle ne s'entr'ouvre, sillonnée par des cavités profondes, et que le jour, pénétrant dans sa demeure, n'aille glacer d'effroi les ombres épouvantées. La peur de ce désastre l'avait fait sortir de son ténébreux palais, et, sur son char traîné par de noirs coursiers, il visitait d'un oeil attentif les fondements de la Sicile. |
Le voyant, Vénus décide de le rendre amoureux de sa nièce Proserpine: Cupidon le frappe d'une flèche. |
Postquam exploratum satis est loca nulla labare
depositoque metu, videt hunc Erycina vagantem
monte suo residens natumque amplexa volucrem
'arma manusque meae, mea, nate, potentia' dixit,
'illa, quibus superas omnes, cape tela, Cupido,
inque dei pectus celeres molire sagittas,
cui triplicis cessit fortuna novissima regni.
tu superos ipsumque Iovem, tu numina ponti
victa domas ipsumque, regit qui numina ponti :
Tartara quid cessant? cur non matrisque tuumque
imperium profers? agitur pars tertia mundi,
et tamen in caelo, quae iam patientia nostra est,
spernimur, ac mecum vires minuuntur Amoris.
Pallada nonne vides iaculatricemque Dianam
abscessisse mihi? Cereris quoque filia virgo,
si patiemur, erit; nam spes adfectat easdem.
at tu pro socio, si qua est ea gratia, regno
iunge deam patruo.' dixit Venus; ille pharetram
solvit et arbitrio matris de mille sagittis
unam seposuit, sed qua nec acutior ulla
nec minus incerta est nec quae magis audiat arcus,
oppositoque genu curvavit flexile cornum
inque cor hamata percussit harundine Ditem. |
Lorsqu'après un examen sévère, il a vu que rien ne chancelle, ses craintes l'abandonnent. Du haut du mont Eryx, son empire, Vénus l'aperçoit errant dans la plaine ; elle embrasse son fils volage :
"O toi, mon appui, ma force et ma puissance ; ô mon fils ! dit-elle ; prends ces traits qui domptent le monde, ô Cupidon ! et dirige tes flèches rapides vers le coeur de ce dieu à qui le sort assigna la dernière part de ce triple univers : les dieux de l'Olympe, et Jupiter lui-même, les divinités de la mer, et celui qui leur donne des lois, subissent ton joug victorieux. Pourquoi l'enfer manque-t-il à notre triomphe ? Pourquoi ne pas l'ajouter à ton empire et à celui de ta mère ? L'enfer est la troisième partie du monde. L'Olympe (voilà le fruit de notre patience) a déjà des mépris pour nous ; la puissance de l'Amour s'affaiblit avec la mienne. Ne vois-tu point Pallas et la déesse habile à lancer le javelot échapper à mes lois ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, gardera comme elles une éternelle virginité ; elle aussi nourrit cette espérance. O mon fils ! si l'empire que je partage avec toi me donne quelques droits sur ton coeur, fais que Pluton devienne l'époux de sa nièce."
Vénus parle, et Cupidon ouvre son carquois ; il y prend, au gré de sa mère, une flèche qu'il choisit entre mille ; il n'en est pas de plus aiguë, de plus certaine, de plus docile à l'impulsion de l'arc. Il courbe le bois flexible sur son genou, et perce d'un trait acéré le coeur du roi des enfers. |
Alors que Proserpine cueillait des fleurs près d'Enna, Pluton l'enlève sur son char. |
Haud procul Hennaeis lacus est a moenibus altae,
nomine Pergus, aquae: non illo plura Caystros
carmina cycnorum labentibus audit in undis.
silva coronat aquas cingens latus omne suisque
frondibus ut velo Phoebeos submovet ictus;
frigora dant rami, Tyrios humus umida flores :
perpetuum ver est. quo dum Proserpina luco
ludit et aut violas aut candida lilia carpit,
dumque puellari studio calathosque sinumque
inplet et aequales certat superare legendo,
paene simul visa est dilectaque raptaque Diti :
usque adeo est properatus amor. Dea territa maesto
et matrem et comites, sed matrem saepius, ore
clamat, et ut summa vestem laniarat ab ora,
collecti flores tunicis cecidere remissis,
tantaque simplicitas puerilibus adfuit annis,
haec quoque virgineum movit iactura dolorem.
raptor agit currus et nomine quemque vocando
exhortatur equos, quorum per colla iubasque
excutit obscura tinctas ferrugine habenas,
perque lacus altos et olentia sulphure fertur
stagna Palicorum rupta ferventia terra
et qua Bacchiadae, bimari gens orta Corintho,
inter inaequales posuerunt moenia portus. |
Non loin des remparts d'Enna est un lac profond qu'on appelle Pergus ; jamais le Caystre, dans son cours, n'entendit chanter plus de cygnes sur son rivage : des arbres touffus couronnent ses eaux et les enveloppent au loin d'un rideau de verdure, qui ferme tout accès aux traits de Phébus, et répand une agréable fraîcheur ; la terre que baigne cette onde est émaillée de fleurs aussi brillantes que la pourpre de Tyr. Là règne un éternel printemps.
C'est dans ce bocage que Proserpine cueille, en se jouant, la violette et le lis éclatant de blancheur ; avec toute la vivacité de son âge, elle en remplit sa corbeille et son sein ; elle se hâte, à l'envi de ses compagnes, de moissonner les plus belles fleurs.
Un seul instant suffit au roi des Enfers pour la voir, l'aimer et l'enlever, tant l'Amour a de hâte ! La déesse tremblante appelle d'une voix plaintive sa mère et ses compagnes, mais plus souvent sa mère. Elle déchire les long plis de sa robe, d'où tombent les fleurs qu'elle a cueillies ; tant la simplicité accompagne sa jeunesse ! Dans son malheur même la jeune fille s'afflige de la perte de ses fleurs.
Le ravisseur pousse son char, excite chacun des coursiers par son nom, et secoue les sombres rênes sur leur cou et sur leur crinière. Il franchit dans sa course les lacs profonds, les étangs de Palice, dont les eaux exhalent l'odeur du soufre, et bouillonnent au sein de la terre entr'ouverte ; il traverse les campagnes où les Bacchiades, originaires de Corinthe, que baigne une double mer, fondèrent une ville entre deux portes d'inégale grandeur. |
Malgré les efforts de la nymphe Cyané, Pluton plonge vers le Tartare avec Proserpine. |
'"Est medium Cyanes et Pisaeae Arethusae,
quod coit angustis inclusum cornibus aequor :
hic fuit, a cuius stagnum quoque nomine dictum est,
inter Sicelidas Cyane celeberrima nymphas.
gurgite quae medio summa tenus exstitit alvo
adgnovitque deam 'nec longius ibitis!' inquit;
'non potes invitae Cereris gener esse: roganda,
non rapienda fuit. quodsi conponere magnis
parva mihi fas est, et me dilexit Anapis;
exorata tamen, nec, ut haec, exterrita nupsi.'
dixit et in partes diversas bracchia tendens
obstitit. haud ultra tenuit Saturnius iram
terribilesque hortatus equos in gurgitis ima
contortum valido sceptrum regale lacerto
condidit; icta viam tellus in Tartara fecit
et pronos currus medio cratere recepit. |
Entre Cyane et Aréthuse, qui prend sa source à Pise, la mer est resserrée dans une gorge en forme de croissant. Là réside Cyane, la plus renommée entre les nymphes de Sicile, et qui a donné son nom au lac. Elle paraît hors de l'eau jusqu'à la ceinture et reconnait le dieu:
"Vous n'irez pas plus loin, dit-elle ; voulez-vous être par force le gendre de Cérès ? Il fallait demander Proserpine et non la ravir. Moi-même, s'il m'était permis de comparer ma bassesse à la grandeur, moi-même je fus aimée d'Anapis, et ce ne fut qu'après avoir été désarmée par ses prières et non par la terreur, que je devins son épouse."
Elle dit ; et, les bras étendus des deux côtés, elle barre le passage à Pluton. Le fils de Saturne ne peut contenir sa colère ; il presse ses terribles coursiers, et son sceptre, lancé d'un bras vigoureux, plonge au fond du gouffre ; la terre, ébranlée du coup, lui ouvre un chemin jusqu'au Tartare, et reçoit son char, qui roule dans l'abîme. |
Dépitée, Cyané se métamorphose en fontaine. |
At Cyane, raptamque deam contemptaque fontis
iura sui maerens, inconsolabile vulnus
mente gerit tacita lacrimisque absumitur omnis
et, quarum fuerat magnum modo numen, in illas
extenuatur aquas: molliri membra videres,
ossa pati flexus, ungues posuisse rigorem ;
primaque de tota tenuissima quaeque liquescunt,
caerulei crines digitique et crura pedesque
(nam brevis in gelidas membris exilibus undas
transitus est); post haec umeri tergusque latusque
pectoraque in tenues abeunt evanida rivos ;
denique pro vivo vitiatas sanguine venas
lympha subit, restatque nihil, quod prendere possis. |
Cyane déplore l'enlèvement de la déesse et l'injure faite à son onde violée : l'âme atteinte d'une blessure secrète et sans remède, elle se fond tout en pleurs, et se résout goutte à goutte dans ces mêmes eaux, dont elle était naguère la divinité tutélaire : on voit alors ses membres s'amollir, ses os devenir flexibles, et ses ongles perdre leur dureté les parties les plus délicates de son corps, ses cheveux d'azur, ses doigts, ses jambes, ses pieds, sont les premières qui deviennent liquides ; car pour ces membres déliés la métamorphose en une onde glacée est rapide. Puis son dos, ses épaules, ses flancs, son sein s'écoulent en ruisseaux. Enfin ce n'est plus un sang plein de vie, c'est de l'eau qui coule dans ses veines transformées ; il ne reste plus rien que la main puisse saisir. |
Tenant deux torches de pin allumées au feu de l'Etna, Cérès parcourt le monde à la recherche de sa fille. |
Interea pavidae nequiquam filia matri
omnibus est terris, omni quaesita profundo.
illam non udis veniens Aurora capillis
cessantem vidit, non Hesperus; illa duabus
flammiferas pinus manibus succendit ab Aetna
perque pruinosas tulit inrequieta tenebras;
rursus ubi alma dies hebetarat sidera, natam
solis ab occasu solis quaerebat ad ortus. |
Cependant la mère de Proserpine, alarmée sur le sort de sa fille, la cherche en vain par toute la terre et sur toutes les mers. Ni l'Aurore, déployant à son lever sa radieuse chevelure, ni Vesper ne l'ont vue s'arrêter ; elle allume deux torches de pin aux flammes de l'Etna, et les porte sans relâche au milieu des froides ténèbres. Quant la clarté bienfaisante du jour a fait pâlir les étoiles, elle cherche sa fille depuis l'heure où le soleil se lève jusqu'à celle où le soleil se couche. |
Alors qu'elle se reposait dans une chaumière, Cérès métamorphose en lézard un enfant qui s'était moqué d'elle. |
Fessa labore sitim conceperat, oraque nulli
conluerant fontes, cum tectam stramine vidit
forte casam parvasque fores pulsavit; at inde
prodit anus divamque videt lymphamque roganti
dulce dedit, tosta quod texerat ante polenta.
dum bibit illa datum, duri puer oris et audax
constitit ante deam risitque avidamque vocavit.
offensa est neque adhuc epota parte loquentem
cum liquido mixta perfudit diva polenta:
conbibit os maculas et, quae modo bracchia gessit,
crura gerit; cauda est mutatis addita membris,
inque brevem formam, ne sit vis magna nocendi,
contrahitur, parvaque minor mensura lacerta est.
mirantem flentemque et tangere monstra parantem
fugit anum latebramque petit aptumque pudori
nomen habet variis stellatus corpora guttis. |
Un jour qu'épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune source pour se désaltérer, le hasard découvre à ses yeux une cabane couverte de chaume ; elle frappe à son humble porte; une vieille paraît et voit la déesse qui lui demande à boire ; elle lui présente un doux breuvage, composé d'orge et de miel, qu'elle venait de faire bouillir. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant, au regard dur et insolent, s'arrête devant elle, et rit de son avidité. La déesse offensée jette le reste du breuvage sur le front de l'enfant, qui parle encore. Pénétré de cette liqueur, son visage se couvre aussitôt de mille taches, ses bras font place à deux pattes, une queue achève la métamorphose et termine son corps, qui conserve à peine, en se rapetissant, la faculté de nuire ; réduit à des formes chétives, il n'est plus qu'un lézard : la vieille en pleurs s'étonne de ce prodige, elle veut le toucher ; mais il fuit et court se cacher ; il tire son nom de la couleur de sa peau, où les gouttes du fatal breuvage sont parsemées comme autant d'étoiles. |
Revenue en Sicile, Cérès découvre avec douleur la ceinture de sa fille flottant sur la fontaine de Cyanè. |
Quas dea per terras et quas erraverit undas,
dicere longa mora est; quaerenti defuit orbis;
Sicaniam repetit, dumque omnia lustrat eundo,
venit et ad Cyanen. ea ni mutata fuisset,
omnia narrasset; sed et os et lingua volenti
dicere non aderant, nec, quo loqueretur, habebat;
signa tamen manifesta dedit notamque parenti,
illo forte loco delapsam in gurgite sacro
Persephones zonam summis ostendit in undis.
quam simul agnovit, tamquam tum denique raptam
scisset, inornatos laniavit diva capillos
et repetita suis percussit pectora palmis. |
Il serait trop long de dire sur quelles terres et sur quelles mers la déesse promena sa course errante : le monde manque enfin à ses recherches ; elle revient en Sicile, et, l'explorant de nouveau, elle arrive sur les bords de Cyane. Sans sa métamorphose, la nymphe lui eût tout raconté ; mais elle voudrait en vain parler : elle n'a plus ni bouche, ni langue, ni aucun autre moyen de se faire entendre. Elle donne cependant des indices certains, en montrant à la déesse la ceinture de sa fille, qui tombée par hasard dans les ondes sacrées, flotte encore à leur surface. Cérès la reconnaît ; alors, comme si elle recevait la première nouvelle du rapt de Proserpine, elle arrache ses cheveux épars, et frappe son sein à coups redoublés. |
Cérès, qui ignore toujours où est sa fille, se venge sur la Sicile en détruisant toutes ses richesses et ses cultures. |
Nescit adhuc, ubi sit; terras tamen increpat omnes
ingratasque vocat nec frugum munere dignas,
Trinacriam ante alias, in qua vestigia damni
repperit. ergo illic saeva vertentia glaebas
fregit aratra manu, parilique irata colonos
ruricolasque boves leto dedit arvaque iussit
fallere depositum vitiataque semina fecit.
fertilitas terrae latum vulgata per orbem
falsa iacet: primis segetes moriuntur in herbis,
et modo sol nimius, nimius modo corripit imber;
sideraque ventique nocent, avidaeque volucres
semina iacta legunt; lolium tribulique fatigant
triticeas messes et inexpugnabile gramen. |
Ignorant encore en quel lieu de la terre est sa fille, elle maudit la terre entière, l'accuse d'ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits : elle accuse surtout Trinacrie, où elle trouve la trace de son malheur.
De sa main irritée elle brise la charrue ; dans son courroux, elle fait également périr et le laboureur et le boeuf, compagnon de ses travaux; elle défend aux guérêts de rendre le grain qui leur fut confié, et le corrompt jusque dans son germe.
La Sicile est déchue de cette fertilité renommée dans le monde entier ; les blés meurent en herbe, brûlés par les feux du soleil, ou inondés par des torrents de pluie. Les vents exercent de funestes influences ; d'avides oiseaux dévorent les grains à peine déposés dans le sein de la terre ; l'ivraie, le chardon et l'herbe parasite étouffent les moissons. |
Alors la fontaine Aréthuse lui apprend que, dans son cours souterrain, elle a vu Proserpine devenue reine des Enfers et compagne de Pluton. |
'"Tum caput Eleis Alpheias extulit undis
rorantesque comas a fronte removit ad aures
atque ait 'o toto quaesitae virginis orbe
et frugum genetrix, inmensos siste labores
neve tibi fidae violenta irascere terrae.
terra nihil meruit patuitque invita rapinae,
nec sum pro patria supplex: huc hospita veni.
Pisa mihi patria est et ab Elide ducimus ortus,
Sicaniam peregrina colo, sed gratior omni
haec mihi terra solo est: hos nunc Arethusa penates,
hanc habeo sedem. quam tu, mitissima, serva.
mota loco cur sim tantique per aequoris undas
advehar Ortygiam, veniet narratibus hora
tempestiva meis, cum tu curaque levata
et vultus melioris eris. mihi pervia tellus
praebet iter, subterque imas ablata cavernas
hic caput attollo desuetaque sidera cerno.
ergo dum Stygio sub terris gurgite labor,
visa tua est oculis illic Proserpina nostris:
illa quidem tristis neque adhuc interrita vultu,
sed regina tamen, sed opaci maxima mundi,
sed tamen inferni pollens matrona tyranni!' |
Aréthuse élève alors sa tête au-dessus de ses ondes, qui d'abord ont arrosé l'Elide, et, rejetant loin de son front son humide chevelure, elle s'écrie :
"O mère des moissons ! mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l'univers, mettez un terme à vos immenses fatigues, et ne poursuivez pas de votre terrible courroux une contrée fidèle ; elle ne l'a point mérité, et c'est contre son gré qu'elle a donné passage au ravisseur. Ce n'est point pour ma patrie que je vous implore ; je suis venue sur ces bords en étrangère ; Pise est ma patrie, et je tire mon origine de l'Elide. La Sicile n'est pour moi qu'une terre hospitalière ; mais elle a plus de charmes, à mes yeux, que toute autre contrée ; et, sous le nom d'Aréthuse, j'ai fixé ici mes pénates et mon séjour : que votre colère s'apaise et daigne l'épargner. Vous saurez un jour comment j'ai changé de demeure, comment je me suis frayé une route à travers l'immense Océan jusqu'aux rivages d'Ortygie. Ce récit viendra plus à propos lorsque, affranchie de vos peines, le chagrin n'attristera plus votre visage. La terre m'ouvre ses canaux souterrains; et, roulant mes eaux travers ses cavernes profondes, je relève ma tête en ces lieux, où je revois les astres longtemps cachés à mes regards ; en coulant au fond de la terre, dans ces routes voisines des gouffres du Styx, mes yeux ont vu Proserpine, ta fille. La tristesse et l'effroi sont encore empreints sur son visage ; mais elle est reine ; elle est la souveraine du sombre empire, la puissante compagne du dieu des enfers." |
Alors Cérès monte vers le Ciel implorer Jupiter, qui accepte qu'elle revienne dans le Ciel à condition qu'elle n'ait rien mangé aux Enfers. |
Mater ad auditas stupuit ceu saxea voces
attonitaeque diu similis fuit, utque dolore
pulsa gravi gravis est amentia, curribus oras
exit in aetherias: ibi toto nubila vultu
ante Iovem passis stetit invidiosa capillis
'pro' que 'meo veni supplex tibi, Iuppiter,' inquit
'sanguine proque tuo: si nulla est gratia matris,
nata patrem moveat, neu sit tibi cura, precamur,
vilior illius, quod nostro est edita partu.
en quaesita diu tandem mihi nata reperta est,
si reperire vocas amittere certius, aut si
scire, ubi sit, reperire vocas. quod rapta, feremus,
dummodo reddat eam! neque enim praedone marito
filia digna tua est, si iam mea filia non est.'
Iuppiter excepit 'commune est pignus onusque
nata mihi tecum; sed si modo nomina rebus
addere vera placet, non hoc iniuria factum,
verum amor est; neque erit nobis gener ille pudori,
tu modo, diva, velis. ut desint cetera, quantum est
esse Iovis fratrem! quid, quod nec cetera desunt
nec cedit nisi sorte mihi?++sed tanta cupido
si tibi discidii est, repetet Proserpina caelum,
lege tamen certa, si nullos contigit illic
ore cibos; nam sic Parcarum foedere cautum est.' |
A ce discours, la mère de Proserpine, immobile comme une statue de marbre, demeure frappée d'un long étonnement. Lorsque l'égarement de sa raison a fait place à la plus vive douleur, elle remonte, sur son char, aux célestes demeures. Le visage baigné de larmes, les cheveux épars et le désespoir dans l'âme, elle s'arrête devant le temple de Jupiter.
"C'est pour mon sang et pour le tien que je viens t'implorer, ô maître des dieux ! Si la mère a perdu ses droits à ta pitié, ah ! que du moins ma fille touche le coeur de son père ! Je t'en conjure, ne va pas, indifférent à son malheur, la punir d'avoir reçu le jour dans mes flancs. Je la retrouve enfin cette fille que j'ai si longtemps cherchée, si c'est la retrouver que d'être certaine de l'avoir perdue, si c'est la retrouver que de savoir où elle est. Je puis pardonner à Pluton son enlèvement, pourvu qu'il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n'est plus à moi : ta fille ne doit pas être l'épouse d'un ravisseur."
Jupiter lui répond :
"Proserpine est le gage de notre tendresse et l'objet commun de notre sollicitude ; mais s'il faut donner aux choses leur véritable nom, ce rapt n'est pas un outrage ; il est le crime de l'Amour. Nous n'aurons pas à rougir d'un tel gendre, si tu consens à cet hymen, ô déesse ! Sans parler de ses autres titres, n'est-ce pas assez pour lui d'être le frère de Jupiter ? Que lui manque-t-il ? Il ne le cède qu'à moi, et c'est le sort qui l'a voulu. Cependant, si tu as vivement à coeur d'arracher Proserpine de ses bras, elle rentrera dans l'empire céleste, pourvu qu'aux enfers elle n'ait touché de ses lèvres aucun aliment : tel est l'arrêt des Parques." |
Mais Ascalaphe révèle qu'il a vu Proserpine manger sept grains de grenade. Pour sa punition, il est changé en hibou. |
Dixerat, at Cereri certum est educere natam;
non ita fata sinunt, quoniam ieiunia virgo
solverat et, cultis dum simplex errat in hortis,
puniceum curva decerpserat arbore pomum
sumptaque pallenti septem de cortice grana
presserat ore suo, solusque ex omnibus illud
Ascalaphus vidit, quem quondam dicitur Orphne,
inter Avernales haud ignotissima nymphas,
ex Acheronte suo silvis peperisse sub atris;
vidit et indicio reditum crudelis ademit.
ingemuit regina Erebi testemque profanam
fecit avem sparsumque caput Phlegethontide lympha
in rostrum et plumas et grandia lumina vertit.
ille sibi ablatus fulvis amicitur in alis
inque caput crescit longosque reflectitur ungues
vixque movet natas per inertia bracchia pennas
foedaque fit volucris, venturi nuntia luctus,
ignavus bubo, dirum mortalibus omen. |
Il dit, et Cérès a résolu de rappeler sa fille sur la terre ; mais les destins s'opposent à ses voeux : Proserpine avait enfreint la loi qui lui prescrivait l'abstinence. Errant dans les jardins de Pluton, la jeune déesse, avec toute la simplicité de son âge, cueillit sur un arbre qui pliait sous les fruits une grenade, dont ses lèvres pressèrent sept grains tirés de leur pâle écorce. Ascalaphe seul la vit, Ascalaphe qu'une des nymphes les plus célèbres de l'Averne, Orphné, aimée de l'Achéron, enfanta, dit-on, dans un antre obscur. Il la vit ; et, par une cruelle révélation, il empêcha son retour.
La reine de l'Erèbe gémit, change ce témoin indiscret en un oiseau sinistre ; et sur sa tête, arrosée des eaux du Phlégéton, elle fait naître un bec, des plumes et de grands yeux. Dépouillé de sa première forme, il s'enveloppe d'ailes jaunâtres ; sa tête grossit ; ses ongles s'allongent et se recourbent. Il peut à peine agiter les plumes nées sur ses bras engourdis : il n'est plus qu'un oiseau hideux, messager de deuil et de larmes, un morne hibou, qui n'apporte que de funestes présages. |
Les Sirènes, qui ont été compagnes de Proserpine et qui l'ont cherchée en vain, recoivent un plumage conservent leur voix mélodieuse. |
Hic tamen indicio poenam linguaque videri
commeruisse potest; vobis, Acheloides, unde
pluma pedesque avium, cum virginis ora geratis?
an quia, cum legeret vernos Proserpina flores,
in comitum numero, doctae Sirenes, eratis?
quam postquam toto frustra quaesistis in orbe,
protinus, et vestram sentirent aequora curam,
posse super fluctus alarum insistere remis
optastis facilesque deos habuistis et artus
vidistis vestros subitis flavescere pennis.
ne tamen ille canor mulcendas natus ad aures
tantaque dos oris linguae deperderet usum,
virginei vultus et vox humana remansit. |
La métamorphose d'Ascalaphe peut du moins paraître la peine de ses indiscrètes révélations ; mais vous, filles d'Achéloüs, d'où vous viennent, avec un visage de vierge, ces ailes et ces pieds d'oiseaux ? Serait-ce qu'au moment où Proserpine cueillait les fleurs du printemps, vous étiez au nombre de ses compagnes, ô Sirènes ? Après l'avoir vainement cherchée sur toute la terre, emportées sur la mer par votre sollicitude, vous souhaitiez de pouvoir vous soutenir à la surface des flots avec des ailes ainsi qu'avec des rames. Les dieux se montrèrent faciles à vos prières : vous vîtes soudain votre corps se revêtir d'un plumage doré ; et, pour conserver ces chants dont la mélodie charme l'oreille, pour conserver les trésors de votre voix, les dieux vous laissèrent vos traits de vierges et le langage des humains. |
Alors Jupiter décide que Proserpine passera chaque année six mois auprès de sa mère et six mois auprès de son époux, décision qui réjouit Cérès. |
At medius fratrisque sui maestaeque sororis
Iuppiter ex aequo volventem dividit annum:
nunc dea, regnorum numen commune duorum,
cum matre est totidem, totidem cum coniuge menses.
vertitur extemplo facies et mentis et oris;
nam modo quae poterat Diti quoque maesta videri,
laeta deae frons est, ut sol, qui tectus aquosis
nubibus ante fuit, victis e nubibus exit. |
Arbitre entre son père et sa soeur infortunée, Jupiter divise l'année en deux portions égales, et ordonne que Proserpine, prenant place tour à tour parmi les divinités des deux empires, passera six mois auprès de sa mère et six mois auprès de son époux.
Le calme renaît aussitôt dans le coeur et sur le visage de Cérès : son front, qui naguère eût pu paraître triste même au roi des Enfers, s'épanouit de joie, pareil à l'astre du jour, qui, d'abord voilé d'humides brouillards, sort vainqueur et radieux du sein des nuages. |
Inventa secuit primus qui nave profundum,
et rudibus remis sollicitavit aquas,
qui dubiis ausus committere flatibus alnum,
quas natura negat, praebuit arte vias.
Tranquillis primum trepidus se credidit undis,
litora securo tramite summa legens:
mox longos temptare sinus et linquere terras
et leni coepit pandere vela Noto.
Ast ubi paulatim praeceps audacia crevit
cordaque languentem dedidicere metum,
iam vagus irrumpit pelagus caelumque secutus
Aegaeas hiemes Ioniumque domat. |
Le premier qui, sur un esquif dont il fut l’inventeur, fendit la profondeur des mers, et de ses rames encore informes fatigua les flots étonnés; qui osa livrer au souffle des vents l’aune creusé par ses mains, et s’ouvrit, par le secours de l’art, des sentiers fermés par la nature: celui-là n’osa d’abord qu’en tremblant confier son existence aux ondes les plus calmes; et, côtoyant les rivages, il parcourut une route sans dangers: bientôt il sonda les golfes profonds, il s’éloigna de la terre et déploya ses voiles à la douce haleine du Notus. Mais, lorsque son audace, accrue peu à peu par le succès, eut banni de son cœur une crainte pusillanime, il s’élança vainqueur sur l’immense océan, et, guidé par les étoiles, il triompha des tempêtes de la mer Égée et des flots ioniens. |
Inferni raptoris equos afflataque curru
sidera Taenario caligantesque profundae
Iunonis thalamos audaci promere cantu
mens congesta iubet. Gressus removete, profani.
Iam furor humanos nostro de pectore sensus
expulit et solum spirant praecordia Phoebum.
Iam mihi cernuntur trepidis delubra moveri
sedibus et claram dispergere limina lucem
adventum testata Dei. Iam magnus ab imis
auditur fremitus terris templumque remugit
Cecropium sanctasque faces extollit Eleusis.
Angues Triptolemi strident et squamea curvis
colla levant attrita iugis lapsuque sereno
erecti roseas tendunt ad carmina cristas.
Ecce procul ternis Hecate variata figuris
exoritur laetusque simul procedit Iacchus
crinali florens hedera, quem Parthica velat
tigris et auratos in nodum colligit ungues.
Ebria Maeonius firmat vestigia thyrsus. |
Cédant au transport qui m’agite, dans mes accords audacieux, je vais chanter les coursiers de l’infernal ravisseur, les astres obscurcis par leur épaisse haleine, ct les ténèbres qui enveloppèrent la couche nuptiale de la reine du Tartare. Loin d’ici, profanes, loin d’ici ! La sainte fureur qui me possède a banni de mon âme tout sentiment mortel; c’est Phébus tout entier qui parle par ma voix. Je vois le temple s’agiter sur sa base chancelante; une lumière éclatante en couronne le faîte: il approche; voici le dieu ! La terre en a frémi jusque dans ses entrailles, les autels de Cécrops ont retenti de ce bruit formidable, Éleusis agite dans les airs ses torches sacrées, les serpents de Triptolème font entendre leurs sifflements aigus, et secouent le joug recourbé qui pèse sur leur col écaillé; ils abaissent leur vol paisible, et, dressant vers moi leurs crêtes purpurines, semblent prêter l’oreille à mes accents. Plus loin, Hécate élève sa triple forme; près d’elle s’avance l’aimable Bacchus; ses cheveux sont couronnés de lierre, il est couvert de la dépouille d’un tigre d’Hyrcanie, dont les griffes dorées se réunissent en nœud sur son épaule; un thyrse de Méonie soutient sa démarche avinée. |
Di, quibus innumerum vacui famulantur Averni
vulgus iners, opibus quorum donatur avaris
quidquid in orbe perit, quos Styx liventibus ambit
interfusa vadis et quos fumantia torquens
aequora gurgitibus Phlegethon perlustrat anhelis;
vos mihi sacrarum penetralia pandite rerum
et vestri secreta poli: qua lampade Ditem
flexit Amor, quo ducta ferox Proserpina raptu
possedit dotale Chaos, quantasque per oras
sollicito genetrix erraverit anxia cursu:
unde datae populis fruges et glande relicta
cesserit inventis Dodonia quercus aristis. |
Dieux, qui gouvernez le peuple innombrable des ombres vaines répandues dans le vide de l’Érèbe; vous, dont l’empire avare s’accroît de tout ce qui périt sur la terre; vous, que le Styx enveloppe dans les replis de son onde livide; vous, dont le Phlégéthon parcourt les états, roulant à grand bruit dans sa course haletante des torrents de feux et de fumée; dieux des enfers ! découvrez à mes yeux le sanctuaire de vos obscurs mystères et les secrets de vos sombres climats; dites de quels feux l’Amour alluma le cœur de Pluton, comment la fière Proserpine, cédant aux efforts de son ravisseur, reçut pour dot le royaume du Chaos; dites à travers combien de contrées sa mère promena son incertitude et ses regrets. Car telle fut l’origine des lois données à la terre; ce fut alors, qu’abandonnant le gland des forêts, les mortels préférèrent aux chênes de Dodone les épis dont Cérès leur apprit l’usage. |
Pluton, parce qu'il a été privé de femme, veut porter la guerre contre les dieux de l'Olympe. |
Dux Erebi quondam tumidas exarsit in iras
proelia moturus superis, quod solus egeret
conubiis sterilesque diu consumeret annos,
impatiens nescire torum nullasque mariti
inlecebras nec dulce patris cognoscere nomen.
Iam quaecumque latent ferali monstra barathro
in turmas aciemque ruunt contraque Tonantem
coniurant Furiae crinitaque sontibus hydris
Tisiphone, quatiens infausto lumine pinum,
armatos ad castra vocat pallentia Manes.
Paene reluctatis iterum pugnantia rebus
rupissent elementa fidem penitusque revulso
carcere laxatis pubes Titania vinclis
vidisset caeleste iubar rursusque cruentus
Aegaeon positis aucto de corpore nodis
obvia centeno vexasset fulmina motu. |
Le monarque du Tartare s’enflamma jadis d’un violent courroux et voulut porter la guerre aux dieux de l’Olympe.
"Moi seul, disait-il, je suis privé des douceurs de l’hymen; seul, je vois mes stériles aunées s’écouler dans une triste solitude. Je ne puis plus longtemps ignorer les plaisirs du lit nuptial, je veux jouir enfin du bonheur d’être époux, de m’entendre appeler du doux nom de père."
A sa voix, l’infernal abîme vomit par bataillons les monstres qu’il recèle dans ses gouffres; les Furies ont conjuré la perte du maître du tonnerre; la tête hérissée de serpents, Tisiphone, agitant une torche aux livides clartés, appelle aux armes les pâles ombres. C’en était fait: déjà les éléments, en proie à la discorde, allaient rompre leur harmonie et se livrer à de nouveaux combats; déjà les fils de Titan, brisant leurs fers et renversant leur prison de fond en comble, allaient revoir là lumière céleste; déjà le sanglant Egéon, délivré des liens qui enchaînent étroitement son corps, allait de ses cent bras renvoyer vers les cieux les foudres lancés contre lui. |
Les Parques l'apaisent et Lachésis essaie de le convaincre de demander une épouse à Jupiter. |
Sed Parcae vetuere minas orbique timentes
ante pedes soliumque ducis fudere severam
canitiem genibusque suas cum supplice fletu
admovere manus, quarum sub iure tenentur
omnia, quae seriem fatorum pollice ducunt,
longaque ferratis evolvunt saecula fusis.
Prima fero Lachesis clamabat talia regi
incultas dispersa comas: "O maxime noctis
arbiter umbrarumque potens, cui nostra laborant
stamina, qui finem cunctis et semina praebes
nascendique vices alterna morte rependis,
qui vitam letumque regis (nam quidquid ubique
gignit materies, hoc te donante creatur
debeturque tibi, certis ambagibus aevi
rursus corporeos animae mittuntur in artus),
ne pete firmatas pacis dissolvere leges,
quas dedimus nevitque colus, neu foedera fratrum
civili converte tuba. Cur impia tollis
signa? Quid incestis aperis Titanibus auras?
Posce Iovem: dabitur coniunx." Vix ille pepercit
erubuitque preces animusque relanguit atrox,
quamvis indocilis flecti: ceu turbine rauco
cum gravis armatur Boreas glacieque nivali
hispidus et Getica concretus grandine pennas
disrumpit, pelagus, silvas camposque sonoro
flamine rapturus, si forte adversus aenos
Aeolus obiciat postes, vanescit inanis
impetus et fractae redeunt in claustra procellae. |
Mais les Parques s’opposent à cette guerre menaçante: tremblantes pour le repos de l’univers, elles se prosternent aux pieds de leur roi et couvrent les marches de son trône des flots de leur blanche chevelure. Ces déesses, dont toute la nature reconnaît les lois, dont les doigts filent la trame des destinées humaines et déroulent sur leurs fuseaux d’airain le cours éternel des siècles, ces puissantes déesses ne dédaignent pas d’embrasser les genoux de Pluton et d’élever vers lui des regards suppliants.
Lachésis, la première, les cheveux en désordre, s’adresse en ces termes au cruel monarque des enfers : « Souverain maître des royaumes de la nuit, dont le pouvoir s’étend sur tout l’empire des ombres; toi, pour qui tournent nos fuseaux, qui donnes à tous les êtres et leur principe et leur fin, qui, par une heureuse alternative, les arraches et les rends tour-à-tour à la lumière; c’est toi qui dictes des lois à la mort et à la vie; car tout ce que produit la matière est un don de tes mains; c’est à toi qu’elle le doit, et c’est toi qui, après une révolution de quelques années, renfermes de nouveau les âmes dans leur enveloppe mortelle. Ne cherche pas à rompre une paix que nous t’avons donnée, une paix dont notre main a formé les nœuds. Que la trompette de la discorde ne détruise pas l’alliance qui unit des frères ! Pourquoi déployer un coupable étendard? Veux-tu rendre le jour aux incestueux Titans? Implore Jupiter, il te donnera une épouse. »
Elle dit: Pluton s’arrête; il rougit des prières de la déesse: quoiqu’indomptable, son âme altière s’apaise.
Tel, au sein d’un bruyant tourbillon, Borée s’arme de sa colère, et tout hérissé des glaces de l’hiver, et l’aile chargée des frimas de la Thrace, il brûle de combattre et de bouleverser de son souffle destructeur les mets, les forêts et les plaines. Alors si Éole appose à sa rage des barrières d’airain, ses impuissants efforts s’évanouissent, et la tempête retombe en mugissant dans le fond des cachots. |
Pluton, dont la mélancolie effraie les Enfers, convoque Mercure, qui lui servira de messager vers l'Olympe. |
Tum Maia genitum, qui fervida dicta reportet,
imperat acciri. Cyllenius astitit ales
somniferam quatiens virgam tectusque galero.
Ipse rudi fultus solio nigraque verendus
maiestate sedet. Squalent immania foedo
sceptra situ; sublime caput maestissima nubes
asperat et dirae riget inclementia formae.
Terrorem dolor augebat. Tunc talia celso
ore tonat (tremefacta silent dicente tyranno
atria; latratum triplicem compescuit ingens
ianitor et presso lacrimarum fonte resedit
Cocytos tacitisque Acheron obmutuit undis
et Phlegethonteae requierunt murmura ripae): |
Pluton appelle le fils de Maia, qui doit porter au ciel ses paroles, que dicte une brûlante colère. Le dieu du Cyllène arrive secouant ses ailes et sa verge assoupissante: sa tête est couverte d’un casque.
Assis sur un trône grossier, Pluton déplore sa sombre majesté: une rouille hideuse a rongé son sceptre: l’ennui, comme un nuage obscur, rembrunit son front altier, et ses traits farouches paraissent encore plus redoutables, son courroux le rend plus terrible. Sa parole éclate comme la foudre.
A la voix de son maître, l’abîme se tait épouvanté, le terrible portier des enfers étouffe ses hurlements, le Cocyte, tarissant pour un moment sa source de larmes, suspend son cours, l’Achéron est muet sous son onde immobile, et le Phlégéthon ne mugit plus tristement sur la rive. |
Mercure porte le message de Pluton à Jupiter qui accepte la requête de son frère et pense à une femme qui pourrait faire l'affaire. |
"Atlantis Tegeaee nepos, commune profundis
et superis numen, qui fas per limen utrumque
solus habes geminoque facis commercia mundo,
i celer et proscinde Notos et iussa superbo
redde Iovi: "Tantumne tibi, saevissime frater,
in me iuris erit? Sic nobis noxia vires
cum caelo Fortuna tulit? Num robur et arma
perdidimus, si rapta dies? An forte iacentes
ignavosque putas, quod non Cyclopia tela
stringimus aut vanas tonitru deludimus auras?
Nonne satis visum, quod grati luminis expers
tertia supremae patior dispendia sortis
informesque plagas, cum te laetissimus ornet
signifer et vario cingant splendore Triones?
Sed thalamos etiam prohibes? Nereia glauco
Neptunum gremio complectitur Amphitrite.
Te consanguineo recipit post fulmina fessum
Iuno sinu. Quid enim narrem Latonia furta?
Quid Cererem magnamque Themin? Tibi tanta creandi
copia, te felix natorum turba coronat.
Ast ego deserta maerens inglorius aula
implacidas nullo solabor pignore curas?
Non adeo toleranda quies. Primordia testor
noctis et horrendae stagna intemerata paludis,
si dictis parere negas, patefacta ciebo
Tartara, Saturni veteres laxabo catenas,
obducam tenebris solem, compage soluta
lucidus umbroso miscebitur axis Averno."
Vix ea fatus erat, iam nuntius astra tenebat.
Audierat mandata pater secumque volutat
diversos ducens animos, quae tale sequatur
coniugium Stygiosque velit pro sole recessus.
Certa requirenti tandem sententia sedit. |
"Dieu de Tégée, petit-fils d’Atlas, s’écrie-t-il, toi, le ministre commun du ciel et des enfers, qui seul peux pénétrer dans ces deux royaumes, et qui unis ainsi deux mondes, pars; devance les rapides autans, et redis ces paroles au superbe dieu de l’Olympe:
" Auras-tu donc tant de puissance sur moi, ô le plus cruel des frères ! Est-ce ainsi que la fortune coupable nous a ravi le ciel et la force? en perdant le jour, crois-tu que nous ayons perdu et nos armes et notre vigueur? crois-tu que, lâche, je languisse au fond des enfers, parce que ma main ne lance pas les traits des Cyclopes et ne frappe pas les airs du vain bruit du tonnerre? N’est-ce pas assez pour ton orgueil que, privé de la douce lumière, je supporte en silence l’injuste partage du sort, au fond de ma demeure horrible, quand le ciel te couronne de tous ses feux, et que les Trions versent sur toi leurs brillantes clartés? tu veux encore m’interdire les joies de l’hymen. Amphitrite presse Neptune sur son sein azuré; quand ta main est fatiguée de lancer la foudre, Junon t’ouvre ses bras de sœur. Parlerais-je de Latone, de tes larcins amoureux? de Cérès, de Thémis? Tu peux ainsi perpétuer ta race ! L’heureux essaim de tes enfants se joue autour de toi. Et moi, seul, dévoré d’ennuis au fond de mon sombre palais, où je languis sans gloire, n’aurai-je pas un fils qui me console de mes mortels soucis? Non, je ne puis supporter cette solitude; j’en jure par le berceau de la nuit, par les ondes sacrées du marais des enfers, si tu ne te rends pas à ces paroles, j’ouvrirai le Tartare, que j’armerai contre toi. Je briserai les vieilles chaînes de Saturne; j’envelopperai le jour d’épaisses ténèbres; et quand la barrière sera rompue, le ciel et le sombre Averne se mêleront ensemble."
Il dit; le messager céleste a pénétré dans le palais des dieux: Jupiter a connu les projets de son frère; il roule en y songeant mille pensées dans sa tête, et flotte dans l’incertitude. Quelle femme acceptera une telle alliance? quelle divinité échangera l’éclat du soleil contre les ténèbres du Styx? Enfin, une idée vient suspendre tous ses doutes. |
Pour protéger sa fille unique Proserpine, que bien des prétendants sollicitent, Cérès l'a cachée en Sicile, dans une retraite qu'elle croit sûre. |
Hennaeae Cereri proles optata virebat
unica, nec tribuit subolem Lucina secundam
fessaque post primos haeserunt viscera partus
infecunda quidem; sed cunctis altior exstat
matribus et numeri damnum Proserpina pensat.
Hanc fovet, hanc sequitur: vitulam non blandius ambit
torva parens, pedibus quae nondum proterit arva
nec nova lunatae curvavit germina frontis.
Iam matura toro plenis adoleverat annis
virginitas, tenerum iam pronuba flamma pudorem
sollicitat mixtaque tremit formidine votum.
Personat aula procis: pariter pro virgine certant
Mars clipeo melior, Phoebus praestantior arcu.
Mars donat Rhodopen, Phoebus largitur Amyclas
et Delon Clariosque Lares. Hinc aemula Iuno,
hinc poscit Latona nurum. Despexit utrumque
flava Ceres raptusque timens (heu caeca futuri!)
aethera deseruit; furtim sua pignora terris
commendat fidis Siculasque relegat in oras,
ingenio confisa loci. Trinacria quondam
Italiae pars una fuit, sed pontus et aestus
mutavere situm. Rupit confinia Nereus
victor et abscissos interluit aequore montes
parvaque cognatas prohibent discrimina terras.
Nunc illam socia ruptam tellure trisulcam
opposuit natura mari. Caput inde Pachyni
respuit Ionias praetentis rupibus iras,
hinc latrat Gaetula Thetis Lilybaeaque pulsat
brachia consurgens; hinc indignata teneri
concutit obiectum rabies Tyrrhena Pelorum. |
La déesse d’Henna voyait croître chaque jour le seul gage de tendresse que Lucine eût accordé à ses vœux; son sein épuisé s’arrêta après ce premier effort: il avait cessé d’être fécond. Mais sa fierté l’élève au dessus de toutes les mères, et Proserpine lui fait oublier qu’elle n’a pas d’autres rejetons. Toujours attentive, elle suit partout ses pas.
La génisse à l’œil farouche ne veille pas avec plus d’amour sur son nourrisson, qui, jeune encore, n’a pas foulé la plaine, et n’a pas arrondi en croissant les armes de son front.
Vierge encore, Proserpine avait atteint l’âge de l’hymen. Déjà une flamme amoureuse tourmente sa tendre pudeur, et la crainte se mêle à tous ses vœux. Son palais entend les soupirs de la foule de ses amants: fier de son bouclier, Mars l’agite pour la jeune déesse: il offre avec sa main le Rhodope altier; Phébus, dont les traits sont inévitables, offre Amyclée, et Délos et Claros. Junon, et Latone, sa rivale, se disputent la jeune vierge.
La blonde Cérès a rejeté leurs vœux; et, craignant qu’on ne ravisse Proserpine à son amour (hélas ! qu’elle lit mal dans l’avenir !), elle confie en secret ce dépôt précieux aux terres de Sicile; elle confie sa fille à une retraite infidèle; elle abandonne les airs et la relègue dans les plaines de Sicile. Leur position doit calmer ses alarmes.
La Trinacrie formait jadis une partie de l’Italie; mais la mer et l’orage ont changé sa position. Nérée, vainqueur, a rompu cette union, et ses flots viennent se briser contre les montagnes qu’il a arrachées l’une à l’autre. Une barrière étroite sépare ces terres jadis réunies, et la nature protège d’un triple rempart, contre les fureurs des flots, cette terre qu’elle a jetée loin de celle qui lui était unie. La tête de Pachynum oppose ses roches avancées aux fureurs des ondes ioniennes. Ici mugissent les flots africains, ils viennent se briser en tourbillons contre Lilybée plus loin, la vague tyrrhénienne, ne pouvant plus supporter la barrière qui la retient, vient battre le Pélore qui résiste à ses coups. |
Au milieu de la Sicile se dresse l'Etna, dont les éruptions redoutables restent un phénomène mystérieux. |
In medio scopulis se porrigit Aetna perustis:
Aetna Giganteos numquam tacitura triumphos,
Enceladi bustum, qui saucia terga revinctus
spirat inexhaustum flagranti vulnere sulphur,
et quotiens detractat onus cervice rebelli
in laevum dextrumque latus, tunc insula fundo
vertitur et dubiae nutant cum moenibus urbes.
Aetnaeos apices solo cognoscere visu,
non aditu temptare licet. Pars cetera frondet
arboribus, teritur nullo cultore cacumen.
Nunc movet indigenas nimbos piceaque gravatum
foedat nube diem, nunc motibus astra lacessit
terrificis damnisque suis incendia nutrit.
Sed quamvis nimio fervens exuberet aestu,
scit nivibus servare fidem pariterque favillis.
Durescit glacies tanti secura vaporis,
arcano defensa gelu fumoque fideli
lambit contiguas innoxia flamma pruinas.
Quae scopulos tormenta rotant? Quae tanta cavernas
vis glomerat? quo fonte ruit Vulcanius amnis?
Sive quod obicibus discurrens ventus opertis
offenso rimosa furit per saxa meatu,
dum scrutatur iter, libertatemque reposcens
putria multivagis populatur flatibus antra;
seu mare sulphurei ductum per viscera montis
oppressis ignescit aquis et pondera librat. |
Au milieu de l’île, s’élève sur ses rocs calcinés l’Etna, monument éternel des fureurs des géants. Sous ses profonds abîmes, Encelade, enchaîné et couvert de blessures, vomit, de ses entrailles dévorées par le feu, des torrents de soufre. Toutes les fois que sa tête rebelle, cherchant à se dérober au fardeau qui l’accable, s’agite à droite ou à gauche, l’île est ébranlée dans ses fondements, et les cités et leurs remparts tremblent et chancellent.
L’œil seul peut mesurer les hauteurs de l’Etna; son sommet est inaccessible aux pieds de l’homme. Ses flancs sont tapissés de la verdure des arbres; son sommet n’est cultivé par aucune main. Tantôt il vomit les nuages formés dans son sein, et change en une sombre teinte la pureté du jour; tantôt des roches énormes semblent attaquer les cieux, et il déchire ses flancs pour lancer des torrents de flammes. Mais, quoique sa lave bouillonne et se répande autour de lui, les neiges n’ont point perdu leurs droits, et la glace se durcit à l’abri de ses brûlantes vapeurs, défendue par un froid secret, et une flamme légère laisse courir sa fumée sur les frimas qui la touchent.
Quelles machines lancent ces rochers? quelle force les entasse dans les flancs de l’Etna? de quelle source se précipite ce torrent de feu? Peut-être le vent, tourmentant les cachots souterrains qui l’emprisonnent, s’agite au milieu de ces rocs qui peuvent lui ouvrir un passage; et, tandis qu’il veut se frayer une route et redemande la liberté, son souffle destructeur détruit les voûtes de ces cavernes que le temps a minées. Peut-être la mer, s’introduisant dans les flancs de cette montagne de soufre, s’échauffe quand ses eaux sont pressées, et rejette ces masses dans les airs. |
Quittant la Sicile, Cérès se rend sur son char en Phrygie, sur le mont Ida, pour y rencontrer sa mère Cybèle qui, pleine de joie, l'accueille. |
Hic ubi servandum mater fidissima pignus
abdidit, ad Phrygios tendit secura Penates
turrigeramque petit Cybelen sinuosa draconum
membra regens, volucri qui pervia nubila tractu
signant et placidis humectant frena venenis.
Frontem crista tegit, pingunt maculosa virentes
terga notae, rutilum squamis intermicat aurum.
Nunc spiris Zephyros tranant, nunc arva volatu
inferiora secant. Cano rota pulvere labens
sulcatam fecundat humum. Flavescit aristis
orbita. Surgentes condunt vestigia fruges,
vestit iter comitata seges. Iam linquitur Aetna
totaque decrescit refugo Trinacria visu.
Heu quotiens praesaga mali violavit oborto
rore genas! Quotiens oculos ad tecta retorsit
talia voce movens: "Salve, gratissima tellus,
quam nos praetulimus caelo: tibi gaudia nostri
sanguinis et caros uteri commendo labores.
Praemia digna manent. Nullos patiere ligones
et nullo rigidi versabere vomeris ictu,
sponte tuus florebit ager. Cessante iuvenco
ditior oblatas mirabitur incola messes."
Sic ait et fulvis tetigit serpentibus Idam.
Hic sedes augusta Deae templique colendi
religiosa silex, densis quam pinus obumbrat
frondibus, et nulla lucos agitante procella
stridula coniferis modulatur carmina ramis.
Terribiles intus thiasi vesanaque mixto
concentu delubra gemunt. Ululatibus Ide
bacchatur; timidas inclinant Gargara silvas.
Postquam visa Ceres, mugitum tympana frenant,
conticuere chori: Corybas non impulit ensem,
non buxus, non aera sonant blandasque leones
submisere iubas. Adytis gavisa Cybebe
exilit et pronas extendit ad oscula turres. |
A peine la confiante Cérès a-t-elle caché dans cette retraite le gage précieux de son amour, tranquille, elle regagne la Phrygie: elle se rend auprès de Cybèle, dont le front est couronné de tours.
Ses mains guident ses dragons tortueux qui, glissant légèrement au milieu des airs, teignent leurs mors de venins impuissants. Une crête se dresse sur leur tête, des taches verdâtres s’étendent sur leur dos, et l’or étincelle sur leurs écailles. Tantôt, se repliant sur eux-mêmes, ils fendent les airs; tantôt leur vol s’abaisse et ils rasent la plaine : la roue, qui glisse sur la poussière, laisse tomber des germes qui fécondent la terre: le sentier se couvre d’épis jaunissants, et le chaume a caché les traces de sa route, Partout la moisson l’accompagne et tapisse le chemin.
Déjà l’Etna a disparu et la Sicile va bientôt échapper à ses regards. Hélas ! combien de fois, présageant ses malheurs, elle a laissé couler ses larmes ! combien de fois ses yeux se sont reportés vers son palais !
« Adieu, s’écrie-t-elle, terre chérie que nous avons préférée au ciel ! C’est à toi que je confie mon sang, ma joie, le fruit de mes entrailles. Une récompense éclatante paiera tes bienfaits. Ton sein ne sera pas déchiré par la charrue; tu ne seras pas brisée sous les coups des persans râteaux. Les champs se couvriront d’eux-mêmes de verdure, et le moissonneur, dont les taureaux se reposeront, s’étonnera de voir augmenter ses richesses. »
Elle dit; et les serpents azurés ont atteint l’Ida. C’est là qu’est le temple auguste de la déesse; là s’élève la pierre sacrée que l’on doit entourer de son culte. Un pin touffu l’ombrage de ses feuilles, jamais les vents ne tourmentent ce bois, et les rameaux qui s’élancent dans les airs forment des concerts harmonieux. Au dedans, au bruit des terribles thiases, le temple répète des hurlements confus; le mont Ida retentit de ces clameurs, et le Gargare épouvanté courbe la tête.
Cérès se montre: les timbales ont cessé de mugir; les chœurs se taisent. Le Corybante ne brandit plus son épée la flûte, la trompette, sont muettes; les lions caressants ont abaissé leur crinière. Pleine de joie, Cybèle s’élance hors de son sanctuaire, et les tours qui couvrent sa tête s’inclinent vers le front de sa fille. |
Jupiter ordonne à Vénus d'aller en Sicile au palais de Cérès où est Proserpine et d'en faire sortir la jeune fille. Pallas et Diane l'accompagneront. |
Viderat haec dudum summa speculatus ab arce
Iuppiter ac Veneri mentis penetralia pandit:
"Curarum, Cytherea, tibi secreta fatebor.
Candida Tartareo nuptum Proserpina regi
iam pridem est decreta dari. Sic Atropos urget,
sic cecinit longaeva Themis. Nunc matre remota
rem peragi tempus. Fines invade Sicanos
et Cereris prolem patulis illudere campis,
crastina puniceos cum lux detexerit ortus,
coge tuis armata dolis, quibus urere cuncta,
me quoque saepe, soles. Cur ultima regna quiescunt?
Nulla sit immunis regio nullumque sub umbris
pectus inaccensum Veneri. Iam tristis Erinys
sentiat ardores, Acheron Ditisque severi
ferrea lascivis mollescant corda sagittis."
Accelerat praecepta Venus iussuque parentis
Pallas et inflexo quae terret Maenala cornu
addunt se comites. Divino semita gressu
claruit, augurium qualis laturus iniquum
praepes sanguineo dilabitur igne cometes
prodigiale rubens: non illum navita tuto,
non impune vident populi, sed crine minaci
nuntiat aut ratibus ventos aut urbibus hostes. |
Jupiter, du haut des cieux, observait tous ces mouvements, et il dévoile à Vénus les secrets de son âme.
"Déesse de Cythère, lui dit-il, je vais te découvrir mes soucis. Depuis longtemps la belle Proserpine doit unir sa main à celle du roi des enfers. Tels sont les ordres d’Atropos et les lois de l’antique Thémis. Maintenant qu’elle n’est plus sous les yeux de sa mère, il est temps d’accomplir cet hymen. Descends dans les plaines de Sicile; et demain, quand l’aurore aura fait briller ses rayons de pourpre, invite la fille de Cérès à folâtrer dans la plaine : arme-toi de ces traits perfides, qui lancent partout la flamme, et souvent même dans mon cœur. Pourquoi ce repos dans les royaumes sombres? Qu’il n’y ait point de contrée, point de cœur à l’abri des armes de Vénus. Oui, que la triste Erinnys soit brûlée de tes feux; que l’Achéron, que le cœur d’airain du dieu des enfers, s’amollissent sous tes coups."
Vénus se hâte d’exécuter ces ordres; à la voix de son père, Pallas et la déesse dont l’arc recourbé fait trembler le Ménale, viennent se joindre à elle. Sous leurs pas jaillit une divine lumière.
Telle, portant de sinistres présages, la comète, dans sa chute rapide, trace un sillon de sang: le nocher et les peuples ne voient pas sans frémir sa lugubre rougeur; sa chevelure menaçante annonce ou la tempête aux vaisseaux ou la guerre aux cités. |
Proserpine, dans le palais de Cérès, est occupée à une broderie; elle est tourmentée par un pressentiment lorsqu'arrivent les déesses. |
Devenere locum, Cereris quo tecta nitebant
Cyclopum firmata manu: stant ardua ferro
moenia, ferrati postes immensaque nectit
claustra chalybs. Nullum tanto sudore Pyragmon
nec Steropes construxit opus; non talibus umquam
spiravere Notis animae nec flumine tanto
incoctum maduit lassa cervice metallum.
Atria cingit ebur; trabibus solidatur aenis
culmen et in celsas surgunt electra columnas.
Ipsa domum tenero mulcens Proserpina cantu
irrita texebat rediturae munera matri.
Hic elementorum seriem sedesque paternas
insignibat acu: veterem qua lege tumultum
discrevit Natura parens et semina iussis
discessere locis: quidquid leve, fertur in altum,
in medium graviora cadunt, incanduit aer,
legit flamma polum, fluxit mare, terra pependit.
Nec color unus erat: stellas accendit in auro,
ostro fundit aquas. Attollit litora gemmis
filaque mentitos iam iam caelantia fluctus
arte tument. Credas inlidi cautibus algam
et raucum bibulis inserpere murmur harenis.
Addit quinque plagas. Mediam subtegmine
rubro obsessam fervore notat; squalebat inustus
limes et assiduo sitiebant stamina sole:
vitales utrimque duas, quas mitis oberrat
temperies habitanda viris; in fine supremo
torpentes traxit geminas brumaque perenni
foedat et aeterno contristat frigore telas.
Nec non et patrui pingit sacraria Ditis
fatalesque sibi Manes. Nec defuit omen;
praescia nam subitis maduerunt fletibus ora.
Coeperat et vitreis summo iam margine texti
Oceanum sinuare vadis; sed cardine verso
cernit adesse deas imperfectumque laborem
deserit et niveos infecit purpura vultus
per liquidas succensa genas castaeque pudoris
illuxere faces. Non sic decus ardet eburnum,
Lydia Sidonio quod femina tinxerit ostro. |
Les déesses arrivent à l’endroit où étincelle le palais de Cérès, dont la main des Cyclopes a posé les fondements.
Les murs sont de fer, les portes de fer, et l’acier enchaîne ces immenses barrières. Jamais ouvrage n’a coûté plus de sueurs à Pyracmon et à Stérope; jamais les vents ne s’étaient échappés avec plus de bruit des soufflets qui les retiennent, et jamais la fournaise épuisée ne fut plus humectée des flots du métal qu’elle fit fondre. L’ivoire pare les portiques, le dôme repose sur des poutres d’airain, et les métaux s’élancent en colonnes dans les airs.
Proserpine charmait elle-même sa demeure par les accords de sa voix: et sa main tissait pour sa mère un présent qu’elle ne doit point recevoir.
Là, son aiguille traçait la chaîne des éléments, le séjour de son père; on voyait la nature donner des lois au chaos; les semences se répandent sur le sein de la terre; les corps légers s’élèvent dans les airs, d’autres sont entraînés par leur gravité vers le centre. L’éther est embrasé de mille feux, le ciel tout brillant d’étoiles tourne sur les pôles, la mer a coulé, et la terre demeure suspendue dans les airs. Le dessin de la déesse étincelle de couleurs variées, c’est sur un fond d’or que brillent les étoiles, l’onde coule sur un lit de pourpre, les rivages s’élèvent en pierres précieuses, et la laine mensongère, qui semble imiter les flots, s’enfle et se gonfle sous ses doigts. On dirait que l’algue vient se briser contre le rocher; le sable, qui boit l’eau, semble laisser échapper un léger murmure. On voit aussi les cinq zones : celle du milieu, toujours brillée par la chaleur, est tracée par un fil de pourpre; cet espace est consumé par le feu, et les rayons du soleil semblent avoir desséché la trame. De chaque côté s’ouvre un ciel plus tempéré, où la vie appelle les humains. Aux extrémités s’étendent deux zones toujours engourdies par le froid; elles sont hérissées de frimas éternels, et la toile elle-même semble se raidir sous la glace qui la couvre. La déesse représente aussi le palais de son oncle, le dieu des enfers, et le séjour des mânes que le sort lui réserve.
Un présage lui révéla son destin; ses joues s’humectèrent tout à coup de larmes involontaires. Déjà, sous ses doigts, l’Océan commençait à embrasser la terre de ses ondes transparentes; mais la porte du palais a crié sur ses gonds, les déesses arrivent. A leur approche, elle laisse son ouvrage imparfait; une teinte de pourpre a coloré son doux visage, et elle brille de tous les feux de la pudeur. L’ivoire n’a pas un éclat si vif, quand une femme de Lydie le teint dans la pourpre de Sidon. |
La nuit tombée, Pluton, obéissant à Jupiter, fait préparer le char qui va lui permettre de monter sur la surface de la terre. |
Merserat unda diem; sparso nox umida somno
languida caeruleis invexerat otia bigis,
iamque viam Pluto superas molitur ad auras
germani monitu. Torvos invisa iugales
Allecto temone ligat, qui pascua mandunt
Cocyti pratisque Erebi nigrantibus errant
stagnaque tranquillae potantes marcida Lethes
aegra soporatis spumant oblivia linguis.
Orphnaeus crudele micans Aethonque sagitta
ocior et Stygii sublimis gloria Nycteus
armenti Ditisque nota signatus Alastor
stabant ante fores iuncti saevumque fremebant
crastina venturae spectantes gaudia praedae. |
Le jour avait disparu sous les eaux de la mer, et la nuit, montée sur son char d’azur, répandait sur la terre le sommeil et les langueurs du repos. Docile aux avis de son frère, Pluton va se frayer une route jusque sur la terre.
La hideuse Alecton attelle au char les coursiers farouches qui paissent sur les rives du Cocyte, errent dans les plaines ténébreuses de l’Érèbe, et, buvant les ondes dormantes du paisible Léthé, laissent couler de leur bouche une écume assoupissante. Orphnée, dont l’œil est terrible, Éthon, plus rapide qu’un trait, Nyctée, le roi des troupeaux du Styx, et Alastor, qui porte l’empreinte du dieu des enfers, se tiennent à la porte et frémissent sous le joug : ils attendent avec impatience la proie que leur maître doit enlever le lendemain. |
Invocation à Orphée en prélude au deuxième chant. |
Otia sopitis ageret cum cantibus Orpheus
neglectumque diu deposuisset opus,
lugebant erepta sibi solatia Nymphae,
quaerebant dulces flumina maesta modos.
Saeva feris natura redit metuensque leonem
implorat citharae vacca tacentis opem.
Illius et duri flevere silentia montes
silvaque Bistoniam saepe secuta chelyn.
Sed postquam Inachiis Alcides missus ab Argis
Thracia pacifero contigit arva pede
diraque sanguinei vertit praesepia regis
et Diomedeos gramine pavit equos,
tunc patriae festo laetatus tempore vates
desuetae repetit fila canora lyrae
et resides levi modulatus pectine nervos
pollice festivo nobile duxit ebur.
Vix auditus erat: venti frenantur et undae,
pigrior astrictis torpuit Hebrus aquis,
porrexit Rhodope sitientes carmina rupes,
excussit gelidas pronior Ossa nives.
Ardua nudato descendit populus Haemo
et comitem quercum pinus amica trahit,
Cirrhaeasque dei quamvis despexerit artes,
Orpheis laurus vocibus acta venit.
Securum blandi leporem fovere molossi
vicinumque lupo praebuit agna latus.
Concordes varia ludunt cum tigride dammae,
Massylam cervi non timuere iubam. |
Quand, oubliant ses sublimes accords, Orphée se livrait au repos et laissait suspendue sa lyre abandonnée, les Nymphes, pleurant la perte de leurs plaisirs, redemandaient en larmes ses chants harmonieux. Les bêtes sauvages reprennent leur naturel farouche, et la génisse implore contre le lion les sens de cette lyre muette. Les montagnes elles-mêmes, malgré leur dureté, ont gémi de son silence, ainsi que les forêts, qui si souvent avaient suivi ses chants.
Mais aussitôt que, parti d’Argos, Alcide a ramené la paix, qui suit partout ses pas; quand il a renversé les étables sanglantes d’un roi cruel, et nourri de gazon les coursiers de Diomède; alors, inspiré par le bonheur de sa patrie, le poète reprit, après un long oubli, les cordes harmonieuses de sa lyre, et, ranimant sous son archet l’instrument longtemps négligé, il promène ses doigts légers sur l’ivoire qui frémit.
Aux accents de sa lyre, le vent et l’onde se calment; l’Hèbre, enchaînant ses flots, se traîne plus lentement; le Rhodope avance ses rochers avides de la divine harmonie, et l’Ossa secoue ses neiges éternelles; le peuplier s’élance et quitte la cime de l’Hémus dépouillé; le pin, ami du chêne, l’entraîne à sa suite; et, malgré ses mépris pour l’art du dieu de Cyrrha, le laurier attendri cède à la voix d’Orphée. Le lièvre se livre sans crainte aux caresses du chien, et l’agneau présente au loup son flanc sans défense. Les daims et les tigres, dans leur accord, folâtrent ensemble, et le cerf voit sans frayeur la crinière du lion de Massylie. |
Ille novercales stimulos actusque canebat
Herculis et forti monstra subacta manu,
qui timidae matri pressos ostenderit angues
intrepidusque fero riserit ore puer.
"Te neque Dictaeas quatiens mugitibus urbes
taurus nec Stygii terruit ira canis,
non leo sidereos caeli rediturus ad axes,
non Erymanthei gloria montis aper.
Solvis Amazonios cinctus, Stymphalidas arcu
appetis, occiduo ducis ab orbe greges
tergeminique ducis numerosos deicis artus
et totiens uno victor ab hoste redis.
Non cadere Antaeo, non crescere profuit Hydrae,
nec cervam volucres eripuere pedes.
Caci flamma perit, rubuit Busiride Nilus,
prostratis maduit nubigenis Pholoe.
Te Libyci stupuere sinus, te maxima Tethys
horruit, imposito cum premerere polo.
Firmior Herculea mundus cervice pependit,
lustrarunt umeros Phoebus et astra tuos."
Thracius haec vates. Sed tu Tirynthius alter,
Florentine, mihi, tu mea plectra moves
antraque Musarum longo torpentia somno
excutis et placidos ducis in orbe choros. |
Orphée chantait la haine d’une marâtre, et les travaux d’Hercule, et les monstres domptés par sa main puissante; il disait comment, jeune encore, il montra à sa mère effrayée les serpents qu’il avait tués, et quel sourire terrible se peignait sur ses traits enfantins. Tu as vu sans frayeur, disait le poète, et le taureau dont les gémissements effrayaient les villes de la Crète, et la colère du chien des enfers, et le lion qui doit remonter aux cieux, et le sanglier, la gloire des monts d’Érymanthe. Tu dénoues la ceinture des Amazones; tes flèches poursuivent les Harpies dans leur fuite; tu ramènes des troupeaux des limites du couchant; tu déchires les membres de Géryon aux trois corps, et chacun d’eux t’offre un nouveau triomphe. En vain Antée retombe sur la terre, en vain l’Hydre renaît sans cesse, en vain la biche croit trouver son salut dans la légèreté de ses pieds. Tu éteins les feux de Cacus, le sang de Busiris a rougi le Nil, et le Pholoë est couvert des cadavres des Centaures. Les rivages de Libye ont admiré tes exploits; et, quand tu soutins le pôle, Atlas recula frappé d’épouvante: le monde était plus inébranlable, quand il reposait sur les épaules d’Hercule; Phébus et les astres ont fourni leur carrière en s’appuyant sur toi.
Ainsi chantait Orphée; et toi, Florentinus, tu es pour moi un nouvel Hercule: par toi ma lyre se ranime et réveille les échos longtemps endormis dans les antres des Muses; encouragée par ton suffrage, ma voix prélude à de nouveaux accords. |
Vénus réussit à entraîner Proserpine hors du palais; les suivent Pallas et Diane. |
Impulit Ionios praemisso lumine fluctus
nondum pura dies, tremulis vibratur in undis
ardor et errantes ludunt per caerula flammae.
Iamque audax animi fidaeque oblita parentis
fraude Dionaea riguos Proserpina saltus
(sic Parcae voluere) petit. Ter cardine verso
praesagum cecinere fores, ter conscia fati
flebile terrificis gemuit mugitibus Aetna.
Nullis illa tamen monstris nulloque tenetur
prodigio; comites gressum iunxere sorores.
Prima dolo gaudens et tanti conscia voti
it Venus et raptus metitur corde futuros,
iam durum flexura Chaos, iam Dite subacto
ingenti famulos Manes ductura triumpho.
Illi multifidos crinis sinuatur in orbes
Idalia divisus acu; sudata marito
fibula purpureos gemma suspendit amictus.
Candida Parrhasii post hanc regina Lycei
et Pandionias quae cuspide protegit arces,
utraque virgo, ruunt: haec tristibus aspera bellis,
haec metuenda feris. Tritonia casside fulva
caelatum Typhona gerit, qui summa peremptus
ima parte viget moriens et parte superstes,
hastaque terribili surgens per nubila ferro
instar erat silvae; tantum stridentia colla
Gorgonis obtentu pallae fulgentis inumbrat. |
L’aurore naissante colore à peine les mers de l’Ionie: la lumière se joue dans l’onde tremblante, et ses feux glissent et étincellent sur des flots d’azur. Et voilà que, bannissant toute crainte, oubliant les avis de sa mère, entraînée par les conseils de Vénus (ainsi le veulent les Parques), Proserpine se rend dans de frais bocages. Trois fois, sinistre présage ! la porte a mugi sur ses gonds; trois fois, connaissant l’arrêt du destin, l’Etna a retenti de mugissements plaintif, et d’un bruit terrible. Mais aucun prodige, aucun présage ne peut l’arrêter.
Les trois déesses, ses sœurs, suivent ses pas. Fière du succès de sa ruse, Vénus s’avance la première; dans son cœur elle voit déjà le ravisseur triompher; elle dissimule encore sa joie : bientôt avec Pluton elle va dompter l’inflexible Chaos, et traîner en triomphe les Mânes enchaînés à son char. Sa chevelure, retenue par l’aiguille d’Idalie, se partage en boudes élégantes; une agrafe de diamants, que Vulcain arrosa de ses sueurs retient son manteau de pourpre.
Sur ses pas volent la reine brillante du Lycée, et la déesse dont le bras protège les citadelles de Pandion: toutes deux vierges, l’une terrible dans les guerres sanglantes, et l’autre redoutable aux monstres des forêts. Sur son casque altier Minerve porte l’image de Typhon, qui semble se survivre à lui-même: son buste est déjà la proie de la mort, et la vie anime encore ses membres inférieurs. Sa lance, qui se perd au milieu des nues, ressemble à une forêt; un voile brillant cache les serpents qui sifflent autour de la tête de la Gorgone. |
At Triviae lenis species et multus in ore
frater erat Phoebique genas et lumina Phoebi
esse putes, solusque dabat discrimina sexus.
Brachia nuda nitent, levibus proiecerat auris
indociles errare comas arcuque remisso
otia nervus agit; pendent post terga sagittae.
Crispatur gemino vestis Gortynia cinctu
poplite fusa tenus, motoque in stamine Delos
errat et aurato trahitur circumflua ponto.
Quas inter Cereris proles, nunc gloria matris,
mox dolor, aequali tendit per gramina passu,
nec membris nec honore minor, potuitque videri
Pallas, si clipeum ferret, si spicula, Phoebe.
Collectae tereti nodantur iaspide vestes.
Pectinis ingenio numquam felicior artis
contigit eventus, nulli sic consona telae
fila nec in tantum veri duxere figuras.
Hic Hyperionio Solem de semine nasci
fecerat et pariter Lunam, sed dispare forma,
aurorae noctisque duces. Cunabula Tethys
praebet et infantes gremio solatur anhelos
caeruleusque sinus roseis radiatur alumnis.
Invalidum dextro portat Titana lacerto
nondum luce gravem nec pubescentibus alte
cristatum radiis. Primo clementior aevo
fingitur et tenerum vagitu despuit ignem.
Laeva parte soror vitrei libamina potat
uberis et parvo signatur tempora cornu. |
Le front de Diane est plein de douceur; Apollon respire dans ses traits: voilà ses joues, ses yeux; le sexe seul est différent. Ses bras nus sont éclatants de blancheur; elle laisse flotter au gré du zéphyr sa chevelure indocile; son arc détendu se repose, et son carquois reste oisif sur son épaule. Une double écharpe retient son vêtement, qui tombe jusqu’aux genoux; on voit errer Délos sur la trame agitée par sa marche, et elle semble le jouet d’une mer qui l’entoure de ses flots d’or.
Au milieu s’avance Proserpine, maintenant la gloire, bientôt le désespoir de sa mère; elle marche leur égale, et sa taille et sa majesté ne le cèdent en rien aux déesses. Armée d’un bouclier, c’est Pallas; l’arc à la main, c’est Phébé. Sa robe se rattache à un cercle de jaspe poli: jamais, dans l’art ingénieux de la navette, la trame ne fut mieux unie au fil qui la recouvre; jamais l’illusion ne se rapprocha plus de la vérité. On y voyait le Soleil et sa sœur, ces deux arbitres du jour et de la nuit, tous deux issus du sang d’Hypérion, mais avec des traits différents. Téthys leur présente un berceau, et repose sur son sein ses enfants fatigués: son sein azuré se colore de la pourpre de leurs rayons. Son bras droit soutient le jeune Titan: nouveaux encore, ses feux ne brûlent pas; sa tête n’est couronnée que d’une faible auréole. Comme son âge est plus tendre, sa lumière est plus douce, et des flammes légères s’échappent avec ses cris. Sur le bras gauche, sa sœur savoure le lait d’une mamelle d’azur; et déjà son front se couronne d’un léger croissant. |
Sortie du palais magnifiquement parée, Proserpine est suivie de Nymphes de la Sicile. |
Tali luxuriat cultu. Comitantur euntem
Naides et socia stipant utrimque caterva,
quae fontes, Crinise, tuos et saxa rotantem
Pantagiam nomenque Gelam qui praebuit urbi,
concelebrant, quas pigra vado Camerina palustri,
quas Arethusaei latices, quas advena nutrit
Alpheus; Cyane totum supereminet agmen.
Qualis Amazonidum peltis exsultat ademptis
pulchra cohors, quotiens Arcton populata virago
Hippolyte niveas ducit post proelia turmas,
seu flavos stravere Getas, seu forte rigentem
Thermodontiaca Tanaim fregere securi:
aut quales referunt Baccho sollemnia Nymphae
Maeoniae, quas Hermus alit, ripasque paternas
percurrunt auro madidae; laetatur in antro
amnis et undantem declinat prodigus urnam. |
Telle, éblouissante de parure, Proserpine avance, suivie des Naïades qui, compagnes de sa course, marchent à ses côtés: ce sont les Nymphes, ô Crinise ! qui habitent ta source, et le Pantagias, qui roule des rochers, et le Gela, qui donna son nom à une ville; les Nymphes que nourrissent dans leurs roseaux les ondes paresseuses de Camérine, celles de l’Aréthuse et celles de l’Alphe, étrangères à ces contrées. Cyane domine tout cet essaim de beautés.
Ainsi bondit la cohorte brillante des Amazones armées de leurs boucliers recourbés toutes les fois que l’impétueuse Hippolyte, après avoir ravagé le Nord, ramène du combat leurs gracieux bataillons; soit que le Gète à la blonde chevelure ait mordu la poussière, soit que le Tanaïs glacé ait senti les coups de la hache dont le Thermodon les arma. Telles encore les Nymphes de Méonie, filles de l’Hermus, de retour de leur sacrifice à Bacchus, parcourent les rives paternelles, tout humides d’une liqueur dorée: le fleuve tressaille dans sa grotte, et son urne inclinée s’épanche à grands flots. |
Apercevant le petit groupe des déesses, Henna demande à Zéphyre de rendre pour elles la Sicile encore plus belle et de la couvrir de fleurs. |
Viderat herboso sacrum de vertice vulgus
Henna parens florum curvaque in valle sedentem
compellat Zephyrum: Pater o gratissime veris,
qui mea lascivo regnas per prata meatu
semper et adsiduis inroras flatibus annum,
respice Nympharum coetus et celsa Tonantis
germina per nostros dignantia ludere campos.
Nunc adsis faveasque, precor, nunc omnia fetu
pubescant virgulta velis, ut fertilis Hybla
invideat vincique suos non abnuat hortos.
Quidquid turiferis spirat Panchaia silvis,
quidquid odoratus longe blanditur Hydaspes,
quidquid ab extremis ales longaevus harenis
colligit optato repetens exordia saeclo,
in venas disperge meas et flamine largo
rura fove. Merear divino pollice carpi
et nostris cupiant ornari numina sertis."
Dixerat. Ille novo madidantes nectare pennas
concutit et glebas fecundo rore maritat,
quaque volat, vernus sequitur rubor. Omnis in herbas
turget humus medioque patent convexa sereno;
sanguineo splendore rosas, vaccinia nigro
induit et dulci violas ferrugine pingit.
Parthica quae tantis variantur cingula gemmis
regales vinctura sinus? Quae vellera tantum
ditibus Assyrii spumis fuscantur aeni?
Non tales volucer pandit Iunonius alas,
nec sic innumeros arcu mutante colores
incipiens redimitur hiems, cum tramite flexo
semita discretis interviret umida nimbis.
Forma loci superat flores: curvata tumore
parvo planities et mollibus edita clivis
creverat in collem. Vivo de pumice fontes
roscida mobilibus lambebant gramina rivis
silvaque torrentes ramorum frigore soles
temperat et medio brumam sibi vindicat aestu:
apta fretis abies, bellis accommoda cornus,
quercus amica Iovi, tumulos tectura cupressus,
ilex plena favis, venturi nuntia laurus.
Fluctuat hic denso crispata cacumine buxus,
hic hederae serpunt, hic pampinus induit ulmos.
Haud procul inde lacus (Pergum dixere Sicani)
panditur et nemorum frondoso margine cinctus
vicinis pallescit aquis; admittit in altum
cernentes oculos et late pervius humor
ducit inoffensos liquido sub flumine visus,
imaque perspicui prodit secreta profundi. |
Henna, mère des fleurs, de ses sommets gazonneux avait aperçu la troupe sacrée; elle appelle Zéphyre assoupi au fond de la vallée :
« Père aimable du printemps ! s’écrie-t-elle; toi, qui règnes en folâtrant toujours sur mes prairies; toi, dont la moite haleine les rafraîchit toute l’année: vois-tu ces chœurs de Nymphes? vois-tu les descendants du dieu de l’Olympe qui daignent, dans leurs jeux, visiter mes campagnes? Accours, je t’en supplie; seconde mes vœux : que les arbrisseaux se couvrent de fleurs nouvelles, et que l’Hybla, malgré sa fertilité, me porte envie, et s’avoue vaincu par mes vergers ! Que tous les parfums qu’exhale l’Arabie dans ses forêts d’encens, que ceux dont l’Hydaspe embaume ses rives, que tous ceux que l’immortel oiseau recueille dans les plaines de Saba, lorsqu’il élève ce bûcher désiré ou il va de nouveau puiser la vie, que tous ces parfums coulent dans mes veines ! Que ton souffle réchauffe mes campagnes, que mes fleurs méritent d’être cueillies par un doigt divin, et que les déesses se couronnent à l’envi de mes guirlandes ! »
Elle dit; le dieu a secoué ses ailes humides d’un frais nectar, une rosée bienfaisante a fécondé la terre. Partout ou il vole, les roses du printemps naissent sur ses traces; la terre se couvre de verdure; un ciel d’azur lui sourit. La rose s’embellit d’une teinte de pourpre, le vaciet d’un noir sombre, et la violette d’un bleu modeste. Les perles dont le Parthe enrichit la ceinture de ses rois brillent-elles d’aussi vives nuances? et la laine de Tyr sort-elle aussi éclatante de l’airain bouillonnant? Non; les ailes de l’oiseau de Junon éblouissent moins les regards; Iris étincelle de moins de feux, lorsqu’au retour de l’orage elle fait briller son arc dans les cieux, et que, dans sa marche oblique, elle partage les nuages et laisse entre eux une trace bleuâtre.
La beauté du site fait oublier celle des fleurs. La plaine, arrondissant peu à peu ses contours par une pente insensible, s’élève en colline. Jaillissant d’une roche poreuse, des sources limpides caressent de leurs eaux vagabondes le gazon couvert de rosée. La forêt tempère, par la fraîcheur de son feuillage, les ardeurs du soleil : l’hiver y règne au milieu des étés. Là s’élève le sapin, qui bientôt voguera sur les flots; et le cormier, instrument des combats; le chêne, aimé de Jupiter; le cyprès, qui ombrage les tombeaux; l’yeuse, chargée de miel, et le laurier, confident des secrets de l’avenir. Le buis laisse flotter son épaisse chevelure, le lierre serpente, et l’orme se cache sous la vigne. Non loin s’étend un lac (les Siciliens l’appellent Pergus); entouré d’une ceinture de forêts, il se colore du reflet d’une pâle verdure: l’œil peut plonger jusqu’au fond de ses eaux, et son onde limpide laisse le regard errer sans obstacle dans ses profondeurs, et révèle les secrets de l’abîme mal cachés par ses flots. |
Alors que Proserpine et les trois déesses cueillent des fleurs, un bruit soudain éclate. |
[Huc elapsa cohors gaudet per florida rura].
Hortatur Cytherea legant: "Nunc ite, sorores,
dum matutinis praesudat solibus aer,
dum meus humectat flaventes Lucifer agros,
roranti praevectus equi." Sic fata doloris
carpit signa sui. Varios tum cetera saltus
invasere cohors. Credas examina fundi
Hyblaeum raptura thymum, cum cerea reges
castra movent fagique cava dimissus ab alvo
mellifer electis exercitus obstrepit herbis.
Pratorum spoliatur honos: haec lilia fuscis
intexit violis, hanc mollis amaracus ornat,
haec graditur stellata rosis, haec alba ligustris.
Te quoque flebilibus maerens, Hyacinthe, figuris
Narcissumque metunt, nunc inclita germina veris,
praestantes olim pueros. Tu natus Amyclis,
hunc Helicon genuit. Disci te perculit error,
hunc fontis decepit amor. Te fronte recussa
Delius, hunc fracta Cephisus harundine luget.
Aestuat ante alias avido fervore legendi
frugiferae spes una deae. Nunc vimine texto
ridentes calathos spoliis agrestibus implet,
nunc sociat flores seseque ignara coronat,
augurium fatale tori. Quin ipsa tubarum
armorumque potens dextram, qua fortia turbat
agmina, qua stabiles portas et moenia vellit,
iam levibus laxat studiis hastamque reponit
insuetisque docet galeam mitescere sertis.
Ferratus lascivit apex horrorque recessit
Martius et cristae pacato fulgure vernant.
Nec quae Parthenium canibus scrutatur odoris
aspernata choros libertatemque comarum
iniecta voluit tantum frenare corona.
Talia virgineo passim dum more geruntur,
ecce repens mugire fragor, confligere turres
pronaque vibratis radicibus oppida verti.
Causa latet. Dubios agnovit sola tumultus
diva Paphi mixtoque metu perterrita gaudet. |
C’est là que la troupe folâtre au milieu des campagnes fleuries; Vénus les excite à se tresser des couronnes. "Allez, mes sœurs, allez, maintenant que l’air est encore chargé des vapeurs du matin; tandis que l’astre que je chéris, sur son coursier tout humide de rosée rafraîchit les plaines jaunissantes."
Elle dit, et cueille la fleur monument de sa douleur: la troupe légère se répand dans les campagnes.
Vous diriez un essaim qui va picorer le thym du mont Hybla, quand le roi des abeilles quitte son palais de cire, et que le hêtre lasse échapper de ses flancs une armée qui bourdonne autour des fleurs qu’elle préfère.
Les prairies ont perdu leur parure: celle-ci mêle les lis à la sombre violette; celle-là se pare de la douce marjolaine; l’une s’avance couronnée d’une étoile de roses; et l’autre emprunte au troène sa blancheur. Et vous aussi, vous tombez sous leurs doigts, triste Hyacinthe, encore empreint de caractères funèbres, et vous tendre Narcisse: tous deux autrefois brillants de jeunesse, maintenant l’ornement des prairies. L’un naquit à Amyclée, l’autre sur l’Hélicon; un disque égaré dans les airs adonné la mort à celui-ci, l’autre fut trompé par l’amour sur les bords d’une fontaine. Pour vous, le dieu de Délos, dans sa douleur, voila ses rayons, et le Céphise arracha sa couronne de roseaux.
On voit bondir et s’élancer sur les fleurs, avant toutes ses compagnes, l’espoir unique de la déesse des moissons. Tantôt sa main tresse une corbeille qu’elle remplit des riantes dépouilles de la campagne; tantôt elle marie des fleurs, et s’en couronne: imprudente, c’est l’augure de son fatal hymen !
La déesse même qui se plaît au bruit des armes et aux éclats de la trompette, prête à des soins plus doux cette main qui renverse des bataillons, qui rompt les portes d’airain et les murailles des villes; elle dépose sa lance, et, pour la première fois, l’éclat de son casque est voilé par des guirlandes. Son cimier de fer se balance au gré des zéphyrs; Pallas n’a plus son aspect redoutable, et son aigrette, qui lançait des éclairs, brille maintenant de l’éclat des fleurs.
Que dis-je? la déesse dont la meute fouille les bois du Parthénius ne dédaigne point ces jeux, et sa chevelure vagabonde n’est plus retenue que par une couronne de roses.
Tandis qu’insouciantes, ces jeunes beautés s’abandonnent au plaisir, voilà qu’un bruit soudain éclate, les tours se heurtent, et les villes chancèlent sur leurs fondements ébranlés. D’où viennent ces sourds mugissements? tous l’ignorent : seule, la déesse de Paphos en connaît la cause; mais sa joie est mêlée de crainte. |
Ce bruit est produit par la lutte de Pluton contre les masses de rochers qui l'empêchent de se frayer un chemin vers la surface de la terre. |
Iamque per anfractus animarum rector opacos
sub terris quaerebat iter gravibusque gementem
Enceladum calcabat equis. Immania findunt
membra rotae pressaque Gigas cervice laborat
Sicaniam cum Dite ferens temptatque moveri
debilis et fessis serpentibus impedit axem:
fumida sulphureo praelabitur orbita dorso.
Ac velut occultus securum pergit in hostem
miles et effossi subter fundamina campi
transilit inclusos arcano limite muros,
turbaque deceptas victrix erumpit in arces
terrigenas imitata viros: sic tertius heres
Saturni latebrosa vagis rimatur habenis
devia fraternum cupiens exire sub orbem.
Ianua nulla patet; prohibebant undique rupes
oppositae duraque deum compage tenebant.
Non tulit ille moras indignatusque trabali
saxa ferit sceptro: Siculae sonuere cavernae,
turbatur Lipare, stupuit fornace relicta
Mulciber et trepidus deiecit fulmina Cyclops.
Audiit et si quem glacies Alpina coercet,
et qui te, Latiis nondum praecincte tropaeis
Thybri, natat missamque Pado qui remigat alnum.
Sic, cum Thessaliam scopulis inclusa teneret
Peneo stagnante palus et mersa negaret
arva coli, trifida Neptunus cuspide montes
impulit adversos. Tunc forti saucius ictu
dissiluit gelido vertex Ossaeus Olympo.
Carceribus laxantur aquae factoque meatu
redduntur fluviusque mari tellusque colonis. |
Déjà, à travers de sombres détours, le monarque des ombres se frayait une route souterraine; et ses pesants coursiers foulaient sous leurs pieds Encelade mugissant. Ses membres hideux crient sous le poids des roues, le géant sent sa tête écrasée, il porte à là fois et la Sicile et Pluton : il essaie de remuer; mais, trop faible, il cherche à enlacer le char dans ses serpents épuisés de fatigue: la roue glisse fumante sur son dos de soufre.
Tels, des soldats s’avancent inaperçus contre un ennemi qui ne soupçonne point leur marche; et, creusant sous son camp un chemin invisible, ils franchissent les murs qu’ils ont tournés par un sentier caché sous le sol. Semblable aux enfants de la terre, la troupe se précipite victorieuse dans la citadelle qu’elle a surprise.
Ainsi, le troisième fils de Saturne pousse ses coursiers incertains à travers ces routes tortueuses, cherchant à s’élancer dans l’empire de son frère. Aucun passage n’est ouvert : partout des barrières s’opposent à sa marche, et, suspendant sa course, le tiennent enfermé dans leur prison de roc.
Irrité de ces retards, de son sceptre puissant il frappe dans sa colère les masses qui l’arrêtent. Les cavernes de la Sicile en ont mugi; Lipare se trouble; frappé d’étonnement, Vulcain abandonne sa forge, et le Cyclope tremblant laisse échapper la foudre de ses mains. Ils l’entendirent aussi ce bruit, et ceux que les Alpes enchaînent de leurs glaces, et ceux qui se baignent dans tes eaux, ô Tibre que n’ombrageaient pas encore les trophées de Rome, et ceux qui guident sur l’Éridan une barque légère.
Ainsi, quand le Pénée, captif dans les rochers, couvrait la Thessalie de ses ondes dormantes, quand la campagne inondée se refusait à la culture, Neptune, d’un coup de son trident, frappa les montagnes opposées. Brisé par cette main puissante, le sommet de l’Ossa se détache de l’Olympe; les eaux forcent leurs barrières, et, s’ouvrant avec violence un passage, elles rendent leur tribut à la mer, et la terre au laboureur. |
Les chevaux de Pluton jaillissent enfin à la lumière. Proserpine est entraînée sur le char. Pallas et Diane tentent de la secourir. |
Postquam victa manu duros Trinacria nexus
solvit, et immenso late discessit hiatu,
apparet subitus caelo timor: astra viarum
mutavere fidem, vetito se proluit Arctos
aequore, praecipitat pigrum formido Booten,
horruit Orion, audito palluit Atlas
hinnitu, rutilos obscurat anhelitus axes
discolor et longa solitos caligine pasci
terruit orbis equos, pressis haesere lupatis
attoniti meliore polo rursusque verendum
in Chaos obliquo certant temone reverti.
Mox ubi pulsato senserunt verbera tergo
et solem didicere pati, torrentius amne
hiberno tortaque ruunt pernicius hasta,
quantum non iaculum Parthi, non impetus Austri,
non leve sollicitae mentis discurrit acumen.
Sanguine frena calent, corrumpit spiritus auras
letifer, infectae spumis vitiantur harenae.
Diffugiunt Nymphae, rapitur Proserpina curru
imploratque Deas. Iam Gorgonis ora revelat
Pallas et intento festinat Delia telo,
nec patruo cedunt. Stimulat communis in arma
virginitas crimenque feri raptoris acerbat.
Ille velut stabuli decus armentique iuvencam
cum leo possedit nudataque viscera fodit
unguibus et rabiem totos exegit in armos,
stat crassa turpis sanie nodosque iubarum
excutit et viles pastorum despicit iras. |
Quand la Sicile, ébranlée par le sceptre de fer qui déchire ses entrailles, s’est entr’ouverte en un gouffre immense, un subit effroi a bouleversé le ciel : les astres, méconnaissant leurs lois, changent de route; l’Ourse se précipite dans une mer qui lui est interdite; la frayeur hâte la marche du Bouvier paresseux; Orion a frémi de crainte; Atlas a pâli aux hennissements des coursiers de l’enfer : leur haleine épaisse obscurcit l’éclat des étoiles, et, nourris d’éternelles ténèbres, ils reculent d’épouvante devant la lumière. A la vue d’un monde meilleur, ils hésitent; leur bouche a rongé le frein; ils cherchent, détournant le timon, à se replonger dans l’horrible Chaos. Bientôt, quand leur dos a senti les coups de l’aiguillon, quand leurs yeux ont appris à supporter le jour, plus rapides qu’un torrent grossi par l’hiver, plus légers que la javeline qui fend les airs, ils se précipitent en avant.
Non, le trait du Parthe, le souffle impétueux de l’Auster, l’éclair de la pensée dans une âme inquiète, n’ont pas tant de rapidité. Le sang rougit leur mords brûlant; un souffle mortel empoisonne les airs; et le sable est souillé de leur fétide écume.
Les Nymphes ont fui; Proserpine est entraînée dans le char; elle appelle les déesses à son aide: Pallas a découvert la tête de la Gorgone, et Diane accourt en bandant son arc. Les liens du sang ne peuvent les arrêter. Vierges, elles s’arment pour défendre l’honneur d’une vierge, et le crime du farouche ravisseur leur semble plus odieux.
Mais lui, semblable au lion qui tient sous ses ongles une génisse, l’honneur du troupeau: quand il a déchiré ses entrailles, et assouvi sa rage sur ses membres palpitants; debout, et dégouttant d’un sang épais, il secoue les anneaux de sa crinière, et méprise le vain courroux des pasteurs. |
Minerve parvient à retenir les chevaux de Pluton; mais Jupiter intervient, car Pluton doit épouser Proserpine. |
"Ignavi domitor vulgi, deterrime fratrum",
Pallas ait, "quae te stimulis facibusque profanis
Eumenides movere? Tua cur sede relicta
audes Tartareis caelum incestare quadrigis?
Sunt tibi deformes Dirae, sunt altera Lethes
numina, sunt tristes Furiae te coniuge dignae.
Fratris linque domos, alienam desere sortem,
nocte tua contentus abi. Quid viva sepultis
admisces? Nostrum quid proteris advena mundum?"
Talia vociferans avidos transire minaci
cornipedes umbone ferit clipeique retardat
obice Gorgoneisque premens assibilat hydris
praetentaque operit crista. Libratur in ictum
fraxinus et nigros illuminat obvia currus
missaque paene foret, ni Iuppiter aethere summo
pacificas rubri torsisset fulminis alas
confessus socerum. Nimbis Hymenaeus hiulcis
intonat, et testes firmant conubia flammae.
|
« Roi d’un peuple sans force, et le plus odieux des maîtres du monde, s’écrie Minerve; quelle furie t’aiguillonnant t’a donc brûlé de ses torches impures? Comment, quittant ta demeure, oses-tu profaner les cieux par l’aspect de tes coursiers infernaux? N’as-tu pas tes Parques hideuses, et les autres divinités du Léthé, et les farouches Euménides, compagnes bien dignes de ta couche? Sors des états de ton frère, sors; cet empire n’est point ton partage; content de tes ténèbres, retire-toi. Pourquoi mêler la vie à la mort? étranger dans ce monde, qu’y viens-tu chercher? »
A ces mots, elle frappe de son égide menaçante les coursiers impatients de passer; son bouclier, comme une barrière, arrête leur course; elle les presse, fait siffler sur eux les serpents de la Gorgone, et délivre son aigrette redoutable des guirlandes qui la couvrent. Sa javeline se balance dans sa main, l’acier jette de brillantes clartés sur le char ténébreux: le trait allait voler; mais Jupiter, déchirant la nue, lance un foudre, gage de paix, qui fend l’air sur ses ailes de feu: il reconnaît Pluton pour gendre. Du haut des cieux entr’ouverts, Hymen confirme cette union par la voix du tonnerre, et les flammes de l’éclair lui servent de torches nuptiales.
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Les déesses n'ont plus qu'à se soumettre; Diane se désespère sur le sort qui attend la jeune Proserpine. |
Invitae cessere deae. Compescuit arcum
cum gemitu talesque dedit Latonia voces:
Sis memor o longumque vale: reverentia patris
obstitit auxilio, nec nos defendere contra
possumus; imperio vinci maiore fatemur.
In te coniurat genitor populoque silenti
traderis, heu! cupidas non aspectura sorores
aequalemque chorum. Quae te fortuna supernis
abstulit et tanto damnavit sidera luctu?
Iam neque Partheniis innectere retia lustris
nec pharetras gestare libet. Securus ubique
spumet aper saevique fremant impune leones.
Te iuga Taygeti, posito te Maenala flebunt
venatu maestoque diu lugebere Cyntho,
Delphica quin etiam fratris delubra tacebunt." |
Les déesses se retirent à regret: Diane soupire, détend son arc, et laisse échapper ces paroles: « Adieu, dit-elle, ah ! souviens-toi de nous; adieu pour bien longtemps ! Le respect dû à notre père a enchaîné nos bras; nous ne pouvons te défendre contre lui : oui, nous cédons à une puissance supérieure. L’auteur de tes jours a conjuré ta perte; tu es livrée au peuple muet des ombres. Hélas ! tu ne verras plus tes sœurs avides de te contempler, et le chœur de tes compagnes. Quelle fatalité t’arrache à la terre et condamne les astres à d’éternels regrets? Non, je ne tendrai plus mes rets dans les bois du Parthénius, je ne veux plus de carquois: que le sanglier blanchisse impunément les forêts de son écume, il le peut; que les lions sans crainte poussent leurs féroces hurlements. Les sommets du Taygète, le Ménale, qui ne sera plus le théâtre de mes courses, pleureront sur ton sort, et le Cynthe aura longtemps des larmes pour toi: le temple de mon frère, Delphes ne rendra plus d’oracles. » |
Entraînée sur le char de Pluton, Proserpine se désole et appelle sa mère à son secours. |
Interea volucri fertur Proserpina curru
caesariem diffusa Noto planctuque lacertos
verberat et questus ad nubila tendit inanes:
"Cur non torsisti manibus fabricata Cyclopum
in nos tela, pater? Sic me crudelibus umbris
tradere, sic toto placuit depellere mundo?
Nullane te flectit pietas? Nihilumne paternae
mentis inest? Tantas quo crimine movimus iras?
Non ego, cum rapido saeviret Phlegra tumultu,
signa Deis adversa tuli, nec robore nostro
Ossa pruinosum vexit glacialis Olympum.
Quod conata nefas aut cuius conscia culpae
exsul ad immanes Erebi detrudor hiatus?
O fortunatas, alii quascumque tulere
raptores! Saltem communi sole fruuntur.
Sed mihi virginitas pariter caelumque negatur;
eripitur cum luce pudor terrisque relictis
servitum Stygio ducor captiva tyranno.
O male dilecti flores despectaque matris
consilia! o Veneris deprensae serius artes!
Mater, io! seu te Phrygiis in vallibus Idae
Mygdonio buxus circumsonat horrida cantu,
seu tu sanguineis ululantia Dindyma Gallis
incolis et strictos Curetum respicis enses,
exitio succurre meo, compesce furentem,
comprime ferales torvi praedonis habenas." |
Cependant Proserpine, les cheveux abandonnés aux vents, vole entraînée par le char rapide; dans sa douleur, elle meurtrit ses bras, et pousse vers les cieux des plaintes inutiles :
« O mon père, dit-elle, pourquoi n’as-tu pas lancé contre moi les traits forgés par les Cyclopes? Eh quoi ! me livrer ainsi aux ombres cruelles, me bannir de l’univers ! N’as-tu donc point de pitié pour ta fille? ne te reste-t-il rien du cœur d’un père? Quel crime a pu allumer un si terrible courroux? Quand le Phlégra s’agitait déchiré par une guerre soudaine, je n’ai point déployé l’étendard contre les dieux. Ce n’est pas par l’effort de mon bras que les glaces de l’Ossa ont porté les frimas de l’Olympe. Quel crime ai-je tenté? quelle faute me plonge dans les hideux abîmes de l’Érèbe? Heureuses mille fois, celles que d’autres ravisseurs ont enlevées ! au moins elles jouissent d’une lumière commune à tous les êtres. On m’arrache et le jour et mon titre de vierge: et l’honneur et le ciel, je perds tout à la fois; j’abandonne la terre, et, captive, je vais servir d’esclave au tyran des enfers. O fleurs, que j’ai trop aimées pour mon malheur ! conseils de ma mère, que j’ai trop négligés ! O Vénus, dont trop tard j’ai reconnu la ruse ! O ma mère ! soit que, dans les vallées de l’Ida, la flûte des Phrygiens fasse entendre autour de toi ses chants grossiers, soit que tu habites le Dindyme qui retentit des hurlements de ses prêtres sanguinaires, et que les glaives nus des Curètes s’offrent à tes regards; oh ! viens, à mon secours, je meurs ! arrête ce furieux ! retiens les rênes dans les mains de mon hideux ravisseur ! » |
Emu, Pluton essaie de consoler Proserpine en lui parlant des charmes de l'Enfer et de la condition qui sera la sienne. |
Talibus ille ferox dictis fletuque decoro
vincitur et primi suspiria sensit amoris.
Tunc ferrugineo lacrimas detergit amictu
et placida maestum solatur voce dolorem:
"Desine funestis animum, Proserpina, curis
et vano vexare metu. Maiora dabuntur
sceptra nec indigni taedas patiere mariti.
Ille ego Saturni proles, cui machina rerum
servit et immensum tendit per inane potestas.
Amissum ne crede diem: sunt altera nobis
sidera, sunt orbes alii, lumenque videbis
purius Elysiumque magis mirabere solem
cultoresque pios. Illic pretiosior aetas,
aurea progenies, habitat semperque tenemus,
quod superi meruere semel. Nec mollia desunt
prata tibi. Zephyris illic melioribus halant
perpetui flores, quos nec tua protulit Henna.
Est etiam lucis arbor praedives opacis,
fulgentes viridi ramos curvata metallo.
Haec tibi sacra datur, fortunatumque tenebis
autumnum et fulvis semper ditabere pomis.
Parva loquor: quidquid liquidus complectitur aer,
quidquid alit tellus, quidquid maris aequora verrunt,
quod fluvii volvunt, quod nutrivere paludes,
cuncta tuis pariter cedent animalia regnis,
lunari subiecta globo, qui septimus auras
ambit et aeternis mortalia separat astris.
Sub tua purpurei venient vestigia reges
deposito luxu turba cum paupere mixti
(omnia mors aequat!); tu damnatura nocentes,
tu requiem latura piis, te iudice sontes
improba cogentur vitae commissa fateri.
Accipe Lethaeo famulas cum gurgite Parcas;
sit fatum quodcumque voles." Haec fatus ovantes
exhortatur equos et Tartara mitior intrat. |
Le farouche dieu des enfers est vaincu par ces paroles et par les pleurs qui embellissent Proserpine, il sent son cœur se gonfler des soupirs d’un premier amour. De son noir manteau il essuie les larmes de la déesse, et sa voix adoucie cherche ainsi à calmer sa douleur cuisante:
"Bannissez, Proserpine, lui dit-il, de funestes soucis, bannissez ces vaines frayeurs qui vous tourmentent. Votre main portera un sceptre plus glorieux; vous n’aurez point à souffrir les feux d’un mari indigne de vous. C’est moi, fils de Saturne, moi, dont l’univers est l’esclave, et qui étends ma puissance dans l’immensité du vide. Ne croyez pas la lumière perdue sans retour. Nous avons d’autres astres, d’autres mondes; vous verrez une lumière plus pure, et vous admirerez davantage le soleil de l’Élysée et ses pieux habitants. Là, vivent des races meilleures, des générations de l’âge d’or. Nous possédons à jamais ce que la terre n’a vu qu’une fois. Vous y trouverez de riantes prairies. Un zéphyr plus doux y répand le parfum de ces fleurs éternelles que jamais ne vous offrit votre Henna. Dans ces bois touffus s’élève un arbre précieux : des fruits d’or courbent ses brillants rameaux. Je vous l’offre; je vous le consacre : vous jouirez d’un éternel automne, qui, sans cesse, vous enrichira de ses dons. Mais que dis-je? Tout ce que l’air embrasse, tout ce que nourrit la terre, tout ce qui s’agite dans les flots de l’Océan, tout ce que roulent les fleuves, tout ce qu’ont engraissé les marais, tous les êtres éclairés par le flambeau des nuits, le septième des astres, qui sépare un monde périssable des régions éternelles, tout enfin reconnaîtra vos lois. A vos pieds viendront se traîner les rois naguère couverts de pourpre, et maintenant dépouillés de leur pompe, et mêlés à la foule des pauvres; car la mort confond tous les rangs. C’est vous qui condamnerez les coupables, vous qui assignerez au juste un repos éternel: arbitre suprême, vous arracherez au méchant l’aveu de son crime. Les Parques et les gouffres du Léthé vont être vos esclaves, recevez-les; que votre volonté soit l’arrêt du destin."
Il dit; et sa voix anime ses coursiers triomphants, son front n’est plus chargé d’ennuis quand il rentre dans le Tartare. |
L'Enfer accueille les futurs mariés et, en hommage à Proserpine, interrompt toutes les horreurs qui s'y déroulent pour se consacrer uniquement à la joie. |
Conveniunt animae, quantas violentior Auster
decutit arboribus frondes aut nubibus imbres
colligit aut frangit fluctus aut torquet harenas.
Cunctaque praecipiti stipantur saecula cursu
insignem visura nurum. Mox ipse serenus
ingreditur facili passus mollescere risu
dissimilisque sui.Dominis intrantibus ingens
assurgit Phlegethon; flagrantibus hispida rivis
barba madet totoque fluunt incendia vultu.
Occurrunt propere lecta de plebe ministri.
Pars altos revocant currus frenisque solutis
vertunt emeritos ad pascua nota iugales,
pars aulaea tenent, alii praetexere ramis
limina et in thalamum cultas extollere vestes.
Reginam casto cinxerunt agmine matres
Elysiae teneroque levant sermone timores
et sparsos religant crines et vultibus addunt
flammea sollicitum praevelatura pudorem.
Pallida laetatur regio gentesque sepultae
luxuriant epulisque vacant genialibus umbrae.
Grata coronati peragunt convivia Manes.
Rumpunt insoliti tenebrosa silentia cantus,
sedantur gemitus. Erebi se sponte relaxat
squalor et aeternam patitur rarescere noctem.
Urna nec incertas versat Minoia sortes,
verbera nulla sonant nulloque frementia luctu
impia dilatis respirant Tartara poenis.
Non rota suspensum praeceps Ixiona torquet,
non aqua Tantaleis subducitur invida labris.
[Solvitur Ixion et Tantalus invenit undas].
Et Tityus tandem spatiosos erigit artus
squalentisque novem detexit iugera campi
(tantus erat), laterisque piger sulcator opaci
invitus trahitur lasso de pectore vultur
abreptasque dolet iam non sibi crescere fibras.
Oblitae scelerum formidatique furoris
Eumenides cratera parant et vina feroci
crine bibunt flexisque minis iam lene canentes
extendunt socios ad pocula plena cerastas
et festas alio succendunt lumine taedas.
Tunc et pestiferi pacatum flumen Averni
innocuae transistis aves flatumque repressit
Amsanctus; fixo tacuit torrente vorago.
Tunc Acheronteos mutato gurgite fontes
lacte novo tumuisse ferunt hederisque virentem
Cocyton dulci perhibent undasse Lyaeo.
Stamina nec rumpit Lachesis, nec turbida sacris
obstrepitant lamenta choris. Mors nulla vagatur
in terris- nullumque rogum planxere parentes;
navita non moritur fluctu, non cuspide miles.
Oppida funerei pollent immunia leti.
Impexamque senex velavit harundine frontem
portitor et vacuos egit cum carmine remos. |
Les Ombres accourent; l’impétueux Auster arrache moins de feuilles aux arbres, il grossit les nuées de moins de pluie, il brise moins de flots sur le rivage, il roule moins de grains de sable qu’on n’aperçoit d’Ombres, quand tous les siècles écoulés, s’élançant à la fois d’une course rapide, se pressent pour contempler la beauté de leur jeune reine. Bientôt s’avance Pluton le sourire adoucit sa figure plus calme; ce n’est plus le dieu des enfers. A l’approche de ses maîtres, le Phlégéthon élève son corps gigantesque, sa barbe hérissée est arrosée d’un ruisseau, de feu, et de son front la flamme s’échappe en torrents. Aussitôt accourent des esclaves choisis dans le peuple des Ombres. Les uns arrêtent le char de Pluton; et, délivrés du joug, les coursiers, pour prix de leurs travaux, sont conduits par eux à leurs pâturages accoutumés. Les autres déploient des tapis; ceux-ci parent le seuil de fleurs, et ornent de riches tissus la couche nuptiale.
Quittant l’Élysée, les chastes matrones entourent Proserpine, et leurs douces paroles calment ses craintes. Elles renouent sa chevelure en désordre, et couvrent sa tête d’un voile écarlate qui doit rassurer sa pudeur inquiète.
La joie règne dans le séjour de la mort, toutes ces nations ensevelies bondissent d’allégresse, et les Ombres s’asseyent à des banquets de fête. Les Mânes se couronnent de fleurs et s’abandonnent à la gaîté du festin. Des chants inconnus ont troublé le silence éternel; les gémissements s’apaisent. Les épaisses ténèbres de l’Érèbe se dissipent peu à peu, et la nuit éternelle a moins d’obscurité. L’urne de Minos n’agite plus le sort incertain des mortels; on n’entend plus le retentissement des coups; et le Tartare, qui ne résonne plus de cris de douleur, respire un moment, car les châtiments sont différés. La roue rapide n’entraîne plus Ixion suspendu dans les airs, l’onde jalouse n’échappe plus aux lèvres de Tantale (Ixion est délié, et Tantale assouvit la soif qui le dévore). Enfin, Tityus peut relever son corps immense, il découvre les neuf arpents que cachaient ses membres, tant sa taille est énorme ! Le vautour qui déchirait lentement son flanc entr’ouvert, s’arrache à regret de ses entrailles épuisées, dont les fibres renaissantes ne font plus sa pâture. Oubliant et les crimes et leur fureur si redoutée, les Euménides préparent des coupes, et abreuvent de vins les serpents hérissés sur leur tête. Leur voix n’a plus de menaces, et leurs doux chants appellent leurs hideux compagnons vers le vase aux bords vermeils; leurs torches s’allument à un autre feu pour éclairer la fête. Et vous, habitants des airs, vous avez franchi sans danger les ondes de l’Averne, qui n’exhale plus ses poisons. L’Amsanctus a retenu son haleine empestée; le torrent s’arrête, et le gouffre se tait. On dit que l’Achéron, oubliant sa source, se gonfla d’un lait pur, et le Cocyte, couronné de lierre, roula des flots de vin. Lachésis ne rompit plus la trame des jours, et des gémissements confus ne vinrent pas troubler ces chants joyeux. La mort ne promena plus sa faux sur la terre, aucune mère n’arrosa de larmes le bûcher de son fils. Le nocher ne périt plus sous les flots, ni le soldat sous les coups de la lance. Les villes ne paient plus tribut à la mort. Le vieux nocher des enfers a caché sous une couronne de roseaux le désordre de sa chevelure, et il se balance en chantant dans sa barque déserte. |
La nuit de noces de Pluton et de Proserpine |
Iam suus inferno processerat Hesperus orbi,
ducitur in thalamum virgo. Stat pronuba iuxta
stellantes Nox picta sinus tangensque cubile
omina perpetuo genitalia foedere sanxit.
Exsultant cum voce pii Ditisque sub aula
talia pervigili sumunt exordia plausu:
"Nostra potens Iuno tuque o germane Tonantis
et gener, unanimi consortia ducite somni
mutuaque alternis innectite colla lacertis.
Iam felix oritur proles, iam laeta futuros
exspectat Natura deos. Nova numina rebus
addite et optatos Cereri proferte nepotes." |
L’astre du soir commençait à éclairer les rives infernales; la jeune vierge est conduite à la couche nuptiale. Auprès se tient la Nuit avec son manteau tout parsemé d’étoiles, elle préside à l’hymen, sa main s’étend sur le lit des époux, elle cimente leur éternelle alliance par l’espoir d’une nombreuse postérité. Les justes font entendre des chants d’allégresse, et, dans le palais du dieu des Ombres, ils préludent, par ces félicitations, à leurs concerts, qui se prolongent pendant toute la nuit:
« O notre mère ! ô Junon des enfers ! et toi le gendre et le frère de Jupiter ! goûtez en paix un sommeil qui resserre votre union; que vos bras enlacés rapprochent tendrement vos têtes. Déjà s’élève une race fortunée, déjà la nature joyeuse attend ces dieux qui vont recevoir la vie. Donnez de nouvelles divinités au monde; donnez à Cérès les rejetons que demandent ses vœux ! » |
Jupiter convoque sur l'Olympe tous les dieux épars dans l'univers. |
Iuppiter interea cinctam Thaumantida nimbis
ire iubet totoque deos arcessere mundo.
Illa colorato Zephyros illapsa volatu
numina conclamat pelagi Nymphasque morantes
increpat et Fluvios humentibus evocat antris.
Ancipites trepidique ruunt, quae causa quietos
excierit, tanto quae res agitanda tumultu.
Ut patuit stellata domus, considere iussi.
Nec confusus honor. Caelestibus ordine sedes
prima datur. Tractum proceres tenuere secundum
aequorei, placidus Nereus, et lucida Phorci
canities. Glaucum series extrema biformem
accipit et certo mansurum Protea vultu.
Nec non et senibus Fluviis concessa sedendi
gloria. Plebeio stat cetera more iuventus,
mille Amnes. Liquidis incumbunt patribus udae
Naides et taciti mirantur sidera Fauni. |
Cependant Jupiter ordonne à la fille de Thaumas de voler sur l’aile des nuages et d’assembler les dieux épars dans l’univers. Elle déploie ses ailes aux mille couleurs, et, plus prompte que les zéphyrs, elle appelle les divinités de la mer, gourmande les Nymphes tardives, et arrache les Fleuves à leurs grottes humides. Tous se précipitent sur ses pas, incertains et tremblants: quel motif peut ainsi troubler leur repos? quelle affaire exige tant d’empressement?
Le palais céleste est ouvert: sur l’ordre de Jupiter, les dieux prennent leurs places. Les rangs ne sont pas confondus; la première place est assignée aux habitants de l’Olympe. Les souverains de la mer, le paisible Nérée et Phorcus, à la chevelure argentée, occupent la seconde. Derrière eux se tiennent Glaucus aux deux visages, et Protée qui, là, n’ose point changer de forme. Les vieux Fleuves partagent aussi l’honneur de siéger: plus jeunes, mille Rivières remplissent l’extrémité du palais. Les fraîches Naïades s’appuient sur le bras humide de leurs pères, et les Faunes respectueux admirent les astres en silence. |
Jupiter révèle que Cérès doit parcourir le monde pour y répandre les bienfaits de la nature; il interdit aux dieux de lui révéler quel est le ravisseur de la fille. |
Tum gravis ex alto genitor sic orsus Olympo:
"Abduxere meas iterum mortalia curas,
iam pridem neglecta mihi, Saturnia postquam
otia et ignavi senium cognovimus aevi;
sopitosque diu populos torpore paterno
sollicitae placuit stimulis impellere vitae,
incultis ne sponte seges grandesceret arvis,
undaret neu silva favis, neu vina tumerent
fontibus et totae fremerent in pocula ripae;
haud equidem invideo (neque enim livescere fas est
vel nocuisse deos), sed quod dissuasor honesti
luxus et humanas oblimat copia mentes,
provocet ut segnes animos rerumque remotas
ingeniosa vias paulatim exploret egestas
utque artes pariat sollertia, nutriat usus.
Nunc mihi cum magnis instat Natura querellis
humanum relevare genus, durumque tyrannum
immitemque vocat regnataque saecula patri
commemorat parcumque Iovem se divite clamat,
qui campos horrere situ dumisque repleri
rura velim nullisque exornem fructibus annum.
Se iam, quae genetrix mortalibus ante fuisset,
in dirae subito mores transisse novercae.
Quid mentem traxisse polo, quid profuit altum
erexisse caput, pecudum si more pererrant
avia, si frangunt communia pabula glandes?
Haecine vita iuvat silvestribus abdita lustris
indiscreta feris? Tales cum saepe parentis
pertulerim questus, tandem clementior orbi
Chaonio statui gentes avertere victu.
Atque ideo Cererem, quae nunc ignara malorum
verberat Idaeos torva cum matre leones,
per mare, per terras avido di.scurrere luctu
decretum, natae donec laetata repertae
indicio tribuat fruges currusque feratur
nubibus ignotas populis sparsurus aristas
et iuga caerulei subeant Actaea dracones.
Quod si quis Cereri raptorem prodere divum
audeat, imperii molem pacemque profundam
obtestor rerum, natus licet ille sororve
vel coniunx fuerit natarumve agminis una,
se licet illa meo conceptam vertice iactet,
sentiet iratum, procul aegide sentiet ictum
fulminis et genitum divina sorte pigebit
optabitque mori: tunc vulnere saucius ipsi
tradetur genero, passurus prodita regna,
et sciet an propriae conspirent Tartara causae.
Hoc sanctum; mansura fluant hoc ordine fata."
Dixit et horrendo concussit sidera motu. |
Alors, du haut de son trône, le père des dieux fait entendre ces graves paroles:
"Les mortels ont réveillé de nouveau ma sollicitude; depuis longtemps je les avais oubliés: dès que je fus instruit de la honteuse oisiveté et des langueurs léthargiques de l’âge de Saturne, je voulus que ces peuples, endormis sous le sceptre inactif de mon père, se réveillassent tourmentés par l’aiguillon d’une vie plus inquiète; que la moisson ne poussât plus d’elle-même dans des champs sans culture; que les ruisseaux de miel ne coulassent plus dans les forêts; que le vin ne jaillît plus en sources abondantes, et ne courût plus remplir les coupes en pétillant sur la rive.
Je n’étais point jaloux de ces biens (les dieux pourraient-ils être envieux ou méchants?); mais pourquoi le luxe, ennemi de la vertu, et l’abondance engourdissent-ils l’esprit des mortels? Il faut que la pauvreté stimule ces esprits paresseux, et que peu à peu elle trouve dans son génie des secrets inconnus ! L’industrie doit enfanter les arts, et l’expérience les alimenter.
Mais voici que la Nature me poursuit de ses plaintes amères; elle réclame l’affranchissement des mortels; elle m’appelle tyran, barbare et cruel; elle me retrace le règne de mon père, et crie que Jupiter est économe de ses faveurs, quand elle prodigue ses biens. "Pourquoi veux-tu, me dit-elle, que les champs restent en friche, que la campagne se hérisse de ronces? pourquoi l’année perdra-t-elle sa parure de fruits? Eh quoi ! mère du genre humain, je suis devenue sa marâtre. L’homme avait-il besoin de puiser son âme dans les cieux; pourquoi sa tête regarde-t-elle le séjour des dieux, s’il doit, comme la brute, errer dans des plaines incultes, si sa dent ne broie, comme elle, que le gland, leur commune pâture? Semblable à l’animal sauvage, vivra-t-il toujours enfoui dans les bois?"
Fatigué de ces plaintes de la Nature, et plus clément, j’ai voulu arracher l’homme à la vie grossière des forêts. Cérès donc, qui ignore encore son malheur, et qui poursuit avec sa farouche mère les lions du mont Ida, parcourra dans sa douleur inquiète et la terre et les mers : tel est mon arrêt. Je veux qu’heureuse de retrouver les traces de sa fille, elle accorde à l’homme les moissons; que son char parcoure en s’égarant le monde, pour répandre chez les peuples ses trésors inconnus, et que ses dragons azurés se plient sous le joug d’un nourrisson d’Athènes.
Maintenant, si l’un de vous ose révéler à Cérès le ravisseur de sa fille, j’en jure par ma formidable puissance, par l’harmonie de l’univers, fût-ce mon fils, ou ma sœur, ou mon épouse, ou l’une de mes nombreuses filles, se vantât-elle d’être sortie de mon cerveau, elle sentira le poids de ma colère; malgré son égide, elle sentira les coups de la foudre: quel que soit le coupable, il aura regret d’être né immortel, il appellera la mort. Alors, déchiré de blessures, je le livrerai à mon gendre lui-même; il subira la puissance de cet empire qu’il a trahi, il apprendra si le Tartare sait défendre sa cause. Voilà mes ordres: que ce soit là le cours immuable des destinées."
Il dit, et le mouvement terrible de sa tête a ébranlé les cieux. |
Cérès, dans ses songes, voit sa fille enchaînée qui la supplie de l'arracher aux sombres cavernes où elle est prisonnière. |
At procul armisoni Cererem sub rupibus antri
securam placidamque diu iam certa peracti
terrebant simulacra mali noctesque timorem
ingeminant omnique perit Proserpina somno.
Namque modo adversis invadi viscera telis,
nunc sibi mutatas horret pallescere vestes,
nunc steriles mediis frondere Penatibus ornos.
Stabat praeterea luco dilectior omni
laurus, virgineos quondam quae fronde pudica
umbrabat thalamos; hanc imo stipite caesam
vidit et incomptos foedari pulvere ramos,
quaesivitque nefas. Dryades dixere gementes
Tartarea Furias debellavisse bipenni. |
Mais déjà Cérès, dans ces grottes qui retentissent du bruit des armes, sent son repos et sa sécurité troublés par l’image d’un malheur déjà consommé. Les nuits redoublent sa crainte, et son sommeil lui montre Proserpine perdue sans retour.
Tantôt ses entrailles sont déchirées par des traits ennemis, tantôt elle voit ses vêtements se voiler d’une couleur lugubre, et l’orme stérile se couvrir de feuillage au sein de son foyer. Mais c’est peu : un laurier s’élevait plus précieux à ses yeux que tout le bois sacré; autrefois son feuillage pudique ombrageait le lit de la jeune vierge : elle le voit, coupé jusque dans ses plus profondes racines, et ses rameaux en désordre traînés dans la poussière. Elle veut connaître le coupable, et les Dryades lui répondent, en pleurant, que les Furies l’ont renversé d’un coup de leur hache infernale. |
Sed tunc ipsa, sui iam non ambagibus ullis
nuntia, materno facies ingesta sopori:
namque videbatur tenebroso obtecta recessu
carceris et saevis Proserpina vincta catenis,
non qualem Siculis olim mandaverat arvis,
nec qualem roseis nuper convallibus Aetnae
suspexere deae. Squalebat pulchrior auro
caesaries et nox oculorum infecerat ignes
exhaustusque gelu pallet rubor, ille superbi
flammeus oris honos et non cessura pruinis
membra colorantur picei caligine regni.
Ergo hanc ut dubio vix tandem agnoscere visu
evaluit: "Cuius tot poenae criminis?" inquit
"unde haec informis macies? Cui tanta potestas
in me saevitiae? Rigidi cur vincula ferri
vix aptanda feris molles meruere lacerti?
Tu mea, tu proles? An vana fallimur umbra?" |
Mais bientôt l’image de Proserpine, annonçant ses malheurs sans détours, vint troubler le sommeil de sa mère.
Elle semblait cachée dans le réduit ténébreux d’une prison, et chargée de chaînes cruelles: ce n’était plus cette Proserpine qu’elle avait confiée aux champs de la Sicile, et que les déesses avaient admirée dans tes vallées fleuries de l’Henna. Sa chevelure, plus brillante que l’or, tombait en désordre, un nuage voilait les éclairs de ses yeux; la peur, avec son froid de glace, avait flétri les roses de ses joues: l’incarnat de son beau visage, et ses membres aussi blancs que la neige, sont déjà couverts de la teinte lugubre du royaume infernal. Aussi, quand son œil incertain put la reconnaître: "Par quel crime as-tu pu mériter un tel supplice? s’écria-t-elle; d’où vient cette hideuse maigreur? qui donc a le pouvoir de déchirer si cruellement mon cœur? pourquoi tes membres délicats sont-ils courbés sous le poids de ces liens de fer dont on craindrait de charger une bête féroce? Est-ce bien toi? toi, ma fille ! ou suis-je le jouet d’un songe imposteur?" |
Illa refert: "Heu dira parens nataeque peremptae
immemor, heu fulvas animo transgressa leaenas,
tantane te nostri tenuere oblivia? Tantum
unica despicior? Certe Proserpina nomen
dulce tibi, tali quae nunc, ut cernis, hiatu
suppliciis inclusa teror! Tu saeva choreis
indulges Phrygias vel nunc interstrepis urbes?
Quod si non omnem pepulisti pectore matrem,
si tua nata, Ceres, et non me Caspia
tigris edidit, his, oro, miseram defende cavernis
inque superna refer. Prohibent si fata reverti,
vel tantum visura veni." Sic fata trementes
tendere conatur palmas: vis improba ferri
impedit et motae somnum solvere catenae.
|
"Mère barbare, répond Proserpine, ta fille t’est ravie, et tu l’as oubliée ! Hélas ! la lionne est moins cruelle que toi ! as-tu donc pu me négliger si longtemps ! tu n’as que moi, et tu me dédaignes ainsi ! Oui, ta Proserpine, nom si doux à ton oreille, est plongée dans cet affreux abîme, je m’use ici dans les supplices. Et toi, mère dénaturée, tu t’abandonnes aux danses, et les villes de Phrygie retentissent sous tes pas. Si tu as encore dans le cœur quelque chose d’une mère, si tu es encore cette Cérès qui me fut si chère, si ce n’est pas une tigresse qui m’a donne le jour; je t’en conjure, arrache-moi de ces sombres cavernes, et rends-moi à la terre: ou si les destins s’opposent à mon retour, viens au moins, viens voir ta fille."
Elle dit, et essaie de tendre vers elle ses mains tremblantes: le fer avec ses liens cruels l’arrête, et le bruissement de sa chaîne arrache Cérès au sommeil. |
Cérès, impressionnée par ce songe, annonce à sa mère qu'elle part à travers le monde à la recherche de sa fille. |
Obriguit visis. Gaudet non vera fuisse,
complexu caruisse dolet. Penetralibus amens
prosilit et tali compellat voce Cybeben:
"Iam non ulterius Phrygia tellure morabor,
sancta parens: revocat tandem custodia cari
pignoris et cunctis obiecti fraudibus anni.
Nec mihi, Cyclopum quamvis exstructa caminis,
culmina fida satis. Timeo ne fama latebras
prodiderit leviusque meum Trinacria celet
depositum. Terret nimium vulgata locorum
nobilitas. Aliis sedes obscurior oris
exquirenda mihi. Gemitu flammisque propinquis
Enceladi nequeunt umbracula nostra taceri.
Somnia quin etiam variis infausta figuris
saepe monent nullusque dies non triste minatur
augurium. Quotiens flaventia serta comarum
sponte cadunt, quotiens exundat ab ubere sanguis,
larga vel invito prorumpunt flumina vultu
iniussaeque manus mirantia pectora tundunt!
Si buxus inflare velim, ferale gemiscunt,
tympana si quatiam, planctus mihi tympana reddunt.
Ah vereor, ne quid portendant omina veri!
Heu longae nocuere morae!" "Procul irrita venti
dicta ferant" subicit Cybele "nec tanta Tonanti
segnities, ut non pro pignore fulmina mittat.
I tamen et nullo turbata revertere casu." |
Cette vision l’a glacée d’effroi: elle se réjouit de ce que c’est un songe, et pleure cependant de n’avoir pas embrassé sa fille: éperdue, elle se précipite hors de sa retraite, et adresse ces mots à Cybèle:
"Oui, mon auguste mère, je quitte sans retard la terre de Phrygie. La garde d’une fille chérie me rappelle, je dois défendre un âge exposé à toutes les séductions. Mon palais, sorti des fourneaux des Cyclopes, n’est pas assez sûr pour moi : je crains que la renommée n’ait décelé sa retraite, et que la Sicile ne cache pas assez fidèlement ce précieux dépôt. Ces lieux sont trop célèbres, ils m’épouvantent; je vais chercher un asile sur des bords moins connus. Les gémissements et les flammes d’Encelade auraient bientôt révélé notre retraite. Des songes, toujours terribles par leurs sombres images, m’avertissent sans cesse; point de jour qui ne me menace par un funeste présage. Que de fois mes couronnes jaunissantes se détachèrent de ma tête ! que de fois le sang jaillit de mes mamelles ! que de fois des ruisseaux de larmes vinrent malgré moi arroser mon visage ! mes mains, sans le vouloir, frappent ma poitrine étonnée de leurs coups ! La flûte sur mes lèvres rend un sourd gémissement; si mes doigts agitent la cymbale, la cymbale n’a que des sons plaintifs. Ah ! combien je crains que ces présages n’annoncent quelque réalité ! J’ai tout perdu par un trop long retard !
— Que les vents emportent tes paroles ! s’écrie Cybèle; le maître du tonnerre n’est pas si insouciant, qu’il ne lance sa foudre pour défendre sa fille. Pars cependant, et puisse aucun malheur ne retarder ton retour !" |
Cérès retourne d'abord à son palais de Sicile, où elle découvre avec émotion la toile que tissait sa fille avant d'être enlevée. |
Haec ubi, digreditur templis. Sed nulla ruenti
mobilitas. Tardos queritur non ire dracones
immeritasque movens alterno verbere pennas
Sicaniam quaerit, cum nondum ascenderit Idam.
Cuncta pavet speratque nihil. Sic aestuat ales,
quae teneros humili fetus commiserit orno
allatura cibos et plurima cogitat absens,
ne gracilem ventus discusserit arbore nidum,
ne furtum pateat homini, ne praeda colubris.
Ut domus excubiis incustodita remotis
et resupinati neglecto cardine postes,
flebilis et tacitae species apparuit aulae,
non exspectato respectu cladis amictus
conscidit et fractas cum crine avellit aristas.
Haeserunt lacrimae, nec vox aut spiritus oris
redditur, atque imis vibrat timor ossa medullis.
Succidui titubant gressus; foribusque reclusis,
dum vacuas sedes et desolata pererrat
atria, semirutas confuso stamine telas
atque interruptas agnoscit pectinis artes.
Divinus perit ille labor spatiumque relictum
audax sacrilego supplebat aranea textu.
Nec deflet plangitve malum: tantum oscula telae
figit et abrumpit mutas in fila querellas,
attritosque manu radios proiectaque pensa
cunctaque virgineo sparsa oblectamina ludo
ceu natam pressat gremio, castumque cubile
desertosque toros et, sicubi sederat olim,
perlegit: attonitus stabulo ceu pastor inani,
cui pecus aut rabies Poenorum inopina leonum
aut populatrices infestavere catervae;
serus at ille redit vastataque pascua lustrans
non responsuros ciet imploratque iuvencos. |
A ces mots, Cérès quitte le temple. Dans sa précipitation, tout lui semble trop lent. Elle accuse la pesanteur de son char, et ses coups pressent alternativement ses dragons: dans son injuste impatience, elle cherche la Sicile, quand elle n’a pas encore perdu de vue l’Ida. Elle craint tout, elle n’espère rien.
Ainsi se tourmente l’oiseau qui a confié à un orme naissant ses tendres nourrissons, pour aller chercher leur pâture : que de craintes poursuivent son absence ! le vent a peut-être précipité le nid de l’arbre; peut-être ses petits lui sont-ils dérobés par un ravisseur, peut-être sont-ils la proie d’un serpent.
Quand elle vit son palais désert, et ses gardes absents, et les portes rejetées hors de leurs gonds, et l’aspect lugubre de sa cour silencieuse : sans vouloir approfondir davantage son malheur, elle déchire ses vêtements, et, brisant sa couronne d’épis, elle s’arrache les cheveux. Ses yeux n’ont plus de larmes, sa bouche n’a plus de voix, plus de souffle; un frisson mortel court par tout son corps et l’agite jusqu’au fond des entrailles. Ses genoux se dérobent sous elle, elle chancelle.
Enfin, pénétrant dans l’intérieur du palais, en parcourant ces demeures vides et ces appartements solitaires, elle reconnaît les tissus dont aucune main ne démêle plus la trame, et la navette arrêtée dans sa course savante. Ce divin travail est perdu sans retour, et l’audacieuse araignée de ses fils sacrilèges en a rempli les vides. Sans pleurer, sans gémir sur ses maux, elle dévore la toile de ses baisers, et laisse éclater sur ces tissus son muet désespoir: la navette que sa main a touchée, et ces ouvrages négligemment épars, et tous ces objets que la jeune fille a dispersés dans ses amusements, elle les presse contre son cœur, comme si elle embrassait sa fille. Elle visite sa couche virginale, et son lit abandonné, et les places où elle venait s’asseoir.
Tel le pasteur demeure stupéfait dans son étable vide, quand la fureur des lions de l’Afrique ou des bandes ennemies a détruit son troupeau: il revient, mais trop tard, et, parcourant ses pâturages ravagés, il appelle, il implore à grands cris ses taureaux qui ne répondront plus à sa voix. |
Dans le palais, Cérès trouve Electre, la nourrice de sa fille, qui lui raconte comme s'est passé l'enlèvement de Proserpine. |
Atque ibi secreta tectorum in parte iacentem
conspicit Electram natae quae sedula nutrix
Oceani priscas inter notissima Nymphas.
Par Cereri pietas. Haec post cunabula dulci
ferre sinu summoque Iovi deducere parvam
sueverat et genibus ludentem aptare paternis.
Haec comes, haec custos, haec proxima mater haberi.
Tunc laceras effusa comas et pulvere canos
sordida sidereae raptus lugebat alumnae.
Hanc aggressa Ceres, postquam suspiria tandem
laxavit frenosque dolor: "Quod cernimus" inquit
"excidium? Cui praeda feror? Regnatne maritus
an caelum Titanes habent? Quae talia vivo
ausa Tonante manus? Rupitne Typhoeia cervix
Inarimen? Fractane iugi compage Vesevi
Alcyoneus Tyrrhena pedes per stagna cucurrit?
An vicina mihi quassatis faucibus Aetna
protulit Enceladum? Nostros an forte Penates
appetiit centum Briareia turba lacertis?
Heu, ubi nunc est nata mihi? Quo mille ministrae,
quo Cyane? Volucres quae vis Sirenas abegit?
Haeccine vestra fides? Sic fas aliena tueri
pignora?" Contremuit nutrix maerorque pudori
cedit et aspectus miserae non ferre parentis
emptum morte velit longumque immota moratur
auctorem dubium certumque expromere funus.
Vix tamen haec: "Acies utinam vesana Gigantum
hanc dederit cladem! Levius communia tangunt;
sed divae, multoque minus quod rere, sorores
in nostras (nimium) coniuravere ruinas.
Insidias Superum, cognatae vulnera cernis
invidiae. Phlegra nobis infensior aether.
|
Là, dans une partie retirée du palais, elle aperçoit Electre abîmée dans sa douleur, Électre, la fidèle nourrice de sa fille, et célèbre entre toutes les Nymphes du vieil Océan.
Elle le disputait à Cérès en tendresse. Au sortir du berceau, c’est elle qui couchait Proserpine sur son sein caressant; elle la portait jeune encore au maître des dieux, et la plaçait sur les genoux de son père, qui partageait ses jeux. C’était sa compagne, sa garde, sa seconde mère.
Maintenant ses mains ont arraché ses cheveux épars, et sa tête blanchie est souillée par la poussière: elle pleure le rapt de la céleste enfant que son sein a nourri.
Cérès s’approche, et, quand la douleur laisse enfin un libre cours à ses larmes et à ses sanglots: "Quel désastre, s’écrie-t-elle, vient frapper mes yeux? de quel ennemi suis-je devenue la proie? Est-ce mon époux qui règne, ou les Titans sont-ils maîtres du ciel? Quel main a osé commettre ce crime, quand Jupiter respire et tient encore la foudre? La tête de Typhée a-t-elle brisé Inarime? Alcyonée a-t-il rompu les barrières du Vésuve, et ses pieds ont-ils franchi la mer Tyrrhénienne? L’Etna, voisin de mon palais, a-t-il vomi Encelade de ses arsenaux entr’ouverts? Briarée et ses frères ont-ils porté leurs cent bras sur nos pénates? Ma fille ! où est ma fille? où sont ses nombreuses suivantes? et Cyane et les Sirènes légères, quelle violence les a repoussées? Voilà donc votre fidélité ! Quoi ! c’est ainsi que vous gardez le dépôt confié par une mère !"
La nourrice a tremblé; le chagrin a cédé à la honte; plutôt que de voir cette mère éplorée, elle voudrait mourir; immobile, elle hésite longtemps à lui dévoiler un crime trop réel, dont elle ignore l’auteur. Enfin sa voix laisse à peine échapper ces mots:
"Ah ! plût aux dieux que l’armée furieuse des Géants eût causé ce désastre ! Un malheur qu’on partage est moins sensible. Mais des déesses, et (pourrez-vous le croire?) des sœurs, n’ont que trop bien conspiré notre ruine. Reconnaissez les embûches des dieux, les coups que des sœurs ont frappés dans leur jalousie. Le ciel a été pour nous plus cruel que Phlégra.
|
Florebat tranquilla domus nec limina virgo
linquere nec virides audebat visere saltus
praeceptis obstricta tuis. Telae labor illi,
Sirenes requies; sermonum gratia mecum,
mecum somnus erat cautique per atria ludi,
cum subito (dubium est quonam monstrante latebras
rescierit) Cytherea venit suspectaque nobis
ne foret, hinc Phoeben comites, hinc Pallada iunxit.
Protinus effuso laetam se fingere risu,
nec semel amplecti nomenque iterare sororis
et dura de matre queri, quae tale recessu
maluerit damnare decus vetitamque dearum
colloquio patriis procul amandaverit astris.
Nostra rudis gaudere malis et nectare largo
instaurare dapes. Nunc arma habitumque Dianae
induitur digitisque attemptat mollibus arcum.
Nunc crinita iubis galeam, laudante Minerva,
implet et ingentem clipeum gestare laborat. |
Votre palais était heureux et tranquille; enchaînée par vos ordres, la vierge n’osait ni passer le seuil, ni visiter les vertes forêts. La toile occupait ses heures de travail, et le chant des Sirènes ses loisirs: elle ne parlait qu’avec moi, ne dormait qu’avec moi, et nos discrets plaisirs se renfermaient dans cette enceinte, lorsqu’un jour (quelle bouche a pu lui dévoiler notre asile?) la déesse de Cythère se présente; et, afin qu’elle ne nous parût pas suspecte, Diane et Pallas accompagnaient ses pas.
Aussitôt sa feinte joie se répand en longs éclats de rire, elle couvre votre fille de baisers, elle lui répète le nom de sœur; elle se plaint des rigueurs d’une mère, qui peut condamner tant de charmes à une si triste retraite, et qui l’exile loin de la société des déesses, loin du ciel, sa patrie.
Proserpine, en son ignorance, se complaît dans le danger qui la menace; la table se dresse, et le nectar joule à grands flots. Tantôt elle se revêt de la tunique et des armes de Diane, et sa main délicate s’essaie à bander l’arc de la déesse. Tantôt, aux applaudissements de Minerve, elle se coiffe du casque dont la crinière ombrage sa tête, et s’efforce de soulever l’énorme bouclier. |
Prima Venus campos Aetnaeaque rura maligno
ingerit affatu. Vicinos callida flores
ingeminat meritumque loci velut inscia quaerit
nec credit, quod bruma rosas innoxia servet,
quod gelidi rubeant alieno germine menses,
verna nec iratum timeant virgulta Booten.
Dum loca miratur, studio dum flagrat eundi,
persuadet. Teneris, heu! lubrica moribus aetas.
Quos ego nequidquam planctus, quas irrita fudi
ore preces! Ruit illa tamen confisa sororum
praesidio. Famulae longo ordine Nymphae.
Itur in aeterno vestitos gramine colles
et prima sub luce legunt, cum rore serenus
albet ager sparsosque bibunt violaria sucos.
|
Vénus, la première, glisse, avec une intention perfide, le nom des plaines et des campagnes de l’Henna. Dans sa coupable adresse, elle parle des fleurs d’alentour, et s’informe, comme si elle l’ignorait, des beautés du pays. Elle ne peut croire que la clémence des frimas épargne les roses, que la saison des glaces se couronne des germes du printemps, et que les tendres arbrisseaux n’aient rien à redouter des rigueurs du Bouvier. A force d’admirer ces campagnes, de brûler du désir de les voir, elle persuade Proserpine: la jeunesse est si faible et se laisse si facilement entraîner ! Que de larmes n’ai-je pas versées ! que de prières ne lui ai-je pas adressées ! mais en vain.
Elle vole, se fiant à la garde de ses sœurs : les Nymphes, ses suivantes, l’accompagnent en foule. Elles courent dans ces champs revêtus d’une éternelle verdure; elles cueillent les fleurs aux premiers rayons du jour, quand la plaine est encore blanchie par la rosée du matin, quand les violettes boivent les pleurs que l’aurore a versés.
|
Sed postquam medio sol altior institit axi,
ecce polum nox foeda rapit tremefactaque nutat
insula cornipedum strepitu pulsuque rotarum;
nosse nec aurigam licuit, seu mortifer ille,
seu mors ipsa fuit. Livor permanat in herbas,
deficiunt rivi, squalent rubigine prata
et nihil afflatum vivit. Pallere ligustra,
exspirare rosas, decrescere lilia vidi.
Ut rauco reduces tractu detorsit habenas,
nox sua prosequitur currum; lux redditur orbi,
Persephone nusquam. Voto rediere peracto
nec mansere deae. Mediis invenimus arvis
exanimem Cyanen. Cervix redimita iacebat
et caligantes marcebant fronte coronae.
Aggredimur subito et casus scitamur eriles
(nam propior cladi steterat): quis vultus equorum?
Quis regat? Illa nihil, tacito sed laesa veneno
solvitur in laticem. Subrepit crinibus umor.
Liquitur in roremque pedes et brachia manant
nostraque mox lambit vestigia perspicuus fons.
Discedunt aliae. Rapidis Acheloides alis
sublatae Siculi latus obsedere Pelori
accensaeque malo iam non impune canoras
in pestem vertere lyras; vox blanda carinas
alligat, audito frenantur carmine remi.
Sola domi luctu senium tractura relinquor." |
Mais le soleil, au plus haut de son cours, avait à peine atteint la moitié de sa carrière: tout-à-coup, une nuit affreuse a voilé les cieux, l’île ébranlée s’agite sous les pieds des coursiers et sous les roues d’un char. On ne put reconnaître la main qui le guidait: était-ce un esprit destructeur, ou la mort elle-même? Un livide poison se répand sur les plantes; les ruisseaux tarissent; la campagne se voile d’une teinte funèbre; frappé d’un souffle mortel, tout expire: j’ai vu pâlir le troène, j’ai vu la rose se flétrir et le lis desséché se pencher sur sa tige. Lorsque, pour rentrer dans l’abîme, le char s’est retourné avec un bruit rauque, la nuit qu’il apporta se dissipe avec lui; la lainière est rendue au monde: Proserpine a disparu.
Les déesses remontent dans l’Olympe, leur tâche est accomplie, elles ne s’arrêtent pas.
Nous trouvons, au milieu de la plaine, Cyane sans mouvement. Sa tête était penchée, les couronnes s’étaient flétries et noircies sur son front. Nous l’entourons aussitôt, nous lui demandons ce qu’est devenue la déesse (car elle était près du théâtre de ce malheur)? quel était l’extérieur des coursiers? quelle main les guidait? Elle reste muette: vaincue par un poison secret, elle se dissout en une fontaine ; l’eau s’échappe de ses cheveux; elle se fond, et ses pieds et ses bras s’évaporent en une douce rosée: source limpide, bientôt elle vient caresser nos pieds.
Ses compagnes se sont séparées. Les filles d’Achéloüs, s’élevant sur une aile légère, vont se poser sur les flancs de Pélore. Irritées du malheur qui nous frappe, elles changent en instrument de mort leur lyre mélodieuse, qu’on n’écoutera plus impunément. Désormais leur voix séductrice enchaîne les vaisseaux: aux accords de leurs chants, la rame s’arrête immobile. Pour moi, je reste seule dans ce palais, où ma vieillesse doit s’user dans les larmes." |
Cérès, folle de douleur, accable de reproches les déesses, les supplie de lui dire la vérité, puis annonce qu'elle va partir à sa recherche. |
Haeret adhuc suspensa Ceres et singula demens
ceu nondum transacta timet; mox lumina torquens
vultu ad caelicolas furiato pectore fertur.
Arduus Hyrcana quatitur sic matre Niphates,
cuius Achaemenio regi ludibria natos avexit
tremebundus eques. Fremit illa marito
mobilior Zephyro totamque virentibus iram
dispergit maculis timidumque hausura profundo
ore virum vitreae tardatur imagine formae.
Haud aliter toto genetrix bacchatur Olympo:
"Reddite" vociferans "non me vagus edidit amnis,
non Dryadum de plebe sumus. Turrita Cybebe
me quoque Saturno genuit. Quo iura deorum,
quo leges cecidere poli? quid vivere recte
proderit? En audet noti Cytherea pudoris
ostentare suos post Lemnia vincula vultus.
Hos animos bonus ille sopor castumque cubile
praebuit? amplexus hoc promeruere pudici?
Nec mirum, si turpe nihil post talia ducit.
Quid vos expertes thalami? tantumne relictus
virginitatis honos? tantum mutata voluntas?
Iam Veneri iunctae, sociis raptoribus, itis?
O templis Scythiae atque hominem sitientibus aris
utraque digna coli! Tanti quae causa furoris?
Quam mea vel tenui dicto Proserpina laesit?
Scilicet aut caris pepulit te, Delia, silvis,
aut tibi commissas rapuit, Tritonia, pugnas.
An gravis eloquio? Vestros an forte petebat
importuna choros? Atqui Trinacria longe,
esset ne vobis oneri, deserta colebat.
Quid latuisse iuvat? Rabiem livoris acerbi
nulla potest placare quies." His increpat omnes
vocibus. Ast illae (prohibet sententia patris)
aut reticent aut nosse negant responsaque matri
dant lacrimas. Quid agat? Rursus se victa remittit
inque humiles devecta preces: "Ignoscite, si quid
intumuit pietas, si quid flagrantius actum
quam miseros decuit. Supplex miserandaque vestris
advolvor genibus. Liceat cognoscere sortem.
Hoc tantum liceat: certos habuisse dolores.
Scire peto quae forma mali; quamcumque dedistis
fortunam, sit nota, feram fatumque putabo
non scelus. Aspectum precor indulgete parenti;
non repetarn; quaesita manu securus habeto,
quisquis es; affirmo praedam; desiste vereri.
Quod si nos aliquo praevenit foedere raptor,
tu certe, Latona, refer: confessa Diana
forte tibi. Nosti, quid sit Lucina, quis horror
pro genitis et quantus amor, partusque tulisti
tu geminos: haec una mihi. Sic crine fruaris
semper Apollineo, sic me felicior aevum
mater agas." Largis tunc imbribus ora madescunt.
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Quelque temps incertaine, Cérès hésite encore; dans son égarement, elle redoute tous ces malheurs comme s’ils n’étaient pas arrivés. Bientôt elle tourne vers le ciel des yeux étincelants: la rage est dans son cœur.
Ainsi les sommets du Niphate retentissent des cris de la tigresse, dont un cavalier tremblant de frayeur a enlevé les nourrissons, qui vont être le jouet d’un monarque persan. Le souffle du zéphyr qui la féconde est moins rapide; sa fureur éclate jusque dans les taches verdâtres de sa peau: déjà sa vaste gueule s’ouvre pour dévorer le chasseur: un miroir suspend quelque temps sa course.
Ainsi Cérès dans les cieux déchaîne sa colère:
"Ma fille ! s’écrie-t-elle; rendez-moi ma fille ! Ce n’est pas un fleuve inconnu qui m’a donné naissance. Je ne suis point une simple Dryade. Cybèle m’a mise au jour, je descends de Saturne. Et les droits des dieux, et les lois de l’Olympe, que sont-ils devenus? Et que sert donc de vivre avec honneur? La voilà cette Vénus, cette pudique déesse, elle ose encore lever la tête, oubliant les filets de Vulcain. Sans doute, c’est un sommeil si vertueux, une couche si pure qui lui donne tant d’assurance: c’est le prix de ses chastes baisers. Après cette infamie, il n’est, je le crois, rien de honteux pour elle. Mais vous qui ne connaissez pas l’hymen, est-ce ainsi que vous sacrifiez l’honneur de la virginité? vos sentiments sont-ils si étrangement changés? Vous vous unissez à Vénus, à des ravisseurs ! O divinités bien dignes des hommages (le** la Scythie, et d’un autel abreuvé de sang humain ! Et d’où vient cette fureur? Quelle est celle qu’un seul mot de ma fille a blessée? Sans doute, Diane, elle t’a chassée, loi, de tes forêts chéries ! et toi, Minerve, elle t’a ravi la gloire de présider aux combats confiés à ta valeur. Sa voix vous importunait-elle? allait-elle troubler vos chœurs en se mêlant à vos danses? Loin de vous, dans la crainte d’être à charge, elle habitait les déserts de la Sicile. Mais pourquoi se cacher? est-il une retraite qui puisse défendre contre la rage d’une jalouse envie?"
Tels sont les reproches qu’elle adresse aux déesses. Celles-ci (elles craignent trop leur père pour dévoiler ce secret) ou se taisent, ou feignent une profonde ignorance, ou lui répondent par des larmes. Que faire? sa fureur est vaincue, elle se calme, et, s’abaissant à une humble prière: « Pardonnez, dit-elle, si mon cœur maternel était trop gonflé de colère; si mon courroux trop brûlant ne convenait pas à ma douleur. Me voici suppliante, je me traîne à vos genoux. A quel malheur dois-je m’attendre? parlez : je ne demande que cette grâce. Je veux savoir enfin ce qu’il me faut pleurer ! Je supporterai le sort que vous m’avez imposé, pourvu que je le connaisse. Ce sera un arrêt du destin et non plus un crime à mes yeux. Laissez à une mère la consolation de revoir sa fille; je ne la réclamerai plus. Ravisseur de ma fille, garde-la sans crainte: je t’assure ta proie, cesse de trembler. Si le traître a fait un pacte secret avant de nous tromper, Latone, dis-le-moi. Peut-être Diane t’a-t-elle fait des aveux. Tu connais les douleurs de Lucine; tu sais combien nous tremblons pour nos rejetons, combien nous les aimons ! et toi, tu en as deux; moi, je n’avais qu’elle. Puisses-tu toujours contempler la chevelure de ton Apollon ! puisses-tu, mère heureuse, passer des jours plus calmes que les miens ! »
Un torrent de larmes inonde le visage des déesses. |
"Quid? tantum dignum fieri dignumque taceri?
Hei mihi, discedunt omnes. Quid vana moraris
ulterius? Non bella palam caelestia sentis?
Quin potius natam pelago terrisque requiris?
Accingar lustrare diem: per devia rerum
indefessa ferar; nulla cessabitur hora;
non requies, non somnus erit, dum pignus ademptum
inveniam, gremio quamvis mergatur Hiberae
Tethyos et rubro iaceat vallata profundo.
Non Rheni glacies, non me Rhipaea tenebunt
frigora, non dubio Syrtis cunctabitur aestu.
Stat finem penetrare Noti Boreaeque nivalem
vestigare domum. Primo calcabitur Atlas
occasu facibusque meis lucebit Hydaspes.
Impius errantem videat per rura per urbes
Iuppiter. Exstincta satietur paelice Iuno.
Insultate mihi, caelo regnate superbi, ducite
praeclarum Cereris de stirpe triumphum."
Haec fatur notaeque iugis illabitur Aetnae
noctivago taedas informatura labori. |
Pourquoi, poursuit Cérès, tant de larmes? pourquoi ce silence obstiné? Malheureuse, toutes t’abandonnent. Pourquoi rester en vain ici plus longtemps? ne le vois-tu pas clairement? les dieux t’ont déclaré la guerre. Va plutôt chercher ta fille et sur la terre et sur les mers. Oui, je verrai tout ce que le soleil éclaire: infatigable, je me fraierai des sentiers nouveaux; mes pas ne s’arrêteront point. Non, plus de sommeil, plus de repos pour moi, jusqu’à ce que je retrouve, que je presse sur mon sein ma fille qu’on m’a ravie, fût-elle plongée dans les abîmes des flots ibériens, retenue captive sous les eaux de la mer Rouge. Non, ni les glaces du Rhin, ni les froids du Riphée ne pourront m’arrêter; je franchirai les Syrtes, et leur onde trompeuse. J’irai sur les confins du Notus, jusqu’au palais glacé de Borée; je foulerai l’Atlas jusqu’aux portes du couchant; l’Hydaspe brillera du feu de mes torches. Que le cruel Jupiter me voie errer au milieu des campagnes et des villes ! Que Junon assouvisse sa haine en voyant expirer sa rivale ! Insultez à mes maux; régnez, pleins d’orgueil, dans les cieux ! votre triomphe est beau; Cérès n’a plus de fille. »
Elle dit, et gagne les sommets bien connus de l’Etna : c’est là qu’elle préparera les torches qui vont éclairer ses courses nocturnes. |
Pour préparer des torches, elle va abattre deux cyprès dans un bois sacré et les enflamme dans le cratère de l'Etna. |
Lucus erat prope flumen Acin, quod candida praefert
saepe mari pulchroque secat Galatea natatu,
densus et innexis Aetnaea cacumina ramis
qua licet usque tegens. Illic posuisse cruentam
aegida captivamque pater post proelia praedam
advexisse datur. Phlegraeis silva superbit
exuviis totumque nemus victoria vestit.
Hic patuli rictus et prodigiosa Gigantum
tergora dependent et adhuc crudele minantur
affixae truncis facies immaniaque ossa
serpentum passim cumulis exsanguibus albent
et rigidae multo suspirant fulmine pelles
nullaque non magni iactat se nominis arbor.
Haec centumgemini strictor Aegaeonis enses
curvata vix fronde levat. Liventibus illa
exsultat Coei spoliis. Haec arma Mimantis
sustinet. Hos onerat ramos exutus Ophion.
Altior at cunctis abies umbrosaque late
ipsius Enceladi fumantia gestat opima
summi terrigenum regis caderetque gravata
pondere, ni lassam fulciret proxima quercus.
Inde timor numenque loco nemorisque senectae
parcitur aetheriisque nefas nocuisse tropaeis.
Pascere nullus oves nec robora laedere Cyclops
audet et ipse fugit sacra Polyphemus ab umbra. |
L’Acis, que la blanche Galatée préfère souvent à la mer, et dont elle fend en se jouant les flots jaunissants, nourrit sur sa rive un bois épais, dont les rameaux enlacés s’élèvent, dans leurs capricieux élans, jusqu’au sommet de l’Etna. C’est là, dit-on, que Jupiter déposa son égide sanglante, et, après le combat, emmena les captifs enchaînés. Le bois est fier de porter les dépouilles de Phlégra, et la victoire a paré chaque rameau. Là, sont suspendues les peaux immenses des Géants; leurs têtes, attachées aux troncs, semblent menacer encore, et leurs grands ossements s’élèvent mêlés à des monceaux blanchis de serpents; les traits de la foudre ont entr’ouvert ces restes qui se soutiennent encore; il n’est point d’arbre qui ne puisse s’enorgueillir d’un grand nom. Celui-ci, le front courbé, supporte à peine les cent glaives d’Egéon; celui-là se pare des dépouilles livides de Céus; l’un soutient les armes de Mimas; et les restes d’Ophion font gémir ces rameaux sous leur poids. Plus élevé que les autres, et répandant au loin son ombre, un sapin supporte les débris encore fumants d’Encelade, ce roi des enfants de la Terre; il succomberait sous son fardeau, si un chêne ne s’élevait auprès pour arrêter sa chute.
Aussi ce lieu est-il craint et respecté : on épargne la vieillesse de ce bois, ce serait un crime de profaner les trophées célestes. Aucun Cyclope n’y conduit ses troupeaux, il craint de porter atteinte à ces arbres, et Polyphème fuit loin de cet ombrage sacré. |
Non tamen hoc tardata Ceres. Accenditur ultro
religione loci vibratque infesta securim,
ipsum etiam feritura Iovem. Succidere pinus,
haud magis enodes dubitat prosternere cedros
exploratque obiens truncos rectique tenorem
stipitis et certo pertemptat brachia nisu.
Sic qui vecturus longinqua per aequora merces
molitur tellure ratem vitamque procellis
obiectare parat, fagos metitur et alnos
et varium rudibus silvis accommodat usum:
quae longa est, tumidis praebebit cornua velis;
quae fortis, clavo potior, quae lenta, favebit
remigio; stagni patiens aptanda carinae. |
Mais rien ne peut arrêter Cérès. La vue de ce lieu révéré ranime sa colère, son bras promène sa hache au hasard; elle en aurait frappé Jupiter lui-même. Elle se hâte de renverser les pins, et les cèdres au bois si uni; elle examine les troncs avec soin, les tiges fermes et droites, et, par un effort vigoureux, elle en essaie les rameaux.
Ainsi le pilote qui construit sur la terre le navire qui doit porter des marchandises sur des mers lointaines, sur le point de disputer sa vie à la tempête, mesure et le hêtre et l’aune, et façonne à différents usages ces bois encore grossiers: longs, ils s’étendront sous les voiles gonflées; plus forts, ils serviront de mâts; souples, ils se changeront en rames; impénétrables à l’eau, ils armeront la quille de la carène. |
Tollebant geminae capita inviolata cupressus
cespite vicino, quales non rupibus Idae
miratur Simois, quales non divite ripa
lambit Apollinei nemoris nutritor Orontes.
Germanas adeo credas: sic frontibus aequis
exstant et socio despectant vertice lucum.
Hae placuere faces. Pernix invadit utramque
cincta sinus, exserta manus, armata bipenni
alternasque ferit totisque obnixa trementes
viribus impellit. Pariter traxere ruinam
et pariter posuere comas campoque recumbunt,
Faunorum Dryadumque dolor. Complectitur ambas,
sicut erant, alteque levat retroque solutis
crinibus ascendit fastigia montis anheli,
exsuperatque aestus et nulli pervia saxa
atque indignantes vestigia calcat harenas.
Qualis pestiferas animare ad crimina taxos
torva Megaera ruit, Cadmi seu moenia poscat,
sive Thyesteis properet saevire Mycenis.
Dant tenebrae Manesque locum plantisque resultant
Tartara ferratis, donec Phlegethontis in unda
constitit et plenos excepit lampade fluctus.
Postquam perventum scopuli flagrantis in ora,
protinus arsuras aversa fronte cupressus
faucibus iniecit mediis lateque cavernas
texit et undantem flammis obstruxit hiatum.
Compresso mons igne tonat claususque laborat
Mulciber. Obducti nequeunt exire vapores.
Coniferi micuere apices crevitque favillis
Aetna novis. Strident admisso sulphure rami.
Tum, ne deficerent tantis erroribus ignes,
semper inocciduos insopitosque manere
iussit et arcano perfudit robora suco,
quo Phaethon irrorat equos, quo Luna iuvencos. |
Sur un tertre voisin, deux cyprès élevaient dans les airs leurs têtes intactes. Le Simoïs ne peut en admirer de pareils sur les rochers de l’Ida, qui bordent son cours; et l’Oronte, qui rafraîchit les bois consacrés à Apollon, ne peut en baigner d’aussi beaux sur son fertile rivage. On dirait de deux frères, tant leurs fronts sont égaux, tant leurs sommets en s’unissant dominent la forêt.
Voilà les torches que se choisit Cérès. Aussitôt sa main s’anime de la hache, sa robe est relevée, ses bras s’allongent, et elle les frappe à coups redoublés. Ses efforts les ébranlent; tour-à-tour ils chancellent, elle redouble d’ardeur pour les renverser; ils succombent en même temps; leurs feuilles se mêlent en tombant sur la terre, et les Dryades et les Faunes en versent des larmes. La déesse les saisit tous les deux, couverts encore de leur feuillage; elle les soulève, et, laissant flotter sa chevelure en arrière, elle franchit, sans reprendre haleine, le sommet de la montagne, et ces rochers inaccessibles aux mortels, et ces sables indignés de gémir sous ses pas.
Telle se précipite la farouche Mégère, quand, allumant sa torche empoisonnée pour éclairer un crime, elle se dirige vers les murs de Cadmus, ou se hâte de gagner Mycène, ensanglantée par Thyeste. Sur ses pas les ténèbres et les Mânes s’écartent, le Tartare retentit sous ses pieds de fer: enfin, elle s’arrête aux rives du Phlégéthon, et remplit sa lampe de l’onde enflammée.
Arrivée au sommet brûlant de la montagne, Cérès plonge, au milieu du cratère, la tête de ses cyprès, que le feu doit embraser; leur feuillage couvre l’entrée de l’abîme, et ferme le passage à des torrents de flamme. La montagne gronde, ses feux sont étouffés, et Vulcain captif mugit dans ses sombres cavernes. La vapeur condensée ne peut rester enchaînée; le cyprès a jeté des flammes, un nouvel incendie éclaire l’Etna. Les rameaux crient sous le soufre dont ils sont imprégnés. Alors, afin que ses flambeaux éclairassent toujours ses courses incertaines, elle voulut que toujours leur lumière brûlât, sans pâlir ni s’éteindre; elle répandît sur eux un suc inconnu, dont Phaéton arrose ses coursiers, et la Lune ses taureaux. |
Cérès, avant de partir à la recherche de sa fille, s'accuse de négligence à son égard et exprime ses inquiétudes. |
Iamque soporiferas nocturna silentia terris
explicuere vices: laniato pectore longas
inchoat illa vias, et sic ingressa profatur:
"Non tales gestare tibi, Proserpina, taedas
sperabam, sed vota mihi communia matrum
et thalami festaeque faces caeloque canendus
ante oculos Hymenaeus erat. Sic numina fatis
volvimur et nullo Lachesis discrimine saevit?
Quam nuper sublimis eram quantisque procorum
cingebar studiis! Quae non mihi pignus ob unum
cedebat numerosa parens! Tu prima voluptas,
tu postrema mihi; per te fecunda videbar.
O decus, o requies, o grata superbia matris:
qua gessi florente deam, qua sospite nusquam
inferior Iunone fui, nunc squalida, vilis.
Hoc placitum patri. Cur autem ascribimus illum
his lacrimis? Ego te, fateor, crudelis ademi,
quae te deserui solamque instantibus ultro
hostibus exposui. Raucis secura fruebar
nimirum thiasis et laeta sonantibus armis
iungebam Phrygios, cum tu raperere, leones.
|
Déjà le silence de la nuit a ramené le sommeil sur la terre; Cérès, le sein meurtri commence son long pèlerinage, et fait entendre ces plaintes
"O Proserpine ! s’écrie-t-elle, ce ne sont point là les torches que j’espérais porter devant toi mère, je voulais comme toutes les mères un lit nuptial et des flambeaux de fête; un hymen dont l’Olympe aurait répété les chants. Est-ce donc ainsi que, nous autres déesses, nous sommes les jouets du destin? Lachésis frappe-t-elle ainsi sans discernement? Que j’étais fière hier encore ! Quelle foule de prétendants se pressait à mes côtés ! Combien de mères d’une nombreuse famille enviaient mon sort; et je n’avais qu’un rejeton? Tu fus, ô Proserpine ! ma première joie, mon dernier bonheur; par toi je paraissais féconde. O toi, l’honneur, l’espoir et l’orgueil d’une mère ! quand tu brillais à mes côtés, j’étais déesse; quand tu vivais, je ne le cédais pas à Junon ! aujourd’hui, hideuse, méprisée.... Et c’est ton père qui l’a voulu ! Mais pourquoi mêler son nom à mes larmes? c’est moi, oui c’est moi qui t’ai perdue ! barbare, je t’ai abandonnée, je t’ai exposée seule aux ennemis qui t’environnaient ! On t’enlevait ! et moi, tranquille, je me mêlais à des thiases bruyants; joyeuse, au milieu des plaines retentissantes, je pliais, sous le joug les lions de la Phrygie |
Accipe, quas merui, poenas. En ora fatiscunt
vulneribus grandesque rubent in pectore sulci.
Immemor en uterus crebro contunditur ictu.
Qua te parte poli, quo te sub cardine quaeram?
Quis monstrator erit? Quae me vestigia ducent?
Quis currus? Ferus ille quis est? Terraene marisne
incola? Quae volucrum deprendam signa rotarum?
Ibo, ibo quocumque pedes, quocumque iubebit
casus. Sic Venerem quaerat deserta Dione.
Efficietne labor? Rursus te, nata, licebit
amplecti? Manet ille decor? manet ille genarum
fulgor? An infelix talem fortasse videbo,
qualis nocte venis, qualem per somnia vidi?" |
J’ai mérité mon châtiment, je te l’offre en expiation ! Vois-tu, mon visage est sillonné de blessures, ma poitrine est couverte de sanglantes plaies; des coups déchirent sans relâche ce sein qui t’a portée. Dans quelle partie du monde, dans quel climat te chercherai-je? qui sera mon guide? quelles traces dirigeront mes pas? quel est le char qui t’a enlevée? quel est ton ravisseur? habite-t-il les flots ou la terre? ou saisir la trace invisible de ses roues? J’irai, j’irai partout ou mes pas, ou le hasard m’entraîneront. Puisse ainsi Dionée, délaissée, chercher un jour Vénus ! Mais quel sera le succès de ces fatigues? T’embrasserai-je encore, ma fille? as-tu conservé et ta beauté et l’éclat de tes joues? Malheureuse ! peut-être te verrai-je telle que la nuit tu te présentes à moi, telle que je t’ai vue dans mes songes !" |
Alors Cérès commence sa quête en suivant les traces qu'a laissées le char du ravisseur inconnu. |
Sic ait et prima gressus molitur ab Aetna,
exitiique reos flores ipsumque rapinae
detestata locum sequitur dispersa viarum
indicia et pleno rimatur lumine campos
inclinatque faces. Omnis madet orbita fletu.
Omnibus admugit; quocumque it in aequore, fulvis
adnatat umbra fretis extremaque lucis imago
Italiam Libyamque ferit. Clarescit Etruscum
litus et accenso resplendent aequore Syrtes.
Antra procul Scyllaea petit canibusque reductis
pars stupefacta silet, pars nondum exterrita latrat. |
Elle dit, et, commençant sa course, s’éloigne de l’Etna. Détestant et ces fleurs causes de son malheur, et ce lieu théâtre de l’enlèvement, elle suit les différentes traces que le char a laissées dans la plaine; et, inclinant ses torches, elle visite les champs qu’elle éclaire d’une vive lumière. Les sillons du char se remplissent de ses larmes, tout lui arrache des gémissements.
Partout, sur le rivage, son ombre flotte sur l’azur des flots; l’Italie et la Libye sont éclairées des derniers reflets de ses feux; le rivage de l’Étrurie en paraît embrasé, et les Syrtes brillent au milieu d’une mer tout en feu. La flamme colore les antres de Scylla, ses chiens se sont retirés; une partie se tait, frappée de stupeur, et l’autre, encore étrangère à la crainte, pousse d’affreux hurlements. |
La suite du récit de Claudien est perdue. |