Marie-Anne Barbier
LES TROIS ÉPREUVES
nouvelle
Ce fut vers le milieu du quatorzième siècle que commença la sanglante guerre entre les Castillans et les Aragonais, guerre qui servit à réunir ces deux royaumes sous un seul maître, qui fut Don Henrique de Trastamara, frère naturel de Don Pedro de Castille. Ce dernier, s'étant rendu odieux à tous ses sujets par les cruautés dont il ensanglanta son règne, perdit enfin la vie et le trône, et fit place à un frère plus digne de régner par ses vertus, quoique sa naissance semblât l'exclure d'une si belle succession.
Don Pedro, roi d'Aragon, ne fut pas le premier qui commença cette guerre ; ce fut Don Pedre, roi de Castille qui, sur des prétextes assez légers, rompit une alliance que l'on croyait établie sur des fondements inébranlables. La victoire balança longtemps entre les deux rois ennemis ; chacun d'eux faisait des conquêtes de son côté et n'oubliait rien pour attirer d'autres rois dans fon parti. Le Roi de France penchait pour l'Aragonois et celui de Navarre pour le Castillan. Mais la bataille de Poitiers, que le Roi de France perdit, et où il fut fait prisonnier avec son fils, aurait considérablement affaibli le parti du Roi d'Aragon si Don Henrique de Trastamara ne fût passé dans ses états, suivi du débris de l'armée française.
Je passe sous silence les conditions qui attachèrent ce Prince aux intérêts du Roi d'Aragon, de peur que l'histoire générale de ce temps-là ne prévale à mon histoire particulière. Je viens de dire que les deux rois ennemis étaient tantôt vainqueurs et tantôt vaincus. Ce fut par ces succès et par ces revers journaliers que l'Infante Léonor, fille de Don Pedre d'Aragon, se trouva prisonnière du Roi de Castille.
Quoique ce Prince fût naturellement cruel, il ne laissa pas d'avoir pour cette jeune Princesse tous les égards dûs à son rang ; et peut-être ne se serait-il pas défendu des charmes de son aimable prisonnière s'il n'avait été prévenu pour Marie de Padille.
Don Fadrigue, son frère, qui n'avait rien à opposer aux tendres sentiments que la première vue de l'Infante fit naître dans son âme, se livra tout entier à son penchant : il aima cette Princesse et, quoiqu'il prévît d'abord les fuites funestes de cette passion, il n'en put être détourné par aucune considération.
Quelques jours se passèrent sans qu'il osât déclarer son amour à l'Infante. Mais, comme il est plus d'un langage en amour, Léonor s'était aperçue de sa nouvelle conquête et souffrait les soins que le Prince lui rendait sans en paraître fâchée, ce qui donna plus de hardiesse à Don Fadrigue.
Ce Prince parla enfin ; sa déclaration fut reçue avec fierté, mais ce ne fut pas avec une fierté qui lui ôtât toute espérance. La jeune Princesse n'avait point d'aversion particulière pour lui ; elle ne se défendit longtemps que par le peu de disposition qu'elle avait à croire qu'il pût y avoir des amants fidèles. Elle en avait déjà fait la triste expérience. Don Henrique de Trastamara l'avait aimée avant qu'il quittât la Cour d'Aragon pour passer en France. On n'a jamais pu pénétrer quelles furent les raisons qui lui firent oublier l'Infante ; mais il est certain qu'étant revenu en Aragon il ne parut plus occupé de cette Princesse, qui soutint ce changement avec une fierté digne de sa naissance. Elle avait aimé ce Prince infidèle et l'effort qu'elle fit pour reprendre un cœur qu'elle avait donné de bonne foi lui coûta des larmes ; mais elle cacha sa douleur et jura de ne se r'engager qu'avec plus de précaution.
Telle était la disposition du cœur de Léonor lorsque Don Fadrigue commença de l'aimer. J'ai déjà dit qu'elle s'en était aperçue avec plaisir. Les femmes les plus sages ne sont jamais fâchées qu'on les aime et Don Fadrigue était un Prince aimable.
« Je ne vous hais point, lui dit-elle un jour qu'il la pressait de lui faire connaître les sentiments de son cœur ; et quoique je trouve dans le Roi votre frère le plus mortel ennemi de mon père, je ne vous confonds pas avec lui ; mais, bien que vous ne soyez pas mon ennemi, vous êtes amant, et je ne saurais croire qu'il s'en puisse trouver de fidèle.
– Il en est, Madame, répondit Don Fadrigue ; vos yeux en sont de sûrs garants ; et, comme on ne saurait vous voir sans vous aimer, on ne saurait aussi vous aimer sans vous aimer toute sa vie. Hé ! quel esclave pourrait briser des fers… Mais, belle Princesse, est-ce à moi à défendre les amants quand vous les condamnez ? Je ne dois songer qu'à vous prouver qu'il en est un fidèle, et que vous l'avez trouvé en moi, sans avoir même songé à le chercher.
– Vous ne savez pas encore, lui repartit l'Infante, ce que j'entends par fidélité ; celle que j'exigerais est plus difficile à trouver que vous ne vous l'imaginez, et je mettrais peut-être la vôtre à de si terribles épreuves qu'elle succomberait infailliblement.
– J'ose vous en défier, lui répondit l'amoureux Fadrigue : il n'est rien que mon amour ne me fît entreprendre pour…
– Finissons un discours qui nous mènerait trop loin, interrompit Léonor.
– Non, Madame, poursuivit le Prince, vous n'en serez pas quitte pour des difficultés prétendues que je m'offre à surmonter, et je prendrai votre réponse pour une défaite si vous ne me mettez à ces épreuves que vous me faites si terribles.
– Vous le voulez, lui dit l'Infante en le quittant, hé bien j'y consens ; et quoique votre fier défi m'autorise à multiplier les épreuves que vous demandez, je me borne à trois, que je vous imposerai selon les occasions. Et je vous promets, si vous les surmontez, d'accepter l'offre que vous me faites de votre cœur. »
Don Fadrigue voyait tous les jours l'Infante, et la pressait de le mettre à la première épreuve. Mais elle attendait que l'occasion s'en présentât.
La fortune semblait depuis quelque temps s'être ouvertement déclarée pour le Roi de Castille. Il avait pris sur les Aragonais plusieurs places importantes et les avait même contraints d'abandonner Alicante, étant impossible qu'ils pussent défendre cette place contre un conquérant si rapide. Les fêtes qu'on faisait tous les jours à Séville, séjour ordinaire des rois de Castille, étaient autant de sujets de larmes pour l'Infante ; mais ce qui redoublait son affliction c'était un bruit sourd de quelque entreprise secrète contre le Roi d'Aragon. La joie que celui de Castille faisait remarquer sur son visage ne laissait à la Princesse aucun lieu de douter que quelque orage ne fût prêt à fondre sur le Roi son père. Don Pedre de Castille avait le bonheur d'être si bien servi par ses ministres, dont il se faisait craindre par ses cruautés, que tout ce qui s'arrêtait dans son Conseil était impénétrable. Don Fadrigue y était toujours appelé, et c'était le seul de ses frères en qui il se confiait.
Cette occasion était trop importante à Léonor pour la laisser échapper. Elle la saisit pour demander à Don Fadrigue la première preuve de sa tendresse, selon les lois qu'il s'en était imposées lui-même. Cependant, comme il s'agissait de porter un Prince vertueux à trahir tout à la fois sa patrie, son Roi, son frère et sa gloire, elle craignit d'être refusée, ce qui augmenta le chagrin dont elle paraissait accablée depuis quelque temps. Don Fadrigue s'efforçait en vain de la consoler : elle ne lui répondait que par de longs soupirs.
« Que servent les vaines consolations dont vous m'importunez, lui dit-elle un jour qu'il la pressait de modérer l'excès de sa douleur ? Il ne tiendrait qu'à vous de m'en offrir de plus solides ; et si vous m'aimez…
– Si je vous aime ! interrompit brusquement Don Fadrigue ; me faites-vous l'injustice d'en douter ? Ne me suis-je pas soumis à toutes les épreuves que vous voudriez exiger de mon amour ? Bien plus, je vous presse tous les jours de me mettre à ces épreuves ; mais vous vous êtes sans doute repentie de vous être engagée trop avant avec un Prince qui a le malheur de vous être indifférent.
– Si vous m'étiez aussi indifférent que vous le dites, lui répondit l'Infante, je vous aurais moins ménagé, et ce n'est que la crainte de perdre un cœur que je crois encore digne de moi qui me fait différer à vous mettre à des épreuves qui, étant suivies d'un refus de votre part, me mettraient dans la nécessité de me punir moi-même en cessant de vous voir. »
Il y ayait dans ces paroles quelque chose de si engageant pour le tendre Fadrigue qu'il ne put s'empêcher de se jeter aux pieds de la Princesse, en lui renouvelant la promesse qu'il lui avait faite de ne rien trouver d'impossible dès qu'il s'agirait de lui prouver son amour.
« Levez-vous, lui dit Léonor, et, si l'épreuve est trop difficile, ne vous en prenez qu'à la violence que vous me faites. Vous n'ignorez pas, poursuivit-elle, ma tendresse pour mon père : les larmes que ses mauvais succès me font répandre tous les jours doivent vous en avoir convaincu. La joie que le Roi votre frère fit hier paraître en sortant du Conseil m'annonce quelque projet dont l'exécution lui paraît sûre. Mon père est perdu, vous le savez, et vous pourriez le sauver d'un seul mot. Mais je n'aurais jamais osé vous demander cette première preuve de votre tendresse si vous ne m'y aviez enhardie par les dernières protestations que vous venez de me faire.
– Ah ! que me demandez-vous ? reprit Don Fadrigue, accablé de ce qu'il venait d'entendre.
– Je ne vous demande rien, lui dit la Princesse avec une froideur qui le désespéra. Je vois avec chagrin que j'ai trop présumé du pouvoir que vous me persuadiez que j'avais sur vous. N'en parlons plus : le Ciel saura bien sans vous sauver mon père du péril qui le menace. Retirez-vous, Prince, et ne me voyez jamais. »
Ces dernières paroles, prononcées d'un ton fier et impérieux, furent un coup de foudre pour Don Fadrigue. La gloire balança quelque temps son amour, mais ce dernier fut enfin le maître. Il pria l'Infante d'ordonner que personne ne pût l'entendre et, après avoir pris toutes les précautions que demandait l'importance du secret qu'il avait à lui révéler, il lui apprit qu'il se tramait une conspiration contre le Roi d'Aragon, dans laquelle son premier Ministre était entré, qu'il devait être assassiné dans peu de jours à Sarragosse, et que le Roi de Castille devait appuyer cet attentat en s'avançant lourdement avec quelque troupe d'élite vers cette capitale de l'Aragon.
La Princesse frémit à cette nouvelle et promit au Prince qu'elle n'oublierait jamais cette preuve de sa tendresse. Elle dépêcha secrètement un courrier pour informer son père de ce qui se tramait contre lui. Le Roi d'Aragon fit arrêter son premier Ministre. Le chef de la conspiration étant saisi, tous les conjurés se dissipèrent et le Roi de Castille eut le malheur de voir échouer une entreprise dont il avait cru le succès infaillible. Son esprit naturellement défiant fut longtemps agité ; mais, ne sachant sur qui fixer les soupçons, et Don Fadrigue étant celui dont il se défiait le moins, il fut contraint de dévorer sa rage sans pouvoir la faire éclater.
Les affaires du Roy d'Aragon ayant changé de face par la détention du premier Ministre, qui fut bientôt suivie de sa mort, l'Infante reprit un air moins triste. Ce que Don Fadrigue venait de faire pour elle commença à le lui faire distinguer du reste des amants, et l'amour s'introduisit dans son cœur à la faveur de sa reconnaissance. Elle ne renonça pourtant pas à ses droits et plus le Prince lui était cher, plus elle voulait s'assurer de son cœur. De trois épreuves qu'elle avait exigées de lui, il en restait encore deux à faire ; et, quoique vraisemblablement elles ne dûssent pas être aussi difficiles que la première, elle voulut que cet amant s'y soumît, et en voir l'accomplissement avant que d'avouer le progrès qu'il avait fait dans son cœur.
Cependant le Pape envoya le Cardinal Guilen en qualité de légat auprès des deux rois, pour les porter à la paix. L'obstination était égale de part et d'autre, ce qui rendit durant assez longtemps les soins du Légat infructueux. Il employa les foudres du Vatican contre le Roi de Castille qui, étant moins dissimulé que son rival, témoignait plus hautement le désir qu'il avait d'éterniser une guerre si funeste à la Chrétienté. Il avait appelé les Maures à son secours, ce qui donna lieu au Légat de le menacer de l'excommunier et de mettre son royaume en interdit.
Ce n'est pas ici le temps d'examiner si le Pape était en droit de le faire ; mais il est certain que le Roi de Castille, déja odieux à ses sujets par mille actions barbares, craignit les effets de la menace du Légat et consentit à écouter des propositions de paix.
Don Fadrigue, se voyant sur le point de perdre sa Princesse, dont la prison devait naturellement finir avec la guerre, la pressa plus que jamais de le mettre aux deux épreuves qui lui restaient à faire pour se montrer digne d'elle.
« Vous serez satisfait, lui dit Léonor. La première marque de votre amour m'a été si chère, et les suites en sont si avantageuses pour l'Aragon et pour la Castille, que je devrais n'en exiger pas davantage. Oui, Prince, poursuivit-elle avec une tendresse qu'elle ne put lui cacher, je suis persuadée que vous m'aimez ; mais je ne le suis pas que vous m'aimerez toujours, et c'est ce qui m'alarme. Vous n'aimez que moi parce que vous ne voyez que moi : rien n'est plus facile ; mais cela ne suffit pas pour m'assurer contre l'avenir. Voici donc la seconde épreuve que je vous impose. Je veux que vous cessiez de me voir durant quelque temps, et que vous voyiez tous les jours Marie de Padille, dont la beauté lui fait autant d'adorateurs qu'il y a de seigneurs à la Cour. Si votre constance peut tenir contre tant d'attraits, je vous promets de ne vous pas faire longtemps attendre la dernière épreuve.
Don Fadrigue combattit la résolution de la Princesse autant qu'il lui fut possible ; il lui fit concevoir quel supplice ce serait pour lui que de se priver du plaisir de la voir. Elle fut inexorable, et il fallut subir cette loi, quelque rigoureuse qu'elle lui parût.
Je ne m'arrêterai pas ici à faire un portrait de Marie de Padille. Je dirai seulement que l'épreuve où Léonor mettait son amant, en l'obligeant à la voir tous les jours, était des plus dangereuses, et que peut-être elle n'y aurait jamais exposé Don Fadrigue si elle eût cru qu'il y eût dû succomber. Cette fille était d'une des plus illustres Maisons de Castille ; son frère était grand Maître de l'Ordre de Calatrava, et toutes les grâces de la Cour ne se dispensaient que par elle. Le Roi en était éperdument amoureux ; mais, comme il gardait encore quelques mesures avec la Reine Blanche de France, qu'il venait d'épouser, il tenait son amour secret, et il ne fut pas fâché que son frère s'attachât à sa maîtresse, puisque cela contribuait à cacher ce qu'il voulait dérober à la connaissance de la Cour, et surtout à celle de la Reine.
Don Fadrigue fut quelque temps sans s'apercevoir du progrès que Marie de Padille faisait insensiblement dans son cœur ; mais il sentait bien qu'il avait tous les jours moins de répugnance à la voir et que l'absence de Léonor ne lui faisait plus tant de peine. Ce qui acheva d'ébranler sa fidélité ce fut que Marie de Padille, de l'aveu même du Roi, feignit de répondre à ses soins par quelques regards favorables, sans pourtant s'expliquer avec lui,
Léonor, qui l'observait avec soin, se douta de la vérité. Elle aimait ce Prince plus qu'elle n'aurait voulu pour son repos ; elle était sur le point de le perdre sans pouvoir s'en prendre qu'à soi-même. Elle se repentit d'avoir livré son amant aux charmes d'une dangereuse rivale, à qui elle voyait bien qu'elle ne pourrait plus l'arracher, quand même sa délicatesse et sa fierté voudraient y consentir. Mais cette fierté, qui lui avait fait oublier l'inconstant Henrique, vint à son secours contre l'infidèle Fadrigue. Elle le regarda comme un amant indigne d'elle, aussitôt qu'elle le crut capable d'en aimer une autre au mépris de ses serments, et ne songea plus qu'à s'éclaircir de ses doutes, pour prendre son parti selon les découvertes qu'elle ferait.
Elle crut ne pouvoir mieux s'y prendre qu'en se liant avec Marie de Padille. Il ne lui fut pas bien difficile : elle avait l'humeur douce et insinuante, et des agréments dans la conversation qui la faisaient rechercher de tous ceux qui la connaissaient. Marie de Padille l'avait déjà prévenue par quelques visites. Elles devinrent si fréquentes de part et d'autre que Don Fadrigue ne pouvait presque plus les voir ni les entretenir séparément. Rien n'était plus embarassant que la situation où se trouvait cet amant auprès de ces deux aimables personnes. Elles ne triomphaient toutes deux qu'en l'absence l'une de l'autre, et la présence de Léonor empêchait Don Fadrigue de s'apercevoir des charmes de Marie de Padille. Cependant le temps que Léonor lui avait prescrit n'était pas achevé : il fallait continuer, par des ordres absolus, de voir l'aimable Padille ; son bonheur dépendait de cette seconde épreuve, et sa première maîtresse lui aurait fait un crime de la moindre négligence pour la dernière.
Mais ce qui acheva de le perdre, ce fut que la Princesse se servit si bien du pouvoir qu'elle avait sur tous les cœurs que Marie de Padille ne put lui refuser toute sa confiance. Elle lui apprit que Don Fadrigue l'aimait, et qu'il ne tiendrait qu'à elle que la conquête ne lui fût enlevée. Léonor vit bien qu'on lui obéissait mieux qu'elle n'aurait voulu. Sa fierté ne put souffrir la gloire de sa rivale : elle fut bien aise, pour l'amoindrir, de lui apprendre que c'était elle-même qui avait commandé à Don Fadrigue de s'attacher à elle.
« Ne rougissez pas, belle Padille, lui dit-elle, d'une feinte dont vos appas ont fait une vérité. L'épreuve que j'ai exigée du Prince ne peut que vous être glorieuse et par rapport au motif et par rapport à l'événement. Je vous ai crue la plus aimable personne de la Cour, puisque je n'ai voulu juger de la fidélité qu'on aurait pour moi que par la résistance qu'on ferait à vos charmes ; et l'amour que vous avez inspiré à un amant dont je croyais la constance inébranlable ne vous laisse rien à souhaiter pour la gloire de votre triomphe.
– Je ne sais, répartit Marie de Padille, si ce triomphe est aussi assuré qu'il vous paraît glorieux ; mais je ne puis apprendre sans colère que Don Fadrigue ait voulu abuser de ma crédulité en me parlant d'un amour qu'il ne sentait pas pour moi ; et je vous avoue que j'aurais bien du plaisir à me venger de cet outrage. »
À peine achevait-elle ces dernières paroles que Don Fadrigue entra. Les deux rivales unies furent également déconcertées, et l'amant joué ne manqua pas d'expliquer en sa faveur le trouble qu'il remarqua sur le visage de ses deux maîtresses. Mais il n'en jouit pas longtemps. Léonor et Marie de Padille avaient l'esprit si occupé de la vengeance qu'elles méditaient qu'elles abrégèrent leur visite. La Princesse se retira chez elle et Marie de Padille passa dans son cabinet, sous prétexte de quelques affaires…
Une si longue incertitude commençait à devenir insupportable à Don Fadrigue. Leonor et Marie lui paraissaient également aimables ; l'une et l'autre ne lui donnaient que des espérances frivoles et il voulait savoir à quoi s'en tenir. L'occasion ne s'en offrit que trop tôt. Il trouva, quelques jours après, Léonor seule chez Marie de Padille. Il la pressa de le mettre à la dernière épreuve. L'Infante lui dit qu'elle ne tarderait pas longtemps à le satisfaire. Elle avait déjà concerté avec Marie de Padille ce qu'elles avaient à faire pour leur commune vengeance. Cette dernière entra, tenant une boîte d'or à la main. « Voici ce que je vous ai promis, dit-elle en s'adressant à la Princesse. Vous vouliez savoir le secret de mon cœur : il est renfermé dans cette boîte. Mais, comme je ne suis pas encore assurée de la fidélité de celui à qui ce cœur est destiné, poursuivit-elle en affectant de regarder le Prince avec quelque émotion, j'exige de vous que vous ne l'ouvrirez que lorsque je vous en aurai donné la permission. Léonor remercia Marie de Padille de cette marque de confiance, et lui jura qu'elle n'ouvrirait point la boîte sans son aveu.
Trois ou quatre jours se passèrent sans aucun nouvel incident. Les deux rivales paraissaient tranquilles en attendant le moment d'être vengées. Il n'en était pas ainsi du cœur de Don Fadrigue : la boîte que Marie de Padille avait remise entre les mains de Léonor, le secret que cette boîte renfermait, le trouble que celle qui l'avait donnée avait fait paraître, tout cela le mettait dans des agitations continuelles, et il n'y avait rien qu'il n'eût sacrifié à l'envie de pénétrer un secret dans lequel il croyait avoir tant de part. Loin de presser la Princesse de le mettre à la dernière épreuve, il craignit qu'elle ne voulût trop tôt l'exiger ; et, se flattant d'être aimé de Marie de Padille, à peine se souvenait-il d'avoir aimé Leonor. Ce n'est pas qu'il ne souhaitât toujours que cette dernière eût des sentiments favorables pour lui, tant qu'il serait dans l'incertitude du côté de l'autre ; mais il était tout à fait résolu de ne plus penser à l'Aragonaise dès qu'il serait sûr de la Castillane. Telle était la situation de son âme lorsqu'un des pages de la Princesse vint le prier de sa part de passer dans son appartement. Il reçut avec froideur un ordre qui, dans un autre temps, l'aurait comblé de joie. Il fallut pourtant obéir.
« Venez, Prince, lui dit l'Infante en le voyant paraître, venez sauver ma vertu : je sens qu'elle est prête à succomber. Je ne puis résister à la pressante envie de voir ce qui est renfermé dans la boîte de Marie de Padille : c'est le secret de son cœur ; j'y ai plus d'intérêt qu'elle ne pense. Cependant les droits de l'amitié seraient assez forts pour combattre la curiosité si naturelle à mon sexe ; mais, quand je songe que mon amie est peut-être ma rivale, je ne suis plus maîtresse de mes sentiments, et toutes les épreuves où j'ai mis votre amour ne sont rien en comparaison de celle où l'on a mis ma discrétion. Tenez donc, continua-t-elle en lui donnant la boîte, gardez-le ce dangereux dépôt, il sera mieux dans vos mains que dans les miennes. Je n'exige de vous aucun serment ; je crois qu'il me doit suffire d'imposer cette dernière épreuve à votre amour pour en être plus assurée que si vous attestiez ce qu'il y a de plus sacré. Vous voyez, ajouta-elle, combien cette épreuve est facile. C'est vous faire un don de mon cœur de vous l'offrir à de si légéres conditions. Et votre bonheur est infaillible, puisqu'il ne dépend que de ne pas ouvrir une boîte où vous n'avez aucun intérêt. »
Don Fadrigue fut si surpris de ce que la fortune faisait pour lui qu'il ne sut d'abord que répondre. Il revint pourtant de ce trouble et se jeta aux pieds de sa Princesse pour la remercier de cette faveur à laquelle il n'était sensible que par rapport à Marie de Padille. Cependant il promit tout à Léonor, mais dans le dessein de ne lui rien tenir.
En effet, à peine fut-il retourné chez lui qu'il s'enferma seul dans son cabinet ; et, après quelques légers combats, il se mit en état d'ouvrir la fatale boîte, à laquelle la clef était attachée.
« Qu'est-ce que je risque en ouvrant cette boîte, disait-il ? Si j'apprends que Marie de Padille en aime un autre, je n'aurai qu'à la refermer et à demander hardiment à Léonor le prix de ma fidélité ; si au contraire je trouve que j'ai le bonheur d'être aimé de Marie de Padille, je me livrerai tout entier à cette dernière passion, et je sortirai d'une incertitude qui commence à me devenir insupportable. »
En achevant ces mots, il ouvrit la boîte et, portant la main sur un papier qui y était enfermé et le dépliant avec précipitation, il sentit tomber sur le parquet une chaîne dont tous les nœuds étaient composés de différentes pierres précieuses. Elles étaient entrelacées de manière qu'elles n'avaient pas besoin de tomber de fort haut pour se séparer. Mais ce qu'il y avait de plus cruel pour Don Fadrigue, c'est que l'ordre de leur arrangement n'était connu que de Marie de Padille. Il fut si frappé d'une aventure si peu attendue qu'il ne jeta pas d'abord les yeux sur ce qui était écrit dans ce papier. Son premier soin fut de ramasser toutes ces différentes pierres et d'examiner s'il pourrait les remettre dans leur premier arrangement. Il en vit l'impossibilité avec douleur ; mais de la douleur il passa au désespoir quand il eut vu ce que Léonor même avait écrit dans le papier dont la chaîne avait été enveloppée. C'étaient quatre vers espagnols que je n'ai pu rendre en français sans conserver quelque chose de leur langue originale. Les voici :
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Le vent d'une espérance vaine
Près du port te fait échouer,
Et tu viens de rompre une chaîne
Que tu ne saurais renouer.
« Juste Ciel ! s'écria le Prince désespéré, dans quel abîme de malheur me vois-je précipité ! Cruelle Léonor, plus cruelle Padille, quel coup me gardiez-vous ! Mais, reprit-il aussitôt, est-ce à moi de me plaindre ni de l'une ni de l'autre ? Les ai-je pas offensées toutes deux ? N'ai-je pas dit cent fois à Marie de Padille que je l'aimais, lorsque je brûlais en secret pour Léonor ? Et n'ai-je pas trahi Léonor pour me donner à Marie de Padille ? Que dis-je ? avant l'ouverture de cette fatale boîte n'avais-je pas déjà pris mon parti ? Et n'avais-je pas résolu de n'aimer que celle dont je serais aimé ? Quel monstre que mon amour ! Je les aimais toutes deux : n'était-ce pas n'en aimer aucune ? Avoue, malheureux Fadrigue, que tu as mérité ton sort. »
Ce Prince, se livrant à tout ce que le désespoir a de plus affreux, fut quelques jours sans voir personne, sous prétexte d'une indisposition. L'Infante et Marie de Padille, qui se doutaient d'une partie de la vérité, affectèrent d'envoyer souvent demander des nouvelles de sa santé. Ces bontés hors de saison ne servirent qu'à redoubler sa fureur. Il fallut pourtant se montrer. Léonor lui fit dire qu'elle voulait absolument lui parler, et qu'elle irait chez lui s'il ne pouvait venir chez elle. Il obéit à cet ordre pressant et, se flattant d'obtenir le pardon de son crime, il fut à l'appartement de la Princesse.
« Je n'ai plus rien à craindre de ma curiosité, lui dit-elle en le voyant entrer. Marie de Padille vient de me permettre d'ouvrir la boîte qu'elle m'a confiée et que j'ai remise entre vos mains : ainsi je puis, sans être infidèle à mon amie, savoir ce qui se passe dans son cœur. Donnez-moi cette boîte et me laissez seule : je ne veux pas l'ouvrir devant vous ; la permission qu'on m'en a donnée ne s'étend pas si loin et vous êtes peut-être la personne du monde à qui l'on doit dérober ce secret avec plus de soin.
– Ah ! cruelle Princessc, s'écria Don Fadrigue, vous ne savez que trop ce qui est renfermé dans cette boîte, et par conséquent tous mes crimes.
– Que parlez-vous de crimes ? interrompit Leonor. Auriez-vous abusé d'un dépôt que j'avais cru plus en sûreté dans vos mains que dans les miennes ? Cette infidélité en supposerait une encore plus noire, et de ces deux crimes le dernier serait le moins pardonnable.
– Il n'est que trop vrai, belle Léonor, répondit l'affligé Don Fadrigue, en se jetant aux pieds de l'Infante. Je vous ai fait une double infidélité, et vous dire que j'ai ouvert la boîte de Marie de Padille, c'est vous avouer que je l'ai aimée. Mais si le repentir le plus sincère qui fut jamais peut expier un crime où vous m'avez engagé vous-même par trop de sévérité…
– N'en dites pas davantage, répartit la Princesse, en poussant un soupir aussi sincère que le repentir du Prince l'était. Je suis convaincue malgré moi qu'il n'est point d'amant fidèle ; cependant je ne vous aurais jamais mis à cette dernière épreuve si j'en avais cru les suites si funestes pour moi. Le triomphe de Marie de Padille est parfait, et ma honte est confirmée. Votre repentir peut bien me consoler du passé, mais il ne saurait me rassurer contre l'avenir : vous avez été infidèle, vous pourriez le devenir encore, et je serais la plus malheureuse Princesse du monde. Mais c'est trop vous montrer ma faiblesse : je dois vous la cacher pour votre repos et pour ma gloire. Oubliez, s'il se peut, que Léonor vous ait aimé, vous en regretterez moins un cœur que vous ne croirez pas avoir perdu. Au reste, ma vengeance n'ira pas plus loin ; je ne vous rendrai pas infidélité pour infidélité. Il m'en coûterait trop pour suivre votre exemple. Je vais garder ce cœur que vous m'avez rendu et, puisque le vôtre n'a pu être fidèle, je ne dois plus espérer d'en trouver. »
Léonor acheva ces paroles avec une douleur qui ne fit que trop sentir au malheureux Don Fadrigue toute la grandeur de la perte qu'il faisait. Il voulut l'arrêter ; mais il en tenta vainement l'effort : elle se retira avec précipitation, après lui avoir défendu de la voir jamais.