CLAVERET
ANGÉLIE OU L'ESRIT FORT
Vers 1630, Claveret fit jouer sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne Angélie ou l'Esprit fort, une comédie qui ne fut publiée qu'en 1637 par François Targa, l'éditeur de la Mélite de Corneille. La pièce est dédiée à un Picard, le jeune Aloph de Wignacourt, neveu d'un Aloph de Wignacourt qui avait été grand maître de l'Ordre de Malte.
Elle met en scène les trois filles du vieux Cloridan, dont le mariage va se décider au cours d'une journée où quatre prétendants s'affronteront. L'intrigue est basée sur la tromperie d'un jeune noble, Orilame, qui, pour conquérir l'une des sœurs, Angélie, a cru habile de feindre d'aimer les deux autres, alors que, de son côté, Angélie, pour le mettre à l'épreuve, a feint d'aimer un autre homme. Finalement Cloridan — qui sait que les « cajoleries » des gens de Cour « ne sont que piperies » — va rejeter deux « parisiens » et Angélie épousera Orilame, un homme de son milieu, un voisin.
Dans cette pièce, suivant l'exemple de Mairet dans sa Silvanire (1631), Claveret a respecté les unités de lieu et de temps. Il fait lui-même remarquer que « l'unité d'action que représente le mariage d'Orilame et d'Angélie est observée dans tous les actes », les mariages de la fille aînée et de la cadette étant « les épisodes de la pièce ».Il s'est soucié aussi de la liaison entre les scènes, en évitant que le théâtre reste vide. Mais le découpage des scènes correspond mal aux multiples entrées et sorties des personnages.
Une pièce inscrite dans la réalité du temps
La pièce n'a rien de la fadeur des pastorales de Rotrou. Un de ses intérêts est de faire de nombreuses allusions à des éléments de réalité.
Comme le souligne le mémoire de Mahelot, l'action se déroule dans un décor unique, dans le parc du château de Cloridan, à un carrefour d'où partent une allée centrale allant vers le château et d'autres « allées de verdure » qui vont permettre aux personnages de venir sur cette place et d'en repartir éventuellement sans se voir. Ces allées sont ombragées par de grands arbres de telle sorte que les trois demoiselles du château peuvent s'y promener sans masque, sans craindre de voir leur teint brunir. Les allées sont entourées de « bocages » et de buissons derrière lesquels on peut se cacher et épier ce qui se dit. On y entend même des rossignols. Non loin de cette place est une source qui alimente un vivier, près duquel des ouvriers s'activent sous la surveillance de Célirée, car « ils ne font rien tout le jour si l'on n'a l'œil sur eux ». A l'extérieur du parc, est un hameau avec une auberge tenue par un certain Damas.
Le personnage du père est également très individualisé. Cloridan a soixante-trois ans. Son père a été tué d'un coup de hallebarde à la bataille de Brive-la-Gaillarde en 1569. Lui-même a soutenu le futur Henri IV contre la Ligue à la bataille de Coutras en 1587 et a combattu ensuite en Savoie. Il se souvient du siège d'Amiens par les Espagnols en 1597 et de la reconquête de la ville. Il a participé aux principaux combats jusqu'à l'année 1600. Puis ce vieux soldat est devenu gentilhomme campagnard, non loin du rendez-vous de chasse du roi Louis XIII à Versailles. Il est heureux de pouvoir se tenir loin « de la Cour des Grands » et est surtout préoccupé par les travaux qu'il a entrepris près de son vivier, ainsi que par ses blés, ses vignes et sa basse-cour. Mais son souci est également de marier ses trois filles, l'aînée d'abord, promise à un certain Alcidamort, puis les deux autres, Angélie et Célirée.
Les « esprits forts », un type social de ce temps
L'un des personnages de la comédie, Criton, possède quelques traits d'un type d'homme qui apparaît à Paris à cette époque et qu'on appelle par « moquerie » l'Esprit fort. C'est d'ailleurs le fait qu'il soit « un homme à la mode » (489) qui attire sur lui la curiosité des autres personnages de la pièce. Son ami Nicandre, tout différent, est appelé pour cette raison « l'Esprit doux ».
Criton se fait remarquer d'abord par sa tenue négligée : collet en désordre, manteau de travers, bottes bizarrement portées. Mais surtout il refuse d'adopter les préjugés du temps et soutient des opinions volontiers paradoxales, au point que son ami Nicandre s'inquiète de l'entendre mettre « au nombre des vertus » ce que l'on considère habituellement comme des crimes (278). Son indépendance d'esprit se manifeste par des goûts originaux : il dit n'aimer ni Malherbe, ni L'Astrée.
Il trouve ridicule, dans la conquête amoureuse, l'habitude de « galantiser » les femmes « de propos superflus ». Souvent, dit-il, la femme qui se refuse en paroles en réalité « brûle en son âme ». Il faut donc, dans ce domaine, prendre sans demander, car il est persuadé que la femme « la plus sévère aime bien qu'on la force » (302). D'ailleurs lui-même, qui veut être guidé en tout la raison, se dit insensible et refuse de se laisser prendre par l'amour. Il s'oppose en cela à Nicandre, l'Esprit doux, qui est un amoureux traditionnel, passionné mais réservé.
En réalité Cliton ne fait que suivre une mode parisienne, qui consistait à faire « l'esprit fort » [1]. Nicandre explique à Angélie que ces « esprits forts » sont des prétentieux qui, délibérément, « ne suivent jamais la créance commune » (864) et qui, d'un ton impérieux, prêchent un nouvel art de vivre dans lequel ce qui est tenu habituellement pour méprisable et ce qui est tenu pour estimable sont choses indifférentes.
Les esprits forts « blâment le feu d'amour » et ne croient pas dans la sincérité des sentiments. Ils méprisent les femmes vertueuses et essaient de les séduire, de les « surprendre » par de beaux discours. Dans les bals, ils n'ont pas de cordon à leur chapeau, dansent négligemment et disent des extravagances aux dames au lieu de leur faire les compliments d'usage.
Ils portent l'épée au côté pour se faire passer pour braves et se targuent d'exploits militaires imaginaires, alors que le moindre danger révèle leur poltronerie. Dénués de tout scrupule, sûrs de leur supériorité, jurant à tout propos, ils sont volontiers escrocs et ne rendent jamais l'argent qu'ils empruntent. Ils cherchent le plaisir dans les cabarets et les « maisons d'amour », apparemment indifférents à tout, « sans haine et sans envie ».
Ainsi l'Esprit fort tel que l'analyse Claveret préfigure, sans la dimension religieuse, l'esprit fort de La Bruyère, le Don Juan de Molière, le Neveu de Rameau de Diderot…
Une comédie pleine de gaieté
Le thème même de la pièce crée des situations amusantes. Criton, sûr qu'il peut toujours raison garder et rester insensible à l'amour, tombe amoureux justement de celle qui ne saurait l'aimer. Orilame, lui, qui a bâti tout un stratagème pour séduire Angélie, court le risque d'en être la victime, d'autant plus que cette Angélie lui tend elle aussi un piège. Ayant enfermé dans sa montre les portraits d'Orante et de Célirée, pour pouvoir montrer à l'une et l'autre séparément qu'elle est son seul amour, Orilame éveille les soupçons d'Orante, qui veut lui prendre cette montre ; il prétend qu'il ne l'a pas sur lui ; mais, à ce moment, la montre sonne…
La pièce se déroule dans un climat de gaieté. En effet, c'est par jeu que les jeunes amoureux « galantisent », rivalisant d'esprit et d'à-propos, multipliant les « pointes » selon le code de la galanterie précieuse. Mais le style soutenu de la rhétorique amoureuse est parfois interrompu par un style plus familier, souvent dans la bouche des filles. Ainsi Angélie, s'adressant à Orilame, passe brusquement du vouvoiement à un tutoiement affectueux :
Pour cela je vous donne à rêver tout le jour.
Va donc y travailler, mon cœur, je t'en supplie.
À Cléronte qui se désespère de réussir à séduire Orante, Célirée donne une leçon de patience :
Mais encore, pour prendre un malheureux poisson,
Nous faut-il une ligne, un ver, un hameçon
Et perdre assez souvent une heure, une journée.
Les deux sœurs, qui se disputent Orilame, se retrouvent à l'attendre toutes deux au même endroit et chacune s'évertue à persuader l'autre de s'en aller.
Orante
Dieux ! qu'elle est échauffée et qu'elle a pris de peine !
Va t'en vite au vivier, tu trouveras de l'eau !
Célirée
Va, cours, tu trouveras de l'ombrage au château.
Ma sœur ne sais-tu pas que, faute d'exercice,
Une fille amoureuse a souvent la jaunisse
Et que le travail aide à la digestion ?
Criton, qui pourtant semble manquer d'humour, est l'auteur d'un réplique amusante, alors que son ami Nicandre, enthousiasmé par les appas d'Angélie, les lui détaille : considère, dit-il, ses cheveux couleur de cendre, et ses yeux, et son front lisse comme le marbre, et ses joues, et ses fossettes quand elle rit, et sa bouche, et ses lèvres de corail ; considère, continue-t-il, l'albâtre poli de sa gorge nue, puis ses "monts de neige" à peine couverts d'un mouchoir ; considère… A ce moment Criton l'interrompt : "Tout beau, ne descends point plus bas !" (1102)
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[1] Voir le libelle de l'abbé Cotin, Discours à Théopompe sur les forts esprits du temps, 1629.