ABRAHAM CHAUMEIX (1725-1773), UN ORLÉANAIS CONTRE LES ENCYCLOPÉDISTES
LES TRENTE PREMIÈRES ANNÉES DE LA VIE DE CHAUMEIX.
Abraham Joseph de Chaumeix est né à Orléans le 20 mai 1725. Son père, jeune officier du Génie, veuf en 1729, se retira alors dans une terre qu'il avait à Chanteau (à une dizaine de kms d'Orléans)
Il commença l'étude du latin avec le curé de Chanteau et il s'initia lui-même au grec. Il fit ensuite des études de philosophie au collège jésuite d'Orléans, et de théologie chez les Sulpiciens au Séminaire. Puis, inclinant vers le jansénisme et ayant renoncé à se faire prêtre, il étudia le droit à l'Université.
Après la mort de son père, en 1741, il dépensa vite presque tout son héritage. Il se fit alors précepteur à Orléans, chez le maire et chez M. Boilève, conseiller au baillage. Pendant peu de temps, il assuma l'office du procureur fiscal dans la principauté d'Henrichemont. Puis, en 1757, il alla à Paris. Il fut d'abord précepteur chez un certain Viard, maître de pension, rue de Seine ; mais cette pension ne tarda pas à faire faillite. Pendant un an, il sera ensuite répétiteur de philosophie chez M. Savouré, maître de pension.
S'étant logé à la Croix-d'Or, rue de la Tissanderie, il fit une promesse de mariage à la servante avec un dédit de 3000 £. C'est Hérissant, libraire au parvis Notre-Dame, qui a donné à la fille la somme de 3000 £ qu'elle ne tarda pas à réclamer et que Chaumeix ne pouvait payer.
En 1759, il épousa à Paris la fille d'un marchand de Lille, Béatrix Françoise Le Clercq ; il en eut une fille, Sophie. Il demeurait alors rue des Noyers, paroisse Saint-Benoît.
CHAUMEIX ADVERSAIRE DES ENCYCLOPÉDISTES
Sept volumes de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert étaient parus entre 1751 et 1757. Mais, dès la parution des deux premiers volumes, les Jésuites, ayant fait pression sur le Conseil d'Etat, en avaient obtenu l'interdiction, sous le prétexte qu'elle contenait "plusieurs maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irréligion et de l'incrédulité". Cette première interdiction avait été annulée, grâce à Malesherbes, le directeur de la Librairie ; mais, après une tentative d'assassinat contre le roi, le parti dévot s'efforça de montrer que l'Encyclopédie (et aussi le livre De l'esprit d'Helvétius) était un danger pour le gouvernement et pour l'Église. Le pape demanda aux catholiques de brûler les exemplaires du Dictionnaire en leur possession et plusieurs périodiques attaquèrent le parti philosophique : le Journal de Trévoux, les Nouvelles ecclésiastiques et La Religion vengée ou réfutation des auteurs impies. Sous la pression, en 1759, d'Alembert renonça à publier le huitième volume.
Très tôt, le jeune Abraham Chaumeix s'était rangé parmi les nombreux adversaires des "philosophes".
Dans les années 1758-1759, Chaumeix publia huit volumes intitulés Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie et essai de réfutation de ce dictionnaire. Dans les volumes V à VIII, constituant la seconde partie, il est précisé qu'il contiennent "la réfutation des principes rapportés dans la première Partie avec l'exposition des vrais principes de la Métaphysique, de la Morale et de la Religion, démontrés contre les paradoxes impies et extravagants des Incrédules."
Délaissant tout ce qui, dans le Dictionnaire de d'Alembert, concerne le domaine des arts et métiers, Chaumeix s'intéresse à tout ce qui est en rapport avec la philosophie, la morale et la religion, afin de faire ressortir les intentions malignes des Encyclopédistes, présentés comme un groupe homogène uni dans l'affirmation du matérialisme. Il veut, dit-il, être utile à ceux qui "n'étant pas en état de connaître par eux-mêmes le venin renfermé dans ce Dictionnaire, pourraient s'empoisonner, en croyant y trouver une solide nourriture". Une bonne partie de l'ouvrage est consacrée à une critique minutieuse des idées d'Helvétius (tomes III et IV) et de Locke.
C'est Chaumeix qui attira l'attention sur le système des "renvois" utilisé dans les articles de l'Encyclopédie pour brouiller les pistes, ce qui permit à l'avocat général Joly de Fleury, dans son discours du 23 janvier 1759 (p. 19), de faire remarquer que "l'auteur des Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie développe d'une manière satisfaisante cette conduite artificieuse du rédacteur de ce Dictionnaire".
[Voir Eugène Edmond Kessler, «The Role of Abraham Chaumeix' Préjugés in the Official Condemnation of the Encyclopédie», University of California, Irvine, 1970.]
Pour conforter son entreprise, Chaumeix, avec Pierre-Louis d'Aquin, fonda une revue, Le Censeur hebdomadaire, destinée à dénoncer "l'esprit de doute et d'incrédulité".
LES SOUTIENS DE CHAUMEIX
La publication anti-philosophique de Chaumeix a été évidemment défendue par les Jansénistes dans les Nouvelles ecclésiastiques :
– Le 17 décembre 1758 (p. 201-202) est annoncée la parution des tomes I et II; leur présentation se fonde uniquement sur l'avertissement de l'éditeur et la préface, qui est résumée. En attendant, l'acquisition du livre de Chaumeix est recommandée aux propriétaires de l'Encyclopédie.
– Le 9 janvier 1759 (p. 9), est annoncé le tome III : "M. de Chaumeix, ce savant et judicieux écrivain, qui a si généreusement entrepris la réfutation de l'Encyclopédie et du livre De l'Esprit, nous a donné, dans le cours du mois de décembre, son troisième tome, dans lequel, après avoir combattu, dans les deux premiers, le Dictionnaire Encyclopédique, il commence son Examen critique de l'autre ouvrage et y procède avec la même justesse, la même supériorité et le même succès. Le style de cet habile et religieux réfutateur est naturel et coulant. Il ne manque ni de sel ni d'agréments ; mais il ne les prodigue pas et, ce qui est infiniment plus utile et plus estimable, il fait répandre la lumière sur les matières les plus abstraites et les plus obscures, par conséquent."
– Le 10 avril 1759 (p. 61), c'est l'annonce des tomes IV et V : "L'auteur y attaque de front la métaphysique de Locke comme le germe et la base de celle des Encyclopédistes et de tous les incrédules de nos jours. Il continue à montrer un zèle très vif et très éclairé pour tout ce qui intéresse la Religion et l'État." On déplore toutefois "la cupidité trop marquée du Libraire qui rançonne le public d'une manière criante par la multiplicité inutile et affectée de volumes qui pouvaient aisément se réduire à deux au lieu de cinq et qu'il vend commes'ils étaient d'une grosseur ordinaire. […] Ainsi l'ouvrage se répandra beaucoup moins, alors que nous voudrions le voir entre les mains de tout le monde, tant nous en faisons cas."
– Le 25 septembre 1759 (p. 159), est précisé que le tome VI continue la réfutation de l'Essai philosophique de Locke, présenté comme "l'école de l'Incrédulité" et qu'il contient une réponse à Marmontel à propos de son article "Gloire" de l'Encyclopédie et aux articles du Journal Encyclopédique de février 1759 et de mars 1759. "M. de Chaumeix, dont le zèle mérite des éloges de la part de tous ceux qui s'intéressent à la Religion, remarque très bien que les Encyclopédistes voudraient tâcher de le distraire de son principal ouvrage en le mettant dans le cas de se défendre contre les petites attaques qu'ils lui livrent de temps en temps. Mais il espère, dit-il, faire face à tout ; et ces petites brochures, qu'il compte donner séparément en forme de Réponses, lui serviront (ajoute-t-il) de délassement. […] Outre que (comme il le remarque fort judicieusement) il est impossible aux Encyclopédistes de prouver qu'ils sont chrétiens et que leurs ouvrages n'attaquent point la Religion".
Chaumeix avait fait envoyer par le cardinal Gualtieri les deux premiers volumes de ses Préjugés à Rome, ce qui lui valut, en janvier 1759, une lettre élogieuse du cardinal Passionei et une autre du cardinal Torrigiani, écrite au nom du pape Clément XIII (il inséra aussitôt ces deux lettres dans le tome IV de ses Préjugés).
LES ATTAQUES CONTRE CHAUMEIX
Malgré l'approbation officielle du pape et malgré le soutien du Dauphin Louis, les attaques contre Chaumeix se sont multipliées, certaines avec violence. Sentant sa vie menacée, il porta plainte au commissaire de la police le 5 avril 1759.
– Marmontel, dans le Mercure de France d'avril 1759 (III, 1, 82-86), accusa Chaumeix d'avoir falsifié un passage de l'article "Gloire" de l'Encyclopédie pour l'accuser d'avoir « confondu la Religion consolante qui, en échange d'une gloire périssable, en promet une immortelle, avec cette vaine et dangereuse Philosophie qui détache de tout et ne dédommage de rien ». Et il termine ainsi : « Cet écrivain doit sentir lui-même combien son infidélité et le langage absurde qu'il me fait tenir me donnent sur lui d'avantage. Mais, s'il pense assez mal pour calomnier celui qui ne l'offensa jamais, je pense assez bien pour pardonner à celui qui me calomnie. »
– La Correspondance littéraire de Grimm, rendant compte des Préjugés légitimes, attaqua durement ce « janséniste d'une bêtise peu commune » (15 décembre 1758 et 5 mai 1759, tome IV, p. 59 et 108-111). « Le sort de tous les hommes dont l'existence est honorable et utile pour l'humanité sera toujours d'être persécutés. N'est-ce pas là une récompense bien douce de leurs travaux? L'Encyclopédie s'avance au milieu des contradictions de toutes sortes d'espèces. Celles des dévots sont les plus bêtes, mais en même temps les plus redoutables en ce qu'elles compromettent le repos et la tranquillité des philosophes. Jamais philosophe n'a causé aucun désordre dans l'État; cependant l'acharnement de leurs ennemis consiste à les rendre odieux et suspects au gouvernement, et cette lâcheté réussit toujours plus ou moins. Un janséniste d'une bêtise peu commune vient de publier deux volumes intitulés Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie, qui seront suivis de plusieurs autres dans lesquels on compte attaquer aussi M. Helvétius, auteur du livre De l'Esprit. Il ne dépend pas de M. Chaumeix que tous les philosophes de notre siècle ne soient conduits au bûcher; il y mettrait le feu avec grand plaisir pour la plus grande gloire de Dieu et de la religion. »
– En 1758, Voltaire lui consacra quelques vers de son poème Le Pauvre Diable, l'accusant d'inventer des scandales pour les combattre afin de se faire un nom. Le poème est dédié à Maître Abraham, auquel Voltaire s'adresse en ces termes : « Faites l'analyse de l'ouvrage, ne manquez pas d'y répandre un filet de vinaigre, en souvenance de votre premier métier. J'ai des préjugés légitimes que vous êtes un des plus absurdes barbouilleurs de papier qui se soient jamais mêlés de raisonner. » Voltaire, qui savait la place importante des vinaigreries à Orléans, feint de croire que son père et lui-même avaient été vinaigriers. Dans le poème de Voltaire, un « pauvre diable » cherche quel parti il doit prendre dans la vie, comment trouver un état, un emploi. Dans ses pérégrinations, il se retrouve dans une maison où sont réunis des illuminés « convulsionnaires », héritiers de ceux qui, trente ans plus tôt, se réunissaient dans le cimetière de l'église Saint-Médard de Paris. Parmi eux se trouve « maître Abraham », qui lui raconte sa vie :
[…] Un gros rabbin de cette synagogue ,
Que j'avais vu ci-devant pédagogue,
Me reconnut ; le bouc s'imagina
Qu'avec ses saints je m'étais couché là.
Je lui contai ma honte et ma détresse.
Maître Abraham, après cinq ou six mots
De compliment, me tint ce beau propos :
"J'ai comme toi croupi dans la bassesse,
Et c'est le lot des trois quarts des humains ;
Mais notre sort est toujours dans nos mains ;
Je me suis fait Auteur, disant la Messe,
Persécuteur, délateur, espion ;
Chez les dévots je forme des cabales ;
Je cours, j'écris, j'invente des scandales;
Pour les combattre et pour me faire un nom,
Pieusement semant la zizanie ,
Et l'arrosant d'un peu de calomnie;
Imite-moi, mon art est assez bon ;
Suis comme moi les méchants à la piste ;
Crie à l'impie, à l'athée, au déiste,
Au Géomètre ; et surtout prouve bien
Qu'un bel esprit ne peut être Chrétien :
Du rigorisme embouche la trompette ;
Sois hypocrite, et ta fortune est faite."
À ce discours saisi d'émotion,
Le cœur encor aigri de ma disgrâce,
Je répondis en lui couvrant la face
De mes cinq doigts ; et la troupe en besace,
Qui fut témoin de ma vive action,
Crut que c'était une convulsion.
À la faveur de cette opinion
Je m'esquivai de l'antre de Mégère. […]
– En 1759, on publia anonymement Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et D'Alembert, ou Réfutation par faits authentiques des calomnies qu'on répand tous les jours contre les Citoyens zélés qui ont eu le courage de relever les erreurs dangereuses de l'Encyclopédie, 46 pages. Sous couvert d'une défense de Chaumeix, c'est un pamphlet très violent contre l'auteur orléanais. L'auteur serait soit André Morellet, soit Henri-Joseph Dulaurens.
Le Journal Encyclopédique du 15 avril 1759, p. 132 s'indigna qu'un prétendu ami des Encyclopédistes ait acculé de telles "horreurs" pour attaquer Chaumeix. « On nous écrit de Paris qu'il vient d'y paraître un libelle affreux intitulé Abraham Chaumeix. C'est bien mal entendre les intérêts des Encyclopédistes que de chercher à les venger par des horreurs. Il serait à désirer pour eux qu'on en découvrît l'auteur, ainsi que l'imprimeur qui a eu l'audace de se charger de l'édition de cet abominable écrit. Ce qui le rend plus criminel, c'est qu'on ose y attaquer la Majesté du Trône. Que la haine est injuste! que n'a-t-on pas publié depuis peu contre les Jésuites? Que n'a-t-on pas mis en usage pour accréditer des calomnies atroces contre cette société? Nous aurons occasion d'en parler plus au long: nous attendons seulement qu'on ait entièrement développé ces misères d'iniquité. »
La Correspondance littéraire du 5 mai 1759 fit de l'ouvrage un long compte rendu :
« Cette brochure a fait un bruit épouvantable, et les mesures que la police a prises dès le commencement pour la faire disparaître et pour en arrêter le débit n'ont fait qu'augmenter la rumeur et l'attention du public. Le premier jour elle fut vendue six sols, le soir elle valait six francs, le lendemain on la payait deux et trois louis ; il y a des gens qui l'ont payée jusqu'à six louis. Ceux qui n'ont pu l'avoir imprimée l'ont fait copier à la main. […] Cet Abraham Chaumeix, en faveur de qui on fait le mémoire, est un pieux et plat écrivain, qui a publié sous son nom une douzaine de volumes obscurs d'impertinences grossières contre MM. de Voltaire, Montesquieu, Diderot, l'Encyclopédie, l'Esprit, quelques autres auteurs et quelques autres ouvrages de la même sorte. Il est venu d'Orléans à Paris tout nu ; les jésuites l'ont accueilli, les jansénistes l'ont vêtu, les parlementaires l'ont protégé ; l'avocat général [Jean-Omer Joly de Fleury] n'a pas rougi de le citer dans ce beau réquisitoire que le public a regardé comme une tache imprimée au Parlement et comme une capucinade indigne du XVIIIe siècle. Chaumeix a été même présenté à la Cour. Le sot s'est cru un personnage, et il ne voit pas le mépris attaché à ses talons et prêt à le saisir. On a supposé, dans la brochure en question, que MM. Diderot et d'Alembert, pour échapper aux justes reproches d'impiété qu'il leur faisait, allaient le traduisant comme un espion de la police et des jésuites; et l'on répond à ces deux prétendues calomnies par une ironie sanglante. On prouve, par exemple, que Chaumeix n'est point attaché aux jésuites, parce qu'il n'y a rien dans ses ouvrages qui tende à corrompre les mœurs et à autoriser l'assassinat du roi; et qu'il ne fut jamais espion de police, parce que si M. Bertin n'est pas scrupuleux sur l'honneur de ceux qu'il emploie, il n'a garde de se servir d'un sot. On donne ensuite la généalogie de Chaumeix, et cet article est d'un goût détestable. On le fait naître dans la boutique d'un vinaigrier, au milieu de fermentations acides, d'un père quaker et d'une mère juive. Il est d'abord prophète, ensuite voiturier de volumes encyclopédiques. Il prend querelle dans une auberge avec un maître d'école de village, ensuite avec des charretiers ; il est moulu de coups, ses chevaux tués, sa charrette brisée, ses volumes mis en pièces : c'était une punition de Dieu, qui le châtiait d'avoir contribué à la distribution de l'ouvrage pernicieux. Mais il n'était pas à la fin de ses peines; les souscripteurs le poursuivent, il est sur le point d'être emprisonné ; saint Paris lui apparaît, le guérit de ses contusions, lui annonce les hautes destinées qui l'attendent à Paris, où il vient se faire crucifier vis-à-vis de Saint-Leu. On raconte l'histoire de sa passion. Quand il est étendu sur la croix, l'avenir s'ouvre à ses yeux, il prophétise, et ses prophéties sont une satire violente de Jésus-Christ, de Marie, du pape, de la cour, de la Sorbonne, des jésuites, des jansénistes, du Parlement, en un mot, de tout ce qui a quelque considération ici-bas. Cela se termine par une comparaison scandaleuse de la vie, de la naissance, des talents et des actions d'Abraham Chaumeix et de Jésus-Christ. […] Cette malice pouvait se faire sans conséquence. Point du tout : au lieu d'un badinage innocent et léger, on a fait un tissu de sarcasmes grossiers et d'impiétés odieuses.
– En 1760 l'abbé Leclerc de Montlinot publia anonymement un nouveau pamphlet, Justification de plusieurs articles du Dictionnaire Encyclopédique ou Préjugés légitimes contre Abraham-Joseph de Chaumeix. (188 p.) L'auteur entend réfuter point par point les thèses avancées par Chaumeix, en évoquant "le fiel amer qu'il a fait couler de sa plume". Le ton est mordant et impitoyable : " Le défi orgueilleux qu'il fait à la tête de son ouvrage ; le zèle inquiet et véhément qu'il témoigne partout, semble ôter à la conduite toute son atrocité : mais que cette justification est faible quand on prouve l'infidélité avec laquelle il a présenté à ses lecteurs les extraits qu'il a tirés du Dictionnaire encyclopédique ! Que la logique paraît odieuse, quand on expose la faiblesse de la partie métaphysique de son ouvrage !" Il est en particulier reproché à Chaumeix de n'être animé que par un zèle fanatique, de n'avoir rien compris sur le fond des articles qu'il a incriminés, et de n'avoir utilisé que des citations et des extraits tronqués.
– Le Journal Encyclopédique, confronté à la polémique développée autour de l'ouvrage de Chaumeix, voulut faire preuve d'honnêteté intellectuelle, sans tomber dans les excès et les maladresses de certains, mais en opposant des arguments aux critiques portées par Chaumeix contre quelques articles de l'Encyclopédie.
• 15 février 1759, p. 139-140 :
"Quelle que soit l'estime que nous avons conçue pour le Dictionnaire Encyclopédique, qu'en attaque aujourd'hui de toutes parts, quelque irrépréhensible qu'il nous ait paru dans les matières de Métaphysique, de Morale et de Religion, cependant, comme nos faibles lumières auraient pu nous égarer dans les divers jugements que nous en avons portés, nous y reviendrons volontiers pour les démentir, pourvu qu'on nous y force par des raisonnements solides. Comme le scandale croît à proportion des lumières de ceux qui le causent, on ne saurait être trop circonspect quand il s'agit d'accuser les Encyclopédistes. Le grand nom de leurs principaux auteurs ne doit pas sans doute garantir leur tête de la foudre; mais si réellement ils ont conspiré dontre la Religion, quels coups ne doit-on pas leur porter! Nous attendons avec impatience l'ouvrage en question pour asseoir notre jugement d'une manière fixe sur ce grand différend qui partage aujourd'hui les esprits. On doute que M. Chaumeix nommé au frontispice soit le véritable auteur des Préjugés etc. On le soupçonne fort de n'avoir fait que prêter son nom à l'abbé de Lignac, auteur des Lettres américaines. On saura bientôt à quoi s'en tenir. »
• 15 mars 1759, p. 145-146 :
"Les Préjugés de M. Chaumeix nous ont paru l'effet d'une précipitation qui ne lui a pas permis de bien saisir les sentiments qu'il a travestis en autant d'impiétés. Est-ce encore là le seul reproche qu'on puisse lui faire! À l'aigreur qui règne dans son style et au superbe mépris qu'il montre pour des écrivains au moins très respectables par leur génie, il est bien difficile de croire que ce soit un pur zèle qui lui ait mis les armes à la main."
• 15 février 1760, p. 2-23 :
"Quelque zèle que l'on ait pour la Religion, doit-on la défendre par des impostures et des invectives?"
• 1er mars 1760, p. 61-80 :
"Qu'il est triste, dans un siècle éclairé, de voir des hommes obscurs qui, concentrés dans le cercle étroit de leur petite raison, anathématisent tous ceux qui veulent étendre nos connaissances, qui prennent les progrès de la Philosophie pour des attentats contre la Religion. […] Chaumeix, ce zélé défenseur de la Religion, au lieu de nous attaquer avec la décence qui convient, s'est contenté de vomir, de temps en temps, contre nous quelques grosses injures et, avec cela, il a cru avoir raison. Nous avons pris l'honnête parti de les mépriser et c'est le seul qu'on puisse prendre avec lui et ses semblables. […] Quel Chrétien que celui qui emploie tout ce que la calomnie, la mauvaise foi et le faux zèle peuvent imaginer de plus odieux pour noircir ses Frères aux yeux du public. […] Fasse le Ciel qu'il puisse rougir salutairement de ses excès et qu'il ne sorte plus du cercle étroit de ses connaissances. Qu'il relise l'Évangile et qu'il y apprenne à être douxet humble de coeur: il a tant de raisons pour suivre cette morale. Que lorsqu'il voudra défendre la religion, il ne déshonore plus une si belle cause par des faussetés et des invectives. Qu'en bon citoyen il fasse avec nous et toute l'Europe des voeux pour la continuation de l'Encyclopédie […] Et qu'on ne prive pas la France d'un honneur que quelques Nations voisines envient et sollicitent déjà."
LES RÉPONSES DE CHAUMEIX
• En 1759, dans deux annexes du tome VI de ses Préjugés, Chaumeix répondit à Marmontel et au premier article du Journal Encyclopédique.
– Réponse de A.J. Chaumeix d'Orléans, à la note de M. Marmontel, sur un passage du livre des Préjugés légitimes, contenue dans le Mercure de France, avril 1759 avec un examen critique du passage de l'article Gloire rapportée dans ce Mercure, Bruxelles et Paris, 1759
– Réponse à un article du journal Encyclopédique, février 1759, au sujet des Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie, Bruxelles et Paris, 1759
• En 1760 Chaumeix répondit aux accusations par Les Philosophes aux abois ou Lettres de M. de Chaumeix à Messieurs les Encyclopédistes au sujet d'un libelle anonyme intitulé Justification de plusieurs articles du Dictionnaire Encyclopédique ou Préjugés légitimes contre Ab.-Jos. de Chaumeix.
• En 1773 paraîtra Voltaire aux Champs-Élysiens ; Oraison funèbre, histoire, satyre, etc, etc, le tout à la volonté, mis au jour par M. Abraham Chaumeix. Dans l'Épître dédicatoire on lit : « Vous voudrez, peut-être savoir ce que c'est qu'un Encyclopédiste ; ce sont des gens qui savent tout et qui parlent de tout. Ils ont des idées sur tout… Ils donnent des idées de tout… Et moi je censure tout… » Dans une lettre à Marmontel (28 janvier 1767), Voltaire avait mis Chaumeix au rang de ceux qui s'élèvent systématiquement contre ceux qui cultivent les arts : « C'est aux Chaumeix, aux Fréron, aux gazetiers ecclésiastiques, à la canaille qui cherche de petites places, ou à la canaille qui les a, de s'élever contre ceux qui cultivent les arts. »
CHAUMEIX EN RUSSIE
Après ses démêlés avec Voltaire et le camp philosophique, au printemps 1763, Chaumeix partit en Russie où Catherine II l'accueillit avec bienveillance. Dans une lettre de 1765 à Voltaire, elle parle de lui en ces termes : « Abraham Chaumeix [est] maître d'école à Moscou, où il enseigne l'A.B.C aux petits enfants. »
Deux anecdotes ont été interprétées par Voltaire comme une évolution de Chaumeix vers plus de tolérance:
–
Au début de son séjour en Russie, Chaumeix vit qu'on ne donnait pas la sépulture aux pauvres, mais qu'on les jetait dans les champs comme des animaux, où ils devenaient la proie des bêtes ; il osa en parler à l'impératrice qui rendit une ordonnance par laquelle des mesures décentes furent prises pour l'inhumation des pauvres.
– Sur le même thème, Catherine II raconte :
« Des capucins qu'on tolère à Moscou (car la tolérance est générale dans cet empire, il n'y a que les jésuites qui ne sont pas soufferts), s'étant opiniâtrés cet hiver à ne vouloir pas enterrer un Français (qui était mort subitement), sous prétexte qu'il n'avait pas reçu les sacrements, Abraham Chaumeix fit un factum contre eux pour leur prouver qu'ils devaient enterrer un mort. Mais ce factum ni deux réquisitions du gouverneur ne purent porter ces Pères à obéir. A la fin, on leur fit dire de choisir, ou de passer la frontière, ou d'enterrer ce Français. Ils partirent, et j'envoyai d'ici des augustins plus dociles, qui, voyant qu'il n'y avait pas à badiner, firent tout ce qu'on voulut. Voilà donc Abraham Chaumeix devenu raisonnable en Russie ; il s'oppose à la persécution. S'il prenait de l'esprit, il ferait croire les miracles aux incrédules. Mais tous les miracles du monde n'effaceront pas la tache d'avoir empêché l'impression de l'Encyclopédie. »
Voltaire lui répondit : « C'est vous, madame, qui faites les miracles ; vous avez rendu Abraham Chaumeix tolérant, et, s'il approche de votre Majesté, il aura de l'esprit. »
Dans une lettre à M. de Belloy (6 juillet 1767), Voltaire écrit : « L'impératrice de Russie daigna me mander, l'année passée, qu'elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu'elle en avait fait un tolérant. Si depuis ce temps-là cet Abraham a fait cette sottise, s'il a vendu sa femme à quelque boïard, comme le père des croyants vendit la sienne au roi d'Égypte et au roitelet de Gérare, si, au lieu d'obtenir des bœufs, des vaches, des moutons, des serviteurs et des servantes, il est tombé dans la misère, c'est probablement parce qu'il est ivrogne, et que le vin coûte fort cher en Scythie. »
["Le roi d'Égypte et le roitelet de Gérare sont des allusions à la Genèse. Gn 12.14 : Le Pharaon prend Sara, la femme d'Abraham, et celui-ci reçoit des brebis, des boeufs, des ânes, des serviteurs et des servantes, des ânesses et des chameaux. Gn 20.1 Abraham s'établit à Gérar avec sa femme Sara; Abilélec, le roi, la fait enlever.]
Chaumeix est mort à Saint-Pétersbourg le 15 novembre 1773.
CHAUMEIX AUJOURD'HUI
Pendant longtemps, les critiques ont méprisé l'entreprise de Chaumeix, ses méthodes et son style. Mais, en 1995, au 9e Congrès International de Lumières à Münster, Sylviane Albertan-Coppola a présenté une défense des Préjugés légitimes de Chaumeix en montrant qu'ils peuvent être comme un guide de lecture du célèbre dictionnaire. (voir « Les Préjugés légitimes de Chaumeix ou l'Encyclopédie sous la loupe d'un apologiste », dans Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°20, 1996. pp. 149-158).
« Qu'il se soit laissé quelquefois aller, par excès de zèle, à l'invective — ses adversaires le lui ont d'ailleurs bien rendu — nul ne peut en disconvenir. Qu'il ait péché par schématisme en réduisant la diversité encyclopédique à une pensée unique tendant au matérialisme, c'est évident aussi. Qu'il n'ait pas possédé la science d'un Bergier ou d'un Nonnotte pour aborder les difficiles questions d'exégèse et de théologie, ne fait aucun doute non plus. Mais qu'il demeure pour la postérité l'image même du parfait imbécile, rien ne paraît moins juste. Chaumeix ne se distingue peut-être pas par sa finesse, mais il est si motivé par sa cause et si obsédé par le matérialisme qu'il exècre, que ces dispositions d'esprit le rendent particulièrement clairvoyant. Aucune subtilité du texte encyclopédique ne lui échappe et […] il dégage la pensée des Encyclopédistes de la gangue que leur impose la contrainte et certainement aussi un peu leurs propres hésitations intellectuelles. Certes Chaumeix polémiste n'use guère de raffinements ; il va même parfois droit au but d'une façon qui peut paraître au prime abord hasardeuse. Déisme et matérialisme sont pour lui des entités monolithiques, des monstres terrifiants dont il a peine à saisir les nuances. Ses conclusions généralisantes, tout comme ses postulats de départ, manquent quelque peu de rigueur. Mais il excelle dans l'analyse de textes, plus exactement dans la critique d'intention, ne laissant passer, grâce à une ingénieuse présentation en deux colonnes qui lui permet d'annoter les articles de l'Encyclopédie, presque aucune allusion ni ambiguïté, si bien que, chaque fois que Chaumeix dit aux Encyclopédistes : « en deux mots : voilà ce que vous voulez dire », tout s'éclaire pour le lecteur non averti. C'est pourquoi je suggérerais presque, au fond, de faire des Préjugés légitimes d'Abraham-Joseph Chaumeix un guide de lecture des articles hétérodoxes de l'Encyclopédie, une sorte de vade-mecum du lecteur moderne du grand dictionnaire. »
LES ÉPIGRAPHES PLACÉES PAR CHAUMEIX EN TÊTE DE SES OUVRAGES :
tome I, II :
μέγα βιβλίον, μέγα κακόν (Callimaque) : un grand livre est un grand mal.
tome III :
Quis novus hic nostris successit sedibus hostis ? (Enéide, IV, 10) Quel est cet ennemi extraordinaire qui est entré dans notre demeure (il a par hostis le terme hospes du texte de Virgile).
tome V-VI-VII-VIII :
Erupit nubem claraque in luce refulsit. (d'après Enéide I, 580-588) : Il a brisé le nuage et resplendit dans une vive lumière
tome VI,2 :
Ut quid diligis vanitatem et quaeritis mendacium ? (Psaume 4.3) : Jusques à quand aimerez-vous la vanité et chercherez-vous le mensonge ?
tome VI.3 :
Verte omnes tete in facies et contrahe quidquid
Sive animis, sive arte vales ; opta ardua pennis
Astra sequi, clausumque cava te condere terra. (Énéide XII, 891-893)
Transforme-toi en prenant toutes les formes et rassemble toutes tes capacités en courage et en habileté ; fais des souhaits pour suivre les astres élevés avec des ailes et te cacher enfermé au creux de la terre.