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Marie-Anne Barbier

CORNÉLIE

tragédie


 

DÉDICACE

À SON ALTESSE ROYALE MADAME

Quel dessein est le mien ? puis-je, auguste Princesse,
Vous faire un digne hommage avec tant de faiblesse ?
Dans le juste devoir qu'aujourd'hui je vous rends,
Connais-je tout le poids de ce que j'entreprends ?
Mais pourquoi m'alarmer, quand je vous vois vous-même,
Oubliant à nos yeux votre grandeur suprême,
Recevoir tous les jours nos respects sans fierté,
Et laisser notre zèle agir en liberté ?
C'est ce qui me rassure, et je romps un silence
Qui n'a fait à mon cœur que trop de violence.
Ô Ciel ! quel vaste champ vient s'offrir à mes yeux !
Que ma carrière est belle et mon sort glorieux !
Je ne veux pas ici rappeller la mémoire
De ce nombre d'aïeux, si vantés dans l'Histoire :
Pour m'épargner ce soin vous les rassemblez tous,
Et, grâce à vos vertus, je n'admire que vous.
Quelle bonté de cœur ! quelle noblesse d'âme !
Pour le bonheur de tous quel zèle vous enflamme !
Princesse, rien n'échape à vos soins généreux,
Et l'on vous attendrit dès qu'on est malheureux.
C'est à cette vertu, partout si bienfaisante,
Qu'il faut que Cornélie à son tour se présente :
Le sort lui fait trouver, pour première faveur,
Son amour pour le peuple au fond de votre cœur.
A cet objet touchant, cette illustre Romaine
Se retrace le Tibre aux rives de la Seine ;
Tout flatte son erreur, et tout semble d'accord
A la faire en ces lieux revivre après sa mort.
Mais que lui servira de reprendre la vie,
Si c'est pour succomber sous les traits de l'envie ?
Oui, quand elle n'auroit que l'honneur d'être à vous,
Princesse, un sort si beau lui fera des jaloux.
Pour calmer sa frayeur, soutenez sa querelle,
Elle ne craint plus rien si vous êtes pour elle.
Votre discernement est si juste et si fin
Que votre seule voix règlera son destin.
Pour moi, qu'un beau motif dans sa gloire interesse
Je me jette avec elle aux pieds de Votre Altesse.
Mais, quand je vous demande un favorable aveu,
Puis-je bien sans rougir le mériter si peu ?
Je sais trop qu'on dira qu'un si noble suffrage
Est le prix de mon zèle et non de mon ouvrage.
N'importe : aux yeux de tous il ose s'exposer
Et votre nom suffit pour l'immortaliser.


PRÉFACE

Cornélie, fille de Scipion l'Africain et mère des Gracques, a été une des plus illustres Dames de l'ancienne Rome. Son amour pour le peuple, son intrépidité dans les dangers et sa constance dans l'adversité ont paru avec tant d'éclat durant l'un et l'autre Tribunat de ses deux fils que j'ai cru ne pouvoir rien mettre sur la scène qui fût plus glorieux à notre sexe.
Le sujet ne me fournissait presque rien de lui-même, et je ne l'ai accommodé au théâtre qu'à la faveur d'un oracle, dont l'obscurité fait une partie du nœud de la pièce, comme l'explication en fait le dénouement.
J'ai caractérisé mes héros tels que Plutarque les a peints ; et la faiblesse que j'ai donnée à Gracchus depuis le commencement du premier acte jusqu'à la fin du second ne sert qu'à relever davantage sa victoire et celle de Cornélie. J'aurais bien voulu sauver le Tribun et faire périr le Consul ; mais l'histoire ne l'a pas voulu avec moi ; et j'espère que les savants me sauront gré de m'y être plus scrupuleusement assujettie dans cette dernière tragédie que dans ma première d'Arrie et Petus.
En effet, de tous mes personnages il n'y a que celui de Licinie qui soit de mon invention, et je l'ai faite fille d'Opimius pour donner plus de jeu à la pièce : rien n'est plus capable de produire des situations intéressantes qu'un amour entre des personnes dont les parents sont ennemis irréconciliables. Le combat de l'amour et du devoir produit ces sortes de sentiments qui sont l'âme de la Tragédie ; et la vertu n'est jamais dans un plus beau jour, que lorsqu'elle a plus de difficultés à surmonter.
Si Gracchus n'avait pas un frère à venger, un peuple à soutenir et une mère à respecter ; et si de son côté Licinie n'était pas effrayée par un oracle qui la menace de voir périr son père par la main de son amant, la haine mutuelle de leurs parents ne produirait en eux que des sentiments de douleur qui se borneraient à les rendre dignes de notre compassion ; au lieu que les divers intérêts où ils se trouvent engagés nous font aller plus loin et causent cette suspension qui ne laisse respirer les spectateurs qu'après la catastrophe.
Il me reste à répondre aux objections que l'on m'a faites sur le cinquième acte, que l'on trouve trop rempli d'incidents. Mais ne sait-on pas que rien n'est plus capable d'attacher et de toucher les spectateurs que les péripéties, quand elles naissent du fond du sujet.
À l'égard des Gaulois, dont Cornélie se sert pour fortifier le parti de son fils, Plutarque nous apprend qu'elle avait introduit dans Rome des étrangers déguisés en moissonneurs, pour les opposer au Sénat, oppresseur du peuple ; et, comme cet historien ne désigne aucune nation, j'ai cru pouvoir leur donner le nom de Gaulois, puisque les Gaulois Cisalpins occupaient une grande partie de l'Italie le long des rives du Pô, et qu'ils étaient assez voisins de Rome, où ils allaient et venaient, ainsi que tous les autres étrangers : outre qu'étant des peuples très vaillants, cela autorise davantage le choix que Cornélie en avait fait.


ACTEURS


CORNELIE, mère des Gracques.
OPIMIUS, Consul Romain.
CAIUS GRACCHUS, Tribun du peuple
LIVIUS DRUSUS, Tribun du peuple.
LICINIE, fille d'Opimius.
PHILOCRATE, Confident de Gracchus.
MAXIME, Confident d'Opimius.
ALBIN, Confident de Drusus.
FULVIE, Confidente de Cornélie.
SABINE, Confidente de Licinie.
SOLDATS

La scène est à Rome, dans le Sénat


ACTE I

 

LICINIE, fille du consul Opimius, et SABINE, sa confidente, sont en scène. – I,1


SABINE
Quoi ! tandis que Gracchus vient nous offrir la paix,
Que nos cruels malheurs vont finir pour jamais,
Lorsque tout le Sénat, que votre père même,
Attend avec transport ce Tribun qui vous aime,
Vous tremblez, dites-vous, de le voir en ces lieux
Madame, et vous n'osez vous montrer à ses yeux.

LICINIE
Heureuse si j'avais toujours su m'en défendre !

SABINE
Hé ! quel est ce malheur que je ne puis comprendre ?
Auriez-vous découvert quelque lâche attentat,
Madame, et faut-il craindre encor que le Sénat, [10]
Pendant que dans ces murs tout le peuple l'assiège,
Porte sur un Tribun une main sacrilège ?
Quoi, d'un illustre sang toujours plus altéré,
Veut-il joindre le frère au frère massacré ?
Et votre père enfin, malgré sa foi donnée,
Bien loin de vous unir par un saint hyménée,
Pourrait-il approuver cet horrible dessein
Et vous mettre à tous deux un poignard dans le sein ?

LICINIE
Non, je ne crains plus rien de la part de mon père,
Sabine : il m'a promis d'éteindre sa colère [20]
Et l'auteur de mes jours, quoi qu'ordonne le sort,
N'est pas assez cruel pour me donner la mort.
D'ailleurs Gracchus lui-même, oubliant ses outrages,
Du peuple en sa faveur a brigué les suffrages
Et mis entre ses mains ces haches, ces faisceaux
Qu'on porte devant lui malgré tous ses rivaux.
Ses bienfaits à sa haine ont imposé silence
Et ce serait lui faire une mortelle offense
De penser qu'il voulût l'accabler aujourd'hui
Sous ce même pouvoir qu'il a reçu de lui. [30]

SABINE
Hé ! qui peut donc causer l'ennui qui vous dévore ?
Votre père vous aime et Gracchus vous adore.
Tout conspire à tarir la source de vos pleurs :
Vous seule voulez-vous vous former des malheurs ?

LICINIE
Je le vois bien, Sabine, il faut ne te rien taire :
C'est Gracchus que je crains, Gracchus me désespère.

SABINE
Lui, Madame, aurait-il au mépris de sa foi…

LICINIE
Non, son cœur jusqu'ici n'a brûlé que pour moi.
Cependant c'est lui seul qui me force à me plaindre.
Tout fidèle qu'il est, c'est lui qu'il me faut craindre. [40]
Tu sais bien que mon père a droit d'être alarmé
Du vaste embrasement dans ces lieux allumé.
Peut-il voir sans horreur ces misères publiques,
Sa famille arrachée à ses Dieux domestiques,
Cherchant sa sûreté dans ce sacré Palais,
Qui fut à notre sexe interdit pour jamais,
Ce peuple qui ne suit que sa fureur extrême,
Rome prête à périr enfin par Rome même ?
À ce triste spectacle il se laisse attendrir,
Et, voyant tant de maux, il cherche à les guérir. [50]
Il n'a pu me cacher de si justes alarmes,
Et, pour porter Gracchus à mettre bas les armes,
Il rallume en mon cœur un amour sans espoir,
Que je sacrifiais aux lois de mon devoir.
Il fait plus pour Gracchus, ce qu'on croirait à peine :
Aux intérêts de Rome il immole sa haine
Et veut qu'un saint hymen nous unissant tous deux
Du peuple et du Sénat forme les plus beaux nœuds.
D'un si grand changement l'agréable nouvelle
Aux désirs du Sénat rend Gracchus moins rebelle. [60]
Mais, lorsque je suis prête à lui donner la main,
De tous mes ennemis c'est le plus inhumain.

SABINE
Il pourrait vous haïr, ô Ciel ! est-il possible ?

LICINE
Il va frapper mon cœur du coup le plus terrible.
Quand tout flatte mes vœux, j'ai tout à redouter.
Et, si j'en crois les Dieux que j'ai fait consulter,
Au plus affreux malheur je me vois condamnée.
Écoute leur réponse, et plains ma destinée.

ORACLE
Le flambeau de l'hymen en vain brille à tes yeux ;
Ton amant calmera la haine de ton père. [70]
Mais tremble pour un sang à Rome précieux :
Il sera répandu dans ces funestes lieux,
Par une main qui t'est bien chère.
C'est ce que t'annoncent les Dieux.

SABINE
Ciel !

LICINIE
            Tu vois à quel point mon sort est déplorable :
C'est donc là cet hymen à Rome favorable !
Par un sang précieux elle doit l'acheter :
C'est le sang de mon père, il n'en faut point douter.
Mais d'un coup plus cruel je suis encor frappée :
Une main qui m'est chère en doit être trempée. [80]
Hélas ! puis-je à ces mots méconnaître Gracchus ?

SABINE
Pénétrez moins, Madame, un oracle confus :
Les Dieux dans leurs secrets nous défendent de lire,
Et ne disent rien moins que ce qu'ils semblent dire. [84]

LICINIE
Pour mon malheur, Sabine, ils s'expliquent trop bien.
Hélas ! fut-il jamais un sort comme le mien ?
Quoi ! mon père surmonte une haine implacable
Et des maux que je crains Gracchus seul est coupable.
Non, encore une fois, je ne le verrai pas.
Je l'ai fait appeller, qu'on arrête ses pas : [90]
Je ne veux point servir au dessein du perfide
Et lui prêter ma main pour faire un parricide.

Mais il vient ! Juste Ciel ! comment le recevoir ?

 

Entrent GRACCHUS et son confident PHILOCRATE. – I,2 – En scène : GRACCHUS, LICINIE, PHILOCRATE, SABINE.

GRACCHUS
Enfin je puis jouir du bonheur de vous voir,
Madame, et mon amour ne trouve plus d'obstacle :
Quels Dieux en ma faveur ont produit ce miracle ?
Que je leur dois d'encens ! Mais qu'est-ce que je vois ?
Vos regards incertains n'osent tomber sur moi.
D'un accueil si glacé que faut-il que je pense ?
Du beau feu dont je brûle est-ce la récompense ?  [100]

LICINIE, à part
Grands Dieux ! est-ce de lui que j'attends mes malheurs ?

GRACCHUS
Vous poussez des soupirs, vous me cachez vos pleurs :
Au nom de notre amour expliquez ce mystère.

LICINIE, à part
Que lui dirai-je ?
                       Hélas ! adieu, voyez mon père ;
Ou plutôt, s'il se peut, ne le voyez jamais.

 

Sortent LICINIE et SABINE. I,3 – En scène : GRACCHUS, PHILOCRATE.

GRACCHUS
Est-ce ainsi qu'on me parle et d'hymen et de paix ?
Est-ce donc en fuyant, ingrate Licinie,
Que tu veux à Gracchus être à jamais unie ?
De son sort et du mien qu'a-t-elle résolu ?
Ne viens-je pas ici par son ordre absolu ? [110]
J'y vole. Quel accueil ! Quel étrange mystère !
La fille, toute en pleurs, me renvoie à son père
Et, pour ne me laisser qu'un affreux désespoir,
Sa bouche au même instant me défend de le voir.
Que dois-je en présumer ? Qu'en crois-tu, Philocrate ?

PHILOCRATE
Seigneur, il ne faut pas ici que je vous flatte :
Le danger est pressant, et je n'en puis douter ;
Quelqu'orage sur vous est tout prêt d'éclater.
Sauvez-vous de ces lieux, s'il en est temps encore.
Fuyez cette beauté que votre cœur adore. [120]
Je veux qu'elle ait pour vous brûlé jusqu'à ce jour,
Mais la nature enfin l'emporte sur l'amour.
Son ordre pour vous perdre au Sénat vous attire :
Son silence en a dit plus qu'il n'en fallait dire.
Fuyez, sortez d'ici : tous les moments sont chers !
Je n'y prévois pour vous qu'un funeste revers.

GRACCHUS
Elle me tromperait ! mais trompe-t-on de même ?
Est-ce en versant des pleurs qu'on trahit ce qu'on aime ?
Non, je dois mieux juger d'un cœur si généreux.
Cependant, je le vois, ces lieux sont dangereux. [130]
Opimius me hait, le Sénat veut ma perte,
Et Licinie en pleurs à mes yeux s'est offerte.
Le trouble de son coeur s'est assez expliqué :
Un ordre de sa bouche aussitôt révoqué,
Sa fuite, tout m'apprend qu'on en veut à ma vie.
D'un frère massacré j'entends le sang qui crie
Et je suis dans ces murs, dans ce même Sénat,
Qui s'est déshonoré par cet assassinat.

PHILOCRATE
N'en doutez point, Seigneur, même sort vous menace :
Du Sénat irrité n'attendez point de grâce. [140]
Dans cet auguste corps la foi ne règne plus :
On y vient d'arrêter le fils de Fulvius ;
Contre le droit des gens on l'arrache à son père.
Et ce que l'on a fait, on le peut encor faire.

GRACCHUS
Juste Ciel ! à mon coeur quel reproche fais-tu ?
Poursuis ; par tes conseils rappelle ma vertu.
Avec nos ennemis déjà d'intelligence,
Du fils de Fulvius j'oubliais la vengeance.
C'est pour son intérêt que le peuple, en fureur,
Porte jusqu'au Sénat et la flamme et l'horreur. [150]
Et moi, prêt à trahir l'amitié qui nous lie,
Avec ses ennemis je me réconcilie ;
D'un amour méprisé respectant le pouvoir,
Je suis sourd à la voix du sang et du devoir.
Ah ! que je soutiens mal la gloire de mon frère !
Ah ! que j'imite mal la vertu de ma mère !
Qu'elle aurait à rougir du trouble où tu me vois !
Lâche, puis-je être amant et fils tout à la fois ?
Ne souillons pas un sang dont la source est si pure :
Immolons à mon tour l'amour à la nature. [160]
Fuyons, puisqu'il le faut, mais fuyons en Romain,
Et sortons pour rentrer les armes à la main.
Mais quoi ! sur un soupçon peut-être chimérique...
Non, avec le Consul il faut que je m'explique.
Sa fille m'aime encor : j'en dois croire ses pleurs.
Sachons d'ou vient sa crainte, et quels sont mes malheurs.
Demeurons, Philocrate.

PHILOCRATE.
                                   Ô Ciel ! qu'allez-vous faire ?
Défiez-vous, Seigneur, de la fille et du père.
Mais surtout ménagez jusqu'aux moindres instants :
Pour peu que vous tardiez, il n'en sera plus temps. [170]

GRACCHUS.
Je voudrais fuir en vain : de nombreuses cohortes
Sans doute du Sénat ont occupé les portes.
De nos fiers ennemis le soin m'est trop connu
Et s'ils veulent me perdre, ils m'auront prévenu.
Je doute cependant qu'ils osent l'entreprendre :
Je suis aimé du peuple, il saura me défendre.
Je ne m'expose ici que pour sa liberté,
Et Drusus me répond de sa fidélité.

PHILOCRATE
Mais, Seigneur, pardonnez ce soupçon à mon zèle :
Drusus même, Drusus vous est-il bien fidèle ? [180]

GRACCHUS
Aux intérêts du peuple attaché plus que moi,
II ne me permet pas de douter de sa foi.

PHILOCRATE
Gardez-vous d'en trop croire une apparence vaine.

GRACCHUS
S'il voulait me tromper, il le pourrait sans peine :
Un grand coeur est sincère ; il croit voir en autrui
Cette sincérité qu'il reconnaît en lui
Et n'ose soupçonner la vertu d'artifice
De peur de s'exposer à faire une injustice.

PHILOCRATE
Peut-être que Drusus est sincère à son tour.
Mais le passé m'apprend à tout craindre en ce jour. [190]
Un Tribun autrefois a trahi votre frère
Sous le voile trompeur d'une amitié sincère.
Drusus peut tendre un piège adroitement caché.
Aux intérêts du peuple il paraît attaché.
Je veux croire, Seigneur, qu'il sert la République ;
Mais je ne comprends point par quelle politique
Il a su ménager, pendant son Tribunat,
Et la faveur du peuple et celle du Sénat.

GRACCHUS
Ce succès, qui t'étonne, a droit de me surprendre ;
Mais jusqu'à tes soupçons je ne veux pas descendre. [200]
Je ne demande point d'être mieux éclairci :
Le peuple en est content, je le dois être aussi.
Il l'a fait son tribun, et je le crois fidèle.

Mais il vient : quel dessein auprès de moi l'appelle ?

 

PHILOCRATE sort. Entrent DRUSUS et ALBIN – I,4 – En scène :  GRACCHUS, DRUSUS, ALBIN.

DRUSUS
Votre absence, Seigneur, nous a tous alarmés.
J'ignore les projets que vous avez formés :
Mais enfin dans ces lieux vous avez tout à craindre ;
Et de mon amitié vous auriez à vous plaindre,
Lorsque vous vous livrez aux plus terribles coups,
Si je ne partageais le péril avec vous. [210]

GRACCHUS.
Votre amitié, Seigneur, me fera toujours chère.
Mais ailleurs qu'au Sénat vous étiez nécessaire.
Le peuple est inconstant, vous le connaissez bien,
Il chancelle aussitôt qu'il n'a plus de soutien ;
C'est un vaisseau qui flotte au gré de la tempête,
Un corps qui n'agit plus dès qu'il n'a plus de tête.
Pour éteindre son zèle, il ne faut qu'un soupçon,

DRUSUS.
Seigneur, auprès de lui j'ai laissé votre nom,
Et ce nom peut suffire au zèle qui l'enflamme.
Absent comme présent, Gracchus seul en est l'âme. [220]
D'ailleurs de Fulvius vous connaissez la foi,
Et c'est lui qui commande et pour vous et pour moi.
Pour son seul intérêt nous avons pris les armes.

GRACCHUS.
C'est assez, Fulvius dissipe mes alarmes.

Mais que veut Philocrate ? Ah ! je lis dans ses yeux
Des malheurs…

 

Entre PHILOCRATE – I,5 – En scène : GRACCHUS, DRUSUS, PHILOCRATE, ALBIN

PHILOCRATE
                       Cornélie est entrée en ces lieux,
Seigneur, et de sa part j'ai couru vous l'apprendre.

GRACCHUS
Cornélie en ces lieux ! Dieux, que viens-je d'entendre?
Quoi, ma mère au Sénat ! Que cherche-t-elle ici ?
Seigneur, de ses desseins je veux être éclairci : [230]
Souffrez que, me rendant où mon devoir m'appelle,
En fils respectueux je coure au-devant d'elle.

 

GRACCHUS et PHILOCRATE sortent. – I,6 – En scène : DRUSUS, ALBIN.

DRUSUS
Cette nouvelle, Albin, à nos yeux l'a frappé :
Elle rompt le projet dont il est occupé.

ALBIN
Il est vrai, trop de haine anime Cornélie.
Une si juste ardeur ne peut être affaiblie.
Et le Sénat en vain croit obtenir la paix :
La mère de Gracchus n'y souscrira jamais.
Mais par quels soins est-elle en ces lieux introduite ?
Des desseins de son fils qui peut l'avoir instruite ? [240]

DRUSUS
Moi-même.

ALBIN
                       Vous, Seigneur ?

DRUSUS
                                               De fidèles avis
Ont porté jusqu'à moi les secrets de son fils.
Il aime Licinie, et nous est infidèle.
Peuple, parents, amis, il trahit tout pour elle.
On lui parle d'hymen, et c'est ce doux espoir
Qui lui fait oublier les lois de son devoir.

ALBIN
Ce n'est que dans un cœur aussi grand que le vôtre
Que l'interêt du peuple est plus fort que tout autre.
Non, vous ne voulez pas le servir à demi,
Seigneur, et le tribun l'emporte sur l'ami. [250]

DRUSUS
Que tu me connais mal quand tu tiens ce langage !
À traverser Gracchus un autre soin m'engage.
Apprends donc à quel point son bonheur m'est fatal :
Il aime Licinie, et je suis son rival.

ALBIN
Vous, son rival !

DRUSUS.
                       Albin, le secret de ma flamme
S'est toujours avec soin renfermé dans mon âme.
Mais le sort qui m'attend m'impose une autre loi.
Si je n'éclate enfin, tout est perdu pour moi.
Quoi ! mon heureux rival obtiendrait ce que j'aime !
Aux pieds de nos autels je le verrais moi même [260]
Élever son bonheur sur les débris du mien
Et, pour le renverser, je n'entreprendrais rien ?
J'irais livrer mon cœur au coup qu'on lui destine
Et je respecterais la main qui m'assassine !
Non, non, qu'à mon malheur son malheur soit égal
Et, puisqu'il faut périr, périsse mon rival.

ALBIN
Ah ! Seigneur, gardez-vous d'un éclat si funeste.
Il va dans votre chute entraîner tout le reste.
Quel est votre dessein ? Et pourquoi voulez-vous
Sacrifier le peuple à vos transports jaloux ? [270]
De vous et de Gracchus dépend sa destinée :
Faut-il que par vos mains Rome soit enchaînée ?
Vous êtes son appui ; mais, par vos différends
Vous allez la livrer en proie à ses tyrans.
Qu'est devenu, Seigneur, ce zèle magnanime
Qui même du Sénat avait forcé l'estime ?
Si Gracchus protégeait nos tristes citoyens,
Vos soins allaient plus loin mille fois que les siens.

DRUSUS.
Juge plus sainement du motif de mon zèle.
J'ai feint de servir Rome et n'ai rien fait pour elle. [280]
Contre mon fier rival j'ai toujours conspiré.
Redouté du Sénat et du peuple adoré,
Il triomphait, Albin ; et, par mes artifices,
J'ai pris soin d'obscurcir l'éclat de ses services.
J'avais besoin du peuple et, pour me l'acquérir,
Sur les soins de Gracchus il fallait enchérir.
Enfin pour l'abaisser j'ai tout mis en usage
Et je vais en ce jour couronner mon ouvrage.

ALBIN
Vous vous perdrez tous deux en vous désunissant :
Seigneur, feignez toujours.

DRUSUS.
                                   Le mal est trop pressant. [290]
Tous mes coups sont perdus pour peu que je diffère.
Hé ! qu'ai-je à ménager quand tout me désespère ?
Mon rival se déclare avec bien plus d'éclat.
Tu sais qu'Opimius lui doit le consulat.
Un don si précieux termine leurs querelles,
Gracchus met en oubli l'outrage de Frégelles.
Que ne fait point l'amour ! Mais ou je suis trompé,
Ou d'un coup imprévu le tribun est frappé.
Oui, j'ai vu dans ses yeux une douleur secrète.
Peut-être qu'un refus rend son âme inquiète. [300]
Allons, n'oublions rien, profitons des moments.
Voyons Opimius, sachons ses sentimens.
Offrons tout mon crédit pour prix de Licinie,
Et même, s'il le faut, servons la tyrannie
Je ne puis trop payer un bien si plein d'appas.

ALBIN.
Qu'allez vous faire : Ô Dieux !

DRUSUS
                                   Ne me réplique pas.
Il s'agit de confondre un rival qui me brave.
Que m'importe après tout que Rome soit esclave,
Si telle est de son sort l'irrévocable loi,
Qu'elle soit mise aux fers par Gracchus ou par moi ? [310]
Non, du fatal amour qui tous deux nous anime,
Il faut lui disputer et le fruit et le crime.
Je sacrifierai tout au succès de mes feux,
Et même une vertu qui fait des malheureux.
Enfin à mon rival j'oppose Cornélie.
Mais, avec le Sénat s'il se réconcilie,
Ce n'est qu'au désespoir qu'il me faut recourir
Et je veux en ce jour ou le perdre ou périr.



ACTE II

Sont en scène OPIMIUS, LICINIE et MAXIME. – II,1

OPIMIUS
La mère de Gracchus en ces lieux doit se rendre.
Mais je veux vous parler avant que de l'entendre. [320]
Ma fille, vous voyez dans quel pressant danger
Nous met un peuple entier qui nous ose assiéger.
Gracchus en est le chef. Ce peuple téméraire
Est tel sous ce tribun qu'il était sous son frère.
Le fier Tiberius pendant son tribunat
En mortel ennemi poursuivit le Sénat
Et vous n'ignorez pas qu'il en perdit la vie.
Par son frère aujourd'hui même route est suivie.
Je ne sais si le Ciel lui garde un même sort,
Et si nous allons voir son triomphe ou sa mort. [330]
Pour le bien de l'État, j'ai voulu me contraindre.
Dans ce funeste jour Rome avait tout à craindre :
Gracchus la menaçait du sort le plus affreux.
Je me suis abaissé jusqu'à flatter ses vœux.
Il vient vous épouser, ou du moins il l'espère.
Mais vous, à cœur ouvert, parlez à votre père :
Si l'ennemi commun doit être votre époux,
Ma fille, sans murmure y consentirez-vous ?

LICINIE
Seigneur, tout vous répond de mon obéissance ;
Vous avez sur mon sort une entière puissance ; [340]
Pour moi vos volontés sont de suprêmes lois,
Cependant, si j'étais maîtresse de mon choix,
Je ne pourrais garder trop d'horreur pour un homme
Qui serait l'ennemi de mon père et de Rome ;
Ec Gracchus paraîtrait comme un monstre à mes yeux,
S'il osait s'y montrer sous ce nom odieux.
Mais je vois sans horreur le fils de Cornélie
Puisqu'enfin avec lui je vous réconcilie.

OPIMIUS
Moi ! cessez de le croire, et connaissez mon cœur :
Je n'aspire en ce jour qu'à me voir son vainqueur. [350]

LICINIE
Quoi ! Seigneur ?

OPIMIUS.
                       Il saura tantôt ce que je pense.
Cependant avec soin flattons son espérance.
Dissimulons.

LICINIE.
            Hélas !

OPIMIUS.
                       Étouffez ces soupirs,
Ma fille, et ne songez qu'à suivre mes désirs.
Je l'ordonne.

LICINIE
            Ah! Seigneur, n'est-ce pas pour les suivre
Qu'aux plus cruels tourments votre fille se livre ?
S'il fallait de Gracchus vous venger aujourd'hui,
Pourquoi rallumiez-vous l'amour que j'eus pour lui ?
Je l'avais presque éteint, ce feu qui fait mon crime.
Puisque vous l'ordonnez, j'en serai la victime. [360]
Au moins veuillent les Dieux ne s'en prendre qu'à moi
Et vous mettre à couvert du coup que je prévois.

 

LICINIE sort. – II, 2 – En scène : OPIMIUS, MAXIME

OPIMIUS
Que m'annonce en tremblant la triste Licinie ?
Sans doute le tribun attente sur ma vie.
Elle aura découvert, à travers ses discours,
Quelque piège secret qui menace mes jours.
Il faut le prévenir, et je suis prêt, Maxime.
Même soin, même haine aujourd'hui nous anime.
Mais je n'ai qu'à frapper, mes coups seront certains.
La justice des Dieux le livre entre nos mains. [370]
 
MAXIME
Ah ! Seigneur, craignez tout d'un peuple qui l'adore.
Évitez sa fureur : vous le pouvez encore.
Rendez lui son tribun ; mais plutôt achevez
De dissiper les flots contre vous soulevés.
Le tribun y consent. L'hymen de Licinie
Peut enfin rendre Rome à Rome réunie.
Si Gracchus contre vous s'arma jusqu'en ce jour,
Il a sacrifié sa haine à son amour.
Vous n'en sauriez douter : vous l'avez vu vous-même
Remettre entre vos mains l'autorité suprême. [380]

OPIMIUS
Jusqu'au suprême rang il m'a laissé monter
Pour avoir plus de gloire à m'en précipiter.
En vain par ses présents il pense me surprendre.
Je sais de ce tribun ce que je dois attendre
Et le soin que j'ai pris d'allumer son courroux
A rompu pour jamais tout commerce entre nous.
Toujours à ses desseins il m'a trouvé contraire.
Il suivait à grands pas les traces de son frère.
Et moi, pour l'éloigner du même tribunat
Qui sous Tiberius fit trembler le Sénat, [390]
Je le chargeai lui seul du crime de Frégelles :
J'osai le dénoncer comme chef des rebelles.
Mais Rome n'aspirait qu'à vivre sous ses lois :
Elle écouta Gracchus et fut sourde à ma voix.
On le nomma tribun : ce coup me fut sensible.
C'était à mes desseins un obstacle invincible.
Je ne veux point d'égal, encor moins de vainqueur.
Car enfin sans regret je puis t'ouvrir mon cœur,
Maxime, je sais trop combien tu m'es fidèle.
Je cours à la grandeur où mon destin m'appelle. [400]
Rome a jusqu'aujourd'hui soumis tout l'Univers :
Il est temps qu'à son tour elle porte des fers.
Je brûle de la voir à moi seule asservie
Et j'immolerai tout à cette noble envie.

MAXIME
Hé bien ! qu'attendez-vous ? Le chemin est ouvert.
Loin de vous traverser, Gracchus même vous sert.
Contentcz cc tribun : donnez lui votre fille,
Et la grandeur suprême entre en votre famille.
Pouvez-vous l'établir sur un plus ferme appui ?
Le Sénat est pour vous, tout le peuple est pour lui : [410]
Rassemblez en vous deux l'une et l'autre puissance
Et tout sera soumis à votre obéissance.

OPIMIUS.
Je te l'ai déjà dit : je ne veux point d'égal,
Et dans un gendre enfin je verrais un rival.
Non, il vaut mieux le perdre ; et je le puis sans peine.
Je te dirai bien plus, tout seconde ma haine.
Drusus vient de m'apprendre un important secret :
Il aime Licinie, et ne voit qu'à regret
Cet hymen prétendu dont son rival se flatte.
Il entreprendra tout, si je veux qu'il éclate. [420]
Je ménage avec soin ce nouveau concurrent :
Il est aimé du peuple et son crédit est grand.
Leur parti divisé rafermira le nôtre
Et je veux, si je puis, les perdre l'un par l'autre.
Mais je vois Cornélie. Il faut feindre à ses yeux.

 

Entrent CORNÉLIE et FULVIE – II,3 – En scène : OPIMIUS, CORNELIE, MAXIME, FULVIE.

CORNÉLIE
On ne s'attendait pas à me voir en ces lieux :
La fureur du Sénat, contre moi conjurée,
N'a pris que trop de soin de m'en fermer l'entrée.
J'y vois de toutes parts des objets ennemis,
Des mains teintes du sang de mon illustre fils. [430]
Mais, Consul, si ma vue a droit de vous surprendre,
Que ne fait point sur moi ce que je viens d'apprendre :
Gracchus, mon fils Gracchus, prêt à tout oublier,
Ose avec le Sénat se réconcilier.
Déjà pour son hymen dans ces lieux tout s'apprête.
De quel œil dois-je voir cette odieuse fête ?
Mais non, on m'a trompée, et je connais trop bien
L'indomptable fierté du sang Cornélien
Pour penser que Caïus en ternisse la gloire
Jusques à s'allier… Non, je ne le puis croire. [440]
Un fils de Cornélie, un fils vraiment Romain
N'a pu si lâchement disposer de sa main.

OPIMIUS
Qu'a de honteux pour vous une chaîne si belle
Qui va donner à Rome une face nouvelle ?
La main de Licinie est-elle à refuser,
Le sang d'Opimius est-il à mépriser,
Madame, et votre fils, que j'accepte pour gendre,
En montant jusqu'à moi, croit-il encor descendre ?
Le croyez vous vous-même, et l'éclat de mon rang
Dément-il à vos yeux l'orgueil de votre sang ? [450]
Quand j'élève Gracchus jusqu'à mon alliance,
Peut-être je me fais assez de violence.
Je sais ce que je dois au sang Cornélien,
Mais l'intérêt public m'est plus cher que le mien.

CORNELIE
Si l'intérêt public est ce qui vous anime,
J'approuve cet hymen, que j'ai pris pour un crime.
Gracchus sans mon aveu peut engager sa foi :
Et mon fils est à Rome encore plus qu'à moi.
Mais ne puis-je, Consul, avant toute autre chose
Apprendre quelles lois cet hymen vous impose ? [460]
Allez vous du Sénat abattre la fierté ?
Le peuple sera-t-il remis en liberté ?
Ne gémira-t-il plus dans un triste esclavage ?
Des biens communs à tous fera-t-on le partage ?
Vengera-t-on enfin Tiberius mon fils ?
Achevez votre hymen : je l'accepte à ce prix.

OPIMIUS
J'ai peine à revenir de ma surprise extrême.
Est-ce dans le Sénat qu'on me parle de même.
Madame ? Votre fils saura mes sentiments.
Il suffit qu'il soit prêt à mes commandements. [470]
Il faut bien, s'il prétend entrer dans ma famille,
Qu'il apprenne à quel prix je lui donne ma fille.

 

OPIMIUS et MAXIME sortent – II,4 – En scène : CORNÉLIE, FULVIE

FULVIE
L'hymen, vous le voyez, n'est pas si résolu,
Madame. Le Consul parle en maître absolu :
Votre sang est trop fier pour souffrir qu'on le brave
Et Gracchus rougirait de fléchir en esclave.

CORNELIE
Oui, je connais mon sang, tout doit me rassurer :
Un fils comme le mien ne peut dégénérer.
Pressé par son amour, il se peut qu'il s'oublie.
Mais je le reverrai digne de Cornélie. [480]
Un cœur comme le sien se peut être abattu.
S'il a beaucoup d'amour, il a plus de vertu.
Le soin de son devoir rentrera dans son âme.
Je viens y rallumer une plus belle flamme.
Mais qu'il tarde à venir ! Il sait que je l'attends.

FULVIE
Pour vous voir sans témoins, il peut prendre son temps,
Madame. Mais il vient.

CORNÉLIE.
                                   Retire toi, Fulvie.

 

FULVIE sort – II,5 – En scène : CORNÉLIE, GRACCHUS

 
GRACCHUS
Madame, à quel danger livrez-vous votre vie ?
Le Sénat, animé d'un injuste courroux,
De mon frère et de moi peut se venger sur vous. [490]
Ni sexe ni vertu n'arrêteront sa rage.
Ha ! mettez-vous de grâce à couvert de l'orage.
Je le vois sans effroi tout prêt à m'accabler,
Et ce n'est que pour vous que j'apprends à trembler.
 
CORNELIE
Eh ! pensez-vous, mon fils, que la mort m'épouvante
Et que dans le péril ma vertu se démente ?
Mais qu'ai-je à craindre ici ? Les murs de ce palais
Ne m'entretiennent plus que d'hymen et de paix.
Un mot de votre bouche a su calmer l'orage,
Et je viens en ces lieux jouir de votre ouvrage. [500]

GRACCHUS
Madame, je rougis d'avoir sans votre aveu,
Pour sauver ma patrie, éteint un si grand feu.
J'allais voir en ce jour Rome en cendres réduite.

CORNÉLIE.
Je ne puis qu'admirer cette sage conduite
Qui vous fait prévenir un orage éclatant.
Mais le peuple, Gracchus, en sera-t-il content ?
Sur le point d'être heureux, et tout plein de vous-même,
Ne l'oublierez-vous point, ce peuple qui vous aime ?
Verra-t-il sans gémir votre félicité
Et sera-t-il au moins compris dans le traité ? [510]

GRACCHUS
Je me dois tout entier à la cause publique,
Madame ; à ce seul soin il faut que je m'applique,
Et Rome et mon amour en seront satisfaits.
J'obtiendrai Licinie, elle obtiendra la paix.
Mais si le peuple enfin, au gré de son caprice,
Rejette cette paix et veut que tout périsse,
Il faut qu'à sa fureur je m'oppose aujourd'hui
Et je dois le forcer d'être heureux malgré lui.

CORNÉLIE.
Le forcer d'être heureux, quel nouvel csclavage !
Quoi ! déjà du Sénat vous parlez le langage, [520]
Tribun. Eh ! depuis quand tout ce peuple ; à vos yeux,
N'est-il qu'un frénétique et qu'un capricieux ?
Ah! si vous le peignez d'une couleur si noire,
Du grand Tiberius que devient la mémoire ? [*524]
Ce qu'il fit pour le peuple est donc un attentat ;
Son zèle n'aspirait qu'à renverser l'État.
Il suivait en aveugle une foule insolente :
Ah! cruel, respectez son ombre encor sanglante.

GRACCHUS
À ce frère si cher je ne fais point ce tort.
Mais plus je me rappelle et sa vie et sa mort, [530]
Plus de ce peuple ingrat je connais l'injustice.
Madame, permettez que je m'en garantisse.
Mon frère ne périt que pour son intérêt
Et ce peuple en fuyant prononça son arrêt :
Autant que le Sénat il lui devint contraire.

CORNELIE.
Et c'est où je t'attends. L'as-tu vengé, ce frère ?
Ce Sénat, que tu vas protéger aujourd'hui,
Tout fumant de son sang t'est-il plus cher que lui ?
Tu te fais de sa mort une affreuse peinture.
Eh! ne le vois-tu pas privé de sépulture, [540]
Triste jouet du Tibre, errant au gré des flots,
Attendre de toi seul un éternel repos.
Voudras-tu lui porter l'atteinte la plus vive ?
Te verra-t-il enfin, sourd à sa voix plaintive,
Oubliant par quels bras il a perdu le jour,
Écouter seulement la voix de ton amour ?
Lâche, fuis donc l'amour et renonce à la gloire,
Du sang des Scipions va flétrir la mémoire.
Ne te l'ai je donné, ce sang si glorieux,
Que pour en voir l'éclat disparaître à mes yeux. [550]
Dieux, de qui je reçus et l'un et l'autre frère,
N'était-ce pas assez que d'être une fois mère ?
Ha ! je m'applaudissais d'avoir porté deux fils
Qui seraient quelque jour l'appui de leur pays.
Le premier, je l'avoue, a rempli mon attente :
À suivre son devoir son âme fut constante.
Le dernier jusqu'ici l'a suivi pas à pas ;
Mais enfin jusqu'au bout il ne l'imite pas.
À peine est-il entré dans sa noble carrière
Que, loin de la remplir, il regarde en arrière. [560]
Aux ordres du Sénat cet esclave obéit.
L'un est mort pour le peuple, et l'autre le trahit.
Par quel sensible endroit faut-il que tu m'attaques ?
Me feras-tu rougir d'être mère des Gracques ?
Tu sais qu'à ce seul nom je bornai tous mes vœux :
Voudrais-tu, mon cher fils, me les rendre honteux ?
M'aurais-tu condamnée à cette ignominie ?

GRACCHUS
Ô devoir ! ô tendresse ! ô gloire ! ô Licinie !

CORNELIE
Tu balances encor, fils indigne de moi ?
Va, c'est trop soutenir le trouble où je te vois. [570]
J'ai fait ce que j'ai pu contre un amour funeste.
Peut-être tes remords achèveront le reste.

CORNÉLIE sort. – II,6 – En scène : GRACCHUS seul

GRACCHUS
Quel reproche, grands Dieux, m'attire mon amour !
Ah ! puis-je encor souffrir la lumière du jour ?
Est-ce ainsi que je suis les traces de mon frère ?
Je prends, sans y penser un chemin tout contraire.
Ma mère, par pitié, m'en fait apercevoir ;
Une femme m'apprend à suivre mon devoir.
C'en est fait, de mon cœur il faut que je te chasse,
Lâche amour : ma vertu redemande sa place ; [580]
Elle parle, il suffit, je n'entends plus ta voix,
Et je brise tes fers pour rentrer sous ses lois.
Fuyons… Ciel ! Licinie aussitôt me rappelle :
Elle est digne de moi ; mais suis-je digne d'elle ?
Non, si de ma vertu l'amour était vainqueur,
Elle aurait à rougir de régner dans mon cœur.
Je lui dois un amant au-dessus du vulgaire.
Soupirer pour la fille et combattre le père,
Être amant et tribun : l'effort est plus qu'humain,
Mais un pareil effort est digne d'un Romain. [590]
Rendons, malgré l'amour dont mon âme est remplie,
Un Romain à sa la gloire, un fils à Cornélie.
À peine je le puis, mais enfin je le dois.
D'un peuple qui m'attend allons calmer l'effroi.
N'en délibérons plus, mon devoir le demande.
Sortons d'ici.

Entre MAXIME – II,7 – En scène : GRACCHUS, MAXIME.


MAXIME
                       Seigneur, Opimius vous mande.

GRACCHUS
Depuis quand un Consul mande-t-il un Tribun ?
Ce droit entre nous deux pour le moins est commun.
Mais allez : près de lui j'aurai soin de me rendre.
Je veux bien l'écouter, Maxime ; il peut m'attendre. [600]



ACTE III

Sont en scène OPIMIUS, GRACCHUS, DRUSUS et suite – III,1

OPIMIUS
Qu'on se retire ; et vous, Tribuns, prenez vos places.
Instruite dès longtemps à braver les disgrâces,
Rome a vu jusqu'ici d'un visage assuré
Tout l'Univers entier contre elle conjuré.
Pour la première fois, elle commence à craindre.
Elle emprunte aujourd'hui ma bouche pour se plaindre :
Tout doit suivre ses lois ; mais tout n'est pas soumis :
Il lui reste à dompter de nouveaux ennemis.
Ne les cherchons pas loin : ils sont dans ses murailles
Et ses propres enfants déchirent ses entrailles. [610] [*610]
Vous le voyez, Tribuns, ce peuple audacieux
Qui nous tient assiégés dans ces augustes lieux.
Il ose jusqu'à nous porter son insolence.
Rien n'arrête le cours de cette violence ;
Et, loin de le frapper d'une juste terreur,
Vous êtes les premiers à flatter sa fureur.
Mais quel fruit attend-il d'un projet si funeste ?
La bonté du Sénat est tout ce qui lui reste.
Il daigne en sa faveur vous l'offrir par ma voix ;
C'est à vous d'obéir à ses suprêmes lois. [620]

GRACCHUS
Seigneur, quelque respect que le Sénat impose,
Il nous faut mettre Rome avant toute autre chose.
Elle nous fait des lois qu'on ne doit point trahir
Et, dès qu'elle a parlé, c'est à nous d'obéir.
J'écoute le Sénat tant qu'il en est l'Oracle.
Mais à la liberté dès qu'il veut mettre obstacle,
Je ne reconnais plus ses ordres absolus.
Je suis Romain, Tribun, et ne sais rien de plus.
Romain, je n'ai des yeux que pour la République ;
Tribun, au bien du peuple il faut que je m'applique. [630]
Si contre vous, Seigneur, il ose conspirer,
Que n'avez-vous point fait pour le désespérer ?
Vous-même vous l'avez forcé d'être rebelle.
Qu'on lui rende justice, il deviendra fidèle.
Le Sénat a ses droits, mais le peuple a les siens.
Croit-on impunément usurper tous ses biens ?
Car enfin de nos maux c'est la source fatale.
A-t-on exécuté le testament d'Attale ? [*638]
Ses États, ses trésors étaient communs à tous,
Cependant vous voyez qu'ils ne sont que pour vous. [640]
Eh ! de quoi sert que Rome étende ses frontières ?
Les lions et les ours au moins ont leurs tanières
Tandis que des Romains, partout si révérés,
N'ont pas même chez eux des foyers assurés.
Pourquoi les appeler les Maîtres de la terre ?
Il eft vrai qu'ils le font par le droit de la guerre.
Mais leur triste valeur n'enrichit que les Grands
Et, parmi leurs égaux, ils trouvent leurs tyrans.
Seigneur, voilà de Rome une fidèle image.
Peut-être que Drusus en dira davantage. [650]

DRUSUS
Seigneur, j'aime le peuple, et l'ai toujours fait voir.
Je suis Tribun : ce nom me prescrit mon devoir.
Rien ne peut me porter à trahir ma patrie.
Ma gloire jusque là ne sera pas flétrie.
Mais, quand je réfléchis sur le péril commun,
Je suis bien plus Romain que je ne suis Tribun.
Il s'agit aujourd'hui de sauver Rome entière.
Je vois de ses enfants la troupe meurtrière
Lever déjà le bras pour lui percer le sein.
Comment autoriser ce barbare dessein ? [660]
Je n'en ai que trop fait, la suite en est funeste.
Un juste repentir est tout ce qui m'en reste.
Plus le mal est flatté, plus il est dangereux
Et le peuple se perd à force d'être heureux.
Demande-t-il un bien ? À peine il le possède
Qu'il faut qu'au même instant un autre lui succède.
De désirs en désirs il court en furieux.
Rien ne remplit son cœur, et tout frappe ses yeux.
Seigneur, voilà du peuple une fidèle image,
Et Gracchus, s'il l'osait, en dirait davantage. [670]

GRACCHUS.
Si je l'osais, ô Ciel ! Et depuis quand, Tribun,
Si pourtant ce grand nom encor nous est commun,
Depuis quand pensez-vous que Gracchus sache feindre ?
À cette lâcheté qui pourrait me contraindre ?
Ah ! rougissez plutôt de vos déguisements
Qui vous font démentir vos premiers sentiments.

DRUSUS
Je ne déguise point : c'est un art que j'ignore.
J'ai protégé le peuple, et le ferais encore,
Si sa fureur enfin n'allait jusqu'à l'excès,
Mais je crains pour mon zèle un funeste succès. [680]
Rome a payé trop cher celui de votre frère.
Vous en voyez le fruit.

GRACCHUS.
                                   Arrêtez, téméraire.
Gardez-vous d'attaquer un nom si glorieux
Et qui, malgré l'envie, est monté jusqu'aux cieux.
Mais, Seigneur, c'est à vous qu'il faut que je m'adresse.
Et, puisqu'à nous trahir un tribun s'intéresse,
Je défendrai moi seul l'honneur du tribunat
Contre lui, contre vous, contre tout le Sénat.

OPIMIUS.
Suivez, suivez plutôt l'exemple qu'on vous donne.
Mais sachez à quel prix le Sénat vous pardonne. [690]
De nos malheurs communs Fulvius est l'auteur :
Il a trempé ses mains dans le sang d'un licteur.
Faut-il qu'un sacrilège impunément l'immole ?
À l'aspect du Sénat, dans le saint Capitole,
Nous l'avons vu tomber presqu'aux pieds des autels,
Pendant un sacrifice offert aur Immortels
Et tandis qu'il tenait entre ses mains sanglantes
Des agneaux égorgés les entrailles fumantes.
Nous avons à venger les hommes et les Dieux,
Er nous perdrons plutôt tous les séditieux. [700]
Mais puisque Fulvius a formé la tempête,
Tribuns, pour la calmer il suffit de sa tête.

GRACCHUS
Il suffit de sa tête, ô Ciel ! que dites vous ?
Quoi ! je pourrais livrer Fulvius à vos coups !
Rome, qui jadis brillas de tant de gloire,
Es-tu la même encor ? Non, je ne le puis croire.
Il ne te reste rien de ton éclat passé,
Sous les lois d'un Sénat où tout est renversé,
Un licteur méprisable autant que téméraire
Exige pour victime un homme Consulaire ; [710]
Et tandis qu'un tribun lâchement égorgé
N'a pas même un tombeau, bien loin d'être vengé.
Au sang le plus abject il faut rendre justice,
Et du sang le plus pur lui faire un sacrifice.
Je périrai moi-même avant d'y consentir.
Mais enfin de ces lieux il est temps de sortir
Et j'y trouve à la paix un obstacle invincible.

OPIMIUS.
Allez donc avancer votre perte infaillible.
Je ne vous retiens plus, Tribuns. Mais songez bien
Que, pour sauver le peuple, il n'est que ce moyen. [720]
Hâtez-vous de le mettre à couvert de la foudre.
C'est ce qu'entre vous deux je vous laisse résoudre.

 

OPIMIUS sort – III,2 – En scène : GRACCHUS, DRUSUS

GRACCHUS
Le Consul se retire : allez, suivez ses pas ;
C'est là votre chemin, ne vous contraignez pas.
Pour moi, je vais trouver le peuple qui m'appelle,
Er dans tout son éclat lui montrer votre zèle.

DRUSUS
Cessant de le flatter, je le sers mieux que vous.

GRACCHUS
Ce sera donc à lui de juger entre nous.

DRUSUS.
Vous en ferez sans doute un juge favorable.
Mais il serait pour moi, s'il était équitable. [730]

GRACCHUS.
Il est vrai, vos bontés se signalent pour lui.
Il n'a plus rien à craindre, ayant un tel appui.

DRUSUS.
Le succès montrera qui sait mieux le défendre.

GRACCHUS.
Pour vous le faire voir, je vais tout entreprendre.
Adieu. Votre intérêt vous demande en ces lieux.
On n'y peut trop payer vos soins officieux.
Un tribun suppliant est un illustre esclave.
Cependant, entre nous, craignez le sort d'Octave :
Drusus se souviendra qu'en dépit du Sénat
Il se vit déposé du sacré Tribunat. [740]

DRUSUS.
Comme le sort pour tous a le même caprice,
Gracchus se souviendra qu'après cette injustice
Octave sut venger la perte de son rang
Et que Tiberius le paya de son sang.
Dans un pareil dessein même sort vous menace :
Ou cessez de le suivre, ou craignez la disgrâce.

GRACCHUS.
Un grand cœur ne craint rien, quand il fait ce qu'il doit ;
La vertu me conduit ; le succès, quel qu'il soit,
Me couvrira de gloire et vous d'ignominie.

DRUSUS.
Le temps justifiera… Mais je vois Licinie. [750]
Je sais que vous l'aimez : peut-être ce grand cœur
Perdra de sa constance aux yeux de son vainqucur.
Je vous laisse.

DRUSUS sort – III,3 – En scène : GRACCHUS, LICINIE

LICINIE
            Ah ! Seigneur, que venez-vous de faire ?
Vous avez rallumé le courroux de mon père
Et, la mort dans le sein, si je viens en ce lieu
Ce n'est que pour vous dire un éternel adieu :
Nous ne nous verrons plus…

GRACCHU S.
                                   Ô Ciel, quel coup de foudre !

LICINIE.
Malgré tout notre amour il faut nous y résoudre.

GRACCHUS
Le pourrez-vous ?

LICINIE
                       Hélas ! si le Ciel en courroux
Me laissait à moi-même en m'arrachant à vous, [760]
Contrainte de cacher une si belle flamme,
Au moins je la pourrais renfermer dans mon âme.
Mais mon père a parlé, ses droits sont absolus :
Je ne suis plus à vous, et je suis à Drusus.

GRACCHUS
Vous êtes à Drusus, Dieux ! que viens-je d'entendre ?
Sa perfidie enfin ne saurait me surprendre.
Avec mes ennemis il a pu se lier,
Puisqu'un prix tel que vous peut tout faire oublier.
Auprès de tant d'appas il n'est rien d'invincible.
Mais cependant Drusus fut toujours insensible : [770]
Il ne connut jamais le pouvoir de vos yeux.
Pourquoi m'envieroit-il un bien si précieux ?
Est-ce l'ambition qui me le rend contraire ?

LICINIE.
Non, Seigneur, c'est l'amour et, si j'en crois mon père,
Déjà depuis longtemps son cœur…

GRACCHUS.
                                               Ah ! c'est assez.
Je suis perdu, Madame, et vous me trahissez.

LICINIE
Moi vous trahir, ingrat ! vous osez me le dire ?
Et, lorsque peu s'en faut qu'à vos yeux je n'expire,
Vous m'accablez encor d'un soupçon si cruel ?

GRACCHUS
Plût aux Dieux que mon cœur fût le seul criminel, [780]
Et qu'enfin vos bontés pour moi sans artifice
Me fissent condamner ce soupçon d'injustice !
Mais vous-même tantôt vous m'avez trop fait voir
Que je n'avais pour vous qu'un amour sans espoir.
J'ai lu sur votre front les remords de votre âme.
Drusus vous adorait, vous le saviez, Madame.
Fallait-il m'attirer dans ce palais fatal
Pour y faire à mes yeux triompher mon rival ?

LICINIE.
N'appellez point remords la frayeur la plus tendre.
Un oracle… Ah! Seigneur, je n'ose vous l'apprendre. [790]
Mais, si de mes malheurs vous saviez la moitié,
Je ne serais pour vous qu'un objet de pitié.

GRACCHUS
Hé bien, si vous m'aimez avec tant de constance,
Qu'elle éclate aujourd'hui par votre résistance.
Et si vous prenez part aux rigueurs de mon sort,
Rejetez un hymen qui me donne la mort.

LICINIE.
Moi, par un tel refus je trahirais ma gloire !
Et qui me laverait d'une tache si noire ?
Non, cessez de m'offrir cet indigne secours.
Je me dois toute entière à l'auteur de mes jours. [800]
Mais vous, qui jusque là voulez que je m'oublie,
N'êtes-vous pas soumis aux lois de Cornélie ?
À peine elle a parlé qu'on vous voit obéir.
Dois-je moins à mon père, et puis-je le trahir ?
Que dis-je ? Votre cœur est bien plus à vous-même.
Rome veut notre hymen, vous m'aimez, je vous aime.
Mais Cornélie est seule écoutée en ce jour,
Et le respect en vous est plus fort que l'amour.

GRACCHUS.
Puisqu'il vous faut ici faire un aveu sincère,
Autant que je le dois je respecte ma mère. [810]
Elle a vaincu mon cœur ; mais ce cœur s'est rendu
Bien moins aux droits de sang qu'à ceux de la vertu.
Oui, mon propre devoir m'a parlé par sa bouche.
J'en adore l'arrêt, c'est là ce qui me touche.
Un frère massacré, Rome prête à périr :
Voilà par quelles voix elle a su m'attendrir.
Vous dirai-je encor plus ! Couvert d'ignominie,
Il fallait renoncer au cœur de Licinie.
Le devoir, la vertu sont vos soins les plus doux,
Et qui peut les trahir est indigne de vous. [820]
Mon respect, dites-vous, surmonte ma tendresse :
Rendez plus de justice au beau feu qui me presse.
Non, mon cœur n'a jamais aimé plus tendrement :
Je deviens ennemi sans cesser d'être amant
Et cet amour si cher, que j'immole à ma gloire,
Ne fait que relever l'éclat de ma victoire.

LICINIE
Hé ! quelle gloire, ingrat, vous appelle aujourd'hui ?
D'un peuple mutiné vous devenez l'appui.
Votre devoir vous parle. Est-ce ainsi que l'on nomme
La fureur qui combat pour Rome contre Rome ? [830]
Du moins si vous alliez sur les bords Africains
Dans un sang odieux tremper vos nobles mains,
Je vous préparerais moi-même une couronne.
Mais hélas ! ma constance en ce point m'abandonne.
Quels sont les ennemis que vous allez chercher !
Faut-il qu'à votre bras on puisse reprocher
Que les malheurs de Rome ont été son ouvrage,
Qu'il a tout inondé de sang et de carnage,
D'une aveugle fureur porté le coup mortel,
Confondu l'innocent avec le criminel ? [840]
Ah ! Seigneur, je frémis à vous dire le reste.
De votre frère, hélas! craignez le sort funeste.
Et, s'il vous faut périr, ne m'ôtez pas l'espoir
De vous voir rendre au moins le suprême devoir.

GRACCHUS.
Me laisse qui voudra privé de sépulture.
La gloire qui m'attend n'en sera pas moins pure.
Mon nom dans tous les cœurs se fera des tombeaux,
Madame, et la vertu n'en a point de plus beaux.

LICINIE
Vous allez donc vous perdre, et mes cris et mes larmes
Pour fléchir votre cœur sont de trop faibles armes. [850] [*850]

GRACCHUS.
Vous avez prononcé l'arrêt de mon trépas :
Quelqu'injuste qu'il soit, je n'en murmure pas.
Pour un infortuné la vie est un supplice ;
Et, puisque je vous perds, tout veut que je périsse.
Moi, je vivrais, Madame, et vivrais condamné
À voir l'hymen fatal qui vous est destiné !
Pourriez-vous m'imposer de loi plus rigoureuse !
Non, la vie à ce prix est pour moi trop affreuse,
Et la plus prompte mort est mon dernier recours.
Ne plus vivre pour vous, c'est mourir tous les jours. [860]
Allons, c'est trop tenir ma fureur suspendue.
Périssons, mais perdons un rival qui me tue.
Après cette victime il faut tout immoler.
Que le Tibre, grossi du sang qui va couler,
Porte un affreux tribut aux mânes de mon frère,
Que rien n'échappe enfin à ma juste colère.
Tremblez pour le Sénat, tremblez pour nos tyrans,
Tremblez pour vos amis, tremblez pour vos parents.
Aux cœurs désespérés tout devient legitime,
Et votre père enfin dans l'horreur qui m'anime… [870]

LICINIE à part
Ha cruel !… Justes Dieux ! vous me l'avez prédit.
à Gracchus
De grâce rassurez mon esprit interdit.
Je ne condamne plus votre juste vengeance,
Mais épargnez au moins l'auteur de ma naissance
Et ne me forcez pas moi-même à le trahir,
Voyant son meurtrier, sans pouvoir le haïr.

GRACCHUS.
Où suis-je, ah Dieux !

LICINIE
                       J'entends votre cœur qui soupire :
Si vous m'aimez encor, n'osez-vous me le dire ?
Mes efforts contre vous seraient-ils superflus ?
Vous évitez mes yeux, ah! ne les craignez plus. [880]

On vient vous secourir, et je vois Cornélie.

 

Entrent CORNÉLIE et FUVIE – III,4 – En scène : CORNELIE, GRACCHUS, LICINIE, FULVIE.

LICINIE
Non, n'appréhendez pas que votre fils s'oublie.
Il n'est, pour mon malheur, que trop digne de vous,
Madame ; et j'en attends les plus funestes coups.

CORNELIE.
Que sa douleur me plaît ! que j'aime à voir sa crainte
Ses pleurs, cette pâleur sur son visage peinte !
Tout me dit à la fois que mon fils m'est rendu
Et que je te retrouve, après t'avoir perdu.
Connais-tu bien, mon fils, le prix de ta victoire ?
Des mêmes yeux que moi vois-tu quelle est ta gloire. [890]
Après ce grand effort rien ne doit t'arrêter
Et, vainqucur de l'amour, tu peux tout surmonter.

GRACCHUS.
Quelle victoire, ô Dieux ! quelle gloire cruelle !
A peine je suffis à ma douleur mortelle.
Et quand je fuis l'amour, loin d'en être vainqueur,
J'en emporte le trait au milieu de mon cœur.
Ô trop heureux rival !

CORNÉLIE.
                                   N'en dis pas davantage.
Je sais tout, et je viens affermir ton courage.
On te trahit, mon fils, on ose t'outrager.
Eh bien ! il ne s'agit que d'oser te venger. [900]
Fais céder ton amour à ta juste colère,
Immole d'un seul coup le rival et le père.

GRACCHUS.
Qu'entends-je, justes Dieux ! Que me proposez-vous ?
Je sais que mon rival doit tomber sous mes coups.
Mais, s'il me faut verser le sang de Licinie,
Le devoir qui l'ordonne a trop de tyrannie.
Pour un père si cher j'ai vu son désespoir
Et sa tête à la main j'oserais la revoir ?
Ah! périsse plutôt l'auteur de ses alarmes.
La vengeance à ce prix pour moi n'a point de charmes, [910]
Madame, et je renonce au grand nom de Romain
Si, pour le mériter, il faut être inhumain. [*912]

CORNELIE.
Puisque tu ne saurais triompher de ta flamme,
Je ne veux pas, mon fils, tyranniser ton âme.
Épargne Opimius, il ne peut m'échapper.
Au refus de ton bras mille autres vont frapper.
J'ai pris soin d'en choisir dont je dois tout attendre :
Ils mettront, s'il le faut, tout le Sénat en cendre.
Tu connais les Gaulois, c'est un peuple indompté
Qui pour suprême bien compte la liberté. [920]
Tu sais qu'à sa valeur il n'est rien d'impossible.
Le Sénat n'eut jamais d'ennemi plus terrible.
Je les ai su dans Rome introduire avec soin,
Pour te prêter leurs bras dans un pressant besoin.
Il en est temps enfin, et ma vengeance est prête.
Allons les rassembler, viens te mettre à leur tête.
De quoi servent ici les moments que tu perds :
Ils ne font que de Rome appesantir les fers.

GRACCHUS
Oui, c'est trop différer : courons à la vengeance.
La liberté de Rome emporte la balance ; [930]
Et contre les tyrans il est temps d'éclater.

 

LICINIE sort. Entrent MAXIME et des soldats – III,5 – En scène : CORNELIE, GRACCHUS, MAXIME, FULVIE, Soldats.

MAXIME
Par l'ordre du Sénat, je viens vous arrêter,
Seigneur.

GRACCHUS.
            Quoi le Sénat a tant de perfidie !
Hé bien ! si vous l'osez, traîtres, prenez ma vie.

Il veut se défendre, Maxime le désarme.

MAXIME
Seigneur…

GRACCHUS.
            Ah! juste Ciel !

CORNÉLIE.
                       O destin rigoureux !
Ferez-vous à jamais d'illustres malheureux ?
Mon fils…

GRACCHUS
            Adieu, Madame ; allez venger mon frère,
Mais de grâce épargnez Licinie et son père.

MAXIME et les sodats sortent avec GRACCHUS – III,6 – En scène : CORNÉLIE, FULVIE

CORNÉLIE
Ah! périsse plutôt cet ennemi cruel
Qui nous ose à tous deux porter un coup mortel ! [940]
Quoi ! je l'épargnerais, quand sa fureur m'accable ?
J'aurais de la pitié pour un impitoyable !
Non, cherchons-le, Fulvie, et de la trahison
En me rendant mon fils qu'il me fasse raison,
Ou de sang et d'horreur Rome entière remplie
Lui fera voir enfin ce que peut Cornélie.



ACTE IV

Sont en scène DRUSUS et ALBIN – IV,1

DRUSUS
Oui, tu me vois, Albin, toujours plus malheureux.
En vain un doux espoir semble flatter mes vœux,
En vain sur mon rival j'obtiens la préférence.
Si j'en triomphe, Albin, ce n'est qu'en apparence : [950]
De l'objet que j'adore il possède le cœur,
Du fond de la prison il me brave en vainqueur ;
Et, lorsque je le livre au Sénat qui l'opprime,
Licinie avec soin le venge de mon crime.

ALBIN.
Seigneur, vous l'arrachez à l'amour de Gracchus ;
Elle doit être à vous. Que voulez-vous de plus ?

DRUSUS.
Je sais qu'elle obéit aux ordres de son père.
Mais un si triste hymen a-t-il de quoi me plaire ?
Je la vois en victime entraînée à l'autel :
Est-ce ainsi qu'on se jure un amour éternel ? [960]
Faut-il, si je l'obtiens, que sa douleur m'accuse
D'arracher un aveu que son cœur me refuse ?
Hé! que sais-je après tout si je dois l'obtenir ?
Que sais-je, si l'ingrate est seule à m'en punir ?
Albin, d'Opimius j'entrevois l'artifice :
Avant qu'avec sa fille un nœud sacré m'unisse,
Il veut que du Sénat j'assure les destins.
Je ne puis être heureux qu'en domptant les mutins.
Mais qui me répondra de sa reconnaissance
Si Rome, par mes soins, tombe sous sa puissance ? [970]
Cependant mon amour est prêt de tout tenter.
Il faut perdre Gracchus, quoiqu'il puisse en coûter.
S'il était mon vainqueur, Opimius lui-même
A mon rival heureux livrerait ce que j'aime.
Sur le point de la chute il se voit aujourd'hui.
Un gendre aimé du peuple est un puissant appui.
N'en délibérons plus, que mon rival périsse.
Son bonheur est pour moi le plus affreux supplice.
Si je perds Licinie, au moins faisons lui voir
Tout ce que peut l'amour réduit au désespoir. [980]

ALBIN
Modérez vos transports : Opimius s'avance.

 

Entrent OPIMIUS et MAXIME – IV,2 – En scène : OPIMIUS, DRUSUS, MAXIME, ALBIN

OPIMIUS
Que tardez-vous, Tribun, à remplir ma vengeance ?
Allez, sans perdre temps, assembler vos amis
Et presser le secours que vous m'avez promis.
Je suis prêt à mon tour de tenir ma promesse.

DRUSUS.
Oui, Seigneur, vous verrez mon zèle et ma tendresse.
Mes amis sont à vous ; et mes vœux sont bornés
À mériter le prix que vous me destinez.

OPIMIUS
Allez donc, et songez qu'une même victoire
Nous doit combler, tous deux, de bonheur et de gloire. [990]

DRUSUS et ALBIN sortent – IV,3 – En scène : OPIMIUS, MAXIME

OPIMIUS
De divers mouvements je me sens agité,
Maxime. Le tribun en vain est arrêté ;
En vain de son destin je me suis rendu maître.
Peut-être en un moment je cesserai de l'être.
Au seul bruit de ses fers le peuple furieux
Par de nouveaux efforts nous presse dans ces lieux.
Le rang où je prétends dépend d'un seul caprice :
Si j'en vois la hauteur, j'en vois le précipice.
Et je puis devenir, en ce jour si fameux,
Le plus grand des mortels ou le plus malheureux. [1000]

MAXIME.
Tout vous flatte, Seigneur ; rejetez ces alarmes,
Drusus à ses amis fera prendre les armes,
Et c'est pour mériter l'honneur de votre choix
Qu'il veut mettre aujourd'hui les Romains sous vos lois.
Le suprême bonheur où votre main l'élève,
L'hymen…

OPIMIUS.
            Hé! penses-tu que cet hymen s'achève ?

MAXIME.
Quoi ! Seigneur, Licinie ose-t-elle trahir…

OPIMIUS.
Non, ma fille à mes lois est prête d'obéir.
Le respect qu'elle doit aux droits de la nature
De l'amour dans son cœur étouffe le murmure. [1010]
Mais je compte pour rien et promesses et serments :
La seule ambition règle mes sentiments.
J'ai promis à Drusus de l'accepter pour gendre :
Flatté d'un tel espoir il va tout entreprendre.
Enfin pour le Sénat je l'ai vu déclaré
Et c'est l'unique but où j'avais aspiré.
Cependant mon esprit n'est pas tranquille encore.
Gracchus me hait, Maxime, et le peuple l'adore.
Ce n'est qu'en triomphant d'un si grand ennemi
Que dans le premier rang je puis être affermi. [1020]
Le Sénat veut sa mort ; je brûle d'y souscrire
Mais je la crains bien plus que je ne la désire,
Er l'orage éclatant que j'attire sur moi
Tient mes coups suspendus et me glace d'effroi.
Si je me venge enfin, je suis perdu, Maxime.
Tu le vois.

MAXIME
            Votre effroi, Seigneur, est légitime.
Et, si Gracchus périt, je ne vous réponds pas
Que le peuple sur vous ne venge son trépas.
Ah ! si pour ce tribun surmontant votre haine,
Vous l'attachiez à vous d'une éternelle chaîne. [1030]

OPIMIUS.
Non, n'attends point d'hymen ; cesse de m'en parler.
Cependant pour le perdre il faut dissimuler.
À l'aspect de sa mort son inflexible mère
Aux désirs du Sénat enfin peut satisfaire,
Sacrifier le peuple au salut de son fils
Et nous mettre à couvert de tous nos ennemis.
Mais, si la voix du sang ne peut rien sur son âme,
De Gracchus à son tour je veux flatter la flamme
Et lui promettre tout pour ne lui rien tenir.
Quand il en sera temps, je saurai le punir. [1040]
À l'espoir d'un hymen s'il se laisse surprendre,
Il trahira le peuple, ardent à le défendre ;
Et ce peuple, indigné d'un pareil changement,
Le livrera lui-même à mon ressentiment.
De l'hymen prétendu, qui le rend infidèle,
Drusus déjà dans Rome a semé la nouvelle.
C'est par sa chute enfin que je dois m'élever.

Mais voici Cornélie : il est temps d'achever.

 

Entrent CORNÉLIE et FULVIE – IV,4 – En scène : CORNÉLIE, OPIMIUS, FULVIE, MAXIME

CORNÉLIE
Cornélie en ces lieux est-elle prisonnière ?

OPIMIUS
Non, vous avez ici liberté toute entière. [1050]
Le Sénat y consent, et son respect pour vous…

CORNELIE
Laissons là des respects, dont je vous quitte tous.
Le Sénat à mon fils fait-il la même grâce ?

OPIMIUS.
Votre fils contre nous arme la populace.
Et, dans ce grand péril du succès incertains,
Nous l'avons arrêté, comme chef des mutins.

CORNELIE.
Arrêter d'un tribun la personne sacrée !
Ah! je ne vois que trop que sa perte est jurée.
En vain vous me cachez vos projets odieux.
Tout ce qu'ils ont d'horreur se présente à mes yeux. [1060]
Je n'attends du Sénat, dont la fureur m'accable,
Que les sanglants effets de sa haine implacable.
Et, quand je me rappelle un affreux souvenir,
Le passé m'apprend trop à craindre l'avenir.

OPIMIUS.
Les arrêts du Sénat, dictés par la justice,
Mettent les innocents à couvert du supplice.

CORNÉLIE.
Quel crime avait donc fait Tiberius, mon fils !

OPIMIUS.
Le sort qu'il éprouva peut vous l'avoir appris,
Madame ; il usurpait la puissance suprême,
Et son audace allait jusques au diadème. [1070]

CORNELIE.
Toujours la calomnie a noirci la vertu.
On veut que pour régner mon fils ait combattu.
La liberté de Rome était son seul ouvrage ;
Mais, quand il faut le perdre, on l'appelle esclavage.
Avez-vous oublié qu'il est forti d'un sang,
Qui s'élève au-dessus du plus superbe rang,
Que du trône autrefois mon âme peu charmée
Refusa hautement celui de Ptolémée ?
Et mon fils eût aimé la honte d'être Roi ?
Aurait-il donc reçu cet exemple de moi ? [1080]
Dites, dites plutôt que l'ardeur de son zèle
A venger son pays le rendit trop fidèle
Et que, s'il balança la puissance des Grands,
Ce fut pour arracher le peuple à ses tyrans.
Pour le même dessein son frère a pris les armes,
C'est là tout ce qui fait vos mortelles alarmes.
Sans lui votre pouvoir seroit mieux affermi
Et, protecteur du peuple, il est votre ennemi.

OPIMIUS.
Non, ce n'est pas ainsi que le Sénat le nomme.
Quel qu'il soit à vos yeux, c'est l'ennemi de Rome. [1090]
On ne peut la sauver qu'il n'en coûte du sang.
Et puisque votre fils aspire au premier rang,
Madame, vous voyez quel sang il faut répandre.

CORNELIE
Justes Dieux ! le Sénat oseroit l'entreprendre !
Vous pourriez condamner un tribun à la mort !
Par quel titre êtes-vous arbitre de son sort ?
Mais je prétends en vain l'arracher au supplice,
Si dans ses interêts il n'a que la justice.
Dès longtemps parmi vous elle ne règne plus
Et le crime tout seul a des droits absolus. [1100]
Mais sachez qu'immolant et l'un et l'autre frère,
Le Sénat n'a rien fait s'il épargne la mère.
J'avouerai pour mes fils ceux d'entre les Romains
Qui, pour briser nos fers, me prêteront leurs mains.
Oui, Rome, tes enfants doivent être les nôtres.
Si l'on m'en ôte deux, tu peux m'en donner d'autres.
Mais si tu dois fléchir sous une injuste loi,
Du moins ta liberté ne mourra qu'avec moi.

OPIMIUS.
Ainsi pour vous venger vous voulez, inhumaine,
Du peuple contre nous éterniser la haine. [1110]
Hé bien ! nous préviendrons de si coupables soins.
Mais si Gracchus périt, vous ne pourrez au moins
Condamner du Sénat la rigueur équitable,
Puisqu'il doit un exemple aux mutins redoutable.

CORNELIE.
Il peut tout attenter sous un chef tel que toi,
Barbare. Cependant tremble, frémis d'effroi.
Mon fils t'a fait consul, et c'est là tout son crime.
Lui-même il t'a donné ce pouvoir qui l'opprime.
Mais sache que les Dieux, en nous faisant monter,
Se réservent le droit de nous précipiter. [1120]
S'ils laissent quelque temps régner la tyrannie,
Ils se lassent enfin de la voir impunie.
Tôt ou tard de leurs mains la foudre doit partir.
Ils suspendent leurs coups pour les appesantir
Et l'on doit adorer leurs lois impénétrables
Quand les plus innocents sont les plus misérables.
Tu te flattes sans doute et, bien loin de trembler,
Tu méprises ces Dieux trop lents à t'accabler.
Détrompe-toi : le coup est déjà sur ta tête ;
Rien ne peut détourner l'éclat de la tempête. [1130]
Tu l'entends, et le peuple, en assiégeant ces lieux,
Se charge de remplir la vengeance des Dieux.
Mon fils succombera sous le poids de ta haine,
Mais dans sa chute enfin je m'attends qu'il t'entraîne.
La foi n'est pas éteinte encor dans tous les cœurs [*1135]
Et s'il a des bourreaux, il aura des vengeurs.

OPIMIUS.
Je ne puis trop punir dans ma juste colère
La révolte du fils et l'orgueil de la mère.
Cependant je veux bien suspendre mon courroux.
Oui, les jours de Gracchus vont dépendre de vous. [1140]
Mais il faut que le peuple au Sénat obéisse,
Si vous voulez sauver votre fils du supplice.
Je mets entre vos mains et sa vie et sa mort.
Je vais vous l'envoyer : ordonnez de son sort.

 

OPIMIUS et MAXIME sortent. – IV,5 – En scène : CORNÉLIE, FULVIE

CORNÉLIE
Qu'ai-je entendu, grands Dieux ! mon fils perdra la vie !
La rage du Sénat n'est donc pas assouvie ?
C'est peu d'avoir versé la moitié de mon sang,
De tout ce qui m'en reste il épuise mon flanc.

FULVIE
Madame, un peu trop tôt votre douleur éclate :
Vous avez vers le peuple envoyé Philocrate ; [1150]
Fulvius, les Romains, et surtout vos Gaulois,
Pour défendre Gracchus, périront mille fois.

CORNELIE.
Il est vrai, de mon fils tout prendra la défense.
S'il meurt, je ne crains pas qu'il meure sans vengeance.
Mais quand, pour le venger, je fais ce que je dois,
En est il moins perdu pour le peuple et pour moi ?
Du Sénat jusqu'ici j'ai bravé la colère,
Fulvie, un seul moment souffre que je sois mère.
De mes vives douleurs tes yeux seuls sont témoins ;
Mais, pour les bien cacher, je ne les sens pas moins. [1160]
Mais plutôt mes soupirs, que je force au silence,
N'en ont pour m'accabler que plus de violence.
Sortez donc mes soupirs, sortez en liberté ;
Ne me réservez pas à quelque indignité.
Achevez votre cours ; et toi, ma juste haine,
Fais qu'aux yeux de mon fils je sois toute Romaine.
À mes cruels malheurs mesure tes efforts.

Il vient. Pour l'éprouver, cachons-lui mes transports.

 

Entre GRACCHUS. – IV,6 – En scène : CORNÉLIE, GRACCHUS, FULVIE

GRACCHUS.
Quel favorable sort, contre toute apparence,
Quand j'attends le trépas, me rend votre présence, [1170]
Madame. À mes tyrans dois-je un si grand bonheur ?
Ont-ils pu jusque-là démentir leur fureur ?

CORNELIE.
Ils font bien plus encor : le Sénat te pardonne,
Et je viens t'annoncer la grâce qu'il te donne.
Oui, mon fils, c'est à moi que ce soin est commis.
Mais tu ne peux calmer nos communs ennemis
Qu'en leur sacrifiant et le peuple et ton frère.
C'est à toi de choisir, c'est à moi de me taire.

GRACCHUS.
Ai-je bien entendu ! Ciel que me dites-vous !
Quoi ! j'irais à ce prix désarmer leur courroux ? [1180]
Madame, je verrais d'un œil d'indifférence
Ce peuple dans les fers, ce frère sans vengeance ?
Vous-même de quel œil verriez vous désormais
Un fils qui souscrirait à cette indigne paix ?

CORNELIE.
Je ne pourrais le voir sans frémir de son crime,
S'il s'agissait ici de toute autre victime.
Mais enfin je suis mère et, prête à voir ta mort,
Ma gloire a beau parler, le sang est le plus fort.

GRACCHUS.
Vous m'en dites assez pour me faire comprendre,
Dans ce choix important, quel parti je dois prendre. [1190]
Je vois quelle faiblesse a surpris votre cœur.
La seule voix du sang vous parle en ma faveur.
Mais, si je sacrifie et le peuple et mon frère,
Chacun me verra-t-il avec des yeux de mère ?
Non, ma gloire aujourd'hui n'impose une autre loi :
C'est ma mort qu'elle ordonne.

CORNELIE.
                                               Ô fils digne de moi !
Viens, reste glorieux d'une immortelle race,
Pour la dernière fois, que ta mère t'embrasse.
Je respire à la fin ; j'en rends grâces aux Dieux.
Mon fils se montre tel qu'il doit être à mes yeux. [1200]
Je t'avouerai, Gracchus, que je tremblais pour Rome
De voir dans un Romain les faiblesses d'un homme.
Dans un si grand péril, il faut un grand effort
Pour soutenir si bien l'approche de la mort.
Ah! si de ton trépas l'épouvantable image
Avait un seul moment étonné ton courage,
Si, contre cet écueil, ta gloire eût échoué,
Cornélie aussitôt t'aurait désavoué.
Mais, puisque rien ne peut ébranler ta constance,
Cours à la mort, et moi je vole à ta vengeance. [1210]

 

CORNÉLIE et FULVIE sortent. – IV,7 – GRACCHUS reste seul en scène

GRACCHUS
En vain, tristes moments qui terminez mon sort,
Dans toute son horreur vous me montrez la mort.
Je remporte sur elle une entière victoire.
Je me couvre en mourant d'une immortelle gloire.
Implacable Sénat, je brave tes fureurs ;
Je triomphe de toi, je puis vivre et je meurs.
Toi, qui vois mon trépas, chère ombre de mon frère,
Le soin de ta vengeance est remis à ma mère.
Elle sut nous former pour un même destin :
Il faut, puisque ton sang m'en trace le chemin, [1220]
Que sur un même autel par un prompt sacrifice
Ta moitié la plus chère à toi se réunisse.
Je vais remplir mon sort…
                                    Mais que vois-je, grands Dieux !
C'est Licinie en pleurs qui se montre à mes yeux.
Ô Rome ! ô Cornélie ! ô Mânes de mon frère !
Ciel ! toute ma constance ici m'est nécessaire.

 

Entre LICINIE. – IV,8 – En scène : GRACCHUS, LICINIE

GRACCHUS
Venez-vous en ces lieux m'annoncer le trépas,
Madame, ou m'exposer à de nouveaux combats ?
D'un malheureur amant que prétendent vos larmes ?

LICINIE
Mes larmes contre vous seront de faibles armes. [1230]
Je ne le vois que trop : vous en serez vainqueur.
Cornélie a pris soin d'endurcir votre cœur ;
Et puisqu'en ce péril elle vous abandonne,
Ni la mort, ni l'amour, n'ont rien qui vous étonne.
Oui, je perdrai ces pleurs dont vous vous offensez.
Mais, vous voyant périr, puis-je en répandre assez ?
Puis-je trop vivement sentir l'horreur extrême
De ne pouvoir, ingrat, vous sauver de vous-même ?
En vain je vous dirais que mon père consent
À sauver tout le peuple en nous réunissant, [1240]
Qu'enfin à notre amour son cœur n'est plus contraire.
Mon hymen autrefois avait droit de vous plaire ;
Mais c'est perdre le temps en discours superflus
Que vous offrir un bien qui ne vous touche plus.

GRACCHUS.
Madame, à mon amour rendez plus de justice.
Vous ne me dites rien dont mon cœur ne gémisse.
Je perds en vous perdant le plus cher de mes biens.
Je ressens tout ensemble et vos maux et les miens.
L'hymen que vous m'offrez me montre assez de charmes,
Pour n'avoir pas besoin du secours de vos larmes. [1250]
Le don de votre foi ferait tout mon bonheur,
Mais il me couvrirait d'un mortel déshonneur.
Car enfin voulez-vous que le Sénat publie
Que le trépas étonne un fils de Cornélie,
Que j'accepte la paix, mais que ma lâcheté
M'arrache malgré moi cet indigne traité ?
Cette paix qu'on demande est un bien où j'aspire :
Qu'on ouvre ma prison, et je vais y souscrire.
Oui, Madame, et l'on peut s'en reposer sur moi.
Je n'imposerai point de rigoureuse loi. [1260]
Je ne demande pas que le Sénat me craigne,
Je prétends seulement que la justice y règne
Que le peuple opprimé rentre enfin dans les droits
Et qu'il soit aujourd'hui tel qu'il fut autrefois.

LICINIE.
Vous m'aimez ; à ces mots puis-je le reconnaître ?
Vous êtes prisonnier, et vous parlez en maître.
C'est tout ce que l'amour obtient de votre cœur.
Que feriez vous de plus si vous étiez vainqueur ?
Hélas ! je vous fais bien un plus grand sacrifice
Quand je viens dérober votre tête au supplice. [1270]
Mais pourquoi me former un affreux avenir ?
J'éprouve assez de maux pour n'en point prévenir.

GRACCHUS.
Quoi ! Madame…

LICINIE
                       Il suffit, vous êtes inflexible.
Et votre cœur pour moi n'a point d'endroit sensible.
Mes malheurs, mon amour, rien ne peut vous toucher.
Mais non, il n'est plus temps de vous le reprocher.
Quel que soit votre sort, je n'en aurai point d'autre,
Et vous verrez mon sang couler avant le vôtre.

GRACCHUS.
Ciel !

LICINIE.
            Tu frémis, cruel ! et tu me fais mourir.
Quoi ! je te fais trembler et ne puis t'attendrir ! [1280]
Dieux! il voit sans horreur la mort qu'il me prépare :
La vertu de sa mère en a fait un barbare.
Hé bien ! cruel, poursuis, achève, qu'attends-tu ?
Par un crime éclatant couronne ta vertu :
Ne me refuse pas un trépas favorable.

GRACCHUS.
Hélas !

LICINIE.
            Quoi ! la pitié te rend inexorable.
Si tu n'as point de fer pour servir ta fureur,
Attends encor un peu, je mourrai de douleur,

GRACCHUS.
Ah Dieux ! dans quel état ma constance est réduite ?
Il vaut mieux de ses pleurs me sauver par la fuite. [1290]

 

GRACCHUS sort. – IV,9 – LICINIE reste seule en scène

LICINIE
Il me quitte. Ah cruel ! rien n'arrête tes pas ;
Entre la mort et moi tu ne balances pas.
Il me fuit pour courir à sa perte certaine.
Que vais-je devenir ? Dieux qui voyez ma peine,
Hélas ! par quel chemin sortir de tant de maux ?
Croyant les voir finir, j'en trouve de nouveaux.
Mon père, mon amant, enfin tout m'assassine.
L'Oracle me confond et, plus je l'examine,
Plus je doute quel sang doit être répandu.
Peut-être jusqu'ici l'ai-je mal entendu. [1300]
Mon malheur doit partir d'une main qui m'est chère :
Amour est-ce l'Amant, nature est-ce le Père
Qui doit frapper mon cœur de ce coup inhumain ?
L'Oracle m'en menace et, me cachant la main,
Me la laisse entrevoir, mais sans qu'il me la nomme.
Et l'un et l'autre sang est précieux à Rome.
Cependant Gracchus touche à son dernier moment ;
Gracchus prêt à périr m'occupe uniquement.

Mon père vient. Ô vous qui voyez mes alarmes,
Dieux, faites que son cœur soit sensible à mes larmes. [1310]

 

Entre OPIMIUS – IV,10 – En scène : OPIMIUS, LICINIE

OPIMIUS
Hé bien ! Gracchus enfin veut-il vivre ou mourir ?

LICINIE.
Seigneur, par tous mes pleurs je n'ai pu l'attendrir :
Il veut périr ; la mort sur vous sera vengée.
Hélas, dans quelle horreur me verrais-je plongée ?
Épargnez votre sang en épargnant le sien.
Rendez Gracchus au peuple, et je ne crains plus rien.

OPIMIUS.
Hé bien ! puisqu'il le faut, je suis prêt à le rendre,
Mais tel que je le veux, et tel qu'on doit l'attendre.
Et je vois bien qu'il faut, pour changer nos destins,
Faire voler sa tête au milieu des mutins. [1320]

LICINIE.
Ah ! Seigneur, songez-vous à quel excès de rage
Se portera le peuple après un tel outrage ?
Vous voyez ce qu'il ose en son pressant danger.
Que n'osera-t-il pas enfin pour le venger ?

OPIMIUS.
Et si Gracchus échappe à ce péril extrême,
Que n'osera-t-il pas pour se venger lui-même ?
Tu pleures ! Est-ce là ce que j'attends de toi ?
Mon sang, mon propre sang s'arme aussi contre moi.
Si d'un heureux succès ta demande est suivie,
Tu me donnes la mort en lui sauvant la vie. [1330]
Le soin de le venger te serait-il commis ?
Les Dieux jusqu'à ce point me sont-ils ennemis ?
Toi même, de Gracchus secondant sa colère,
Conduiras-tu sa main jusqu'au cœur de ton père ?
 
LICINIE à part.
Je frémis… Non, les Dieux l'ordonneraient en vain.
Le coup est trop cruel pour partir de sa main.

 

Entrent MAXIME et SABINE – IV,11 – En scène : OPIMIUS, LICINIE, MAXIME, SABINE.

MAXIME
Tout est perdu, Seigneur, fuyez sans plus attendre :
Vos soldats plus longtemps ne sauraient vous défendre
Et le peuple, bientôt maître de ce palais,
Vous réduira peut-être à n'en sortir jamais. [1340]

OPIMIUS.
Qu'entends je ! ah justes Dieux, quel péril m'environne !
Hé bien ! il faut périr, puisque le Ciel l'ordonne.
Mais donnons aux vainqueurs le destin des vaincus
Et commençons d'abord par immoler Gracchus.

LICINIE
Commencez donc, Seigneur, par m'immoler moi-même.
Hâtez-vous de le perdre en perdant ce qu'il aime.

OPIMIUS
O Ciel!

LICINIE
            Par ces genoux que je tiens embrassés,
Qu'il vive, ou que je meure.

OPIMIUS
                                   Ah que vous me pressez !

LICINIE
Quoi faut-il qu'à vos pieds votre fille gémisse
Sans pouvoir obtenir ni grâce, ni supplice ? [1350]

OPIMIUS.
Laissez-moi.

MAXIME.
                       Ha! Seigneur, vous devez l'écouter.
Sur les jours de Gracchus vous allez attenter.
Quel temps choisissez-vous ? il faut en prendre un autre,
Et que sa tête ici réponde de la vôtre.

OPIMIUS.
Hé bien ! Maxime, allons faire un dernier effort,
Et revenons vainqueurs pour lui donner la mort.


ACTE V

V,1 – Sont en scène LICINIE et SABINE

LICINIE
Que deviens-je, Sabine, en ce péril extrême ?
Sur le bord du tombeau je vois tout ce que j'aime.
J'entends de toutes parts d'épouvantables cris.
Les vainqueurs, les vaincus, tout confond mes esprits. [1360]
Du plus affreux projet Rome entière occupée
Ne porte point de coups dont je ne sois frappée.
Et, pour comble de maux, quoiqu'ordonne le sort
Ou mon père succombe, ou mon amant est mort.
Ô toi ! cruel auteur de l'effroi qui me glace,
Ciel, ne m'exauce pas, quelques vœux que je fasse !

SABINE
D'un esprit plus tranquille attendez vos destins.
Si l'auteur de vos jours triomphe des mutins,
Les Dieux, par une route aux mortels inconnue,
Peuvent rendre le calme à votre âme éperdue. [1370]
Et si dans votre amant il trouve son vainqueur,
Il doit calmer sa haine, ou l'Oracle est menteur.

LICINIE.
Il doit calmer sa haine ! achève donc le reste
Et ne me cache pas l'endroit le plus funeste.
Si l'Oracle dit vrai, Gracchus doit l'immoler :
C'est lui qui répandra ce sang qui doit couler.

SABINE.
Pourquoi l'accusez-vous ?

LICINIE.
                                   Pour accomplir l'Oracle,
Je le sais bien, Sabine, il faut plus d'un miracle.
Et je ne comprends pas par quel étrange sort
On peut calmer mon père et lui donner la mort. [1380]
Non, rien ne me rassure et tout me désespère :
Je crains pour mon amant, je tremble pour mon père.
Cependant je vais perdre, en ce jour malheureux,
Mon père ou mon amant, et peut-être tous deux.
Ha ! plutôt, justes Dieux, prenez moi pour victime,
Et donnez-moi la mort pour m'épargner un crime ;
Qu'un heureux châtiment m'affranchisse en ce jour
Du remords de trahir la nature ou l'amour.
Épuisez donc sur moi route votre colère.
Je puis vous tenir lieu de l'amant et du père. [1390]
Et, puisqu'à l'un des deux vous devez le trépas,
Vos coups, en me frappant, ne le manqueront pas.

Mais qu'est-ce que je vois ? Gracchus…

 

Entrent GRACCHUS et PHILOCRATE – V,2 – En scène : GRACCHUS, LICINIE, PHILOCRATE, SABINE

GRACCHUS.
                                               Je viens, Madame,
Offrir mes premiers soins à l'objet de ma flamme.
Il s'agit de pourvoir à votre sûreté.
C'est le fruit le plus doux qui suit ma liberté.
Je commande en ces lieux, vous n'y devez rien craindre.
En vain mon triste cœur a sujet de se plaindre ;
Je sens, en vous voyant, expirer mon courroux,
Er je dois me venger d'un autre que de vous. [1400]

LICINIE.
Quoi ! mon père… Ah ! Seigneur, que prétendez vous faire ?

GRACCHUS
Non, je respecte encor les jours de votre père :
C'est contre mon rival que j'arme tous mes coups.
Vous ne le verrez point devenir votre époux.
Non, Madame, et bientôt à vous-même rendue…

LICINIE.
Ha Seigneur ! rassurez une fille éperdue.
Hélas ! où courez vous ?

GRACCHUS.
                                   Me venger, ou périr.

LICINIE.
De grâce, par mes pleurs laissez vous attendrir,
Gracchus, et, s'il se peut, demeurez.

GRACCHUS.
                                               Quoi ! Madame…

LICINIE.
Je frissonne d'horreur à vous ouvrir mon âme. [1410]
Mais enfin votre main, si vous ne vous rendez,
Versera plus de sang que vous n'en demandez.
Les Dieux…

GRACCHUS.
            Hé bien ?

LICINIE.
                       Mon père…

GRACCHUS.
                                               Achevez.

LICINIE.
                                                          Je m'égare.
Mais c'est trop lui cacher cet Oracle barbare.
Seigneur, sur nos destins j'ai consulté les Dieux :
On doit répandre un sang à Rome précieux,
Et le coup doit partir d'une main qui m'est chère.
Vous reverrai-je, hélas ! teint du sang de mon père ?

GRACCHUS.
Moi, Madame ! ah ! plutôt je verserai le mien.
Croyez en cet Oracle, et ne craignez plus rien. [1420]

LICINIE.
Jc sais quel est pour moi l'amour qui vous anime ;
Mais un destin fatal souvent nous porte au crime.

GRACCHUS.
Non, malgré leur pouvoir, dont ils sont si jaloux,
Les Dieux ne nous font pas coupables malgré nous.
Mais, Madame, il est temps enfin que je vous laisse.
J'ai besoin de courage et non pas de faiblesse.
Rendons ce que je dois au peuple qui m'attend.

LICINIE.
Je tremble, je crains tout de ce peuple inconstant.
Ah ! Seigneur.

GRACCHUS.
            Vous pleurez ? Ô sort rempli de charmes !
C'est peu de tout mon sang pour une de vos larmes. [1430]
Par le plus noble effort je cours les mériter.
Votre père vivra, je puis en attester
Ces Dieux, ces mêmes Dieux qui vous glacent de crainte.
Non, jamais de son sang ma main ne sera teinte ;
Ma foi vous en répond.

LICINIE.
                                   Allez donc, et songez,
Qu'entre mon père et vous mes vœux sont partagés.

 

GRACCHUS et PHILOCRATE sortent. – V,3 – En scène : LICINIE, SABINE

SABINE.
Rassurez-vous, Madame, et commencez de croire
Que l'amour sur la haine obtiendra la victoire.
Oui, vous pouvez des Dieux défier le courroux :
L'Amour qui vous protège est le plus grand de tous. [1440]
Après ce que je vois, j'en attends un miracle :
Il se sert de Gracchus pour démentir l'Oracle.
Et votre père, enfin conservé par ses soins,
Permettra que vos cœurs à jamais soient rejoints.

LICINIE
Ah ! pourquoi me flatter contre toute apparence ?
Un noir pressentiment détruit mon espérance.
Non, en vain j'attends tout de l'amour de Gracchus.
Si j'en crois mes frayeurs, je ne le verrai plus ;
Il va périr. Tu vois quel désespoir l'anime :
D'un amour malheureux il sera la victime. [1450]
Rien ne peut l'arracher aux rigueurs de son sort
Et qui cherche à mourir trouve bientôt la mort.
Pour l'auteur de mes jours il a vu mes alarmes.
Au prix de tout son sang il veut tarir mes larmes.
Il m'aime, et cependant quel fruit de son amour ?
Moi-même je conspire à lui ravir le jour.
Oui, c'est moi qui le livre à son malheur extrême
Et, pour sauver mon père, il se perdra lui-même.

Mais Maxime revient. Que vois-je dans ses yeux ?
Juste Ciel ! je frémis.

 

Entre MAXIME. – V,4 – En scène : LICINIE, MAXIME, SABINE

MAXIME
                                   Sauvez-vous de ces lieux, [1460]
Madame, et du vainqueur prévenez la furie.
Il pourrait jusqu'à vous porter sa barbarie.
Le Sénat est vaincu ; Gracchus par ses Gaulois
A mis tous les Romains sous ses superbes lois.
Ne perdons point de temps.

LICINIE.
                                   Qu'est devenu mon père ?
Vous ne m'en parlez point.

MAXIME.
                                   Que ne puis-je le taire ?
Mais, puisqu'il faut parler, votre père n'est plus.

LICINIE.
Il est mort !

MAXIME.
                       Il est mort de la main de Gracchus.

LICINIE.
Quoi ! Gracchus… Ses serments n'étaient donc qu'artifice ?
Se peut-il que l'ingrat jusque-là me trahisse ? [1470]

MAXIME.
Je n'en ai que trop vu. Non, je ne puis douter
Du funeste projet qu'il vient d'exécuter.
Ô Ciel ! dans quelle horreur Rome est ensevelie !
Le peuple furieux, conduit par Cornélie,
Vengeur de son tribun et vainqueur du Sénat,
Destinait à sa rage un dernier attentat.
Votre père, entouré d'une troupe barbare,
Regarde sans frayeur la mort qu'on lui prépare.
Et, dans son désespoir mettant tout son secours,
Il songe à vendre cher sa défaite et ses jours. [1480]
Gracchus vient : "Ô Romains, a-t-il dit, qu'on s'arrête ;
D'un mortel ennemi je demande la tête,
Et d'un coup si fameux l'honneur n'est dû qu'à moi."
Àpeine a-t-il parlé qu'on respecte sa foi :
On lui fait jour ; il vole à cet objet funeste.
La foule qui le suit me dérobe le reste,
Et ne me permet pas, pour comble à mon ennui,
De joindre votre père, et mourir avec lui.
Mais je perdrai le jour pour vous marquer mon zèle,
Et c'est l'unique soin qui près de vous m'appelle. [1490]

LICINIE,
Hé bien ! Dieux ennemis, êtes-vous satisfaits ?
Ce jour vient d'éclairer le plus noir des forfaits.
Mon père ne vit plus : une main inhumaine…
Mais cependant Gracchus devait calmer sa haine.
Fallait-il m'envier, dans un mal si pressant,
Jusques à la douceur de le croire innocent ?
Vengez, vengez au moins l'auteur de ma naissance
Et son sang et mes pleurs vous demandent vengeance.
Ciel ! tu vois de quel coup on vient de me frapper :
Peux-tu souffrir ce crime, à moins que d'y tremper ? [1500]
Éclate, il en est temps ; tonne, c'est trop attendre.
Mais pourquoi lui remettre un soin que je dois prendre ?
Allons, Maxime, allons, et vengeons en ce jour
Par cent coups redoublés et le sang et l'amour.
Ouvrons nous un chemin jusqu'au cœur du perfide.
Je ne puis assez tôt punir son parricide.
Mais si le Ciel l'arrache à de si justes coups,
Que par un nouveau crime il arme son courroux,
Qu'il verse tout le sang d'une triste famille,
Que, sur le corps du père, il égorge la fille. [1510]

Mais qu'est-ce que je vois ? Mon père dans ces lieux !
Juste Ciel ! dois-je en croire au rapport de mes yeux ?

 

Entre OPIMIUS. ­ – V,5 – En scène : OPIMIUS, LICINIE, MAXIME, SABINE

OPIMIUS.
Ma fille, il n'est plus temps de répandre des larmes
Et mon heureux retour doit calmer tes alarmes.

MAXIME
Dieux puissants !

LICINIE.
            Ô mon père ! est-ce vous que je vois ?
Quel favorable sort a pu vous rendre à moi ?
Le sujet de mes pleurs était trop légitime.
Hélas ! j'avais appris votre mort de Maxime.
De quel étonnement mon esprit est frappé
Et comment à Gracchus êtes-vous échappé ? [1520]

OPIMIUS.
Ah ! ma fille, sans lui tu n'aurais plus de père
Et tu ne dois mes jours qu'à cette main si chère.

LICINIE
Ô Ciel!

OPIMIUS.
            J'ai vu Gracchus s'avancer contre moi.
Mes amis dispersés en ont frémi d'effroi.
Je l'attends, animé d'une fureur extrême,
Et je lève le bras pour le perdre lui-même.
"Arrêtez, m'a-t-il dit, et suspendez vos coups.
Ne versez pas un sang qui va couler pour vous."
Il dit et, m'animant d'une voix noble et fière,
Entre le peuple et moi son corps sert de barrière. [1530]
C'en est fait. Je me rends, ma fille, et ce vainqueur,
Ainsi que du Sénat, triomphe de mon cœur.
Je ne m'oppose plus au penchant de ton âme.
Non, tu ne peux brûler d'une plus belle flamme.
D'un si parfait amant j'approuve tous les vœux.
Je ne l'attends ici que pour le rendre heureux
Et je veux à jamais qu'un nœud sacré vous lie.
N'en doutez point…

SABINE
                       Seigneur, j'aperçois Cornélie.

 

Entrent CORNÉLIE et FULVIE. – V,6 – En scène : CORNELIE, OPIMIUS, LICINIE, MAXIME, SABINE, FULVIE.

CORNÉLIE
He bien ! Opimius, êtes-vous satisfait ?
Haïssez-vous mon fils après ce qu'il a fait ? [1540]

OPIMIUS.
Moi, le haïr, Madame! hé le puis-je sans crime ?
Je l'ai connu trop tard ce fils si magnanime,
Et j'atteste les Dieux qu'un hymen…

 CORNELIE.
                                                          Arrêtez.
Vous outragez ces Dieux quand vous les attestez.
Si ce que vous jurez n'est en votre puissance.
Vous me parlez d'hymen, parlez-moi de vengeancc.
Du premier de mes fils vous savez les destins :
Il faut pour l'apaiser punir ses assassins.
Le peuple par mes soins est sorti d'esclavage ;
Le reste vous regarde, achevez mon ouvrage. [1550]
Vengez Tiberius, c'est à quoi je m'attends.
Vous parlerez d'hymen quand il en sera temps.

OPIMIUS
Oubliez un malheur.

CORNELIE
                       Qui ? moi que je l'oublie !
Consul, connaissez mieux le cœur de Cornélie.
Je punirais Gracchus s'il l'oubliait jamais.
S'il n'en coûte du sang, point d'hymen, point de paix.

OPIMIUS.
Ce fils digne de vous pourra fléchir votre âme,
Pour le bien des Romains je l'espère, Madame.

CORNELIE,
Ce fils, à qui l'amour a pu faire la loi,
Me laisse trop douter s'il est digne de moi. [1560]
Il préfère, l'ingrat, votre fille à sa mère.
Il oublie à la fois ses amis et son frère.
Il vient de vous sauver par une trahison,
Et je l'attends ici pour en tirer raison,
Car je ne doute pas que sa lâche tendresse
Bientôt ne le ramène aux pieds de sa maîtresse.
Il verra ce que c'est… Mais qu'il tarde à venir !
Loin de vous, loin de moi qui peut le retenir ?
Quel trouble me saisit ? Ciel ! quel funeste augure !
Dans le fonds de mon cœur jc ne sais quoi murmure. [1570]
Il vous a secouru, le peuple en a frémi,
Et qui sauve un tyran est tyran à demi.
Ah ! que je crains pour lui quelque revers étrange !
Je tremble que le Ciel, malgré moi, ne me venge,
Et qu'il ne soit puni par de trop justes coups
D'avoir osé se mettre entre les Dieux et vous.

OPIMIUS
Espérez mieux, Madame, et d'une âme adoucie…

On vient, et de son sort vous serez éclaircie.
Mais quel funeste objet !

 

Entrent GRACCHUS et PHILOCRATE– V,7 – En scène : CORNELIE, GRACCHUS, OPIMIUS, LICINIE, MAXIME, PHILOCRATE, SABINE, FULVIE.

CORNELIE
                                   Dieux ! qu'est-ce que je vois ?
C'est mon fils expirant.

LICINIE
                                   Sabine, soutiens-moi. [1580]

CORNELIE
Quoi ! mon fils je te perds ! mais quelle main perfide…

GRACCHUS.
C'est la mienne. Aux Romains j'épargne un parricide.
J'ai détesté le jour qu'ils voulaient me ravir.
Les cruels de mon sang brûlaient de s'assouvir.
Ma main a prévenu cette barbare envie.
à Opimius
Pour vous avoir sauvé, Seigneur, je perds la vie.
Le peuple, dont Drusus animait la fureur,
A cru voir son tyran dans son libérateur.
Entre mille ennemis, j'ai choisi ma victime :
Le sang de mon rival vient d'expier son crime. [1590]
Son trépas des Romains redoublait le courroux.
Ils allaient le venger : j'ai prévenu leurs coups.
Les Gaulois jusqu'ici m'ont ouvert un passage,
Et c'est pour m'épargner un plus cruel outrage.
Je connais les Romains... Dieux ! ne me vengez pas.
Tout trahi que je suis, j'aime encor ces ingrats.
à Cornélie
Ils sont assez punis. Je meurs. Adieu, ma mère.
Sans remords aux enfers je vais joindre mon frère.
à Licinie
Madame, j'ai rempli les menaces des Dieux.
Vous le voyez ce sang à Rome précieux, [1600]
Et puisqu'avant ma mort j'ai sauvé votre père,
La main qui l'a versé vous doit être bien chère.
Je ne méritais pas de vivre votre époux.
Mais je suis trop heureux enfin, je meurs pour vous.

LICINIE.
Il expire, ô douleur !

OPIMIUS.
                                   O destin déplorable !

CORNELIE.
Ô mon fils ? Ô Romains ! ô perte irréparable !


NOTES

 [*84] Écho de l'Iphigénie de Racine : « Un Oracle dit-il tout ce qu'il semble dire ? » (IV,4, v. 1266).

 [*524] Comparer avec ce que dit du peuple Narcisse dans Britannicus : « Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ? / Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours ? / Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours ? / De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ? (IV,4, v. 1432-1435). Cornélie, elle, demande à Gracchus d'écouter la voix du peuple.

 [*610] Echo aux imprécations de Camille contre Rome dans Horace : « Qu'elle même sur soi renverse ses murailles / Et de ses propres mains déchire ses entrailles » (IV,5, v. 1311-1312)

 [*638] Le dernier roi de Pergame Attale III, mort sans héritier en -133, avait, par testament, légué don royaume au peuple romain. Son frère illégitime avait contesté le testament et avait été vaincu en -129 par le consul Marcus Perpenna.

 [*850] Echo des paroles ironiques de Sabine à Camille dans Horace de Corneille : « Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes. / Contre tant de vertus ce sont de faibles armes » (II,7, v. 691-692).

 [*912] Echo des vers de Sabine dans Horace : « Mais enfin je renonce à la vertu romaine / Si pour la posséder je dois être inhumaine » (IV,7, v. 1367-1368)

 [*1135] Echo de Britannicus de Racine : « La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte » (II,6, v ; 720)


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