Abraham CHAUMEIX
VOLTAIRE AUX CHAMPS-ÉLYSIENS
1773
VOLTAIRE AUX CHAMPS ÉLYSIENS.
ORAISON FUNEBRE, HISTOIRE, SATYRE, etc. etc., etc.
LE TOUT A LA VOLONTÉ
MIS AU JOUR
Par M. ABRAHAM CHAUMEIX
A TRÉVOUX
Chez les Journalistes.
1773
ÉPITRE DÉDICATOIRE A MA NOURRICE
Recevez, ma chère Nourrice… Je ne sais comment m'y prendre… pour bégayer une Dédicace… Recevez cet Ouvrage ; je vous le dédie.
Le pénible ouvrage qu'une Épître Dédicatoire ! Comment peut on l'entendre sans rougir, et pour l'Auteur et pour l'objet des éloges prodigués par des plumes mercenaires qui demandent l'aumône un Manuscrit à la main ?
D'autres iront chercher des noms fameux et en décoreront le Frontispice de leurs Ouvrages ; d'autres, à l'aide d'un Cochin et d'un Longueuil, voleront à l'immortalité la plus reculée. Pour moi, rival des plus grands Hommes que la France – j'ose dire l'Europe – ait produits depuis plus d'un siècle, je me contenterai du nom que je porte : l'Encyclopédie me redoute ou plutôt ses Auteurs.
Vous voudrez peut-être, ma chère Nourrice, savoir comment cet Ouvrage m'est tombé dans les mains ? Vous rappelez-vous ce jour où il plut tant ? Je m'étais enfermé dans ma chambre et je lisais mon Nadal… et les Observations de Clément… l'An Littéraire, et autres bons Ouvrages. La nuit du 29 Juillet 1772 (vieux style) un Fantôme s'apparut à moi et me dit : « Tiens, rédige cet Ouvrage : il est digne de toi, on m'a condamné à te l'apporter ». Le Fantôme disparut, et je le reconnus pour le Colosse peint dans le commencement de ce Livre, pour Voltaire enfin. Moi qui crois aux revenants – parce que je ne suis pas comme ces Encyclopédistes qui n'ont ni foi ni religion – j'eus terriblement peur.
Vous voudrez peut-être savoir ce que c'est qu'un Encyclopédiste ? Ce sont des gens qui savent tout, et qui parlent de tout. Ils ont des idées sur tout… Ils donnent des idées de tout… Et moi je censure tout… Voilà quels sont les rédacteurs de vingt volumes, gros comme des livres d'Église chaque…
Ma chère Nourrice, je vous ai bien de l'obligation : vous m'avez fait sucer votre lait et votre caractère avec. Vous étiez acariâtre, vous battiez votre mari, vous aviez des défauts sans nombre : j'en ai hérité ; ainsi l'a voulu le Ciel.
Adieu, ma chère Nourrice, recevez les embrassements de votre cher fils
Abraham Chaumeix.
VOLTAIRE AUX CHAMPS ÉLYSIENS
Les froids panégyristes des Héros leur prêtent souvent des qualités qu'ils n'eurent jamais. Ces personnages fantastiques, enfantés par l'imagination d'hommes payés pour les louer, ont pour la plus grande partie été des lâches ou des fripons.
Mondor expire. Ses avides héritiers s'empressent de recueillir sa succession ; ils l'enterrent le plus gaiement qu'ils peuvent et lisent, la larme à l'œil et l'allégresse dans le cœur, ses dernières volontés. Il veut que son éloge funèbre soit prononcé : soudain on parcourt les greniers de la Capitale où gisent des malheureux qui, pour quelques pièces d'argent, brouillent l'éloge de Mondor et en font un Héros.
Celui qui fit le malheur de ses concitoyens doit être regardé par leurs neveux comme le père de ses semblables, et l'effronté Panégyriste a l'audace de confier à la presse ses mensonges éloquents. Combien de petites actions n'a-t-on pas vu trivialement exaltées ? Que de mouvements du cœur ou du caprice décorés du beau nom de bienfaisance, et le nom de vertu profané mille fois par les polissons du Pinde. Les seuls amis de la vérité demeurent ensevelis dans la poussière, tandis que ceux qui ont fait le plus de mal au genre humain jouissent d'une immortalité qu'ils ont usurpée. Telle est la manie des hommes aveugles sur leurs véritables intérêts : ils choisissent précisément ce qui leur est contraire. Les insensés se plaignent encore des maux que la guerre entraîne après elle, et ces malheurs sont leur ouvrage. Des lauriers teints du sang de leurs frères les consolent de leur perte. Et si, au milieu des tumultes que leurs succès occasionnent, il s'élevait un homme assez hardi pour leur reprocher leur dureté, sa mort ou le mépris public seraient sa récompense. Que la faiblesse des hommes est grande ! Toute imposture est reçue favorablement chez eux, parce qu'ils ont de l'amour-propre et que cette imposture les flatte. Ainsi les noms de victoire seront toujours reçus avec transport chez eux et, partant, ils perpétueront la race de leurs destructeurs en leur décernant des Couronnes qui appartiennent aux Princes assez peu soucieux de leur célébrité, pour désirer seulement le titre auguste d'amis de la paix.
Pour moi, ce ne sont ni la cupidité, ni le désir de me faire un nom étayé par celui d'un grand homme, ni les espérances flatteuses de voir mes essais critiqués qui me déterminent à écrire. On ne verra point mes faibles mains ériger des autels à la richesse insolente ou à la vaine grandeur. On ne me verra point entrer en lice avec Messieurs les Membres du Parnasse ; leurs petits ouvrages, leurs petites haines, leurs petits talents et leur grande présomption ne seront jamais l'objet de mon envie.
C'est l'enthousiasme de la vertu qui provoque aujourd'hui ma paresse ; c'est lui qui m'arrache des bras de Zulni pour chanter celui qui sait si bien célébrer les belles. Heureux si je rappelle à la mémoire de tous les êtres sensibles les tristes destinées de l'homme universel que l'Europe pleure depuis tant d'années. Car qui peut en douter ? Des productions bâtardes s'annoncent sous le nom de Voltaire : la faiblesse du style, sa lâcheté décèlent le geai téméraire qui se pare des plumes du paon.
Retenons, s'il se peut, nos larmes sur le tableau suivant ; n'ayons d'âme que pour l'admiration ; pleurons ensuite, nos regrets seront justes alors. Mais tant qu'on nous entretiendra de cet Écrivain célèbre, faisons taire nos sanglots pour écouter, pour recueillir en quelque sorte ses derniers soupirs et ne nous servons de notre âme que pour admirer. Lecteur sensible, prête une oreille attentive au récit que je vais te faire : il soulagera ton cœur et, content des hautes destinées de l'objet de tes regrets, tes larmes vont se convertir en larmes de joie.
Si je n'avais à décrire que les actions d'un homme ordinaire, j'appellerais ses crimes des faiblesses ; je profanerais le nom sacré de vertu en le donnant à son ambition ; mon Héros serait celui de la multitude ; et d'un monstre né pour le malheur de ses semblables j'en aurais fait du moins un homme. Mais comme j'ai à parler d'une substance plus épurée que la nôtre, je dirai bonnement ce quelle fit, sans m'embarrasser si elle fut intéressante ou non. Ma qualité d'Historien ne me permet pas d'enjoliver les choses.
* *
Quand Voltaire expira, les ténèbres de l'ignorance menacèrent ce siècle pervers d'une obscurité profonde. La vérité, l'amour de ses compatriotes – sentiments que l'homme ne devrait jamais perdre de vue – l'avaient occupé pendant sa vie terrestre : empressé de rejoindre ces Héros, ces sages et ces Législateurs auxquels il avait succédé, ce Patriarche de nos Littérateurs modernes descendit dans les lieux où reposent les âmes des bienfaiteurs du genre humain.
Le plaisir que j'éprouve en m'occupant de cet Écrivain sublime me fait remonter jusqu'aux derniers instants de sa mort, qu'a publiée avant moi le fidèle Dubois, son valet de Chambre. Il fut attaqué, suivant Dubois, d'une maladie dont le nom ne me revient pas, à cause de la dureté de sa prononciation. La chute d'un de ses plus grands Ouvrages l'avait abattu ; des libelles satiriques publiés contre lui l'achevèrent et lui causèrent des nausées. Il mande un Confesseur auquel il accuse ses péchés, et meurt affublé d'un capuchon duquel le Révérend Père Louis de P…, Capucin de la Province de France, lui avait fait présent. On me dira peut-être : comment ce Capucin a pu se trouver en Bourgogne tandis qu'il réside à Paris ? Je répondrai qu'il y était allé faire la provision de vin pour le grand Couvent et que, le bruit de la maladie de M. Arouet l'ayant attiré à Ferney, il l'avait administré. Mais laissons toutes ces choses : si j'avais entrepris de répondre à tous les comment, je m'arrêterais à chaque phrase de ma narration.
Mon Héros, avant d'expirer, dit lui-même les prières des agonisants. Tous versaient des larmes. Lui seul ne pleurait pas : celui qu'on eût dû rassurer contre les frayeurs de la mort exhortait et consolait avec une constance dont aurait été surpris tout autre qu'un Philosophe. Voici quelles furent ses dernières paroles :
« Amis, je vais faire un grand voyage ; bientôt mes yeux vont parcourir un pays duquel j'ai cru jusqu'ici posséder la carte. Mais hélas ! je m'aperçois, et trop tard peut-être, que tous les individus mes frères, quelque persuadés qu'ils paraissent, ne sont pas plus avancés que moi au terme de leur carrière, et que, quelque certitude que l'on ait, ce qu'on a regardé comme vérité étant bien sain, paraît bien douteux aux approches de la mort. Telle est la malheureuse condition des hommes : ce qui leur est nécessaire leur manque dans le temps. Moi-même, je ne sais pourquoi, je frissonne ; des terreurs me saisissent, et c'est dans les bras de ce que j'ai appelé pendant ma vie superstition que je viens me réfugier. Ah ! s'il était possible de réparer ! »
Il dit, et rend les derniers soupirs ; un bruit sourd annonce à tous cette mort.
Voltaire, qui fut pendant sa vie l'opprobre et la terreur des Prêtres, les édifie par sa fin glorieuse ; ces mêmes hommes qui l'avaient foudroyé avec leurs tonnerres spirituels sont surpris de voir couler des larmes de leurs yeux, et pour Arouet. Tous regrettent leur appui, leur consolateur et leur père ; ceux qu'il a habillés, ceux qu'il a nourris, ceux dont il fut le soutien auprès des Rois le pleurent. La vérité dont la voix avait été éteinte depuis bien des siècles, et qu'il avait ranimée, se couvre du voile de la douleur.
Mânes illustres, recevez le tribut flatteur de ces larmes : elles sont précieuses pour vous. Si votre esprit dégagé de la matière peut s'occuper encore de ce qui se passe ici-bas, vous devez être bien satisfait des regrets que vous causez ; vous aimâtes les hommes, ils furent vos persécuteurs ; vous n'êtes plus, ils déplorent votre perte, parce qu'ils connaissent alors tout ce qu'ils ont perdu.
* *
Pardonne, illustre Dubois, si je t'ai contredit ; mais le respect que je dois à la vérité doit l'emporter nécessairement sur l'affection que je porte à ton nom. Tu as assuré que l'Abbé Grisel, maintenant pensionnaire du Roi, confessa ton maître, et cependant il meurt encapuchonné : cette circonstance est omise par toi. S'il meurt encapuchonné, il n'a pu être confessé que par un porteur de capuchons ; les capuchons les plus élégants sont du ressort des Capucins ; Voltaire a du goût, donc il n'a pu choisir qu'un capuchon à la mode ; Voltaire est un grand homme, il a choisi un grand homme pour en faire son Directeur ; le Père Louis de P… est un grand homme, donc il a confessé Voltaire.
De plus, le discours que tu lui fais tenir n'est pas suivant ses principes, et je connais trop bien ton illustre maître pour croire qu'il eût avoué ses Opéra mauvais ; pour te convaincre de cette vérité, lis l'avertissement qui se trouve à la tête de Samson ; tu y verras l'Auteur des paroles avouer que la musique en était bonne, et l'Opéra est tombé : c'était donc la faute des paroles. Halte-là, beau discoureur, me diras- tu ?… L'envie étouffa ces productions dans leur naissance, c'est-à-dire quelques-unes de ses Comédies, ses Odes et ses Opéra. Pourquoi la même Divinité infernale n'étouffa-t-elle pas Zaïre, Mérope, Alzire, Mahomet, productions sublimes, trop au-dessus des autres pour entrer en comparaison avec elles ?
* *
Quand sa mort eut été bien constatée, deux Prêtres prièrent l'Éternel de lui pardonner ses erreurs, et passèrent la nuit auprès de son individu. Ensuite il fut empaqueté dans un cercueil de plomb et déposé dans le chœur de l'Église de Ferney qu'il avait fait bâtir.
O mort ! tu moissonnes indistinctement tous les êtres : semblable au faucheur qui fait tomber également sous ses coups et confond le lys avec le chardon, injuste, tu prives de sentiment des êtres qui eussent dû être animés éternellement. Que les sots périssent, d'accord : ils surchargent la société, ils sèment l'ennui dans tous les lieux où ils se trouvent et leur existence, leur façon de penser sont aussi nuisibles aux sciences, qu'ils méprisent, que les herbes mauvaises à l'épi naissant. Mais Voltaire, mais tant de grands hommes à qui l'Europe doit des Autels, qui l'ont éclairée sur ses devoirs, sur leur nature, sur les préjugés utiles ou dangereux, ces hommes, dis-je, dont les écrits suspendent les peines du malheureux et lui remplissent l'âme d'un sentiment nouveau, qui lui fait perdre de vue celui de ses infortunes, meurent. Grâces, talents, vertus, tout est enseveli dans la tombe. Là les titres disparaissent, l'ambition humaine y trouve un terme : le méchant, l'homme juste périssent également. Et, par une fatalité incompréhensible, leur mémoire existe également dans l'esprit de leurs concitoyens. Mais que ce souvenir est différent, qu'il est triste pour l'un et consolant pour l'autre : les crimes du premier inspirent de l'horreur, au lieu que les bonnes actions de l'homme juste portent à l'attendrissement.
Voyez cette foule autour de la maison d'Ariste : on se demande s'il est bientôt mort ; ce murmure décèle quel homme fut Ariste ; il expire, et mille voix répètent il ne fera plus de malheureux. Interrogez au contraire ceux qui assiègent la porte d'un citoyen vertueux : l'effroi, le saisissement, la crainte, mille autres passions diverses, c'est-à-dire la douleur, se reproduisant sous mille formes sur tous les visages sont des preuves de la sainteté de ses mœurs. Le sage, le bienfaiteur expire : une morne stupidité (signe non équivoque des grandes peines) annonce la consternation générale ; pauvres, vous n'avez plus d'appui, le pauvre est dans les sanglots, ses regrets sont sincères, il s'acquitte en quelque sorte par ses larmes, et ses larmes sont la consolation du mourant.
* *
Le lecteur me pardonnera si je me suis arrêté avec tant de complaisance sur les derniers moments de mon Héros. On ne me reprochera pas, sans doute, d'avoir passé le temps à parler de ses charmes extérieurs. Le Père Calmet, Bénédictin, qui n'avait pas vu Jésus-Christ, a fait une dissertation pour prouver qu'il avait un fort beau visage. Pour moi, je ne hasarderai rien, et passerai sous silence les exploits amoureux d'un être métaphysique. Figurez-vous un colosse ambulant, semblable à ces anciennes statues de l'Égypte et de la Grèce, ou à la sombre Souveraine de l'Empire de Pluton ; ou plutôt, lisez la peinture de la faim dans les Poètes anciens et vous aurez en perspective l'étui qui renfermait l'âme sublime de MARIE-FRANÇOIS AROUET DE VOLTAIRE, Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, l'un des Quarante de l'Académie Française, Membre des Sociétés Littéraires de etc. etc. etc. Historiographe, Seigneur et Comte de Ferney, Cirey, les Délices, et autres Lieux, Poète épique, dramatique, satirique, cinipolisson, un des restaurateurs de la Philosophie, qui voulut être tout, qui, de la même main, calculait les sinus d'un triangle et faisait un Madrigal à la Princesse… à la Duchesse… à la Marquise… aux etc. etc.
* *
Laissons ce qui était matière en lui et suivons son esprit dans la brillante carrière qu'il va fournir.
Tout le monde sait, après Monsieur Newton, que les corps sont attirés par d'autres corps et que c'est de cette attraction que résulte l'harmonie des mondes. L'amour de la gloire, cette belle maladie dont fut attaqué Monsieur de Voltaire, l'attirait à la postérité. Surpris de la rapidité de son vol dans l'espace, « où vais-je, dit-il, surnagerai-je sur les abîmes de l'oubli ? Je suis séparé du reste des vivants ; bientôt je serai confondu parmi un tas de polissons que, pour ma pénitence, j'entendrai me tenir de sots discours… Vivre parmi les sots ! Ah ! s'il en était ainsi, Souverain Auteur de la nature, anéantis cette partie de moi-même qui fait que je subsiste encore. »…
Il continue toujours, et arrive sous un ciel nébuleux dans les vallons spacieux de l'oubli. Si un homme pouvait exister autant d'années qu'il y a de sables dans la mer, et s'il entreprenait de compter les millions de mortels exilés dans ce triste lieu, ses années ne suffiraient pas. Arrivé dans ce séjour, le célèbre Arouet s'arrête, surpris de fouler une terre qui devait lui rester inconnue.
On y voyait des Rois, des Magistrats, des Ministres, des Auteurs enfin. Les Monarques cherchaient à s'éloigner de la foule : ils craignaient de rencontrer des témoins de leur honte. Mais les Auteurs… ils avaient apporté de leurs galetas leurs manières effrontées, leurs grands mots, leur vanité, leurs Ouvrages surtout, dont ils assommaient les passants.
Un grand fleuve y roule paisiblernent son onde ; des pavots croissent sur ses bords ; le Ciel y est chargé de nuages dont la pesanteur provoque à l'assoupissement. Du côté du Nord est un pont qui conduit au palais de la Postérité. L'entrée de ce pont est défendue par la Renommée ; elle est armée de flèches et perce indistinctement tous ceux qu'elle n'a pas favorisés, ou plutôt qui ne se sont pas rendus dignes de ses sons. L'envie quelquefois prend un chemin détourné pour arriver au palais ; elle essaye de passer le fleuve à la nage, mais le peu de résistance du fluide trompe ses espérances ; alors elle regagne le bord avec bien de la peine, et dévore, la rage dans le cœur, les chardons que la nature avare a fait naître sur ces bords détestés.
C'est dans ce lieu que les Rois qui ont cru se rendre célèbres à force de crimes traînent le poids de leur existence. Ils sont désespérés d'être ; ils désirent avec ardeur l'anéantissement de leur individu, parce qu'ils sont victimes de ce qu'ils redoutaient davantage. À mesure que les hommes s'éclaireront, que de tyrans [qui] brillent au palais de la postérité depuis tant de siècles seront forcés d'en descendre ! Quels tourments pour eux de voir ces Princes bienfaiteurs de leurs peuples, amis de la paix, révérés de toutes les Nations, jouir d'une célébrité justement méritée ! Ne cessons de le répéter, c'est à faire le bien que consiste la félicité du sage ; et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, il est heureux du bonheur des autres.
* *
Voltaire admirait en lui-même la multitude de ces Auteurs dont les greniers de Paris et de Londres fourmillent ; il fit là-dessus une réflexion assez juste :
« L'habitant des bois dédaigne son humble demeure parce qu'il est ébloui par le luxe imposant des villes : les campagnes se trouvent insensiblement abandonnées et le nombre des Artisans est à proportion plus grand que celui des Laboureurs. Puisque les Instituteurs de l'Europe ont sagement imaginé qu'il faut dépeupler un pays pour en peupler un autre, autant vaudrait envoyer aux Indes occidentales ces fainéants qui croient ce globe indigne de les posséder plutôt que des infortunés qui fatiguent la terre avec leurs bras robustes et l'arrosent de leurs sueurs. Là on apprendrait à Messieurs les Auteurs qu'ils sont des hommes comme d'autres et que d'un misérable Écrivassier on en peut faire un Citoyen utile, en armant ses mains d'un hoyau au lieu d'une plume. »
* *
Il en était là lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'une foule de personnes qui s'avançaient, appuyées les unes sur les autres ; la médiocrité les conduisait. Étourdi de leurs croassements insipides, il avançait toujours au milieu d'eux. Ils lui montraient des livres ornés de frontispices, vignettes, culs de lampes, etc. Les titres de ces ouvrages manquaient, mais on y voyait encore ces mots, Poème, Héroïde, Contes, Drames, etc. Ils étaient suivis par d'autres qui portaient des lettres signées Voltaire : c'étaient des Adonis de la Capitale, espèces d'êtres soi-disant beaux esprits. Ces colifichets dorés avaient cru faussement passer à la postérité avec les missives du sieur Arouet ; ils espéraient subjuguer les suffrages dans le monde inconnu aussi aisément qu'ils avaient subjugué les femmes dans celui-ci. Ils firent au Héros quelques compliments d'usage, et le quittèrent en pirouettant pour siffler un air de Pandore, qu'on allait représenter ce jour-là, ainsi que la Didon de Monsieur L.F.D.P., l'Astarbé de M., et Mélanie de L.H. C'était un des grands jours des spectacles de l'oubli, où la petite Comédie en Ariettes ne cesse d'être représentée. On y jouait aussi des Proverbes. Là les Auteurs, plus ambitieux que des Conquérants, montés sur des planches, exposaient bénignement aux spectateurs le sujet qu'ils avaient traité avec tant de sagacité, et se donnaient ainsi en spectacle, fiers des applaudissements qu'on donnait à leurs individus ; ils élevaient leur chef superbe et semblaient défier l'astre dont ils se disent les enfants de leur faire baisser les yeux :
Ainsi le jeune Aiglon, sous l'aile de sa mère,
Mesure en frémissant l'immensité du Ciel ;
Mais bientôt, plus hardi vers l'astre qui l'éclaire,
Il s'élève, il s'élance… il fixe l'Immortel.
* *
Un Militaire s'avance vers lui, s'incline profondément, un livre superbement imprimé à la main, et dit : « Voyez ce Recueil, ce sont des pièces galantes ; j'eus l'indiscrétion de les montrer à mes amis ; elles étaient éparses dans mon portefeuille et je les avais composées dans mes délassements ; on m'a persécuté jusqu'à ce que je les aie publiées ; je l'ai fait, elles ont obtenu des suffrages ; je ne dirai pas qu'ils n'étaient point mérités, mais je ne croirai les avoir obtenus avec justice que quand vous voudrez bien y joindre le vôtre. »
Le Lecteur ne sera peut-être pas fâché de voir la réponse à ce Discours :
Bon Dieu que cet Auteur a de stupidité !
Bon Dieu qu'il est pesant dans sa légèreté !
Que ses petits Écrits ont de longues Préfaces !
Que l'Amour dans ses vers fait de laides grimaces !
Qu'il nous abat par sa fadeur !
À l'entendre on le croit quelqu'heureux Petit Maître :
Mais qu'il est fâcheux d'être,
Ou sa Maîtresse, ou son Lecteur.
* *
Un polisson vint lui dire assez brusquement :
« Au diable les estampes, je m'y suis ruiné. J'étais sans pain, ma femme et mes enfants auraient été contraints d'aller à l'hôpital, et moi à Bicêtre ; je me suis jeté dans l'Analyse, et j'ai bâti ma fortune sur des mensonges. Les Auteurs, jadis mes contemporains, me craignent ; ils me paient pour parler, ils feraient mieux de me payer pour me taire, car les hommes de lettres ne sont plus considérés. Cependant le Journaliste aux gages duquel je suis me croit un grand homme. Pour vous convaincre de cette vérité, lisez mes observations sur la …, sur les …, sur … et ma réponse à l'ami Fr… Dites voilà un grand homme, la postérité n'osera vous démentir. »
Voici quelle fut la réponse à son discours.
« Vous avez usurpé le titre d'homme de Lettres ; vous avez méprisé vos maîtres, et vous vous êtes cru en état de les juger. Vos observations respirent l'orgueil et l'enflure ; vous découragez le talent qui vient de naître, et vous ne vous ressouvenez plus du sixième étage… Pensez, mon petit bonhomme, pensez au temps où vous griffonniez quelques mauvais vers pour un morceau de pain, où l'amour qui n'épargne personne vous perça de ses traits et vous rendit fou d'une Bergère de la Rue Saint-Honoré. Vous devîntes père et, n'osant avouer votre meilleur ouvrage, vous rejetiez l'infortunée que vous aviez déshonorée : des femmes qui font trafic honteux de leurs charmes vous paraissaient préférables à elle ; en un mot, vous refusiez de réparer le désastre que vous aviez fait à sa réputation. Mais elle avait un frère et ce frère était, malheureusement pour vous, Militaire ; vous trembliez en Auteur menacé de sauter de plus de cinquante pieds. L'homme à l'habit vert insista, et vous donnâtes votre main à celle à qui elle appartenait à plus d'un titre. Alors, Monsieur le censeur, vous aviez le ton humble et modeste, tel qu'il convient à tout Écrivain, mais qui appartient à la médiocrité davantage qu'aux vrais talents. À vous entendre, on vous prendrait pour le Prototype des gens d'esprit : vous donnez des conseils en homme qui se croit dispensé d'en recevoir, tandis que vous en avez plus besoin que personne. Quelles sont celles de vos productions que vous espérez voir à la postérité ? Vous aurez beau vous récrier contre l'injustice du siècle, il est équitable : si vous lui donnez du plaisir, il en a de la reconnaissance ; si au contraire vous le fatiguez et lui causez de l'ennui, qu'osez-vous en espérer ? »
Le Héros du Mariage forcé de Molière se retira confus d'une pareille harangue, et s'abîma dans la foule.
* *
Un Auteur Dramatique, sifflé sur tous les théâtres, et grand Aumônier de l'Opéra, vint d'un ton doucereux lui débiter ses Madrigaux chantants.
« Bon Dieu, disait Voltaire, quelle multitude ! Avec quelle volubilité ils me parlent de leurs Ouvrages. Où fuir, pour me dérober à leurs yeux ? Quelles acclamations ! Plats Écrivains, rentrez, rentrez dans le néant et laissez-moi respirer un moment. »
Le Lecteur sera sûrement ennuyé autant que moi de ce récit ; il me saura bon gré de l'avoir terminé. Que penser d'un verbiage pareil ? Peut-on parler de gens qui font métier de causer de l'ennui sans devenir ennuyeux soi-même ? Quand un sujet est sec par lui-même, le moyen de le rendre intéressant c'est un art que j'ignore, et que tous les hommes ignorent probablement avec moi.
Despréaux – qu'on cherchait en vain dans l'oubli si Voltaire ne l'avait aperçu, cherchant à repêcher dans le gouffre son Ode sur la prise de Namur, ce qui le fit sourire – Despréaux disait qu'on pouvait rendre un sujet rampant sublime ; Voltaire pensait le contraire, ainsi que moi. Et tandis qu'il riait des efforts de Boileau, un million de petits Écrivassiers lui apportaient des livres gravés, et en faisaient l'éloge : « Vous avez raison, dit-il, en se débarrassant d'eux, les Arts se sont perfectionnés, la gravure surtout ; Eisen et Longueil sont de grands hommes. » Et il les quitta…
* *
Comme il continuait sa marche, il trouva parmi les grimauds du Pinde Rollin leur donnant des leçons : « Ah ! ah ! Voilà l'Historien sec, très sec, et fort sec ; le bonhomme était assez crédule ; il croyait n'être lu que des enfants à qui il débitait ses rêves sentencieux ; il est arrivé qu'on l'a pris pour ce qu'il était. Les gens d'esprit ne te lisent plus ; M. le Recteur, les Écoliers font ample provision de toutes tes sottises, et l'Histoire ancienne sert à envelopper du poivre. »
Plus loin était Caraccioli. « Détestable Caraccioli, ôte-toi de mes yeux, cours ennuyer là-bas les Majestés qui y résident ; j'aurais pensé que tes ouvrages m'auraient causé des insomnies ; point du tout : saisi d'un violent accès, je me fais lire tes phrases décousues, mon mal augmente, et je les condamne au feu… La postérité n'appellera pas de mon jugement. »
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Délivré de tous ces rêveurs, son âme semblait sortir d'un nouvel être et s'éclairer sous un ciel nouveau.À mesure qu'il s'éloignait des marais de l'oubli, l'air était plus léger et plus épuré, la nature riante était parée de ses plus riches ornements, les fleurs balancées par le zéphyr courbaient leurs calices sur les gazons toujours verts. Tout annonçait l'Empire de la félicité : l'œil enchanté s'égarait sur des plaines immenses, dont la majestueuse beauté remplissait l'âme de sentiments délicieux. Pour l'Auteur de toutes ces choses, la crainte a fait les Dieux, dit-on ; mais dans les cœurs sensibles, ce fut toujours la reconnaissance ; tous les hommes en étaient pénétrés, en voyant le séjour de la Déesse Postérité, séjour merveilleux où l'on ne vit que de la fumée des feuilles de laurier, peuplé de Faunes, de Sylvains, de Naïades.
Tandis que l'Astre dont l'activité brûlante fond les métaux et crée la cause produdrice de tous les êtres parcourt le cercle brillant de la journée, Voltaire se perd dans les bosquets enchanteurs. Il repose sous les lauriers et les myrthes, seuls arbres dont la montagne est couverte. Il trouve ces mots gravés sur l'écorce des arbres : « O toi qui t'es rendu célèbre sur la terre ! Qui que tu sois, garde-toi de porter tes pas à gauche, tu y serais précipité dans le gouffre de l'oubli. La Déesse a permis quelquefois à des monstres qui ont deshonoré le nom qu'ils portaient de venir jusqu'à ce lieu : marche, et si tu n'y es pas entraîné par la force de tes mauvaises actions, sois assuré de l'immortalité que tu as recherchée avec tant d'ardeur ; encore une fois, crains de fouler la trace des pas d'Érostrate. »
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Il se lève aussitôt, et prend un sentier détourné qui le conduit au Temple de la postérité… Il est soutenu par des colonnes de diamant, que le temps n'a jamais outragées. Mille avenues rendent à ce lieu ; d'un côté sont les Rois justement célèbres, de l'autre les Philosophes, plus bas les Poètes, et dans des sentiers enchantés ceux qui se sont immortalisés par leurs plaisirs.
Là Titus, le meilleur des Princes, se promène avec Marc-Aurèle, Platon et Virgile. Le vieux Homère, l'objet des acclamations de l'Univers instruit, s'avance au milieu de ces Héros : il leur répète ses Poèmes charmants, et Platon leur enseigne sa Philosophie sublime. Ils regrettent de n'être plus sur la terre, parce qu'ils y mettraient en pratique les préceptes d'une morale sage, utile au bonheur de leurs Peuples.
Il aperçut, non loin de ce Temple, un Prince dont le nom, formidable autrefois, faisait trembler ses voisins ; il était avec un Roi, qui souvent balança sa puissance, occupé à lire l'Essai sur la Tolérance. François Premier disait à Charles-Quint : « De mon temps on n'aurait pas commis de semblables atrocités. – Cela est vrai, dit Voltaire en les abordant, car le voisinage du pays de Vaud eût été funeste à ceux de vos Sujets embarqués dans des disputes de controverse. » Ils le reconnurent et, apercevant l'infortuné Calas, il le présenta aux Monarques en leur disant : « Voilà, ô Rois, votre leçon ! Tandis que vous croupissez dans l'oisiveté, des crimes se commettent dans vos États, sous votre nom ; c'est ainsi que Charles Premier, par une conduite voluptueuse, perdit son Royaume et la vie : le pauvre Roi aurait dû avoir gravée dans sa mémoire cette maxime que tous ses semblables devraient savoir par cœur : Comme ils n'ont plus de Sceptre, ils n'ont plus de Flatteurs. Qui l'a éprouvé mieux que tant de Princes oisifs, déchus de la Royauté, et qui, etc… »
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Henri, le bon Henri paraît, Voltaire s'écrie :
« Ô bon Roi ! ô grand Roi ! que j'ai célébré sans avoir eu le bonheur de connaître, qui vécûtes dans un siècle indigne de votre bonté ! Mes désirs sont accomplis : maintenant je n'ambitionne plus rien, pardonnez à l'enthousiasme, le peu de respect que j'ai pour votre personne en me livrant aux transports que votre vue à fait naître dans mon cœur ; pardonnez si je vous traite avec la familiarité du Citoyen. Mais hélas ! vous connaissez aussi bien que moi le néant des grandeurs humaines :
Les mortels sont égaux, ce n'est pas la naissance,
C'est la seule vertu qui fait leur différence.
Combien de Monarques puissants désireraient être à ma place, et sont oubliés.
C'est en rendant leurs peuples heureux que les Princes doivent perpétuer leur mémoire. En vain ils espèreront à force d'attentats voir leurs noms écrits dans les fastes de l'Histoire : l'Histoire se perd par l'injure des temps, et les bienfaits des Princes se conservent, par tradition, dans le cœur des hommes. Potentats, suivez les traces du bon Roi. Puissent les peuples que vous gouvernerez être assez heureux pour en recueillir les fruits conjointement avec vous : car, vous n'en devez pas douter, il est plus doux de combler ses semblables de bienfaits que d'en recevoir de leur part : l'orgueil humain se révolte au seul nom de bienfaiteur. Heureux, et mille fois heureux celui que les Dieux ont assez favorisé pour le mettre en état d'être le dispensateur de leurs grâces. »
À ce discours, Henri verse des larmes et, plein de cette générosité sublime, s'écrie :
« Les Français sont-ils heureux ? Que font les Princes, mes enfants ? Oui, le bonheur luit pour les Français ; mes enfants ont mes entrailles : ils aiment leurs peuples, ils en sont aimés.
– Vous allez être surpris, ô bon Roi, répondit Voltaire, des choses que je vais vous raconter : votre auguste maison est parvenue au comble de la gloire, et maintenant elle a en partage les trônes les plus puissants de l'Europe.
Lorsque les fureurs, l'esprit de parti et l'ambition des grands de votre Royaume vous eurent précipités dans la tombe par la main du plus infâme des hommes… Mes semblables me pardonneront si je mets parmi eux un monstre que l'enfer a vomi de son sein. Tant que le zèle de la Religion sera porté à l'excès, on verra des forfaits pareils.
Lorsque la France n'eut plus de père, la Régence fut confiée à son illustre Épouse ; un Ministre habile entreprit d'abaisser la maison de Charles-Quint : la guerre contre les Espagnols fut déclarée et Louis XIII, votre fils, mourut sans l'avoir finie. Les Espagnols, pleins d'un faux espoir, pensent, à cette mort, voir rétablir leurs affaires : un Roi encore enfant, l'État ébranlé des troubles du règne passé et une nouvelle Régence semblent leur promettre un succès assuré. Ils menacent d'envahir les plus fortes places du Royaume ; leurs bataillons couvrent les campagnes de Rocroi, la victoire les protège sous leurs ailes ; et le cinquième jour du règne de votre Petit-Fils, ils sont vaincus dans ces mêmes campagnes où ils croyaient donner des Lois.
Tandis que l'Allemagne subit le joug des lys, l'Espagnol étonné voit sur ses terres les Étendards des Français ; ses murs tombent sous les coups de leur artillerie ; une nouvelle victoire les abat et cette infanterie formidable est entièrement défaite. La superbe maison d'Autriche, dont la puissance balançait celle des Princes de l'Allemagne et menaçait leurs privilèges, est contrainte de céder. Les Princes Confédérés sont remis en possession de leur liberté, et Louis est leur libérateur.
Des factions pires que tous les fléaux déchirent le Royaume ; la discorde agite ses serpents et ses flambeaux brûlent tous les cœurs. Le Roi abandonne sa Capitale ; il est majeur bientôt après ; les factions se dissipent, le Prince se rend aux vœux de ses peuples, entre dans Paris, pardonne aux mécontents et se fait sacrer à Reims.
II signale son avènement à la Couronne par des conquêtes qu'il fait en personne. Ses mains bienfaisantes forment des asiles où la pauvreté contente ne craint plus les traits poignants de la misère ; une Reine vient du fond du Nord admirer ce moderne Salomon. Le soleil des Arts se lève : ses rayons partent de Paris, de là ils brillent dans tous les lieux de l'univers où il y a des savants, et ces hommes immortels, attirés par les bienfaits du Monarque, s'empressent de se rendre au centre des talents, de la politesse et du goût.
Cependant l'Espagne, fatiguée de ses pertes continuelles, désire la paix. Une Princesse en est le gage et le prix : l'hymen achève les affaires, et deux Nations rivales vont être désormais entièrement unies.
La France, alliée à une République puissante par son commerce, la soutient contre une Nation belliqueuse et longtemps son égale… Un canal joint l'Océan à la Méditérannée, à la voix de Louis… Les Financiers enrichis des dépouilles des peuples sont punis, et l'Océan voit s'élever sur ses bords une nouvelle Ville (Rochefort). La Chicane éplorée rentre dans les enfers, et le règne de Thémis redevient plus brillant que jamais.
De nouvelles conquêtes amènent une nouvelle paix, et l'État jouit des travaux de son Prince.
Cependant cette même République protégée par ce Roi lui donne des sujets de mécontentement… Des traités conclus avec des Puissances ennemies de ce Monarque achèvent de l'irriter. La Hollande est inondée des Troupes Françaises, tous ses États ; Amsterdam même, la seule Ville qui leur reste, se dispose à envoyer ses clefs à son vainqueur. Cependant l'onde couvre leurs toits, et par-là ils sauvent leur pays… L'Europe prend les armes, et ne voit dans le Monarque Français qu'un torrent auquel on ne peut opposer de trop fortes digues. Des victoires sur terre et sur mer, des Provinces conquises forcent les ennemis humiliés à demander la paix. Le Roi, plein de cette magnanimité qui distingue la Maison de Bourbon, leur offre cette paix qu'ils sont forcés d'accepter : tout plie sous ses Lois ; son œil parcourt l'Europe, et la voit paisible : elle le craint et le révère…
Que dire de plus à votre Majesté ? La renommée porte son nom jusqu'aux extrémités du monde : des Ambassadeurs, envoyés par des Princes qui règnent en ces climats que le soleil dore de ses rayons en se levant, se confient à l'élément perfide pour l'admirer et lui offrir les hommages de l'Asie.
Sa Famille nombreuse assure la Couronne dans sa Maison, et un Monarque puissant (Charles II), se voyant sur le point de mourir sans enfants, appelle à la succession de ses Royaumes le second fils du Dauphin.
Les autres Puissances de l'Europe ne voient pas sans jalousie l'avènement d'un Fils de France à la Couronne d'Espagne. Elles arment pour s'opposer au testament de Charles II, mais elles cèdent à la fin, vaincues par la fermeté des deux Rois.
Enfin Louis XIV meurt après 73 ans de prospérités et de malheurs. Son règne, le plus long depuis rétablissement de la Monarchie, a été continuellement traversé par ses voisins jaloux de sa grandeur. Malgré cela, il n'y en a point eu de plus glorieux par une infinité de conquêtes, de victoires et de paix avantageuses.
Louis XV au berceau monte au trône de ses pères. Il voit son Royaume en paix. Il épouse une Prinsesse vertueuse et ses États servent d'asile à un Roi qui a mérité à juste titre le nom de bienfaisant. Une guerre est entreprise et terminée avec succès. Le Roi tombe malade : les alarmes des Français justifient le titre de Bien-Aimé qu'ils lui donnent. Enfin il est rendu à leurs vœux ardents et gagne en personne une bataille rangée contre trois Puissances réunies. Pendant ce temps, l'Italie voit de nouveau flotter les drapeaux Français sur ses guérets ; ses forteresses tombent ; la plus forte Place de l'Europe est emportée par un assaut, et les actions du Prince qui dirige tous ces mouvements ne le cèdent en rien à celles de ses illustres prédécesseurs.
Comme le bien et le mal se touchent, les progrès extraordinaires dans les sciences sont des signes certains de leur décadence prochaine.
Ce siècle-ci a fourni beaucoup de monstres en Littérature ; il a surtout enfanté ces Journalistes, race inconnue dans les siècles de bon goût, et qui, sous prétexte de le perfectionner et de le soutenir dans sa décadence, concourent avec les mauvais ouvrages (objets de leurs déclamations scientifiques et de leurs extases perpétuelles) à faire revivre l'antique barbarie. Les Fréron, les la Baumelle, les etc. etc. etc., ces vils insectes, que je ne crains pas de rencontrer ici parmi d'illustres morts, ont été dans ma Patrie mes persécuteur. Mais, en revanche, je rendrai justice à quelques grands hommes à qui la Littérature doit beaucoup. Sous eux, la voix de la Vérité a acquis un nouveau degré de force ; la Religion a été purgée des superstitions grossières qui la défiguraient ; l'erreur quelquefois salutaire a disparu ; la Philosophie, non pas cette vaine science qui se réduit en disputes frivoles, la Philosophie s'est éclairée ; l'homme a connu ses véritables devoirs : insensé s'il ne met pas à profit les leçons des Dalembert, des Diderot, des Marmontel. Je n'oublierai pas l'ami Jean-Jacques qui, pour le bien de notre individu, voulait nous mener paître… Il a des talents réels, et je suis contraint d'avouer son énergie, sa supériorité sur moi, sans faire grâce cependant à ses discours sophistiques.
Pendant que ces amis du repos jouissent du fruit de leurs veilles, des disputes de controverse divisent le Clergé ; un Souverain Pontife et le Monarque travaillent de concert à réunir les esprits. Le Prince infortuné se trouve victime de son amour pour la tranquillité ; la France renferme dans son sein un second Ravaillac : il ose porter ses mains sacrilèges sur le Roi Bien-Aimé. Le Royaume, saisi de cette funeste nouvelle, attend en tremblant quel doit être le sort de son maître… Enfin il est sauvé, et l'allégresse des Français console le Monarque, en quelque sorte, d'avoir été frappé par un de ses Sujets. Le Roi, par de sages Édits, ordonne le silence en matière de ReIigion (instruit par une expérience fâcheuse pour sa Famille). De nouvelles guerres amènent de nouveaux malheurs ; l'État est chargé d'impôts : c'est en pleurant que le Prince signe ces funestes Édits. Les peuples sont consolés de voir leur Souverain partager leurs peines ; ils tâchent de lui donner des marques de leur zêle -. Bientôt une paix salutaire a soulagé l'État d'une partie de son poids ; le Commerce languissant se ranime, et l'Agriculture, trop longtemps négligée, a été encouragée. Des Ministres intelligents travaillent de concert avec le Prince à établir sur une base inébranlable les Finances du Royaume et la fortune des Citoyens. Un projet digne de Vous, et de votre illustre Ministre, a été exécuté : c'est à un grand homme que nous le devons ; la vénalité des Charges a été supprimée ; la Justice, dépôt sacré, remise entre les mains d'hommes intelligents : voilà quel est l'état des choses ; Les alliances des héritiers présomptifs de votre Couronne, avec les principales maisons, et votre postérité régnante sur quatre Peuples divers lui assurent une gloire immortelle.»
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À ces mots il quitta les Souverains, ayant aperçu les Écrivains immortels du siècle passé… Ils accoururent et l'entourèrent ; cette saillie de leur âme est le plus bel éloge qu'ils puissent faire de l'Oracle du bon goût… Là Racine ne reposait point à côté des Visé ; Corneille n'y trouvait point ses plats antagonistes ; le bonheur de tous ces hommes est sans mélange : de basses jalousies n'obscurcissent point leurs jours. Ces fiers rivaux sur la Scène Française embrassent le Héros, qui fut au moins leur égal ; ce baiser arracha des larmes de dépit à tous les habitants de l'oubli, et jusqu'à l'Abbé Nadal s'écria : « Zaïre… ! Je n'aurais jamais cru te retrouver entre Cinna et Phèdre.
Le sombre et terrible Crébillon, l'imitateur des Grecs, se joint à ces Héros ; ils frissonnent à son aspect, et Corneille dit à Voltaire
A ce saisissement tu dois le reconnaître,
en lui montrant Crébillon. Ils demandent des nouvelles du Théâtre Français ; Arouet soupire :
« Hélas ! dit-il, hélas ! je pleure sa décadence : des pygmées, qui se croient des géants, se sont emparés de la Scène ; ils y ont introduit le genre Terriblet. Des Bourgeois viennent pompeusement déclamer en prose boursouflée leurs petits malheurs ; ils font un étalage magnifique de leurs grandes actions, et rien n'est si ordinaire que de voir Cinna, transformé en Damis, se jeter dans un Couvent de Moines pour essayer d'oublier une ingrate qui se marie à son confrère, Marchand de etc. Ces beaux sujets font verser des larmes à tous les Spectateurs, qui, ayant payé pour rire, s'en retournent la larme à l'œil.
Pour la Tragédie, c'est toute autre chose ; on y a fait entrer un genre assez plaisant, mais qui fait mal au cœur : tous les Héros meurent ; des poignards à chaque Scène, des déclamations plates, point ou peu d'énergie, point de noblesse, beaucoup de grands mots, voilà quelle est maintenant la Scène Française.
Pour l'Opéra, il se perfectionne de jour en jour du côté de la pompe, du Spectacle, des Acteurs et de la Musique ; les paroles en sont détestables, mais la musique en est bonne, cela suffit. La petite Comédie en Ariettes a acquis un nouveau degré de perfection ; on y pleure aussi, et les Français avouent que Poinsinet M.S.F. sont des hommes immortels.
Tout est mort, Quinault, Vadé, vous et moi, ne sommes plus, le Théâtre est désert. Il y a quelque chose de plus, c'est que le Spectacle de la Nation, que tous les citoyens devraient embellir, est le plus triste de l'Europe. L'Architecture n'a pas encore formé d'asile pour nous ; on m'a fait espérer avant de partir de là-bas qu'on nous logera convenablement, je le désire avec ardeur… »
Boileau se joint à eux :
Boileau correct, Auteur de quelques bons Écrits,
Zoïle de Quinault, et flatteur de Louis…
Et où est l'Ode sur Namur ? Tes efforts inutiles m'ont assez fait rire. Ah ! ah ! voilà le tendre Quinault :
J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever…
Tu n'en mourras pas, mon cher Confrère ; ton esprit dégagé des anciennes erreurs et des vieux préjugés rend justice à qui elle appartient ; et jusqu'au Tasse doit être dans ton esprit.
Du brillant Torquato, le séduisant Ouvrage,
Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.
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Tous les Auteurs satisfaits ne cessaient d'admirer le célèbre Auteur de la Henriade. Rousseau, le seul Rousseau s'écarta d'eux, il semblait qu'il se promenait dans les marais de Bruxelles, l'air refrogné, la vue égarée : cette farouche misanthropie, qui présida à tous ses jours, l'avait suivi dans les champs de l'immortalité.
« Et toi aussi, faiseur de souliers, lui dit Arouet, je te croyais là-bas avec ces marchands d'estampes… »
Rousseau repartit : « Tu vois comme on se trompe ; à la vérité j'y ai passé, mais aussi j'y ai laissé mes Comédies, mes Opéra et les tiens. (Voltaire rougit). Tu vois comme on se trompe ; tu as cherché le bonheur ; ni toi ni moi n'avons mérité la triple Couronne ; nous jouissons de la célébrité, mais par combien de chagrins ne l'avons-nous pas achetée ? Hélas ! si la vie est un bien, la mort est un plus grand bien encore. Si les hommes savaient ce qu'il en coûte pour être immortel, il ne voudraient pas se donner la peine d'être des Grands Hommes. Pour moi, si je revenais sur la terre, je voudrais seulement qu'on mît sur ma tombe ces mots : il a vécu. Dis-moi, que fait-on maintenant sur la terre ?
– Bien du mal, répondit Voltaire ; des usurpateurs qui se disent conquérants des Princes légitimes, persécutés par leurs Sujets, des abus monstrueux de la liberté ; l'Europe est un chaos. Au Nord et au Sud, nous jouissons des douceurs de la paix, semblables à ceux qui se promènent sur le bord du rivage et contemplent la terrible beauté de la Mer en furie : ce spectacle douloureux est mêlé de quelque plaisir pour eux ; mais il n'en est pas de même des matelots qui sont submergés par l'onde. De même nous voyons les maux de nos voisins, nous les pleurons, et je pense que nous profiterons de leurs sottises : c'est le fanatisme qui a allumé une guerre civile en Pologne ; le peuple mal instruit croit qu'il lui est tout permis quand il s'agit de défendre la cause de l'Éternel. Des hommes intelligents, pétris de toutes les passions et de tous les vices, font servir cet animal aveugle à leurs intérêts. La dépopulation, le sang qui ruisselle dans les rues, l'horreur de voir un fils égorger son père sont les moindres crimes qu'un zèle indiscret fait commettre. Puissions-nous n'entendre plus parler de semblables horreurs ! Puissent nos neveux profiter des fautes que leurs pères ont faites dans le seizième siècle ! »