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ABRAHAM CHAUMEIX, PRÉFACE DE PRÉJUGÉS LÉGITIMES CONTRE L'ENCYCLOPÉDIE


PRÉFACE

L'Encyclopédie est un ouvrage dont l'entreprise a porté l'étonnement dans presque tous les esprits et que les personnes les plus éclairées ont jugé supérieure aux forces humaines.

À peine le Prospectus parut-il dans le public que chacun en parla selon ses lumières. Tous ceux qui craignent de paraître ignorants, sans vouloir cependant se donner la peine d'étudier, furent charmés qu'on leur promît un livre qui renfermerait tout, et dans lequel les matières seraient traitées d'une manière succincte, et par articles séparés. Ils conçurent aisément qu'il n'auraient pas grande peine à jeter les yeux sur deux ou trois articles et  qu'avec cette provision ils pourraient briller dans un cercle de femmes et de petits maîtres.

Quelque peu de fond qu'il y ait à faire sur le discernement de ces personnes, elles sont néanmoins celles qui ont porté le jugement le plus exact de l'Encyclopédie, même avant qu'elle parût.

À l'exception des articles de Mathématique, qui sont placés fort inutilement dans ce Dictionnaire, le reste est assez conforme à ce que l'on entend dans toutes ces compagnies, où on se fait un mérite de n'être pas savant.  Les contradictions, les extravagances et les impiétés sont le sel de ces conversations.

Quelques critiques, choqués de la présomption que Ies auteurs avaient fait paraître dans leur Prospectus, ne purent retenir leur indignation, et la firent éclater dans des écrits dont le public parut satisfait; d'autres attendirent I'ouvrage même pour le censurer.

Lorsque les premiers volumes parurent, les Écrits périodiques y relevèrent plusieurs défauts. Les Encyclopédistes regardèrent comme un attentat la liberté que l'on se donnait de les reprendre et jugèrent à propos de ne répondre que par des injures. C'est ainsi qu'il se sont soustraits à la censure des auteurs de Journaux qui, occupés de leur travail régulier, et peut-être par quelqu'autre raison, ne voulurent pas s'engager dans des disputes de cette nature avec les Encyclopédistes.

En effet on ne doit entreprendre de disputer qu'avec ceux qui sont disposés à se rendre à la vérité et à convenir de leurs erreurs, quand elles sont démontrées.

Au ton dominant que ces auteurs affectent, on les croirait infaillibles. Aussi les gens peu attentifs les ont-ils regardés comme des hommes extraordinaires qui, malgré l'étendue et les difficultés de leur entreprise, l'avaient exécutée dans un tel degré de perfection qu'il n'y avait aucun reproche à leur faire. Ce Dictionnaire est enfin parvenu au septième volume sans que l'on ait vu de critique l'attaquer sérieusement, au moins avec une certaine étendue. Cela confirme dans leur jugement les admirateurs de I'Encyclopédie et, malgré la manière dont en parlent ceux qui sont capables d'en juger, ce livre conserve dans l'esprit des autres toute l'idée avantageuse qu'ils s'en étaient formée.

Quelle que soit la raison du silence que l'on a gardé au sujet de ce Dictionnaire, il n'en est pas moins certain qu'il est très nécessaire de le réfuter, et qu'il serait à désirer qu'on l'eût fait plus tôt. Si les savants ne Iisent pas I'Encyclopédie, elle n'est pas pour cela sans lecteurs. Combien de personnes se gâtent l'esprit et puisent des principes d'erreur dans ce Dictionnaire !

C'est une obligation générale que Dieu a imposée à tous les hommes que de s'instruire mutuellement des vérités dont la connaissance leur est nécessaire pour se conduire selon les règles qu'il leur a prescrites.

Ces vérités ont leurs principes dans certaines sciences dont tous ne sont pas également instruits. C'est à la faveur de cette ignorance naturelle à l'homme depuis son péché que l'erreur le séduit et lui fait trouver des charmes dans les actions qui dégradent sa nature.

Comme son penchant l'entraîne vers les objets de ses passions, il doit travailler à connaître ce qui Iui est utile et  ce qui peut lui nuire ; et Dieu a voulu que les hommes eux-mêmes fussent les interprètes de ses instructions vis-à-vis de leurs semblables.

C'est pour satisfaire à cette obligation que j'ai cru devoir élever ma voix contre les Encyclopédistes. Je me propose d'être utile à cette partie de leurs lecteurs qui, n'étant pas en état de connaître par eux-mêmes le venin renfermé dans ce Dictionnaire, pourraient s'empoisonner en croyant y trouver une solide nourriture.

Je sens, autant que je le dois, combien je suis éloigné du degré de lumière et de la capacité nécessaire pour exécuter ce projet avec toute la perfection qu'il exige ; mais, voyant que jusqu'à présent personne ne l'avait formé, j'ai cru que l'on regarderait mon entreprise plutôt comme l'effet d'un zèle louable que comme une témérité.

Les Encyclopédistes prononcent leurs décisions avec une assurance qui n'a point d'exemple. La plupart de ceux qui lisent ces décisions les croient justes parce qu'il ne leur vient pas à l'esprit de soupçonner qu'on ait la hardiesse d'en imposer d'une manière si décidée. Ils chargent ainsi leur mémoire des opinions les plus fausses et les plus dangereuses, et les regardent comme des principes incontestables.

On doit à cette espèce de lecteurs l'attention de les avertir ; il faut les prévenir contre cette adresse des auteurs de l'Encyclopédie.

Il se trouve encore d'autres lecteurs qui, cherchant des prétextes de doute, des principes d'incrédulité, sont fiers de s'appuyer de l'autorité de ceux qu'ils regardent comme de grands hommes et font trophée de ce que ces derniers hasardent contre les vérités les mieux établies.

Il est nécessaire de faire connaître à ces gens-Ià que leur triomphe est une vraie défaite; que non seulement il Ieur est avantageux de ne pas ajouter foi à ces sophismes, mais même qu'il est ridicule de s'y arrêter ; que tout ce qu'ils avancent contre la Religion n'est qu'erreurs grossières et contradictions ; et qu'il est impossible de la contredire sans renoncer au sens commun.

Si l'Encyclopédie était un ouvrage méthodique et suivi, la manière de la réfuter serait de suivre l'ordre même du livre et de faire connaître à chaque endroit les erreurs qui s'y rencontreraient. Mais, comme les auteurs ont jugé à propos de n'admettre que l'ordre alphabétique et que d'ailleurs chaque article paraît un ouvrage particulier et ne semble avoir avec les autres d'autre liaison que celle des renvois, on ne sait trop comment s'y prendre pour réfuter cet ouvrage.

Le fera-t-on par article ? Il faudrait un ouvrage plus étendu que ce Dictionnaire ; et quels lecteurs pourrait-on se promettre ?

Se contentera-t-on de réfuter quelques articles en particulier ? Ce n'est pas satisfaire à l'attente du public. Le reste de I'ouvrage, demeurant dans le même état, sera sensé approuvé.

Si vous voulez essayer de mettre en ordre les divers matériaux qui composent l'Encyclopédie, la réfuter ensuite par principes suivis, vous éviterez à la vérité les inconvénients des deux autres méthodes ; mais ils s'en présentent d'autres plus considérables.

Quel est l'homme qui voudrait entreprendre de juger des objets de toutes les sciences, de démêler Ies différents détours que les Encyclopédistes prennent pour obscurcir les vérités les plus claires et confondre toutes les matières ? Quel travail pour suivre les Encyclopédistes de renvoi en renvoi, exposer leurs contradictions, entrer dans la discussion des principes opposés, réfuter ceux qui sont faux, substituer les plus certains , comparer ceux qui ont un degré presque égal de vraisemblance.

Encore n'en viendrait-on pas à bout, puisqu'il y a plus de renvois aux articles qui doivent composer les volumes qui n'ont pas encore paru qu'à ceux qui sont déjà imprimés.

Telles sont les réflexions que j'ai faites en entreprenant de réfuter I'Encyclopédie. J'ai observé ensuite qu'entre toutes les matières que les auteurs ont embrassées il y en a de plus Importantes les unes que les autres ; qu'il y en a aussi dans lesquelles Ies auteurs auraient pu se méprendre sans un préjudice considérable pour les lecteurs.

En effet, que toutes les parties de Grammaire, de Mathématiques, de Mécaniques, et toutes celles qui concernent les Arts et Métiers soient bien ou mal exécutées, peu importe au public : j'en ai conclu que je pouvais me dispenser d'entrer dans l'examen de ces matières.

Ce qui m'a déterminé à prendre ce parti, c'est qu'il n'y a point d'apparence que ceux qui voudraient s'instruire sur ces objets eussent recours à I'Encyclopédie ; que ces articles n'étant ainsi Ius que de ceux qui entendent ces matières, ils pourront facilement reconnaître Ies fautes des auteurs.

Il n'en est pas de même des matières de Métaphysique, de Morale et de Religion. Quoique tout le monde ne se propose pas d'être métaphysicien, moraliste théologien, tout homme est obligé néanmoins de connaître dans ces sciences les principes qui règlent la manière de se conduire dans cette vie. Il n'est donc personne qui ne doive éviter de se laisser aller à des opinions contraires aux règles de ses devoirs.

J'en ai tiré une raison de nécessité de réfuter dans I'Encyclopédie les erreurs que les auteurs ont enseignées sur ces trois objets. C'est ce que je me fuis proposé dans cet Essai, dont voici le plan.

1°. J'ai partagé tout cet ouvrage en deux parties. La première est divisée en deux livres. L'un contient l'examen du plan de l'Encyclopédie. Je m'y suis proposé deux objets : 1° de faire connaître que la forme de Dictionnaire ne peut absolument convenir à une Encyclopédie ; 2° qu'outre Ies défauts propres de cette forme, Ies Encyclopédistes en ont encore abusé en bien des manières.

Le second livre renferme l'exposition des principes de l'Encyclopédie. Je le partage en trois sections ; on verra le but de chacune dans l'avant-propos que j'ai mis à la tête de ce second livre.

2°. La seconde partie de cet Essai est destinée à Ia réfutation sérieuse et raisonnée tant des principes exposés dans le second livre de la première que des objections et difficultés que les Encyclopédistes ont faites contre Ies vérités de la Religion. Mais j'aurais cru qu'il aurait manqué quelque chose à cet ouvrage si je n'avais, en même temps, exposé les preuves que la raison nous fournit des vérités que les Encyclopédistes combattent ; c'est ce qui m'a porté à les établir de la manière la plus claire qu'il m'a été possible.

Je crois donc être en droit de conclure que je ne me suis pas trompé sur la nécessité de réfuter I'Encyclopédie, ni sur la manière dont je devais faire cette réfutation. À l'égard de l'exécution, c'est au lecteur à en juger.

Je ne crois pas m'être trompé non plus sur le jugement que je me suis formé de l'Encyclopédie ; et j'espère qu'après la lecture attentive de cet Essai les lecteurs conviendront de la futilité et de l'inutilité de ce Dictionnaire.

Je sais fort bien qu'il se trouvera des personnes qui prétendront qu'il y a de bonnes choses dans l'Encyclopédie ; mais je les prie de faire attention qu'il est peut-être aussi impossible d'écrire un livre aussi étendu absolument mauvais dans toutes ses parties que d'en composer un parfait en tout genre.

Je ne me suis pas mis en peine de m'informer si M. Diderot avait fait une description exacte du Métier à faire des bas et des différentes manières de tailler une chemise ; mais je me suis arrêté à considérer quelle idée I'Encyclopédie me donnait de l'homme, de sa nature, de sa fin, de ses devoirs et de son bonheur.

Je me suis proposé d'examiner avec attention quel respect les Encyclopédistes avaient pour Jésus-Christ, pour l'Écriture Sainte, pour la Religion ; et  j'ai négligé de les suivre dans le détail qu'ils nous font des différentes espèces de cheveux , et de la manière de les friser, etc. etc. etc.

C'est même sur ces matières importantes que les Encyclopédistes prétendent être à l'abri de tout reproche et hors de tout soupçon. Ils ont défié les lecteurs sensés de leur faire là-dessus aucun reproche raisonnable, de le faire publiquement et de se nommer. J'accepte le défi, je le fais publiquement, comme ils le demandent, et je me nomme. Je puis même encore, pour les satisfaire entièrement, leur dire que mon adresse est chez mon Imprimeur.

PREMIÈRE PARTIE : EXPOSITION DU PLAN ET DES PRINCIPES DE CE DICTIONNAIRE

Pour donner au lecteur une juste idée de cet Essai, il est bon de l'avertir que la première partie ne doit être confidérée que comme une attaque et une accusation générale contre l'Encyclopédie. Je ne m'y suis proposé que de répondre à cette question que les Encyclopédistes ne cessent de répéter : Que peut-on nous reprocher ?

Il est vrai que jusqu'à présent on s'est contenté de crier contre leur ouvrage, sans avoir trop spécifié ce que l'on y trouvait de repréhensible.

J'ai donc entrepris, dans cette première partie, de leur exposer nettement, non tous les défauts de leur Dictionnaire, mais ceux qui m'ont frappé le plus en parcourant I'Encyclopédie. C'est la seule chose que je me suis proposée ici : on ne doit pas en attendre davantage.

Mon premier livre n'ayant pour objet que le plan de l'Encyclopédie ne demande rien de plus que ce que j'y ai dit contre leur méthode.

À l'égard du second, il ne faut pas perdre de vue, en le lisant, qu'il suppose la seconde partie de cet Essai. Je m'y borne à dire : Les Encyclopédistes enseignent telle ou telle chose ; ils ont telle ou telle opinion.

Les qualifications que j'ai données à leurs assertions sont quelquefois fondées sur leur fausseté visible et grossière ; d'autres fois aussi elles supposent que cette fausseté est prouvée ; et, comme la preuve ne s'en trouve pas dans ce livre, elles pourraient sembler téméraires à quelques lecteurs. Mais encore une fois je ne fais ici que rapporter les opinions des Encyclopédistes ; et ceux qui prendront la peine de lire ma seconde partie conviendront, je l'espère, avec moi de la fausseté et de l'absurdité de ces opinions. Il me semble tout naturel de qualifier les choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes ; tout ce que l'on peut demander d'un critique c'est qu'il rende raison et qu'il donne les preuves de la justesse de son jugement. C'est ce que je ne refuse pas de faire, et que je n'hésite pas à promettre d'exécuter dans ma seconde partie.


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