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L'AMOUR VAINQUEUR DE LA HAINE, Histoire espagnole
dédié à S.A.R. Madame, Douairière, Duchesse d'Orléans
À Paris, chez Denis Mouchet, Grand'Salle du Palais, à la Justice
M.DCC.XII
Avec privilège du Roi.

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À Son Altesse Royale Madame, Douairière, Duchesse d'Orléans
Madame,
J'ose prendre la liberté de présenter à Votre Altesse Royale les prémices de mon établissement. Le soin que vous avez pris de mon épouse dès sa tendre jeunesse et les bontés singulières dont vous l'avez comblée en différentes occasions m'obligent à Vous donner un témoignage public de ma reconnaissance. C'est, Madame, L'Amour vainqueur de la Haine que je Vous offre aujourd'hui. Je m'estimerai trop heureux si cette histoire peut Vous divertir quelque moment. Votre Altesse Royale y verra la Haine et toute sa laideur vivement touchées et les coups, souvent trop à craindre, qu'elle est capable de porter n'y sont point cachés ; mais l'Amour, la plus noble de toutes les passions, y paraît en triomphe et détruit entièrement ce fatal ennemi du repos.
Je pourrais publier ici, Madame, votre Haine pour le vice, votre Amour pour la Vertu et pour la Justice, le Noble et Illustre Sang dont Vous sortez, votre sincère piété et cette bonté qui Vous fait aimer et respecter de tous ceux qui ont l'honneur de Vous approcher, cette élévation d'esprit, cette grandeur d'âme et tous les qualités héroïques dont le Ciel Vous a ornée, si je n'étais prévenu que Votre Altesse Royale est ennemie des louanges qu'Elle mérite le plus et que, dans toutes les Vertus qu'Elle possède, il s'y trouve je ne sais quoi au-dessus des Vertus mêmes, que l'art ne saurait atteindre et où l'éloquence la plus vive courrait risque d'échouer. Content de les admirer, je ne cherche qu'à Vous persuader qu'on ne peut être avec un plus profond respect que je le suis, Madame, de Votre Altesse Royale.
Le très humble et très obéissant serviteur, J. Borde.


 

L'AMOUR VAINQUEUR DE LA HAINE, HISTOIRE ESPAGNOLE

Note : Quand l'auteur parle de « Maroc », il s'agit non du pays mais de la ville de Marrakech, l'empire chérifien comprenant alors les royaumes de Fèz et de "Maroc".

— I —

[p. 1] Quoique l'Amour fasse partout sentir sa puissance, il y a néanmoins certains lieux où il semble qu'il se plaît davantage à exercer son empire ; on dirait que ce petit dieu y établit son séjour, et soit que cela vienne de la disposition naturelle des peuples qui, plus ils sont polis, plus ils sont susceptibles de ses douces impressions, ou qu'une oisiveté heureuse et florissante ouvre tous les cœurs à ses charmes. On a vu des nations, et on en voit encore aujourd'hui, se distinguer dans la science et dans la pratique de ses mystères : telle était autrefois la Grèce, telles sont maintenant l'Italie, l'Espagne, la France et Grenade, dont les siècles précédents ont fait voir, dans ses vaillants et amoureux chevaliers, jusqu'où cette noble passion peut porter le cœur de l'homme. La gloire et l'intérêt de la patrie, qui nous font tout entreprendre, ne les animaient pas seuls : l'Amour était la première divinité qu'ils adoraient, c'était à l'Amour seul qu'on devait tant de belles actions, il était l'unique but de toutes leurs entreprises. Ces galants Maures le faisaient régner pendant la guerre, qui l'éloigne partout ailleurs, et les peuples étaient si bien persuadés qu'il est la souce de toutes les vertus dans un cœur généreux qu'ils jugeaient de leur vaillance à proportion de leur amour. Il n'y avait pas un seul de ces fameux guerriers qui n'eût un objet aimable, qu'il regardait comme le témoin de ses actions : c'est ce qui les rendaient intrépides.

Heureux si l'Amour seul avait régné sur leurs cœurs ; mais, parmi ce grand nombre d'illustres familles dont la Cour des rois de Grenade était composée, la jalousie sut bientôt semer la division : il se forma divers partis qui, dans la suite, se détachant les uns des autres, donnèrent lieu à ces deux factions si célèbres des Zégris et des Abencérages, familles puissantes et aussi fameuses par leurs inimitiés que par leurs galanteries. Leur haine cependant ne chassait point l'amour qui paraissait jusque dans leurs combats, dont Grenade se vit plusieurs fois ensanglantée.  Souvent il arrêta leur fureur dans le temps où ils devaient être plus animés et même sur le point de s'égorger. On verra par cet exemple que l'Amour était encore en eux plus puissant que la Haine.

Sous le règne d'un de leurs plus fameux rois, les dissensions des Zégris et des Abencérages, qui avaient été assoupies quelque temps, se réveillèrent avec plus de fureur que jamais : ce n'était point des combats d'entre particuliers, mais des batailles sanglantes qui se donnaient dans les places de la ville et jusque dans le palais. Mahomad-Zaïs était le chef des Zégris et Alamir l'était des Abencérages ; outre l'inimitié des partis, ces deux Maures avaient entre eux une haine mortelle, qui ne put être éteinte que dans le sang du premier et de ses plus nobles chevaliers. Comme ils ne marchaient qu'armés, ils étaient toujours en état de se détruire : un jour que le roi les avait tous assemblés sur quelques projets de guerre, ils s'animèrent avec tant de fureur que, loin de songer à l'ennemi qui menaçait l'État, ils n'employèrent leurs armes qu'à répandre leur propre sang. Les premiers coups se donnèrent aux portes du palais de l'Alhambra où les Abencérages, plus forts en nombre, firent un grand carnage des Zégris ; ils les poussèrent jusque dans la place où quelques chevaliers du parti des Zégris, étant accourus au bruit, rétablirent un peu le combat ; mais ce même bruit ayant aussi fait venir un grand nombre des amis des Abencérages, les Zégris furent taillés en pièces : il ne s'en sauva pas un seul de ceux qui avaient combattu sur la place de Grenade. Mahomad, chef de leur famille, y périt des premiers ; sa tête fut mise au bout d'une lance que les vainqueurs faisaient porter devant eux. En cet état, ils coururent dans toutes les maisons des Zégris et de leurs partisans, massacrant tout ce qu'ils rencontrèrent, et leur fureur ne cessa que lorsqu'ils ne trouvèrent plus de quoi l'assouvir.

Pendant le combat, un écuyer de Mahomad, voyant son maître mort, se rendit à son palais, se doutant bien que les vainqueurs ne manqueraient pas d'y accourir. Sa clairvoyance se trouva juste : le palais fut mis en cendres, mais le fidèle écuyer en avait sauvé une fille unique, seule consolation de Mahomad, dont l'épouse était morte en la fleur de son âge. Il garda quelque temps cette jeune fille dans la maison de campagne d'un ami. Là il apprit que la race des Zégris avait été éteinte par ce dernier combat ; mais il en restait encore qui avaient pris le parti de fuir ou de se cacher et qui, dans un temps plus favorable, parurent à la Cour dans leur premier éclat. Les Abencérages cependant s'emparèrent de tous leurs biens ou les donnèrent à leurs amis (qu'aurait fait le fidèle domestique pour le malheureux sang de Mahomad ?). Le roi, cédant à la nécessité et croyant tous les Zégris exterminés, n'avait accordé que peu de choses à leurs veuves et à leurs filles.

Zaïde, ainsi s'appelait la fille de Mahomad, n'était pas née pour vivre dans l'obscurité : elle avait à peine douze ans, mais elle avait un esprit qu'on admirait dans un âge si tendre. Elle ne fut point abattue des malheurs de sa Maison et elle se résolut la première à la fuite où son écuyer la voulait disposer. Ils partirent secrètement et se rendirent à la mer pour attendre l'occasion de passer en Afrique. Les Zégris étaient alliés au roi du Maroc, et ce fut à la Cour de ce prince que l'écuyer voulut conduire sa maîtresse. Comme il se passa beaucoup de temps sans qu'il pût trouver un vaisseau, la guerre étant allumée entre les Espagnols et le roi de Tunis, ce qui rendait le passage difficile, il fut chercher une retraite jusque sur les terres d'Espagne. Il se souvint d'avoir procuré la liberté à un cavalier espagnol voisin de la mer, et il aima mieux se confier à sa générosité que de s'exposer dans le royaume de Grenade à la fureur des Abencérages. Et, en sauvant Zaïde, il avait eu le soin de se saisir aussi des pierreries de la maison.

L'Espagnol ne trompa point son attente : il en fut reçu avec mille témoignages d'affection. Comme il sut quelle était la naissance de Zaïde, il voulut que sa fille, qui était de six ans plus âgée, l'accompagnât toujours. Cette fille, qui avait beaucoup d'esprit et qui prit une grande amitié pour Zaïde, n'oublia rien pour lui ôter l'idée de ses malheurs. Le temps, ce grand remède à tous les maux, et la conversation d'une si aimable personne lui rendirent à la fin sa tranquillité. Elle se plut même tant dans cette maison que, son écuyer étant retourné à Grenade, d'où il ne revint jamais, elle y passa plus de trois années. Sa beauté, dont on voyait déjà briller les traits pendant sa première jeunesse, devint merveilleuse dans le séjour qu'elle fit chez l'Espagnol. Sa taille était haute, majestueuse et bien proportionnée ; on voyait dans son air quelque chose de doux et de fier qui charmait les cœurs autant qu'il imposait de respect. Son esprit naturellement beau y prit de nouvelles lumières et, comme elle avait pour compagne inséparable une fille remplie d'enjouement et de vivacité, elle se forma si bien sur son humeur que rien n'était si charmant que la belle Zaïde. Elle voulut apprendre l'espagnol ; Léonor, c'est le nom de son amie, apprit aussi la langue arabe, parce que c'était la langue de Zaïde. Ces deux belles ne se quittaient point ; on ne parlait que de leur amitié, mais beaucoup plus de la beauté de Zaïde.

Quand elle eut atteint la quinzième année, elle fit de plus sérieuses réflexions sur l'état où elle se trouvait : les sentiments qu'inspire une haute naissance lui donnèrent bientôt du dégoût pour cette vie tranquille et retirée ; elle songeait au rang qu'elle pourrait tenir auprès du roi de Maroc et son impatience ne la laissait déjà plus en repos. Léonor s'aperçut de ce changement et, la pressant un jour de s'expliquer à elle :

« Que veux-tu savoir, ma Léonor ? lui répondit Zaïde en l'embrassant. J'ai peur, si je rompt le silence, que notre amitié n'en soit blessée, et cependant, si je ne parle, je te vois prête à croire que je cesse de t'aimer ; que ne me laissais-tu…

– Non, reprit Léonor, rien ne peut me déplaire de vous : parlez donc librement. Pour ce qui est de la pensée que vous avez que je puisse douter de votre constance, cela ne m'inquiète point : on ne cesse pas de m'aimer quand on veut et je sais mieux que personne conserver mes conquêtes. Si je voulais même me prévaloir, je pourrais vous nommer plus de dix amants qui souffrent beaucoup de m'aimer un peu trop pour leur repos. »

Zaïde sourit au discours de son amie, qui ajouta :

« Mais à propos d'Amour, ce petit dieu mutin ne serait-il point cause du changement qu'on voit en vous ? Plus d'un cavalier bien fait soupirent pour vos charmes et, quoiqu'aucun ne soit digne de vous, il se pourrait que cette heure fatale où l'on doit aimer aurait fait un amant heureux, sans qu'il le sût.

– Ah ! Léonor, reprit Zaïde, je puis donc t'assurer que la mienne n'est pas encore venue : j'ai des yeux pour connaître le mérite de vos cavaliers, j'aime leur politesse et leur galanterie ; mais mon cœur n'y a point de part et j'aurais encore tout mon repos si autre chose que l'Amour n'agitait mon esprit. Tu connais tous mes sentiments, tu sais la déplorable fin des Zégris, dont je t'ai raconté l'Histoire, et tu n'ignores pas que j'étais destinée à passer en Afrique. Je veux, en te découvrant tout à fait mon âme, être encore plus chère à tes yeux. Sache donc, ma Léonor, que je ne puis plus résister à l'impatience que j'ai de quitter ces lieux ;  mais, quand je te regarde, je sens mon cœur s'attendrir et se révolter contre ma volonté, car enfin il faudra te dire un éternel adieu.

– Non, vous ne me le direz point, interrompit Léonor en lui serrant les mains, qu'elle baisa vingt fois. Vous voulez partir : eh bien partons. Votre dessein est trop beau pour le combattre : je vous suivrai partout, et je me charge de disposer toutes choses pour le départ. »

Zaïde s'y voulut opposer, mais l'Espagnole lui parla si tendrement qu'elle ne put la refuser ; elle s'embrassèrent, se promettant de cesser plutôt de vivre que de cesser de s'aimer.

Léonor, qui avait son dessein, eut bientôt mis ordre au départ. Son père était mort depuis une année et l'avait laissée maîtresse d'un bien assez considérable : elle se chargea d'or et de pierreries, en feignant un voyage à Séville. Elle prit avec Zaïde le chemin du port le plus proche : elle y avait une maison de campagne où elle attendirent qu'un vaisseau fût prêt de faire voile en Afrique. Léonor cependant, s'entretenant du voyage avec Zaïde, lui dit en plaisantant :

« Quelle triste figure nous allons faire dans ce vaisseau avec tout notre attirail de fille, ou plutôt à quoi ne serons-nous point exposées. Je parle pour vous, Madame, car, auprès de vous, on ne s'amusera seulement pas à me regarder : vous allez bien faire des conquêtes sur mer et, pour premier captif, je compte du moins le capitaine du vaisseau. Ma foi, si vous m'en voulez croire, nous préviendrons toutes les importunités des galants de profession qui voudraient nous faire souffrir du temps qu'ils auront à perdre sur le vaisseau. Je sais qu'il passe en Afrique quantité de gentilshommes espagnols qui vont être officiers dans les troupes que le roi du Maroc tient à son service sous le nom de Mussarabes. Mais ce qui m'alarme le plus, c'est que nous pourrons être attaquées et même prises par des corsaires, gens fort peu complaisants, quoique sensibles à la beauté.

– Que faire donc, dit Zaïde, pour éviter ces dangers ?

– Habillons-nous en cavaliers, reprit Léonor. J'ai bonne opinion d'un tel déguisement et je m'assure que vous le contiendrez bien : vous avez certain petit air mutin qui sent assez son jeune cadet de bonne maison qui va faire ses premières armes ; pour moi, vous me verrez plus cavalier que vous ne pensez. J'ai ici tout ce qu'il nous faut et vous n'avez qu'à résoudre. »

Zaïde, après avoir un peu ri de la pensée de Léonor, fut curieuse de la voir vêtue de la sorte, et la trouva si bien, avec un chapeau couvert de plumes et l'assortiment d'un cavalier, qu'elle voulut à son tour éprouver un des habits que Léonor lui avait montrés. C'était le plus riche des deux : le chapeau était relevé avec une rose de diamant, la boucle de la ceinture en était aussi ornée, l'habit était d'un velours bleu en broderie d'argent, et tout le reste était d'une égale magnificence. Ces deux belles s'admirèrent longtemps en ce galant équipage, où elle ne paraissaient point trop neuves. Léonor surtout, qui s'était plu souvent d'aller à la chasse en habit d'amazone, avait l'air et les manières d'un véritable cavalier. Zaïde était plus embarrassée, mais, au bout de deux jours, elle s'y plut tellement qu'elle suivit avec plaisir le sentiment de son amie.

Les voilà donc embarquées comme jeune cavaliers qui allaient à leurs aventures. Tous les autres les regardaient curieusement, suivant la coutume de la jeunesse pour trouver matière à la satire ; mais, après s'être un peu tenus sur leur fier, ils s'humanisèrent et devinrent les courtisans des deux beaux passagers (c'est le nom qu'on leur donna dans le vaisseau). Comme ils s'étaient bien attendus qu'on s'informerait de leur naissance et de leur dessein, leur réponse était toute prête ; ils se tirèrent parfaitement bien de la conversation de tous ces jeunes gens et ils eurent d'autant moins de peine que les Espagnols, tout jeunes qu'ils soient, sont fort réservés et fort sages dans leurs discours, ne disant aucun mot qui puisse blesser la pudeur, en quoi il serait à souhaiter que les Français voulussent les imiter. Que ne souffrent point des gens un peu sensés quand ils voient notre jeunesse si libertine et si déréglée dans les entretiens ? Elle se pique néanmoins de politesse, on lui passe ce point-là ; mais qu'elle soit du moins polie en toutes choses, car, sur le sujet dont je parle, elle fait pitié à toutes les autres nations.

Le temps étant propre à la navigation, le vaisseau arriva bientôt au rivage de l'Afrique. Salé fut la première ville qui reçut nos jeunes aventuriers. Zaïde et Léonor s'en séparèrent, sans vouloir accepter les logements que la plupart d'entre eux leur offraient. Elles se retirèrent chez un Juif qui les avait abordées sur le port ; il parlait parfaitement bien l'espagnol et l'éclat d'un diamant que Zaïde fit briller à ses yeux le mit entièrement dans leurs intérêts. Elles avaient leurs raisons pour aller chez cet homme. Il les logea dans un assez bel appartement, qui était à l'extrémité d'un grand jardin. Comme il les croyait des cavaliers espagnols opulents, il n'oublia rien pour les bien traiter, espérant, suivant la coutume de cette nation, se faire bien payer de ses soins ; mais la récompense qu'il eut de Zaïde supassa beaucoup son attente.

Léonor ne put pas fermer l'œil, agitée de mille pensées diverses : la belle était amoureuse et un dessein aussi hardi qu'extraordinaire lui faisait jouer un tel personnage. Mais l'Amour seul n'agissait pas sur son cœur : il brûlait d'un désir de vengeance et l'Amour et la Haine, s'y faisant sentir tour à tour, lui avaient fait perdre le repos dont Zaïde avait joui. Cette belle fut surprise, en s'éveillant, d'entendre les soupirs que poussait Léonor : elle lui en demanda le sujet en l'embrassant ; et l'Espagnole, après lui avoir rendu les baisers, lui parla de la sorte.

« N'accusez point mon amitié, Madame, si j'ai tardé si longtemps à vous déclarer le secret que vous allez apprendre : j'ai voulu vous épargner les chagrins que votre tendresse pour moi vous aurait fait prendre en vous intéressant à mon sort, et voulais moi-même, autant qu'il m'a été possible, en rejeter l'idée. Mais votre dessein de passer en Afrique a réveillé toutes les passions qui me tourmentent, car c'est en ce pays où je puis les satisfaire ou les adoucir. J'ai de l'Amour et de la Haine, Madame ; mais la Haine est la plus ardente. Cette passion, qui ne m'inspire que vengeance, m'a fait applaudir, de toutes les puissances de mon cœur, au dessein que vous aviez, pour trouver les moyens de me venger avec plus de sûreté. Je vous ai conseillé le déguisement où nous sommes. Je croyais déjà triompher d'un parjure, c'est ce qui causait mon enjouement ; mais que n'ai-je point souffert cette nuit en réfléchissant à mon entreprise ! L'ingrat que je veux punir s'est offert à mon esprit avec tous les charmes qui me l'ont fait aimer ; quels combats l'Amour et la Haine ont rendu dans mon cœur et qu'il lui ont causé de tourment ! Mais enfin ma Haine a eu le dessus ; l'Amour n'a fait de si grands efforts que pour m'assurer mieux la victoire ; il m'a quittée pour jamais et il m'a paru si affreux, en se retirant, que je n'ai plus que de l'horreur pour ce qu'on appelle tendresse et doux engagements ; c'est l'écueil de notre repos et je ne croirai pas trop dire, Madame, en vous représentant l'Amour comme un monstre plus redoutable que toutes les furies. Profitez de mon funeste exemple, vous qui ne l'avez point éprouvé, fermez lui votre cœur pour jamais et ne regardez les hommes que comme des perfides et des traîtres, nés pour notre honte et notre misère.

– Ah ! vous m'effrayez, Léonor, interrompit Zaïde. Quelle affreuse peinture vous me faites de l'Amour ? Oui, je suivrai vos conseils ; vous me donnez même de la haine pour notre sexe qui nous expose à tant de malheurs et je voudrais me pouvoir cacher ce que je suis.

– J'admire cette pensée, reprit Léonor en l'embrassant : elle ne peut venir, Madame, que de la force de votre raison. Oui, dérobons-nous aux yeux des hommes, nous éviterons les pièges qu'ils tendent tous les jours à l'innocence. Il ne faut point quitter nos habits : ils nous tiendront en assurance parmi eux et vous ne les aurez point pratiqués quelques jours que vous connaîtrez toute la difformité de leurs cœurs. Ils se masquent auprès de nous pour nous surprendre, mais, les voyant tels qu'ils sont, vous les verrez faire trophée à nos yeux de leur perfidie et nous prendrons encore plus d'aversion pour eux. »

Zaïde fut quelque temps irrésolue, mais le penchant qu'elle avait pour la gloire la fit résoudre enfin d'affecter un sexe à qui la carrière en est plus libre. Léonor en eut une joie extrême :

« Oh ! que j'aime cette généreuse résolution ! ajouta-t-elle. Quel présent auriez-vous fait au roi de Maroc en lui offrant une fille ? Vous serez mieux reçue de lui, Madame, en lui présentant un jeune héros de l'illustre sang des Zégris. Il faut, à ses yeux, vous parer de tous vos titres : ils valent mieux que les attraits de la plus belle femme ; votre air ne dément point votre naissance ; la fierté naturelle qui rehausse vos appas paraît encore plus sous l'habit de cavalier que vous portez ; et, malgré la délicatesse du sexe, vous avez assez de force pour supporter les fatigues de la guerre : faites-en l'apprentissage pour immoler un jour aux mânes de vos parents les perfides qui les ont détruits. Je vous suivrai partout et vous verrez, par les premiers coups que je médite, que les femmes, quand elles veulent, sont capables de toutes choses. »

Après quelques autres discours sur ce sujet, Zaïde fut confirmée dans la résolution de cacher son sexe aux yeux des hommes. Elle songea à se dire du sang des Zégris, sans faire connaître que Mahomad fût son père ; et elle s'applaudissait en elle-même de faire connaître un jour aux Abencérages qu'il restait un vengeur des Zégris. Elle se réjouissait encore d'avoir une personne comme Léonor pour la seconder dans son dessein ; mais Léonor n'approuvait pas la vengeance qu'elle voulait prendre et elle fut curieuse de savoir le détail de ses amours, dans l'espérance de lui inspirer de plus doux sentiments.

« En souhaitant, Madame, poursuivit Léonor, d'être instruite de tout ce qui regarde une victime infortunée de l'amour, vous m'exposez à des tourments cruels : un bonheur passé dont on ne jouit plus, le souvenir des perfidies d'un ingrat qu'on a chéri, tout cela porte à l'âme de mortelles atteintes qui lui font ressentir plus vivement les premiers maux. J'abrègerai donc, autant qu'il me sera possible, le récit de mes malheurs. J'avais, comme vous, méprisé l'Amour jusqu'à l'âge de seize ans (heureuse si un exemple comme celui que je vous donne m'avait pu inspirer la généreuse résolution que vous avez prise pour éviter les maux qu'il cause).

Il y avait, dans notre voisinage, un jeune gentilhomme nouvellement revenu de la Cour, beau, bien fait, et avec un air et des manières que l'on ne prend point à la campagne, de quelque illustre sang que l'on puisse être ; il se nommait Dom Alonze de Bejat. Son esprit répond à ses manières, toutes ses actions sentent la vertu ; mais, sous le masque trompeur d'une fausse probité, il cache un cœur le plus perfide qui fut jamais. Il eut bientôt écarté tous les jeunes gens de son âge qui s'attachent auprès des belles ; mais, comme il s'attacha plus particulièrement à me suivre, j'écoutai ses soupirs avec préférence : ses galanteries de la Cour qu'il décidait auprès de moi m'enchantaient et mon jeune cœur, peu engagé contre les attaques, prenait insensiblement de l'amour. Déjà je ne pouvais plus passer une heure sans Dom Alonze : je rêvais en son absence, la joie me revenait quand il paraissait à mes yeux. Je sentais des mouvements jusqu'alors inconnus et mon ingrat me paraissait en ressentir de même. Je fus alors demandée en mariage par un cavalier de nos voisins : le parti était avantageux mais, mon cœur ne respirant que pour Dom Alonze, j'éludai la proposition que m'en fit mon père : je croyais faire encore trop peu pour un amant que je chérissais que de lui sacrifier tous ses rivaux. Le courroux de mon père et toutes les peines que j'endurais à ce sujet me semblaient les seules offrandes dignes de lui offrir. Quel est notre aveuglement ? Je me réjouissais de souffrir pour lui ; il faut parler sincèrement : il paraissait alors le mériter ; je ne savais pas encore de quelle trahison il était capable. Quand je le voyais à mes genoux, les yeux brillants de passion, qu'il semblait mourir en me baisant les mains et qu'il jurait de m'aimer d'une ardeur à toute épreuve, je m'applaudissais en secret d'avoir fait un si beau choix ; mon bonheur me semblait une chose si certaine que je défiais tous les caprices de la fortune : elle ne fut pas longtemps à me punir.

Dom Alonze reçut des lettres de son père, qu'un emploi des plus illustres attachait à la Cour : il pressait son fils de partir en diligence. Quelle fut notre douleur ! Quoiqu'il répandît des larmes, j'étais plus pénérée que lui d'une si cruelle séparation et il était assez occupé à essuyer mes pleurs. Ah ! Madame, s'écria Léonor en poussant un profond soupir, voici le comble de mon malheur ; j'implore par avance votre amitié, dont je vais vous paraître indigne ; je me flatte cependant que vous m'estimerez plus malheureuse que criminelle.

La veille de son départ, le perfide Alonze étant venu me dire adieu, il me trouva seule dans un verger éloigné de notre demeure ; j'étais occupée de son souvenir et, le voyant à mes genoux, je le relevai en l'embrassant.

"Il faut donc que vous me quittiez, Dom Alonze ? lui dis-je. Je n'en accuse pas votre peu d'amour ; je sais que vous devez obéir à votre père ; je ne m'en prends, hélas, qu'à mon mauvais destin.

– Ah ! que vous me rendez encore, dit-il, cette séparation plus affreuse en me faisant voir que vous souffrez de la sorte. Que ne puis-je demeurer auprès de vous, ma chère Léonor ! Mais, puisque mon père veut que j'aille à la Cour, je n'irai que pour obtenir son consentement et je reviens ici vivre et mourir que pour ma chère Léonor."

En tenant ces doux propos, et nos pleurs se mêlaient aussi bien que nos soupirs, nous nous jurions une fin éternelle ; il me mit au doigt le diamant que vous voyez et le traître, me nommant sa chère épouse, fut reçu de moi en qualité d'époux. Je présageais dès lors tous les malheurs qui me menaçaient ; je m'abandonnai aux larmes ; mais il me fit tant de serments de m'aimer toujours et de revenir promptement que ma douleur s'apaisa. Nous concertâmes le moyen de nous écrire ; inutile précaution : le perfide ne m'a jamais donné de ses nouvelles. J'appris même que, peu de temps après son arrivée à la Cour, il était l'amant déclaré de toutes les belles. Jugez, Madame, en quel était je fus réduite : le désespoir pensa m'ôter la vie et ce ne fut que le désir de me venger qui me fit faire un effort sur moi-même, qui calma mon cruel chagrin. Mais je pensai succomber quelques mois après, quand on nous dit qu'il était passé en Afrique. J'espérais que la guerre déclarée entre les deux rois d'Espagne et de Tunis aurait pu le rappeler en sa patrie ; mais le perfide se plaît mieux dans un pays où rien, que sa conscience, ne lui peut reprocher son parjure. Le traître me verra bientôt laver mon offense dans son sang, ou il s'immolera le mien pour couronner sa perfidie.

Vous avez, Madame, la connaissance de mon malheur ; après cela, pourrez-vous blâmer ma juste résolution ? Tout ce que je vous demande, c'est de ne m'en point détourner. Quand mon cœur sera libre de ce côté, je m'attache uniquement à vous servir dans l'état que vous avez embrassé. Et que pourrions-nous faire pour nous garantir des trahisons des hommes ? Paraissons hommes comme eux et n'ayons désormais pour l'Amour qu'aversion etque haine. »

Zaïde, prévenue par l'infortune de son amie, fit les mêmes protestations.

Vains raisonnements, faibles résolutions de deux cœurs que ne se connaissaient pas ! L'Espagnole, au milieu de la vengeance qu'elle respirait, brûlait toujours d'amour, et Zaïde se faisait une chimère terrible d'une chose qu'elle n'avait point encore éprouvée. Ce petit dieu à qui rien ne résiste et qui se joue de nos résolutions les trompa toutes deux. Léonor, qui avait senti les traverses, en reçut tout son bonheur : elle voulait répandre le sang d'un infidèle et elle ne versa que des pleurs. Zaïde, qui l'avait méprisé sans le connaître, en fut cruellement punie : il lui donna une ardeur violente pour son plus grand ennemi ; elle se vit sur le point de perdre la vie, mais, dans le moment qu'elle désespérait de tout, l'Amour fit connaître sa puissance pour la rétablir dans sa gloire.

Ces deux belles donnèrent quelques moments aux réflexions sur leur état présent et, après s'être habillées, elle fit appeler le Juif qui les logeait, et Zaïde lui parla en ces termes :

« Je suis content de la manière dont  vous m'avez reçu chez vous : vous devez compter sur ma reconnaissance. Mais il s'offre une occasion où vous pouvez me rendre de plus grands services et obtenir encore plus de moi. Vous me paraissez fidèle, et je veux vous découvrir une chose qui vous marquera la confiance que j'ai en vous. Quoique je sois vêtu à l'espagnol, je suis cependant né à Grenade et je sors du sang des Zégris : les Abencérages n'ont pas tout sacrifié à leur fureur et, quoique je reste seul de ce sang malheureux, c'en est peut-être assez pour les punir un jour. Mon dessein est d'aller à Maroc, et je veux pour cela m'habiller à la manière du pays. Diverses fortunes m'ont retenu en Espagne chez ce cavalier que vous voyez et qui m'aime assez pour ne me point abandonner. Mais j'ai quitté l'Espagne pour paraître à la Cour d'un roi qui est notre allié : vous m'y accompagnerez quelque temps et votre voyage vous vaudra mieux que tout le gain que vous pourriez faire ici. Cherchez-moi des habits convenables, achetez des esclaves et des chevaux. Voici de l'or et des pierreries : employez tout ce quil vous plaira et faites en sorte que nous partions bientôt. »

Le Juif, charmé de ce qu'il entendait, fut aussi sensible à l'honneur de cette confidence qu'aux richesses qu'il voyait devant lui. Il en prit de quoi faire un équipage magnifique, qui se trouva prêt en moins de huit jours. Zaïde, sous le nom de Zulémar, parut charmante, vêtue d'un habit de cavalier maure : ce fut un nouveau ragoût aux yeux de Léonor, qui aimait ces changements. Zaïde lui paraissait encore plus belle et elle ne se trompait pas : c'était une beauté faite pour toutes les modes et non de ces beautés stériles à qui un seul ajustement peut convenir si les pierreries en réchauffent l'éclat. Le beau Zulémar ne pouvait manquer d'être plus charmant : sa veste, son cimeterre, son turban, ses brodequins en étaient tout couverts. Il avait une grâce merveilleuse et Léonor ne se lassait point de l'admirer. Le reste de son équipage était proportionné à cette magnificence : il était suivi de douze esclaves bien faits et proprement vêtus, vingt beaux chevaux servaient pour tout son train, qui fut confié à la conduite de Moraqui (c'était le nom du Juif). Léonor seule (que nous n'appellerons plus que Dom Carlos) avait soin de la personne de Zulémar. Ayant mis ordre à toutes choses avec une diligence égale à leur impatience, ils partirent et arrivèrent en peu de temps à Maroc.

Moraqui, qui avait l'air de cette Cour où son commerce l'avait attiré plusieurs fois, avait pris le devant pour s'assurer un logis ; mais ils n'en eurent pas besoin, car le Roi, ayant appris la naissance de Zulémar, lui donna un appartement dans son palais, pour lui et pour les siens ; ce ne fut néanmoins que quelques jours après.

— II —

[p. 38] Le jour de leur arrivée à Maroc, le Roi en était sorti avec une suite peu nombreuse pour aller à un château magnifique à trois lieues de cette ville. Zulémar choisit cet endroit pour se présenter au Roi. Il y était éloigné de l'embarras des affaire et jouissait véritablement de son bonheur parmi un petit nombre de gens dont le cœur lui était connu. Zulémar y arriva, suivi de Dom Carlos, de Moraqui et de deux esclaves seulement.

La première chose qui s'offrit à leurs yeux, ce fut un grand parc par lequel Moraqui, qui savait le chemin, voulut les faire passer. Ils admiraient la beauté de ce lieu lorsque, portant leurs regards dans une route qui traversait celle où ils marchaient, ils furent frappés d'un objet capable de tout charmer : c'était la princesse Xarise, fille du roi, qui se promenait à l'ombre des grands arbres de ce parc avec ses femmes et ses esclaves. Si Zulémar admira sa beauté, Xarise avoua dans son cœur n'avoir jamais vu un Cavalier d'un plus grand air. Il connut qui elle était au nombre des gens qui la suivaient et, étant descendu de cheval aussitôt qu'il l'aperçut, il s'avança pour la saluer, ce qu'il fit en mettant un genou à terre. La princesse le releva avec douceur et, comme elle jugeait de sa haute naissance à son air et à la liberté qu'il avait prise, elle écouta avec une grande attention le discours qu'il lui tint.

« Ce m'est un grand bonheur, Madame, lui dit Zulémar, dans le dessein que j'ai de me présenter au Roi et de lui parler de mes malheurs, de trouver une princesse qui semble née pour le bien de tout le monde. Je ne doute point que vous n'ayez donné quelques soupirs aux infortunés Zégris, et j'espère que vous accorderez une généreuse compassion au seul qui reste de cette illustre famille.

– Vous êtes Zégris, Seigneur ? interrompit la princesse. Quel plaisir allez-vous causer au roi qui a pleuré la perte de tant d'hommes fameux ! Assurez-vous déjà de tout ce que vous pouvez désirer : vous connaîtrez avec le temps si nous avons de la tendresse pour un sang dont nous faisons gloire de descendre. »

La princesse prononça ces mots avec une certaine émotion qu'il était facile de remarquer. Soit que le mérite ou la beauté de Zulémar fissent impression sur son cœur, ou que la proximité du sang la rendît plus humaine, elle ne parla point avec la fière gravité dont se piquent toutes les princesses de l'Afrique. Elle ne pouvait ôter ses regards du visage de Zulémar ; elle eut même un secret dépit, naturel à toutes les femmes, de voir tant de beauté dans un sexe qui ne s'en pique point. Mais tous ces mouvements de dépit et de jalousie cédaient à son admiration : sa jeunesse la charmait autant que la douceur de ses yeux ; et la belle princesse, en le contemplant sans cesse, formait elle-même le trait qui lui perça le cœur. Dom Carlos, à qui rien n'échappait, s'en apercut bien ; il remarqua même quelque rêverie en Xarise, signe évident que son cœur était puissamment attaqué.

Le chariot de la princesse arriva cependant et on reprit le chemin du château.

Xarise, qui était aimée du roi son père autant que son mérite l'en rendait digne, se fit un plaisir de le surprendre en lui présentant elle-même Zulémar : elle lui présenta la main à la descente du chariot et, sans l'avoir fait avertir, elle entra dans son appartement. Le Roi jeta d'abord les yeux sur Zulémar, et il ne savait que penser en voyant à sa fille un air plus riant qu'à l'ordinaire.

« Vos souhaits sont accomplis, Seigneur, lui dit la princesse ; il ne vous en coûtera point ce que vous avez de plus précieux, comme vous l'avez offert tant de fois, pour trouver encore un prince du sang des Zégris : je vous offre le seul qui reste et qu'un destin plus heureux a réservé à votre affection. »

Zulémar se jeta en même temps aux pieds du Roi qui, l'ayant relevé, lui témoigna d'abord sa joie par ses embrassements. La fierté qui régnait sur le visage de Zulémar, qui avait rappelé dans ce moment tout ce qu'il avait de vertu et de grandeur d'âme pour paraître dignement en la présence d'un si grand monarque, lui confirma assez qu'il était du sang des Zégris, renommés par leur austérité qui en rendait même quelques-uns un peu farouches. Il fit au Roi un discours fort éloquent des malheurs de sa Maison, colora de quelques prétexte son séjour en Espagne et, sans se dire fils de Mahomad, il fit connaître au roi qu'il était son proche parent. Il n'y eut rien que de noble dans la demande qu'il lui fit de sa protection et, en remettant entre les mains du Roi son cœur et sa personne, le présent parut digne d'être offert à un prince encore plus puissant. Le Roi de Maroc, qui avait l'âme généreuse, fut ravi de voir que le sang des Zégris ne s'était point démenti en partant d'Afrique en Europe. Il avait bien entendu parler des belles actions de tous ceux de cette famille, mais l'assurance et la fermeté qu'il voyait dans un, d'un âge si tendre, lui en donnaient encore une plus haute idée. Il le traita dès ce moment comme son propre fils et, en sa faveur, il voulut même retourner à Maroc plus tôt qu'il n'avait résolu.

Il y redoubla l'amitié qu'il avait prise d'abord pour le beau Zulémar. Il le mit auprès du Prince son fils, qui n'avait que dix ans, et il voulut aussi qu'il partageât ses soins à la Princesse sa fille. La Cour avait un peu de l'air de celle de Grenade : les Dames y jouissaient d'une plus grande liberté que dans tout le reste de l'Afrique ; ainsi les Cavaliers y étaient plus polis.

Il y eut des courses de bagues et des jeux de cannes, où Zulémar voulut faire comme les autres. Sa bonne mine suppléait à son peu d'adresse : les dames en riaient souvent, et il s'en divertissait avec elles. Mais Xarise, fort sérieuse sur tout ce qui regardait ce beau Cavalier, leur imposait quelquefois silence, disant que ce n'était pas une chose fort extraordinaire si, n'ayant mené qu'une vie obscure par la fureur de ses ennemis, il ne paraissait pas adroit comme ceux qui avaient pratiqué ces jeux dès l'enfance. On attribuait ce discours de la princesse à l'intérêt que le sang nous fait prendre en ceux qui nous touchent. Mais l'Amour, qui commençait à s'emparer de son cœur, la faisait seule parler. Dom Carlos, qu'elle affectionnait, ne la quittait point pendant tous ces jeux et, comme il avait l'expérience, il connut que Xarise brûlerait bientôt d'une ardeur violente.

Plus de quinze jours furent employés en diverses réjouissances ; si elles diminuèrent en public, elles augmentèrent dans le palais, surtout dans l'appartement de la Princesse. Elle était nénmoins embarrassée du jeune Prince, qui ne pouvait quitter Zulémar. Et, pour jouir mieux de son entretien, elle fit entendre au Roi qu'elle voulait apprendre l'espagnol et qu'il fallait aussi que son frère apprît cette langue. Zulémar et Dom Carlos furent chargés de les enseigner tour à tour ; et cela dura de la sorte pendant quelques jours que Dom Carlos était tantôt auprès du Prince, tantôt auprès de Xarise. Mais, peu de temps après, ils n'avaient plus qu'un même maître et Zulémar fut cédé à la Princesse.

Elle acheva de s'enflammer dans de si fréquents entretiens : elle était plus attentive à regarder Zulémar qu'à écouter les leçons et, quand il lui expliquait quelque mot, elle poussait un soupir. Elle avançait cependant dans le dessein de plaire à un si beau maître, qui la reprenait quelquefois en riant de ses distractions. Dom Carlos avait moins de peine auprès du Prince, qui faisait de merveilleux progrès. Mais il était inquiet de n'être point spectateur des leçons que Zulémar donnait à Xarise : ils étaient presque toujours ensemble dans le même cabinet ; mais la Princesse avait soin de faire approcher Zulémar des fenêtres et de s'éloigner des autres. Cette affectation néanmoins en fit plus connaître à Dom Carlos que tout ce qu'il aurait pu voir dans ses yeux : tout parle en amour ; un seul geste souvent est une preuve de sa violence et les plus fortes paroles ne l'expriment pas toujours tel qu'il est.

Zulémar cependant ne s'apercevait pas du trouble qu'il jetait dans le cœur de la Princesse ; elle rougissait souvent à ses yeux, et il en prenait l'occasion de lui dire toujours quelques mots favorables sur sa beauté. Les yeux de Xarise s'animaient d'un feu nouveau à ses galanteries ; mais elles étaient dites d'un ton si indifférent qu'elle voyait avec chagrin que l'amour n'y avait aucune part : elle s'étonnait d'une si grande froideur dans un Cavalier de cet âge. Elle s'attachait souvent à le considérer, en gardant un profond silence et, voyant que ses attraits ne cédaient point aux siens, elle l'accusait de n'aimer que lui-même, comme font la plupart des jeunes gens qui se sentent quelques grâces : « Son heure n'est pas encore venue, disait-elle en elle-même ; amoureux qu'il est de sa jeunesse et de sa beauté, il ne fait point encore attention à d'autres appas ; mais peut-être que le respect le retient auprès de moi. Non, non, reprenait-elle, s'il cachait son ardeur, elle paraîtrait dans ses yeux, l'amour s'échappe toujours par quelque endroit ; ses regards ne me disent rien, son cœur ne sent rien sans doute et je dois m'en tenir heureuse, un cœur qui se rend avec peine est plus constant et plus tendre qu'un autre, lorsqu'il a senti une fois la douce atteinte de l'amour. »

L'amoureuse Princesse se consolait ainsi, espérant tout du temps et de la force de ses charmes. Si une petite présomption de faiblesse peut être permise, elle ne peut l'être qu'aux belles personnes, et Xarise plus qu'une autre méritait ce privilège ; il n'y avait peut-être point dans toute l'Afrique une plus belle Princesse. Le tour de son visage avait quelque chose de si touchant qu'il était impossible de ne pas l'aimer ; son teint était beau et uni, sa bouche, bien formée et faite pour les ris, avait l'éclat et la fraîcheur d'une rose nouvelle ; elle ne s'ouvrait que pour faire voir des dents plus blanches que l'ivoire ; la douce persuasion régnait sur cette belle bouche. Ses yeux étaient bien fendus, ils étaient brillants d'esprit, plus brillants encore quand l'Amour eut touché son âme ; on y voyait cependant beaucoup de langueur, témoignage qu'elle était tendre et passionnée. Ses cheveux étaient du plus beau noir qui fut jamais et, quoique brune, elle avait tout l'éclat d'une blonde. On pouvait dire que les grâces avaient elles-mêmes formé tant d'appas ; elles n'avaient oublié aucun des traits qui font une beauté parfaite : on lui voyait au menton ce que les dames ont appelé la marque de Vénus. Mille charmes, mille attraits inexprimables étaient répandus sur son beau visage. Sa gorge était incomparable pour la blancheur et pour l'embonpoint ; l'Amour lui ayant appris à soupirer, on découvrait quelquefois une partie, et c'est alors qu'elle achevait les conquêtes que ses beaux yeux avaient commencées. Sa taille n'était pas haute, mais fine et bien prise. Et elle avait dans toutes ses actions une certaine petite indolence qui faisait connaître la douceur de son esprit ; il était au reste fort éclairé, galant et, quand on l'avait goûté une fois, on ne pouvait dire qui était le plus admirable en elle, ou l'esprit ou la beauté.

Avec de si grands charmes, Xarise n'était-elle pas excusable d'avoir bonne opinion d'elle-même ? Les belles, sans doute, pour leur propre intérêt, lui seront favorables et je ne doute point que les laides ne lui donnent aussi leur suffrage ; elles s'en font encore plus accroire que les belles, et il n'y a point de laide qui ne regarde comme un vol les louanges que l'on donne à une autre. Les belles n'en sont point si avides : elle n'aspirent qu'à plaire et l'amour qu'on leur déclare sentir pour leurs attraits est la louange la plus douce qu'on puisse leur donner. Xarise aurait bien voulu recevoir les louanges de la bouche de Zulémar ; l'indifférence du cavalier la mettait quelquefois en colère contre elle-même : elle s'accusait de vanité et de faiblesse en se flattant d'être belle (effort dont peu de femmes sont capables : l'amour propre prévaut toujours en elles). Ah ! que la belle Princesse poussait de soupirs en secret, qu'elle répandait de larmes inutiles : elle voulait quelquefois découvrir sa peine à son aimable vainqueur, mais sa fierté détruisait bientôt ses sentiments ; son amour cependant demandait quelque chose et, sans s'expliquer ouvertement, elle voulut le faire connaître à celui qui le causait.

Sa langueur, qui la faisait déjà remarquer, lui fournit le prétexte d'une légère indisposition : elle ne voulut voir personne pendant quelques jours. Le roi, qui l'aimait tendrement, fut alarmé de cette feinte maladie et il l'exhorta lui-même à revoir du moins Zulémar et Dom Carlos, dont l'entretien agréable pourrait la divertir. Elle commença dès lors à se mieux porter ; le roi lui amena les deux Cavaliers et fut quelque temps de leur conversation avec le jeune Prince, qui prit devant lui sa leçon de la langue espagnole avec Zulémar.

Dom Carlos enseigna la Princesse. Le lendemain Zulémar, étant allé à son appartement pour s'informer de sa santé, trouva un esclave qui lui dit que sa maîtresse souhaitait le voir et qu'elle était seule dans son petit cabinet ; il y entra et trouva la princesse endormie, ou du moins qui feignait de dormir : elle était couchée sur un lit de repos ; tout brillait d'or et de pierreries dans ce cabinet ; mais Xarise, à demi nue à cause de la chaleur du jour, en était le plus bel ornement. La belle avait laissé sa gorge découverte, comme par négligence ; ses bras l'étaient jusqu'aux coudes ; elle n'avait qu'un petit escarpin à ses pieds et une de ses jambes qui passait un peu les bords du lit le découvrait dans toute sa beauté. Zumélar voulut sortir aussitôt, mais Xarise, en s'éveillant, l'obligea de rester. Elle feignit d'être un peu fâchée qu'il l'eut vue en cet état ; mais elle examinait plutôt ses yeux qu'elle n'écoutait ses discours. Lorsqu'il la pria d'excuser sa témérité d'avoir interrompu son sommeil : « Elle est excusable, Seigneur, lui dit-elle, puisque je vous avais mandé : c'est pour m'informer à vous d'une chose qui nous regarde et savoir vos sentiments. »

On avait appris à Maroc la mort du roi de Grenade et que son fils, jeune Prince de beaucoup de valeur, lui avait succédé. On savait aussi qu'il s'était d'abord déclaré pour les Zégris et qu'il les fallait chercher partout, ne pouvant croire qu'ils fussent entièrement éteints. Xarise prit ce prétexte d'entretenir Zulémar et, feignant de s'informer s'il n'avait point envie de retourner à Grenade y reprendre sa fortune, elle voulait voir si sa beauté ne toucherait point ce jeune cœur si rebelle à l'Amour.

« Parlez donc, Zulémar, continua-t-elle. Quel est votre dessein ? Auriez-vous bien la cruauté de nous quitter après que la connaissance que nous avons de ce que vous valez nous a donné pour vous tant d'estime ?

­– Madame, lui répondit Zulémar, on ne peut être plus pénétré que je le suis des bontés du roi et des grâces que vous m'avez faites. Si vous pouviez voir mon cœur, vous y verriez le profond respect et l'attachement que j'ai pour vous : c'en serait assez à un cœur ordinaire pour ne point paraître ingrat ; mais un cœur comme le mien n'en est point satisfait et je ne croirai jamais avoir assez prouvé ma reconnaissance que je n'aie répandu mon sang pour votre service et pour celui de l'État. La guerre qu'on a déclarée au roi de Tremesen m'offre une heureuse occasion de signaler mon zèle. J'irai, Madame, et je reviens ici apporter à vos pieds tout ce que la fortune et mon courage me feront acquérir de gloire. Mon sort y est des plus doux ; mais puisque, pour en être plus digne, il faut vous découvrir mes sentiments, je ne puis résister à l'amour de la Patrie qui me parle de Grenade ; et si je puis, après de longs services…

– Quel cœur est le vôtre ? reprit la Princesse. Je vous parle de notre amitié et des peines qu'on aurait en vous perdant, et vous ne me faites voir que des sentiments guerriers, qui ne m'importent pas. Ah ! Zulémar, votre tendresse n'est pas égale à la nôtre et je m'étonne qu'avec tant de douceur dans les yeux vous ayez une âme si peu sensible. »

La belle Princesse rougissait en prononçant ces paroles : Zulémar attribua cette rougeur à un dépit secret de la princesse sur ce qu'il voulait cesser de lui faire la cour et les paroles favorables qu'elle lui avait dites à l'alliance qui était entre eux ; il voulut réparer sa faute et paraître plus touché de la faveur qu'il avait auprès d'elle : il lui peignit une vive amitié et lui fit voir des sentiments fort tendres ; mais tous ces discours et ces tendres sentiments n'avaient rien qui sentît l'amour ; aucun trouble n'était dans ses regards ; il était trop maître de ses actions ; rien enfin ne répondait aux désirs de la Princesse. Cet entretien la rendit plus malheureuse ; elle y prit encore plus d'amour et connut avec douleur qu'elle n'en inspirait point. Elle tomba dans une rêverie profonde, qui embarrassait fort Zulémar. Il avait là-dessus plusieurs pensées et quelquefois il trouvait la véritable ; mais sa modestie le lui faisait rejeter en même temps. Il fut pourtant contraint de s'y arrêter lorsque Xarise, rompant le silence, lui dit :

« Ah ! Zulémar, que ne vous vois-je dans les sentiments où je voudrais que vous fussiez ? Vous n'auriez pas besoin de retourner à Grenade pour trouver un sort digne de vous. Qu'est-il besoin aussi de vous exposer aux hasards de la guerre… Mais allez, continua-t-elle en se reprenant, suivez votre penchant naturel : votre cœur n'est fait que pour la dureté. »

Les femmes qui entrèrent en même temps dans son cabinet tirèrent Zulémar d'une grande peine : il sortit plein de douleur et de confusion et il fut heureux de trouver Dom Carlos après qu'il fut arrivé chez lui.

L'Espagnol qui vit Zulémar ainsi abattu ne fut pas longtemps sans lui en demander le sujet :

« Qu'y a-t-il donc, Seigneur ? lui dit-il. La conversation de la Princesse est-elle si fatigante qu'elle inspire de la tristesse après même l'avoir quittée ? Pour moi, ajouta-t-il, je n'ai jamais plus de joie que lorsque je me vois échappé des mains de ces discoureurs accablants dont le monde est rempli ; mais j'aurais tort de parler ainsi d'une Princesse dont l'esprit est encore au-dessus de cette beauté. Parlez donc, Seigneur : qu'avez-vous qui vous afflige ainsi ?

– Ah ! Dom Carlos, répondit Zulémar, que veux-tu que je t'apprenne ? Épargne-moi, au nom des dieux, le chagrin de te le dire.

– Si vous étiez autre que vous n'êtes, reprit Dom Carlos, je devinerais aisément d'où vient cette langueur, en vous voyant sortir d'auprès de Xarise ; cependant je ne crois pas me tromper dans ma pensée, et l'Amour joue ici assurément son rôle. J'ai des yeux, Seigneur, et des yeux pénétrants. La Princesse, abusée par une fausse apparence, a sans doute pris de l'amour pour vous. Il y a longtemps que je l'examine et, quoique vous vouliez dissimuler avec moi, je me persuade que c'est ce qui vous inquiète. Ah ! qu'une agréable métamorphose lui serait avantageuse : vous seriez aussi, Seigneur, le mieux partagé de tous les amants en possédant le cœur d'une si charmante princesse.

– Que tu es folle, Léonor, reprit Zulémar en souriant. Mais parlons, je te prie, un peu plus sérieusement. Il est vrai, j'ai cru voir en Xarise des sentiments qui passent l'amitié ordinaire ; et si c'est de l'Amour, je ne puis que m'estimer malheureuse.

– Hé pourquoi, Seigneur, reprit Dom Carlos, vous en faire un chagrin ? Vous devez bien plutôt en former une aimable occupation. Vous voyez tous les jours la Princesse : vantez ses appas et, sans vous déclarer, estimez heureux celui qui pourrait toucher son cœur. Tel amour qu'elle puisse prendre, je vous réponds qu'elle n'en sera pas plus mal : il n'y a que la perfidie en amour qui puisse nous porter à l'extrémité. »

Léonor parlait de la sorte, songeant aux malheurs qu'elle avait éprouvés. Quand on est dans l'infortune, on est toujours prévenu que les maux que l'on souffre sont les plus redoutables.

Zulémar n'approuva rien de tout ce que lui dit Dom Carlos.

« Si la princesse a de l'amour, ajouta-t-il, il y aurait trop de dureté de la laisser enflammer de plus en plus, et je serais indigne de me dire de son sang si, par un peu de prudence, je n'apportais du remède aux maux où elle pourrait courir. Fuyons, Dom carlos ; la guerre nous en est un prétexte favorable et la Princesse, toute prévenue qu'elle puisse être, ne pourra s'empêcher de donner des louanges à un éloignement causé par la gloire. L'absence pourra chasser son caprice, car je ne puis imaginer autre chose de l'Amour : on ne le peint victorieux de tous les cœurs que par le peu de résistance qu'ils lui opposent. »

Dom Carlos ne répondit rien à Zulémar, mais il fut réjoui de le voir dans cette résolution : sous un habit d'homme il conservait toujours le cœur d'une femme offensée dans ce qu'elle a de plus sensible.

Elle brûlait toujours du désir de se venger et, dès le lendemain de son arrivée à Maroc, elle avait employé Moraqui à chercher son perfide, qu'elle lui avait assez bien dépeint pour le connaître en le voyant. Elle s'y était employée elle-même, mais inutilement. Et il ne se trouvait point parmi les Espagnols qui étaient pour lors à Maroc ; il n'en était pas même connu. Elle s'était persuadée qu'il pourrait être avec ceux qui gardaient la frontière ; et, sans l'attachement qu'elle avait pour Zulémar, elle aurait été le chercher dans tout le royaume. Ce voyage de guerre la mit dans une joie extrême.

Au même instant, Zulémar s'en alla chez le Roi, auquel il exposa son dessein et lui demanda permission de l'exécuter. Il en fut reçu avec les marques de son amitié ordinaire ; mais elle augmenta quand il eut appris sa résolution de le servir à la guerre. Il ne voulut pas qu'il y allât comme simple volontaire, ce qui était pourtant l'intention de Zulémar : il lui donna un commandement considérable et le recommanda à ses vieux capitaines, comme s'il eût été son propre fils. Il lui fit encore présent d'un superbe équipage qui, étant augmenté du sien par le secours de Moraqui, parut le plus magnifique de l'armée.

Elle s'était déjà mise en marche et on n'attendait plus que les ordres du Roi pour commencer la campagne. Zuléma en fut le porteur ; mais, avant de quitter la Cour, il fut prendre congé de la Princesse : il tâcha de paraître moins indifférent et anima ses discours plus qu'il n'avait de coutume, suivant en cela les conseils de Dom Carlos.

« Madame, lui dit-il, sur le point d'entrer dans une carrière qui m'est jusqu'alors inconnue, je viens chercher dans vos yeux toute l'assurance qui est nécessaire aux guerriers. Je sais bien que chacun porte avec soi son courage, mais je n'ignore pas aussi qu'on en donne toujours des preuves plus éclatantes lorsqu'on est animé par l'espoir de plaire à une belle princesse. Faites-moi donc connaître, Madame, que vous prenez assez de part à ma gloire pour souhaiter de me revoir vainqueur. Si j'obtiens cet aveu de votre bouche, j'espère être encore plus digne du nom de Zégris et de l'honneur de votre estime. »

Xarise, charmée de l'entendre parler de la sorte, ne lui répondit d'abord que par un sourire tout charmant. Elle lui dit ensuite :

« Seigneur, s'il ne faut que vous souhaiter vainqueur pour vous revoir avec ce beau titre, assurez-vous déjà que vous l'avez obtenu. Pourrais-je moins faire pour un Prince, seul reste d'une illustre Maison, et qui court avec tant d'ardeur aux occasions d'en relever la gloire. Allez, lui dit-elle encore une fois, vous ne pouvez manquer d'obtenir des lauriers ; la guerre est naturelle à ceux qui portent un cœur comme le vôtre, comme les actions les plus communes le sont aux autres hommes. »

Elle ne put prononcer ces derniers mots sans laisser échapper quelques marques de son dépit secret, se souvenant du dernier entretien qu'elle avait eu avec Zulémar.

Ce prince mit un genou à terre pour lui baiser la main ; et il s'éloigna d'elle.

Le lendemain, dès le matin, il sortit de Maroc, suivi de dix ou douze personnes seulement. Son équipage avait pris le devant, sous la conduite de Moraqui.

« Je doute fort, Seigneur, dit Dom Carlos à Zulémar lorsqu'ils furent une fois en pleine campagne, si la Princesse, pour le coup, ne vous croit frappé au cœur : elle triomphe en secret à l'heure qu'il est ; aussi faut-il avouer que vous avez joué votre rôle à merveille. Vos yeux avaient une certaine langueur qui me faisait plaisir et, sans un fâcheux souvenir qui me rappelait toujours ce que vous êtes, cette scène aurait été fort agréable pour moi.

– Dom Carlos, réplique Zulémar, je me suis fait une terrible violence ; mais, malgré tout ce que tu peux dire, j'aurais commis de grandes fautes : le moyen de bien exprimer ce que l'on ne sent point.

– Ah ! répliqua l'Espagnol, si vous faites si bien le passionné sans l'être véritablement, que sera-ce donc lorsque l'Amour vous tiendra sous ses lois ? Je me persuade que vous aimerez avec beaucoup de tendresse et que nul cœur ne soupirera aussi doucement que le vôtre. »

Zulémar ne peut s'empêcher de rire, voyant de quelle manière lui parlait Dom Carlos.

« Il ne te souviens donc plus, lui dit-il, des conseils que tu m'as donnés de fuir l'Amour comme un monstre. Si tu l'oublies, je veux m'en souvenir, moi, et je te permettrai de me percer le cœur lorsque tu le verras sensible à une autre passion qu'à l'amitié (belle résolution de n'aimer jamais, que l'Amour fut bientôt renversé et pour un sujet qui devait être pour Zaïde moins aimable que nul autre, tels sont les jeux de l'Amour).

Ils se délassaient ainsi pendant le chemin et, après trois jours de marche, il arrivèrent à l'armée.

Sans m'étendre sur tous les combats qui furent donnés pendant cette campagne, je dirai seulement que Zulémar y donna des marques de sa valeur qui lui attirèrent l'estime et l'amour de toute l'armée. Il ne parut pas moins prudent dans les Conseils de guerre, où son ami fut quelquefois préféré aux autres. Il défit souvent les ennemis en personne et Dom Carlos, qui le suivait partout, était étonné de voir une jeune fille comme Zaïde, à qui le repos aurait été plus convenable, supporter des fatigues où les hommes le plus robustes ne suffisent qu'à peine.

On pourra dire que ce tableau est bien flatté : je n'ai rien à répondre. On peut seulement se souvenir que le Ciel se plaît quelquefois à donner de ces exemples fameux : l'Antiquité en fournit plusieurs ; les siècles modernes n'en manquent pas et, dans le nôtre, où tant de célèbres actions se sont passées sous le règne du plus grand Roi qui ait jamais paru, on a vu des Léonor égaler les faits des plus fameux guerriers. N'apportons point de précaution dans nos jugements : les dames sont capables de toutes les vertus (je n'en excepte pas les militaires). Je sais bien qu'il y a beaucoup de femmes faibles, mais on doit avouer aussi qu'il y a de pitoyables hommes. Le lecteur pardonnera cette digression en faveur du respect que tout cœur bien fait doit avoir pour les dames.

Je laisserai Zulémar au milieu des plaisirs que lui faisait goûter la gloire pour m'attacher à Dom Carlos. Il examina soigneusement tous les officiers de sa Nation qui étaient dans l'armée, surtout lorsqu'elle passait en revue. Il en reconnut même quelques-uns de son voisinage, que leur destinée avait poussés en Afrique. Il s'informait à tous de Dom Alonze de Béjar, mais il n'en pouvait rien apprendre. Il se vit dans un accablement mortel de ce que le sort lui ôtait tout espoir de se venger d'un parjure. Il ne pouvait s'imaginer comment il n'était pas en Afrique après les nouvelles certaines qu'il en avait reçues. Et, quelquefois, croyant qu'il n'était plus, il se plaignait comme d'un malheur extrême que le Ciel l'eût ravi à son juste ressentiment ; mais cette pensée n'occupait pas longtemps son esprit : il se représentait que la mort d'un homme de la qualité de Dom Alonze aurait éclaté dans un pays où il y avait tant de gentilshommes de sa Nation et, comme il lui avait entendu dire souvent que, sans l'Amour qui le retenait en Espagne, il aurait été visiter toute l'Afrique, il s'imagina aussitôt que le traître avait feint de passer au service du roi de Maroc pour contenter son envie. Cette pensée, qui fut une opinion constante dans l'esprit de Dom Carlos, le fit résoudre à le chercher de ville en ville et de courir tous les sables de l'Afrique plutôt que de le manquer. Il serait même parti sans rien dire à Zulémar si, par l'amitié qui était entre eux, il n'avait jugé qu'il serait au désespoir de sa perte. Il prit donc son temps pour lui ouvrir son cœur ; et ce fut dans sa tente, au retour d'une expédition où l'on avait admiré la valeur et la prudence de Zulémar.

« Seigneur, lui dit Dom Carlos, le temps est venu qu'il faut que nous nous séparions.

– Comment ! nous séparer ? interrompit Zulémar. Hé, qu'avez-vous remarqué en moi qui vous fasse naître cette envie ?

– J'aurai toute ma vie, Seigneur, poursuivit l'Espagnol, un entier attachement à votre service ; mais vous savez quelle passion m'a fait passer en Afrique ; vous n'ignorez pas que, jusqu'alors, j'ai travaillé inutilement à la satisfaire : mon parjure échappe à mes recherches et je sens augmenter mon infortune. Ne me retenez donc point, Seigneur : je veux courir toute l'Afrique, où j'ai un secret pressentiment que le traître Dom Alonze est venu cacher sa perfidie. Enfin, Seigneur, je suis résolu et c'est hâter ma mort que s'opposer à mon dessein. »

Zulémar, que cette séparation touchait jusqu'au fond de l'âme, n'épargna rien pour la rompre ; il soupira, il répandit des larmes dans les bras de Dom Carlos.

« Quoi, cruel, disait-il, tu veux m'abandonner ? Ah ! que deviendra Zaïde si elle n'a plus Léonor ?

– Oublions ces noms, s'écria la belle offensée. Souvenez-vous, Seigneur, de la gloire que vous avez acquise. Quelle plus aimable compagne pouvez-vous avoir ? Elle vaut mieux que Léonor, dont les chagrins continuels ne servent qu'à empoisonner votre âme. Demeurez donc ici comme Zulémar et laissez-moi partir comme Léonor, portant dans le cœur mille pensers funestes que je ne puis chasser qu'en m'éloignant de vous. Je vous promets, continua-t-elle, soit que mes pas soient inutiles ou que je vienne à bout de mon entreprise, de me rendre à Maroc à la fin de la campagne. Je ne vous demande que ce terme et je prie le Ciel qu'il veille toujours sur ma chère Zaïde. »

Ces deux belles s'embrassèrent en versant un torrent de larmes. À leur tendresse et à leurs fréquents soupirs on reconnaissait Zaïde et Léonor ; mais elle se dirent le dernier adieu comme Dom Carlos et Zulémar. Il lui donna Moraqui pour compagnon de ses voyages, avec un esclave dont ils avaient éprouvé la fidélité et qui, étant espagnol, avait pour eux autant d'amitié qu'ils le traitaient avec douceur. Ils voyagèrent comme marchands par le conseil de Moraqui ; et, Zulémar ayant joint beaucoup d'or et de pierreries à ce qu'ils emportaient, le lendemain dès le point du jour il les vit sortir du camp.

Dom Carlos, pour se mieux acquérir Moraqui, lui donna tout ce qu'il avait d'or et de pierreries et lui abandonna le profit qu'il en pourrait retirer par son commerce, où il était des plus adroits. Ce Juif, après cet excès de générosité, aurait pour lui sacrifié sa vie, et il le prit en telle affection qu'il le regardait comme son fils.

« Je vois bien, lui dit-il, Seigneur, que la curiosité seule vous fait voyager, et je suis bien aise que, pour le faire avec plus de sûreté, vous vous soyez reposé sur moi du commerce que nous allons entreprendre ; vous y verrez mon adresse et comme, avec ce secours, vous aurez facilement occasion de voir tout ce qu'il y a de plus beau dans les différentes villes où nous passerons. Mais au premier conseil que je vous ai donné je veux en ajouter un autre : c'est, Seigneur, de nous habiller à la manière des Turcs, pour être encore plus respectés, surtout à Tunis et à Alger, où leur puissance est formidable. Après Maroc, il n'y a point de plus belles villes sur la côte, car je ne crois pas que vous vouliez vous engager plus avant et c'est le cours ordinaire des voyageurs. À la première ville nous mettrons la main à l'œuvre ; heureusement vous parlez l'arabe aussi bien que moi ; vous passerez, s'il vous plaît, pour mon neveu, et j'espère que, de la sorte, nous aurons beaucoup de satisfaction de nos voyages. »

Dom Carlos, que son esprit portait toujours aux nouveautés, accepta le parti avec joie. On instruisit l'esclave et, à la première ville où ils séjournèrent quelques jours, ils s'accommodèrent si bien en Turcs qu'on les prit pour de véritables Musulmans.

— III –

[p. 80] Ils marchaient en qualité de marchands, mais de marchands de conséquence, et ils avaient peu de suite : leur magnificence, qui les faisait seulement paraître dans toutes les villes, faisait assez connaître leurs richesses. Dom Carlos, qui prit le nom d'Alibeg, se regardait sans cesse dans son habillement : il en avait un d'écarlate, dont la longue veste était couverte d'une riche broderie, le devant du manteau était garni d'une grosse frange d'or, ses brodequins avaient leur beauté particulière, et, quand ils étaient dans les villes, il portait un turban relevé de pierreries et d'une aigrette qui produisait un effet merveilleux ; il se trouvait encore plus beau que sous un habit de cavalier espagnol. Tous les soins de son ajustement, qu'il prenait comme une véritable fille, lui firent d'abord oublier sa vengeance ; mais elle se réveilla dans son cœur en regardant le riche cimeterre que lui présenta Moraqui : il le prit avec avidité, se promettant bien dans son âme d'en faire un terrible usage : il en parut encore plus gai qu'à l'ordinaire et ils continuèrent le voyage avec beaucoup de joie et de plaisir.

Ils visitèrent ainsi une partie de la côte, Dom Carlos s'informant de tous les étrangers qui pouvaient être dans les lieux où ils passaient, et ayant même la curiosité de les voir, Moraqui, de son côté, agissant en véritable Juif, c'est-à-dire négociant à droit et à gauche, troquant, vendant et achetant à toutes mains. Comme il avait des diamants d'une beauté merveilleuse, dont il ne montra d'abord que les moindres, il fit des gains considérables qu'il trouva bien le moyen de s'assurer par ses correspondances, car son nom était connu dans tout le pays. Tout allait des mieux pour lui, sa joie était extrême ; mais il s'inquiétait de voir diminuer celle de Dom Carlos : il n'oublia rien pour le mettre de bonne humeur et il crut qu'à Tunis, qui est une grande ville, son chagrin se dissiperait plutôt que dans des lieux de peu de conséquence comme ceux qu'ils avaient vus jusqu'alors et qui n'étaient considérables que par les occasions qu'ils trouvaient d'y négocier. Il augmenta pour cela leur équipage et il prit deux nouveaux esclaves. Mais Dom Carlos lui dit qu'il n'était pas si pressé d'aller à Tunis et qu'il ne voulait rien laisser derrière lui qu'il n'eut entièrement examiné. Moraqui, sans pénétrer plus avant dans son dessein, quoiqu'il n'eut pas oublié la commission qu'il lui avait donnée à Maroc de chercher un cavalier espagnol, consentit à le conduire partout. Ils allaient donc de villes en villes, comme gens qui n'ont aucun dessein. Ils visitèrent même les villages et les maisons écartées qui avaient quelque apparence ; mais Dom Carlos y trouvait partout matière à augmenter sa douleur, d'autant plus vive qu'il ne pouvait que secrètement s'informer de son parjure, ne voulant rien faire connaître à Moraqui. Enfin, lassés d'errer à droit et à gauche, ils arrivèrent à Tunis.

L'assiette de cette ville, qui est très agréable, plut fort à Dom Carlos. Moraqui, après avoir mis ces équipages chez un riche Maure, son correspondant, alla d'abord au château saluer le Dey ou roi de Tunis, suivi de Dom Carlos. Il les reçut assez bien, mais toute sa tendresse se déploya sur eux lorsque Dom Carlos, que nous nommerons ici Alibeg, lui eut présenté, par le conseil de Moraqui, en son nom et au sien, un diamant d'un prix considérable. Ces sortes de démarches sont nécessaires dans ce pays où les rois, comme les autres seigneurs, sont plus avides de présents que de respects : l'envie d'accumuler des trésors est leur passion dominante et les rois de ces petits États font le commerce comme le reste des peuples. Celui de Tunis fut charmé d'un tel présent ; comme il n'ignorait pas qu'il était au-dessus des richesses de Moraqui, qu'il connaissait pour avoir acheté souvent de lui des pierreries, il voulut savoir qui était le Turc. Moraqui lui fit une histoire à sa mode, lui disant qu'il était son neveu, fils unique, qui avait hérité d'un bien considérable, et qu'il avait quantité d'autres pierreries plus belles les unes que les autres. « Qu'il vienne donc souvent me voir », dit le Dey ; et il ordonna aussitôt que le château lui fût toujours ouvert.

Ils allèrent ensuite chez le Bacha, qui commandait au nom des Turcs. Les nouveaux présents furent offerts et acceptés et pour leurs pierreries beaucoup d'honneur partout. Mais Moraqui sut bien se les faire payer, et même au-delà de leur valeur. Ce Juif, plus Juif que dix autres ensemble, les voulut mettre en goût par ces présents de pierreries fort bien travaillés et il en avait d'autres qu'il leur vendit ensuite un tel prix qu'il trouva beaucoup plus que la valeur de tout ce qu'il avait répandu chez le Dey, chez le Bacha et les autres.

On ne parlait dans tout Tunis que de la richesse et de la magnificence des nouveaux marchands. Moraqui était toujours chez le Dey ou chez le Bacha, enflammant leurs désirs en leur montrant, de fois à autres, des diamants considérables, taillés à la manière de l'Europe, qu'il disait venir d'Espagne ; et il ne mentait pas, car c'était des plus beaux de Zaïde et de Léonor : il faisait de merveilleux coups. Cependant il divertissait Alibeg autant qu'il lui était possible : il le menait partout, soit au château, soit au palais du Bacha. Mais, comme on vivait véritablement à la Turc, Alibeg ne s'en accommodait pas : il aimait mieux se promener seul dans les jardins qui lui étaient toujours ouverts, et quelquefois à la campagne, toujours triste et rêveur.

Cette tristesse surprenait Moraqui et, croyant quelquefois qu'étant né en Espagne, où le commerce des dames est plus libre qu'en Afrique, il soupirait après son pays, il résolut de lui donner quelque esclave jeune et aimable pour dissiper un peu son ennui. Alibeg ne peut s'empêcher de rire quand il lui en fit la proposition.

« Seigneur Moraqui, lui dit-il, vous avez peut-être jugé de moi par l'humeur ordinaire des jeunes gens qui ne donnent que trop dans ces sortes d'amusements ; mais je veux bien vous dire qu'une esclave pour moi serait inutile : je n'aime enfin les femmes que pour la conversation. Il est vrai que, n'en voyant point ici, ou n'en voyant que rarement et quelquefois à travers un voile, cela me fait pousser quelques soupirs vers ma patrie ; mais il faut s'accommoder aux manières du pays où l'on est, et je commence même à m'y accoutumer. Que cela ne vous fasse point de peine, et laissez-moi vivre à ma mode.

– Je le veux, Seigneur, répliqua le Juif. Mais, puisque vous aimez, dites-vous, la conversation des femmes, et rien plus, je puis ici vous en mettre une en tête, qui ne vous fera point regretter les dames d'Espagne les plus spirituelles. Je n'ai rien à vous dire de sa beauté : vous en jugerez en la voyant. Ne refusez donc pas cette petite satisfaction : demain j'espère vous y conduire. Que cela ne vous étonne point par rapport au pays où nous sommes : celui chez qui je veux vous faire aller est un Renégat sicilien qui, dans son particulier, aime encore à retenir les manières de son pays quand il trouve des étrangers de mérite. Il est ici Général de la Cavalerie ; ses biens sont immenses ; mais il serait encore plus riche par une fille toute aimable et qui est unique. Voilà de grands attraits ; mais son esprit est encore au-dessus de tous ces avantages. Je lui ai parlé plusieurs fois en mes différents voyages à Tunis et demain, quand j'aurai dit un mot au patron, vous aurez le plaisir de la voir. »

Alibeg avait déjà vu ce Général et lui avait trouvé des manières fort agréables ; il ne résista point à la curiosité de voir aussi sa fille, pour juger si Moraqui ne lui en avait point exagéré les charmes.

Le Juif tint sa parole. Le lendemain, vers le soir, il conduisit Alibeg chez le Général ; il le trouva avec sa fille qui prenait l'air sur une terrasse à la manière du pays. Leurs compliments ne furent pas longs, le Général connaissant Alibeg pour l'avoir vu chez le Dey ou chez le Bacha et chez quelques autres seigneurs. Il le présenta lui-même à sa fille, qui était effectivement une charmante personne. Comme elle parlait parfaitement bien l'espagnol, ce que le Juif n'avait pas manqué de dire à Alibeg, il lui fit son compliment en cette langue ; il lui trouva beaucoup d'esprit et un esprit même cultivé par la lecture, ce qui est une chose assez rare en Afrique. Alibeg en fut si content qu'il remerçia plusieurs fois le Juif de lui avoir procuré un si noble amusement. S'il prit de l'amitié pour ces personnes, elles en prirent aussi beaucoup pour lui. Il y allait presque tous les jours et le Général, charmé de son entretien, sortait plus rarement que de coutume. Son amitié pour lui alla même si loin qu'étant obligé d'aller à l'extrémité de l'émirat de Tunis, où il avait une riche possession, il voulut qu'Alibeg fût du voyage. Il l'accepta avec joie, ne pouvant plus se plaire à Tunis, où il laissa Moraqui trafiquer autant qu'il voulut. La fille du Général accompagnait son père ; ils menaient un train magnifique et Alibeg se sentait dans le fond du cœur une si grande joie qu'il s'en étonnait lui-même.

Il ne savait pas encore que le Ciel, par des voies inconnues, le menait insensiblement à son bonheur.

— IV —

[p. 92] S'il avait trouvé beaucoup de charmes dans l'entretien du Général et de sa fille étant à Tunis, il en trouva de plus grands encore dans la maison où ils arrivèrent. Il jouissait paisiblement du repos auprès de ces personnes et il avait encore une campagne fort riante du côté de la mer pour y entretenir ses pensées. La maison était voisine d'un petit bois qui fut, pour Alibeg, le plus charmant lieu du monde : il y passait quelquefois la chaleur du jour et souvent il le traversait. La terre était moins fertile d'un côté, où on découvrait une grande plaine qui conduisait peu à peu dans des sables. Alibeg, emporté par ses rêveries ordinaires, y avança un jour et, comme il croyait ce lieu désert, il voulut se retirer lorsque, tournant les yeux du côté qui conduisait à la mer, il vit deux hommes qui avançaient vers lui. La curiosité le retint ; il marcha même quelques pas de leur côté et il connut que c'était deux esclaves.

« Où allez-vous, mes amis, leur dit-il en arabe ; et que venez-vous faire dans un lieu si peu agréable ?

– Seigneur, répondit un des deux, nous allons dans le bois qui est à l'extrémité de cette plaine y chercher quelques simples pour en composer un remède. Nous servons un maître si avare qu'il veut que nous prenions soin nous-mêmes de nous guérir des blessures qu'il nous fait assez souvent en nous maltraitant.

– Et en quel lieu se tient-il, cet homme cruel ? reprit Alibeb. Car je ne découvre ici, ni de loin ni de près, aucune habitation d'hommes.

– Seigneur, répliqua l'esclave, à une demie lieue d'ici est un vallon où sont plusieurs cabanes qui appartiennent toutes au maître que nous servons ; il est inculte et aride, contre l'ordinaire de la Nature qui se plaît à rendre toutes les vallées fertiles. Dans celui-ci on ne voit que des rochers qui ne produisent rien ; c'est pourquoi nous allions à l'endroit que je vous ai nommé. Cependant celui où nous demeurons, quoique sauvage, ne laisse pas d'avoir sa richesse. On en tire d'assez beaux marbres, et c'est à quoi nous sommes employés à plus de cent esclaves, sous plusieurs maîtres qui dépendent du premier et qui sont encore plus cruels. »

Les esclaves, ayant dit ces mots, prirent congé d'Alibeg, qui s'en retourna avec eux après leur avoir donné des marques de sa générosité. Il apprit d'eux en chemin qu'ils étaient Provencaux et que, parmi ces esclaves, il y en avait presque de tous les endroits de l'Europe.

Alibeg, pour dissiper ses ennuis, marqua ce lieu pour sa promenade du lendemain. Quoique dans son cœur il fût touché de compassion pour la misère de ces infortunés, il voulut pourtant les voir pour leur apporter du moins quelque petit soulagement. Il se fit accompagner de deux serviteurs du Général et il partit d'assez bonne heure. Ceux qui le suivaient, sachant le lieu où il voulait aller, l'y conduisirent par un chemin plus court que celui qu'il avait pris la veille. Il fut effrayé de l'horreur de ces lieux : ce n'était que rochers entassés les uns sur les autres dans une forme inégale ; ils paraissaient à tout momnt menacer ruine pour aller combler la vallée, dont la profondeur étonnait. Il semblait que la Nature eût déployé en ces lieux toute sa bizarrerie : on y voyait quelques cabanes rangées de côté et d'autre et autant que le terrain le pouvait permettre. Là travaillaient des hommes véritablement malheureux puisque, outre la perte de la liberté, il se voyaient assujettis à la cruauté d'un barbare et comme ensevelis avant que d'avoir achevé leur course.

Alibeg, ayant donné quelques moments à la compassion, suivit un sentier étroit qui conduisait dans cer enfer ; mais à peine eut-il fait trente pas qu'il s'arrêta dans un détour des rochers, où il vit un des esclaves du jour précédent qui appliquait quelques herbes pilées sur la jambe d'un autre. Son visage le frappa d'abord et il crut le reconnaître. Il s'en approcha avec un battement de cœur dont il ne pouvait pénétrer la cause ; et ce fut dans le temps que le même esclave tomba en défaillance. Alibeg sentit son âme se troubler à cette vue. Mais que devint-il lorsqu'il eut reconnu, à une marque qu'il avait au visage et en le considérant de plus près, que c'était Dom Alonze de Béjar ? Quels mouvements d'ennui l'agitèrent en ce moment : il voyait dans l'état le plus misérable celui qu'il cherchait avec tant de peine pour le sacrifier à sa vengeance. La compassion qu'il en eut parut d'abord par les larmes qui coulèrent de ses yeux. Son cœur ne fut point alors d'intelligence avec son ressentiment ; il ne se trouva sensible qu'aux tendres blessures qu'il avait reçues de l'Amour, qu'un si triste objet venait rouvrir en ce moment. Ses yeux ne considéraient que Dom Alonze, sans voir en lui un perfide et un traître. Mais, rappelant bientôt le souvenir de sa cruelle injure, Alibeg remerçia le Ciel qui avait pris le soin de punir le coupable autant que le méritait son crime. Ses maux ne lui semblèrent plus si affreux ; et, Dom Alonze étant revenu à lui par le secours qu'on lui apporta, il lui dit, avec une espèce de colère :

« Ah ! pauvre esclave, dans la misère que tu souffres, tu fais sans doute comme les autres, qui n'accusent que le destin de leur malheur, sans songer que le Ciel punit bien souvent leurs forfaits. Il faut sans doute que tu aies commis quelques grands crimes pour te voir réduit dans un état si funeste. »

Comme il lui avait parlé en espagnol, Dom Alonze fut surpris de voir un Turc, comme il le croyait, lui parler en cette langue. Il le regarda avec attention et, s'imaginant que c'était quelque renégat, il en fut aussi choqué que des paroles dures qu'il lui avait dites. Il cacha néanmoins son ressentiment et il ne voulut pas, par une fierté à contre temps, augmenter encore sa misère ; il ne la méritait point puisqu'il savait si bien s'y conformer. Il y a des malheureux qui supportent leur infortune avec tant d'impatience et qui font paraître un si fort orgueil dans leur misère qu'on les juge dignes de tous les maux qu'ils endurent.

Dom Alonze, cependant, considérait Alibeg, dont le visage ne lui paraissait pas inconnu ; mais il ne pouvait démêler Léonor sous l'habillement qu'il lui voyait, l'ardeur du soleil, qui plus est, lui ayant un peu grossi le teint.

« Vous m'appelez criminel, Seigneur, lui dit-il, cependant je ne suis que malheureux ; et, si vous daignez m'écouter quelques moments, vous avouerez avec moi qu'il y a souvent de la témérité à porter de mauvais jugements sur les infortunés.

– Je le veux, dit Alibeg. Comme la curiosité seule m'amène ici, je ne puis mieux la satisfaire qu'en apprenant quelque histoire agréable ; car, sans doute, tu dois m'entretenir d'amour.

– L'Amour, reprit Dom Alonze, est si bien le sujet de ce que j'ai à vous raconter que je n'ose dire qu'il fait ici mon plus grand malheur ; vous connaîtrez bientôt ce que je veux dire par ces mots. »

Alibeg, qui commençait déjà à s'attendrir en faveur de ce prétendu criminel, qui lui était toujours cher, s'assit en même temps auprès de lui, faisant signe aux autres de d'écarter ; et il ne fut pas longtemps à le trouver tel qu'il le souhaitait, toujours constant, fidèle et digne d'être aimé.

Dom Alonze, croyant parler à un inconnu, lui conta ses amours avec Léonor, depuis le moment de leur connaissance jusques à son voyage à la Cour. Il céla, en homme généreux et bien né, tout ce qui aurait pu offenser Léonor ; et, en parlant de la naissance et du progrès de sa passion, il lui donna tant de louanges que la belle, qui l'écoutait attentivement, ne put s'empêcher d'y être fort sensible, quoiqu'elle y fût accoutumée de la bouche de son amant. Ces louanges, ne lui étant point données comme à elle-même, lui étaient bien plus douces et agréables et elle y reconnaissait avec plaisir que le feu de Dom Alonze n'était pas éteint comme elle l'avait cru. Elle brûlait d'apprendre son entière justification. Dom Alonze continua ainsi.

« Que devins-je, Seigneur, après tant de serments réitérés à ma chère Léonor, lorsqu'étant arrivé près de mon père il m'apprit qu'il ne m'avait mandé que pour me marier ? Mon cœur fut pénétré de la plus vive douleur à cette nouvelle funeste à mon amour. J'eus pourtant assez de force sur moi pour cacher mon émotion, et je répondis à mon père – avec un air plus libre que je ne m'en croyais capable alors – que j'étais bien redevable au soin qu'il prenait de mon établissement, mais que je ne me sentais pas encore porté au mariage ; et je lui apportai là-dessus les meilleures raisons que mon esprit me pût fournir. Mon père sourit et me traita de jeune homme. "Je vois bien, me dit-il, que quelque amour campagnard occupe ton cœur ; mais, quand tu auras vu celle que je te destine, qui est remplie d'attraits et d'esprit, tu oublieras bientôt ta beauté champêtre." Je pris occasion de rire de ses mots aussi bien que mon père, lui protestant néanmoins que mon cœur ne pouvait s'engager. Le lendemain, il me mena chez celle qu'il me destinait et qui était fille de son meilleur ami : comme on me regardait déjà en qualité de gendre, on me reçut le mieux du monde. La fille était véritablement fort belle, mais si jeune qu'elle ne put répondre qu'à mots interrompus au compliment que je fus contraint de lui faire. Mon père, cependant, la trouvait toute spirituelle ; mais il jugeait de son esprit par ses richesses : c'était le meilleur parti de Séville.

Quelques jours se passèrent sans qu'on me parlât de mariage. Et, pour en dégoûter le prétendu beau-père, j'affectai de paraître le plus fou et le plus étourdi de tous les petits maîtres qui étaient à la Cour, à quoi je réussis parfaitement. Je savais que c'était un homme grave, s'il en fut jamais en Espagne, et que ces petites manières ne manqueraient pas de lui déplaire et de lui donner un mauvais augure pour le mariage de sa fille. J'étais jeune, et il crut avec quelque raison qu'après une semaine ou deux de mariage je reprendrais ma manière de vivre et que sa fille en souffrirait. J'allais tous les jours chez lui, pour voir s'il ne me parlerait pas de mon humeur vive et ardente. Il n'y manqua pas après trois ou quatre jours et je lui répondis comme un étourdi qu'il fallait accorder quelque chose à la jeunesse et que je n'étais pas homme à me retirer avant quarante ans. Tout au moins la gravité du personnage en fut déconcertée, et je sus depuis qu'il en avait parlé à mon père comme ayant quelque dessein de ne pas aller plus avant.

J'en fus quitte pour quelques réprimandes ; mais mon père, deux ou trois jours après, me parla en véritable père, c'est-à-dire qu'il me disait qu'il voulait absolument que le mariage s'accomplît et que je n'avais qu'à m'y préparer. Je connaissais son humeur et qu'il était inflexible quand il avait prononcé une parole. J'aurais bien voulu m'échapper, mais il me faisait observer soigneusement. De lui déclarer les serments qui me liaient pour toujours à ma chère Léonor eût été ruiner entièrement mon bonheur. Je songeai à une ruse, qui me parut le seul expédient capable de retarder d'un mois ce fatal mariage. Je fus un beau matin trouver Dom Baltazar Henriques (ainsi s'appelait l'ami de mon père) ; je lui déclarai nettement, mais avec toute la circonspection nécessaire, que je ne me sentais point propre à un engagement, que je n'avais osé m'en ouvrir à mon père, mais qu'à celui que la chose devait toucher par l'amour qu'il portait à sa fille. Je crois qu'il est de mon honneur de ne point dissimuler qu'ayant été presque toujours élevé à la campagne j'étais encore enchanté des plaisirs de la Cour et qu'il fallait attendre que le temps m'y eusse accoutumé et mûri un peu mon esprit. Je lui promis que désormais je serais plus retenu et que je quitterais toute cette folle jeunesse, qu'il m'avait si souvent reprochée, pour ne fréquenter que des gens sages comme lui, dont l'exemple me serait avantageux, qu'au reste, en le priant de trouver un prétexte pour retarder le mariage, je le priais aussi de ne point parler à mon père de ce que je lui avais dit, et qu'à jamais je lui serais obligé.

Dom Baltazar Henriques m'écouta avec une froideur étrange. Il me répondit enfin : "Dans tout ce que vous m'avez dit, Dom Alonze, je trouve un caractère d'honnête homme qui me fait plaisir : vous êtes franc et sincère et vous m'avez découvert votre cœur. J'en saurai profiter pour l'intérêt de ma fille, dont vous ne pouvez faire le bonheur tant que vous serez tel que vous êtes maintenant. Employez donc vos efforts pour changer et venez me voir quelquefois, et je vous mettrai dans le chemin de la sagesse." Le bonhomme, comme vous voyez, s'estimait un Caton. Il me promit encore de parler à mon père d'une manière que je ne devais rien craindre. Aussi nous nous séparâmes joyeux, comme vous pouvez penser, de m'être tiré d'un embarras si pressant.

Je connus dès le lendemain, au visage de mon père, que Dom Henriques lui avait parlé. "Alonze, me dit-il, ton mariage est retardé et je ne sais quelle raison peut en avoir Dom Henriques. Songe cependant à te rendre digne d'une si haute fortune ; sois un peu plus posé, car c'est peut-être ton humeur volage qui a effarouché Dom Henriques." Je promis à mon père tout ce qu'il voulut : ce fut véritablement mon intention de reprendre ma première conduite et de ne plus hanter que des cavaliers en réputation d'être sages. Mais, résolu, en même temps, d'en imposer d'une autre manière à Dom Henriques, je fis le tendre et le passionné auprès de toutes les belles, mais avec des manières doucereuses et insinuantes qui sentaient son homme qui veut mettre à profit ses soupirs et ses soins. Je changeais tous les jours d'objet et bientôt il n'y eut point de belle personne à la Cour qui n'eût reçu mes hommages et l'offre de mon cœur. On ne parlait déjà plus de moi que comme le plus volage de tous les amants et, partout où j'allais, on me faisait la guerre sur mon inconstance. J'en raillais avec ceux qui me tenaient de ces discours, et j'affectais même de paraître encore plus inconstant aux yeux de ceux que je croyais pouvoir le redire à Dom Baltazar. "Je trouve, leur disais-je, dans mon inconstance tous les charmes que s'imaginent rencontrer les autres amants dans leur fidélité. Je vivrai toujours de la sorte pour vivre véritablement heureux et, quand même le Ciel m'aurait donné pour épouse la plus belle femme du monde, elle ne pourrait fixer mon inclination : j'aime le changement enfin et j'y établis le souverain bien. Je vous fais cette confidence, ajoutai-je, et il n'est pas bon que cela revienne à ceux qui prennent en moi quelque intérêt." Ils me promettaient assez de n'en point parler ; mais ils ne m'avaient pas plutôt quitté qu'il couraient le redire à Dom Baltazar, que je trouvais de jour en jour plus froid et plus réservé avec moi. Je triomphais en secret de voir ma petite ruse produire un si bon effet. Enfin je fis tant que je vis mon prétendu beau-père tout à fait dégoûté de me donner sa fille. Par bienséance, il n'en parlait point à mon père et les choses allaient toujours leur train. Mais, comme j'appréhendais que mon père ne voulût enfin conclure, je pris soin auprès de Dom Baltazar d'éloigner encore plus mon engagement.

On parlait en ce temps-là d'un vaisseau espagnol que ceux de Tunis avaient pris contre la bonne foi des traités qui nous rendaient libre le commerce de la mer. Le Dey eut beau désavouer cette action et dire que c'était quelques corsaires, qu'il n'y prenait aucun intérêt et qu'on lui ferait même plaisir de poursuivre, on ne laissa pas d'user de représailles en prenant tout ce qu'on pouvait trouver de vaisseaux tunisiens. Tout ce qu'il y avait de jeunesses à la Cour se firent un honneur de monter sur les galions pour aller combattre aux infracteurs de la paix. Ainsi, ne cherchant qu'une occasion de m'éloigner, j'en parlai à mon père ; mais il n'y aurait jamais consenti si je n'avais employé le secours de Dom Baltazar. Je partis donc, et nous commençâmes de part et d'autre des hostilités qui ont fait éclater la dernière guerre que les Espagnols ont eue par mer avec le Dey de Tunis.

Dom Baltazar Henriques, en pressant mon père de m'accorder ma demande, avait ses vues, qui étaient de pourvoir sa fille pendant mon absence, qui serait peut-être plus longue qu'on ne pensait alors ; et j'avais les miennes, ayant pris une forte résolution de ne  point revenir qu'elle ne fut engagée pour jamais à un autre. Je voulais encore, après m'être signalé dans quelques rencontres, quitter la mer pour quelque temps et aller auprès de ma chère Léonor rassurer son âme, que mon silence avait pu alarmer, car je ne lui avais point écrit, ne pouvant me fier à personne depuis que mon père, trois jours après mon arrivée à la Cour, eut surpris un de mes gens qui lui portait une lettre qu'il avait. Il avait même voulu savoir qui était cette Léonor et de lui avais donné une défaite de laquelle il me parut content ; mais, comme je le connaissais défiant outre mesure, je m'étais bien persuadé qu'il ne m'avait ajouté foi si facilement que pour me surprendre mieux par la suite. Je remarquais même que, depuis l'aventure de cette lettre, on m'observait en tous lieux, et je ne pouvais parler à personne que mon père aussitôt n'en fut instruit. Cela me chagrinait mortellement, dans la crainte que j'avais que Léonor ne soupçonnât ma fidélité, et j'aurais quitté la Cour s'il m'avait été possible ; mais, étant observé de trop près, je tâchais à me consoler par l'espérance que mes serments, accompagnés de larmes et de soupirs, seraient toujours présents à son cœur et pourraient dissiper ses soupçons.

Nous nous embarquâmes sur une même galiote, plus de trente gentilshommes, tous parents ou amis. Nous fûmes longtemps la terreur des vaisseaux de Tunis. Nous avions fait des prises considérables, dont les nouvelles avaient été jusqu'à la Cour, et, me voyant assez couvert de gloire et même bien partagé d'un butin précieux, je voulus aller rejoindre ma Léonor et lui offrir tout le sujet de mes combats. Mais le sort, envieux des douces chaînes que j'allais reprendre, m'en fit rencontrer de cruelles et de barbares, que je porte ici depuis quatre ans.

J'abrègerai, Seigneur, ce récit funeste en vous disant que nous fûmes un jour attaqués par trois vaisseaux ennemis qui nous investirent en même temps ; comme la fuite était inévitable, nous nous résolûmes à la défense, qui fut si opiniâtrée que nous coulâmes un des trois vaisseaux à fonds ; mais notre monde diminuait insensiblement : il ne resta que dix des trente amis que nous étions. Et, étant abordés de toutes parts, les ennemis entrèrent dans notre vaisseau, massacrant tout ce qui s'offrit à leur fureur. Il ne firent que peu de prisonniers, du nombre desquels je fus, blessé dangereusement en trois endroits. Les ennemis regagnèrent aussitôt Tunis, où ils vendirent tous ceux qui étaient sortis du combat sans blessures. J'eus le même sort après que je fus guéri des miennes : je fus acheté par le barbare qui nous commande ici. J'y reconnus quatre de mes compagnons, mais ce fut avec bien de la peine, tant ils étaient exténués de misères et de fatigues. Ce nous fut une espèce de consolation de nous voir ensemble, mais qui ne dura guère, le cruel nous ayant séparés dans la crainte que nous fissions quelque complot, ou plutôt pour nous tourmenter, car il tient plus du monstre que de l'homme ; et, depuis que je suis ici, je ne l'ai pas vu dix fois. Souvent je lui ai parlé de ma rançon, mais il n'y veut point entendre, ayant plus desoin d'esclaves que d'argent dans l'occupation qu'il a ici. Nous travaillons, Seigneur, à tirer le marbre des carrières, exposés à la cruauté de plusieurs barbares qui nous maltraitent sans considération. J'ai pensé plusieurs fois perdre la vie sous la rigueur de leurs coups et je ne sais par quelle fatalité je me suis vu encore beaucoup plus maltraité que les autres, ayant toujours une grosse chaîne à cette jambe où vous avez vu qu'on m'appliquait quelques herbes. Il est vrai que ce n'est que depuis environ une année que mon maître, me voyant hors d'état de travailler au marbre, m'a chargé du soin de la nourriture des esclaves. Je traîne ainsi une misérable vie, sans espérance d'obtenir jamais ma liberté, l'argent ne faisant rien ici, car, si mon barbare s'y laissait toucher, je pourrais faire savoir à Tunis à quelque marchand de ma Nation ce que je suis devenu. Mais ce qui me tourmente le plus, c'est la peine où est ma chère Léonor : que peut-elle penser de moi depuis plus de quatre ans que je suis hors d'Espagne ? Avec raison elle aura pu me croire infidèle et parjure ; mais si elle savait les maux que j'endure ici et que son image adorable occupe sans cesse mon esprit et me fait résister à une si longue misère, peut-être… »

En cet endroit, Alibeg ne put retenir ses pleurs. Ce que voyant, Dom Alonze lui dit :

« Hé quoi ! Seigneur, vous pleurez ! Avouez donc maintenant avec moi que les malheureux ne sont pas toujours coupables.

– Je l'avoue, répondit Alibeg ; et Léonor, sans être injuste, ne peut vous accuser de perfidie.

– Ah ! Seigneur, s'écria Dom Alonze, je ne demande pas d'elle un si grand effort ; tout parle contre moi dans son cœur et c'est assez qu'elle m'excuse quelquefois. Mais je lui dois paraître un objet des plus odieux, puisqu'elle ne peut deviner ce qui me retient si loin d'elle.

– Non, Seigneur, reprit Alibeg, Léonor ne vous fait point injustice : elle est persuadée que vous êtes toujours constant et fidèle et digne de tout son amour. Et, ne pouvant plus retenir son transport amoureux : Ne reconnais-tu pas Léonor ? »

Dom Alonze, pressé si doucement entre les bras de cette belle, en rappela aussitôt le souvenir : elle parut à ses yeux avec tous les appas qui l'avaient charmé et, ne pouvant résister à une attaque si sensible, il perdit le sentiment par trop de joie et d'amour. Il n'en revint que pour lever les yeux au Ciel et rassasier son cœur de mille tendres caresses. Il regardait amoureusement Léonor dont les pleurs lui arrosaient le visage.

« Est-ce un songe ? s'écria-t-il enfin. Est-ce une illusion qui me séduit ? Mais non, c'est ma Léonor que je tiens embrassée, et mon cœur peut sentir pour elle le doux transport qui le ranime en cet instant. Ah ! ma chère épouse, par quel hasard le Ciel vous offre-t-il à mes yeux ? Est-il donc écrit que vous me surpasserez toujours en Amour ? »

Il l'embrassait de nouveau en disant ces mots. Ces deux tendres amants n'employaient que le silence pour se témoigner ce qu'ils ressentaient. Et, après quelques moments passés comme un éclair, Léonor rendit compte à Dom Alonze de tout ce qui lui était arrivé depuis son départ pour la Cour. Elle lui parla de Zaïde, mais comme Zulémar, ne voulant pas, sans son aveu, divulguer le secret de son amie. Et elle conta à son amant qu'ayant dessein de le venir chercher en Afrique, elle s'était offerte à lui comme un Cavalier espagnol. Elle ne lui céla point l'envie qu'elle avait eue de le punir, le croyant un perfide.

« Vous voyez ce fer, lui dit-elle en lui montrant son cimeterre : je ne l'avais pris, en m'habillant comme vous me voyez, que pour vous en ôter la vie. Mais hélas ! que j'étais abusée, si je souffrais de l'opinion que j'avais de votre infidélité, quels maux ressentiez-vous et pour mon absence et pour votre esclavage ? Ah ! qui m'aurait appris ces tristes nouvelles qu'il m'aurait épargné bien des chagrins, et à vous de mauvais traitements ; car enfin, Dom Alonze, le Cruel dont vous subissez ici les lois n'est peut-être pas si barbare qu'il n'eût été sensible à mon amour et à mes larmes. Oui, je serais venue moi-même vous arracher à sa tyrannie ; mais loué soit le Ciel à jamais qui vous a offert à mes regards dans le temps que je désespérais de vous revoir.

Léonor voulait du même pas aller parler au Maître des esclaves ; mais Dom Alonze lui dit que c'était le moyen d'empêcher sa délivrance et que, puisqu'elle était si bien avec le Général de la Cavalerie, il fallait plutôt y employer son autorité ; que, s'il était en état de marcher ou qu'elle eût amené des chevaux, il s'en retournerait avec elle ; mais que, l'un et l'autre manquant, il fallait agir comme il avait pensé, étant certain que le Maître des Esclaves ne le rendrait jamais autrement, et qu'il pourrait même se porter à quelque extrémité s'il savait leur dessein.

« Allez donc, ma chère Léonor, lui dit le tendre Alonze, allez parler au Général et travaillez à la délivrance d'un esclave qui le sera toujours de vos attraits. Je vais rentrer dans ma cabane, qui n'est pas éloignée d'ici, et je vous attendrai avec l'impatience du plus passionné de tous les amants. »

— V —

[p. 126] Alibeg retourna chez le Général, mais le cœur si rempli de joie qu'elle était facile à remarquer : ceux qui l'accompagnaient, étonnés du long temps qu'il avait demeuré avec l'esclave et de lui voir un visage plus riant qu'à l'ordinaire, lui en demandèrent aussitôt le sujet :

« Vous le saurez, mes amis, leur dit-il ; et demain, à la même heure, nous reviendrons ici et vous serez les témoins et du sujet de ma joie et de ce qui m'a retenu si longtemps avec l'esclave. »

En arrivant chez le Général, il fut d'abord lui parler ; et, comme sa fille n'y était pas, il supplia qu'on la fît venir.

« Je ne puis, leur dit-il, mieux reconnaître vos bontés qu'en vous faisant les maîtres de mon destin et de tout ce que j'ai de plus cher au monde. J'ai un secret à vous apprendre, Seigneur, qui m'est d'assez grande importance, pour avoir été convaincu de votre générosité, avant que de vous le révéler, et le Ciel sans doute a voulu que les plus généreuses personnes que je connaisse contribuassent à mon bonheur, après tant d'infortunes que j'ai essuyées. Sous l'habit d'un Turc, Seigneur, vous voyez un Cavalier espagnol qu'une amitié des plus tendres a lié dès l'enfance à un frère malheureux, et qui souffre encore à présent d'un cruel esclavage. J'avais pris cet habit pour le chercher avec plus de sûreté sur toute la côte de l'Afrique ; mais jusqu'ici mes pas avaient été inutiles. J'avais partout envoyé des mémoires ; j'étais venu moi-même à Salé, à Fez, à Maroc et à Tunis ; la douleur m'accompagnait partout ; je ne trouvais point ce cher frère ; et ce n'a été qu'une aventure miraculeuse qui me l'a fait rencontrer aujourd'hui, dans un lieu des plus affreux du monde. Il travaille dans ces carrières de marbre qui sont à deux lieues de cette maison ; et, si le Ciel ne m'avait fait hier rencontrer deux esclaves qui me donnèrent la curiosité de voir ce désert horrible, j'aurais peut-être quitté l'Afrique sans délivrer mon frère. Il est assujetti à un tyran qui ne veut point entendre parler de rançon et qui trouve un secret plaisir dans la peine du malheureux. Il est à craindre même, s'il avait connaissance de mon dessein, qu'il ne précipitât mon frère plutôt que de le rendre : il m'en a parlé de la sorte. Ainsi, Seigneur, si vous êtes sensible aux peines de deux cœurs que l'absence a séparés si longtemps, servez-vous de votre autorité pour rappeler mon cher frère à la vie et je vous serai redevable de la mienne. »

Le Général, touché de la bonne opinion qu'Alibeg avait de sa vertu, ne lui répondit qu'en l'embrassant. Il fut charmé de la généreuse amitié qu'il témoignait pour son frère et il lui promit son secours d'une manière qui porta une extrême joie dans son cœur. La fille du Sicilien, qui avait une estime sincère pour Alibeg, lui témoigna le plaisir qu'elle recevait de l'occasion que leur offrait le Ciel de lui donner une preuve sensible de leur amitié. Elle se fit rendre compte de tous ses voyages et donna beaucoup de louanges à son dessein.

« Demain, Seigneur, dit-elle à son père, il faut nous rendre vers ce Cruel et faire délivrer devant vous le frère du généreux Alibeg. J'aurai un grand plaisir d'être moi-même témoin d'une réunion si tendre. »

Le Général consentit au désir de sa fille et toutes choses furent ordonnées pour le lendemain.

Ils menèrent plus de trente personnes avec eux. Le Général voulut que le frère d'Alibeg sortît de captivité comme en triomphe. On menait pour lui un brancard. Ils étaient tous à cheval et bien armés, non pour la crainte qu'ils eussent du Maître des Esclaves, mais pour donner plus d'éclat à leur marche. La fille du Général était au milieu de tous et ils allaient d'un assez bon pas ; mais Dom Carlos avait tant d'impatience qu'il les devançait de beaucoup. Enfin il aperçut le lieu tant désiré et, mettant pied à terre, il fut aider à la fille du Général à descendre. On tendit un riche pavillon à l'entrée des rochers et aussitôt le Général envoya deux de ses serviteurs chercher de sa part le Maître des Esclaves.

Il ne fut point ému de ce message, l'ayant été voir plusieurs fois pour des marbres qu'il lui avait vendus ; mais, le trouvant avec tant des gens armés et gravement assis sous ce pavillon, comme prêt à rendre justice, son trouble parut sur son visage au travers de toute sa laideur. C'était un homme d'une taille extraordinaire et qui avait quelque chose de si rude et de si farouche qu'il imprimait de l'aversion. Il avait les yeux enfoncés dans la tête et une grande barbe négligée qui lui couvrait presque tout le visage le rendait hideux à voir ; son habillement était en mauvais ordre ; et il se faisait suivre par deux misérables dont la mine have répondait assez bien à la difformité de leur maître. Il s'inclina jusqu'à terre pour saluer le Général, qui lui dit :

« Vous avez parmi vos esclaves un jeune homme qui s'appelle Alonze et qui m'est recommandé : faites-le venir, je serais curieux de le voir pour connaître en quel état il est. »

Le vieux Satyre, voyant bien où cela pouvait aller et que sans doute on venait pour racheter cet esclave, voulut nier qu'il en eût de ce nom.

« Quoi, méchant, répliqua le Général de la Cavalerie, tu oses mentir en ma présence ? Demeure ici : je saurai bien le trouver. »

Il fit en même temps un signe à Dom Carlos, qui partit avec quatre de ses gens ; et, comme il savait à peu près où était la cabane où se retirait Dom Alonze, il y arriva bientôt.

« Vous êtes délivré, mon cher frère, lui dit-il en lui sautant au col. Venez, vous allez voir à qui vous en êtes redevable. »

Dom Alonze, se voyant saluer du nom de frère, comprit d'abord que Léonor s'était servie de cet expédient pour émouvoir la pitié du Général. Il s'appuya sur les bras de cette chère épouse pour aller paraître devant son libérateur : ce fut avec bien de la peine, son mal de jambe étant fort augmenté depuis la veille. Il y arriva enfin.

« Soyez libre, Seigneur, lui dit le Général en langue espagnole, et recevez ma main en signe d'amitié. »

Dom Alonze, qui était le Cavalier de l'Espagne le plus poli, voulut lui embrasser le genoux : il s'y opposa, ce qui redoubla les marques de sa reconnaissance.

« Quelles grâces, Seigneur, dit-il, n'avons-nous point à vous rendre, mon frère et moi, pour tant de bienfaits dont vous nous comblez l'un et l'autre. Nous vous sommes redevables de chacun un frère ; c'est une faveur qui ne se peut payer qu'en répandant tout notre sang à votre service : je vous offre le mien, avec un cœur qui ne veut plus respirer que pour vous. Que votre action est digne de louanges, Seigneur. Mais, oserais-je le dire, vous pouvez y ajouter un nouvel éclat en répandant vos grâces sur d'autres malheureux. J'ai quatre amis qui gémissent dans le même esclavage dont vous me retirez. Partirai-je sans eux, Seigneur, et irai-je revoir la Patrie tandis qu'ils resteront dans les pleurs ? Mon frère a de l'or et des pierreries à Tunis, plus qu'il n'en faut pour payer ma rançon et la leur. Ordonnez donc, Seigneur, que ce vieillard les délivre.

– Vous serez satisfait, généreux Dom Alonze, reprit le Sicilien : ils retourneront avec vous en Espagne. Nieras-tu encore, dit-il au Maître des Esclaves, que tu as ces quatre Espagnols ?

– J'avoue, Seigneur, que je les ai, mais…

– Je t'entends, reprit le Général, on te rendra le prix de leur rançon ; mais qu'ils viennent promptement. »

Il fallut obéir : un de ces misérables qui le suivaient alla chercher les Espagnols, qui furent bien surpris en voyant tant de personnes assemblées et Dom Alonze assis à côté du Général et le Maître des Esclaves dans une posture fort humiliée. On ne les fit point languir sur leur bonheur, dont ils rendirent des grâces au Sicilien en termes si touchants qu'il s'estima heureux d'avoir rendu service à tant de personnes de mérite.

L'Amitié, dans ce lieu solitaire, offrait le plus charmant spectacle du monde. Dom Alonze embrassait ses camarades, il les présentait à son frère. Tous ensemble portaient jusqu'au Ciel le nom du Général, qui redoublait la beauté de cette scène tendre et animée par mille offre de service et par les plaintes qu'il donnait à leurs maux. Sa fille reçut les hommages de tous ces illustres malheureux, qui cessèrent de l'être en ce moment. Les Cavaliers espagnols, malgré le mauvais état où ils étaient pour lors, ne laissaient pas de paraître ce qu'ils étaient, c'est-à-dire galants, polis et les plus spirituels du monde. Fatime (c'est le nom de la fille du Général) y faisait beaucoup d'attention : elle remarquait la différence qui se trouvait de leurs manières à celles des Maures de l'Afrique, et cela ne contribua pas peu à hâter dans son cœur l'exécution du dessein que son père lui avait confié depuis longtemps.

On fit trêve aux caresses pour reprendre le chemin de la maison du Général. Dom Alonze fut mis dans le brancard qui lui était destiné et les autres captifs montèrent sur des chevaux. La joie était répandue parmi tous ces voyageurs et le seul Maître des Esclaves crevait de dépit et de rage d'en voir ainsi emmener cinq tout à la fois ; mais ils le consolèrent en lui promettant le prix de leur rançon. Le Général, en partant, lui recommanda d'être à l'avenir plus humain, autrement qu'il le ferait chasser de son intendance sur les marbres.

Qui pourrait exprimer le contentement de Dom Carlos de voir ainsi mener, comme triomphant, celui qui lui était plus cher que lui-même. Il marchait toujours à côté du brancard, comme si ce cher amant eût été plus en sûreté sous son escorte ; il suivait en cela les mouvements du parfait Amour, qui est toujours timide.

On songea d'abord à faire habiller les nouveaux rachetés : comme on n'avait point d'habits espagnols, on leur en fit prendre de pareils à ceux que portaient les gens de qualité parmi les Maures. Étant tous fort bien faits, ils ne manquèrent pas de plaire lorsqu'ils furent, le lendemain, saluer le Général et sa fille.

Dom Alonze fut mis dans une chambre magnifique et on apporta tant de soins pour le guérir qu'en moins de huit jours il fut en état de marcher ; mais l'Amour, plus que les remèdes, avança sa guérison. Dom Carlos ne le quittait point : il passait les journées entières au chevet de son lit, pendant que les autres faisaient, du mieux qu'il leur était possible, leur cour à leur généreux bienfaiteur.

Il fut satisfait de tous ces Cavaliers, aussi bien que Fatime, qui devint bientôt l'objet de leur galanterie. Comme ils avaient appris qui était le Général, et que c'était un galant homme, ils vivaient chez lui à la mode d'Espagne, ce qui plaisait fort à sa fille.

Mais, si tous avaient son estime, Dom Fadrique de Vegas, qui était le plus aimable des quatre, s'attira son amitié, mais une amitié si tendre qu'on pouvait la nommer tendresse de cœur. C'était un grand jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, beau et bien fait, qui avait un esprit des plus doux et des plus éclairés. Si le cœur de Fatime penchait vers lui, le sien était tout entier à cette belle Africaine ; mais il n'osait déclarer sa passion : mille raisons s'y opposaient et Dom Fadrique, qui les croyait invincibles, se contentait d'aimer et de cacher sa flamme sous les dehors du respect et de la civilité. Il fut néanmoins entendu, telle précaution qu'il apportât, à taire ce qu'il sentait. Fatime le voyait toujours fort soigneux de se placer auprès d'elle et de marcher à ses côtés quand on était à la promenade. Ces tendres soins la flattaient agréablement, et elle lui procurait en revanche toutes les occasions qu'il recherchait. Le Général s'aperçut bien de tout ce petit trouble amoureux ; il n'en témoigna rien à sa fille, étant bien aise, dans le dessein qu'il avait, qu'elle pût être sensible pour un homme de la qualité de Dom Fadrique. Cet amant se vit heureux, lorsqu'il croyait quitter pour jamais celle qui la première lui avait donné de l'amour ; il n'avait jamais aimé.

La guérison de Dom Alonze redoubla la joie de ces illustres personnes et mit Dom Carlos dans un état si tranquille que sa beauté, qui jusqu'alors avait été comme ensevelie dans les chagrins et dans mille passions violentes, parut dans un si haut éclat qu'on ne cessait de l'admirer. Fatime s'en étonnait quelquefois ; mais Dom Alonze en était si transporté qu'il avait bien de la peine à ne pas laisser échapper quelques marques de son feu. Ils goûtaient tous mille plaisirs dans un entretien aussi tendre que galant et spirituel. Enfin étant bien remis des maux qu'ils avaient endurés, et le Général ayant fini les affaires qui l'avaient attiré en cet endroit, on reprit le chemin de Tunis.

Dom Carlos envoya d'abord chercher Moraqui pour lui rendre compte de son voyage, croyant ne devoir pas moins à l'amitié qu'il lui avait témoignée dans leurs voyages. Il lui fit voir Dom Alonze comme un frère qu'il avait racheté d'esclavage, et il lui dit en même temps qu'il en avait retiré quatre autres et que, pour leur rançon dont le Général avait répondu, il lui fallait préparer de l'argent. Le Juif, qui ne l'était pas pour Dom Carlos dont il avait toutes les richesses, lui témoigna une joie extrême de le voir content ; il salua Dom Alonze et il fit à tous mille offres de service pour les besoins où ils pouvaient être. Il n'y allait rien du sien, le profit qu'il avait fait sur les pierreries de Dom Carlos et de Zulémar était si considérable qu'il en aurait pu racheter la meilleure partie des esclaves qui étaient aux carrières. Il en rendit compte en présence de Dom Alonze et, malgré les premières offres de Dom Carlos au commencement de leur voyage, il n'en voulut prendre qu'un quart et leur remit le reste : quel effort pour un Juif ; il ne s'en voit plus de tels !

Deux jours après leur arrivée à Tunis, Dom Alonze, suivi de son cher Carlos, entra dans la chambre du Général, faisant porter par un esclave beaucoup plus d'or qu'il n'en fallait pour sa rançon et pour celle des autres. Mais il fut bien étonné lorsque le Général lui dit qu'il n'en voulait point et que leur rançon était payée.

« C'est trop, Seigneur, dit Dom Alonze : si vos bienfaits nous ont mis dans l'impuissance de les pouvoir jamais reconnaître, du moins permettez que nous nous acquittions de ce qui est en notre pouvoir. C'est notre rançon, Seigneur, et non pas vos bontés que nous voulons payer.

– Non, Seigneur Alonze, reprit le Sicilien, laissez à mon amitié tout le plaisir qu'elle trouve à obliger des personnes de votre mérite. N'en parlez donc plus, je vous conjure ; je ne veux pour tout prix que vous voir user de tout ce qui est en ma puissance, comme s'il était à vous. »

Dom Alonze, voyant sa résolution, n'osa plus contredire ; il se retira avec Carlos et ils résolurent ensemble d'offrir un présent considérable à Fatime : ils choisirent pour cela le plus beau diamant qu'ils eussent et, étant allés chez la belle Maure, il la prièrent de recevoir du moins cette marque de leur amitié, ce qu'elle ne voulut point refuser de peur de leur faire de la peine.

Les quatre Espagnols, ayant appris la généreuse action du Général, lui renouvelèrent les protestations d'une reconnaissance éternelle. Ils trouvaient tant de charmes auprès de lui qu'ils y auraient volontiers passé toute leur vie si le désir de revoir leur pays ne leur avait donné peu à peu du dégoût pour tout ce qu'ils trouvaient de plaisir à Tunis. Ils ne se croyaient pas véritablement échappés d'esclavage qu'ils ne se vissent dans le doux sein de leur patrie.

— VI —

[p. 146] Le seul Dom Fadrique ne songeait point au départ, arrêté par un charme secret qui le retenait auprès de Fatime : ses chaînes lui semblaient si douces qu'il regardait comme un malheur le moment où il devait s'en séparer. Il retarda de plusieurs jours l'impatience des autres ; mais enfin il fallut céder. Un vaisseau devait partir dans peu de temps pour l'Espagne, car la paix était faite et ils ne voulaient point perdre cette occasion. Dom Alonze, instruit par Léonor du dessein qu'elle avait de retourner à Maroc, leur donna tout ce qui leur était nécessaire, ne pouvant les accompagner. Ils en témoignèrent beaucoup de douleur ; mais il leur promit qu'au plus tard dans deux mois ils le verraient à la Cour, ce qui les consola.

« Comme c'est à vous, lui dit Dom Fadrique, que nous devons notre liberté, achevez, Dom Alonze, ce que vous avez commencé : obtenez votre congé du Général et chargez-vous du soin de le remercier de tant de grâces qu'il nous a faites ; nous vous suivrons et, n'ayant point de termes qui puissent exprimer notre gratitude, nous nous contenterons de lui offrir nos cœurs. »

La chose fut remise au lendemain et, ayant obtenu audience du Général, Dom Alonze lui parla au nom de tous. Il fut touché de leur résolution, mais, voyant qu'elle était juste, il les pria de le voir encore une fois et ce fut la veille du départ qu'ils avaient déjà dit adieu à Fatime. Dom Fadrique seul n'y voulut point aller : il avait peur, dans un moment si dangereux pour un amant, de laisser voir quelque chose qui pût offenser Fatime ; seulement quelques jours avant le départ il avait pris congé d'elle. Comme leur intelligence était formée dans leurs cœurs, quoiqu'ils ne se fussent rien dit là-dessus, Fatime ne fut pas sans beaucoup d'émotion quand elle ne vit point Dom Fadrique ; mais, ayant l'esprit délicat, elle connut d'abord ce qui pouvait excuser cet amant ; elle lui sut même bon gré de lui avoit épargné à elle-même quelque trouble dont elle n'aurait pas été maîtresse.

Elle ne se croyait pas si proche de lui être unie à jamais.

La veille du départ, sur le soir, tous entrèrent dans la chambre du Général. Mais quelle fut leur surprise lorsqu'ils le virent tristement assis sur un sopha, poussant des soupirs et tout baigné de pleurs.

« Quelle infortune, Seigneur, vous serait-il arrivée, lui dit Dom Alonze, et d'où vient ce chagrin mortel qui nous désespère ?

– Ah ! mes amis, dit le Général, plût au Ciel que les larmes que je répands pussent vous découvrir mon cœur ! Ce sont des larmes de tristesse, il est vrai, mais aussi des larmes d'amour et qui vont porter la joie dans vos cœurs. Vous savez qui je suis : le nom de rénégat que l'on me donne fait assez connaître que j'ai quitté la seule et véritable Foi ; mais vous ignorez mes remords et le brûlant désir que j'ai depuis longtemps de rentrer dans le sein où j'ai été élevé. Je n'ai point voulu vous en parler qu'à la veille de votre départ, non que j'eusse aucun soupçon de vous : je sais que l'honneur et la foi vous sont particulières ; j'ai voulu moi-même prévenir ceux que vous pourriez avoir de moi, car que ne doit-on pas craindre d'un misérable qui a renoncé à tout ce qu'il y a de plus sacré. Mais, si l'on peut me donner ce nom odieux, j'espère avant peu l'effacer par un désaveu public de mon erreur. Prenez donc pitié de moi, les amis, et, puisque vous allez en Espagne, souffrez que je m'embarque avec vous.

– Ah ! Seigneur, s'écria Dom Alonze, quel étonnement, quelle aimable surprise nous causent vos paroles ! Vous m'en voyez répandre des larmes de joie, aussi bien que mes amis. »

En effet, tous pleuraient, mais de si bon cœur qu'on n'aurait pu connaître de quels tendres mouvements leurs âmes étaient alors émues.

« Ayez confiance en Dieu, Seigneur, reprit Dom Alonze : il est toujours prêt à recevoir nos cœurs et il n'y a point de faute qui ne trouve grâce devant sa miséricorde, quand le repentir est sincère.

– Oui, mes amis, il est sincère, reprit le Sicilien ; j'en jure, continua-t-il, par cet objet adorable. »

Il tira en même temps de son sein une image du Sauveur, qu'il arrosa de ses larmes ; elle redoublèrent celles de toute l'assemblée. Léonor surtout (comme le cœur des femmes est naturellement plus tendre( poussait de si grands soupirs qu'on aurait cru, si l'on avait eu connaissance de son sexe et de son amour, qu'elle pleurait la mort du cher époux qu'elle venait d'arracher à l'esclavage. Tous embrassaient le repentant Rénégat en l'appelant leur Frère et animant son zèle par les paroles les plus consolantes qu'ils pouvaient trouver. Quel cœur n'eût été attendri à un spectacle si touchant ? Chacun s'étant remis du désordre amoureux qu'avait causé leur émotion charitable, le Sicilien continua ainsi :

« Dans un autre temps et avec plus de loisir, mes amis, je vous ferai le récit de mes aventures. Il y a longtemps que j'avais le dessein que vous voyez éclater aujourd'hui et je rends grâces au Ciel qui, dans la fuite que je médite avec vous, m'a laissé attendre l'occasion de l'exécuter. Je reconnais que son bras n'est pas toujours prompt à punir le coupable et j'espère de sa bonté le pardon de ma faute, après qu'il m'a donné le temps de la reconnaître. »

En cet endroit, quelques pleurs coulèrent encore de ses yeux, et il acheva de cette manière :

« Aussitôt votre arrivée à Tunis, j'ai disposé toutes choses pour mon départ, jugeant bien que votre impatience ne vous y laisserait pas longtemps. Ma fille est avertie de ma résolution, mais elle n'en sait pas le moment et que c'est cette nuit qu'elle doit quitter cette terre infidèle, où son cœur soupire après les eaux saintes qui doivent la rendre ce qu'elle est déjà dans le cœur. Elle est le seul fruit de mon mariage avec une Espagnole provençale, qui a été mon unique épouse. Je lui permis de l'élever dans la Foi, sans lui communiquer mon dessein, et ma fille a été instruite par ses leçons et par les miennes dans tout ce qu'un Fidèle doit savoir. Il me reste à vous dire, mes amis, que j'emporte avec moi de grandes richesses : que cela ne vous étonne point, n'ayant vu chez moi aucuns apprêts pour être si tôt en état de partir. Tout est dans ces deux cassettes : la plus grande est remplie d'or, d'autre enferme mes pierreries. Je destine tout à ma fille et, comme il lui faut un époux, j'aurais de nouvelles grâces à rendre au Ciel s'il s'en trouvait quelqu'un parmi vous qui le jugeât digne d'être son épouse. Vous connaissez son mérite et sa beauté ; comme père, je ne dirai plus rien en sa faveur. Parlez donc, Messieurs, et parlez librement. Je vous jure, par tout ce qu'il y a de plus saint, que je mourrais le plus content des hommes si un tel bonheur m'arrivait. »

Tous les Cavaliers espagnols, entendant parler ainsi le Général, se regardèrent entre eux ; aucun ne répondit, aucun ne se jugeant digne d'une si grande fortune, ce qui lui fit dire à Dom Fadrique :

« Seigneur, en l'état où nous sommes, je puis faire envers vous une démarche que je n'aurais jamais faite pour nul autre. Si mes yeux ne m'ont point trompé, les vôtres ont quelquefois plaisir à regarder Fatime. Qu'aucune timidité ne vous retienne et parlez-moi comme à un véritable père.

— Seigneur, dit Dom Fabrique, puisque votre aveu semble autoriser ma témérité, je vous avouerai que mon cœur est plein de feu pour la belle Fatime ; elle ignore mon amour et je partais le plus infortuné de tous les amants, mais sans avoir au moins violé le respect qu'elle imprime à tous ceux qui la voient. Quelle espérance aurait pu me flatter en rompant le silence ?

– Ah ! s'écria le Général, je suis dans un excès de joie inexprimable. Je vous embrasse comme mon fils. Si Fatime ignore votre amour, elle connaît votre mérite et je vous assure pour elle que votre cœur ne lui peut être que précieux. Redoublons nos plaisirs, mes amis ; si c'est dans le secret et dans le silence, mes transports n'en sont que plus ardents. »

Les Espagnols félicitèrent l'heureux Dom Fadrique, et leurs cœurs étaient si bien unis qu'ils regardaient sa fortune comme la leur propre.

« Heureuse captivité ! s'écriait l'amant transporté de joie. »

« Oh ! heureuse infortune, disaient les autres au Général, qui nous fait trouver un si grand bien pour l'Espagne. Assurez-vous, Seigneur, que vous y aurez un rang digne de votre mérite.

– Il n'est plus temps, leur disait-il ; je ne veux qu'une retraite et le plaisir d'y vivre quelquefois auprès de vous. Mais le temps presse, continua-t-il, et nous devons profiter du silence de la nuit. Sous divers prétextes, j'ai écarté tous mes domestiques et je n'en ai retenu ici que deux qui doivent me suivre : ce sont deux esclaves espagnols dont j'ai reconnu la fidélité. Je vais à la chambre de ma fille la réjouir par une si agréable nouvelle et si inopinée. Vous, mes amis, rendez-vous sur le port : au temps qu'il fait, le vaisseau n'attendra pas deux heures à partir. Cependant, chargez-vous de ces deux cassettes. »

Il les obligea en même temps de les prendre et il se rendit aussitôt à l'appartement de Fatime.

Dom Alonze et Carlos changèrent leur résolution d'aller sitôt à Maroc et ils voulurent s'embarquer avec les autres, ne pouvant sans péril rester à Tunis après la fuite du Général de la Cavalerie, ce qui réjouit fort leurs amis. Leur équipage fut bientôt prêt, n'ayant que deux cassettes, aussi bien que le Sicilien. Le Juif, qui ne savait rien de tous ces mouvements, en porta une et l'esclave espagnol de Carlos se chargea de l'autre. Ils arrivèrent au port, où tout était déjà prêt pour le départ. À peine y eurent-ils été une demi-heure qu'il virent venir le Général avec sa fille et leur suite, qui n'était que de trois personnes. On s'embarqua en grand silence, l'excès de leur joie et la crainte même, compagne inséparable des grandes entreprises, les empêchant de parler. Le vent étant fort favorable, ils eurent bientôt perdu de vue Tunis.

Quand ils se virent en pleine mer et tout à fait hors de crainte, ils donnèrent essor à la joie qu'ils avaient si longtemps renfermée dans leurs cœurs. Le Sicilien présenta Dom Fadrique à sa fille comme un homme qu'il désirait lui être agréable. Cet amant, autorisé d'un si doux aveu, lui fit une déclaration des plus tendres en présence de tous les amis ; et la belle, en lui disant qu'elle serait toujours prête à suivre les volontés de son père, laissa échapper un regard si tendre que le commandement de lui donner la main serait l'ordre le plus doux qu'elle eût reçu de sa vie. Elle reçut mille louanges des Cavaliers qui, dans leurs applaudissements, souhaitèrent mille prospérités à l'amant et à la maîtresse.

Comme ils ne sont pas le sujet de cette histoire, je dirai en peu de mots qu'ils arrivèrent heureusement en Espagne. Ils se rendirent à la Cour, où l'on fit des fêtes publiques pour un événement si merveilleux. Le Rénégat y fut réconcilié et sa fille admise au nombre des Fidèles. Il reprit son premier nom de Dom Antonio et sa fille reçut celui de Marie ; et, quelques jours après, elle se vit unie à son cher Dom Fadrique. Leur mariage renouvela leur réjouissance. Dom Antonio, à qui l'on offrit un emploi considérable, le refusa pour jouir de la douce vue de ses enfants et, les autres Espagnols s'étant établis à l'exemple de Dom Fadrique, ils formèrent ensemble la plus charmante société du monde et que rien ne put jamais altérer.

Laissons-les au milieu de leurs plaisirs pour revenir à Dom Alonze et à Léonor.

— VII —

[p. 162] Le temps qu'elle avait promis à Zulémar de se rendre à la Cour de Maroc était expiré ; l'hiver même s'avançait beaucoup et elle mourait d'impatience pour les chagrins qu'elle s'imaginait bien que Zulémar aurait de son absence. Elle en parla à son amant qui, n'ayant point d'autre volonté que la sienne, consentit à faire ce voyage. Il avait perdu son père depuis deux ou trois ans et il se voyait libre. Les raisons de Léonor étaient justes : ainsi, après avoir dit adieu à tous les amis et feignant d'aller ailleurs, ils furent s'embarquer. Moraqui les suivit, bien étonné de ce qu'il avait vu et leur faisant quelquefois la guerre de leur dissimulation. Un exemple aussi touchant que celui du Sicilien et de sa fille opérèrent en lui la même grâce, comme nous le dirons dans la suite. Ils eurent un vent favorable qui, en peu de temps, les fit aborder à Salé. Après quelques jours de repos dans la maison de Moraqui, ils se rendirent à Maroc.

Zulémar y était depuis longtemps et dans une douleur mortelle de n'y point revoir son cher Dom Carlos : il appréhendait qu'il n'eût péri ; le chagrin qu'il en avait diminuait beaucoup le plaisir qu'il pouvait recevoir de la gloire qu'il s'était acquise, mais ce fut un mal bien léger aux prix de celui où son âme se vit exposée dans la suite. Il en ressentait tout le poids lorsque l'arrivée de Dom Carlos y apporta quelque remède : il embrassa ce cher ami et lui témoigna sa joie par ses soupirs plus que par ses paroles. Dom Alonze reçut des marques de son amitié, qui se répandit aussi sur Moraqui. Ils paraissaient tous quatre contents de se voir ensemble ; mais Zulémar portait dans le cœur un poison qui corrompit toute la joie : elle ne parut qu'un moment dans ses yeux et fit bientôt place à la tristesse qui s'en était emparée. Dom Carlos s'en aperçut avec douleur ; il ne pouvait que s'imaginer d'un tel changement et il mourait d'impatience de se voir seul avec lui pour en être informé.

Le moment qu'il souhaitait avec tant d'ardeur arriva sur le soir que chacun s'était retiré. Il suivit Zulémar à son appartement. Quand ils furent seuls, Dom Carlos lui rendit un compte plus exact de ses aventures et de la manière qu'il avait retrouvé Dom Carlos. Il lui conta aussi l'aventure des quatre captifs espagnols, celle du Sicilien et de la belle Fatime, et comme il avait été obligé de les suivre en Espagne. Zulémar y prit beaucoup de plaisir et dit à sa chère Léonor, en l'embrassant de nouveau :

« Te voilà heureuse, ma chère Amie, et, selon toutes les apparences, ton bonheur est désormais certain. Va, continua-t-il, jouis-en de longues années avec ton cher Dom Alonze et souviens-toi quelquefois de l'infortunée Zaïde.

– Qu'y a-t-il donc, Seigneur, s'écria Dom Carlos ? Ne serais-je revenu en Afrique que pour recevoir de vous un adieu si funeste ? Quel mal vous presse pour me chasser ainsi ? Ah ! je veux le partager avec vous : point de bonheur pour Léonor tandis que Zaïde sera dans l'affliction.

— Ton amitié me touche, lui répondit cette Belle ; mais nous sommes dans un temps où elle ne peut que m'accabler. Va, te dis-je encore une fois, retourne en Espagne avec Dom Alonze : vous ne feriez que m'affliger ici. Mais surtout garde-toi bien de jamais révéler que le nom de Zulémar cache la malheureuse Zaïde.

– Vous me chassez, cruelle, s'écria Léonor, et sans m'ouvrir votre cœur. Mais je devine assez ce qui vous tourmente : la Princesse sans doute est mêlée dans vos chagrins, son amour vous importune et vous êtes toujours de la même humeur à vous en faire une peine.

– Non, reprit Zulémar, Xarise est avec moi plus réservée que jamais. Je t'avouerai pourtant que c'est elle qui donne lieu aux vives douleurs qui me déchirent. Après cela, ne m'en demande pas davantage et, si tu m'aimes, reprends dès demain la route de ton pays. Je ne serai pas longtemps dans celui-ci et je te promets qu'heureuse ou malheureuse, tu possèderas toujours le cœur de Zaïde. »

Léonor fut sensiblement touchée de cette résolution. Elle obtint pourtant deux jours de l'inflexible Zulémar, mais à condition qu'elle ne sortirait point de son appartement, non plus que Dom Alonze et Malaqui. Ce terme expiré, ils se séparèrent avec tous les regrets de deux cœurs qui s'aiment tendrement.

Ce n'était pas sans quelques raisons que Zulémar souffrait de la vue de Dom Carlos : il s'était fait dans son âme un tel changement qu'il ne pouvait le regarder sans rougir. Après tous les serments qu'il avait faits, il ne doutait point de son amitié, mais il redoutait ses conseils. On se trouve quelquefois dans des situations où les conseils non seulement sont fort inutiles, mais ennuyeux et cruels. On connaît son mal et on s'y plaît. Si un ami nous console, on l'écoute ; s'il nous parle de faire des efforts pour chasser notre mal, on le fuit, on l'évite et il ne peut que nous déplaire. Zulémar était dans cet état : il avait de l'amour.

Il était retenu à Maroc tout couvert de lauriers. La faveur et l'amitié du Roi, qui augmentèrent pour lui, avaient donné un nouvel éclat à sa fortune. Il se voyait chéri des soldats, recherché des Grands, estimé de tout le monde ; mais de cet état tranquille il tomba dans la peine la plus cruelle en perdant sa liberté.

Le Roi de Grenade avait envoyé un ambassadeur à celui de Maroc pour lui donner part de son avènement au Trône et pour entretenir l'alliance entre les deux États. Il avait fait choix pour cette ambassade du plus grand Seigneur de la Cour : c'était le jeune Alamir, chef des Abencérages et fils de cet Alamir qui avait fait périr Mahomad, père de Zaïde, et tous les Zégris. Il avait hérité des vertus de son père et de sa haine contre le sang de ces malheureux.

Zulémar, aux nouvelles qu'on eut à la Cour qu'il avait débarqué aux côtes d'Afrique, sentit dans son cœur s'élever des désirs de vengeance qu'il se préparait de satisfaire. Il se réjouissait quelquefois d'avoir suivi les armes, qui l'avaient mis en état de se venger lui-même ; mais il eut le sort de Dom Carlos qui, cherchant un perfide pour l'immoler à son courroux, vit les armes lui tomber de la main. La destinée de Zulémar ne fut pourtant pas si heureuse : en perdant le désir de se venger, il trouva un vainqueur aimable, qui lui ravit jusqu'à son cœur et qui ne lui montra pour retour que mépris et que haine. Ce fut le commencement des punitions que l'Amour exerça sur la pauvre Zaïde ; mais il les poussa plus loin, comme nous le dirons dans la suite de cette histoire.

Le Roi de Maroc voulut recevoir l'Ambassadeur avec tout l'éclat qui était dû à sa naissance et à la dignité de celui qui l'envoyait : il ordonna un équipage magnifique, avec un grand nombre de Seigneurs qui marchèrent au-devant de lui. Zulémar était le chef, le roi désirant par un tel choix que leur haine pût un peu se calmer. Ils trouvèrent Alamir à trois journées de Maroc, dans un petit village où il s'était arrêté. Zulémar, l'ayant abordé avec toute sa suite, lui parla de la sorte :

« Le Roi m'envoie vous recevoir, Seigneur, et vous offrir tout ce qui peut vous plaire. Il a fait choix de moi, ne trouvant dans ses États qu'un Zégris digne d'un Abencérage. »

À ce nom de Zégris, le visage d'Alamir se changea : il regarda le jeune Zulémar avec quelque surprise et il lui répondit avec beaucoup de fierté :

« Tout ce qui vient du Roi de Maroc ne peut que m'être agréable ; mais dans un autre temps, vous le savez, Seigneur, un Abencérage ne serait pas content de trouver un Zégris.

– Passons, passons, Seigneur, reprit Zulémar, sur la haine de nos Maisons et ne songeons qu'à nous rendre auprès du Roi, qui désire vous voir. »

Alamir ne répondit rien et ils allaient à côté l'un de l'autre, mais sans rien se dire. Zulémar cependant ressentait une agitation extrême : son cœur était ému, mais c'était d'un trouble plus doux que celui que la haine cause à la vue d'un ennemi. Il s'animait quelquefois à la vengeance, mais elle était morte en son âme et ils n'eurent pas fait une journée de chemin qu'il sentit que les Zégris étaient encore vaincus par les Abencérages.

Alamir rassemblait en lui seul toutes les vertus des grands hommes de cette Maison. Il avait l'âme grande, le courage élevé et tout ardent pour la gloire. Son esprit était des plus polis, et il avait mille autres perfections. Mais tant de belles qualités qui le rendaient aimable étaient gâtées par une trop grande fierté : elle paraissait dans ses yeux et sur son visage, dont elle altérait les charmes, car il était dans la fleur de sa jeunesse, n'ayant que six ans plus que Zaïde. Il était parfaitement bien fait : sa taille était haute et majestueuse et on voyait dans toute sa personne un certain air de grandeur qui le faisait paraître comme un héros.

Zulémar le considérait attentivement et se laissait engager à tant de perfections. Bientôt il n'eut plus pour lui que les yeux de Zaïde ; son cœur fut enflammé d'amour pour son charmant ennemi. Ah ! que devint-elle lorsqu'après avoir reconnu sa blessure elle n'y vit point de remède. « Malheureuse, s'écria-t-elle dans le silence, fallait-il tant braver l'Amour pour trouver mon vainqueur dans l'ennemi de mon sang ? Que m'ont servi les habits que je porte s'ils n'ont pu défendre mon cœur ? Il fallait le rendre insensible plutôt que de cacher mon sexe. Oh ! précaution inutile, de quoi m'avez-vous servi ? En étais-je moins faible en portant un habit de cavalier ? Que deviendrai-je, hélas ! si j'aime un barbare qui a pour moi seule toute la haine qu'il aurait pour tous les malheureux Zégris ? » Zaïde plaignait de la sorte son infortune que ses beaux yeux pleuraient aussi par un torrent de larmes.

Ils arrivèrent de la sorte à Maroc où, Alamir ayant exposé le sujet de son ambassade, on ne songea qu'aux réjouissances. Les ennemis de l'État ayant été vaincus et contraints de demander la paix, la Cour était sans trouble et tous les Cavaliers aussi bien que les Dames ne pensaient qu'à se divertir. Alamir fit admirer son adresse dans les courses de bague et dans les jeux de cannes, en quoi les Maures de Grenade étaient les cavaliers du monde les plus parfaits. Mais, si la gloire qu'il en recevait lui semblait douce, il trouvait bien d'autres charmes à regarder Xarise. Son cœur ne tint pas longtemps contre tant d'appas et il fut bientôt le prix des louanges qu'il recevait souvent de sa belle bouche. Comme il était hardi et même prévenu en sa faveur, il ne tarda guère à lui parler de sa peine ; mais il n'eut que des froideurs pour réponse, ce qui ne servit encore qu'à irriter ses désirs.

Ce n'est pas que la Princesse ne connût tout son mérite, mais celui de Zulémar, joint à une beauté parfaite, la rendait aveugle pour tout autre. Ce beau Cavalier était toujours l'objet de ses vœux les plus doux. Comme il portait dans le cœur une blessure pareille à celle de la Princesse, il eut bientôt la même langueur, ce qui lui donna une joie sensible, croyant que l'heure était enfin venue où ses charmes avaient produit leur effet. Mais qu'elle était éloignée de penser juste ! Si Zulémar était plus assidu auprès d'elle, ce n'était que pour y voir l'auteur de ses soupirs auquel il laissait un champ libre à expliquer son amour. Quel redoublement de peines quand il eut reconnu que non seulement il adorait la Princesse, mais que sa haine pour lui augmentait encore, le croyant bien avant dans les bonnes grâces de Xarise. La jalousie s'empara de leurs cœurs en même temps, mais avec bien de la différence. Alamir, l'estimant un rival plus heureux, lui lançait quelquefois des regards qui glaçaient l'âme de la pauvre Zaïde et, quand elle tournait sur lui les yeux, ils étaient pleins de langueurs et prêts et verser des larmes. L'Abencérage n'était retenu par aucune considération en haïssant son rival ; mais Zaïde avait encore comme nouveau tourment celui de ne pouvoir haïr Xarise. Ses bontés pour elle, l'amour même qu'elle avait pris en le croyant Zulémar s'opposaient au ressentiment qu'excite une rivale. Elle en souffrait beaucoup plus et la crainte qu'Alamir ne pût enfin toucher son cœur redoublait encore son tourment. Mais elle fut bientôt délivrée de cette inquiétude lorsqu'entrant un jour dans la chambre de Xarise elle entendit cette Princesse prononcer à l'Abencérage un arrêt funeste à son amour, le bannissement même de sa présence s'il osait encore lui parler de son indiscrète flamme.

Alamir, ayant l'esprit fier, fut frappé d'un tel compliment ; il se retira pourtant avec respect et, croyant dans son dépit chasser l'amour de son cœur aussi facilement qu'il l'y avait reçu, il prit le jour même congé du Roi et partit le lendemain. Mais il paya bien cher cette précipitation. L'Amour le suivit à Grenade, où il se trouva plus malheureux encore, n'ayant plus l'objet qui avait charmé son âme. Il éprouva que ce n'est pas toujours en fuyant qu'on peut se défendre de l'Amour quand il nous a touchés une fois bien vivement. Il regrettait comme un bien perdu les froideurs et les mépris de Xarise et il aurait volontiers souffert les plus cruels tourments pour jouir encore de sa vue. Mais le devoir l'arêtait à Grenade et, ne pouvant se satisfaire en voyant celle qu'il adorait, il tâchait au moins à soulager sa douleur en élevant ses charmes au-dessus de tout ce qu'il n'y eut jamais de plus beau : il n'en parlait pas moins que comme d'une divinité ; et il en parla tant que le jeune Roi, qui se plaisait à l'entendre, sentait à la fin un secret penchant pour cette belle Princesse. Cet amour naissant se fortifia dans son cœur à mesure qu'il écoutait Alamir et il s'en rendit si bien le maître par d'autres récits aussi avantageux qu'il fut cause que Xarise se vît assise sur le trône de Grenade.

Zulémar cependant, délivré d'une peine mortelle, tomba bientôt dans un tourment aussi rigoureux en voyant s'éloigner celui qui lui avait appris l'usage des soupirs. C'est l'ordinaire de l'Amour : il ne soulage point d'un côté qu'il n'afflige de l'autre ; et c'est de ces inégalités de bonheur que les plaisirs qu'il donne tiennent leurs plus grands charmes. Je m'en rapporte à ceux à qui quelques moments favorables ont souvent coûté bien des peines. Zulémar l'éprouva de la sorte ; la jalousie, qui est le mal le plus affreux de l'amour, étant sortie de son cœur, il fut quelque temps sans ressentir celui de l'absence ; mais comme ce petit dieu inquiet ne nous laisse jamais dans un état tranquille, il éprouva bientôt que rien n'est plus rigoureux en amour, si l'on en excepte la jalousie, que l'éloignement de ce qu'on aime. Son cœur trop charmé accompagnait Alamir dans son voyage ; souvent il allait chez la Princesse dans l'espérance de l'y voir à l'ordinaire. Mais il la trouvait seule ; et comme, à sa langueur, elle le croyait amoureux de sa beauté, elle redoublait pour lui les marques de son estime et de sa tendresse. C'était pour Zulémar un cruel embarras et il ne savait bien souvent de quelle manière soutenir l'entretien. Il résolut enfin de se tirer de tant de peines et de suivre le penchant de son cœur qui l'attirait à Grenade.

Léonor était revenue à Maroc dans le temps de ses plus fortes douleurs et il y avait déjà plus de deux mois qu'il l'avait obligée de s'en retourner en Espagne ; il s'en était passé encore un autre depuis le départ d'Alamir. Zulémar, se voyant oisif à Maroc, aurait voulu en être bien loin, mais il se savait comment faire agréer sa retraite au Roi, qui l'avait comblé de mille bienfaits. La fortune lui en fournit l'occasion plus favorable qu'il n'aurait pu la désirer.

— VIII —

[p. 183] Alamir était à peine arrivé de quinze jours à Grenade que la guerre s'alluma contre les Espagnols : ces peuples belliqueux étaient trop voisins l'un de l'autre pour n'avoir pas des sujets de querelles. On arme puissamment de part et d'autre et, comme l'Espagne dans cette guerre fit des efforts extraordinaires, le roi de Grenade envoya demander du secours à Maroc. Il fut en peu de temps en état de partir et le Roi fit Zulémar Général des troupes qu'il envoyait en Espagne. Il ne croyait pas trouver une plus belle occasion de rétablir les Zégris à Grenade que de faire chef d'un puissant secours un prince de cette Maison. Il recommandait au Roi, dans ses lettres, tous ceux qui auraient pu échapper aux derniers malheurs de leur famille et le priait surtout de chérir Zulémar, dont il lui élevait la valeur et la conduite.

Ce jeune Prince fut dans une joie qu'on ne peut exprimer qu'en la comparant à son amour, dont l'excès paraîtra dans la suite puisque, pour arracher à la mort l'ennemi qu'il adorait, il voulut lui-même s'exposer au supplice.

Toutes choses étant prêtes pour le départ et les troupes n'attendant plus que leur Général pour s'embarquer, il prit congé du Roi, qui le mena lui-même à l'appartement de sa fille. Elle versait quelques larmes, dont le Roi lui sut bon gré, sentant dans son cœur pour Zulémar une tendresse égale à celle d'un père pour son fils.

« Je mourrais de chagrin, Madame, lui dit le beau Cavalier, si je n'espérais que mon voyage doit servir à votre gloire. Je vais moins au secours du Roi de Grenade que je ne cours vous assujettir son empire. Vos charmes triompheront de son cœur et, si le mien ne me trompe, je sens que vous êtes destinée à être un jour ma Souveraine. Quel avantage pour tous les peuples de Grenade, Madame, d'avoir une Reine si belle ! Pour prix de mon respect, je ne veux être que le premier de vos esclaves. »

La belle Princesse n'eut pas la force de répondre : elle le laissa baiser la main et entra dans son cabinet, voyant que le Roi emmenait Zulémar.

Le secours qu'il menait au Roi de Grenade était de dix mille hommes aguerris ; il conduisait encore une grande quantité de munitions et il y avait plusieurs chefs expérimentés sous son commandement. Le vent étant bon, ils arrivèrent heureusement aux côtes d'Espagne, où la guerre se faisait avec chaleur.

Les Espagnols, non moins vaillants que les Maures, mais plus malheureux, avaient déjà été battus en plusieurs rencontres : on leur avait enlevé des villes et des postes avantageux ; et ils étaient retranchés dans un lieu fort par son assiette, en attendant un puissant secours qui devait bientôt leur arriver. Zulémar, ayant fait savoir sa venue à Grenade, reçut ordre du Roi d'aller joindre Alamir, Général de son armée. Les Africains furent vus avec joie dans le camp ; mais celle de Zulémar était extrême de voir celui qu'il aimait tout couvert de gloire par le gain de plusieurs combats. Il lui parut encore plus aimable qu'à Maroc et, oubliant dans le moment qu'il l'aborda quelle était sa haine contre lui pour ne suivre que son penchant naturel, il lui parla d'une manière capable de désarmer le plus cruel ennemi. Mais Alamir, qui le regardait non seulement comme Zégris mais encore comme un rival qu'il croyait heureux, ne lui répondait qu'avec une civilité froide qui pensa le désespérer. Il se flatta pourtant dans son cœur de fléchir ce fier courage ; il se fondait sur toutes choses, sur le peu d'espoir qu'il devait avoir du côté de la Princesse de Maroc et il résolut en même temps de ne le plus rechercher que par ses actions et par la déférence dans le commandement des troupes. Quoiqu'il dût disposer de celles de Maroc, il voulut lui en remettre l'entière disposition : il se rejetait pour cela sur son peu d'expérience, en quoi il fit paraître sa modestie, sa conduite ayant assez éclaté dans la guerre de Trémisen. Il était un jour dans les Conseils de guerre de l'avis d'Alamir et il y rangeait tous les autres ; mais toutes ses démarches ne lui attiraient de sa part qu'un peu plus de civilité, sans pouvoir amollir la dureté de son cœur.

Comme, par le sort des armes, les Maures étaient entrés fort avant dans les terres d'Espagne, la maison où Zaïde s'était retirée après le meurtre des Zégris, étant sur la frontière des deux États, se trouvait dans leurs conquêtes. Léonor y avait été surprise, avant qu'elle eût le temps de se retirer et elle y était encore, dans de grandes inquiétudes pour son cher époux Dom Alonze qui servait dans l'armée d'Espagne. Zulémar, s'en étant informé, se rendit chez elle sans aucune suite. Il fut ravi de revoir ces lieux où il avait passé trois années en la compagnie de Léonor. Elle ne s'attendait pas à cette visite et elle fut amoureusement surprise lorsqu'elle se vit dans les bras de sa chère Zaïde.

Ces deux tendres amies, ayant donné quelque temps à leurs mutuelles caresses, se rendirent compte de tout ce qui leur était arrivé. Zaïde ne parla point de sa passion. Léonor lui apprit son mariage avec Dom Alonze et de quelle manière Moraqui avait renoncé à l'Afrique pour vivre auprès de Dom Antonio, que son époux et Dom Fadrique étaient dans l'armée espagbole ; et elle ne put retenir ses pleurs, considérant que le sort des armes ne lui pouvait être que funeste, puisque d'un côté elle voyait son époux et de l'autre celle qui lui était plus chère qu'elle-même ; que le secours d'Espagne étant prêt d'arriver (en effet il joignit deux jours après) et l'armée de Grenade fortifiée de celui des Africains, on ne manquerait pas d'en venir à une bataille qui lui serait peut-être cruelle de toutes manières, de quel côté que pût tourner la victoire. Zaïde la consola le mieux qu'il lui fut possible, lui promettant que, dans la chaleur du combat, si l'on en venait aux mains, elle veillerait elle-même à la sûreté de Dom Alonze. Le temps fut de peu de durée à ces deux Belles et Zulémar se retira le plus content du monde d'avoir encore une fois embrassé sa chère Léonor.

— IX —

[p. 191] Les Espagnols, ayant reçu un puissant renfort d'hommes et de munitions, quittèrent leurs retranchements pour chercher leur revanche de tant de pertes. Il se fit pendant quelques jours divers exploits de peu d'importance, qui attirèrent enfin les deux partis à une bataille générale, comme Léonor l'avait appréhendé. Alamir, qui commandait l'armée en chef, s'y distingua par des marques d'une valeur et d'une prudence peu communes. Il en sortit vainqueur, mais peu satisfait de sa victoire, ayant été redevable de la vie à Zulémar, qui le dégagea d'un endroit périlleux où il allait succomber. Ce jeune guerrier, voyant ceux qu'il commandait enfoncer les bataillons espagnols, laissa faire le reste à ses chefs africains et il courut, suivi des plus braves des siens, au lieu où combattait Alamir. Il arriva dans le temps qu'il allait être accablé par le nombre. Il se jeta comme un foudre au milieu des ennemis et, animé par son amour et par le plaisir de sauver celui qu'il aimait, il fit tant de prodiges de valeur qu'Alamir en fut surpris et jaloux. Il abattit d'un coup de cimeterre le bras à un cavalier espagnol qui allait percer Alamir ; il le couvrit toujours pendant l'action, ce qui fut remarqué de tous ceux qui combattaient en cet endroit. Les Maures reprirent courage à son exemple et renversèrent ceux qui croyaient les tailler en pièces. On fit quantité de prisonniers et Dom Alonze le fut de la main de Zulémar. La victoire favorisa partout les Maures ; les Espagnols furent mis en déroute, malgré toute leur bravoure et la prudence de leurs chefs.

Après la bataille, on compta les prisonniers, qui se trouvèrent au nombre de trois mille hommes. Toute l'armée disait hautement qu'elle était redevable à la victoire au vaillant Zulémar ; mais il en donnait tout l'honneur au général ; il se fâcha même contre quelques-uns qui, dans leurs louanges indiscrètes, ne savaient pas ce qu'il en redoutait. En effet sa gloire pouvait encore irriter Alamir contre lui. Aussi, dans le premier Conseil de guerre, il fit un discours dans lequel il couronna la valeur et la prudence de ce Général ; il fit connaître à tous qu'Alamir ayant donné dans le corps de cavalerie dont la défaite avait décidé du combat avait agi en grand capitaine, qui toujours s'attache à renverser dès l'abord ce qui peut nuire au gain d'une bataille. Il parla modestement de ses propres actions et n'en parla que pour se dire témoin des choses merveilleuses qu'Alamir y avait faites. Tous les chefs admirèrent sa modestie dans un âge fort susceptible de vaine gloire et ils voyaient avec plaisir ce jeune Prince en état, par ses vertus, de relever la fortune des Zégris. Alamir même, mais secrètement, conçut pour lui une haute estime ; il ne savait souvent à quoi attribuer son attachement à sa personne, lui qui était le plus grand ennemi de son sang et fils d'un père qui avait fait périr le chef des Zégris, ayant pour lui dans le cœur une haine violente, son rival en amour aussi bien que pour la gloire et qui ne lui montrait que des froideurs pour prix de ses avances. Mais, quand il faisait réflexion qu'il lui avait sauvé la vie, c'est là que son imagination le perdait et qu'il l'en haïssait encore davantage, car il sentait dans son âme qu'il ne pouvait payer que d'ingratitude un si grand bienfait. Sa générosité combattait contre sa haine, mais la dernière était la plus forte et il était au désespoir d'avoir tant d'obligations au plus grand de ses ennemis.

Mais, s'il eut lieu d'être surpris dans cette rencontre, la suite lui donna de plus grands sujets d'étonnement lorsqu'il vit celui qu'il aurait voulu détruire s'exposer pour le garantir à une perte inévitable et faire tomber sur lui tout le courroux du Roi. Il résolut pour lors de se contraindre aux yeux de l'armée en faveur de Zulémar, pour n'être point blâmé d'en user mal avec son libérateur.

Les prisonniers de qualité ayant été choisis parmi les autres, il fut résolu qu'on les enverrait à Grenade pour les présenter au Roi comme une marque glorieuse de sa victoire. Zulémar fut chargé de les conduire, ayant témoigné l'envie qu'il avait de saluer le Roi. Mais, avant de partir, il voulut mener Dom Alonze à sa chère Léonor. Cet amant, charmé des bontés de son vainqueur, lui avait appris comme un grand secret l'histoire de Carlos. Mais Zulémar, sans lui faire connaître qu'il la savait d'origine, lui dit qu'il l'avait apprise par la renommée et qu'il avait même rendu visite à son épouse. Sa joie fut des plus grandes en voyant son époux échappé sans blessures d'une si sanglante défaite.

« Je vous l'avais promis, belle Léonor, lui dit Zulémar, et je vous tiens ma parole. Vous revoyez votre époux et, s'il n'était pas plus captif du Roi de Grenade que le mien, je voudrais vous le rendre. Mais il faut aller à Grenade, suivant la résolution du Conseil de guerre. Cependant ne vous affligez pas : j'espère par mon entremise qu'il reviendra auprès de vous sur sa parole ; c'est la première grâce que je veux demander au Roi. Je vous laisse jusqu'à demain. »

Il se retira aussitôt et, Dom Alonze étant venu le rejoindre au camp, il marcha vers Grenade avec tous les prisonniers.

Son entrée à Grenade, qu'il avait quittée autrefois comme un fugitif, fut une espèce de triomphe. Une partie de l'escorte qui l'accompagnait marchait à la tête, faisant flotter au vent les étendards et les drapeaux des ennemis. Les prisonniers marchaient ensuite deux à deux, montés sur des chevaux, mais sans armes. Zulémar les suivait à la tête d'un corps de cavalerie, suivi de plusieurs chariots découverts qui portaient les plus précieuses dépouilles. En cet état, il arriva sur la place qui est devant le Palais de l'Alhambra.

Le jeune Roi, averti de son arrivée, était aux balcons du Palais avec les Dames et les premiers Seigneurs de la Cour. Tous regardaient Zulémar qui, ayant fait faire le tour de la Place à ceux qui le suivaient, au bruit des trompettes et des attabales, mit pied à terre et entra au Palais.

Le Roi le reçut avec beaucoup d'amitié et comme, par les lettres de celui de Maroc que Zulémar lui avait envoyées en recevant l'ordre d'aller joindre Alamir, il connaissait son mérite et sa famille, il le nomma devant tout le monde le Restaurateur des Zégris. On comprit dès lors que les restes de ce généreux sang auraient bientôt un sort digne de leur première splendeur. Le Roi descendit à la Place pour voir les prisonniers que Zulémar lui nommait à mesure qu'ils passaient, ayant eu le soin de s'informer du nom de chacun d'eux. Quand il vint à Dom Alonze, il lui demanda pour lui la permission de se retirer, sur sa parole, auprès de sa nouvelle épouse, dont il lui conta l'histoire en deux mots. Le jeune roi, qui aimait la vertu, le lui permit non seulement, mais lui fit la grâce toute entière en lui rendant la liberté, à condition néanmoins de ne pas servir pendant cette guerre. Les autres prisonniers furent traités avec douceur et on leur donna la ville pour prison.

— X —

[p. 200] Le Roi de Grenade, toujours rempli de l'idée de la belle Princesse de Maroc, fit entrer aussitôt Zulémar dans son Cabinet. Il s'informa de l'état de ce Royaume et s'il était vrai que Xarise fût aussi belle que l'on le publiait. Zulémar comprit d'abord qu'Alamir avait parlé et que le Roi, sur son récit, avait pris de l'estime pour cette Princesse. Il tâcha dans ce moment de joindre l'amour à l'estime dans le cœur du Roi, en lui faisant de Xarise un tableau des plus charmants. Il parla moins de sa beauté que de ses vertus et ajouta qu'il ne connaissait point une personne plus accomplie et plus digne d'être aimée d'un grand Prince. Ce discours flattait agréablement le jeune Roi, dont le cœur s'engageait de plus en plus. Il se faisait rendre compte des moindres choses qui regardaient cette Princesse et il trouvait des charmes si doux à s'en entretenir qu'il ne voulut point que Zulémar retournât à l'armée. Il le retint auprès de lui et commença dès lors à rétablir la fortune de sa Maison. Comme il lui connaissait tous les jours encore plus de solidité d'esprit et plus de prudence qu'on ne lui avait mandé et que sa conversation le charmait, il en fit un des chefs de son Conseil et lui donna, peu de temps après, sa plus étroite confidence. On vit bientôt revenir quantité de Zégris, que la crainte avait jusqu'alors retenus dans l'obscurité. Ils grossirent la Cour de Zulémar, que la faveur du Roi rendait déjà fort nombreuse. Le Roi les rétablit dans tous leurs biens, se souciant moins des plaintes de ceux qui les possédaient que de suivre la Justice. Ce coup accabla leurs ennemis, et surtout les Abencérages ; et Alamir en ayant été instruit en redoubla sa haine pour Zulémar.

Il faisait cependant la guerre avec bonheur : tout tremblait sous les armes du Roi de Grenade et jamais capitaine ne porta si loin la gloire de ce royaume. À mesure qu'il avançait dans le chemin de la victoire, Zulémar, de son côté, s'insinuait dans les bonnes grâces du Roi. Tout leur discours n'était que de Xarise, dont ce Prince enfin devint si amoureux qu'il résolut de la demander au Roi son père. Zulémar, qui l'avait pratiquée longtemps, en était mieux cru qu'Alamir, en parlant de ses perfections et en servant son Roi, qui ne pouvait faire une plus illustre alliance. Il servait aussi son amour, en ôtant tout espoir à celui qu'il aimait ; il persuada même au Roi de n'y perdre point de temps ; et, avant que la campagne fût finie de la délibération du Conseil, il fut envoyé en Afrique une célèbre ambassade pour demander la Princesse. Le Prince voulut que Zulémar  allât lui-même, étant bien aise qu'en remerçiant le Roi de Maroc de son généreux discours, il lui rendît compte comme témoin de la valeur de ses troupes. Son amour avait d'autres raisons : comme il savait que la Princesse avait honoré Zulémar de son estime, il crut ne pouvoir choisir une personne plus propre à la prévenir en sa faveur ; mais, ignorant le secret du cœur de Xarise, il ne pouvait faire un plus mauvais choix.

Toute son ardeur se réveilla quand elle vit Zulémar. Elle fut amenée à Grenade comme une victime forcée, d'autant plus à plaindre qu'elle avait toujours devant les yeux celui qui lui faisait regarder comme un supplice la gloire et les honneurs qui l'attendaient.

Le Roi de Maroc reçut l'ambassade avec tous les témoignages d'une sincère affection. Zulémar en reçut mille caresses, aussi bien que de la Princesse, qu'il trouva beaucoup plus belle. L'affaire ayant été mise au Conseil, elle fut accordée au Roi de Grenade et son départ ne fut retardé que pour former des apprêts dignes d'une telle alliance. Xarise, ravie de recevoir Zulémar avec de nouveaux charmes que ses grandes actions ajoutaient encore à ses vertus, ne sentit pas toute la violence où son âme devait être exposée : il lui suffisait d'aller en compagnie de Zulémar et, sans s'informer du Roi qui allait être son époux, elle ne regardait que celui qui l'avait charmée, lui seul occupait son esprit et, son amour ne se nourrissant que de l'idée présente, elle croyait aller à Grenade pour lui être unie à jamais.

Le Roi de Maroc, pour mieux témoigner la joie qu'il avait de cette alliance, voulut que son fis accompagnât la Princesse ; il les conduisit lui-même jusqu'au lieu de l'embarquement. Les adieux furent tendres de part et d'autre, beaucoup plus du côté de Xarise, qui commençait à sentir son malheur. Ses pleurs arrosèrent le rivage de la mer, mais l'amour lui en faisait répandre beaucoup plus que l'amitié. Après les derniers embrassements, ils passèrent dans leur vaisseau et, le temps étant favorable, on mit aussitôt à la voile.

Le Prince de Maroc, suivant l'inclination commune aux jeunes gens de son âge, avait une joie extrême d'aller voir une ville dont il avait ouï dire tant de merveilles pour les divertissements et pour sa magnificence. Il ne quittait point sa sœur, non plus que Zulémar, et, comme sa tristesse augmentait à mesure qu'ils approchaient de l'Espagne, le jeune Prince lui faisait quelquefois la guerre et la querellait en riant de son indifférence, car elle ne faisait à Zulémar aucune question ni sur les Dames, ni sur les Seigneurs de la Cour de Grenade.

Un jour que Zulémar était seul dans sa chambre, le Prince se divertissait à regarder la mer ; il lui dit que son bonheur était extrême de conduire à Grenade une Princesse qui devait faire la félicité de ce royaume et que le Roi serait le plus heureux prince du monde et que l'ardeur qu'il avait pour ses appas était si violente qu'il méritait bien que du moins elle s'informât de lui.

« Je puis vous répondre, Madame, ajouta-t-il, que jamais amant n'eut un cœur si tendre. Je le trouvai à mon arrivée tout rempli de votre charmante image ; l'amour et l'estime étaient unies dans son cœur et j'ai vu croître avec plaisir le feu qui le brûle maintenant. Que mon bonheur est extrême d'être le premier de vos sujets à vous rendre mes hommages ! »

Les larmes vinrent aux yeux de la Princesse en cet instant : elle se faisait une infortune de la gloire que Zuléma lui avait procurée. Elle pensa éclater et donner des marques de la tendresse qu'elle avait pour lui ; mais sa vertu fut la plus forte et elle se contenta de dire, en regardant ce beau Cavalier : « La Couronne, Zulémar, n'est pas ce qui rend le plus heureux quand elle ne s'accorde pas à nos désirs ; c'est le contentement de l'âme qui peut seul nous faire trouver un bonheur parfait. »

Zulémar comprit bien ses paroles et il vit tant de tristesse dans les beaux yeux de Xarise qu'il fut fâché d'avoir donné lieu ce discours. Il jugeait par les maux qu'il souffrait lui-même pour le fier Alamir de ceux que sentait la princesse et, ce cruel souvenir le saisissant tout à coup, il devint comme insensible et, par ses fréquents soupirs, il témoignait assez quelle était sa douleur. Mais le respect qu'il devait à la Princesse le fit bientôt revenir et, jetant les yeux sur elle, il la trouva dans une rêverie profonde. Il la plaignit de se voir unie à un Prince pour lequel elle n'avait point d'amour ; il espérait néanmoins que l'absence où il était fort résolu, autant pour délivrer la Princesse d'une vue qui ne pourrait que l'accabler que pour se dérober à ses propres malheurs, pourrait enfin lui faire ouvrir les yeux sur le mérite d'un Roi aussi galant, aussi sprirituel et aussi bien fait que celui de Grenade. Il évita depuis ce jour de se trouver seul avec elle, mourant d'impatience d'arriver bientôt en Espagne.

Ce moment désiré arriva : on découvrit terre. Mais quel charmant spectacle s'offrit aux yeux de la Princesse lorsqu'on put reconnaître ce qui se passait sur le rivage. La mer était couverte de vaisseaux ornés comme pour un jour de triomphe. Ils voguaient au-devant de la Princesse. Tous les soldats et l'équipage jetèrent de grands cris en le joignant et l'Amiral, étant passé sur son bord, lui fit les premiers compliments de la part du Roi. À mesure que l'on avançait, des objets plus agréables venaient réjouir les yeux. Non loin du rivage il y avait plus de cent barques peintes et dorées, où l'on voyait les plus belles Dames et les plus grands Seigneurs du royaume. La mer était bordée de cavalerie et d'infanterie, qui firent entendre le son de leurs instruments guerriers. Aussitôt que la Princesse parut, le Roi l'ayant envoyé recevoir, elle arriva au milieu de toutes les Dames, dont la beauté se voyait obscurcie par ses charmes.

Ce Prince, la voyant plus belle encore qu'on ne l'avait dépeinte, la reçut d'une manière qui fit bien connaître l'amour et l'estime qu'il avait pour elle. Après lui en avoir donné quelques témoignages, plus par ses regards que par ses discours, il embrassa le fils du Roi de Maroc, qu'il eut une joie sensible de voir dans ses États. Tous les compliments étant faits de part et d'autre, on prit le chemin d'une maison du Roi qui n'était pas fort éloigée du rivage de la mer. La Princesse fut mise dans un chariot tout brillant d'or et de pierreries ; le Roi de Grenade et le Prince de Maroc montèrent sur de beaux chevaux qu'on leur avait préparés et se mirent à ses côtés. Les Dames suivaient dans d'autres chariots et tous les Seigneurs allaient à cheval.

Le Roi donna quelques jours à la belle Xarise pour se reposer des fatigues de la mer dans cette maison de plaisance. Tous les jours, c'était de nouveaux plaisirs où les Dames et les Seigneurs paraissaient avec beaucoup d'éclat. Chacun s'efforçait de plaire au Roi et à la Princesse, mais il n'y prenait pas beaucoup de part, Zulémar seul était l'objet de leur attention. Le Roi, dans son amour dont l'ardeur s'était augmentée en voyant Xarise, le regardait comme l'auteur de sa félicité et cette Princesse comme celui de son infortune. Elle trouvait qu'il était trop gai pendant que le tristesse l'accablait et le Roi, le voyant si sombre et si rêveur, lui disait : « Vous ne m'aimez point, Zulémar, puisque mon bonheur vous donne si peu de joie. » C'est ainsi qu'on juge des personnes, presque toujours par prévention et par rapport à la situation où l'on est.

Les plaisirs cependant continuaient toujours lorsqu'un envoyé de Maroc vint sur un brigantin y apporter du trouble. Il venait chercher le Prince de la part du Roi qui, ayant été attaqué d'une fièvre violente, se vit en peu de temps réduit à l'extrémité. Cette nouvelle mit le deuil dans tous les cœurs. Le Prince de Maroc partit dès le lendemain et la Princesse resta dans un mortel chagrin. Le Roi de Grenade n'en ressentait pas moins : l'intérêt de son amour l'affligeait autant que le malheur d'un puissant roi, son allié, dont il allait perdre l'appui. Comme il aimait avec délicatesse, il ne voulut point presser Xarise de le rendre heureux en obéissant à la volonté de son père, dont la vie était en danger. On reprit le chemin de Grenade, où la Princesse se vit accablée de douleur.

Le Roi ne la quittait point, autant que la bienséance le pouvait permettre. Comme les nouvelles tardaient à venir de Maroc, on ne savait que penser de la maladie du Roi. Cette incertitude, toute affligeante qu'elle était, ne laissait pas d'être un soulagement à la Princesse, qui voulait retarder le moment qui alarmait son amour ; elle espérait quelquefois un changement en sa faveur. Mais, se voyant au milieu de Grenade, dans le Palais royal, servie en Reine et sur le point de l'être, son chagrin augmenta tellement qu'elle tomba dans une espèce de langueur qui mit le Roi au désespoir. Il n'avait point d'autre consolation que Zulémar qui, de son côté, souffrait autant que Xarise et que le Roi.

Alamir d'autre part, au milieu de ses triomphes, n'avait pas perdu le souvenir de la Princesse ; il avait appris du Roi même, qui lui en avait écrit, le sujet de l'ambassade qu'il avait à Maroc. Quel coup pénible pour un amant passionné ! Son cœur brûlait toujours d'un feu violent, et il était en proie à la haine et à la jalousie ; il avait un dépit mortel de voir Zulémar, qu'il croyait son rival, choisi pour aller chercher la Princesse, et il avait souhaité quelquefois que la tempête pût abîmer la flotte. Mais, comme Xarise aurait été enveloppée dans ce malheur, il avait formé des vœux pour son heureuse arrivée en Espagne.

Il apprit tout ce qui s'était passé au débarquement. On lui avait même rendu compte de la tristesse de Zulémar, qui avait surpris le Roi. Cet amant jaloux se consola de voir son rival sur le point d'être aussi malheureux que lui. Mais, comme il était fier et violent, et que dans son désespoir il cherchait à mourir, les ennemis se sentirent de sa colère : il finit la campagne par le gain de deux autres combats, qui mirent sa gloire au plus haut point où elle pouvait monter.

— XI —

[p. 217] Alamir avait appris la maladie du Roi de Maroc, qui avait retardé le mariage de Xarise, et que cette Princesse était dans une langueur extrême. Toutes ses passions se réveillèrent : l'amour, la haine, la jalousie, mais, avec tout cela, peu d'espoir. Il brûlait néanmoins du désir de voir la Princesse et, ses troupes étant déjà dans leurs quartiers, il avait demandé au Roi la permission de venir prendre part à sa joie ; mais, pour réponse, il n'avait eu qu'un refus, prétexté du besoin que la frontière avait de sa présence. Ce refus lui fit perdre patience. Tous ses amis d'ailleurs lui écrivaient que Zulémar possédait entièrement l'esprit du Roi, que par la haine qui était entre leurs Maisons ce nouveau favori songeait peut-être à le perdre, que le Roi ne consultait que lui et que le refus qu'on lui faisait de venir à la Cour était un fruit de son inimitié.

Alamir, n'ayant pas moins d'ambition que d'amour, donna dans tous ces faux avis. Il y eut même quelques-uns de ses amis, assez indiscrets ou plutôt assez visionnaires politiques, pour lui faire entendre comme une chose certaine que Zulémar briguait son emploi et que, pour prix de ses services, on songeait à le réduire à une vie privée. Cette nouvelle, toute hors d'apparence qu'elle fût, enflamma cet esprit assez disposé à s'échauffer de lui-même : il s'emporta, il parla même du Roi en termes peu respectueux, se fiant trop à sa valeur et à ses services.

On ne manqua pas de l'écrire au Roi même, les hommes les plus vertueux ayant toujours des envieux et des jaloux qui ne cherchent que l'occasion de les détruire. Il demanda encore une fois permission de venir à la Cour et, comme il ne recevait point de réponse, il résolut de partir. Il expliquait au Roi, dans une lettre qu'il lui envoya la veille de son départ, les raisons qu'il avait d'aller détruire dans son esprit les calomnies de ses ennemis.

Le Roi fut irrité au dernier point de sa désobéissance. Il en fit part à Zulémar, qui eut bien de la peine à désarmer sa colère. Le Roi était résolu de le faire arrêter en arrivant et de justifier par sa punition tous ses soupçons chimériques. Le conseil de Zulémar fut suivi : le Roi lui pardonna, mais à condition que sur-le-champ il retournerait à l'armée ; et il commanda à Zulémar de lui faire savoir son intention, ce qui porta un coup sensible à son cœur.

Il prévoyait avec raison que sa haine en serait encore plus violente. Mais, après quelques moments de réflexion, il eut une sensible joie de lui faire connaître que, sans lui, la prison aurait été le prix de son peu de soumission aux ordres du Roi. Il fit choix d'un vieux chevalier de la famille des Almohades qui, dans les querelles de leurs Maisons, n'avait jamais pris de parti, pour lui dire, mais adroitement, que sa faveur lui avait sauvé un affront et qu'il était de sa politique de bien vivre avec le favori du Roi, qui était d'une humeur à vouloir être obéi et à ne plus souffrir les dissensions de ses sujets.

Aussitôt qu'Alamir fut arrivé à Grenade, il se rendit au Palais. Mais sa surprise fut extrême de ne trouver que des visages tristes et des gens qui ne faisaient pas semblant de le voir ; il n'y en avait pas un cependant qui ne lui eût quelque obligation. La colère du Roi avait éclaté contre sa désobéissance et, suivant la coutume des courtisans, chacun fuyait comme un mal contagieux celui dont ils croyaient la disgrâce assurée. Quand il fut à la porte de l'antichambre, il trouva un officier qui, de la part du Roi, lui défendit de passer outre.

« À moi, dit-il après être revenu de son étonnement ?

– Oui, Seigneur, reprit l'officier ; et dans cette chambre voisine Zulémar doit vous apporter les ordres du Roi. »

Ce coup abattit de telle sorte sa fierté qu'il ne put proférer une parole ; il se laissa conduire au lieu que l'officier lui avait marqué et il y était, roulant dans son esprit mille pensées diverses, lorsque Zulémar entra.

La vue d'une personne qu'il croyait l'auteur de sa disgrâce enflamma de courroux Alamir et, sans le respect qu'il devait au lieu où ils étaient, il en aurait tiré raison sur-le-champ. Loin d'écouter ce qu'il avait à lui dire de la part du Roi, il se fit donc une violence terrible pour suspendre son ressentiment et, lorsqu'ils furent seuls, Zulémar lui parla de cette manière :

« Seigneur, la joie que j'ai de vous revoir victorieux serait parfaite si elle n'était balancée par le péril où vous expose la colère du Roi : c'est ce qui fait ma peine. Je ne rappellerai point le passé pour vous prouver mon zèle ; mais plût au Ciel que vous eussiez pu lire dans mon cœur lorsque le Roi me chargea de l'ordre qui vous regarde. La haine de nos Maisons en est bannie et je croirais faire un crime d'en conserver pour un héros à qui l'État doit sa gloire et qui partout fait triompher nos armées. Que n'avez-vous les mêmes dispositions ? Mais enfin, tel que vous puissiez être, voyez, Seigneur, ce qu'il faut que je rapporte au Roi de vos desseins. Il excusera votre prompt départ de l'armée, pourvu que vous y retourniez en ce moment.

– Je n'ai rien à vous dire, répondit fièrement Alamir, sinon que, dans un autre lieu, celui qui se tient fort de la faveur pourrait connaître que l'on n'offense pas impunément Alamir.

– Ah ! reprit Zulémar avec une tristesse mortelle, que faut-il donc faire pour désarmer votre rigueur ? Serez-vous toujours inflexible et cette haine violente qui était entre nos pères doit-elle passer jusqu'à nous ? Faudra-t-il toujours être ennemi de la vertu de l'un et de l'autre ? Mais continuez à l'être, cruel. Celle qui éclate en vous a touché mon âme et si, par des preuves signalées… Mais que dis-je, insensé que je suis : je parle à un ennemi implacable, qui ne me vit la première fois que pour me haïr sans cesse. »

Zulémar connut bien qu'il avait trop parlé ; mais l'Amour, en voyant Alamir, avait agi dans son cœur avec tant de violence que, sans se souvenir presque des ordres du Roi, il avait parlé comme Zaïde amoureuse à l'aimable vainqueur qui était présent à ses yeux.

Alamir, que ce discours avait surpris et dont l'âme était véritablement généreuse, se voulut quelque mal de haïr un homme qui lui donnait tant de marques de son attachement ; mais sa jalousie et l'ambition encore plus forte empoisonnant tous ses mouvements de générosité, son aversion avait toujours le dessus et il ne pouvait regarder Zulémar que comme la source de ses infortunes.

« C'est trop, lui dit-il, étaler à mes yeux ce que tu voudrais faire pour moi. Tu me vantes par là ton crédit ; mais sache que tes offres m'offensent plus que ta haine. Montre-toi digne du nom que tu portes en me haïssant autant que je te hais. Et, pour briser un entretien qui me lasse, va dire au Roi que ce n'est qu'à lui seul que je veux rendre compte du dessein qui m'amène. »

Il sortit en même temps de la chambre.

« Ah ! barbare, s'écria Zulémar aussitôt qu'il l'eut perdu de vue, tu mériterais bien que je te haïsse comme tu m'en donnes l'exemple : je n'ai qu'un mot à dire au Roi, et ta perte est certaine. Mais hélas ! que deviendrai-je si le cruel périssait : ma vie est attachée à la sienne et le destin d'Alamir sera celui de Zaïde. Infortuné, à quelle rigueur te réservait le Ciel ! Mais, puisque nous avons comencé, il faut poursuivre jusqu'à la fin. Le Ciel peut-être, après tant de traverses, me fera trouver le repos et, si je dois être malheureuse, je la serai seule, obéissant à la plus violente ardeur qui fût jamais, en sauvant le cruel malgré lui. Tout malheureux qu'on puisse être en amour, c'est toujours un grand bonheur de sauver ce qu'on aime. »

Zulémar se rendit chez le Roi, pendant que le vieux chevalier Almohade entrenait Alamir qu'il avait attendu dans la première salle du Palais. À peine lui eut-il demandé le sujet de son chagrin qu'il le vit s'emporter contre Zulémar et mêler dans ses discours de grandes menaces contre sa personne.

« Vous êtes injuste, Seigneur, lui répondit l'Almohade ; pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Zulémar, que vous outragez, vous a servi auprès du Roi, loin de vouloir vous détruire ; et sans lui, sans son affection pour vous, je le tiens du Roi même, on vous aurait arrêté en arrivant à Grenade. »

Alamir n'aurait pas écouté si tranquillement un tel discours d'un autre que de l'Almohade ; mais c'était un homme respectable par son âge, par ses vertus et par ses longs services, et qui avait toujours été grand ami de son père, quoiqu'il le fût aussi de Mahomad-Zaïs, père de Zaïde. Il avait reconnu la sincérité de Zulémar et, comme il ne cherchait qu'à réunir les chefs des Familles ennemies, il avait embrassé avec plaisir l'occasion d'entretenir Alamir. Il lui représenta tout ce qu'il crut capable de le fléchir ; il le toucha surtout du côté de la gloire en lui remontrant que, Zulémar possédant la confidence du Roi qui se reposait sur lui des affaires du dedans, il ne devait point craindre qu'on lui ôtât les commandement des armées et qu'il serait toujours le seul qui, gagnant des victoires à son Prince, aurait le plus de part à son estime ; que l'obéissance était le premier chemin pour arriver au cœur des Rois et que les gens de sa sorte devaient s'attacher à bien vivre avec les favoris. Il tâcha de l'ébranler par le malheur de ceux qui avaient voulu les détruire et, sur toutes choses, il l'assura que Zulémar était sans haine. Mais rien ne put fléchir cet esprit orgueilleux, qui se croyait offensé à l'honneur du refus qu'on lui avait fait d'entrer chez le Roi. L'Almohade le quitta, bien fâché d'avoir répandu sa morale sans aucun fruit et plaignant les malheurs où il s'exposait par trop de présomption.

Zulémar, pendant leur discours, avait rendu compte au Roi de la réponse d'Alamir, à qui il aurait bien voulu lui cacher, s'il avait été en son pouvoir. Il l'adoucit le mieux qu'il put, mais le Roi ne laissa pas d'entrer dans une furieuse colère contre son orgueil. Il donna ordre sur-le-champ à un officier de ses gardes d'aller se saisir de sa personne et de le conduire dans une tour de l'Alhambra. Zulémar, qui ressentait au plus tendre du cœur tout ce qui pouvait blesser Alamir, eut beau représenter que ses services méritaient bien qu'on excusât son emportement, ce Prince ne l'écouta point et fit partir l'officier. Lorsqu'ils furent seuls, il se jeta aux pieds du Roi pour lui demander la grâce de ce cher criminel.

« Il est coupable, Seigneur, lui dit-il ; son orgueil mérite votre indignation. Mais accordez quelque chose à ses hauts faits et ne couvrez point d'un affront immortel un homme qui fait trembler sous vos auspices les ennemis de l'État. Je ne vous demande point sa grâce au nom du sang dont il est dorti, mais au nom de ses héroïques vertus dont il brille. Je vous dirai plus, Seigneur, le coup retombera sur moi. Je ne sais quel secret mouvement m'attache à sa personne, mais tous les maux d'Alamir sont les miens et, s'il perd les bonnes grâces de votre Majesté, Zulémar ne peut être que malheureux.

– Quels charmes a-t-il donc pour vous, dit le Roi ? Je sais qu'il a pour vous une haine violente et cette haine, autant que sa désobéissance, le rend criminel à mes yeux. Je connais son mérite et sa vertu, mais c'est la vôtre plutôt que la sienne qui vous fait demander sa grâce. Je veux bien vous l'accorder. Allez, portez-lui cette nouvelle qui vous est si agréable. Mais ce sera sous deux conditions pour mériter ma clémence : je veux encore une fois qu'il retourne à l'armée et que, renonçant à la haine de vos Maisons, il se prépare à épouser une Zégris. Pour vous, Zulémar, je vous destine une Abencérage. Portez-lui mon ordre et, s'il a la témérité d'y résister encore, faites exécuter mon premier commandement. »

Zulémar y courut en diligence, ou plutôt il y vola. Son âme cependant n'était pas sans inquiétude : le dessein du Roi alarmait son amour. Mais, comme cette passion est une source d'espérance, il se flatta bientôt que Zaïde serait cette Zégris qui épouserait Alamir, s'il pouvait se soumettre aux volontés de son Prince.

L'officier qui avait ordre de se saisir de lui ne l'ayant point trouvé, sa colère et ses pensées différentes de haine, d'ambition et de vengeance le faisaient errer dans le Palais. Il était vers l'appartement de la Princesse de Maroc lorsqu'il se vit abordé de plusieurs soldats, ayant un officier à leur tête, qui lui demanda son épée de la part du Roi. Mais, avant que de la rendre, Zulémar y arriva. Il fit retirer ces gardes assez loin du lieu où ils étaient, ne retenant que leur chef qui, par respect, s'éloigna de quelques pas.

« Seigneur, lui dit Zulémar plein d'un aimable transport, si les bienfaits vous irritent, j'ai encore mérité votre haine en faisant révoquer l'ordre du Roi. Vous voyez l'affront qui vous menaçait ; mais c'en est fait, le Roi vous tient toujours en sa grâce ; il voit avec plaisir mon affection éclater pour vous ; il souhaite de vous un pareil retour pour la réunion de nos Familles. Ah ! Seigneur, répondez aux désirs d'un si bon Prince : il vous destine une Zégris et je puis vous répondre que votre sort sera doux si vous n'écoutez plus un ressentiment qui n'a que trop duré. Oui, Seigneur, j'en connais une de ce sang dont le cœur vous adore : elle est charmée de vos vertus, elle brûle en secret, sans oser vous le dire. Suivez, Seigneur, suivez la volonté du Roi, pour donner un libre cours à ses feux. »

Alamir changea de mille couleurs en écoutant ce discours et il s'écria avec fureur :

« Qui, moi, je pourrais donner la main à une Zégris ? Ah ! m'accable plutôt toute la colère du Roi, qu'il m'ôte, s'il veut, mes dignités, mes charges, mes honneurs et qu'il me jette dans une affreuse prison : son obscurité me plaira mieux qu'une union que je déteste. Je ne sais même quelle idée vient frapper mon esprit, mais je me la peins, cette Zégris dont tu parles, l'objet le plus affreux du monde et je sens dans mon cœur encore plus d'horreur pour elle que je n'ai de haine pour toi.

– Ah ! Seigneur, reprit Zulémar en versant presque des lamres, si vous vouliez m'écouter.

– Non, répondit l'implacable Alamir, je ne veux rien entendre de toi. Gardes ! sécria-t-il en même temps, exécutez vos ordres, conduisez-moi. »

Il rendit aussitôt son épée et marcha au milieu des soldats.

« Va, perfide, s'écria Zulémar, cours à ton malheur puisque tu veux t'y précipiter, tigre endurci dans ta haine, et que rien ne la peut fléchir. La mienne l'égalera bientôt : suivons-en les premiers transports et employons notre faveur pour le perdre. Tu seras content, barbare : je vais te haïr autant que tu le souhaites et bientôt tu en sentiras les effets. Allons, irritons encore l'esprit du Roi et que le sang du perfide lave la honte de ma faiblesse. »

Zaïde retourna chez le Roi, rempli de fureur et du désir de se venger. Mais, sa colère n'étant qu'une colère d'amour, elle fit bientôt place à des sentipents plus doux. Ce barbare, ce cruel lui revint avec tous ses charmes ; elle ne voyait plus que ses vertus sans songer à sa haine. Elle partageait sa prison et ses chagrins. Mais que les siens furent violents lorsque, réfléchissant à l'aversion qu'il avait témoignée contre son sang, elle se vit hors d'espoir d'adoucir son orgueil. Elle alla se renfermer pour répandre des larmes et pour détester en secret cette malheureuse flamme qui empoisonnait la douceur de sa vie. Et, si le Roi, qui ne pouvait vivre sans Zulémar, ne l'eût envoyé chercher, elle se serait peut-être laissée aller au désespoir.

Le Roi n'avait pas le seul chagrin de s'être vu obligé de punir un sujet rebelle qui l'avait fait triompher au commencement de son règne. Il était encore tourmenté par le peu d'amour qu'il voyait en Xarise. Pour parler mieux, il ne lui en voyait point ; et, comme Alamir l'avait vue à Maroc et qu'il avait élevé ses charmes jusqu'au Ciel, la jalousie, sans s'emparer entièrement de son cœur, lui fit prendre quelques soupçons. La langueur de la princesse l'affligeait ; il la voyait contrainte dans tous les moments qu'il passait auprès d'elle et il ne pouvait pas s'empêcher de lui croire une inclination secrète. Souvent il voulait s'en éclaircir avec Zulémar, qu'il ne pouvait soupçonner après qu'il lui avait lui-même conseillé cette alliance. Mais, comme ses soupçons étaient contre Alamir, la gloire le retenait, ne voulant point faire connaître qu'il eût la faiblesse d'être jaloux d'un sujet.

À peine Zulémar était entré chez le Roi, que l'officier de ses gardes avait instruit des superbes réponses d'Alamir, que les plus illustres des Abencérages et tous les chefs des Familles qui leur étaient amies vinrent se jeter à ses pieds ; mais ils parlèrent vainement en sa faveur, ils ne purent rien obtenir. Le Roi, en punissant le chef de tant d'hommes ambitieux et remuants, voulait donner un exemple de sévérité qui les retînt dans le devoir. Les Zégris s'emparèrent alors de la faveur. Zulémar était regardé comme le premier homme de l'État. L'armée étant sans chef, le Roi envoya pour la commander un vieux chevalier Zégris qui avait rendu de grands services sous le règne précédent. Toutes les créatures d'Alamir furent ôtés de leurs charges et des emplois qu'ils avaient dans les armées. On leur substitua des Zégris ou des chevaliers de leur parti. La chute d'un seul homme cause tous ces changements, révolution soudaine mais ordinaire dans les États, qui fait connaître que rien n'est plus fragile que la faveur des Grands.

Pendant cette confusion de la Cour de Grenade, qui en bannit tous les plaisirs, on apprit la mort du Roi de Maroc. Le Roi en fut sensiblement touché ; mais la Princesse, que l'envoyé fut saluer au nom du nouveau Roi, en fut tellement pénétrée qu'elle pensa perdre la vie. Zulémar ressentit cette perte avec douleur ; mais son âme, abîmée dans ses premiers maux, n'avait plus de sensibilité que pour ce qui regardait Alamir. Il n'avait osé dans les commencements s'opposer aux désirs du Roi et il vit le renversement des Abencérages d'un œil en apparence assez tranquille. Il connaissait le Roi d'une humeur fière et absolue, et plus enclin à la sévérité qu'à la clémence : il laissa un libre cours à sa colère, espérant, quand elle serait un peu apaisée, obtenir du moins la liberté d'Alamir.

Mais un bruit qui se répandit à la Cour et dans les armées quelque temps après son emprisonnement, et qui fut porté ensuite jusqu'aux oreilles du Roi, lui en ôta les moyens et le mit, pour ce cher malheureux, dans une appréhension mortelle.

Le Roi donna quelque temps aux larmes de Xarise et, pour éloigner sa douleur, il faisait venir dans son appartement les plus belles Dames et les plus galants Seigneurs de sa Cour. Les plaisirs tranquilles, qui sont les plus capables de charmer les sens, y régnaient toujours : le bal, les assemblées, le jeu et tout ce qui fait les délices des esprits délicats y étaient employés. Le Roi lui-même ordonnait toutes choses et il paraissait plus que jamais amoureux de cette belle Princesse. Mais rien ne chassait cette langueur mortelle dont elle était attaquée ; la source en était dans son cœur et, comme les vertus et les attraits de Zulémar lui avaient donné naissance, elle prenait de nouvelles forces en le voyant sans cesse. Le Roi de Grenade en souffrait cruellement et il faisait tous les jours redoubler les plaisirs pour divertir enfin cette tristesse qui l'accablait.

Parmi ces chagrins amoureux et ces agréables occupations, on lui rendit un billet par lequel on lui rendait avis que les Abencérages et leurs partisans tramaient quelque entreprise, qui pourrait avoir une suite fâcheuse si on ne rendait la liberté à leur chef. D'abord il n'en fit pas grand état ; mais, quelques jours après, celui qu'il avait envoyé commander les armées lui ayant écrit que les chefs disgraciés et les créatures d'Alamir pratiquaient les soldats, il était à craindre que l'armée ne se portât à une révolte. Il y songea sérieusement : il défendit aussitôt qu'Alamir ne pût voir personne, n'ayant pas voulu dès l'abord ôter cette consolation à ceux de sa famille, et il fit emprisonner tous ceux qu'il croyait capables de former une sédition.

Zulémar, que cette nouvelle perça jusqu'au fond de l'âme parce que toute la peine en devait retomber sur celui qu'il aimait, employa tout son esprit à calmer la défiance du Roi. Mais il eut beau faire, les bruits continuaient toujours : on disait parmi le peuple, de qui passa jusqu'à la Cour, que le Roi n'avait fait arrêter Alamir que par jalousie ; et, comme les bruits augmentaient à mesure qu'il s'éloignent et qu'ils passent en des esprits différents, on vint à dire qu'Alamir était aimé de la Princesse : son voyage à Maroc donna lieu à cette opinion et ses vertus, dont le peuple était enchanté, la confirmaient.

Le Roi, qui était amoureux, n'était pas sans quelques soupçons, et il reçut ces faux avis avec un déplaisir d'autant plus sensible qu'il le voulait cacher ; mais sa haine en redoubla contre celui qui leur donnait occasion. Il eut bien d'autres sujets de défiance lorsque, le terme qu'il avait donné par bienséance à Xarise étant expiré, il la voulut presser amoureusement de le rendre heureux, cette Princesse ne lui répondit que par des larmes et lui dit enfin qu'elle n'avait pas encore assez pleuré la mort de son père et qu'elle souhaiterait qu'une autre Princesse plus digne qu'elle d'un si grand honneur pût remplir les désirs de sa Majesté.

Le Roi, dans ses soupçons jaloux, donna une juste interprétation à ces paroles : il crut certainement que le cœur de la Princesse brûlait d'un feu secret ; mais, sans songer à Zulémar, toute sa colère se tourna contre Alamir. Il ne se trompait point en se croyant son rival, mais il s'abusait en le nommant. Il ne cherchait plus que la solitude pour se plaindre de sa destinée. La Cour aussitôt changea de face et se sentit de la tristesse de son Roi : tout était à Grenade dans la dernière consternation et dans l'attente de quelque avènement funeste. On tremblait pour Alamir, Zulémar était le plus affligé. La crainte d'une prochaine conspiration continuait toujours. On lui donnait à lui-même, comme au favori du Roi, de fréquents avis de ce qui se passait ; mais, ne pouvant soupçonner Alamir d'un crime (car on a toujours bonne opinion de ce qu'on aime), il n'y faisait pas grande attention : il croyait que tous ces bruits n'étaient fondés que sur les discours de quelques mécontents, la plupart créatures d'Alamir, gens capables de faire des menaces, mais dont l'impuissance n'était pas à craindre.

La conspiration, néanmoins, était véritable, mais Alamir en était innocent. Tous ses amis et ceux de sont sang avaient arrêté ensemble de forcer les prisons du Palais et de le conduire à l'armée, dont ils avait pratiqué les chefs, que l'on n'avait point changés. Il était aimé des soldats, qu'il avait gagnés par ses largesses et par ses manières. Et, comme le Roi était jeune, ces révoltés espéraient le faire plier par la crainte. Ils avaient des desseins aussi vastes qu'ils étaient ambitieux ; mais, comme le chef qui aurait pu les conduire dans une entreprise si périlleuse était captif, ils remuaient beaucoup sans rien faire de considérable ; ils n'avaient pas assez de prudence pour faire aller leur crime jusqu'où ils auraient voulu le porter.

Le premier qui en donna un avis sérieux au Roi fut le vieux checalier Almohade, de qui nous avons parlé ; les mécontents connaissaient son expérience et ils auraient bien voulu l'avoir pour chef. Quelques-uns d'entre eux le pressentirent, sans se déclarer autrement. Ils plaignaient le malheur d'un homme tel Alamir qui, après avoir gagné deux ou trois grandes victoires, ne trouvait que des injures et des peines pour récompense ; que le Roi, qui était encore jeune, avait part à l'injustice sans la connaître et que ce serait le servir avantageusement s'il se trouvait quelqu'un assez généreux pour lui rendre un Général dont l'État avait tant de besoin. L'Almohade, qui pénétra leur pensée, connut tout le crime qui était renfermé sous ces paroles et il ne douta point que le complot ne fût déjà formé. Il porta cet avis en diligence au Roi, qui en fut fort troublé. Son étonnement redoubla lorsqu'ayant donné ordre d'arrêter les personnes que l'Almohade lui avait nommées, on lui rapporta qu'elles ne se trouvaient point. Il reçut en même temps de secondes lettres de celui qui commandait l'Armée : il lui apprit que les soldats demandaient hautement leur général, qu'ils menaçaient d'aller à Grenade l'arracher des prisons et immoler à leur vengeance ceux qui avaient causé son emprisonnement, qu'il avait vu plusieurs gens de qualité dans l'armée qu'aucun emploi n'y appelait et qu'il ne doutait point qu'ils ne fussent venus de la part d'Alamir pour faire soulever les soldats, qui parlaient avec insolence et qui ne cachaient plus leurs desseins violents.

Ces lettres pressantes, jointes aux avis de l'Almohade, dont le Roi connaissait le zèle et la prudence, lui firent voir le mal plus grand encore qu'il n'était. En effet, il entra dans un si grand courroux qu'il résolut sur-le-champ de faire mourir Alamir. Il assembla le Conseil, où il parla de tout ce qu'il avait appris, tant du Général de l'armée, dont il montra les lettres, que l'Almohade, qui confirma son rapport. Tous furent étonnés d'entendre ces choses, mais aucun ne se porta à la violence : ils firent entendre au Roi que les parents et les amis d'Alamir pouvaient être coupables sans qu'il le fût lui-même, que, dans tous les avis qu'il avait reçus, on n'en nommait aucun précisément, excepté ceux dont parlait l'Almohade, mais qui ne se trouvaient plus, et qu'avant de passer outre à la punition d'un homme de l'importance d'Alamir il était à propos de découvrir quelques complices de qui l'on pût tirer une connaissance entière de la conspiration. Zulémar appuya cet avis par toutes les raisons dont il fut capable ; l'intérêt de celui qu'il aimait et dont la vie était en danger le rendit si éloquent qu'il persuada le Roi. On redoubla cependant la garde d'Alamir et la Cour employa tous ses soins à découvrir quelques complices.

Mais l'infortune de Zulémar, avant qu'on eût pu en trouver aucun, fit qu'Alamir se vit sur le point de perdre la vie et l'exposa lui-même au dernier des malheurs, qui est de périr en coupable.

— XII —

[p. 252] La Princesse de Maroc avait pris pour le Roi une si grande aversion qu'elle regardait comme l'instant de sa mort celui où elle devait lui être unie. L'amour qu'elle avait pour Zulémar avec plus de violence que jamais lui avait donné ces mauvais sentiments contre le Roi, étrange prévention qui nous rend aveugles à ce qui est du devoir et de l'honneur pour nous porter dans les plus grands désordes. Elle n'avait fait que répandre des larmes dans tous les entretiens qu'elle avait eus avec l'envoyé de son frère ; elle lui fit entendre, en lui peignant sa douleur et son désespoir, qu'on apprendrait à Maroc sa mort aussitôt que son mariage et elle l'avait prié plusieurs fois de l'enlever de Grenade, avec tant de soupirs, de pleurs, de promesses de récompense et de le faire un des Premiers du royaume que cet homme, encore plus faible qu'elle, avait promis d'y faire son possible. Il s'était flatté que, dans un nouveau règne, où les plus grands crimes trouvent souvent leur impunité, on ne regarderait pas si sévèrement son action. Il se faisait fort de l'appui de la Princesse, dont il avait suivi les ordres, et, comme elle lui avait fait entendre que Zulémar les suivrait, il crut qu'un présent de la sorte lui ferait trouver des récompenses au lieu de châtiments. Ainsi, enivré d'espérance, il disposa toutes choses pour l'enlèvement de la Princesse.

Elle se flattait toujours que Zulémar l'aimait : sa tristesse mortelle, qui augmentait de jour en jour, la tenait dans cette agréable erreur et elle attribuait son silence à son respect. Elle se faisait une image charmante de sa félicité, espérant bien que le Roi son frère, qui était jeune, l'excuserait facilement. Toutes choses étaient déjà disposées pendant les brouilleries de la Cour. L'envoyé avait fait sa partie assez juste et assez secrète ; mais sa négligence dans une trop grande sécurité renversa ses projets, ce qui arrive toujours quand nos entreprises n'ont pour fin que l'injustice et le crime.

Un soir que le Roi venait de quitter la Princesse, accablé de chagrin de ses froideurs et rêvant aux entreprises des Grands de son État, un esclave lui fit rendre une lettre qu'il avait trouvée dans le Palais, assez près de la tour où l'on gardait Alamir. Il n'en connut point l'écriture, mais, après avoir lu quelques lignes, il vit qu'elle était de Xarise ; elle parlait ainsi à l'envoyé de son frère dans la fin de cette lettre, qu'il avait laissée tomber.

« Je vous renouvelle encore les promesses que je vous ai faites et, puisque vous avez mis la chose au point que je la désire, comptez que mes effets passeront de beaucoup mes paroles. Je loue le Ciel de ce que c'est demain que vous devez m'arracher d'un lieu que je déteste. Ne venez plus me voir que pour m'en retirer. Tâchez cependant de voir celui que je vous ai nommé : c'est de lui que dépend notre bonheur ou mauvaise fortune. Quoiqu'il soit arrêté à Grenade, il sera bientôt sur nos pas et nous arriverons ensemble à Maroc. Mon cœur m'en donne l'assurance : il ne m'a jamais trompée. Assurez-vous de la faveur du Roi mon frère. »

Cette lettre, écrite en ces termes et trouvée auprès de la tour où était Alamir, confirma le Roi dans tous ses soupçons : il vit, avec un désespoir sans égal, qu'il avait pour rival un de ses sujets, et un rival aimé. Il crut encore que Xarise savait la conspiration et qu'elle était prête à éclater. Il était quelquefois saisi de frayeur lorsqu'il relisait dans cette lettre fatale que, quoiqu'Alamir fût arrêté à Grenade, il serait bientôt sur les pas de la Princesse. Il voulait la haïr d'être d'intelligence avec ses ennemis, mais ses charmes étaient trop bien gravés dans son cœur.

Tout ce qu'il fit fut de lui envoyer une garde et de faire arrêter l'envoyé de Maroc. Il fit en même temps appeler tout ce qu'il y avait de grands Seigneurs dans le Palais. Zulémar arriva des premiers. Le Roi était transporté d'une telle colère qu'il les fit trembler tous. « Voyez, leur dit-il, voyez si les avis qu'on me donnait sont faux ! Tout me trahit : Alamir dans sa prison a plus d'amis que je n'en ai sur le Trône. Qui l'aurait cru ? La Princesse de Maroc aide mes ennemis à me perdre ! Allez, continua le Roi, veillez à ma sûreté, vous qui m'êtes fidèles et, demain, faites assembler mon Conseil : je sais un bon moyen d'arrêter la fureur de ceux qu me trahissent. » C'est ainsi qu'il les congédia.

Quel fut le désespoir de Zulémar lorsqu'il vit que l'indiscrète flamme de Xarise allait causer tant de malheurs ! Qu'il détesta de fois le moment de sa naissance, puisque c'était à son occasion que la Princesse s'était ainsi oubliée. Mais dans quel accablement mortel ne tomba-t-il point lorsqu'il considéra que la tête d'Alamir en serait peut-être la victime ! Il passa la nuit dans des soupirs continuels et il revit le jour sans avoir fermé les yeux.

Dès le matin du jour suivant, tous les Seigneurs se rendirent au Conseil où le Roi ne fut pas plutôt entré que, tout plein encore de frayeur et de colère, il prononça l'arrêt de mort contre Alamir. L'assemblée en frémit et Zulémar, qui se sentit percer le cœur à ces terribles paroles, aurait par sa mort prévenu cet arrêt funeste si l'Amour en ce moment ne lui avait inspiré la plus étrange résolution du monde. Admirez ici la force de cette passion qu'on n'a pu encore définir. Zulémar, oubliant les faveurs du Roi qu'il possédait sans rivaux, sa propre grandeur, sa jeunesse et, qui plus est, son innocence, se rend coupable aux yeux de tout le royaume pour sauver ce qu'il aime. Ah ! Zaïde, incomparable amante, quel esprit assez délicat te peut donner les louanges que tu mérites ? Mais il suffit qu'on lise ton histoire et tu les recevras de tous ceux qui ont quelques sentiments de générosité.

« Suspendez, Seigneurs, dit-il au Roi, suspendez ce jugement : il est injuste, puiqu'Alamir est innocent. Voici le coupable : ma haine pour les Abencérages était encore plus grande que celle qu'ils ont contre les Zégris ; mais j'ai su la masquer à vos yeux sous une feinte amitié pour mieux porter mes coups. Oui, Seigneur, c'est moi qui ai fait courir tous ces bruits de leur conspiration pour les perdre tous avec leur chef. J'avais pris soin de faire irriter son courage en lui faisant porter de faux avis : je voulais qu'il se précipitât lui-même à sa perte et j'y avais réussi. Mais mon crime n'ira pas plus loin : les remords m'ont saisi ; je connais toute l'horreur de mon forfait et j'en attends le châtiment. Conservez, Seigneurs, un héros utile à l'État et perdez un misérable. Ce n'est pas tout mon crime : c'est moi qui suis votre rival ; j'aime la Princesse de Maroc et j'en suis aimé. La mort du Roi son père m'a inspiré le dessein de l'enlever de vos États ; j'ai séduit son esprit, trop facile à croire un perfide. Et si, dans sa lettre, elle dit que je suis arrêté à Grenade, ce qui faisait contre Alamir, elle entend parler des faveurs de votre Majesté, dont je suis indigne. Tournez donc, Seigneur, sur moi toute votre colère et pardonnez à une Princesse qui ne s'est rendue coupable que par trop d'aveuglement. La vie m'est odieuse, souillée de si grands crimes, et, si le supplice ne la termine promptement, le désespoir sera capable de me l'ôter. Donnez donc, Seigneur, un exemple terrible à tous ceux qui pourraient abuser de la faveur et de l'amitié de leurs Maîtres. »

Le Roi, que ce discours avait jeté dans la dernière surprise, l'écouta sans rien dire. Mais, quand Zulémar eut cessé de parler, il s'écria avec fureur : « Oui, traître, tu mourras, et les plus rudes supplices me vengeront de ta perfidie. Qu'on l'emmène, continua-t-il, à la place d'Alamir ; et qu'il revienne ici jouir des bontés de son roi. »

Zulémar suivit ces gardes avec une assurance et une tranquillité qui fit verser des larmes à tous les spectateurs. Ils plaignaient sa jeunesse, ses charmes et tant de vertus dont ils avaient connaissance. Mais, quand ils songeaient à ses crimes, leur pitié se changeait en indignation. Ils admiraient la force de la haine qui nous fait prendre tant de détours criminels pour perdre nos ennemis. Ils rendaient grâces en même temps à la Providence divine qui avait détourné le malheur de tant de personnes innocentes par l'horreur que le criminel avai eue de son crime. Mais, s'ils avaient pu lire dans son cœur, ils y auraient vu l'Amour triompher de la peur des supplices et qui lui faisait goûter une paix douce et charmante pour s'être immolé au salut de ce qu'il aimait : c'est ce qui causait son assurance et sa tranquillité.

Alamir ne fut pas peu surpris lorsqu'il le vit entrer dans sa prison.

« Viens-tu me braver encore, lui dit-il, et jouir de mon malheur ?

– Non, répondit froidement Zulémar, je viens prendre ta place par l'ordre du Roi. Va jouir auprès de lui de la première fortune et de la mienne. Malgré ton aversion, j'espère qu'avant peu de temps tu donneras des larmes à Zulémar. »

Alamir ne savait que croire de tout ce qu'il entendait. Mais, les gardes lui ayant dit que le Roi souhaitait sa vue, il sortit de prison, si étonné de tous ces changements qu'il avait peine à s'assurer sur ce qu'il voyait. Les gardes, pendant le chemin, lui contèrent toutes choses ; mais il aurait toujours douté si le Roi ne l'eût reçu d'un visage riant et plein de l'affection qu'il lui avait autrefois témoignée.

« Alamir, lui dit ce Prince en le relevant de ses genoux qu'il tenait embrassés, rentre en grâce et oublions le passé. Nous étions trahis : le perfide Zulémar, par des intrigues détestables, t'avait rendu criminel, toi et tous ceux de ton sang. Il a fait plus : il voulait m'enlever Xarise, dont il est aimé. Plains le malheur de ton Roi et reprends auprès de moi ta première place. Je veux que tu sois maître de la destinée du traître comme il l'a été de la tienne. »

Ce généreux Abencérage fit de grandes réflexions sur de qui s'était passé. Il ne pouvait croire qu'un homme qui lui avait sauvé la vie lorsqu'il pouvait le laisser périr sans lâcheté eût été capable de toutes les trahisons dont il s'accusait lui-même. Après quelques entretiens qu'il eut avec ses plus intimes amis, il ne vit que trop clair dans la conspiration, dont il les reprit fortement. Il apprit que ce n'avait été qu'après que le Roi avait prononcé l'arrêt de sa mort que Zulémar s'était rendu coupable.

« S'il avait recherché ma perte, disait-il, pourquoi l'empêcher quand elle était certaine ? Il y a du mystère en ceci, mais je ne puis le pénétrer. Il n'est point nommé dans la lettre de la Princesse et je connais maintenant que le Roi avait contre moi des soupçons de jalousie. Mais Zulémar est aimé de Xarise ; il joint l'enlèvement à ses autres crimes et confesse avoir séduit l'esprit de cette Princesse. Il se rend criminel quand il n'est point même soupçonné : qui pourra m'éclaicir cette confusion ? N'importe ! tel qu'il puisse être, rendons-lui générosité pour générosité et, quoique nous le haïssions, opposons-nous aux desseins violents du Roi. »

Ce Prince, dans le premier transport de sa colère, n'avait point voulu voir Xarise. Il ne put le lendemain résister à son impatience amoureuse et il se rendit à son appartement.

« Pourquoi, Seigneur, lui dit-elle, me donner des gardes ? Suis-je une criminelle et avez-vous quelque droit sur ma personne ?

– Non, lui répondit le Roi, mais j'en devrais avoir sur votre cœur. Si je ne puis le garder moi-même, il m'est assez précieux pour empêcher du moins qu'on ne me l'enlève. Ah ! Madame, que vous a fait le Roi de Grenade pour le traiter avec tant de rigueur ? Et quels charmes trouvez-vous dans Zulémar, dans un traître, pour me le préférer ? »

Xarise pâlit à ce discours ; mais, rappelant bientôt un reste de fierté :

« Qui vous a dit, Seigneur, reprit-elle, que je vous préfère Zulémar ?

– Vous vous êtes trahie vous-même, lui répondit le Roi, et le perfide n'a osé soutenir un mensonge en ma présence.  Voyez cette lettre : c'est elle qui vous accuse. »

Xarise ne put résister à un témoin si pressant : elle avoua tout par son silence et par son étonnement. Mais, étant fort fière, quoiqu'elle parût douce, et voyant le Roi lui faire des reproches assez sensibles :

« Il est vrai, dit-elle : j'ai pour lui de l'estime ; je ne sais s'il m'aime, je le crois du moins, quoiqu'il ne m'en ait jamais rien dit ; et je me trouverais heureuse avec lui dans Maroc s'il était permis à une Princesse de disposer d'elle-même.

– Vous y songez bien, Madame, répartit le Roi avec aigreur ; toutes ces menées et ces intrigues font assez connaître quel est votre cœur. Je vais songer à l'acquérir, Madame, et si le sacrifice que je vous prépare n'a pas le bonheur de vous plaire, ne vous en prenez qu'à vous-même. »

Il la quitta en même temps.

Xarise resta dans une inquiétude mortelle. Elle vit bien que le Roi avait diminué sa colère et qu'il pourrait faire périr Zulémar comme complice de ses desseins. Elle lui écrivit une grande lettre pour le justifier ; mais elle eut un effet contraire et fit dresser l'appareil du supplice que Zulémar aurait souffert si le Ciel, qui prend soin de l'innocence, ne l'avait préservé.

Alamir d'ailleurs cherchait le moment d'apaiser le Roi ; mais il n'en eut pas le temps. Ce Prince croyait si bien Zulémar criminel qu'il voulut que, deux jours après, on lui tranchât la tête. Son arrêt lui fut prononcé en son absence dans la même salle où Alamir avait été condamné. Il se jeta en vain aux pieds du Roi, aussi bien que la plupart de ceux qui composaient l'assemblée et que Zulémar avait charmés par ses vertus. Le Roi les repoussa avec colère et donna ordre, en sortant du Conseil, que l'exécution s'en fît sur le soir.

— XIII —

[p. 271] Mais il ne fut pas rentré dans son appartement, où Alamir l'avait suivi avec quantité de Seigneurs, qu'on vint lui dire qu'un Cavalier espagnol, accompagé d'une femme, demandait avec empressement d'être admis à l'honneur de le saluer. Il ordonna aussitôt qu'on le fît entrer et il reconnut Dom Alonze de Béjar, qu'il avait mis en liberté à la prière de Zulémar. L'Espagnol se jeta aux pieds du Roi, aussi bien que celle qui l'accompagnait. C'était Léonor, qui parla en ces termes :

« J'étais venue, Seigneur, avec mon époux rendre grâce à votre Majesté de la liberté que vous lui avez rendue. Mais quel a été notre déplaisir en arrivant à Grenade d'apprendre le triste sort de Zulémar, qui nous l'avait procurée. Je loue le Ciel, Seigneur, qui nous offre sans y penser l'occasion de nous acquitter de vos bienfaits en vous empêchant de commettre une injustice en le faisant punir. Je sais que tous le condamnent et qu'il s'accuse lui-même. Vous suivez l'exacte justice, mais vos yeux sont trompés et vous allez faire un crime à force d'être équitable. Ce n'est point un perfide, ce n'est point un traître, ce n'est point Zulémar enfin que l'on va faire mourir : c'est une fille malheureuse, Seigneur, qui s'abandonne à son mauvais destin.

– Une fille ! s'écria le Roi, osez-vous bien avancer une telle supposition ? »

Le trouble et la surprise étaient dans l'assemblée et chacun était attentif à écouter l'Espagnole, qui continua de la sorte :

« Oui, Seigneur, c'est une fille, et la plus vertueuse qui soit sur la terre. Votre Majesté sait une partie de mon histoire et je vais lui apprendre le reste, puisqu'elle est unie à celle de cette infortunée. C'est la fille de Mahomad-Zaïs, chef des Zégris, qu'un écuyer de son père amena chez le mien après sa mort. Nous passâmes en Afrique en habits de cavaliers ; nous fûmes à la Cour de Maroc, où Zaïde se fit aimer du Roi. Mais, malheureusement, la Princesse prit de l'amour pour elle, trompée par les habits. Rien ne vous est plus caché, Seigneur. Mais il faut pénéter dans le mystère qui l'a fait s'accuser elle-même. Sans doute qu'elle aime, et toutes ses démarches pour Alamir me prouvent que c'est lui qui a vaincu la résolution qu'elle avait prise de ne jamais aimer. Elle s'offre pour lui à la mort dans le temps qu'il est près de périr. Quelle preuve plus convaincante que son plus grand ennemi est l'objet de son amour ? Ah ! Seigneur, que je suis heureuse d'avoir paru si à propos devant votre Majesté. Rompez les liens injustes qui la retiennent et couronnez une vertu digne d'être adorée. »

Le Roi qui, dans ce moment, passa d'un excès de colère à une affection extrême, embrassa Léonor et Dom Alonze, qui n'était pas moins étonné, son épouse n'ayant voulu rien dire de son dessein qu'il ne fussent devant le Roi.

« Mes amis, leur dit ce Prince, rien ne peut payer un tel bienfait ; voyez, dans mes États, ce qui peut vous plaire : je vous le donne, et j'y joins mon amitié. »

Ils ne répondirent au Roi que par de profondes soumissions. C'était une joie universelle dans tous les cœurs et on s'étonnait que Zaïde eût pu ainsi déguiser son sexe. Tous les sentiments allaient à l'admiration et chacun rappelait tout ce qu'ils lui avaient vu faire pour Alamir : ils ne doutaient point que l'Amour n'en eût été le principe. Alamir, dont les yeux s'étaient ouverts sur toutes les actions de Zulémar, connaissait mieux que personne. Mais en quel état se trouvait ce généreux Abencérage : il suffira de dire qu'il détesta son injuste haine et que, son cœur cédant à l'amour autant qu'à l'admiration,il sentit dans le même instant une ardeur très vive pour cette belle et généreuse amante. Le Roi, se tournant vers lui avec un air où l'on voyait briller la joie :

« Hé bien ! Alamir, lui dit-il, refuseras-tu encore d'obéir à ton Roi s'il veut t'unir à une Zégris ?

– Ah ! Seigneur, lui répondit cet amant en se jetant à ses genoux, j'avoue que ma haine opiniâtre mérite celle de Zaïde. Mais, si un amour violent, joint à un grand respect pour ses vertus, ne la peut fléchir en ma faveur, je supplie votre Majesté de faire valoir mon repentir et obtenir que du moins je puisse mourir à ses yeux.

– Il ne sera pas besoin, dit le Roi, en riant d'un si grand sacrifice. Pour apaiser Zaïde, un seul de tes regards suffira. Va, continua-t-il, avec Dom Alonze et Léonor lui demander ta grâce : je m'assure que tu l'obtiendras sans peine. »

Ils partirent aussitôt, suivis des premiers Seigneurs de la Cour, entre autres du vieux chavalier Alohade ; et le Roi, de son côté, se rendit chez la Princesse.

« Vous êtes justifiée, Madame, lui dit ce Prince plein d'un transport amoureux. J'avais un rival que je ne puis haïr et que j'aimerai sans cesse. Votre affection pour lui est juste : en un mot, Madame, c'est une fille et une fille admirable pour qui vous aviez de l'estime. Son sort vient de m'être révélé par Léonor, que vous avez vue à Maroc sous le nom de Carlos. Vous l'allez voir, Madame ; bientôt elle paraîtra devant vous. »

Quel fut l'étonnement de la Princesse, on ne put l'exprimer. Elle rougit, elle pâlit aux yeux du Roi et, n'osant proférer une parole de peur de faire connaître le trouble de son cœur, elle attendit la vue de Zulémar ou de Zaïde, ne croyant qu'à peine un si grand changement. Le Roi lui parlait de son amour et il connut à quelques regards qu'elle n'était pas éloignée d'être sensible à son mérite. Ils brûlaient tous deux d'impatience de voir Zulémar, qui ne tarda pas longtemps.

Aussitôt qu'on eut ouvert sa prison et qu'il vit Alamir avec Dom Alonze et son épouse, il s'écria :

« Ah ! Léonor, vous m'avez trahie !

– Ah ! Madame, lui dit Alamir, ne plaignez point une trahison si favorable à tout le monde. Était-il juste que vos attraits fussent si longtemps ignorés ? Hélas ! je ressens bien leur pouvoir et vous avez maintenant plus de lieu que jamais de vous venger de mon injuste haine. Je la déteste et me déteste moi-même ; je me connais indigne de toutes les bontés que vous m'avez témoignées. Mais si j'ai reçu tant de faveurs de vous comme de Zulémar, j'en veux recevoir la mort comme de Zaïde, si je ne puis la fléchir. »

Cette belle, voyant à ses genoux ce superbe ennemi qu'elle avait désespéré de pouvoir jamais toucher, et l'entendant parler avec de si grands transports d'amour, n'eut pas la force de lui répondre, tant la joie et la surprise avaient saisi son âme. Elle lui rendit seulement la main, qu'il baigna de ses larmes. Il protesta mille fois à ses genoux de vouloir mourir si elle ne lui accordait un généreux pardon.

« Levez-vous, Alamir, lui dit-elle. Puisque mon sort est connu, il n'est plus temps de dissimuler. Jugez de l'état de mon cœur par toutes mes actions. »

On la fit en même temps passer dans une autre chambre, où toutes les Dames du Palais, qui avaient appris le changement de Zulémar, vinrent pour l'habiller. Zaïde eut beau s'en défendre, ne voulant que sa chère Léonor, il fallut y consentir. On lui donna un habillement superbe, tel que le portent les Reines. Elle se rendit chez la Princesse, entre Alamir, qui lui donnait la main, et le vieux Almohade, qui répandait des larmes de joie pour la réunion de deux si puissantes Maisons ennemies. Alonze et Léonor marchaient devant et toutes les Dames et Seigneurs de la Cour suivaient, portant l'allégresse dans leurs cœurs.

Zaïde, en entrant chez la Princesse, voulut se jeter aux pieds du Roi ; mais ce Prince, la recevant dans ses bras, lui donna mille marques de tendresse par ses embrassements. Elle parla peu et salua la Princesse, qui ne put s'empêcher de rougir, en lui jetant les bras au col.

« C'est à vous, belle Zaïde, lui dit le roi, à fuir les troubles de l'État : vous représentez ici Mahomad votre père, chef des Zégris, et vous voyez Alamir à la tête des Abencérages. Les dissensions de vos Familles dureront-elles toujours et ne voulez-vous pas, en pardonnant à Alamir, faire cesser tant de haine ?

– Ma volonté, Seigneur, répondit-elle, sera toujours soumise aux désirs de votre Majesté. Jamais je n'ai considéré Alamir comme un ennemi.

– Faites plus, belle Zaïde, interrompit cet amant : regardez-moi comme un homme qui n'est pas digne de l'honneur d'être à vous.

– Oui, ajouta le roi, finissent aujourd'hui les inimitiés des Zégris et des Abencérages, et que l'on célèbre à jamais cet heureux jour où l'Amour est vainqueur de la Haine. »

Ces paroles du Roi furent comme un signal à mille réjouissances, le bruit de cette nouvelle s'étant répandu dans toutes les Familles illustres ; et, parmi le peuple de Grenade, chacun accourait au Palais pour admirer Zaïde. Le roi fit largesse au peuple et marqua son mariage avec la princesse de Maroc, et celui d'Alamir et de Zaïde au troisième jour suivant. Cette belle faisait l'entretien de toute la Cour. Comme son âme était contente et qu'à toute heure du jour elle voyait Alamir lui jurer une ardeur éternelle, ses charmes parurent bientôt dans leur premier éclat.

Enfin le jour tant désiré des amants arriva : les deux mariages se firent avec toute la magnificence et la pompe des Maures de Grenade. Il y eut pendant huit jours des courses de bagues, des jeux de cannes, et mille autres divertissements qui se répandirent par tout le Royaume. Chacun caressait Dom Alonze et Léonor ; mais rien n'égalait la tendresse que leur témoignaient le Roi, la nouvelle Reine, Alamir et Zaïde.

Ils restèrent plus d'un mois à la Cour de Grenade et s'en retournèrent chargés de présents inestimables. Zaïde donna à Léonor toutes ses pierreries, et Alamir fit à Dom Alonze un présent aussi riche. Le roi leur donna plusieurs terres de son domaine sur la frontière, où était tout leur bien, ce qui en fit une des plus puissantes Maisons d'Espagne. Le bonheur des nouveaux époux était parfait, surtout d'Alamir et de Zaïde : ils s'aimaient d'autant plus qu'il y avait eu de la haine entre leurs pères. Leur union fut cause qu'il se fit plusieurs alliances entre les Maisons ennemies.

La paix se maintint entre elles pendant le règne du Roi et celui de son successeur. Mais les descendants de ces familles, oubliant ce jour mémorable qui les avait réunis, rentrèrent ensuite dans leurs dissensions avec tant de fureur qu'elles furent cause enfin de la ruine du royaume de Grenade.

FIN


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