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Marie-Anne Barbier
LA MORT DE CESAR

tragédie



À MONSEIGNEUR D'ARGENSON, CONSEILLER D'ÉTAT

Accepte de ma Muse un légitime hommage :
C'est à toi, d'Argenson, que je dois cet ouvrage ;
Sans toi j'abandonnais l'empire des neuf Sœurs,
Où même nos amis deviennent nos censeurs.
Par toi contre leurs traits je me vis rassurée,
Par toi dans la carrière enfin je suis rentrée.
Quel que soit le péril, je ne m'en repens pas.
J'ai vu quelques lauriers y croître sous mes pas :
Tu m'en avais promis la moisson éclatante,
Et l'aveu du public a suivi ton attente.
Quel augure pour moi que ces pleurs glorieux
Qu'une simple lecture arracha de tes yeux.
Que n'attendis-je pas du secours du spectacle ?
Et que pouvais-je craindre après un tel oracle ?
Je vis le grand César indignement trahi
Aussi chéri de Toi que Brutus fut haï.
Ô qu'à mes yeux charmés, cette horreur pour un traître
Peignit tes sentimens pour notre auguste maître !
Que tu me montras bien par quelle ardente foi
Tu réponds aux bontés que Louis a pour toi.
Qu'il est digne du Trône et digne de ton zèle !
Quel Roi plus généreux ! Quel sujet plus fidèle !
Quand nos champs fatigués d'une inutile main
Refusent les trésors déposés dans leur sein,
Lorsqu'à tous nos désirs le Ciel même s'oppose,
Sur Toi de nos destins ce Héros se repose.
De nos maux par tes soins adoucissant le poids,
Que tu sais bien alors justifier son choix !
Puisse au gré de mes vœux un choix encor plus juste
Te donner pour Mécène à ce nouvel Auguste.
Au seul bruit de ton nom, on verrait les beaux Arts,
Pour habiter ces lieux, voler de toutes parts
Et le sacré vallon établi sur la Seine
Célébrer à l'envi l'Auguste et le Mécène.


 

PREFACE

C'est plutôt pour rendre compte au public que pour appeller de son jugement que je mets une Préface à la tête de cette tragédie. Les applaudissements qu'on a donnés aux trois derniers actes sont allés au-delà de mes espérances, et j'entendrais mal mes intérêts si je récusais des juges si favorables. Ce n'est donc que pour justifier mes intentions sur le caractère que j'ai donné à mon héros que je m'adresse à mon lecteur. On m'a blâmée de l'avoir dégradé de toute sa gloire passée, en lui donnant une timidité qui ne pouvait convenir au vainqueur de Pharsale. En effet, dira-t-on, qui ne sait que Jules César fut le plus audacieux de tous les conquérants, et que ce fut du seul passage du Rubicon, comme d'un coup de dés, qu'il fit dépendre le destin de l'empire du monde, lorsque, fermant les yeux à tous les périls attachés à la grandeur de son entreprise, il prononça ces paroles si célèbres, où son audace est si bien caractérisée : Le sort en est jeté.
Ce seul endroit de la vie de ce grand homme suffirait pour me fermer la bouche, si j'étais tombée dans la faute qu'on a voulu m'imputer ; mais on n'a qu'à lire ma pièce sans prévention pour me rendre justice sur ce point.
Dès le premier acte, Jules César proteste à son confident qu'il ne craint point la mort, mais seulement de mourir de la mort des tyrans ; et j'ose avancer que toute crainte fondée sur un tel principe est vertu plutôt que faiblesse. Mais sur quoi, dira quelqu'un, cette crainte est-elle fondée, sur le simple songe d'une femme ? Je réponds à cela que tous les signes célestes qui ont précédé ce songe, joints aux signes des sacrifices, lui donnent beaucoup de poids, et qu'on ne doit pas regarder Calpurnie comme une femme ordinaire.
Cette dernière raison est soutenue de l'autorité de Plutarque, à qui je dois les principales beautés de ma tragédie. Voici ses propres termes de la traduction d'Amiot : Cela, dit-il, en parlant du songe en question, mit César en quelque soupçon et quelque défiance, pource que jamais auparavant il n'avait aperçu en Calpurnia aucune superstition de femme, et lors il voyait qu'elle se tourmentait fort de son songe.
L'agitation continuelle de Cesar a révolté quelques-uns des spectateurs.Mais on a dû considérer dans quelle circonstance de sa vie je le mets sur la scène, et quelle est la passion prédominante que je lui donne : la circonstance est des plus tristes, et la passion des plus violentes. C'est un ambitieux que je peins, et un ambitieux qui, comme il l'avoue lui-même, craint de perdre en un seul jour le fruit des travaux de plusieurs années.
J'ajoute à cela que la tragédie n'ayant point d'autre fin, selon Aristote, que de purger les passions, ce serait les entretenir et les autoriser que de les montrer sans les funestes suites qu'elles traînent après elles, et que chacun voudrait être ambitieux si l'on pouvait l'être impunément et avec tranquillité.
La dernière raison que j'apporte pour justifier l'agitation de César est que la terreur et la pitié étant l'âme de la tragédie, je n'ai pas cru pouvoir inspirer ces deux passions en peignant César insensible à ses propres malheurs. On ne s'avise guère de plaindre un homme qui ne se croit pas à plaindre, et l'on ne s'alarme pas pour lui quand on le voit tranquille.
On me reproche encore d'avoir fait Brutus plus grand que Jules César. Mais, pour peu qu'on y fasse de réflexion, on verra que Brutus n'est grand qu'en second, puisque ce n'est qu'à la générosité de César qu'il doit tout ce qu'il y a de plus vertueux dans son repentir. Toute la grandeur d'âme qui précède ses remords n'est fondée que sur le systême de liberté qui a immortalisé son aïeul : et, à raisonner sur ce fondement, Brutus est véritablement plus grand que César, puisqu'il y a autant de gloire à rendre la liberté à sa Patrie, que d'injustice à l'en dépouiller.
Je ne dirai rien des autres caractères, puisqu'on en a paru content. Je sais qu'on a trouvé Octavie un peu indifférente, surtout quand elle apprend de la bouche d'Antoine que César la destine à Brutus ; mais comme l'histoire ne lui a pas donné des passions bien vives, et qu'elle a toujours préféré son devoir à ses plus chers intérêts, je n'ai pas cru qu'il me fût permis d'en faire une Hermione ou une Roxane, et je me suis contentée de ne lui point faire démentir le caractère que je lui ai donné dès la premiere scène, où il semble qu'elle n'aime Antoine qu'en considération du zèle de ce Consul pour Jules César. Dans tout le reste de la pièce, elle est si scrupuleusement attachée à son devoir qu'elle proteste à César que, si une fois elle avait épousé Brutus, elle serait si aveuglément soumise à ses volontés qu'elle lui garderait un secret inviolable dans les entreprises même qu'il formerait contre sa vie. Au reste, quelques personnes ont pris le change au sujet de cette vertueuse Romaine dans la sixième scène du second acte ; on lui a imputé à ambition une réponse qu'elle fait à Antoine, la voici :

Quoi ? César m'associe à d'illustres aïeux,
Il m'unit à son sang par un choix glorieux !
Il m'adopte, et j'irais l'obliger à reprendre
Tout l'éclat que sur moi sa main daigne répandre !
Que n'aurait pas alors l'envie à publier ?

On a cru que ces illustres aëux, dont elle parle au premier vers, sont ceux de Brutus. Hé ! qui ne voit que c'est de ceux de César qu'elle parle ? Le terme d'adoption, qu'elle employe au troisième vers, peut-il laisser le moindre doute là-dessus ? Et cette adoption qui la rend fille de César lui permet-elle un autre langage ? Elle fait plus : elle ajoute qu'Octavien a transmis à César tous les droits qu'il avait lui-même sur son sort. En faut-il davantage pour la tenir indispensablement dans l'obéissance qu'elle doit à ce père d'adoption ?
Voilà toutes les critiques qui sont venues à ma connaissance. Je ne sais si le public sera content de mes réponses ; mais, s'il continue à me condamner après m'avoir entendue, je me soumettrai aveuglément à ses décisions, et je renoncerai à mes faibles lumières pour me conformer à son goût.


ACTEURS

JULES CÉSAR, dictateur.
ANTOINE, consul Romain.
BRUTUS, préteur.
OCTAVIE, nièce de Jules César.
PORCIE, fille de Caton.
ALBIN, confident de Jules César.
FLAVIEN, confident de Brutus.
JULIE, confidente d'Octavie.
PAULINE, confidente de Porcie.

La scène est à Rome, dans le palais de Jules César.



ACTE I

 

OCTAVIE et JULIE sont en scène – I,1 – page 271 – En scène : OCTAVIE, JULIE

JULIE
Non, je ne puis, Madame, approuver la douleur
Qui, depuis si longtemps, déchire votre cœur.
Dans un jour de triomphe, où l'orgueilleuse Rome,
Fléchissant à nos yeux sous les lois d'un seul homme,
Du nom de Roi des Rois doit honorer César [*5]
Et de sa propre main s'attacher à son char,
Vous vous plaignez du sort ; hé ! qui le pourrait croire ?
Des mortels peuvent-ils prétendre à plus de gloire ?
Et, dans tout l'Univers, est-il quelqu'autre rang
Qui puisse encor plus haut élever votre sang ? [10]

OCTAVIE
Ah ! cesse un entretien dont le cours m'importune. [*11]
Tu sais trop si mon cœur adore la fortune,
Julie, et si jamais ses présents dangereux
De la triste Octavie ont arraché des vœux.

JULIE
Antoine, je le sais, règne seul dans votre âme. [*15]
Mais, Madame, le sort trahit-il votre flamme ?
Pouvez-vous vous en plaindre, ou plutôt, en ce jour,
N'avez-vous pas pour vous la fortune et l'amour ?
Antoine vous adore, il n'est rien qu'il n'espère
Des bontés de César qui vous tient lieu de père ; [20]
Et s'il a dérobé sa tendresse à ses yeux,
C'est pour mieux s'assurer un bien si précieux.

OCTAVIE
Je sais que pour César Antoine s'intéresse,
Qu'il ménage pour lui les cœurs avec adresse,
Que César lui doit tout, et que si les Romains
Déposent à ses pieds l'empire des humains,
Son rang de ce Consul sera le seul ouvrage.
Oui, chaque jour pour lui briguant quelque suffrage,
Ma main est le seul prix qu'il en veut demander,
Et César lui doit trop pour lui moins accorder. [30]
Mais lorsque j'en conçois un espoir qui me charme,
César, Rome, les Dieux, tout m'agite et m'alarme.
César comblé d'ennuis glace mon cœur d'effroi,
Rome craignant les fers frémit au nom de Roi,
Et les Dieux, s'expliquant par des signes terribles,
Semblent nous annoncer les maux les plus horribles.
Et tu peux condamner le trouble de mes sens !
Puis-je voir sans frayeur des périls si pressants ?
Ai-je plus de vertu que n'en a Calpurnie [*39]
Au sort du grand César si digne d'être unie ? [40]
Songe aux torrents de pleurs qui coulent de ses yeux :
De quels gémissemens remplit-elle ces lieux ?
Pour fléchir, s'il se peut, la colère céleste,
Elle va consulter les destins à Préneste. [*44]
Et moi, de leurs arrêts pour savoir la rigueur,
J'ai besoin seulement de consulter mon cœur.

JULIE
C'est trop vous alarmer : ne sauriez-vous attendre
Que les Dieux irrités se fassent mieux entendre ?
Et pour avoir à Rome annoncé leur courroux
Ont-ils dit que César en dût sentir les coups ? [50]

OCTAVIE
Ah ! s'il faut que le Ciel éclate contre Rome,
Peut-il mieux la frapper qu'en frappant ce grand homme ?

JULIE
Madame, Antoine approche et vient vous rassurer.

 

Entre ANTOINE. – I,2 – page 274 – En scène : ANTOINE, OCTAVIE, JULIE.

OCTAVIE
Hé bien que dois-je craindre, ou que dois-je espérer,
Antoine ? Quel succès a suivi votre zèle ?

ANTOINE
Tout va prendre en ces lieux une face nouvelle,
Madame ; les Romains, d'une commune voix,
Défèrent à César le nom de Roi des Rois.
Je l'ai peint à leurs yeux brillant, comblé de gloire,
Et partout sur ses pas enchaînant la victoire. [60]
Je l'ai fait voir dans Rome au milieu de la paix,
Captivant tous les cœurs à force de bienfaits.
Ces mots sur les esprits font plus que je n'espère :
Tous appellent César du tendre nom de Père ;
Et moi, pour profiter d'une heureuse chaleur :
"Le Parthe a jusqu'ici bravé notre valeur,
Leur dis-je, et, pour dompter le reste de la terre,
Nous n'avons plus, Romains, qu'à finir cette guerre.
Mais ne nous flattons point ; quels que soient nos guerriers,
Ils n'en reviendront pas le front ceint de lauriers : [70]
Un oracle, autrefois dicté par la Sibylle,
Nous condamne à semer dans un champ infertile,
À moins que nos soldats, pour y donner la loi,
N'y marchent quelque jour commandés par un Roi : [*74]
Sans doute c'est César que l'oracle désigne,
Si quelqu'un doit régner, en est-il de plus digne ?"
Combien le nom sacré de la Religion
Impose de respect et de soumission !
Il n'est point de Romain, quelque fier qu'il puisse être,
Qui ne tienne à bonheur de l'accepter pour Maître ; [80]
Et, dès qu'il faut remplir les volontés des Dieux,
Le nom de Liberté disparaît à leurs yeux.

OCTAVIE
Que ne doit point César à votre zèle extrême,
Et que ne vous doit pas Octavie elle-même ?

ANTOINE
Quoique mon zèle ait fait, le prix en est trop doux,
Et que n'attends-je pas de César et de vous ?
Enfin il m'est permis de rompre un long silence,
Qui n'a fait à mon cœur que trop de violence.
César sur l'Univers va régner en ce jour,
Et demain je lui fais l'aveu de mon amour. [90]
Ne permettez-vous pas qu'à ses yeux il éclate ?

OCTAVIE
Oui, demandez le prix dont votre amour se flatte.
On vous le doit, Seigneur, et vous serez heureux
Si, pour vous l'accorder, on consulte mes vœux.

Mais César vient à nous : souffrez que je vous quitte.
Puissiez-vous dissiper le trouble qui l'agite !

 

OCTAVIE sort. Entre CÉSAR avec son confident ALBIN. – I,3 – page 276 – En scène : CÉSAR, ANTOINE, ALBIN.

ANTOINE
Seigneur, il en est temps, quittez ce sombre ennui :
Tout le peuple Romain vous couronne aujourd'hui.

CÉSAR
Tout le peuple Romain ! Est-ce ainsi que l'on nomme
Un tas d'hommes confus qu'on voit naître dans Rome, [100]
Un vain peuple entraîné par tous les changements,
Dont le caprice seul règle les jugements ?
Je pourrais de mon sort rendre ce peuple arbitre !
Il veut me faire Roi : connaît-il bien ce titre ?
Ah ! si je me fiais sur un si faible appui,
Il détruirait demain ce qu'il fait aujourd'hui.
Quelque inconstant que soit l'empire de Neptune,
J'ai commis à ses flots César et sa fortune.
Mais, de quelque succès qu'on ose se flatter,
L'inconstance du peuple est plus à redouter. [110]

ANTOINE
Sa faveur, je le sais, n'est pas longtemps durable !
Mais, Seigneur, un seul jour, un moment favorable,
Vous ne l'ignorez pas, est souvent d'un grand prix.
Ah ! si vous aviez vu l'ardeur…

CÉSAR
                                               J'ai tout appris,
Antoine, et si j'obtiens la suprême puissance,
Vous devez être sûr de ma reconnaissance.
Mais puisque votre foi brille avec tant d'éclat,
Employez-en l'ardeur à gagner le Sénat ;
C'est par là qu'il vous faut achever votre ouvrage ;
A la faveur du peuple ajoutez son suffrage. [120]
Pour voir tous les Romains à mes pieds abattus,
J'ai besoin du Sénat, et surtout de Brutus. [*122]

ANTOINE
Qu'entends-je ? À vos désirs Brutus serait contraire,
Lui qui de vos bontés tient le jour qui l'éclaire ?
Trop fidèle au parti que réprouva le sort,
Au sortir de Pharsale il eût trouvé la mort.
Il l'attendait du moins : votre cœur magnanime
Suspendit à nos yeux un courroux légitime ;
Et le rang où, depuis, votre faveur l'a mis,
Eût pu remplir les vœux de vos plus chers amis. [130]

CÉSAR
Si Brutus a dans Rome obtenu la préture,
Au moins Antoine peut le souffrir sans murmure ;
Sur vous mon amitié répand bien plus d'éclat,
Puisque vous me devez l'honneur du consulat.
Je ne me plains pourtant ni de l'un ni de l'autre,
Et la foi de Brutus ne doit rien à la vôtre.
Mais, quoi qu'il ait pour moi de zèle et de respect,
Son nom m'est odieux, et me le rend suspect.
Oui je me sens frémir aussitôt qu'on le nomme :
Un Brutus autrefois chassa les Rois de Rome ; [140]
Ce Brutus, cher Antoine, était de ses aïeux. [*141]
Je sais que sur lui seul Rome entière a les yeux.
J'ignore s'il prétend me servir ou me nuire,
Mais je ne vois que lui qui puisse me détruire.

ANTOINE
Quels que soient ses desseins, il faut les prévenir :
Assurez-vous de lui… Qui peut vous retenir ?
Pour conserver vos jours tout devient légitime.

CÉSAR
Quoi ! pour sauver mes jours j'oserais faire un crime ?
Sur les pas des tyrans je pourrais… Ah ! plutôt
Quittons la dictature, et mourons s'il le faut. [150]
Aux Romains contre moi ne donnons pas des armes.
Mais je puis sans éclat dissiper mes alarmes :
Oui, quoi qu'enfin Brutus cause tout mon ennui,
Il faut que je ménage un homme tel que lui.
J'ai pour m'en assurer une plus douce voie,
J'en prendrai soin. Allez, faites qu'on me l'envoie.

 

ANTOINE sort. – I,4 – page 279 – En scène : CESAR, ALBIN.

CÉSAR
O Dieux ! à quels malheurs mes jours sont condamnés.
Je ne vois que périls l'un à l'autre enchaînés.
Tout me nuit, tout m'alarme ; et le ciel et la terre
Semblent être d'accord pour me faire la guerre. [160]
Oui, tout prêt à me voir maître de l'univers,
Albin, je dois m'attendre au plus affreux revers.
Plus on me croit heureux, et plus je suis à plaindre.

ALBIN
Quoi le cœur de César est capable de craindre !
Ce cœur que jusqu'ici rien n'avait pu troubler.
Pour la première fois apprendrait à trembler !
Ah ! Seigneur, poursuivez votre illustre carrière.

CÉSAR
Il faut te découvrir mon âme toute entière.
C'est toi dont pour mes jours la foi se signala
Quand j'allais éprouver la fureur de Sylla ; [170]
Et ta tendre amitié, que rien ne m'a ravie,
Ne peut être suspecte à qui te doit la vie.
J'ai de l'ambition, je ne m'en cache pas ;
C'est l'ardeur de régner qui conduit tous mes pas.
De cette noble ardeur l'âme toute occupée,
Je sus du premier rang précipiter Pompée ;
Et sa chute irritant mes désirs empressés,
Je poursuivis partout ses amis dispersés.
Tu sais par quels travaux, courant de guerre en guerre,
J'ai voulu mériter l'empire de la terre. [180]
Mais, malgré tant de soins, je me trouve réduit
À m'en voir en un jour enlever tout le fruit.

ALBIN
Voyez plutôt la gloire où ce jour vous élève.
Tout ce qu'a fait César, Rome en un jour l'achève.
Le Sénat, par votre ordre, est prêt à s'assembler.
Ne songez qu'aux honneurs dont il va vous combler.

CÉSAR
Hélas ! que ces honneurs perdent bien de leurs charmes
Quand on les envisage à travers tant d'alarmes !
Je vois de toutes parts les cieux étincelants,
Dans les airs embrasés mille spectres volants, [190]
Des hommes tout en feu qu'enfantent des abîmes.
Incertain de mon sort, j'ai recours aux victimes ;
Je porte dans leurs flancs mes regards curieux :
Tout m'annonce à la fois la colère des Dieux.
Pour délivrer mes yeux de ces objets funèbres,
Je cherche, mais en vain, le secours des ténèbres :
Je vois briller le jour au milieu de la nuit.
J'implore le sommeil, et le sommeil me fuit.
Et, lorsque loin de moi toute paix est bannie,
J'entends pour m'accabler la triste Calpurnie [200]
Qui s'éveille en tremblant et, frémissant d'horreur,
Croit voir des assassins qui me percent le cœur.

ALBIN
Ô Ciel !

CÉSAR
            L'esprit frappé d'un si sanglant spectacle,
Elle va de Préneste interroger l'Oracle.
Ne crois pas toutefois que la peur du trépas
Puisse alarmer un cœur nourri dans les combats.
Je ne crains point la mort ; je crains l'ignominie,
Suite affreuse du crime et de la tyrannie.
Pour tout autre malheur je serais sans effroi ;
Mais je frémis du nom que je laisse après moi. [210]
Faut-il, ingrats Romains, faut-il, cœurs infidèles,
Que, pour vous rendre heureux, ayant pris pour modèles
Les plus fameux Héros et les Rois les plus grands,
Vous me fassiez mourir de la mort des tyrans.

ALBIN
Ah ! de grâce aux Romains rendez plus de justice.
Pour Brutus, je le crois capable d'artifice ;
Mais il est généreux et, quel que soit son nom,
Il a trop de vertu pour tant de trahison.

CÉSAR
Et c'est cette vertu qui le rend redoutable :
S'il a juré ma mort, elle est inévitable. [220]
Rome, par son auteur jugeant de l'attentat,
Croira qu'en me perdant il veut sauver l'État ;
Et lorsqu'aux grands projets un grand exemple anime,
On doit plus redouter la vertu que le crime.
Ainsi pour m'en punir j'aurais pu l'élever…
Je m'abuse peut-être, et je vais l'éprouver.
La fille de Caton tient son âme asservie : [*227]
Pour rompre cet hymen, qu'il épouse Octavie.
A l'honneur d'un tel choix s'il s'oppose aujourd'hui
Je pourrai justement me défier de lui ; [230]
Et jusqu'à l'épouser s'il veut bien se contraindre,
C'en est fait, de sa part je n'ai plus rien à craindre ;
Car enfin sur mes jours s'il osait attenter,
A la seule Porcie il faudrait l'imputer.
Je sais que, dans son cœur, cette fière Romaine
De Caton contre moi fait revivre la haine ;
Et si de ses beautés Brutus est trop épris,
Sans doute de ma mort sa main sera le prix.
Éteignons, s'il se peut, cette funeste flamme…

Mais on vient, c'est Brutus ; Dieux ! éclairez mon âme. [240]

 

Entrent BRUTUS et FLAVIEN, son confident – I,5 – page 283 – En scène : CESAR, BRUTUS, ALBIN, FLAVIEN.

CÉSAR
Vous me voyez, Brutus, dans de mortels ennuis :
Je n'espère qu'en vous dans le trouble où je suis.
Le Parthe va m'ouvrir une noble carrière ;
Je cours venger Crassus, le Sénat, Rome entière. [*244]
Mais, si nous en croyons ce qui frappe nos yeux,
Ce projet ne peut-être avoué par les Dieux ;
Et, si nous respectons la foi des sacrifices,
Nous ne pouvons partir sous de plus noirs auspices.
Rome, à qui je suis cher, dans ce commun effroi
Croit que ce grand péril ne regarde que moi. [250]
Je ne me flatte point jusqu'au point de prétendre
Qu'au soin de mon salut les Dieux daignent descendre.
Mais je sait, si le sort, chez le Parthe ou je cours,
De mes exploits passés interrompait le cours,
Que je ne pourrais pas survivre à ma défaite.
Apprenez donc, Brutus, tout ce qui m'inquiète.
Octave est jeune encor, seul reste de mon sang. [*257]
Rome eût pu quelque jour l'élever à mon rang :
Mais à combien de traits ma mort le laisse en butte,
Je lui cherche un appui sur le point de sa chute. [260]
Je sais que les Romains, charmés de vos vertus,
N'ont rien de plus sacré que le nom de Brutus.
Enfin entre vos mains je veux remettre Octave ;
Il n'est point d'ennemis qu'avec vous il ne brave.
Si le Sénat en vous me donne un successeur,
Tenez-lui lieu de frère en épousant sa sœur.

BRUTUS
En épousant sa sœur ! Moi l'époux d'Octavie !

BRUTUS
Je vous entends, Brutus, vous adorez Porcie :
Mais songez de quel père elle a reçu le jour,
Et que César ne peut approuver votre amour. [270]
Vous ne répondez rien ? Parlez sans vous contraindre.
Ha ! je lis dans ton cœur, il n'est plus temps de feindre.
Oui, ce cœur à mes yeux ne parlant qu'à demi,
A trompé trop longtemps un trop crédule ami.
Aveugle que j'étais ! quand j'ai cru que son âme
Combattait, pour me plaire, une fatale flamme,
La fille de Caton, plus fière que jamais,
D'un seul de ses regards détruisait mes bienfaits.
Va, cours de tes refus instruire l'inhumaine.
Mais, prêt de triompher, crains d'en porter la peine ; [280]
Car enfin je sais tout, et malgré tes détours…

BRUTUS, à part
Dieux ! qu'entends-je ?

CÉSAR
                       Brutus, je vous aime toujours,
Et je ne prétends pas vous faire violence,
Parlez…

BRUTUS
         Vous l'ordonnez, et je romps le silence.
Je ne le nierai pas, Porcie a des vertus
Dignes de captiver l'amitié de Brutus.
Son père me l'avait autrefois destinée.
Vous le voulez : il faut rompre cet hyménée ;
Je renonce au bonheur de me voir son époux
Et ne puis balancer entre Porcie et vous. [290]
Mais, lorsque mon amour vous cède la victoire,
Souffrez que je balance entre vous et ma gloire.
Plus je vois qu'Octavie est au-dessus de moi,
Plus je trouve de honte à recevoir sa foi.
Que j'apprête à l'envie une vaste matière,
Que dira le Sénat, que dira Rome entière ?
Que j'immole Porcie à mon ambition,
Car dès longtemps pour elle on sait ma passion.
Brutus, triste débris d'un naufrage funeste,
De tant de biens perdus est le seul qui lui reste. [300]
Et, par un autre hymen, il pourrait aujourd'hui
La laisser sans espoir, sans parents, sans appui.
Ah ! Seigneur, concevez cette rigueur extrême.

CÉSAR
Et bien de son destin je me charge moi-même :
Oui, je lui vais offrir un époux dont le rang
Ne fera pas rougir les héros de son sang,
Un époux qui des Dieux tire son origine :
C'est Antoine en un mot que ma main lui destine.

BRUTUS
Antoine !… Je l'avoue, en recevant sa foi,
Elle recouvre plus qu'elle ne perd en moi ; [310]
Et ce serait avoir l'âme peu généreuse
Que de me plaindre encor quand on la rend heureuse.
C'en est fait, je me rends, vous pouvez désormais
Disposer de ma main au gré de vos souhaits.

CÉSAR
Ah ! que vous me charmez par cette déférence.
Oui, Brutus, mon bonheur passe mon espérance.
Je vous comptais déjà parmi mes ennemis,
Et, dans le même instant, vous devenez mon fils !
Qu'heureusement enfin mon âme est éclaircie !
Mais hâtons mon bonheur, qu'on appelle Porcie. [320]
Vous pouvez demeurer, je vais l'attendre. Adieu.

 

CÉSAR sort avec ALBIN. – I,6 – Page 286 – En scène : BRUTUS, FLAVIEN.

FLAVIEN
Quoi Seigneur ?

BRUTUS
                       Flavien, nous sommes dans un lieu,
Qui ne me permet pas de t'ouvrir ma pensée.
Mon âme jusqu'à feindre ici s'est abaissée.
César me soupçonnait, je l'ai trop entendu.
Il fallait le tromper, ou tout était perdu.
Ah ! que par ses soupçons mon âme est soulagée
Du poids d'une amitié par lui-même outragée.
Oui, César le premier s'est défié de moi
Et par-là m'autorise à lui manquer de foi. [330]

FLAVIEN
Courez-donc chez Porcie, et prévenez son âme.

BRUTUS
Non, malgré ses vertus, elle est amante et femme :
Laissons-la dans l'erreur. Je l'aime, Flavien ;
Mais l'intérêt de Rome est préférable au sien.
L'amour de mon pays est tout ce qui m'inspire ;
C'est pour la liberté qu'aujourd'hui je conspire.
Mais on peut nous entendre. Allons, quittons ces lieux :
C'est trop perdre en discours un temps si précieux.


ACTE 2

 

Sont en scène PORCIE et sa confidente PAULINE – II,1 – Page 288 – En scène : PORCIE, PAULINE.

PORCIE
Des desseins de César ne puis je être éclaircie ?
D'où vient auprès de lui qu'il appelle Porcie ? [340]
A-t-il donc oublié tous les maux qu'il m'a faits ?
Ignore-t-il enfin à quel point je le hais ?

PAULINE
Des maux qu'il vous a faits rappelant la mémoire,
Sans doute à les finir il veut mettre sa gloire,
Madame, et, de Brutus favorisant les vœux,
De votre hymen peut-être il veut former les nœuds.

PORCIE
Ah ! Pauline, est-ce à lui de former cette chaîne ?
Brutus en m'épousant doit épouser ma haine.
Comment le pourrait-il ? il est trop généreux
Pour détester la main qui le rendrait heureux. [350]
Mais tu sais à quel prix je lui fus destinée,
Quand l'auteur de mes jours conclut notre hyménée.
Le Sénat fugitif et Rome mise aux fers
N'avaient point d'autre espoir dans un si grand revers.
Il fallait que Caton, pour revivre en sa fille,
Unît un vrai Romain à sa triste famille.
Brutus portait un nom formidable aux tyrans,
Un nom dont ses vertus étaient de sûrs garants :
C'est par-là seulement qu'il m'obtint de mon père ;
C'est par-là qu'il m'est cher. Mais en vain il espère [360]
De pouvoir mériter la fille de Caton,
S'il vient à démentir ses vertus et son nom.

PAULINE
Mais, pour vous mériter, que voulez-vous qu'il fasse ?

PORCIE
Qu'il marche sur les pas des héros de sa race.
Mais, Dieux, qu'il en est loin ! Le tyran aujourd'hui
A-t-il d'ami plus cher, plus fidèle que lui ?
Cette union, Pauline, a droit de me confondre.
Aux bontés de César toujours prêt à répondre,
Il m'a presque oubliée, et je vois chaque jour
L'amitié s'enrichir des pertes de l'amour. [370]

PAULINE
Quoi, vous pouvez penser que Brutus vous oublie !
Non, Madame, avec vous un trop beau nœud le lie ;
Et de quelque froideur dont nos yeux soient témoins,
Il ne faut l'imputer qu'à ses pénibles soins ;
Songez à quels devoirs la préture l'engage.

PORCIE
S'il les veut bien remplir, qu'il ose davantage ;
De notre liberté qu'il soit le protecteur :
C'est surtout ce que Rome exige d'un préteur.
Mais à de tels devoirs il a fermé l'oreille,
Et le bruit de nos fers n'a rien qui le réveille. [380]
Que dis-je ? Si j'en crois quelques avis secrets,
À secouer le joug nos citoyens sont prêts.
Pour ôter à César et la vie et l'empire,
Un bruit confus m'apprend que le Sénat conspire ;
Sur le point d'éclater, on en parle tout bas,
Et Brutus est le seul qui ne m'en parle pas.
Il me fuit, il me craint, et ma vertu le gêne.

PAULINE
Madame, César vient : cachez-lui votre haine.

 

Entre CÉSAR avec ALBIN. II,2 – Page 290 – En scène : CESAR, PORCIE, ALBIN, PAULINE.

CÉSAR
Madame, à votre sang je sais ce que je dois.
Et si j'ose aujourd'hui vous appeller chez moi, [390]
Il en faut accuser les soins où je m'applique
Pour le bonheur de Rome et de la République.
Enfin voici le jour où je veux faire voir
Si je sais bien user du souverain pouvoir.
Je rappelle à regret la Discorde fatale
Qui, ne nous rassemblant dans les champs de Pharsale
Que pour voir les Romains triompher des Romains,
Dans notre propre sang nous fit tremper nos mains.
De nos divisions si, malgré ma clémence,
Il reste dans les cœurs encor quelque semence, [400]
Apprenez quels chemins je prends pour l'y chercher.
Sans employer le fer je l'en veux arracher.
Et pourquoi recourir à cet affreux remède
Qui fait qu'au premier mal un plus grand mal succède ?
Non de moi les Romains doivent mieux espérer :
Je veux les réunir, mais sans les déchirer.
Que l'hymen entre nous forme ces douces chaînes ;
Dans nos embrassemens qu'il étouffe nos haines ;
Qu'aux vaincus à jamais unissant les vainqueurs,
Dans une paix profonde il tienne tous les cœurs. [410]
Madame, c'est à vous à donner la première
Un aveu dont l'exemple entraîne Rome entière.
En vain je la parcours pour trouver un Romain
Qui mérite l'honneur de vous donner la main :
Je n'y vois rien du prix d'une telle conquête ;
Et sur le seul Antoine enfin mon choix s'arrête.

PORCIE
Quand les soins de César descendent jusqu'à moi,
J'ai si peu mérité l'honneur que j'en reçois
Que mon esprit confus cherche encor à comprendre
Si l'on adresse à moi ce que je viens d'entendre. [420]
Je vous dirai pourtant qu'un sort si glorieux,
En flattant mon orgueil, n'éblouit point mes yeux.
Oui, je vous dois beaucoup. Mais quand je considère
Ce que doit une fille aux ordres de son père,
Je ne regarde plus Antoine, ni son rang ;
L'acceptant pour époux, je trahirais mon sang :
À l'auteur de mes jours je dois être soumise.

CÉSAR
Je sais que votre main à Brutus fut promise,
Oui, Madame, et Caton, le nommant votre époux,
Ne pouvait en choisir de plus digne de vous. [430]
Mais croyez, si les Dieux nous rendaient ce grand homme,
Que, sacrifiant tout aux intérêts de Rome,
Vous le verriez lui-même approuver un dessein
Que le Ciel a pris soin de mettre dans mon sein.

PORCIE
Je ne sais de quel œil Caton verrait lui-même
Ce que projette ici votre prudence extrême.
Mais, s'il avait encor ses premières vertus,
Je sais qu'il garderait sa parole à Brutus.

CÉSAR
Si ce n'est que Brutus qu'à mes vœux on oppose,
De vos refus, Madame, on peut ôter la cause. [440]
Oui, pour vous affranchir d'une sévère loi,
Il épouse Octavie et vous rend votre foi.

PORCIE
Qu'entends-je ? quoi Brutus pourrait trahir sa gloire ?
Il m'abandonnerait ? Non, je ne le puis croire.
Mais que dis-je ? pourquoi ne le croirais-je pas ?
Dès longtemps de sa gloire il ne fait plus de cas ;
Et la triste vertu n'a plus rien qui l'enflamme
Depuis que la fortune a captivé son âme.
Voilà de vos faveurs le fruit pernicieux :
Ce n'est plus que pour vous que Brutus a des yeux. [450]
Vous seul étiez en droit de le rendre infidèle.
C'est donc là ce que Rome attend de votre zèle ?
Ah ! cruel, est-ce ainsi que vous vous préparez
A réunir les cœurs, quand vous les séparez ?

CÉSAR
Votre hymen à l'État pourrait être funeste :
Je sépare deux cœurs pour réunir le reste.
Ce n'est pas que Brutus, en s'attachant à moi,
Ait pu me donner lieu de soupçonner sa foi :
De ses vœux empressés je connais l'innocence.
Mais je sais de l'amour jusqu'où va la puissance [460]
Et rien ne pourrait plus m'assurer de son cœur,
Si je l'abandonnais à son premier vainqueur.
Ah ! j'ai trop d'intérêt de rompre cette chaîne :
À travers vos discours j'entrevois votre haine ;
Je vois mon ennemi, le plus cruel de tous,
L'implacable Caton revivre encor en vous ;
Et si je n'arrêtais cette haine fatale,
Rome ne serait plus bientôt qu'une Pharsale.
C'est par moi qu'elle vit sous de paisibles lois,
Qu'elle goûte à jamais le fruit de mes exploits. [470]

PORCIE
Quels exploits ! Et quel fruit Rome en peut-elle attendre,
Lorsqu'elle perd un bien que rien ne peut lui rendre ?
Non, la noire discorde et toute sa fureur,
Ces champs semés de morts, ce théâtre d'horreur,
Et tout ce qu'a d'affreux une guerre intestine,
N'approche pas des maux que la paix nous destine.
Malgré tant de malheurs, Reine de l'Univers,
Rome donnait des lois, on lui donne des fers.

CÉSAR
Que parlez-vous de fers ? Quel est donc ce langage ?
Est-il rien sous mes lois qui sente l'esclavage ? [480]
Ah ! si votre Pompée eût été mon vainqueur…
Je ne sais quels projets il roulait dans son cœur.
Mais les Dieux l'ont jugé ; leur sagesse équitable
Montre assez qui de nous était le plus coupable.

PORCIE
Et d'un éclat si vain on croit frapper mes yeux :
Caton seul dans mon cœur balance tous les Dieux.
Par le destin Pompée en vain s'est vu proscrire,
Caton vous condamna, c'est à moi d'y souscrire.
Comment de cet arrêt puis-je me défier !
Vous prenez trop de soin de le justifier, [490]
Et déjà sur les cœurs portant la tyrannie…
Mais ne vous flattez pas de la voir impunie :
Ce Brutus, à vos lois en esclave asservi,
Quelqu'autre peut l'ôter à qui me l'a ravi.
Vous vous repentirez d'en avoir fait un traître :
Il trahit sa maîtresse, il trahira son maître.
Et si le Ciel m'entend, s'il daigne m'exaucer,
Vous l'approchez du cœur que sa main doit percer.

CÉSAR
O Dieux ! quelle fureur ! chaque moment l'augmente.
Mais je dois excuser les transports d'une amante [500]
Et montrer qu'aux Romains je puis donner la loi,
Puisque par ma vertu je puis régner sur moi.

 

CÉSAR sort avec ALBIN. – II,3 – Page 295 – En scène : PORCIE, PAULINE.

PORCIE
Borne-la donc, Tyran, à régner sur ton âme ;
Mais sur Rome et sur moi…

PAULINE
                                   Que faites-vous, Madame ?
À quelle épreuve, ô Ciel ! mettez-vous sa bonté ?

PORCIE
Que n'est-il contre moi cent fois plus irrité ?
Que ne peut le cruel me prendre pour victime !
Pour allumer la foudre, il a besoin d'un crime :
Les projets des tyrans n'irritent point les Dieux
Et c'est leur ressembler que d'être ambitieux. [510]

PAULINE
Ô Ciel ! quelle fureur de votre âme s'empare !
Vous outragez les Dieux !

PORCIE
                                   Que veux-tu ? je m'égare :
Mais mon ressentiment peut-il trop éclater
Après ce dernier coup qu'on vient de me porter !
Je perds tout, et tu veux que la raison me guide.
Brutus m'a pu trahir !

PAULINE
                                   Oubliez un perfide.

PORCIE
Il faut donc oublier mon père et mon païs ;
Nos malheurs sont communs, nous sommes tous trahis.
Souviens-toi de ce jour fatal à notre gloire,
Je n'en puis sans frémir rappeller la mémoire, [520]
Jour affreux où, Caton s'immolant de sa main,
Dans Utique avec lui périt le nom Romain.
C'est là que ce héros, déchirant ses entrailles,
De notre liberté marqua les funérailles.
Mes yeux, mes tristes yeux en furent les témoins.
Mais sa main fut trop prompte et prévint tous mes soins.
La mienne dans mon sang allait être plongée :
"Arrête, me dit-il, Rome n'est pas vengée.
Dans le camp de César je te laisse un époux :
Je le connais, ma fille, il nous vengera tous ; [530]
C'est à lui d'immoler un tyran que j'abhorre ;
Et je meurs trop heureux, puisqu'il respire encore."
A ces mots il expire à mes yeux éperdus,
En prononçant les noms de Rome et de Brutus.

PAULINE
N'y pensez plus, Madame, et, rendue à vous-même,
Haïssez un ingrat…

PORCIE
                       J'en rougis : mais je l'aime.
Et, quoique de mon père il démente le choix,
Je me vois pour jamais asservie à ses lois.
Que dis-je ? Moi l'aimer ? Pardonne, ombre plaintive,
Brutus n'est qu'un esclave et je suis sa captive. [540]
Tu me l'as commandé, j'ai trop su t'obéir.
Oui, je l'ai trop aimé pour pouvoir le haïr ;
Il le faut toutefois, ma gloire me l'ordonne.
L'effort est grand, Pauline, et mon cœur s'en étonne :
Mais, quelque grand qu'il soit, le beau sang dont je sors
Ne doit pas se borner à de communs efforts.
Silence, mon amour, laisse régner ma haine :
Je ne puis à la fois être Amante et Romaine.
Allons, cherchons Brutus : je veux lui reprocher…
Demeurons… C'est ici que je dois le chercher. [550]
Sur les pas du Tyran l'ambition l'attache.

Je vois Antoine, ô Ciel ! serait-il assez lâche ?…

 

Entre ANTOINE– II,4 – Page 297 – En scène : ANTOINE, PORCIE, PAULINE.

PORCIE
Antoine, quel dessein vous amène en ces lieux ?

ANTOINE
Madame, pardonnez si je m'offre à vos yeux :
J'ai cru trouver César.

PORCIE
                                   Il va vous faire entendre
Que Porcie à vos vœux refuse de se rendre.

ANTOINE, à part
Je ne sais que penser, et mon esprit confus…

PORCIE
Il pourrait à mépris imputer mes refus,
Et je veux, sur ce point, vous instruire moi-même.
Fille d'un vrai Romain, Rome est tout ce que j'aime ; [560]
Et pour son intérêt au bout de l'univers,
J'irais chercher la main qui briserait ses fers.
Du crime de César trop fidèle complice,
Je n'attends pas de vous un si grand sacrifice.
Brutus même, Brutus sur qui j'osais compter
Aurait craint à ce prix de me trop acheter ;
Et l'éclat des grandeurs flattant seul son envie,
Malgré sa foi donnée, il épouse Octavie.

ANTOINE
Il épouse Octavie ? ô Ciel ! que dites-vous ?

PORCIE
Ce que m'a dit César, qu'il sera son époux. [570]

ANTOINE
Quoi ? César… juste Ciel ; je perds ce que j'adore.

PORCIE
Vous aimez Octavie ? Ô vous que Rome implore,
Achevez, Dieux puissans, l'espoir nous est permis,
Puisque vous divisez nos communs ennemis.

 

PORCIE sort avec PAULINE. –  II,5. – page 299 – En scène : ANTOINE, seul

ANTOINE
Qu'entens-je ? quel revers, contre toute apparence,
Quand je me crois heureux, détruit mon espérance.
César m'ôte Octavie ! ô Dieux ! mais dans quel temps :
Au moment qu'il doit tout à mes soins éclatants !
Moi seul, sous son pouvoir rangeant la terre et  l'onde,
Je viens mettre à ses pieds tous les sceptres du monde. [580]
Pour lui je réunis le peuple et le Sénat ;
Je change en sa faveur la face de l'État ;
Et, lorsque pour tout fruit je ne veux qu'Octavie,
On m'apprend que l'ingrat me l'a déjà ravie.
Je lui donne un Empire et j'en reçois la mort.
Non, non qu'il craigne tout de mon jaloux transport.
Je puis contre sa tête exciter quelque orage ;
Je puis du moins, je puis détruire mon ouvrage.
Allons.
            Mais Octavie ici porte ses pas ;
Dieux ! peut-on se résoudre à céder tant d'appas ? [590]

 

Entre OCTAVIE. – II,6 – Page 300 – En scène : ANTOINE, OCTAVIE.

OCTAVIE
Et bien, Seigneur, enfin que faut-il que j'espère ?
Le Sénat nous est-il favorable ou contraire ?
Que vous a dit César dans ce long entretien ?

ANTOINE
Ah ! Madame…

OCTAVIE
                       Achevez : vous ne me dites rien !
Auriez-vous découvert…

ANTOINE
                                   Hélas !

OCTAVIE
                                               Parlez, je tremble :
Vous me faites prévoir tous les malheurs ensemble.
C'est tenir trop longtemps mes esprits suspendus.

ANTOINE
Madame, je vous perds : vous êtes à Brutus.

OCTAVIE
Hélas !

ANTOINE
            Vous soupirez : ô soupir qui me charme !
Non, le choix de César n'a plus rien qui m'alarme ; [600]
C'est en vain qu'à Brutus il promet votre foi,
Au fond de votre cœur, l'amour parle pour moi.

OCTAVIE
D'un malheureux amour que sert la voix plaintive ?
Il parle dans un cœur que le devoir captive.
Par de suprêmes lois, Brutus est mon époux ;
Et vous n'avez, Seigneur, que mes soupirs pour vous.

ANTOINE
Quoi ! vous accepteriez l'époux qu'on me préfère !
Mais quel devoir ! Je sais qu'Octave votre frère
D'une sœur de César tient la clarté du jour. [*609]
Mais vous, lorsqu'au devoir vous immolez l'amour, [610]
Devez-vous à César la même obéissance ?
Une autre que sa sœur vous donne la naissance.

OCTAVIE
Quoi !  César m'associe à d'illustres aïeux ;
Il m'unit à son sang par un choix glorieux ;
Il m'adopte, et j'irais l'obliger à reprendre
Tout l'éclat que sur moi sa main daigne répandre !
Que n'aurait pas alors l'envie à publier ?
Mais quand jusqu'à ce point j'oserais m'oublier,
Ignorez-vous, Seigneur, qu'Octavien mon père
A soumis à César Octavie et son frère ? [620]
Qu'enfin c'est à lui seul qu'au moment de sa mort,
Il transmit tous les droits qu'il avait sur mon sort.

ANTOINE
He bien ! obéissez, trahissez-moi, cruelle !
Mais ne prétendez pas qu'à moi-même infidèle,
J'achève des projets pour vous seule entrepris,
Et dont une autre enfin doit recevoir le prix.
Non, je ne serai point l'instrument de ma perte.
Et puisque votre main à Brutus est offerte,
C'est à lui désormais d'engager le Sénat
À remettre à César le destin de l'État. [630]
Je m'attends qu'en secret, blâmant ses injustices,
César connaîtra mieux le prix de mes services.
Rome, plus qu'il ne pense, aime la liberté.
Mais quand même Brutus dompterait sa fierté,
À vos communs efforts quand tout serait possible,
Songez que j'y puis mettre un obstacle invincible
Et que ne suivant plus que mon juste transport…

OCTAVIE
Ah cruel ! achevez de me donner la mort ;
Avec nos ennemis soyez d'intelligence ;
Allez contre César animer leur vengeance [640]
Et, suivant en aveugle un transport furieux,
Chargez-vous de remplir les menaces des Dieux.
Ainsi donc un héros qui me tient lieu de père
Verra trancher ses jours par une main si chère.
Hélas ! quand je craignais de si funestes coups,
Aurais-je pu penser qu'ils partiraient de vous ?

ANTOINE
César m'est toujours cher, et plus cher que moi-même.
Mais enfin c'est par lui que je perds ce que j'aime ;
Et, de quelque fureur que je me puisse armer,
Vous excuseriez tout si vous saviez aimer. [650]
Je vous en dis assez pour vous faire comprendre
À quels emportemens vous devez vous attendre :
C'est à vous de prévoir…

OCTAVIE
                                   Et que puis-je, Seigneur ?
Voyez plutôt César ; ouvrez-lui votre cœur.
S'il trahit votre amour, c'est parce qu'il l'ignore.
Mais enfin à Brutus je ne suis pas encore ;
Pour changer notre sort il ne faut qu'un moment.
Allez, parlez, pressez, mais sans emportement :
César, vous le savez, ne peut souffrir d'outrage.

ANTOINE
Eh bien pour l'attendrir mettons tout en usage. [660]
Je vais lui déclarer l'amour que j'ai pour vous.
Puisse-t-il à son tour m'écouter sans courroux.
C'est à lui de savoir, dans cette concurrence,
Entre Antoine et Brutus mettre une différence.
Il peut me refuser ; mais qu'il y pense bien :
Après un tel affront, je ne réponds de rien.


ACTE 3

 

Sont en scène BRUTUS et FLAVIEN – III,1 – page 303 – En scène : BRUTUS, FLAVIEN

BRUTUS
Quoi Porcie en ces lieux, obstinée à m'attendre,
Veut, malgré son dépit, me parler et m'entendre ?
Quel est donc ce dessein ?

FLAVIEN
                                   Elle doute, Seigneur,
Qu'un jour, qu'un seul moment ait changé votre cœur, [670]
Et ne peut se résoudre à vous croire parjure,
À moins que votre bouche ici ne l'en assure.

BRUTUS
Je pourrais… Ah ! fuyons, je me connais trop bien,
Je ne soutiendrais pas un si triste entretien.
Tu sais quel est l'amour qui pour elle m'enflamme,
Et mes yeux trahiraient le secret de mon âme.

FLAVIEN
Et pourquoi plus longtemps lui cacher ce secret ?
On se peut dans son sein déposer sans regret.
Comme vous des tyrans ennemie implacable,
De quelle fermeté n'est-elle point capable ? [680]
En doutez-vous, Seigneur, vous qui la connaissez ?

BRUTUS
Je te l'ai déjà dit, elle aime ; c'est assez.

FLAVIEN
Apprenez-lui du moins que votre cœur fidèle,
En abusant César, se conserve pour elle.

BRUTUS
M'en croirait-elle ? Non ; et, pour la rassurer,
Il faudrait me résoudre à lui tout déclarer.
Avec elle toujours j'ignorai l'art de feindre :
Elle approfondirait ce qui peut m'y contraindre
Et le tendre intérêt qu'elle prend à mes jours
Grossirait à ses yeux les périls où je cours. [690]
Mais quand, pour surmonter de si justes alarmes,
Le sang dont elle sort lui prêterait des armes,
Son cœur, ne doutant plus de ma fidélité,
Montrerait à César trop de tranquillité :
Et que penserait-il de cette grandeur d'âme ?
Perdre un cœur et se taire est trop pour une femme.
César sait notre amour et, pour le mieux tromper,
En reproches sanglants elle doit s'échapper.
Ah ! je verrais bientôt l'entreprise avortée,
Si la feinte entre nous paraissait concertée. [700]
Il faut que mes desseins ne soient pas pénétrés.

FLAVIEN
Mais vous serez suspect à tous les conjurés ;
Et d'un prompt changement leur foi sera suivie,
S'ils savent que César vous destine Octavie.

BRUTUS
Je viens de prévenir Cassie et Metellus,
Popilius, Cinna, Decime et Lentulus…
Mais cherchons d'autres lieux pour cette confidence.
Viens… Dieux ! je vois Porcie : évitons sa présence.

 

Entrent PORCIE et PAULINE. – III,2 – page 306 – En scène : BRUTUS, PORCIE, FLAVIEN, PAULINE.

PORCIE
Ne fuyez pas, Brutus ! Je ne veux pas longtemps
Suspendre les projets de vos vœux inconstants. [710]
On m'en avait instruite, et je n'osais le croire.
Tout me parlait pour vous, votre nom, votre gloire.
Mais j'ouvre enfin les yeux. Ce soin de m'éviter
Ne me fait que trop voir qu'il n'en faut plus douter.
Ô Ciel ! il est donc vrai, vous êtes infidèle !
Ne croyez pas pourtant que ma douleur mortelle,
Quand vous me trahissez, n'ait pour objet que moi :
C'est à tous les Romains que vous manquez de foi.

BRUTUS
Pour vous, pour les Romains, que ne puis-je, Madame,
Montrer ce que je sens dans le fond de mon âme ? [720]
Mais je ne puis former, malgré ce que je sens,
Ni pour vous, ni pour eux que des vœux impuissants.
Je sais qu'après l'honneur de vous avoir servie
J'ai dû compter pour rien d'épouser Octavie.
César m'en est témoin, j'ai longtemps combatu.

PORCIE
Va, ne te pare pas d'une fausse vertu.
Cet éclat imposteur ne m'a que trop déçue.
Hélas ! je ne m'en suis que trop tard aperçue.
Mon père en expirant me remit en tes mains :
Je crus aimer en toi le vengeur des Romains. [730]
Quel appas pour un cœur qui n'aimait que la gloire
Ce cœur sans balancer te céda la victoire.
Mais n'en triomphe pas, je l'ai déjà repris ;
Tu n'es plus à mes yeux qu'un objet de mépris.
Adieu, je me retire et crains d'être importune,
Tu dois tous tes momens aux soins de ta fortune.
Cependant ne crois pas jouir en sûreté
De ces tristes grandeurs dont César t'a flatté.
Crains pour ton cher Tyran quelque revers funeste :
Si Rome perd Brutus, Porcie au moins lui reste. [740]
Je vais prendre ta place et, bravant le danger,
Tirer Rome des fers, me perdre, ou la venger.
Penses-tu qu'en toi seul tout notre espoir se fonde ?
Je puis, à ton défaut, trouver qui me seconde :
Il est des Cassius, des Cinnas, des Metels
Qui peuvent au Tyran porter cent coups mortels.

BRUTUS
Ciel !

PORCIE
            Je vais les chercher. Tous, amis de mon père,
Ils prêteront leurs bras à ma juste colère.
Oui, j'y cours…

BRUTUS, à part
            Justes Dieux ! les chefs des conjurés !
Empêchons un éclat… Madame, demeurez. [750]

PORCIE
Tu m'arrêtes ! Barbare, achève ton ouvrage
Et me livre au Tyran pour assouvir ta rage.

BRUTUS
Quels transports ! c'en est trop, ma prudence est à bout :
Je le vois bien, Madame, il faut vous dire tout.
Flavien, en ces lieux on pourrait nous entendre :
Va, sors, et garde bien de nous laisser surprendre.

 

FLAVIEN sort.– III,3 – page 308 – En scène : BRUTUS, PORCIE.

BRUTUS
Qu'alliez-vous faire ? Ô Ciel ! un éclat indiscret
D'une noble entreprise eût trahi le secret.
Mais il faut à vos yeux dévoiler ce mystère.
Oui, je venge en ce jour et Rome et votre père ; [760]
Et ces mêmes amis que vous m'avez nommés
Déjà contre César je les avais armés.

PORCIE
Qu'entends-je ? N'est-ce point un songe qui m'abuse ?
C'est Brutus qui nous venge et c'est lui que j'accuse !
Quels injustes soupçons… Ah ! Seigneur, pardonnez
Tous les noms odieux que je vous ai donnés.

BRUTUS
Au milieu du Sénat une vengeance prompte
Dans le sang de César en va laver la honte.
C'est-là qu'aux yeux de tous je prétends faire voir
Si le cœur de Brutus a trahi son devoir. [770]
Je reçois tous les jours quelque nouvelle injure ;
Jusqu'à mon tribunal on porte le murmure ;
Et si l'aspect du rang où César m'a placé
Impose aux plus hardis un silence glacé,
Empruntant d'autres voix pour me crier vengeance,
Ils sèment des écrits dont ma gloire s'offense.
Ces mots y sont tracés, à mes regards confus :
"Tu dors Brutus, tu dors, et n'es pas vrai Brutus."
Ah ! d'un couroux trop lent puisque l'on se défie,
Il est temps que j'éclate et que je justifie [780]
Et le fameux Romain dont je porte le nom,
Et l'amour de Porcie, et le choix de Caton.
Non, Rome, moi vivant, tu n'auras point de maître :
Je saurai soutenir le sang qui m'a fait naître,
Ou, t'en sacrifiant le reste infortuné,
Te le rendre aussi pur que tu me l'as donné.

PORCIE
Ah ! Brutus, dans mon cœur que vous jetez d'alarmes !

BRUTUS
Vous vous troublez, Madame, et vous versez des larmes.

PORCIE
Hélas ! si vos desseins sont trahis par le sort…

BRUTUS
Mourant pour mon pays, vous pleureriez ma mort ? [790]
Ah ! montrez-vous, de grâce, une âme plus Romaine,
Et ne me forcez pas à rougir de ma chaîne.
Laissez les vains regrets aux vulgaires amants :
Vous devez à Brutus de plus hauts sentiments.

PORCIE
Et comment sans regret songer que c'est moi-même
Qui viens de vous jeter dans ce péril extrême ?
J'ai pris soin – que ne peut une Amante en couroux ? –
D'inspirer au tyran des soupçons contre vous.
Ma bouche, ne prenant que ma fureur pour guide,
Vous a peint à ses yeux sous les traits d'un perfide. [800]
Peut-être en ce moment les Dieux m'ont fait parler
Pour lui montrer la main qui devait l'immoler.
Puis-je voir sans frémir à quoi je vous expose,
Et, si vous périssez, que j'en serai la cause ?
César de tous vos soins prêt à se défier…

BRUTUS
Gardez dans son esprit de me justifier ;
Ou plutôt, affectant une haine implacable,
À ses yeux, s'il se peut, peignez-moi plus coupable ;
Déguisez votre cœur pour mieux frapper le sien :
C'est l'intérêt de Rome et le vôtre et le mien. [810]
Pour notre liberté nous avons tout à craindre,
Et, pour perdre un Tyran, c'est vertu que de feindre.

PORCIE
Oui, feignons, j'y consens, et si c'est trahison,
À qui nous y contraint demandons-en raison.
C'en est fait et j'étouffe un regret qui vous blesse ;
Votre vertu m'anime à vaincre ma faiblesse.
Allez affranchir Rome, n'attendez de moi
Qu'un cœur comme le vôtre incapable d'effroi.
Mais songez bien, Seigneur, que de sa délivrance
C'est sur vos jours que Rome a fondé l'espérance, [820]
Que, pour la garantir d'un joug injurieux,
Vous devez ménager des jours si précieux,
Que César doit périr…

BRUTUS
                                   Sa perte est assurée,
Tout le Sénat ensemble avec moi l'a jurée.
Oui, Madame, et le sort, favorable aux Romains,
Permet que de lui-même il se livre en nos mains.
Antoine à tous nos coups va l'exposer en butte,
Et, croyant l'élever, précipite sa chute.

 

Entre FLAVIEN. – III,4 – page 312 – En scène : BRUTUS, PORCIE, FLAVIEN.

FLAVIEN
Seigneur, César approche.

BRUTUS, à Porcie
                                   Allez, quittez ces lieux,
Madame, et de mon sort laissez le soin aux Dieux. [830]

 

PORCIE sort. Entrent CÉSAR et ALBIN. – III,5 – page 312 – En scène : CESAR, BRUTUS, ALBIN, FLAVIEN.

CÉSAR
Porcie est irritée, elle fuit ma présence.
Tantôt de ses transports j'ai vu la violence :
Par vos sages conseils ne sont-ils point calmés ?

BRUTUS
Seigneur, tous ses regards, de colère enflammés,
Ne m'ont d'abord montré qu'une haine implacable.
Elle m'a des mortels nommé le plus coupable
Mais joignant à l'honneur que m'a fait votre choix
Ce qu'on doit de respect à vos suprêmes lois,
J'ai cru voir dans ses yeux sa colère adoucie ;
Elle a moins éclaté, c'est beaucoup pour Porcie, [840]
Le temps fera le reste, et j'espère, Seigneur,
Que la haine et l'amour sortiront de son cœur.

CÉSAR
Que je serais heureux, si ce cœur indomptable,
À force de bienfaits rendu plus équitable,
Pouvait enfin pour moi désarmer ses rigueurs !
Je n'aspire, Brutus, qu'à régner sur les cœurs
Et Rome vainement m'offre un superbe empire
S'il faut qu'un seul Romain en secret en soupire.
À de si beaux desseins prêtez-votre secours,
Faites bénir partout et mes lois et mes jours ; [850]
Prévenez le Sénat, et faites-lui connaître
Que César en ces lieux est plus père que maître.
Je l'attends de vos soins, et j'ose me flatter
Que, pour me rendre heureux, vous allez tout tenter.

BRUTUS
Seigneur, votre bonheur dépend tout de vous même,
Le Sénat vous révère et le peuple vous aime.
Votre pouvoir ici n'a pas besoin d'appui.

Mais Antoine paraît : je vous laisse avec lui.

 

Sortent BRUTUS et FLAVIEN. Entre ANTOINE. – III,6 – page 314 – En scène : CESAR, ANTOINE, ALBIN.

CÉSAR
Approche, cher Antoine, et prends part à ma joie.
Que mon cœur tout entier à tes yeux se déploie. [860]
De la part du Sénat rien ne m'alarme plus.
Je viens à mon destin d'associer Brutus :
Ce Brutus, soupçonné d'attenter sur ma vie,
Va devenir mon fils, il épouse Octavie.

ANTOINE
Il épouse Octavie ! Ah Seigneur, songez-vous
Combien un choix si beau lui fera de jaloux ?

CÉSAR
Je ne l'ignore pas ; mais je ne puis mieux faire ;
Tu sais qu'à mes desseins ce choix est nécessaire.

ANTOINE
Ciel !

CÉSAR
            N'en murmure point. Je te veux désormais
Combler de tant de gloire et de tant de bienfaits… [870]

ANTOINE
Hé, que me serviront ces bienfaits, cette gloire ?
Mon malheur est plus grand que vous ne sauriez croire :
Le bonheur de Brutus est pour moi trop fatal ;
Il épouse Octavie, et je suis son rival.

CÉSAR
Son rival ! Dieux, qu'entends-je ? ô fortune cruelle !
Ô plus cruel ami ! car enfin votre zèle
Avait trop mérité ce présent de ma main.
Pourquoi renfermiez-vous vos feux dans votre sein ?

ANTOINE
Octavie est un bien si grand, si plein de charmes
Que ma témérité me causait des alarmes ; [880]
Je n'osais avouer la gloire de mes fers
Qu'en mettant à vos pieds Rome et tout l'univers.

CÉSAR
Je plains de votre amour la triste destinée.
Mais enfin à Brutus ma parole est donnée.

ANTOINE
Quoi Seigneur, vous pourriez, insensible à mes vœux,
Aux dépens de mon cœur rendre un rival heureux ?
Mais que dis-je un rival ? Il n'aime que Porcie :
Il me verrait heureux sans me porter envie
Et, quand vous m'accablez du plus mortel ennui,
Le bien que vous m'ôtez n'en est pas un pour lui. [890]

CÉSAR
Je ne sais si Brutus s'abaisse jusqu'à feindre ;
Mais de mon changement il aurait à se plaindre,
Et ce n'est pas à moi, quoi qu'il ait projeté,
De lui servir d'exemple à l'infidélité.

ANTOINE
Non, non, ce n'est point là ce qui vous inquiète.
Vous n'aspirez, Seigneur, qu'à voir Rome sujette,
Et voilà d'où me vient le sort dont je me plains :
Brutus peut au Sénat traverser vos desseins,
Vous craignez seulement qu'il ne vous soit contraire,
Vous l'avouez vous-même : il vous est nécessaire. [900]
Ainsi donc je verrai mes services passés
De votre souvenir en un jour effacés.
Oui, j'éprouve en ce jour ce que je n'osais craindre.
Ah ! des premiers amis que le sort est à plaindre,
Puisqu'on les sacrifie, après mille travaux,
À la nécessité d'en faire de nouveaux.
Quoi ? faut-il qu'aujourd'hui Brutus sur moi l'emporte
Parce qu'à vos desseins ce nouveau choix importe ?
Mais quand vous lui donnez le plus grand de vos biens,
Mettez dans la balance et ses soins et les miens. [910]
Pour voir s'il me surpasse, ou plutôt s'il m'égale,
Remettez-nous tous deux dans les champs de Pharsale ;
Pour divers intérêts voyez tomber nos coups,
Tous les siens pour Pompée et tous les miens pour vous.
Mais, sans aller si loin, Seigneur, dans Rome même
Voyez qui de nous deux vous offre un diadème. [*916]

CÉSAR
Ah ! ne m'offrez plus rien, je renonce à vos soins ;
Ou cessez de m'en rendre, ou me les vantez moins.

ANTOINE
Vous avez arraché ce reproche à ma bouche.
Mais, je le vois, mes soins n'ont plus rien qui vous touche ; [920]
De mes faibles secours vous allez vous passer
Et sans moi sur le trône on s'offre à vous placer.
Cependant des Romains ce que j'ai pu connaître
M'apprend qu'avec regret ils souffriront un maître :
Le premier en ces lieux ; mais, parmi vos égaux,
Vos sujets prétendus sont autant de rivaux.
Et ce rang, qu'en secret peut-être on vous dispute,
Est assez chancelant pour en craindre la chute.

CÉSAR
Arrêtez, téméraire, ou craignez mon courroux.

ANTOINE
Et peut-il me porter de plus terribles coups ? [930]
C'est un bonheur pour moi que de perdre la vie,
Lorsque je perds l'espoir d'obtenir Octavie…

Elle vient. Que sa vue augmente mes transports !

 

Entre OCTAVIE – III,7 – page 318 – En scène : CESAR, ANTOINE, OCTAVIE, ALBIN.

ANTOINE
Madame, sur César j'ai fait de vains efforts.
Il consent à ma perte en m'ôtant ce que j'aime,
Et vous allez sans doute y consentir vous-même.
Obéissez, suivez un barbare devoir,
Et moi je ne suivrai que mon seul désespoir.

 

ANTOINE sort – III,8 – page 318 – En scène : CESAR, OCTAVIE, ALBIN.

OCTAVIE
Ah ! Seigneur, excusez un amant qui s'emporte,
Ou plutôt, s'il se peut, empêchez qu'il ne sorte. [940]
Il a quelque pouvoir sur le cœur des soldats,
Et dans un premier feu…

CÉSAR
                                   Non je ne le crains pas.
Quand d'un courroux si prompt une âme est enflammée,
Tout ce qu'elle a d'ardeur se dissipe en fumée.
Je crains bien plus un feu sous la cendre amorti.
Mais puisqu'à votre hymen Brutus a consenti,
Je suis heureux, ma fille, à la fin je respire ;
Je ne craignais que lui, puisqu'il faut vous le dire,
Et quoiqu'il me fût cher et qu'il fût mon ami,
À le voir seulement j'ai mille fois frémi. [950]

OCTAVIE
Ah ! Seigneur, je frémis moi-même à vous entendre :
D'un noir pressentiment j'ai peine à me défendre.
Ces troubles qu'un objet en nous vient exciter
Sont des avis des Dieux dont on doit profiter.
Brutus m'épouse. Ô Ciel ! que n'ai-je point à craindre
D'une âme si longtemps instruite en l'art de feindre ?
Vous formez entre nous d'indissolubles nœuds :
Qu'allons-nous devenir s'il nous trompe tous deux ?
Que serait-ce, grands Dieux ! si la triste Octavie
Découvrait des complots, et contre votre vie ? [960]
Par ma bouche, Seigneur, seraient-ils déclarés ?
Ses intérêts alors me seraient trop sacrés.

CÉSAR
Qu'entens-je ! Si Brutus un jour tramait ma perte,
Malgré sa perfidie à vos yeux découverte,
Vous pourriez sans remords le laisser achever !

OCTAVIE
Je réponds de mourir, mais non de vous sauver.

CÉSAR
C'est donc là tout le fruit d'un si triste hyménée !
N'importe, poursuivons, ma parole est donnée.
Oui, Madame, à Brutus j'ai promis votre main :
Je veux être obéi, soyez prête à demain. [970]

OCTAVIE
Hélas !

CÉSAR
            Vous soupirez.

OCTAVIE
                                   Seigneur, si je soupire,
Ce n'est pas qu'à vos lois je balance à souscrire.
Mais si je hais Brutus, c'est que je vois, Seigneur,
Que l'ingrat vous trahit dans le fond de son cœur,
Que je vous fais, sans fruit, un triste sacrifice.
J'obéirai pourtant, s'il faut que j'obéisse.
J'y vais forcer mon cœur autant que je pourrai,
Et ce n'est qu'en mourant que je vous trahirai.

 

OCTAVIE et ALBIN sortent. – III,9 – page 320 – En scène : CÉSAR resté seul.

CÉSAR
Ciel ! quel est ce langage, et par quel sort étrange
Chacun à son devoir avec peine se range ? [980]
Octavie à mes lois obéit à regret ;
Si je l'en crois, Brutus me trahit en secret ;
Antoine furieux en reproches éclate.
C'est donc là le pouvoir dont mon orgueil se flatte ?
Ô combien est à plaindre un cœur ambitieux !
Les rois sont vainement les images des Dieux,
Ils ne sauraient jouir de cette paix profonde
Que goûtent dans les cieux ces arbitres du monde.
Car enfin, sont-ils bons, règnent-ils en vrais rois ?
Il faut qu'à leurs sujets ils conforment leurs lois. [990]
Règnent-ils en tyrans ; sont-ils inexorables ?
Sans pouvoir être heureux, ils sont des misérables.
Prends ton parti ; le trône a pour toi des appas,
Vois donc si des vrais rois tu veux suivre les pas
Ou si tu veux choisir les tyrans pour modèles.
Mais quoi ? tu cours déjà sur les traces cruelles,
Ton pouvoir faible encor attente sur les cœurs,
Octavie à tes yeux gémit de tes rigueurs,
Tu lui donnes la mort en l'appellant ta fille,
Et tu deviens tyran jusques dans ta famille. [1000]

Mais quelqu'un vient.

 

Entre ALBIN . – III,10 – page 321 – En scène : CÉSAR, ALBIN.

ALBIN
                            Seigneur, Calpurnie en ces lieux
Vient de vous rapporter la réponse des Dieux.

CÉSAR
Eh bien, allons savoir ce qu'ils daignent m'apprendre.
Puissent-ils m'inspirer quel parti je dois prendre.


ACTE 4

 

Sont en scène OCTAVIE et JULIE – IV,1 – page 321 – En scène : OCTAVIE, JULIE.

OCTAVIE
Non, ne condamne plus de si justes douleurs :
Tout m'annonce en ces lieux le comble des malheurs.
Et comment puis-je voir d'une âme indifférente
Dans les bras de César Calpurnie expirante ?
N'en doutons plus, les Dieux à Préneste ont parlé ;
Des destins ennemis l'arrêt est révélé. [1010]
C'est en vain qu'on le cache à la triste Octavie :
Du plus grand des mortels on va trancher la vie.
Mais ce n'est rien encor : pour me désespérer,
Antoine contre lui vient de se déclarer.

JULIE
Que dites-vous, Madame, et osez-vous le croire ?
Antoine jusques-là pourrait trahir sa gloire ?

OCTAVIE
Malheureuse, j'espère et tremble tour à tour :
Sa vertu me rassure et je crains son amour.
L'amour au désespoir n'est que trop redoutable.
Ah ! Julie, il n'est rien dont il ne soit capable. [1020]
Antoine perd en moi ce qu'il aime le mieux.
Il parlait de vengeance en sortant de ces lieux
Et, si de ses desseins je suis bien informée,
Il va contre César solliciter l'armée.
Hélas ! ce bruit cruel est venu jusqu'à moi.
Il m'assassine enfin pour me prouver sa foi.
Ainsi donc des malheurs annoncés à Préneste
Mes yeux infortunés sont la source funeste
Et leur éclat fatal allume le flambeau
Qui conduira César dans la nuit du tombeau. [1030]

JULIE
Madame, César vient, tâchez de vous contraindre.

 

Entrent CÉSAR et ALBIN – IV,2 – page 323 – En scène : CÉSAR, ALBIN, OCTAVIE, JULIE.

CÉSAR, en entrant
Ô Destins ! ce que j'aime est ce qu'il me faut craindre.

OCTAVIE
Ah ! Seigneur, parlez-vous ou d'Antoine ou de moi ?

CÉSAR
Je parle des ingrats qui me manquent de foi.

OCTAVIE
Sous ces traits odieux puis-je me reconnaître ?

CÉSAR
Vous m'aimez, je le sais. Mais Antoine est un traître :
Il ose à la révolte exciter mes soldats.

OCTAVIE
Ah ! souffrez jusqu'à lui que je porte mes pas.
C'est pour me trop aimer qu'il vous est infidèle.
Mais de son repentir fiez-vous à mon zèle : [1040]
J'attendrirai son cœur à force de pleurer ;
Mes yeux ont fait le crime, ils vont le réparer.

CÉSAR
Non, je n'ai pas besoin du secours de vos larmes.
Sa révolte, après tout, me cause peu d'alarmes,
Et je puis à mon gré disposer de son sort.

OCTAVIE
Ciel ! que méditez-vous ?

CÉSAR
                                   Ne craignez point sa mort.
Bientôt auprès de moi votre amant doit se rendre ;
Mes ordres sont donnés, je suis prêt à l'entendre.

OCTAVIE
Examineriez-vous en juge rigoureux
Un amant qui, déjà, n'est que trop malheureux ? [1050]

CÉSAR
Je vous l'ai déja dit : pour lui rien n'est à craindre ;
En vain à le punir l'ingrat veut me contraindre.
Malgré son attentat, malgré tout mon courroux,
Mon cœur, mon propre cœur le défend mieux que vous :
Par moi notre amitié ne sera pas trahie.

OCTAVIE
Ah ! Seigneur.

CÉSAR
                       C'est assez. Rentrez chez Calpurnie ;
Ne l'abandonnez pas dans son mortel effroi :
Elle est de mon malheur plus à plaindre que moi.

 

OCTAVIE et JULIE sortent. – IV,3 – page 325 – En scène : CESAR, ALBIN.

ALBIN
Vous verrai-je, seigneur, sous un profond silence
Cacher de vos ennuis toute la violence ? [1060]

CÉSAR
Ô Ciel !

ALBIN
            Quelles horreurs vous annoncent les Dieux ?

CÉSAR
Antoine avec Brutus viendra-t-il en ces lieux ?
Les as-tu vus tous deux ? Dois-je longtemps attendre ?

ALBIN
Seigneur, auprès de vous ils sont prêts à se rendre.

CÉSAR
N'ont-ils point balancé ?

ALBIN
                                   Les chefs et les soldats
D'Antoine vainement ont retenu les pas.

CÉSAR
Mais, Albin, dans le camp que prétendait-il faire ?

ALBIN
Il s'est plaint de vous voir à son amour contraire,
Et tout le camp, Seigneur, ne souffre qu'à regret
Que Brutus, dès longtemps votre ennemi secret, [1070]
Soit plus cher à vos yeux qu'un ami si fidèle.

CÉSAR
L'un obéit pourtant, et l'autre est un rebelle.

ALBIN
Brutus en apparence à vos lois obéit ;
Mais je crois qu'en secret, Seigneur, il vous trahit.
Moi-même à ses vertus je me laissai séduire.

CÉSAR
Ah ! dans le fond des cœurs est-il permis de lire ?
Sur de simples soupçons doit-on se défier
De ceux que leur vertu semble justifier ?
J'aime Antoine et Brutus, tous deux je les estime,
Je les crois l'un et l'autre incapables de crime ; [1080]
Et cependant les Dieux, entre tous les Romains,
Pour me percer le cœur n'ont choisi que leurs mains.

ALBIN
Ah, jugez mieux d'Antoine !

CÉSAR
                                   Et qui peut m'en répondre ?

ALBIN
Votre cœur…

CÉSAR
                  Non, ce cœur ne fait que me confondre.
Plus Antoine m'est cher, plus je le crains, Albin.
Et les Dieux… Mais il faut t'apprendre mon destin.
Écoute et, par ces mots, juge si de Préneste
Je pouvais recevoir d'oracle plus funeste.
                             Oracle.
En vain par tes exploits mille peuples soumis
De l'Univers entier te promettent l'Empire. [1090]
Contre tes jours Rome conspire :
Crains les Ides de Mars et tes plus chers amis.

ALBIN
Justes Dieux !

CÉSAR
                       La voici cette affreuse journée
Où l'Oracle fatal marque ma destinée.
Aujourd'hui l'on conspire, aujourd'hui je péris,
Et par les mains de ceux que j'ai le plus chéris.
Moi-même contre moi je leur prête des armes.

ALBIN
Mais cependant ce jour qui cause vos alarmes
Sans accomplir l'Oracle est enfin arrivé.

CÉSAR
Je le sais. Mais, Albin, il n'est pas achevé. [1100]

ALBIN
Vous pouvez prévenir le coup qui vous menace.

CÉSAR
Et pour le prévenir que veux-tu que je fasse ?
Dois-je à tous mes amis faire donner la mort ?
Et, quand je l'oserais, puis-je éviter mon sort ?

ALBIN
Mais Antoine et Brutus devant vous vont paraître :
Pénétrez, s'il se peut, qui des deux est le traître,
Et vengez-vous alors de son lâche attentat :
On n'est pas criminel de punir un ingrat.

CÉSAR
Tout ingrat qu'il serait, s'il était ma victime
Je sais trop de quel œil Rome verrait son crime : [1110]
On lui décernerait des honneurs immortels ;
Je verrais à son nom élever des autels,
Tandis que, par sa mort couvert d'ignominie,
Je n'entendrais parler que de ma tyrannie.
Moi, tyran ! ce nom seul me fait frémir d'horreur.
Albin, tu lus cent fois dans le fond de mon cœur :
Rien ne me fut plus cher que de régner sur Rome.
Quelle gloire, quel sort ! c'était trop pour un homme,
Et ce suprême rang, si longtemps désiré,
Entre les Dieux et moi n'eût laissé qu'un degré. [1120]
Mais je crus que le peuple et le Sénat lui-même
Viendrait me présenter le sacré diadème
Et, loin de m'égarer en d'injustes projets,
Je comptais tous les cœurs pour mes premiers sujets.
N'y pensons plus : le Ciel autrement en ordonne ;
Peuple, Sénat, amis, enfin tout m'abandonne.
Et sur qui me fier ? où trouver de la foi
Lorsqu'Antoine et Brutus conspirent contre moi ?
Je les attends, mais non pour les charger d'outrages,
Non pour briguer encor leurs indignes suffrages, [1130]
Ni pour les effrayer, ni pour les attendrir ;
Je ne veux que les voir, les confondre et mourir.

Ils viennent, mon transport à leur aspect redouble.
Qu'on me laisse avec eux et qu'aucun ne nous trouble.

 

ALBIN sort. Entrent ANTOINE et BRUTUS ; tous s'assoient – page 329 – En scène : CÉSAR, ANTOINE, BRUTUS.

CÉSAR
Consul et vous préteur, qui tous deux dans vos mains
Tenez le sort de Rome et celui des humains,
Si mon ordre aujourd'hui près de moi vous appelle,
C'est pour vous faire part de ma douleur mortelle.
Jusqu'ici, pour vous deux n'ayant point de secrets,
Je vous ai confié mes plus chers intérêts ; [1140]
Je veux le faire encor. Par plus d'une victoire
De Rome en cent climats j'ai fait voler la gloire ;
Vous savez mes travaux, le fruit m'en est bien doux
Puisque je n'ai vaincu que pour Rome et pour vous.
Mais qu'à cette douceur succède d'amertume !
De la discorde ici le flambeau se rallume.
J'apprends que l'on conspire et, malgré leurs vertus,
Je n'en puis accuser qu'Antoine et que Brutus.

ANTOINE
Ô Ciel ! de vous trahir vous me croyez capable ?

BRUTUS
Ah ! Seigneur, à vos yeux qui m'a rendu coupable ? [1150]

ANTOINE
Moi ! j'aurais pu former ce projet odieux,
Qui me fait soupçonner…

BRUTUS
                                   Qui m'accuse ?

CÉSAR
                                                          Les Dieux.
De mes plus chers amis, sur l'avis de Préneste,
La main doit en ce jour me devenir funeste :
C'est vous seuls par ces mots que l'Oracle a nommés.
Pour en douter, hélas ! je vous ai trop aimés ;
Et c'est-là de mon sort le coup le plus horrible ;
À tout autre malheur je serais insensible.
Oui, si mes assassins n'étaient pas des ingrats,
D'un œil indifférent je verrais mon trépas. [1160]
Mais qu'Antoine et Brutus, en qui je me confie,
Comblés de mes bienfaits, attentent sur ma vie,
Malgré tout mon amour que l'une et l'autre main
S'ouvre jusqu'à mon cœur un barbare chemin :
Le Ciel peut-il sur moi déployer plus de rage
Et puis-je sans horreur m'en tracer une image ?
Parlez. Et, d'un tel sort pour m'épargner l'horreur,
Démentez, s'il se peut, et les Dieux et mon cœur.

ANTOINE
Si c'est au nom d'ami, Seigneur, qu'on doit connaître
Quiconque auprès de vous doit passer pour un traître, [1170]
S'il faut qu'un nom si cher donne un titre odieux,
Je ne puis démentir votre cœur ni les Dieux.
Des témoins si sacrés ont droit de me confondre
Et, dès qu'ils ont parlé, je n'ai rien à répondre.
Mais si des faux amis les vrais sont discernés,
Tout parle en ma faveur quand vous me soupçonnez :
À mon zèle, à ma foi rendez toute leur gloire ;
De tout ce que j'ai fait rappelez la mémoire,
Et remontez d'abord jusqu'à ces premiers temps
Où vous aviez besoin d'amis vrais et constants [1180]
À votre fier rival le Sénat favorable
Lui prêtait contre vous un secours redoutable ;
Je m'opposai moi seul au consul Marcellus,
Et par moi ce secours marcha vers Bibulus. [*1184]
Ce grand coup, et cent fois vous l'avez dit vous-même,
Fit passer en vos mains l'autorité suprême,
Et votre concurrent, dénué de soldats,
Par là se vit contraint à fuir devant vos pas.
Mais allons plus avant : aux champs de Macédoine,
Quel ami fut pour vous plus fidèle qu'Antoine ? [1190]
Le sort vous y gardait un funeste revers
Si je n'eusse été prompt à traverser les mers.
Du chef Gabinius quel que fût le courage,
Il n'en eut pas assez pour défier l'orage ;
Je le bravai pourtant, et mes heureux secours
Mirent en sûreté votre gloire et vos jours. [*1196]
Vous vainquîtes enfin. Mais cette seule guerre
N'avait pas décidé du destin de la terre :
Juba vous attendait sur les bords Africains ; [*1199]
Il fallait voir encor Romains contre Romains, [1200]
Avant que tout fléchît sous les lois d'un seul homme,
Et votre éloignement vous aurait nui dans Rome,
J'y courus par votre ordre et, trop sûr de ma foi,
Votre cœur de ce soin se reposa sur moi.
J'arrivai, je trouvai Rome à demi rebelle,
Par les complots secrets d'un tribun infidèle ;
Mais contre les mutins ma foi se signala
Et soumit avec eux leur Chef Dolabella. [*1208]
Voilà ce que j'ai fait : si c'est être perfide
Je consens contre moi que votre cœur décide. [1210]
Mais quand vous n'en croyez que ce cœur et les Dieux,
Seigneur, un faux éclat peut éblouir vos yeux ;
Et je tremble pour vous, si votre âme trompée
Confond vos vrais amis avec ceux de Pompée.

BRUTUS
Sans vous importuner, Seigneur, d'un long discours,
Je conviendrai d'abord qu'au repos de vos jours
La perte de Brutus plus que tout autre importe :
Tout est suspect en moi, jusqu'au nom que je porte ;
Et les Dieux, dont l'avis n'est pas à dédaigner,
S'ils ne me nomment pas, semblent me désigner. [1220]
Cependant jusqu'ici de quoi m'accuse Antoine ?
D'avoir suivi Pompée aux champs de Macédoine ?
Vous savez trop, Seigneur, avec tous les Romains,
Que du sang de mon père on vit rougir ses mains.
Non, je ne suivis pas l'assassin de mon père ;
Je suivis le Sénat, et crus le devoir faire.
Si je fus dans l'erreur, j'attendais que les Dieux,
Pour m'en faire sortir, m'eussent ouvert les yeux.
Pour vous contre Pompée à peine ils prononcèrent,
Que je fus du parti que les Dieux embrassèrent : [1230]
Je me rendis à vous. Depuis chez les Gaulois
Par votre ordre, Seigneur, je dispensai vos lois,
J'y remplis mon devoir et, par la renommée,
Du succès de mes soins Rome fut informée.
Pour prix d'un zèle enfin, loin de Rome éprouvé,
A la préture ici vous m'avez élevé.
D'un choix si glorieux ai-je trahi l'attente ?
Et qui montra jamais une foi plus constante ?
Pour détourner de moi jusqu'au moindre soupçon,
Il m'a fallu trahir la fille de Caton : [1240]
Loin d'oser murmurer de cette violence,
J'ai forcé ma douleur et ma bouche au silence,
Et l'on ne m'a pas vu par d'imprudents éclats
Animer contre vous le peuple ou les soldats.

ANTOINE
à Brutus
Croyez-vous que César par ce discours s'abuse ?
Pour vous justifier votre bouche m'accuse,
Et d'un crime apparent armé contre ma foi,
Vous cherchez à fixer tous les soupçons sur moi.
à César
Seigneur, j'avouerai tout, car je hais trop la feinte.
J'ai cru que mon malheur me permettait la plainte. [1250]
Oui, j'ai de vos soldats animé le courroux,
Mais c'est contre Brutus et non pas contre vous.
Voilà quel est mon crime. Ah ! quel supplice extrême
De se voir pour jamais arracher ce qu'on aime !
Brutus a mieux caché son dépit à vos yeux ;
Mais les feux renfermés n'en éclatent que mieux.

BRUTUS
Vous le voyez, Seigneur, j'aurais beau me défendre,
À de nouveaux soupçons je dois toujours m'attendre.
Tout sert à me confondre, et mon crime passé
Ou plutôt mon malheur ne peut être effacé. [1260]
Et comment à vos yeux montrer mon innocence,
Si l'on soupçonne en moi jusqu'à l'obéissance ?

CÉSAR
Que je suis malheureux ! Dieux, quel sort est le mien ?
Ils s'accusent l'un l'autre et ne m'apprennent rien.
Et moi toujours flottant dans mon incertitude…
Il se lève.
Ah ! c'est trop soutenir un supplice si rude.
J'aime mieux m'avancer vers le coup que j'attends
Que d'éprouver l'horreur de l'attendre longtemps.
Remplissez de mon sort les lois irrévocables,
Obéissez aux Dieux qui vous nomment coupables, [1270]
Frappez ; qu'aucun effroi ne retienne vos coups.
Nous sommes seuls ici, je m'abandonne à vous.
Des plus fiers ennemis je sais punir l'offense,
Mais contre mes amis mon bras est sans défense.
Brutus, Antoine : ô Ciel ! aucun ne me répond,
L'un et l'autre à ces mots se trouble et se confond,

BRUTUS, à part
Hélas !

CÉSAR
            Que me veut dire un si triste langage ?
D'un heureux repentir serait-il le présage ?

BRUTUS, à part
Qui peut voir ce spectacle et ne pas s'attendrir ?

ANTOINE
Non, ce n'est pas à vous, c'est à moi de mourir : [1280]
Seigneur, à vos soupçons je ne saurais survivre ;
Il faut par tout mon sang que je vous en délivre.
Après ce que je perds le trépas m'est trop doux,
Et mon heureux rival…

BRUTUS
                                   Je le suis moins que vous,
Antoine, et ce n'est pas dans l'hymen d'Octavie
Que Brutus avait mis le bonheur de sa vie.

CÉSAR
Qu'entends-je, de leur sort ils se plaignent tous deux.
Je les aime, et c'est moi qui les rends malheureux.
Je ne m'étonne plus, quand je les sacrifie,
Si l'Oracle fatal veut que je m'en défie. [1290]
Pardonnez, chers amis, j'ai mérité la mort.
Mais enfin c'est à moi de changer votre sort.
Oui, sois heureux, Antoine, et possède Octavie ;
Reçois-la de la main qui te l'avait ravie.
Et toi, mon cher Brutus, sois heureux à ton tour ;
C'en est fait, je te rends l'objet de ton amour.
Oui je te rends Porcie ; et si par l'hyménée
Je ne puis à mon sang unir ta destinée,
Obtiens le premier rang entre tous mes amis,
Et consens que du moins je t'appelle mon fils. [1300]

BRUTUS
Ah Seigneur, c'en est trop… Pour prix d'un nom si tendre
Quel respect, quel amour ne dois-je pas vous rendre ?
Que ne puis-je…

CÉSAR
                       Ton cœur saura le mériter,
Et je t'estime trop pour en pouvoir douter.
Adieu, sans perdre temps je vais à Calpurnie
Annoncer le bonheur qui nous réconcilie.
Qu'on appelle Porcie, et que ce jour heureux
L'élève comme nous au comble de ses vœux.

 

CÉSAR sort. – IV,5 – page 337 – En scène : ANTOINE, BRUTUS.

ANTOINE
Quel excès de bonté son cœur nous fait paraître ?
S'il n'est Maître du monde, il est digne de l'être. [1310]
Et nous devons, Brutus, verser tout notre sang
Pour le faire monter à ce suprême rang.

BRUTUS
Je sais par sa vertu qu'il a droit d'y prétendre
Et pour lui tout mon sang brûle de se répandre.
Oui, qu'il donne des lois au reste des humains ;
Mais il en faut, Antoine, excepter les Romains.

ANTOINE
Pourquoi les excepter ? pourquoi leur interdire
Le bonheur sans égal que promet son empire ?

BRUTUS
Ce bonheur, quel qu'il soit, n'en est pas un pour eux :
La seule liberté rend les Romains heureux. [1320]
Et je crains…

ANTOINE
            Et qui peut vous causer des alarmes ?
Voyons-nous les Romains prêts à prendre les armes ?
Montrons-nous seulement : tout va se joindre à nous ;
Les soldats sont pour moi, le Sénat est pour vous.
Je vous dirai bien plus : ce Sénat inflexible
À mes présents offerts n'est pas inaccessible.
Combien de sénateurs à mes désirs soumis…

BRUTUS
Ils ne vous tiendront pas ce qu'ils vous ont promis.
Défiez-vous des cœurs dont la haine se cache
Et ne comptez pour rien des serments qu'on arrache. [1330]
Tel flatte vos désirs qui, prêt à vous tromper,
N'embrassera César que pour mieux le frapper.
Je frémis du péril qui menace sa tête :
Il en est temps encor, détournez la tempête,
Et songez…

ANTOINE
            Non, Brutus, en vain vous m'alarmez.
César n'a rien à craindre ; il suffit, vous l'aimez.
À suivre tous vos pas le Sénat est fidèle.

Je vous quitte ; je cours où l'amitié m'appelle.
Je vais sans différer assembler mes amis,
Et tenir à César tout ce que j'ai promis. [1340]

 

ANTOINE sort. IV, 6 – page 339 –En scène : BRUTUS, seul

BRUTUS
Ah ! de grâce arrêtez. Mais il fuit, il me laisse.
Ô fatale amitié ! plus fatale promesse !
Il va perdre César quand je veux le sauver ;
Sa main le précipite, en croyant l'élever.
Rome, amitié, devoir, quel parti dois-je suivre ?
Faut-il que César règne ou qu'il cesse de vivre ?
Non, pour Rome et pour lui redoublons nos efforts.
Dieux ! m'auriez-vous en vain inspiré des remords ?


ACTE 5

 

Sont en scène BRUTUS et FLAVIEN – V,1 – page 340 – En scène : BRUTUS, FLAVIEN.

FLAVIEN
Sortons de ce palais, prévenez votre perte :
La conjuration, Seigneur, est découverte ; [1350]
César par un billet vient d'en être informé.

BRUTUS
Je le sais, Flavien, mais aucun n'est nommé.

FLAVIEN
Venez donc au Sénat pour hâter l'entreprise.

BRUTUS
Rien ne presse.

FLAVIEN
            Ah ! Seigneur, craignez quelque surprise :
L'orage vient de naître, il gronde, il peut grossir
Si l'on donne au tyran le temps de s'éclaircir.
On a déjà parlé : tremblez qu'on ne vous nomme.
Et, si ce n'est pour vous, du moins tremblez pour Rome :
Vous êtes désormais son plus ferme soutien.

BRUTUS
Pour Rome ni pour moi je ne redoute rien. [1360]

FLAVIEN
Gardez pour d'autres temps ce courage intrépide.
Et qui vous répondra que cette main perfide
Par qui de vos amis le complot est tracé
N'achève pas enfin ce qu'elle a commencé ?
Tel qui contre César devait prendre les armes
A donné cet avis qui cause mes alarmes.
N'en doutez point, Seigneur, c'est un des conjurés.
Il est instruit de tout ; et si vous différez,
Quel que soit pour César le motif qui l'engage,
Il peut en vous nommant achever son ouvrage. [1370]

BRUTUS
Non, je réponds de lui : de sa gloire jaloux,
Il veut sauver César sans perdre aucun de nous.

FLAVIEN
Vous le connaissez donc ?…

BRUTUS
                                   Reconnais-le toi-même :
C'est moi.

FLAVIEN
            Vous ?

BRUTUS
                       Flavien, ta surprise est extrême !
Mais apprends à quel point mon cœur est combattu :
Les bontés de César, mes remords, ma vertu,
Tout s'unit à la fois contre ma barbarie.
En vain j'entends les cris de ma triste patrie.
Dans le fond de mon cœur rien ne peut balancer

Ni la voix, ni le prix du sang qu'il faut verser. [1380]
Non, Rome de Brutus n'attends pas un tel crime :
Ou change de vengeur, ou change de victime ;
Remets en d'autres mains un parricide fer :
Je ne puis immoler un ennemi si cher.

FLAVIEN
Mais depuis quand, Seigneur, ce changement étrange ?

BRUTUS
Vois de quel ennemi Rome veut qu'on la venge,
Tantôt, loin de s'armer d'un funeste courroux,
Il s'avançait lui-même au-devant de mes coups.
Hélas ! quelle fureur n'en serait adoucie ?
Touché de mes regrets, il m'a rendu Porcie. [1390]
J'ai vu dans ce moment ses pleurs prêtes à couler !
Du nom de fils sa bouche a daigné m'appeller :
Et je pourrais encore, inhumain et perfide,
Sous ce beau nom de fils cacher un parricide.
Ah ! que plutôt cent fois ma main, ma propre main,
Si Rome veut du sang, en cherche dans mon sein.

FLAVIEN
Mais, Seigneur, après tout que prétendez-vous faire ?

BRUTUS
Tout, plutôt qu'immoler une tête si chère.

FLAVIEN
Vous pourriez trahir Rome et lui donner des fers ?

BRUTUS
Rome n'est pas encor réduite à ce revers. [1400]
Le billet qu'à César en secret j'ai fait rendre
Le portera sans doute à ne rien entreprendre.

FLAVIEN
Et s'il poursuit, Seigneur, quel parti prendrez-vous
S'il veut régner ?

BRUTUS
                       Ces mots rallument mon couroux.
Je veux bien lui laisser l'autorité suprême.
Mais, s'il porte ses vœux jusques au diadème,
La rage dans le cœur et le fer à la main,
Je cesse d'être fils pour n'être que Romain.
Je n'avouerai jamais un tyran pour mon père.
Il doit se rendre ici : je l'attends et j'espère [1410]
Que mes avis secrets auront changé son cœur.
Toi, va de nos amis entretenir l'ardeur.
Assemblés au sénat, même soin les anime.
Leur main, prête à frapper, n'attend que la victime.
Cache-leur mes remords ; et surtout, Flavien,
Dis-leur qu'en mon absence ils n'entreprennent rien.

César vient ; son chagrin paraît sur son visage.
Fais ce que je te dis sans tarder davantage.

 

FLAVIEN sort. Entrent CÉSAR et ANTOINE. – V,2 – page 344 – En scène : CÉSAR, ANTOINE, BRUTUS

CÉSAR
La fortune, Brutus, vers vous guide mes pas.
J'ai besoin d'un ami qui ne me flatte pas : [1420]
Ouvrez-moi votre cœur : je sais qu'il est sincère
Et que j'en dois attendre un conseil salutaire.
Si j'en crois un avis qu'on vient de me donner,
Au milieu du sénat on doit m'assassiner.
Dans un péril si grand quel parti dois-je prendre ?
Parlez : c'est de vous seul que mon sort va dépendre.

BRUTUS
Ah ! Seigneur, pouvez-vous balancer un moment ?
N'allez pas au sénat, c'est là mon sentiment.

ANTOINE
Que dites-vous, Brutus ?

BRUTUS
                                   Ce que ma foi m'inspire.

ANTOINE, à César
Ah ! Seigneur, songez bien qu'il y va de l'Empire. [1430]

BRUTUS
Songez plûtôt, Seigneur, qu'il y va de vos jours
Et qu'un fer inhumain en doit trancher le cours.

ANTOINE
Quoi ? Seigneur, au Sénat vous feriez cet outrage
Au moment qu'à vos vœux il promet son suffrage ?
C'est par votre ordre exprès qu'il vient de s'assembler.
Que dis-je ? On sait déjà ce qui peut vous troubler,
Et ceux de qui la foi pour vous est la plus pure
Sur eux de vos soupçons prendront toute l'injure.
Du moins pour un moment montrez-vous à leurs yeux ;
Vous n'avez rien à craindre, ils sont près de ces lieux. [1440]

BRUTUS
Auprès de ce palais je sais que l'on s'assemble.
César en peut sortir sans que pour lui je tremble.
Mais qu'il se garde bien d'entrer dans le sénat,
Puisqu'il doit y périr par un assassinat.
Et que deviendrait Rome après ce coup funeste ?
Elle perdrait en vous le seul bien qui lui reste.
Oui, Seigneur, en vous seul tout notre espoir est mis :
Vivez, et nous bravons nos plus fiers ennemis.
Songez en quel état Rome serait réduite,
Que de maux votre mort traînerait à sa suite [1450]
Si vous alliez périr par un assassinat.
Encore un coup, Seigneur, n'allez pas au sénat.

CÉSAR
Ah ! c'en est trop. Après ce que je viens d'entendre,
Je ne puis… Au sénat, Antoine, allez m'attendre.
Courez de nos amis dissiper la frayeur :
Je vous suis.

 

ANTOINE sort. V,3 – page 346 – En scène : CÉSAR, BRUTUS.

BRUTUS
                   Juste Ciel ! vous irez donc, Seigneur ?
Quoi mes conseils…

CÉSAR
                       C'est là ce qui me détermine.
Je ne crains plus les coups qu'un traître me destine.
Oui, puisqu'enfin Brutus… Ô Ciel ! qu'avais-je fait ?
Je t'avais soupçonné d'un si lâche forfait. [1460]
De tout autre conseil prêt à te faire un crime,
J'aurais cru qu'à l'autel entraînant ta victime
Ta main, ta propre main m'allait sacrifier.
Mais tu viens, cher Brutus, de te justifier.
Oui, tu me fais sortir de mon erreur extrême ;
Et je vais au sénat…

BRUTUS
                          Qu'ai-je donc fait moi-même ?
D'un conseil salutaire, ô fruit pernicieux !
Ah ! de grâce, Seigneur, demeurez en ces lieux ;
Reprenez un soupçon qui vous est favorable.
Des mortels, s'il le faut, je suis le plus coupable : [1470]
Croyez tout. J'aime mieux passer pour criminel
Qu'innocent à vos yeux vous conduire à l'autel.
Accordez quelque chose à ma frayeur mortelle.

CÉSAR
Et qu'ai-je à redouter, quand Brutus m'est fidèle ?
On nous attend : allons.

BRUTUS
                                   Ô Ciel ! où courez vous ?
Permettez-moi, Seigneur, d'embrasser vos genoux.
Ne me refusez pas la grâce que j'implore ;
Et si du nom de fils vous m'honorez encore,
En ce fatal moment souffrez qu'à mon secours
J'appelle un nom si cher pour conserver vos jours. [1480]

CÉSAR
Et c'est ce nom si cher qui surtout me rassure.
Brutus, je ne t'ai fait déjà que trop d'injure.
Quoi, j'ai pu te confondre avec mes ennemis,
Après t'avoir donné le tendre nom de fils !

BRUTUS
Ainsi donc au tombeau ce nom sacré vous guide !
Ah ! songez que ce fils peut être un parricide,
Que vos plus chers amis vous donneront la mort :
C'est ainsi que les Dieux ont réglé votre sort.
À remplir leurs arrêts ils peuvent me contraindre ;
Enfin plus vous m'aimez, plus vous devez me craindre. [1490]

CÉSAR
Après ce que je sens, après ce que je vois,
Je te soupçonnerais une seconde fois !
Ne le présume pas : allons, plus je diffère,
Plus je semble douter que ta foi soit sincère.

 

CÉSAR sort. – V,4 – page 348 – En scène : BRUTUS seul

BRUTUS
Ah ! ne vous livrez pas au sort le plus affreux !
Il fuit.
            Courons… Arrête… Où vas-tu, malheureux ?
Quel est près de César le dessein qui t'appelle ?
D'une main favorable, ou d'une main cruelle
Au milieu du sénat vas-tu le couronner ?
Au milieu du sénat vas-tu l'assassiner ? [1500]
L'assassiner ! grands Dieux ! quel dessein exécrable !
Non, plutôt à ses vœux, Brutus, sois favorable.
Il veut régner : qu'il règne et nous donne des lois.
N'a-t-il pas les vertus qui font les plus grands rois ?…
Que dis-je ? N'est-ce pas Rome qui m'a fait naître ?
Fils ingrat ! est-ce à moi de lui donner un maître ?
À lui forger des fers, je prêterais ma main ?
Et depuis quand, Brutus, n'es-tu donc plus Romain ?
Ah ! que Rome soit libre et que César périsse :
Je dois à mon pays ce sanglant sacrifice. [1510]
Marchons sans balancer… Mais que vois-je ? grands Dieux !
Quel effroyable objet se présente à mes yeux !
Quel fantôme s'avance, et d'une voix fatale
M'annonce qu'il m'attend dans les champs de Pharsale.
Est-ce une illusion ? Quoi déjà mes remords
Font sur mes sens troublés de si puissants efforts !
Que ne feront-ils pas si j'achève le crime ?
Non, César, à te perdre en vain Rome m'anime
Et m'appelle avec toi du tendre nom de fils.
Je ne suis plus Romain, s'il faut l'être à ce prix. [1520]
Ma gloire m'est trop chère, elle en serait noircie.

J'entends du bruit : on vient. Je tremble, c'est Porcie.

 

Entre PORCIE – V,5 – page 349 – En scène : BRUTUS, PORCIE

PORCIE
Brutus, pourquoi César me fait-il appeler ?
Avant que de le voir, j'ai voulu vous parler.
Éclaircissez le trouble où cet ordre me jette…
Mais votre âme à son tour me paraît inquiète.
Ah ! je tremble d'effroi. Dieux, l'auriez-vous permis ?
Aurait-on dénoncé quelqu'un de nos amis ?

BRUTUS
La conjuration est encor ignorée.
Mais, Madame…

PORCIE
                       Achevez. Est-elle différée ? [1530]

BRUTUS
César est au sénat, et nos amis aussi.

PORCIE
César est au sénat et vous êtes ici !
Qu'entends-je ? À d'autres mains céderiez-vous la gloire
D'immoler ?… Non, Brutus, non, je ne le puis croire.
Du soin de me servir vous êtes trop jaloux :
Caton n'aura jamais d'autre vengeur que vous.

BRUTUS
Hélas ! vous n'auriez point de reproche à me faire
Si mon sang suffisait pour venger votre père.
Mais, Madame, songez quel cœur il faut percer.

PORCIE
Quoi ! César dans le tien pourrait me balancer ? [1540]

BRUTUS
Quel crime a-t-il commis pour attaquer sa vie ?

PORCIE
Tu ne comptes pour rien de voir Rome asservie ?
Il forme le plus noir de tous les attentats
Et c'est un crime encor qui ne te touche pas ?
Ô mon triste pays, quelle est ta destinée ?
Rome, par quelle main es-tu donc enchaînée ?
Un Brutus des tyrans s'affranchit autrefois,
Un Brutus te remet sous leurs superbes lois.

BRUTUS
Rome à porter des fers n'est pas réduite encore.
Ne le permettez pas, Dieux puissants que j'implore [1550]
Et faites que César, glacé d'un juste effroi,
Rejette en plein sénat le nom fatal de Roi.

Mais quel trouble à mes yeux Flavien fait paraître !

 

Entre FLAVIEN – V,6 – page 351 – En scène : BRUTUS, PORCIE, FLAVIEN.

FLAVIEN
Ah ! Seigneur, accourez, ou nous avons un maître.
César d'un diadème a déjà ceint son front.

BRUTUS
Qu'entends-je ? Ah ! dans son sang lavons un tel affront.
C'en est fait : le devoir sur l'amitié l'emporte.
Je ne balance plus, et Rome est la plus forte.
Dieux, n'accusez que vous de ce crime forcé :
Je vais remplir l'arrêt, vous l'avez prononcé. [1560]

 

BRUTUS et FLAVIEN sortent. Entre PAULINE. – V,7 – page 352 –  En scène : PORCIE, PAULINE.

PORCIE
Ah ! je tremble…

PAULINE
                       Avec vous Brutus d'intelligence
De Rome et de Caton va remplir la vengeance.
Madame, triomphez, vos vœux seront contents.

PORCIE
Hélas ! de triompher il n'est pas encor temps.
Je crains, chère Pauline, et plus que je n'espère.
Ce jour doit à la fois venger Rome et mon père ;
Mais si le sort cruel en ordonne autrement :
Ce jour verra périr et Rome et mon amant.
Te dirai-je encor plus ? Je sens d'autres alarmes :
Brutus contre César vient de prendre les armes ; [1570]
Mais ce même César a su s'en faire aimer.
D'un seul regard, Pauline, il peut le désarmer
Et, de quelque façon que le sort en décide,
Je puis perdre Brutus ou fidèle ou perfide,
Car enfin vainement il a reçu ma foi,
Je ne puis être à lui, s'il n'est digne de moi.

Entrent OCTAVIE et JULIE. – V,8 – page353 – En scène : PORCIE, OCTAVIE, PAULINE, JULIE

OCTAVIE
Savez-vous à César l'honneur qu'on vient de faire ?
Madame, le Sénat ne nous est plus contraire
Et Brutus dans sa crainte heureusement trompé.

PORCIE
Quoi ? Madame, Brutus…

OCTAVIE
                                   D'autres soins occupé… [1580]
Mais au nom de Brutus vous vous troublez, Madame ?
Ne craignez plus : César veut couronner sa flamme.
Il nous rend tous heureux… Que vois-je ? vos regards
On entend du bruit.
Interdits et confus errent de toutes parts.
Mais quel bruit à mon tour m'inquiète et me trouble ?
Aurait-on… Justes Dieux ! ce bruit fatal redouble.
Fortune, rends le calme à mes sens éperdus ?
Sauve Antoine et César.

PORCIE, se retirant
                                   Sauve Rome et Brutus.

 

PORCIE et PAULINE sortent. V,9 – page 353 – En scène : OCTAVIE, JULIE.

OCTAVIE
Elle fuit ! je frémis ! C'est trop me faire entendre
De Rome et de Brutus ce que je dois attendre. [1590]
Ah ! César, je te perds, tout s'arme contre toi ;
Je ne puis soutenir un si mortel effroi.
Viens, allons au sénat.
                                   Mais Antoine s'avance :
O Ciel ! de sa douleur que faut-il que je pense ?

 

JULIE sort. Entrent ANTOINE et PAULINE. – V,10 – page 354 – En scène : ANTOINE, OCTAVIE, PAULINE.

ANTOINE
Ah ! Madame, César…

OCTAVIE
                                   Eh bien, quel est son sort ?

ANTOINE
Hélas !

OCTAVIE
            Ah ! ce soupir m'annonce qu'il est mort !

ANTOINE
Oui, Madame, à mes yeux il a perdu la vie,
Et ses cruels bourreaux ne me l'ont pas ravie.
J'ai dû suivre ses pas, et l'ai trop mérité :
C'est moi dans ce péril qui l'ai précipité ; [1600]
C'est moi qui, malgré lui, plein d'une ardeur extrême,
Ai ceint son front sacré du fatal diadème.
Dieux ! qu'ai-je vu ? des rois implacable ennemi,
Tout le Sénat de rage aussitôt a frémi.
Je cours des plus mutins apaiser le murmure ;
En vain je les menace, en vain, je les conjure.
Brutus arrive enfin ; je tremble à son aspect :
Sa démarche, ses yeux, tout me le rend suspect.
Soudain près de César ma frayeur me rappelle.
Ciel ! il n'en est plus temps : une troupe cruelle, [1610]
Tandis que l'on se jette au-devant de mes pas,
Précipite ses jours dans la nuit du trépas.
Quel objet ! je le vois à mille traits en butte.
Sa mort semble un honneur que chacun se dispute.
Il défend toutefois ses déplorables jours ;
Peut-être appelle-t-il Brutus à son secours.
Mais combien de ses vœux l'espérance est déçue !
Un poignard à la main Brutus s'offre à sa vue.
"Que vois-je, dit César ? Et toi, mon fils, aussi !
C'en est trop, poursuit-il ; tiens, frappe, me voici." [1620]
À ces mots, des mutins favorisant la rage,
De sa robe sanglante il voile son visage,
Honteux de voir encor, dans ce moment affreux,
La lumière du jour qu'il partage avec eux.
À ma douleur mortelle épargnez ce qui reste :
D'un trépas si cruel l'image est trop funeste.
Mes yeux infortunés par de perfides mains
Ont vu trancher les jours du plus grand des humains.

OCTAVIE
Cruels ! tant de fureur sera-t-elle impunie ?

ANTOINE
Non, je les perdrai tous. Mais voyons Calpurnie [1630]
Et, faisant au tombeau succéder les autels,
Plaçons le grand César entre les Immortels.

 


NOTES :

[*5] Le 14 février 44 av. J.-C., le Sénat a conféré à César la dictature perpétuelle. Son pouvoir sera désormais sans limite, même l'intercessio des tribuns ne pouvant s'exercer sur son imperium.

[*11] Octavie a été mariée avec Claius Claudius Marcellus Minor. En -54, son grand-oncle César voulut qu'elle divorce afin qu'elle puisse se marier avec Pompée, qui venait de perdre son épouse Julia (fille de Jules César). Cependant, Pompée a décliné courtoisement la proposition. Par un décret sénatorial, Octavie se mariera avec Marc Antoine en -40.

[*15] Marcus Antonius (-83/-30) a rejoint Jules César en -52 et a combattu au siège d'Alésia. Il a participé ensuite à la guerre civile contre Pompée, s'illustrant notamment en défendant la cause de César, en tant que tribun de la plèbe en -49 et militairement lors de la victoire à Pharsale l'année suivante. Lors des campagnes de César en 48-47 av. J.-C., Marc Antoine a été nommé maître de cavalerie et s'occupa de l'administration de l'Italie et de Rome en l'absence du dictateur. Il devint son co-consul pour l'année 44 av. J.-C.

[*39] Calpurnia Pisonis, fille de l'homme politique Pison Caesoninus, épousa en -59 Jules César en quatrième noces. Elle fut la dernière épouse de César et celle avec qui il resta marié le plus longtemps. C'est elle qui, en rêve, aurait vu la scène du meurtre avant qu'elle ne se produise, et aurait mis en garde César, qui devait se rendre au Sénat, ce que vint corroborer une prophétie de l'haruspice étrusque Titus Vestricius Spurinna qui lui disait aussi de se méfier des Ides de Mars.

[*44] Préneste dans le Latium, où se trouvait le sanctuaire de la déesse Fortuna Primigenia.

[*74] Des rumeurs circulaient disant que César recevrait le titre de roi pour son expédition en Orient, car selon la prophétie des Livres sibyllins, seul un roi pouvait vaincre les Parthes. Suétone, César, 79 : « On ajoutait qu'à la première assemblée du sénat, le quindécemvir Lucius Cotta devait proposer de donner à César le nom de roi, puisqu'il était écrit dans les livres Sibyllins que les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi. » Plutarque, 66 : « Ceux qui voulaient l'élever à la royauté semaient dans le public que, d'après un oracle des livres sibyllins, les Parthes ne seraient soumis par les armées romaines que lorsqu'elles seraient commandées par un roi; que sans cela elles n'entreraient jamais dans leur pays. »

[*122] La république agonisante était l'objet d'une lutte entre Jules César d'une part, et le Sénat, sous la protection de Pompée, de l'autre. Brutus suivit le parti de Pompée dans la guerre civile (bien que Pompée ait fait exécuter son père lorsque Brutus était enfant), pensant que c'était dans ce parti qu'il serait le plus utile à Rome, et il combattit César à la bataille de Pharsale (-48). Choisissant d'oublier cet épisode, César, qui, d'après Plutarque, le considérait comme son propre fils, l'appela auprès de lui après sa victoire, et le combla de faveurs. César lui fit gravir les échelons du cursus honorum traditionnel. Il fut nommé gouverneur de Gaule cisalpine pour -46/-45, puis préteur urbain pour l'année -44, préféré alors à son concurrent, Caius Cassius Longinus, futur assassin, lui aussi, de César, qui fut nommé préteur pérégrin. Ces faveurs « intéressées » ne l'empêchèrent pas de garder ses idéaux républicains et de vertu.

[*141] Brutus prétendait descendre de Lucius Junius Brutus qui, en -509, après le viol de Lucrèce, renversa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, et, de ce fait, fonda la République romaine.

[*227] Porcia, fille de Caton d'Utique, était la veuve de Marcus Calpurnius Bibulus, qui fut commandant de la flotte de Pompée. Elle épousa son cousin Brutus, qui avait divorcé pour elle et qui lui donna un fils. Elle se serait suicidée en -42 en avalant des charbons ardents.

[*244] En -53, Publius Crassus avait voulu attaquer les Parthes avec 30000 hommes et des cavaliers gaulois ; mais il tomba dans un piège tendu par les Parthes lors de la bataille de Carrhes ; sa tête fut mise au bout d'une pique. Sa veuve épousa Pompée l'année suivante.

[*257] Caius Octavius (le futur empereur Auguste) était né en -63 ; il avait donc 19 ans. Son père avait épousé Atia Balba Caesonia, nièce de César, dont il avait eu deux enfants, Octavia Thurina Minor (en -69) et Caius Octavius (en -63).

[*609] Julia Caesaris minor, sœur de Jules César, était la mère d'Atia Balba Caesonia, épouse de Caius Octavius, mère d'Octavie et d'Octave.

[*916] Le diadème est le signe du pouvoir absolu. Lors de la fête des Lupercales en février -44, un assistant, sans doute avec l'accord de César, lui avait posé sur la tête un diadème, mais, devant les réactions hostiles de la foule, le dictateur l'avait repoussé.

[*1184] Plutarque, Vie d'Antoine, VI : « Antoine, à peine entré dans sa charge de tribun du peuple, servit puissamment les vues politiques de César. Il s'opposa d'abord au consul Marcellus, qui assignait à Pompée les troupes qui étaient déjà sur pied, et l'autorisait à faire ne nouvelles levées. Antoine, au contraire, fit décréter que l'armée qui était déjà rassemblée marcherait en Syrie, pour renforcer celle de Bibulus qui faisait la guerre aux Parthes, et que personne ne pourrait s'enrôler sous Pompée. En second lieu, le sénat ayant refusé de recevoir les lettres de César, et de les lire dans l'assemblée, Antoine, en vertu du pouvoir que lui donnait le tribunat, les lut publiquement, et fit par là changer de sentiment à plusieurs sénateurs, qui virent, dans ces lettres, que César ne demandait rien que de juste et de raisonnable. »

[*1196] Plutarque, Vie d'Antoine, IX : « César étant parti de Brufiduse avec très peu de troupes, et ayant traversé la mer Ionienne, renvoya ses vaisseaux à Antoine et à Gabinius, avec ordre d'embarquer tout ce qu'ils avaient de soldats, et de passer sur-le-champ en Macédoine. Gabinius, à qui l'hiver faisait craindre une navigation dangereuse, ayant fait prendre un long détour par terre à son armée, Antoine, qui ne vit que le péril de César au milieu de tant d'ennemis dont il était environné, risqua le passage. […] Antoine fit un grand nombre de prisonniers, s'empara de sommes considérables, et s'étant rendu maître de la ville de Lissus, il releva beaucoup l'audace de César, en lui amenant si à propos des renforts considérables. »

[*1199] En 47 av. J.-C., César se rendit en Afrique à la tête de plusieurs légions pour affronter les fidèles de son ancien ennemi Pompée dirigés par le général romain Metellus Scipion. Juba, le roi de Numidie, avait initialement l'intention de rejoindre ce dernier, mais l'invasion de son royaume par l'allié de César Bocchus II et un aventurier romain Publius Sittius, le contraignit à laisser 30 éléphants derrière lui et à rentrer vers l'ouest sauver son royaume. C'est finalement à la bataille de Thapsus que César parvint à vaincre les Optimates en l'an -46. Voyant la défaite certaine de Scipion, Juba ne prit pas part à la bataille, et se retira avec ses 30000 hommes. .

[*1208] Plutarque, Vie d'Antoine, X : « A Rome Dolabella, alors tribun du peuple, jeune et avide de nouveautés, proposait une abolition de dettes ; et voyant qu'Antoine, dont il était l'ami, cherchait en tout à plaire au peuple, il voulut lui persuader de s'unir à lui pour faire passer la loi : Asinius et Trébellius s'efforçaient de l'en détourner, lorsque tout à coup, on ne sait trop pourquoi, Antoine eut un violent soupçon que Dolabella l'avait déshonoré dans la personne de sa femme, qui, fille de Caïus Antonius, collègue de Cicéron dans le consulat, était aussi sa cousine germaine. Antoine, ne pouvant supporter cet affront, répudia sa femme; et, s'unissant avec Asinius, il fit une guerre ouverte à Dolabella, qui, résolu de faire passer la loi de force, s'était emparé de la place publique. Antoine, d'après le décret du sénat qui ordonnait qu'on prendrait les armes contre lui, alla l'attaquer sur la place; il lui tua beaucoup de monde. »


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