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MÉMOIRE POUR ABRAHAM CHAUMEIX
contre les prétendus Philosophes Diderot et d'Alembert

ou
Réfutation par faits authentiques des calomnies qu'on répand tous les jours, contre les Citoyens zélés qui ont eu le courage de relever les erreurs dangereuses de l'Encyclopédie.

[attribué à Henri-Joseph DULAURENS, 1759] (1)


Ô Philosophes ! qu'il est dangereux de vous surprendre et de porter un œil imprudent dans le dédale de vos opinions ! Malheur à celui qui, sans le vouloir, a aperçu la trame de vos conspirations ! il eut mieux valu pour lui qu'il eût surpris une lionne affamée allaitant ses petits ou qu'il eût porté la main sur les écailles dorées d'un affreux serpent caché dans une haie d'orangers ; sa perte serait également certaine, mais elle serait moins douloureuse : vous le faites mourir lentement sous les traits cruels, acérés, envenimés de la calomnie. Rien ne vous touche, rien ne vous désarme, ni les grâces de l'innocence, ni la simplicité de l'esprit, ni la bonne foi d'un cœur novice. Qu'on Iève imprudemment le masque qui vous cache, qu'on voie l'orgueil de la Philosophie aspirant à établir la monarchie universelle sur les esprits, qu'un premier mouvement de surprise, un cri de frayeur avertisse le public, c'en est assez : l'imprudent est coupable de haute trahison et livré aux serpents des furies. Tel est l'arrêt que vous avez prononcé contre des esprits sublimes, vrais philosophes que la postérité enviera à notre siècle, contre les Moreau, les Batteux, les Soret, les du-Hayer [note A] (2), et surtout contre le bon, l'honnête, l'innocent Mr. Abraham Chaumeix. Ce dernier doit exciter aujourd'hui toute la compassion du public, parce que son innocence extrême et l'extrême rigueur dont on use envers lui forment le contraste Ie plus intéressant. On porte la haine jusqu'à l'accuser d'avoir été Jésuite. Arrêtez, méchants ! avez-vous bien pensé que c'était le condamner à être brûlé vif, le dévouer à l'indignation de toutes les têtes couronnées et de tous les ministres d'État que de le mettre dans la société des Malagrida (3).

Mais j'ai beau vous implorer : vos entrailles sont d'un airain philosophique. Et, comme si ce n'était pas assez d'avoir voué cet innocent aux flammes, par un raffinement de cruauté vous le livrez au mépris : vous assurez qu'il est sorti, moitié de gré moitié de force, de cette Société redoutable par le rare talent de mettre chaque homme à sa place, de l'employer uniquement à ce dont il est capable et de le faire servir à son insu aux vues profondes et ténébreuses d'une ambition sans bornes. Vous assurez qu'il a été revêtu par elle du double emploi d'espion de la Police et d'espion du Père Frey [note B] (4), que c'est par ces vils instruments que le général des Jésuites opère le miracle de sa politique, gouverne de son cabinet toutes les Capitales du monde, depuis Rome jusqu'à Pékin et Lisbonne, depuis Saint-Sacrement jusqu'à Québec et Buenos-Aires. Ce plat personnage d'Abraham Chaumeix, ajoutez-vous, n'est aujourd'hui que l'homme de paille, le prête-nom de la sainte Société qui, regardant l'Encyclopédie comme une entreprise royale, lui porte des coups, ainsi qu'à ses Rois, par les plus viles mains. Que d'horreurs dans cette accusation ! ma plume se refuse à les transcrire et se hâte de passer à la pleine justification de ce zélé citoyen. Nous aurons la joie de la confirmer par un miracle authentique dont nous avons été témoins le vendredi de la première semaine du Carême, c'est-à-dire par l'histoire circonstanciée de son douloureux et glorieux crucifiement. On pourrait citer encore l'aventure d'une petite flagellation que notre glorieux martyr essuya le lendemain ; mais, comme elle ne fut pas entièrement volontaire, il n'y eut pas assez de liberté de la part du patient pour en élever un monument à sa gloire ; nous pourrons cependant en dire un mot en son lieu.

Reprenons. Les trois points d'accusation contre Abraham Chaumeix sont 1. qu'il a été Jésuite. 2. qu'il en est sorti pour être espion de la Police et de la Société de Jésus. 3. qu'il ne fait que prêter son nom à toutes les calomnies que les Jésuites répandent contre l'Encyclopédie.
Abraham Chaumeix réfute d'abord ces trois chefs d'une accusation vague et téméraire par trois preuves négatives qui, aux yeux d'un bon logicien, auront toute la force des plus positives.
1°. Ai-je jamais, dit-il, empoisonné mes ennemis ? ai-je assassiné mes maîtres ? ai-je deshonoré mes disciples ? voilà ce que mes adversaires, malgré toute la rage dont ils sont animés, n'ont osé ni prouver ni avancer ; on ne peut donc ni prouver ni avancer que j'aie été Jésuite.
2°. Je n'ai jamais été espion de la Police. Il est certain que Monsieur Bertin (5), généralement reconnu pour homme d'esprit et de génie, étant obligé de se servir de mauvais sujets pour remplir les places d'espion, n'y emploie du moins que des coquins adroits et retorts ; or, à supposer que je sois aussi mauvais sujet que les Encyclopédistes le publient, il reste toujours pour constant, selon ces Messieurs, que je ne suis qu'un sot, qu'une bête de somme ; il est donc impossible que Monsieur Bertin m'ait choisi pour espion, encore moins la rusée Société.
3°. Je ne suis pas un homme de paille, un prête-nom, un colporteur des calomnies des Jésuites, puisque, à supposer que mon style eût autant de pédanterie qu'on en reproche aujourd'hui à ces bons Pères, il est toujours certain qu'on ne trouve dans mon ouvrage aucune proposition qui favorise le semi-pélagianisme (6), le régicide, la doctrine ultramontaine, en un mot le molinisme, et j'ose en donner le défi à mes accusateurs.
C'est donc contre toute vraisemblance qu'on m'impute les trois crimes énoncés dans l'accusation.
Ces réponses négatives qui, pour le dire en passant, sont une preuve de l'excellente logique d'Abraham Chaumeix, deviennent des démonstrations lorsqu'elles sont appuyées des autorités les plus respectables. Nous n'en citerons que quelques-unes dont le poids suppléera au grand nombre.

Monsieur de M*** P. P. (7), dont le mérite et les talents sont au-dessus de tout éloge, se fait honneur d'admettre Abraham Chaumeix à sa table, et de lui confier les secrets les plus importants de sa famille, de son cabinet et de son bureau. Ce sage Magistrat, au premier bruit qui se répandit qu'Abraham Chaumeix avait été Jésuite, et I'était encore de robe-courte (8), frémit d'avoir introduit ce vipère dans son sein. En conséquence il fit faire des informations beaucoup plus amples, beaucoup plus suivies qu'on n'en fit jamais contre Ravaillac et Damiens (9) : outre les Commissaires qu'il nomma pour une affaire si importante, il entendit lui-même un nombre infini de témoins, les confronta, les récola et s'assura que c'était la plus noire calomnie que I'enfer en courroux pût vomir contre un honnête homme.

Monsieur Joly de Fleury (10), Avocat Général, qu'on peut nommer l'Orateur du siècle et l'ornement du Sénat, dans son éloquent réquisitoire du 23 Janvier dernier (11), n'a pas fait difficulté de nommer Abraham Chaumeix (12) à côté de Tertullien et de Saint Augustin ; il lui a même donné cet avantage sur ces deux Pères de l'Église qu'il l'a cité avec éloge. Arrêtons-nous un moment, Messieurs, à considérer la force de la preuve que ce fait nous fournit en faveur d'Abraham Chaumeix.

La majesté, la noble fierté et la suprême gravité du premier Sénat de France ne lui a jamais permis de faire l'éloge d'aucun Auteur vivant. Si l'on eût pu se départir jamais de cette loi, c'aurait été en faveur de Mr. l'Archevêque de Paris, dont les Mandements (toutefois après celui de Monsieur Joly de Fleury) sont ce qu'on a jamais vu de plus triomphant en raison, en éloquence et en grâces. Cependant, quoique la Cour ait eu souvent occasion de connaître des mêmes matières après l'illustre Archevêque, jamais l'austérité du Magistrat ne s'est permis l'éloge du Prélat. Si l'on eût jamais pu se départir de cet usage, c'eût été en faveur de la Sorbonne, cette fille aînée de nos Rois, dont le regard terrible confondait dans sa jeunesse les hérésies et leurs complots, élisait les Souverains, intimidait les Tyrans ; cependant il a toujours manqué à sa gloire d'entendre un éloge de la bouche du Parlement ; et il n'y a pas apparence qu'elle obtienne aujourd'hui, vieille, languissante, radoteuse, décrépite, hideuse, méprisée et méprisable, ce qu'on a cru devoir refuser aux charmes de sa jeunesse. Cet honneur suprême, cette gloire qui n'a jamais eu d'exemple étaient réservés à Abraham Chaumeix. Tremblez, caIomniateurs ! et rentrez dans le néant, après avoir vu le bon, l'honnête, l'innocent Abraham Chaumeix élevé au-dessus de l'Archevêque de Paris, de la Sorbonne et même des Pères de l'Église. Je ne sais si jusqu'ici on a eu raison de soupçonner les Encyclopédistes d'être impies et mauvais citoyens ; mais aujourd'hui il n'y a plus de doute. Quelle plus grande impiété que de vouloir couvrir d'ignominie un aussi saint personnage que l'est Père Abraham Chaumeix ? quelle plus grande scélératesse ? et quel complot plus pernicieux à la Société en général que de se jouer à faire brûler comme infâme celui dont le ciel est intéressé à prolonger les jours pour donner à la terre un exemple de la parfaite innocence. On a bien vu des incrédules dénicher quelques Saints du Paradis, mais on n'en a pas vu encore qui tendissent à les retrancher de la société dès leur vivant ; et d'ailleurs quelle différence de Saint à Saint ? Qu'était-ce qu'un Saint Ursice, un Saint Ignace, un Saint Sulpice, un Saint Eustache comparés au Père des Croyants. Ces Messieurs-là avaient-ils combattu l'hydre Encyclopédique ? Ils ont, dira-t-on, consolé les affligés, servi les malades, assisté les pauvres, honoré l'humanité : je le veux ; mais ce n'est rien, les Turcs en font autant : il fallait combattre l'Encyclopédie il y a mille ans, et surtout être cité avec éloge par Monsieur Joly de Fleury dans l'Auguste assemblée du Parlement.

Veut-on de nouvelles autorités en faveur d'Abraham Chaumeix ? Nous ne sommes embarrassés que du nombre et du pas qu'on doit donner à l'une sur l'autre. J'ai vu quinze C… du P… venir, l'encensoir à la main, au-devant de notre moderne Abraham, comme le roi de Sichem vint autrefois au-devant de l'Ancien (13), se prosterner devant lui, lui donner le nom d'envoyé de Dieu, de Sauveur, de Libérateur, le regarder comme le bouclier de l'Église : ils ont conjecturé même avec beaucoup de fondement que le fameux Patriarche des Juifs, le père des croyants, dans l'alliance qu'il fit avec le Ciel, dans la victoire qu'il remporta sur des rois impies, et dans l'hommage qu'il reçut du roi de Sichem, n'était que la figure mystérieuse du nouveau patriarche d'Orléans. Il ne restera aucun doute sur cette merveilleuse conjecture si l'on fait attention que le Ciel, ménageant notre faiblesse, a toujours annoncé les grands événements, afin de nous préparer à recevoir avec autant de respect que de reconnaissance les présents qu'il fait à I'humanité dans sa plus grande miséricorde.

Le Saint Pontife de Rome, l'Illustre Rezzonico (14), averti par les quinze C…, a braqué du haut de son trône ses lunettes prophétiques sur Abraham Chaumeix ; il a lu à livre ouvert dans l'avenir, et il a prédit (ô miracle étonnant !) tout ce que nos zélés magistrats lui avaient écrit sur les événements de Paris. Après les efforts de cette admirable prophétie, ses entrailles paternelles ont bondi de joie, sa voix tremblante s'est affermie et a convoqué le sacré Collège pour déférer à Abraham Chaumeix les honneurs de la béatification dès son vivant. L'Avocat du Diable, animé de zèle pour sa partie, a fait à la vérité le rétif ; il s'est emporté jusqu'à dire des choses qui, pour être vraies, n'en étaient pas moins diaboliques ; il a soutenu que Chaumeix n'était qu'une machine d'imbécillité, mise en jeu par des fourbes et des fanatiques ; il l'a prouvé clair comme le jour par le détail de la conduite des machinistes et par la vérification du misérable instrument qu'ils font mouvoir. Mais le Saint Père, qui a reçu le pouvoir d'enchaîner le Diable et de le punir pour la vérité comme pour le mensonge, imposa silence à son Avocat, et décida, à la satisfaction des bonnets rouges, la céleste mission d'Abraham Chaumeix. On dresse la Bulle de béatification à la Daterie (15) ; on va l'envoyer à Paris en triomphe : un Récollet ami de du Hayer est choisi pour être la noble monture qui la doit porter en France : le Te Deum sera chanté dans l'église de Notre-Dame de Paris ; il y aura à côté du maître-autel un Trône élevé pour Abraham Chaumeix ; un Ange lui mettra sur la tête la couronne d'innocence ; frère du Hayer, Soret, Moreau, le Batteux seront à ses pieds, tenant chacun en main un exemplaire des Préjugés légitimes ; un Oratorien et un Doctrinaire feront brûler de l'encens de Marseille sous les naseaux du nouveau Béatifié. Il y aura trois jours d'illuminations dans toutes les rues de Paris, et le Commissaire a ordre de condamner à une grosse amende Messieurs Diderot et d'Alembert s'ils oublient de faire illuminer leurs fenêtres et de prendre part à la solennité.

Nous avons prouvé, Messieurs, par trois preuves négatives, égales en force à une démonstration, par quatre autorités des plus respectables, que l'accusation intentée contre Abraham Chaumeix était une calomnie atroce. Nous pourrions passer avec constance à nos conclusions et attendre en paix l'arrêt favorable que vous devez à l'innocent, mais la bonne cause est si fertile en preuves et en démonstrations que nous abandonnons sans regret toutes celles que nous avons données jusqu'ici, pour vous en présenter de nouvelles d'une force supérieure. Prenez, Messieurs, prenez, s'il est possible, les préjugés les plus désavantageux contre nous ; armez-vous de soupçons ; que le nuage du doute et de l'incrédulité s'épaississe : la lumière que nous allons faire briller à vos yeux les dissipera plus vite que le soleil ne dissipe les ombres de la nuit.

PRINCIPAUX TRAITS DE LA VIE ET DES MIRACLES D'ABRAHAM CHAUMEIX

Princes, Rois, Potentats, voilez vos fronts d'un saint respect ; humiliez-vous, Grands de la terre ; Philosophes soyez confondus. Ce n'est pas chez vous que le Seigneur fait le choix de ses Élus : vous n'avez pas la simplicité et l'innocence qu'il désire. Apprenez seulement que la naissance, le pouvoir et l'esprit, donc vous êtes si vains, ne sont à ses yeux que des pièges funestes et des obtacles à la vérité. Connaissez les objets sur qui le Très-Haut fixe ses yeux avec complaisance ; et remerciez-le de la grande leçon qu'il vous donne aujourd'hui. Si vous êtes tentés de rire à la vue des faibles instruments dont il lui plaît de se servir pour opérer des miracles, je désespère de votre conversion.

Abraham Chaumeix est né dans un faubourg de la Ville d'Orléans, le 3 Août 1718, du mariage légitime de Ruth Saumeline et de Thare Chaumeix ; c'était un honnête Vinaigrier de la Ville, dont le père, bâtard d'un Juif et de la veuve d'un Quaker, avait porté d'Angleterre le secret de perfectionner la fermentation acide par l'odeur d'un cadavre qu'il plaçait dans le fonds du tonneau. (16)
Le jeune Abraham Cbaumeix, élevé et pour ainsi dire né dans les vapeurs du vinaigre le plus violent, sentit dès sa tendre jeunesse allumer ses esprits par un sang acre et brûlant qui roulait dans ses veines ; son tempérament en était altéré, sa tête troublée ; son haleine s'enflammait dès qu'il approchait d'une lampe qui était à côté du tonneau : les gens du quartier criaient miracle ! et, comme dans ces moments on le voyait la vue égarée, la bouche béante, laisser échapper quelques sons mal articulés que personne n'entendait, on y attribuait un sens merveilleux et prophétique : dans tout le faubourg on l'appelait I'Oracle [note C]. Les femmes ennuyées de la vie d'un mari jaloux et brutal venaient en secret consulter Abraham sur les moyens innocents d'en abréger le cours ; les filles honteuses d'une fécondité prématurée, et embarrassées à nommer dans la foule des concurrents l'auteur de la violence, venaient interroger le prophète ; les jeunes mariées que ni les mœurs du siècle, ni le désir violent de la comparaison, ni la crainte de faire des enfants contrefaits [note D] n'avaient pu vaincre, allaient supplier l'oracle de détourner les infirmités dont un fils légitime est menacé. On y venait pour guérir des sourds et muets, des fièvres invétérées, des épilepsies, et surtout pour retrouver des épagneuls perdus. Chacun y portait son offrande plus ou moins considérable selon ses facultés. Abraham satisfaisait innocemment à tout, parce que ses réponses inintelligibles, semblables au son de la cloche, s'interprétaient à volonté, et que Ruth Saumeline, qui n'était pas si bête qu'elle paraissait l'être, en qualité de mère du prophète, s'informait de tout et aidait ensuite à l'interprétation ; enfin le peuple se retirait, content lorsqu'il avait vu à l'approche de cette lampe mystérieuse le feu sortir de la bouche du prophète, et il ne doutait pas qu'il n'eût reçu une réponse favorable enveloppée dans des sons qu'il n'avait pas entendus. Le Ciel, qui conduit tout, permettait que celui qui devait être un jour l'apôtre de la vérité et le vainqueur de l'hydre Encyclopédique commençât par être, sans le savoir, le fauteur de la superstition et du mensonge ; c'était pour contracter avec lui des engagements plus étroits, et lui inspirer un zèle qui peut réparer par ses effets les maux auxquels il avait innocemment contribué.

Cependant ce nouveau commerce rendait bien plus que le premier : la vanité de Thare et de Ruth fit bientôt disparaître l'enseigne de Vinaigrier pour y substituer celle d'Oracle. Les tonneaux et autres ustensiles furent secrètement vendus, et la voiture qui servait à porter le vinaigre à Paris, un peu réparée, servit de char à dame Saumeline : elle prétendait déjà le pas sur une Présidente à l'Élection qui logeait dans le même faubourg. Mais, comme l'oracle n'avait d'autre source que les fumées du tonneau, l'haleine enflammée, les sons inarticulés abandonnèrent la maison avec la fermentation acide : Thare se vit bientôt sans vinaigre et sans oracle. Le char redevint charrette, non plus pour voiturer son propre vinaigre à Paris, mais pour y porter celui de ses confrères auxquels il prêtait son nom. Heureusement l'imbécillité du peuple ne fut pas entièrement rebutée de l'imbécillité de l'oracle : on s'obstina à le chercher là où il n'était plus, et le trépied qui ne rendait plus de réponses était encore entouré de présents.

Thare profita de cette ressource pour mettre son fils chez un maître d'école (17) qui se croyait bonnement Janséniste. Le souvenir que les femmes conservaient précieusement des oracles de Chaumeix, combiné avec l'idée du Jansénisme du maître, donna une telle réputation à l'école qu'on était censé ne savoir pas lire si l'on n'avait pas été élevé dans cette pension. Cependant, comme les esprits du jeune Abraham ne purent jamais se rasseoir, ses progrès furent très lents : il fut cinq ans entiers à apprendre à lire ; les coups de verges qu'il reçut dans son apprentissage, mettant de nouveau son sang en mouvement, lui firent encore rendre quelques nouveaux oracles. Son maître aussi en rendait quelquefois à son tour, et plus clairement que le disciple : « Je te prédis, Abraham, lui disait-il, que tu ne seras jamais qu'un Âne ». Abraham écoutait cela avec une patience admirable et une sorte de conviction intérieure. On croit voir ici Ignace de Loyola, qui à l'âge de 33 ans était fessé au Collège de Pampelune (18), comme un vieux lièvre qu'une troupe de chasseurs force à coups de fouets, pour le rendre plus fin et plus délicat. Abraham, aussi patient, aussi zélé qu'Ignace, vint enfin à bout de vaincre la nature : il put lire et écrire passablement au bout de huit ans, et se crut en état d'occuper la place du maître d'école que les Molinistes empoisonnèrent à peu près vers ce temps-là. Le nouveau pédagogue (19) fit des merveilles : ce qu'il retenait le mieux, c'était les moyens par lesquels il était parvenu à savoir lire ; il rendit tous les coups de verges qu'il avait reçus, en prononçant gravement quelque adage sur le derrière écorché du jeune patient, ce qui sert tout à la fois à fermer la plaie et à ouvrir merveilleusement l'esprit ; demandez-Ie encore aujourd'hui à Mr. Chaumeix, qui en a vu l'expérience sur lui-même pendant huit ans, et sur ses élèves pendant treize. Malgré les succès d'Abraham, Ruth Saumeline sa mère regrettait l'Oracle et maudissait le maître d'école qui gagnait à peine de quoi vivre. Thare était mort en odeur de sainteté, car, quoique charretier, il ne jurait presque pas, seulement autant qu'il le fallait pour remettre en train deux haridelles, qui, sans ce confortatif, auraient laissé la voiture en chemin. Abraham, par les aigres imprécations de sa mère, veuve acariâtre, fut obligé de conduire la charrette à Paris ; il profitait pour cela du temps des vacances, lorsque ses écoliers allaient faire les vendanges ; c'était ordinairement vers le mois d'Octobre. Vers ce temps-là, le public recevait tous les ans avec un nouvel applaudissement un nouveau volume du Dictionnaire Encyclopédique (20); quelques souscripteurs d'Orléans le chargèrent de leur apporter à son retour sur sa voiture l'in-folio qui venait de paraître : il s'acquitta pendant cinq ans de la commission en docte voiturier, et se fit payer de même. La sixième année, Abraham, curieux d'augmenter ses petits revenus, fit courir une lettre circulaire dans laquelle il invitait tous les souscripteurs de l'Encyclopédie qui voulaient être promptement servis d'envoyer leur récipissé à Ahraham Chaumeix, maître d'école à Orléans, qui se chargeait de remettre chaque exemplaire au prix de 15 sols pour le port à Étampes, de 18 à Toury, de 20 à Orléans, de 25 à Blois etc. Cette invitation plut à quelques Libraires et à plusieurs parricuIiers : le voiturier avait écrit Assiglopérie pour Encyclopédie ; plus il parut bête, plus il inspira de confiance. Commission de venir de toutes parts, et Abraham de jurer par l'Assiglopérie. Dans sa joie, il se comptait au nombre des Auteurs, et rougissait modestement lorsqu'il en entendait faire l'éloge.

Sa joie et sa modestie ne furent pas de longue durée. Comme il sortait de Paris, il rencontre un maître d'école (ces Messieurs-là se reconnaissent aisément à l'élégance de Ieur démarche et à celle de leur ton) ; les magisters s'embrassent gravement, les haridelles s'arrêtent, font un salut à leur manière, qui fut rendu avec beaucoup de civilité, et semblent prendre part à la joie du pédagogue d'Orléans.
« Maître Abraham, dit le magister étranger, vous êtes docte et votre réputation, voguant à pleines voiles par le 49 degré de latitude, est déjà à la vue de Cognac, petite Ville où j'ai l'honneur d'enseigner les éléments d'Astronomie, après avoir professé la Rhétorique d'Aristote pendant sept ans. » Chaumeix n'entendait rien à ces voiles, ni à ces degrés de latitude ; cependant, pour ne pas paraître demeurer court, il répondit en s'inclinant :
« Sublime magister, je ne sais si les yeux de Cognac sont assez perçants pour voir les voiles de ma charrette, qui sont, comme vous dites, fort bien de 49 degrés, ou si vous voulez de 49 pouces de latitude ; mais si vous et Cognac êtes curieux de savoir ce qu'il y a dessous ces voiles, je vous dirai que c'est soixante volumes de notre ouvrage de l'Assiglopérie.
– Quelle barbarie ! s'écrie Ie Magister indigné, confondre la plus belle figure d'Aristote avec les sales lambeaux qui couvrent votre voiture, et ne pas connaître le nom fameux d'Encyclopédie, que vous osez appeler votre ouvrage ! Allez, butor, si vous en faites jamais, ce sera une vraie Asinopédie. »
Abraham, choqué, malgré sa modestie, du nom de butor et de celui d'Asinopédie qu'on destinait à ses ouvrages, lève le fouet sur le magister de Cognac ; celui-ci le désarme et le traite comme un baudet qu'on trouve dans le temps de la moisson, caché derrière les épis, mordant, ruant, foulant aux pieds les trésors du laboureur.
Abrabam, renversé aux pieds de ses haridelles, qui, l'œil morne et la tête baissée, semblaient se conformer à sa triste situation, ne voyait plus, n'entendait plus le magister ni ses dernières imprécations, dont ces pauvres bêtes étaient épouvantées. Ayant rappelé ses sens engourdis par la douleur, il se relève, monte comme il peut sur son char et se livre à la conduite du compatissant attelage, espérant de regagner à la longue son école et de se faire oindre par sa mère Saumeline.

Mais le Ciel le réservait à d'autres épreuves. C'était par le chemin des humiliations que la providence le conduisait au faîte de la gloire.
Cinq à six muletiers, rouliers de profession, chassant devant eux leurs mulets chargés de tout ce que la fière Capitale rend aux Provinces imbéciles en échange de son argent, joignent la voiture d'Abraham. « N'est-ce pas ce bour…reau de pédant, dit l'un d'eux en style de charretier, qui nous a enlevé la voiture de ces grands livres qu'on porte tous les ans en province ? – Je me donne à un million de diables, dit un autre, si ce n'est lui-même. Vois, vois le Jan…séniste comme il fait l'imbécile, penchant la tête comme une citrouille ! Par la mort… » À ces mots, qui servirent de signal, ils fondent tous à coups pressés sur le pauvre Abraham (en qui Ia dernière aventure n'avait fait que redoubler la sensibilité) ; ils le précipitent du haut de sa voiture, le foulent aux pieds, assomment ses deux haridelles, fracassent la voiture, dispersent les livres. Maître d'école, chevaux, roues, brancard, livres, tout cela, pêle-mêle, sanglant, poudreux, moulu, fracassé, sans mouvement et presque sans vie, formait un tableau bizarre et plaisant aux yeux des barbares muletiers. Mais quel triste champ de bataille pour l'infortuné Chaumeix ! et quelle affreuse mêlée ! On ne distingue plus s'il est homme, ou cheval, ou brancard, ou couverture de livre ; son âme faible, haletante, prête à l'abandonner, errait incertaine sur chaque pièce de ce débris, et s'efforçait de s'élancer dans le néant, pour y ensevelir avec elle la honte qui en rejaillissait sur toute la pédagogie.

Abraham fut deux jours entiers sans donner aucun signe de vie ; le troisième jour il se trouva dans son lit à Orléans, entouré de ses écoliers en pleurs, sans savoir comment il y avait été transporté. La voix de Saumeline le rappela à la vie, à la douleur, à la honte et aux regrets. À mesure qu'il se rétablissait, le tableau de son infortune se développait à ses tristes yeux : ses chevaux morts, sa charrette brisée, ses soixante in-folio perdus, les soixante souscripteurs à sa porte qui faisaient la garde et qui, une sentence à la main, attendaient le moment de le faire jeter comme un voleur dans le fonds d'une prison. Tous ces traits crayonnaient dans son esprit une scène plus affreuse encore que celle du champ de bataille.
Enfin voilà Abraham Chaumeix écroué par les soixante créanciers ; voilà l'école d'Orléans sans maître et toute la nature en deuil. Le sommeil de la douleur fermait pour la première fois les yeux de ce misérable, et les songes funèbres voltigeaient pesamment autour de sa tête lorsqu'un rayon de lumière perça le plancher bas et enfumé de ce cachot ténébreux ; Chaumeix sentit ses os se disloquer de frayeur ; une voix se fit entendre, il ne douta plus que ce ne fût I'arrêt d'une mort infâme ; eh ! quelle honte pour la pédagogie dont il était le chef !

« Cesse de craindre, Abraham, lui dit-elle, rassure-toi. Je suis ce bienheureux Pâris (21) qui a fait tant de miracles éclatants dans l'église de Saint-Médard en présence d'un million d'âmes, et qui en fait encore tous les jours à huis clos dans l'assemblée secrète de mes chers Disciples. Je t'ai pris depuis longtemps sous ma protection auprès du Père Éternel. Je t'ai suivi de l'œil dans toutes tes infortunes. Je t'ai plaint ; mais il a fallu expier le crime que tu avais commis en te donnant pour zélé partisan de cette orgueuilleuse Philosophie qui ne vise à rien moins qu'à tourner tous mes miracles en ridicule, devant un peuple qui permet tout pourvu qu'on le fasse rire. Eh ! que deviendraient les miracles de J.-C. si les miens venaient à succomber sous les traits impies de leur raillerie ! Auras-tu le courage de combattre cette secte Encyclopédiste ? Parle. Je porte ici de la terre de mon tombeau pour guérir tes blessures ; je porte ici la fameuse boîte à perrette (22) pour acquitter tes dettes, pour te délivrer de ta prison, pour te conduire en triomphe à la Capitale. Ne crains pas de l'épuiser : je te fais sur ce fonds dix mille livres de pension ; je t'introduis dans les meilleures maisons, où tu seras reçu comme un envoyé de Dieu et de Saint Pâris. »

En finissant ces mots, le Saint, pour donner un premier gage de sa parole, laisse tomber une bourse remplie d'or et oint de la terre de son tombeau tout le corps d'Abraham. L'onguent de Fierabras (23) n'eut jamais un effet si prompt : les stigmates qu'avaient laissées le fouet, les souliers ferrés des muletiers disparurent à l'instant ; le souvenir même s'en serait perdu s'il n'eût fallu le conserver pour former et entretenir une sainte haine contre l'Encyclopédie. Tout autre qu'un Saint eût cru les charmes de la boîte à perrette suffisants pour inspirer tous les sentiments qu'il jugerait nécessaires ; mais le bienheureux Pâris et ses disciples ont toujours prodigué les causes pour obtenir nécessairement un effet ; c'est le systême de la grâce efficace mis en action. (24)

Abraham qui, au premier aspect de cette lumière, aurait volontiers composé, qui aurait sacrifié ses oreilles et accepté de bon cœur 360 coups d'étrivières pour être quitte de cette aventure dont il n'augurait pas bien, ravi maintenant, enchanté, se prosterne, se roule aux pieds du Saint, pleure de joie, s'extasie, promet plus qu'on ne veut et voue en attendant à la philosophie une bonne haine Janséniste. Mais avec quelles armes combattra-t-il cette armée de Philosophes ? C'est à quoi il songe le moins dans la chaleur de son enthousiasme. Saint Pâris est plus prudent ; il a choisi de longue main soixante Écrivains qui depuis trente ans escarmouchent avec les Jésuites. Ce ne sont pas des Nicole, des Pascal, mais ce sont quinze Conseillers et huit pédants de Collège, deux Maîtres des Requêtes et quatorze vieilles dévotes, un Prince et vingt Vicaires interdits de leurs fonctions : ces plumes savantes se réuniront sous la bannière d'Abraham Chaumeix père des Croyants, le tout paraîtra sous son nom ; il en recueillera toute la gloire et n'aura d'autre peine que celle de copiste. « À merveille, dit Chaumeix, pourvu que ce ne soit pas sur ce fonds que la pension de dix mille livres soit assignée », car il craindrait de retourner à sa malencontreuse charrette. Le Saint le rassure par un sourire fin et Janséniste, lui montre la boîte à perrette, lui en fait sentir le poids, lui fait remarquer par combien de canaux le Pactole s'y dégorge, la lui fait baiser comme une relique et le conduit à la Capitale.

Les étoffes, non du goût le plus nouveau, mais du meilleur goût, tout ce qu'il y a de fin dans les toiles de Frise mis en œuvre par les plus habiles mains du parti. Un castor, quel castor ! qu'il est fin ! qu'il est moelleux ! les Molinistes n'en ont jamais eu de pareil ! Et cette perruque ! on dirait que ce sont les cheveux d'Arnou : tout ce que la dévotion et la coquetterie ont de grâces se trouve réuni sur cette tête.

Sous cette décoration qui est-ce qui reconnaîtrait le maniaque, le pédagogue et le charretier d'Orléans, fessé, foulé aux pieds des muletiers et frictionné du vieux oint de sa mère Saumeline ? Ce n'est plus lui en effet ; c'est le favori de Saint Pâris, c'est le mignon de la boîte à perrette, c'est le miracle de la grâce efficace. Que de saintes conquêtes il va faire ? Suivons-le en idée dans ce carrosse sans dorure, mais de la forme la plus élégante, du vernis le plus précieux, et garni au dedans du duvet le plus fin. Voyez I'accueil qu'il reçoit de la Duchesse, de la Marquise, de la Présidente ! avec quelle chaste volupté il est embrassé ! Y a-t-il dans la famille une jeune demoiselle ? est-elle jolie ? on l'appelle aussitôt pour faire sa cour au père Abraham. « Allons, Mademoiselle, embrassez Monsieur, dit la mère, qui se défie pour la première fois de ses charmes, est-ce qu'on doit être honteuse ? C'est un envoyé de Dieu, c'est un favori de Saint Pâris, c'est un homme à miracles. » La demoiselle confond le sens de cette dernière expression, rougit et se précipite dans les bras de l'heureux Chaumeix, qui en reçoit l'impression comme un homme sur qui la grâce fait le plus grand effet. « Monsieur, dit la Duchesse, vous avez une physionomie propre à réussir à la Cour : c'est briguer la plus haute faveur que de briguer l'honneur de vous y présenter ; puis-je me flatter de la préférence ? »
En attendant, les soixante commis dont nous avons parlé travaillent comme des forçats ; les six presses d'Hérissant (25) gémissent à la fois ; la réputation d'Abraham se répand parmi la canaille de Paris, et on quitte à la Cour l'ennuyeux Optimisme de Voltaire (26) pour s'amuser délicieusement avec les Préjugés légitimes, dont il ne paraît encore que huit volumes, sous une heureuse épigraphe grecque dont voici le sens : long Ouvrage, mauvais Ouvrage. (27)

Quel est l'homme assez aveugle dans ses injustes préventions qui puisse refuser de voir dans la vie que nous venons d'exposer le caractère d'une extrême innocence ? Nous nous flattons qu'après ce premier détail les ennemis même de Chaumeix rougiront de leurs téméraires accusations. Mais ce n'est pas assez de les faire rougir, il faut les confondre par des miracles éclatants que le Ciel fait tous les jours en faveur de cet illustre Confesseur de la foi.

SUITE DE LA VIE D'ABRAHAM CHAUMEIX - Histoire de son Crucifiement

Si c'est ici le triomphe de la grâce efficace et de la Sainteté du bienheureux Pâris, l'une et l'autre ne s'y montrent que pour faire éclater l'innocence d'Abraham.

On rappelle cet événement remarquable qui, en 1731, attira toute la Ville dans l'église de Saint-Médard ; c'était la paroisse de M. Pâris ; son corps qui y reposait était paré comme un Autel ; le peuple y courait en foule ; il s'y faisait tous les jours quelque nouveau miracle ; la joie et la dévotion des assistants éclataient par des cris, des soupirs, des sanglots, des Hymnes, des jurements, des Litanies, des coups de poings et des Rosaires ; on bénissait le Ciel, on disait un mot à la Sainte Vierge, on invoquait surtout Saint Pâris ; on se convertissait, et la masse des bonnes œuvres avait doublé en peu de temps dans la Capitale. Lorsqu'un Ministre, qui n'était sans doute qu'un Encyclopédiste en embryon, eut l'impiété de faire des miracles par l'intercession de Saint Pâris, quel arrêt ! quel coup de foudre ! Le peuple en fut consterné parce qu'il perdait un spectacle : il n'avait pas eu besoin jusque-là de l'intercession du nouveau Saint ; dès ce moment, il ne pouvait plus s'en passer ; tous ces Patrons n'étaient plus rien au prix : Sainte Geneviève n'était qu'une servante de cabaret, et Saint Denis n'était qu'un escamoteur de la foire qui, sa farce jouée, allait s'amuser à Nanterre. Les zélés murmurèrent, menacèrent, et se turent ; les femmes éclatèrent en invectives contre la Cour ; la Cour répondit par des éclats de rire, soutenus de quelques soldats, la baïonnette au bout du fusil. Le Ciel, qui était seul offensé, n'en témoigna rien : le bienheureux mort dissimula en enrageant ; et les plaisants, qui ne tiennent à rien, qui ne vivent que de querelles publiques et ne s'amusent que de troubles, firent comme la mouche du coche, et de la pointe de leur épigramme animèrent les différents partis. Cependant les fidèles disciples, resserrés dans leur zèle par cet ordre sacrilège, furent réduits comme les premiers Chrétiens à cacher dans l'intérieur de leurs maisons et dans le silence d'une assemblée choisie la vertu miraculeuse qui sortait de la tombe. Cette contrainte lui donna encore plus de force et de mérite ; ainsi l'eau resserrée dans des canaux étroits s'élance jusqu'au ciel en triomphant de la gêne qu'on lui impose ; ainsi la pierre d'aimant emprisonnée entre deux lames d'acier acquiert, par les obstacles qui l'enchaînent, une force d'attraction qu'elle n'aurait pas sans eux. En 1731, la tombe de Saint Pâris n'avait d'autre vertu que de faire cabrioler quelques petits Abbés bancals, aujourd'hui (ô prodige ! ô merveilles ! ) elle guérit des coups de bûche sur la tête, des coups d'épée dans l'œil, des coups de lance dans le flanc, de la grillade sur un brasier ardent et de la mort même, pourvu toutefois qu'on l'ait soufferte volontairement et avec précaution, sur une croix préparée à cet effet. Encore ce dernier miracle n'a-t-il bien réussi que sur notre notre pieux Abraham Chaumeix, ce qui prouve que le mérite du patient n'est pas inutile aux mérites du Saint et que la gloire doit en être partagée entre eux deux. Chacun tirera ses conjectures comme bon lui semblera ; mais voici ce dont j'ai été témoin le premier Vendredi du Carême, avec cinquante-deux personnes, donc quelques-unes étaient distinguées par leur naissance, d'autres par leur rang et leurs emplois, plusieurs par l'ordre Religieux ou la livrée Ecclesiastique, presque toutes par une piété exemplaire.

Le deuxième du présent mois de Mars, on nous [note E] conduisit secrètement, vers les six heures du soir, dans une maison de la rue Saint-Denis, vis-à-vis l'église Saint-Leu. La nuit était obscure ; nous passâmes à petit bruit au travers d'une longue allée, d'une cour et de plusieurs chambres très peu éclairées ; nous arrivons dans une grande salle qui formait un carré long, orné à peu près comme une chapelle de Protestants. L'assemblée était déjà formée et récitait d'un ton pieux et traînant un Office composé exprès pour l'invocation de Saint Pâris ; il fallait une grande attention pour entendre quelques mots, car le son imitait le bourdonnement confus et monotone des Juifs dans leurs Synagogues. Vers les sept heures, à la fin de l'Office, Abraham Chaumeix entra, avec la figure et la démarche composée d'un prédestiné ; une longue tunique de laine blanche lui prenait depuis les oreilles jusqu'aux talons ; il se prosterna devant la croix, instrument de son supplice, et fut une demi-heure en méditation, si pénible et si douloureuse que son visage en devint affreux ; l'eau qui paraissait découler de son front, mêlée avec du sang, inondait le parquet. Les prières de I'assemblée reprenant alors avec plus de ferveur qu'auparavant, la sérénité reparut sur le front du patient ; il tourna la tête pour demander du secours (28). Je pensais qu'il s'était trouvé si mal qu'il n'était pas curieux de pousser l'épreuve plus avant. Mais que j'étais loin du sens de ces paroles mystérieuses ! Une grande femme assez belle encore, d'une douceur et d'une modestie touchante, qui I'entendait mieux que moi, lui porta une couronne d'épine, armée de toutes parts de pointes très fortes et très aiguës ; on la pose sur la tête nue d'Abraham et on l'enfonce à grands coups de bûche. J'approchai en tremblant pour voir de plus près l'effet de ces pointes : je vis très distinctement qu'elles paraissaient entrer dans la tête à la profondeur de deux lignes (29) et qu'il n'en sortait pas une seule goutte de sang. Cependant le chœur bourdonnait des psaumes : c'était le baume spirituel qu'on appliquait après chaque opération ; je dis le baume, car il ranimait sensiblement les forces du patient et lui rendait l'usage de la voix. Quelques instants après, il dernanda du secours. Quel secours, grand Dieu ! Quatre hommes le saisissent, l'étendent sur une croix et lui enfoncent à petits coups de marteau dans les mains et dans les pieds de longs clous qui l'attachent au bois. On éleva ensuite la croix, et tout le corps du patient n'est plus suspendu que par trois clous. Toutes les horreurs de la mort se peignent sur son visage, la tête plie, tombe sous le poids de la douleur et, sans le bourdonnement des Hymnes qui recommença, il expirait. Mais à ce son les forces renaissent, la tête se relève et, comme si un enthousiasme divin l'eût saisi, ses yeux devinrent étincelants, son visage vermeil, sa voix forte et terrible. Il prononça, pendant une demi-heure, un discours sans liaisons oratoires, mais d'autant plus véhément ; il semblait tonner dans nos cœurs. Ses expressions et la hardiesse de ses tours m'ont échappé ; il ne m'en reste que l'impression des idées avec quelques-unes de ces images.

Voici le peu que j'en ai retenu, presque mot pour mot, à cause de la singularité :
« Le voile qui couvre les différents États de la société se déchire ; l'intérieur même de chaque particulier s'ouvre à mes regards et la pensée la plus secrète cherche en vain à m'échapper. Hommes, femmes qui m'écoutez, jugez si les mouvements de vos cœurs me sont connus par ce que je vais vous dire. Il y a ici dans cette assemblée un homme qui jouit avec un secret orgueil d'une réputation criminelle qu'il ne mérite même pas ; il est venu à cette cérémonie comme on va aux spectacles profanes, pour s'amuser et pour en rire. Mais je vois dans son âme le goût de la raillerie tomber, les remords succéder, les doutes s'affaiblir ; je vois le bienheureux Pâris solliciter au pied du Trône de l'Éternel la grâce pour ce coupable : elle descend, son cœur en est terrassé, les écailles tombent de ses yeux. Chers amis ! réjouissons-nous, ce sera dans le temps un martyr de notre sainte foi, après avoir été l'Apôtre de l'erreur et du mensonge. »

À peine avait-il achevé ses mots qu'au grand étonnement de toute l'assemblée un homme s'avança : c'était I'Auteur de l'ouvrage qui a pour titre les Mœurs (30). Il se prosterna au pied de la croix ; il fait l'abjuration de toutes ses erreurs ; il fait sa confession publique : il avoue que de cet ouvrage dangereux qui courait depuis plus de dix ans (31) sous son nom et dont il s'était si souvent enorgueilli il y en avait à peine le quart qui lui appartînt et que ce quart d'alliage diminuait infiniment le prix du tout ; il déclara que ce manuscrit lui avait été donné sous le plus grand secret, et que l'esprit de Dieu en le révélant l'avait puni par l'endroit le plus sensible ; il se réjouissait cependant de la confusion qu'il venait d'essuyer, puisque cette honte salutaire le ramenait à la bonne voie dont il s'était écarté depuis longtemps ; il suppliait toute l'assemblée d'intercéder pour lui auprès de Saint Pâris, qu'il prenait dès ce moment pour son Patron ; il finit en demandant qu'on daignât l'admettre pour la prochaine assemblée à l'épreuve des coups de bûche sur la tête. À la vue de ce miracle, la joie fut si vive et si sincère que je ne puis m'empêcher d'y prendre part. « Il est plus glorieux pour Saint Pâris, s'écria-t-on tout d'une voix, de ramener l'orgueil d'un esprit fort à l'humilité de l'Évangile que de rendre la vue aux aveugles et la vie aux morts. »

Le crucifié, emporté par l'esprit saint qui le dominait, porta sa vue sur de plus grands objets. Toute la Cour comparut à son tribunal : quel tas de crimes, de perfidies, de trahisons ! Je cherche en vain, je n'y vois que des âmes de boue, revêtues d'une feuille d'or faux ; je n'y vois que le masque de la vertu et du sentiment. Le meilleur des Princes y est indignement joué par des fourbes et des scélérats. On n'aspire plus aux premières places de l'administration que pour y exercer la tyrannie, pour dévorer la plus pure substance du peuple, et pour lui laisser en se retirant le poids de pensions énormes qui achèvent de l'écraser. La science des Généraux d'Armée n'est plus que l'art de voler, de piller et de perdre des batailles. Veuille le Ciel détourner le présage qu'il m'annonce ! France ! tu serais invincible si tu savais choisir tes guerriers ; mais puisque la cabale l'emporte et que les hommes de génie sont mis à l'écart, tu perdras encore deux batailles et tu seras réduite à faire une paix honteuse.
Qu'est devenu ce Clergé si fameux, le premier Corps de l'État, la gloire du Royaume, la vertu et l'exemple de la Patrie ? Ô combien il est changé ! J'ai peine à le reconnaître sous les voiles de l'impureté et de l'ignorance : les biens des pauvres deviennent la proie des courtisanes ; l'esprit de lumière et de charité s'est changé en esprit de tenèbres et de discorde. Brûlez, méchants, ces billets de proscription que l'esprit de parti a imaginé. Que voulez-vous à ce pieux mourant ? ô crime ! ô honte ! il a droit à votre charité, aux trésors spirituels, et non contents de l'en priver vous venez l'assassiner.
Et vous illustres Magistrats, dont le zèle est si cher à la France, vous conservez encore l'esprit de ces grands hommes qui, assis comme vous sur les fleurs de lys, se sont acquis une gloire immortelle. La justice, le bien de l'État, le bonheur des peuples, I'amour, la gloire du Prince sont encore aujourd'hui votre unique ambition ; mais pourquoi faut-il qu'un sentiment si noble paie tribut à la faiblesse humaine ? Comment votre vigilance s'est-elle laissée surprendre à l'hypocrisie des Jésuites, et à la sainte déclaration qu'ils vous ont présentée contre leur Busembaum (32) ? Cette Requête illusoire n'était qu'un mensonge d'un bout à l'autre, et vous l'avez acceptée ! Comment, dans l'affaire de Damiens, n'avez-vous pas fait comparaître le Père Latour [note F] sur la déposition si précise de Madame La Bourdonnaye ? (33) Ne vous suffisait-il pas qu'il eût donné Damiens à Monsieur de La Bourdonnaye pour un domestique de confiance, formé sous les yeux de l'intriguant Principal ? Quel autre indice attendiez-vous ? Vous auriez-vu comme ce serpent dans un interrogatoire se serait replié en contours serrés et impénétrables. Vous auriez vu accourir le Père Frey, homme plus fourbe et plus rusé encore, épuiser tous les tours de sa politique, toutes les finesses de son art perfide, et vous auriez aisément contreminé l'un par l'autre.

Abraham révéla encore sur la croix beaucoup d'autres secrets importants, qui sont ignorés même de nos Ministres, et que l'esprit de Saint Pâris lui découvrait, pour le bien de l'État et de la Religion : que j'ai de regret de n'avoir pu retenir que quelques traits d'un discours si intéressant et si instructif !

Il finit en demandant du secours ; on lui ouvrit le flanc d'un coup de lance, qui entra à la profondeur de quatre pouces. Le patient, après avoir recueilli ses forces pour invoquer Saint Pâris, expira et laissa toute l'assemblée dans une sainte consternation. On reprit l'Office avec ferveur ; on porta de la terre de la tombe du Saint ; on descendit Abraham de la croix ; on en frotta Ies plaies qui parurent consolidées dans l'instant ; son corps, déjà flétri par le souffle de la mort, se ranima ; son teint parut vermeil ; et la sérénité de son visage se répandit sur toute l'assemblée.

Voilà le témoignage authentique que je dois à la vérité, à l'innocence et à la sainteté d'Abraham Chaumeix. Si le commencement de sa vie paraît bas et ignoble, la suite en est d'autant plus éclatante. Elle semble miraculeusement calquée sur un modèle divin ; en effet les rapports qui se trouvent entre la vie sainte du Messie et d'Abraham Chaumeix sont exacts et frappants : celui-là naît dans une étable entre deux animaux, celui-ci naît sur la paille entre Thare et Saumeline auprès d'un tonneau de vinaigre ; l'un confond les Docteurs de la loi à l'âge de douze ans, l'autre au même âge confond par ses oracles les raisonnements des principaux d'Orléans ; le fils de Marie vit obscurément en fils de charpentier confondu par la plus vile populace jusqu'à l'âge de 30 ans, le fils de Saumeline passe cette première partie de sa vie en imbécile, en pédagogue, en charretier ; l'un et l'autre est accueilli, fêté par les Pharisiens, tous deux triomphent sur la croix, l'un de la philosophie Païenne, l'autre de la philosophie Encyclopédique ; une résurrection glorieuse constate la vie miraculeuse de l'un et de l'autre. Après une comparaison si heureuse et si bien suivie, il est inutile de tirer de nouvelles conséquences contre ses adversaires : voilà les faits ; vous pouvez juger.

FIN

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(A) Du-Hayer n'est qu'un simple Récollet, mais plus savant que tous les Moines ensemble ; son savoir est si prodigieux qu'on le croit surnaturel ; c'est le fruit d'une illumination céleste bien plus que de l'étude : il ressemble trait pour trait pour la taille, la figure, le mouvement convulsif des yeux des narines et des oreilles au fameux Pierre l'Hermite. Il prit il y a deux ans par modestie le titre de Lieutenant-général de l'Armée Anti-Encyclopédiste : le grade de généralissime n'avait pas encore été rempli. Il y a quatre mois environ que le Ciel envoya Abraham Chaumeix ; une odeur de Saint I'annonça une lieue à la ronde ; on lui déféra tout d'une voix le commandement et la conduite de cette nouvelle croisade. Moreau, Batteux, Soret sont les Aides de Camp : ces trois champions ont déclaré plusieurs fois que chacun d'eux en particulier avait eu dès l'enfance une violente vocation pour l'habit et la corde de Saint Francois, mais ils ont craint que leur humilité, cachée dans la poussière du Cloître, ne fût pas assez édifiante, et ils ont préféré l'exercice de cette vertu sur le théâtre du monde, aux yeux de tout Paris et de l'Europe entière.

(B) Le P. Frey est pour la septième fois Provincial des Jésuites de la province de France. Cet homme rare, aux yeux de travers, à l'air simple et grossier, à la physionomie d'un Hottentot, cache deux talents uniques, la vue perçante de l'aigle qui découvre sa proie d'un bout à l'autre de l'hémisphère et cette prudence du serpent qui change en imbécile colombe tout ce qui l'approche. Ces deux talents admirables n'ont pas été ensevelis dans l'obscurité : il a été élevé sept fois comme Marius aux honneurs du Consulat.

(C) Nous avons en main l'extrait baptistaire d'Abraham Chaumeix, le certificat des personnes les plus notables du quartier sur la foule que le don de prophétie attirait chez lui : il n'eut tenu qu'à nous de le faire passer pour véritable Prophète, mais notre zèle pour la vérité et la modestie dudit Chaumeix, sans aucune raison de philosophie (car nous la détestons) ne nous ont pas permis cette pieuse forfanterie,

(D) La plupart des enfants à Orléans naissent contrefaits, et les mères ont eu dans cette Ville depuis plus de mille ans, l'adresse de donner à leurs bons maris cette difformité pour preuve incontestable de leur vertu.

(E) Je dis nous parce qu'étant chargé de la cause de M. Chaumeix, j'avais choisi un de mes confrères Avocat au Conseil pour déposer avec moi sur tout ce que nous aurions vu ; en conséquence il a signé au bas du Mémoire.

(F) Note intéressante pour l'État. Le Père Latour est un Jésuite gros et gras, ignorant, bavard, d'une vanité impertinente et d'un esprit très médiocre ; il n'a d'autre mérite que celui de l'intrigue, mais il est prodigieux dans cette partie. Sa Société lui a confié l'emploi délicat de placer et déplacer tous les domestiques, tous les Précepteurs et tous les Gouverneurs de Paris : ce sont autant d'espions à ses gages. C'est par cette innocente voie qu'il se rend maître des secrets des familles, que les autres Pères vérifient par la confession, et qu'il domine despotiquement à la Cour et à la Ville. Le Marquis de Fontanges, attaché à la Maison de Conty, avait proposé il y a six ans, d'établir un bureau général des domestiques, dans lequel il y aurait eu un chef de considérarion, qui aurait répondu à chaque particulier des talents, de la conduite et de la fidélité de chaque domestique. Ce projet était digne d'un citoyen zélé ; le Lieutenant de Police y avait applaudi, il avait passé au Conseil. Le Père Latour s'y opposa de toutes ses forces ; il gagna le Prince de Conty et fit échouer I'entreprise qui aurait ruiné une branche considérable de son commerce d'intrigue, et peut-être à la longue entraîné toutes les autres. Notons en passant que le Marquis de Fontange, qui n'était pas trop d'avis d'abandonner son projet, mourut subitement environ six semaines après.

* *

1- Henri-Joseph Laurent, dit Dulaurens (1719-1793), après des études de théologie et de lettres, fut ennemi des Jésuites qu'il prenait plaisir à confondre. Il est possible qu'il soit l'auteur, en 1759, du Mémoire pour Abraham Chaumeix (que l'on a pu attribuer à l'abbé André Morellet). Lorsque le Parlement de Paris, en 1761, lança un arrêt contre les Jésuites, il composa contre eux une satire violente en vers, publiée sous le titre Les Jésuitiques (1761). On lit dans une note de la page 35 : «Abraham Chaumeix, Zoïle de l'Encyclopédie, […] avait endormi tous les garçons perruquiers de Paris de ses productions antididerotiques». [Zoïle = critique malveillant]

2- Face à l'offensive des philosophes des Lumières, face aux multiples revendications des Parlements, Jacob-Nicolas MOREAU (1717-1803) a consacré toute son œuvre de publiciste à soutenir la cause de la Monarchie. En 1757, il a publié un Mémoire pour servir à l'histoire des cacouacs, tournant alors en ridicule les Encyclopédistes qu'il présente comme une tribu indienne, dont il aurait pendant quelque temps été le prisonnier avant d'être « naturalisé » par eux.
Charles BATTEUX (1713-1780), homme d'Église, professeur de rhétorique et de philosophie, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, avait publié Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746), auquel Diderot avait répondu dans sa Lettre sur les sourds (1751). Il était également l'auteur de Principes de la littérature (1755) et de La Morale d'Épicure (1758).
Le récollet Hubert HAYER et l'avocat Jean SORET ont publié, de 1757 à 1763, un périodique appelé La Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies. Engagés dans la lutte antiphilosophique, ils y dénoncent les ennemis du Trône et de l'Autel, « ces auteurs impies, ces esprits orgueilleux et pervers qui ne voudraient dans l'univers ni sceptre ni autels, qui supportent impatiemment toute espèce d'autorité, dont les pernicieux principes, ménagés avec art et débités avec audace, portent avec eux le germe de la licence et de l'anarchie» (t. I, p. III). Parmi les auteurs réfutés systématiquement dans ce journal figurent Bayle, Voltaire, Helvétius, Diderot, Morelly, La Mettrie, Toussaint, d'Alembert et J.-J. Rousseau.

3- Gabriel Malagrida (1689-1761) était un prêtre jésuite italien qui fut longtemps missionnaire au Brésil avant de s'établir au Portugal. À propos du tremblement de terre de Lisbonne de novembre 1755, il publia un Jugement sur la véritable cause du tremblement de terre dans lequel il soutenait qu'il fallait y voir une punition divine.  Le marquis de Pombal, ennemi des Jésuites, l'exila dans la ville de Sétúbal, puis le dénonça à l'Inquisition comme faux prophète, hérétique et faux dévot. Il sera brûlé à Lisbonne en septembre 1761.

4- Le Père Charles Frey de Neuville (1693-1774) était un prédicateur jésuite.

5- Henri Léonard Jean Baptiste Bertin (1720-1792) fut lieutenant général de police de Paris de 1757 à 1759, avant de devenir contrôleur général des Finances de Louis XV.

6- Le semi-pélagianisme s'oppose au pélagianisme (dans lequel l'homme est considéré comme l'acteur de son propre salut), qui avait été rejeté comme hérésie dès 418. Il peut apparaître comme un compromis entre le pélagianisme et l'augustinisme, pour qui le salut est un don entièrement gratuit de Dieu.

7- René-Charles de Maupeou (1688-1775) a été nommé en 1743 Premier Président au Parlement de Paris. Selon le marquis d'Argenson, il se piquait d'avoir « la plus grande table et la meilleure chère qu'ait jamais faite magistrat » et il tenait maison ouverte toute l'année.

8- Jésuite de robe-courte : religieux séculier qui, sans être affilié à la Société de Jésus, est censé adopter les opinions que l'on attribue aux jésuites.

9- François Ravaillac a tué Henri IV (1610). Robert-François Damiens a tenté de tuer Louis XV (1757).

10- Joseph Omer Joly de Fleury (1715-1810), avocat général au Parlement de Paris, fut un adversaire des Philosophes contre lesquel il obtint l'interdiction de l'Encyclopédie et du Poème sur la loi naturelle de Voltaire en février 1759. C'est à son initiative que les Jésuites furent ensuite bannis du Royaume. Son réquisitoire du 23 janvier 1759 fut imprimé et valut à son auteur les louanges de l'évêque d'Orléans. Voir John Rogister, « Le gouvernement, le Parlement de Paris et l'attaque contre De l'Esprit et l'Encyclopédie en 1759 », dans Dix-Huitième siècle, année 1979, 11, pp. 321-354.

11- Réquisitoire contre l'Encyclopédie.

12- À propos du système des renvois : « L'Auteur des Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie développe d'une manière satisfaisante cette conduite artificieuse du Rédacteur de ce Dictionnaire » (Arrests de la Cour de parlement, portant condamnation de plusieurs livres & autres ouvrages imprimés . Extrait des registres de parlement, du 23 janvier 1759, page 19)

13- « Abram traversa le pays jusqu'au lieu où se trouve Sichem » (Genèse, 12.6)

14- Carlo Castelbarco Pindemonte della Torre di Rezzonico, devenu pape en 1758 sous le nom de Clément XIII. En 1759, il mit l'Encyclopédie à l'index.

15- La Daterie apostolique : service de la curie romaine chargé de tout ce qui concerne la collation des bénéfices non consistoriaux; à sa tête était, de 1758 à 1776, Carlo Alberto Guidoboni Cavalchini.

16- En réalité, Abraham Joseph de Chaumeix est né à Orléans le 20 mai 1725, de Gabriel de Chaumeix et d'Anne Pierret. Son père, originaire du village de Saint-Pardoux d'Arnet (Creuse) était officier du génie ; sa mère était la fille d'un professeur de mathématiques. Voir John Patrick Lee, Chaumeix, dans le Dictionnaire des Journalistes : https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/169-abraham-de-chaumeix).

17- En réalité il commença ses études avec le curé de Chanteau, le village où son père s'était installé en 1729. Puis, à Orléans, il étudia la philosophie au collège jésuite, la théologie chez les Sulpiciens au Séminaire, puis le droit à l'Université. Sous l'influence de son curé et des juristes d'Orléans, sa formation religieuse prit peu à peu une teinte janséniste.

18- Ignace de Loyola (1491-1556) avait été gravement blessé en 1521 lors du siège de Pampelune par Henri II de Navarre. Pendant sa convalescence, il avait beaucoup lu, s'était converti et avait commencé la rédaction de ses Exercices spirituels. Il alla ensuite à Jérusalem (en 1523) puis revint à Venise et à Barcelone, convaincu de la nécessité pour lui d'étudier avant d'enseigner. Il avait alors 33 ans.

19- Chaumeix fut précepteur du fils du maire d'Orléans, puis chez le conseiller au baillage Boilève et dans plusieurs familles de la ville. Il continua à Paris comme précepteur chez un certain Viard, maître de pension, rue de Seine; cette pension étant tombée, il fut répétiteur de philosophie pendant un an chez M. Savouré, lui aussi maître de pension.

20- Les volumes 1 à 7 de l'Encyclopédie parurent entre 1751 et 1757.

21- François de Pâris (1690-1727) était un diacre français adepte du Jansénisme qui s'opposa à la bulle Unigenitus. Sa vie austère le fit considérer comme un saint et le bruit courut que des miracles s'accomplissaient sur sa tombe au cimetière de l'église Saint-Médard à Paris : des illuminés y entraient en convulsions et se mettaient à prophétiser. L'accès au cimetière ayant été interdit par le pouvoir royal en 1732, on trouva cette inscription sur la grille : « De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu ! »

22- La « boîte à Perrette » était la caisse de financement du mouvement janséniste, pour soutenir les prêtres privés de charge, les écoles jansénistes, les jansénistes exilés. On racontait qu'à l'origine Pierre Nicole avait confié l'argent à sa servante Perrette, qui l'avait caché dans son pot à lait.

23- Fierabras est une chanson de geste anonyme française appartenant à la Geste du Roi et racontant les aventures du géant Fier-à-bras. Celui-ci possédait deux petits barils du baume dont Marie-Madeleine se serait servie pour oindre le corps de Jésus. Ce baume guérirait de n'importe quelle blessure.

24- Jeu sur les notions de grâce suffisante et de grâce efficace : la grâce suffisante, défendue par les Jésuites, est un concept théologique consistant à considérer la grâce comme donnée à tous les hommes par Dieu, selon leur libre-arbitre et leurs œuvres ; selon saint Augustin et son concept de grâce efficace, les hommes n'accèdent au salut que si Dieu leur a accordé la grâce divine, les efforts dans le monde terrestre n'étant pas suffisants.

25- Claude-Jean-Baptiste Hérissant est reçu libraire en avril 1714 et imprimeur en décembre 1723. Il se démet de son imprimerie en 1757, en faveur de son fils Claude-Jean-Baptiste Hérissant II (1719-1775). Ce dernier, reçu libraire dès 1740 et imprimeur en 1757, est notamment imprimeur du chapitre cathédral de Paris et de l'ordre de la Visitation Sainte Marie.

26- Candide ou l'Optimisme, paru à Genève en janvier 1759.

27- Aux tomes I et II : μέγα βιβλίον, μέγα κακόν (Callimaque) : un grand livre est un grand mal.

28- Dans les réunions clandestines, les convulsions étaient interprétées comme les manifestations d'une agression contre le corps du convulsionnaire. Il fallait donc le « secourir » en tirant ou pressant ses membres crispés.

29- Deux lignes = 4,5 millimètres.

30- Voltaire, Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs et l'esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos jours, Genève, 1756.

31- Des extraits du futur Essai sur les mœurs ont paru dès 1745 dans Le Mercure de France.

32- Hermann Busembaum (1600-1668) était un prêtre jésuite allemand auteur, en 1645, d'un manuel de casuistique qui eut un grand succès.

33- Damiens se serait accusé, lors d'un interrogatoire, d'avoir tué son maître M. de La Bourdonnaye (à qui il avait volé cent louis) en mettant de l'arsenic dans un lavement ; il avoua en disant  : « Mon Maître m'aurait fait pendre ; mais je le prévins en l'envoyant à l'autre monde ». La déposition de Mme de la Bourdonnaye, le 4 février, fut plutôt favorable à Damiens.


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