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Charles Barbara

VIEILLE HISTOIRE

paru dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 avril 1853
repris dans Histoires émouvantes, 1867


 

« …Un mois plus tard, on les mariait. Finis coronat opus. La noce dura huit jours. Et en avant les violons ! » s'écria Rodolphe tout essoufflé, en jetant son manuscrit sur la table.Cette manière de terminer un conte fit sourire les uns, et scandalisa les autres. Carolus, à qui c'était le tour d'amuser le cercle ou de l'ennuyer, comme on voudra, mit fin au scandale par ce début :

Ce qui peut arriver à tout le monde, je revenais de voyage. On m'accueillit avec une nouvelle qui me fit dresser l'oreille. Pendant mon absence, un locataire de la maison, un jeune homme, s'était pendu à sa fenêtre, et cela à cause d'une femme presque ma voisine. J'eus quelque peine d'abord à me souvenir du jeune homme, de M. Paul comme on disait, garçon joufflu, qu'un mot suffisait à rendre rouge. Quant à la femme, Mme Clémence, ironie du hasard ! je me rappelai fort bien m'être croisé fréquemment avec elle dans l'escalier, et avoir même remarqué plus d'une fois son oeil vif, ses cheveux noirs, ses épaules, sa taille, son air jeune et riant…

Ce dénouement, pas seulement tragique, mais encore singulier, eût rendu vive la curiosité la plus endormie… La maison, à l'angle d'une place et d'une rue, avait cinq étages. Le mur des deux derniers, légèrement oblique pour faciliter l'écoulement des eaux, était tapissé d'ardoises. De distance en distance, il s'en échappait un de ces crochets en fer qui servent à fixer l'échafaud des couvreurs. C'était à l'un de ces crampons, scellés solidement dans la charpente, que le jeune homme s'était pendu, et cela pendant la nuit. De mon logement, sans une barre d'appui, et en allongeant le bras, j'eusse pu, de la main, toucher à ce crampon. Il était à ma droite, un peu au-dessous de moi, entre l'une des fenêtres de Mme Clémence et celle de la chambre qu'occupait le jeune Paul. La difficulté seule de s'y suspendre donnait le frisson. Il avait dû au préalable se passer la corde au cou, puis successivement escalader sa fenêtre, marcher dans une gouttière en plomb fort étroite, atteindre le crochet en se haussant sur la pointe des pieds, s'élever à la force des poignets jusqu'à une certaine hauteur, se maintenir d'une main dans cette position et, de l'autre, fixer au fer recourbé le bout flottant de la corde, et enfin lâcher tout. N'était-ce pas fabuleux ? Quel coup d'oeil, quel sang-froid il avait fallu ! Un homme un peu grand n'eût pas pu se pendre. La mort du malheureux n'avait tenu qu'à quelques pouces. Qui sait ? sans ce crochet, peut-être n'eût-il jamais songé au suicide !… La trace de ses pieds se voyait encore sur le mur, et les brisures d'ardoises, qui témoignaient des efforts de son agonie, étaient restées dans la gouttière…

Je ne cessais pas d'être importuné du désir de connaître l'histoire de cette catastrophe, quand, un matin, je vis Mme Clémence entrer chez moi. J'en fus d'autant plus surpris que cette dame, jusqu'alors, m'avait semblé peu soucieuse de faire ma connaissance. La veille, entre onze heures et minuit, je l'avais trouvée, en grande toilette, causant sur les premières marches de l'escalier avec un sergent-major d'un régiment de ligne. Je ne saurais dire jusqu'à quel point j'avais été stupéfait. Elle s'était rangée pour m'ouvrir un passage, et m'avait rendu mon salut en étudiant sournoisement mon air… Sa présence me causa un grand trouble.

– Mon Dieu, monsieur, fit-elle d'un ton câlin, je venais vous demander si vous seriez assez bon pour me faire une lettre ?

Je n'eus pas plutôt répondu affirmativement qu'elle s'assit et ajouta, en tirant une lettre de sa poche :

– Mais, d'abord, je vous prierai de me relire cette lettre, car je ne sais pas bien lire, et surtout l'écriture. Seulement alors je m'aperçus de son accent traînant et commun. Sous l'extérieur élégant de cette femme je découvrais une paysanne normande.

La lettre, plus longue qu'une aune, d'un écriture moulée, d'un style grotesque, d'une orthographe boiteuse, et somme toute d'un intérêt médiocre, était du sergent-major dont, la veille, j'avais fort bien remarqué l'âge mûr, les énormes moustaches et le chevron. Je ne sais plus trop ce qu'elle contenait, sinon qu'il y était fait des charges à fond de train sur le bourgeois, que des protestations d'amour s'y heurtaient et y faisaient un bruit comparable à celui du choc de vingt sabres, et qu'au milieu une demande en mariage y résonnait comme un coup de canon.

Je sais en outre qu'à cette proposition de mariage, Mme Clémence, qui écoutait cela de l'air le plus sérieux, éclata de rire. Je lui demandai ce qu'elle désirait que je répondisse.

– Tout ce que vous voudrez, dit-elle avec vivacité, pourvu que je ne le revoie plus. Ce monsieur perd la tête. Me voyez-vous vivandière ! Il n'y en a déjà que trop. Si monsieur apprenait que j'ai eu affaire à un soldat, il ne serait bien sûr pas content.

Nous causâmes et, à ma prière, elle m'expliqua comment elle avait connu ce sous-officier.

– J'ai une amie, me dit-elle, qui a son prétendu au régiment. Ils m'ont invitée à dîner, et j'ai trouvé avec eux ce sergent, qui, du reste, m'a paru d'abord très aimable. II m'a fait la cour et m'a reconduite le soir jusqu'à ma porte. Je ne savais comment me défaire de lui. Il n'en finissait pas de me conter des histoires et de jurer qu'il m'adorait. Je m'ennuyais à mourir, je dormais debout, quand vous nous avez vus ensemble. Voilà…

La réponse que je promis à Mme Clémence me valut de la revoir le lendemain. Je n'eus besoin d'aucun prétexte pour la retenir ; elle s'assit et me parla d'elle, sans que je l'en priasse, avec un entier abandon. Elle m'apprit que monsieur était un grand et gros homme de trente-huit ans, qui, en sus d'une fortune personnelle et de grandes espérances du côté de sa mère, touchait encore cinq ou six mille francs comme professeur dans une faculté. Il était fou d'elle, et lui donnait de tout à profusion. En vue de la distraire et de lui apprendre le monde, ce qu'il avait à cœur, il l'avait conduite nombre de fois dans des maisons respectables. Mais elle s'y était montrée tellement gauche et y avait commis tant de sottises qu'il avait été contraint de renoncer à ce système d'éducation. Il avait exigé qu'elle prît des leçons de français, de danse, de musique, et lui avait même, à cet effet, acheté un piano. C'étaient autant de dépenses stériles : de son propre aveu , elle ne comprenait rien, elle était trop bête. La mère de monsieur, très fière de son fils, songeait à le marier. Mais elle, Clémence, n'entendait pas de cette oreille- !à. Au premier bruit d'un mariage, elle était décidée à faire tant de scandale que les conclusions en deviendraient impossibles.

Tout en l'écoutant, je me levai pour fermer la fenêtre, parce que le bruit des voitures m'empêchait parfois d'entendre. Elle m'arrêta.

– Laissez-la ouverte, me dit-elle. Si tout était fermé, votre voisine entendrait ce que nous disons.

Encouragé par cette bienveillance, j'essayai de la mettre sur le chapitre de ses amours avec Paul. Son obstination à ne pas comprendre mes allusions à ce sujet finit par m'impatienter. Au risque de lui paraître brutal, je lui pris la main et voulus l'entraîner vers la fenêtre dans le but de lui mettre le clou sous tes yeux. Je ne sais pas comment cela se fit, mais elle devina tout de suite mon intention.

– Oh ! fit-elle en reculant d'un air effrayé , quelle horreur !

J'eus un accès de repentir.

– Je vois ce que c'est, ajouta-t-elle, on vous aura conté celle affreuse histoire.

– Oui, dis-je, mais en courant. Je voudrais bien avoir plus de détails.

– Une autre fois, nous verrons, dit Mme Clémence. Quant à présent, fermez cette fenêtre.

Elle était debout et résolue à sortir.

– Vous ne vouliez pas tout à l'heure, lui fis-je observer. Je le veux maintenant, répliqua-t-elle en allant vers la porte.

– Qu'est-ce que cela peut vous faire ? dis-je encore.

Elle s'anima extrêmement.

– Comment ! s'écria-t-elle… Mais vous ne savez donc pas que j'ai fait condamner absolument ma fenêtre de ce côté ! Vous ne savez donc pas que je me trouve mal et que j'ai des attaques de nerfs rien qu'en apercevant ce crochet !

Je fermai ma fenêtre.

Cette maladresse n'empêcha pas Mme Clémence de me faire, à dater de ce jour, des visites en quelque sorte périodiques. Je n'en étais guère plus avancé. Elle éludait mes questions ou me répondait avec impatience que je savais tout, qu'elle n'avait rien à m'apprendre de neuf. En revanche, sur elle, son passé, sa famille, elle ne tarissait pas.

Elle venait de cette Normandie où il y a tant de femmes belles et d'un sang magnifique. Elle était l'aînée des trois filles d'un brave homme qui faisait valoir, aux environs de Caen, une petite ferme qu'il avait à bail. Décriée dans son village à cause de plusieurs aventures, elle était venue chercher fortune à Paris. De temps en temps elle envoyait, pour qu'on se souvînt d'elle, de l'argent à son père et des cadeaux à ses sœurs. Celles-ci, en outre, venaient la voir une fois chaque année. Durant quinze jours, elle les gorgeait de plaisirs, et les renvoyait ensuite chargées de tous les objets de toilette capables de flatter leur goût. Aussi, non contentes de lui expédier des paniers de grosses pommes rouges pour l'hiver, ses cadettes lui créaient-elles encore au pays une réputation de beauté surnaturelle, et il faut avouer qu'elle était pourvue, avec un luxe fabuleux, de tout ce qui pouvait excuser un pareil enthousiasme. Ses cheveux splendides eussent été un fardeau pour une femme frêle. Des sourcils épais dessinaient une ligne sombre et expressive au-dessus de ses yeux noirs. Sa pâleur ne l'empêchait pas d'être fraîche. Elle avait les plus belles dents du monde ; le corps semblait d'une fermeté de marbre ; le pied était bien fait et pas trop grand, chose notable chez une fille qui avait été élevée dans les champs. Par dessus cela, elle avait l'instinct des toilettes qui lui convenaient à peu près comme la poule à celui de couver.

À force de regarder celle femme, j'en étais venu à beaucoup rêver d'elle. Je reconnaissais son pas à mes palpitations subites. Si elle passait un jour sans venir, j'éprouvais un profond ennui et, chose curieuse, dès qu'elle était présente, je devenais préoccupé et triste. Elle me questionnait sur cette tristesse. Je répondais à tort et à travers. Je ne lui parlais plus du jeune Paul, d'abord par lassitude, ensuite à cause des sentiments personnels qui m'absorbaient… C'est dans un de ces moments que Mme Clémence, à ma grande surprise, me conta tout au long une histoire que je lui avais tant de fois demandée inutilement. Ma curiosité lui enchaînait la langue ; il semblait que mon indifférence la lui déliât.

Ici Rodolphe, qu'on croyait endormi, renouvela tout à coup, à mi-voix, l'exclamation inconvenante à l'aide de laquelle il avait clos son histoire. Tous les yeux se dirigèrent de son côté. Plusieurs personnes élevèrent en même temps la voix pour lui adresser des reproches. Carolus, cette fois encore, couvrit les rumeurs en reprenant ainsi sa lecture :

En rapprochant de son récit ce que j'avais appris d'ailleurs, je comprenais le drame absolument comme s'il se fût passé sous mes yeux. J'étais parvenu à retrouver dans mon souvenir l'image exacte du jeune homme. Il était de taille médiocre et un peu replet. Vingt ans de vie n'avaient point encore touché au rouge vif de ses joues. Des cheveux châtains, longs et négligés, se relevaient à sa nuque en queue d'oiseau. Son œil gris-bleu, enfoui sous une paupière toujours baissée, osait rarement regarder en face, et jusque dans son allure humble et la tristesse de ses habits éclataient ces empreintes indélébiles que grave sur tout individu la vie de séminaire. En vue d'utiliser le temps qui le séparait de l'âge où il pourrait acheter une étude d'avoué, il était venu Paris faire son droit. Sans amis et sans relations, répugnant en outre à s'en créer par suite de taciturnité et de méfiance, il vivait dans un isolement complet et paraissait se douter à peine qu'il existât des femmes, des cafés, des bals, des théâtres. Il n'aimait rien au monde d'un amour profond que sa mère, vieille veuve au cœur d'or, dont il caressait l'unique faible par des tours de force d'économie et des états mensuels de sa dépense. Sa voisine, qu'il rencontrait chaque jour, semblait ne pas exister pour lui. Cela ne faisait pas le compte de la femme, qu'impatientait l'indifférence d'un jeune homme, éblouissant de santé, qui édifiait et embaumait pour ainsi dire la maison entière par sa vie tranquille et ses habitudes laborieuses. Elle s'était mis dans la tête de forcer son attention. Elle n'y réussit que trop bien. Sa beauté, ses regards hardis et provoquants inondèrent de trouble la poitrine du jeune homme, où germa bientôt un amour profond et incurable.

Mais Clémence avait à lutter contre des préjugés d'autant plus tenaces qu'ils poussaient des racines dans une nature neuve et robuste. La timidité et l'ignorance muraient l'esprit de l'étudiant mieux encore que les paupières ne voilaient ses yeux. Il se formait des femmes, qu'il jugeait d'après sa mère, une idée si noble et si haute qu'il n'y songeait pas sans rougir de son indignité. Sa voisine achevait de l'écraser sous le prestige d'une coquetterie impitoyable. Il s'obstinait à la croire d'une nature bien supérieure à la sienne. S'il laissait pousser cet amour en lui et l'y faisait prospérer par ses rêves, c'était sans espérance. La passion, ce qui est presque une loi, décuplait sa pusillanimité et lui dictait des façons d'agir qu'on eût dit inspirées par la haine. Clémence le coudoyait en passant, et il détournait la tête ; elle le saluait à haute voix, et il faisait la sourde oreille ; que, par hasard, elle l'aperçût dans la loge et y entrât, il prenait son chapeau et s'échappait avec une brusquerie qui frisait l'impolitesse. L'extravagance de cette conduite, qu'elle s'expliquait mal encore, l'eût infailliblement rebutée n'était qu'elle eût pressenti des plaisirs neufs et vifs dans l'éducation de ce jeune sauvage. Son opiniâtreté croissait en raison même de l'entêtement de son voisin. Hardie de toute sa faiblesse, elle frappait à sa porte et sollicitait dès services insignifiants. Sous prétexte de le remercier, elle entrait dans sa chambre et s'y accrochait à l'aide d'une conversation dont elle faisait tes frais. D'autres fois, elle l'attirait chez elle, où elle le retenait prisonnier des heures entières. L'étudiant avait la tête basse et l'œil en dessous d'un loup pris dans une fosse. Clémence le taquinait sur ses allures de petite fille, lui reprochait de vivre en ours, de haïr les femmes, avec qui elle prétendait le réconcilier. Tout cela bouleversait la tête du jeune homme. Il lui arrivait d'ouvrir des yeux grands comme des portes et de s'en aller pensif. Le sens de ces provocations commençait à pénétrer dans son esprit. Ce n'était qu'une lueur imperceptible ; mais cette lueur, comme la goutte d'huile sur une étoffe, s'étendait si rapidement qu'elle allait envahir tout son corps. Être aimé d'elle, lui ! Il en eut des transports au cerveau et faillit en devenir fou. L'ébranlement qu'il en ressentit se conçoit d'autant mieux que le sang brûlait ses veines, que son air calme cachait une âme passionnée et qu'il en était à son premier amour. Clémence, à cette heure, lisait dans sa poitrine mieux que dans un livre. Fatiguée d'une comédie de trois mois et résolue d'en finir, elle lui arracha enfin de l'âme le secret de sa passion et le railla ensuite de ce qu'il n'avait pas deviné plus tôt qu'elle l'aimait, elle aussi…

Un bonheur exprimable, douloureux à force d'être intense, combla les jours de l'étudiant. Sa physionomie en emprunta une expression toute nouvelle. Il était incessamment pénétré d'une telle joie que tout son corps en rayonnait. La beauté de sa maîtresse entretenait en lui un foyer perpétuel d'enthousiasme. Il avait des élans de passion d'une impétuosité étourdissante. Il venait sur ses lèvres, électrisées par le feu des embrassements, d'intarissables folies dont Clémence ne se sentait pas d'aise. Le malheureux lui avait aliéné, exclusivement et sans réméré, tous les trésors de son âme. Plus que jamais taciturne avec les étrangers, son amour de fils même était descendu rapidement au niveau d'un respect banal. Les lettres de sa mère l'importunaient ; il n'avait plus le temps de les lire ; il n'y répondait pas. Il avait perdu jusqu'au souvenir des faiblesses de la bonne femme, ou du moins ces faiblesses ne lui paraissaient plus mériter que du dédain ; car, à cette heure, il dépensait plus d'argent en un mois que jadis en une année.

Cette analyse rapide, je dois en prévenir, n'existe qu'en vue d'un dénouement qui, dans cette tant vieille et toujours nouvelle histoire de l'affinité des hommes d'âme pour les statues en chair vive, offre seul des particularités curieuses. L'amour de l'étudiant devait suivre la pente irrésistible de ces passions anormales. Déjà cet amour, qui desséchait en lui la racine des plus vieilles affections, n'avait plus la sécurité des premiers jours. Jaloux et ombrageux, il s'alarmait d'un rien, et Clémence ne se donnait pas toujours la peine de le rassurer. Aussi, par peur de la perdre, ou seulement de la voir se refroidir, épuisait-il toutes les ressources qu'il jugeait capables de l'attacher à lui. Une nouvelle excentricité, d'intention ou de fait, marquait chacun de ses jours. Il voulait, par exemple, réaliser sa fortune et s'en aller vivre avec sa chère maîtresse dans un coin de terre oublié. Clémence souriait. Une autre fois, au paroxysme de l'exaltation, il lui proposait résolument de mourir dans les bras l'un de l'autre. La femme fronçait les sourcils et devenait de glace. Paul, au désespoir de l'avoir attristée, s'accusait de n'avoir point d'âme et n'offrait rien moins que de sauter par la fenêtre pour la délivrer de lui. Elle ne parvenait à le calmer qu'en se composant un visage riant. Pour combler la mesure, il faillit un jour à se tuer devant elle. Ils déjeunaient ensemble. Le jeune homme, jouant avec son couteau, affirma qu'il se blesserait pour peu qu'elle exigeât cette preuve d'amour. Elle le délia par plaisanterie, et il se frappa en pleine poitrine. Clémence, épouvantée à la vue du sang qui ruisselait de la blessure, manqua de tomber à la renverse. Elle courut chercher son médecin qui, à l'inspection de la plaie, déclara qu'une côte avait, fort heureusement, fait dévier la lame…

De telles scènes allaient en droite ligne contre le but de l'étudiant. Clémence, tout aise, dans le principe, d'inspirer une passion si exclusive, ne devait pas tarder à en être lasse comme d'un joug. Il lui prenait déjà des accès d'ennui qu'elle était impuissante à surmonter. Paul les lui reprochait à l'égal d'un crime. C'était le point de départ de querelles sans fin, qui exaspéraient la femme et accroissaient ses dégoûts. Elle ne manquait pas, dans ces occasions, d'outrer l'expression de sa répugnance. L'emportement du jeune homme fléchissait bientôt sous cette implacabilité. Il se traînait sur ses genoux et demandait grâce. Sa pâleur, ses yeux pleins de larmes, l'éloquence irrésistible que lui soufflait la passion triomphaient encore des rigueurs de sa maîtresse. C'est à la suite d'une de ces réconciliations qu'il la menaça d'une horrible vengeance. L'un près de l'autre à la fenêtre, ils regardaient vaguement dans la rue. Paul, levant tes yeux, aperçut tout à coup le crampon en fer qui saillait entre la fenêtre de Clémence el la sienne. Il l'indiqua du doigt à sa maîtresse et lui dit d'un ton énergique :

– Tu vois bien ce clou… eh bien ! s'il t'arrive de ne plus m'aimer, je te jure de me pendre-là, afin que le matin, en ouvrant ta fenêtre, tu me trouves mort !…

Cette menace me fit beaucoup rire, ajouta Mme Clémence. Cependant, j'étais payée pour le connaître…

Leurs sentimens, à l'égard l'un de l'autre, n'avaient pas cessé de se modifier en sens inverse, si bien qu'on pourrait dire que le cœur de la femme descendait à zéro, tandis que celui de l'étudiant montait à l'eau bouillante. Il en résultait que Paul, sans être plus exigeant que dans le début, paraissait encore d'une exigence outrée. Vingt fois elle l'avait prévenu, en refusant d'elle-même la porte à Monsieur. Actuellement, elle ne tenait aucun compte d'une prétention qu'elle ne concevait même pas. Il en était de même de la jalousie du jeune homme qui l'amusait jadis, et dont, à cette heure, elle ne pouvait pas même supporter l'apparence. Elle me disait avec un cynisme naïf qui me glaçait jusqu'aux os :

– Ah ! Dieu du ciel ! je n'ai pas de reproches à me faire ! Je l'ai aimé trois mois autant que cela se peut. À force de ne pas plus me quitter que mon ombre, il a fini par se faire prendre en horreur. Je m'ennuyais, j'avais des envies de bâiller, à en être malade. Si j'essayais de lui parler raison, c'étaient des cris, des larmes, des crispations nerveuses, absolument comme un chat qui a mangé des boulettes d'arsenic. J'étais aux cents coups ! J'en avais mille pieds par-dessus la tête de toutes ces sottises-là ! Qu'est-ce que cela veut dire, je vous le demande un peu ? À quoi sert-il de se faire du mal ? Parce qu'une femme ne vous aime plus !… Il en est de l'amour comme des clous : l'un chasse l'autre. Puis, je ne sais combien de fois j'ai peiné Monsieur, qui finissait par avoir des doutes sur ma parenté avec Paul. Jugez, Monsieur, si j'avais perdu mon état ! Je ne pouvais pourtant pas être malheureuse pour lui !…

Depuis longtemps déjà, Mme Clémence méditait sournoisement d'introduire un nouvel acteur sur la scène. Elle préludait à ce coup d'état en fermant de temps à autre sa porte à l'étudiant. Dans l'impuissance de ravoir la double clef qu'elle avait confiée à celui-ci, elle tirait les verroux, et Paul, malgré le scandale dont il emplissait la maison, malgré des lettres passionnées, éloquentes rien que par les larmes dont elles étaient couvertes, ne parvenait pas toujours à se faire ouvrir. De son alcôve, elle l'entendait sangloter ou se tordre dans des convulsions, ou proférer contre lui des menaces de mort. Il ne lui suffisait plus de l'avoir en aversion, elle en avait peur à présent, et elle songeait sérieusement à s'assurer d'un bras solide, en vue des violences qu'elle pensait avoir à craindre.

Bien avant de connaître Paul, à ce qu'elle m'assura, elle n'avait pas cessé d'avoir du penchant pour l'artiste qui jouissait du privilège exclusif de la coiffer. Depuis peu, elle allait chez lui plus fréquemment que de coutume. C'était un garçon de vingt-huit ans, grand et robuste, d'un visage frais et joli, toujours bien frisé et parfumé d'essence. Il s'appelait Achille. On lisait sur son enseigne la traduction grecque de son nom et de sa profession : Ακιλλευς Κομμωτης, parce que quelques Hellènes se faisaient raser chez lui. Il était d'une gaîté implacable. Ses saillies et ses calembours faisaient pouffer de rire Mme Clémence. Le goût qu'elle se sentait pour ce garçon se développa rapidement sous l'influence de l'ennui et de l'effroi que Paul lui causait. Il lui tardait d'avoir sous la main quelque chose d'analogue à ces épouvantails dont on se sert pour effrayer les oiseaux. Le dévouement du coiffeur n'était pas à mettre en doute. Cependant, ce qui, en cette aventure, le charma plus que tout le reste, ce fut d'avoir l'occasion, sachant le latin aussi bien que le grec, de parodier le mot de César : Veni, vidi, vici. Clémence, dès lors, rompit tout à fait avec l'étudiant et refusa obstinément de le recevoir. Il eut beau supplier, passer les nuits à sa porte, lui écrire des lettres ardentes, elle resta inflexible. Paul se noyait dans les larmes ; il était décharné comme un vieillard ; ses yeux caves avaient une fixité et par instants des éclairs qui présageaient quelque chose de terrible…

En cet endroit, l'incorrigible Rodolphe mit le comble à son impertinence par une observation ambiguë qui révolta les gens du caractère le plus modéré. Un homme grave lui dit vertement que personne ne le forçait à entendre cette lecture. Ce qui revenait à lui signifier net qu'il eût à s'en aller, ou à se tenir tranquille. Sensible à la mercuriale, Rodolphe ne dit plus le mot, et Carolus acheva son histoire au milieu du plus grand calme.

L'étudiant se trouvait incessamment sur le passage de sa maîtresse. Clémence, n'osant plus rentrer seule, se faisait escorter de M. Achille, qui, d'un air de souverain mépris, se bornait à écarter son rival de la main. Un soir, Paul changea d'idée. En l'absence de sa maîtresse, au lieu de l'attendre sur le palier, il pénétra chez elle à l'aide de la clef qu'il s'obstinait à détenir, et se cacha dans un cabinet voisin de l'alcôve. Il serait difficile de préciser son but, à moins qu'il n'espérât se trouver seul avec Clémence et, dans ce cas, parvenir à en arracher un peu de pitié. Au préalable, il était descendu remettre à la concierge une lettre pour Mme Clémence… Vers onze heures, de l'endroit où il était, le jeune homme dut entendre les pas de sa maîtresse. Malheureusement, comme de coutume, elle rentra chez elle, accompagnée du coiffeur. Elle tenait la lettre de Paul à la main. Toute heureuse pour n'avoir pas rencontré l'étudiant à sa porte, elle dit à M. Achille :

– C'est encore une lettre du fou ; tu vas me la lire. Nous allons bien nous amuser.

Elle se coucha. M. Achille s'assit auprès de son lit et décacheta la lettre.

De ma vie, me dit Clémence, je n'avais rien entendu d'aussi extravagant… Je ne le savais pas là, moi… Je riais comme une folle, surtout à cause des remarques comiques d'Achille. Je suis sûre, monsieur, que vous auriez fait tout de même.

Je demandai brusquement à Mme Clémence si, par hasard, elle aurait encore cette lettre.

– Je crois que oui, me répondit-elle. Est-ce que vous seriez curieux de la voir ?

– Très curieux, je vous jure ! lui dis-je.

– Attendez, reprit-elle, je vais descendre vous la chercher.

Elle remonta bientôt et me dit :

– Tenez, lisez vous-même et voyez si je n'ai pas raison…

Avec beaucoup de lenteur, car, en nombre d'endroits, les larmes avaient détrempé l'encre, je déchiffrai cette lettre :

« J'ai le corps plein de larmes. Les sanglots m'étouffent.Ces larmes chaudes et acres qui tombent en grosses gouttes sur mes doigts caveraient la pierre et ne peuvent rien sur ton coeur. Tu ne veux plus ni me voir ni me parler, tu me hais, je puis mourir sans t'arracher une larme, peut-être ma mort te ferait-elle plaisir. Mais est-ce donc moi qui t'ai cherchée ? Que ne me laissais-tu à ma mère, à mes livres ? Qui m'a heurté du coude ? Qui m'a dit : Regarde-moi ? Qui m'a dit : Aime-moi, je t'aime ? Qui a allumé l'enfer dans ma poitrine ?Qui a versé le poison dans mes veines ? qui a étouffé mes sentimens de fils ? Qui m'a rivé à une femme, et si bien que je ne peux plus penser à autre chose ? Qui m'a absorbé, dévoré, anéanti ? Je te trouve étrange, tu serres comme dans un étau mes membres , mon esprit, ma volonté, mon âme, et tu dis : Lâche-moi. Tu m'as couvert d'une lèpre incurable et tu dis : Débarrasse-t-en. T'imagines-tu que je me sois croisé les bras, que je ne me sois point raidi contre l'envahissement du mal ? Crois-tu donc qu'il soit si doux de t'aimer ? Il faudrait te connaître moins. Je n'ai remué que de la fange dans ton âme, je ne t'ai déplu qu'en contrariant tes habitudes crapuleuses, tu tiens moralement du monstre plus que de la femme. On me méprise à cause de cet amour, et l'on a raison, et, s'il m'arrive malheur, on dira : c'est bien fait ; pourquoi aimait-il une créature pareille ? que ne rejetait-il cet amour infâme ? Ils en parlent bien à leur aise. Ils rougissent pour moi, et ils ne savent pas que je rougis encore plus de moi-même, que le mépris en lequel je me tiens n'a d'égal en profondeur et en étendue que ma monstrueuse passion. L'amour n'est pas un habit qu'on prend où qu'on quitte à volonté. Je l'aurais bientôt arraché et foulé sous mes pieds. C'est un habit de flamme collé à ma peau ; les lambeaux que j'en déchire sont pleins de ma chair et de mon sang, et mon corps n'est plus qu'une plaie… J'avais au moins droit à de la pitié. Je n'avais pas grand'chose, mais je t'ai tout donné. Qu'ai-je recueilli de cela ? Des tortures sans terme. Plus je vais, plus je souffre. Il semble qu'il soit pour moi, ce mot : ou souffrir ou mourir. Je passe les nuits à ta porte ; je suis sur le carreau, l'oreille au mur, tandis que tu es dans les bras d'un autre, et je t'entends lui dire ce que tu me disais à moi, et l'embrasser comme tu m'embrassais. J'ai des charbons rouges dans les entrailles. Ces caresses que tu prodigues au premier venu, qui n'en a que faire , tu me les refuses à moi, dont elles sont la vie. Enfin, pour l'avoir trop aimée, ma vie ne tient plus qu'à un fil, et j'espère qu'il se brisera bientôt. Oh ! non, ce n'est pas pour une vaine ostentation que j'ai laissé amonceler en moi ces horribles douleurs qui me brûlent et me tuent. J'effraie ceux qui me voient. Les voisins ne me reconnaissent plus. La femme d'en-dessous disait à une autre : Qu'a donc ce garçon ? Je l'ai vu joufflu comme un chérubin. À présent, on verrait le jour à travers son corps. Mes jambes ne peuvent plus me soutenir. On dirait que je vais me fondre en eau. Et ne crains pas que ta vue me rende à la vie. Ton amour était mon souffle, et tu sais s'il reviendra jamais. Je ne demande qu'à te voir. Si tu as au monde quelque chose de cher, par toi-même, je t'en conjure, laisse-moi te voir une dernière fois, tu l'entends ? une dernière fois ! Aux condamnés à mort, on ne refuse rien. Serais-tu plus impitoyable qu'un bourreau ? »

Les bouffonneries de M. Achille et les éclats de rire de Clémence furent tout à coup interrompus par l'affaissement d'un corps qui fit craquer la cloison. La femme tressaillit et jeta un cri simultanément. Le coiffeur, qui n'avait rien entendu, lui demanda avec surprise si elle était folle.

– Non, dit Clémence pâle de terreur, je suis sûre qu'il y a quelqu'un caché là !

Elle indiquait la cloison qui séparait le cabinet de l'alcôve. Étourdi d'une assertion aussi énergique, M. Achille prit la lumière et entra dans le cabinet. Il fut frappé de stupeur en y apercevant son rival qui, affaissé sur lui-même, le long du mur, semblait privé de vie. Quelques instants après, il lui cria brutalement : « Que faites-vous là ? » et Paul ne remua non plus qu'un mort. Clémence avait de la glace dans tes veines.

– Qui est-ce, demanda-t-elle d'une voix éteinte.

Le coiffeur saisit Paul par le bras et le traîna ainsi jusque dans la chambre. Un peu de compassion mitigea l'effroi de la femme, car, à son dire, l'étudiant faisait mal à voir. Son visage avait des trous à y loger les poings. Ses membres chétifs, qui avaient la mobilité machinale d'un jouet d'enfant, flottaient comme dans un sac sous ses habits trop larges. On ne saurait dire où, en ce moment, la douleur entraînait son âme…

La voix de sa maîtresse le tira soudainement de sa léthargie. Levant sur elle des regards d'où coulait à flots la mélancolie el lui tendant des bras suppliants, il dit, des sanglots dans la gorge et son âme sur les lèvres :

– Ne veux-tu pas que je te parle ?

M. Achille s'interposa. Il se sentait brave. Outre que Paul était de petite taille, il était encore à ce point maigre et affaibli qu'un souffle, en apparence, eût suffi à le renverser. Au moment où il faisait un pas vers Clémence, le coiffeur l'empoigna par le collet de son habit, et le poussa avec tant de force que le pauvre amoureux tomba à terre contre un meuble. La femme eut un geste de pitié. Paul s'agenouilla et dit d'une voix pleine de larmes, à remuer des entrailles de hyène :

– Tu le vois, je suis doux, je me laisse battre…

Il ajouta avec animation :

– Ce n'est pas que je sois lâche, au moins. Une parole, un geste, oh ! et tu verras ma puissance !

M. Achille, outré de la menace, ferma les points et courut vers Paul… Celui-ci, par un bond de bête fauve, fut en un clin d'oeil sur ses jambes. Jetant les poings en arrière comme deux frondes menaçantes, il cloua le coiffeur sur place avec des regards magnétiques comparables à des pointes d'épée rougies au feu… Mais cette tension surhumaine de ses muscles dura à peine queIques secondes. Les flammes qu'il avait dans les yeux s'éteignirent presque aussitôt, étouffées sous l'indifférence de sa maîtresse.

– Voyons, dit celle-ci, soyez raisonnable, monsieur Paul, allez vous-en.

Alors eut lieu une scène d'un pathétique ignoble. M. Achille, honteux d'avoir eu peur, prit l'étudiant à bras te corps et essaya de le jeter à la porte. La résistance que lui opposa l'amoureux, en s'accrochant aux meubles, le rendit furieux, et Clémence acheva de l'exaspérer en adressant à Paul deux ou trois mots de tendresse. Il frappa indignement son frêle adversaire. Au bout d'un quart d'heure de cette lutte révoltante, si on peut appeler cela une lutte, il réussit enfin à pousser dehors, comme une masse inerte, l'étudiant meurtri de coups…

Rien ne remuait plus, ajouta Mme Clémence. Je croyais déjà Paul évanoui ou mort, quand je l'ai entendu rentrer dans sa chambre et tourner sa clef dans la serrure. Je comptais enfin dormir tranquille. Le sommeil me gagnait déjà… Tout à coup, Paul a ouvert sa fenêtre, celle à côté de la chambre où nous étions. J'ai poussé Achille, qui dormait, et je lui ai dit :

– Écoute !

Au bruit, il était sûr que Paul montait sur sa fenêtre et marchait dans la gouttière. J'avais une peur ! Je m'imaginais qu'il m'avait entendue barricader ma porte et qu'il revenait par la fenêtre. Je craignais aussi qu'il ne tombât dans la rue. J'ai eu toutes les peines du monde à retenir Achille qui voulait se lever. Que voulez-vous ? j'étais à mille lieues de la chose… Mais on n'entendait plus rien. C'était un silence à faire frémir. Le sang se glaçait dans mes veines. Nous écoutions toujours… Alors, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire, d'épouvantable !… Je ne peux pas y songer sans que mes cheveux remuent et que le cœur me tourne. Il me semble toujours que c'était hier. D'abord on aurait juré que Paul grimpait le long des ardoises. Ensuite, pendant peut-être deux minutes, il n'a plus bougé du tout. Enfin, il est retombé comme une pierre et s'est mis à gigoter si fort qu'on aurait dit qu'il voulait démolir le mur. C'était un roulement qui n'en finissait plus. Mes vitres tremblaient et les ardoises volaient à droite et à gauche comme par un grand vent. Je vous laisse à penser dans quel état j'étais. Je tendais le cou, j'ouvrais des yeux ! Sans compter que j'étouffais et que la sueur coulait comme de l'eau sur ma figure. Ou m'aurait donné des coups dans la poitrine que je n'aurais pas tant souffert. J'étais plus d'à moitié morte. Le bras d'Achille a gardé longtemps la marque de mes ongles…

– Et vous ne vous doutiez pas, après sa menace ? m'écrai-je soudaidement.

– Oui, interrompit-elle, vous vous étonnez aujourd'hui, parce que vous savez qu'il est mort. Mais, moi, sa menace, je ne m'en souvenais plus. Je n'y ai pensé qu'après. J'étais même alors si loin de la vérité que je réunissais toutes mes forces pour empêcher Achille d'aller voir ce que cela voulait dire. Je lui serrais si fort le cou, avec mes bras, que je l'étranglais…

Nous avons entendu un homme qui s'est mis à la fenêtre et qui a dit :

– Est-ce qu'ils n'auront pas bientôt fini de cogner, ceux-là ?

Par malheur, le ciel était si couvert qu'il n'a rien vu. Il est rentré chez lui presque aussitôt. Du reste, le bruit a cessé brusquement. On n'entendait plus les coups qu'à des intervalles de plus en plus longs… Mais tout était fini depuis au moins une demi-heure que nous étions encore là, pareils à des statues, écoutant toujours. Achille s'est pourtant rendormi. Quant à moi, il m'était impossible de fermer l'œil. Je ne me doutais de rien, je vous jure !… Seulement, sans savoir pourquoi, j'étais dévorée d'inquiétudes, je sentais à ma poitrine comme deux mains en plomb qui pesaient dessus et m'étouffaient. Ce n'est qu'au jour que j'ai, non pas dormi, mais, pour ainsi dire, nagé entre deux sommeils. Achille, en se levant, n'a pas tardé à me faire rouvrir les yeux. Il n'a pas été plus tôt parti qu'une crainte horrible s'est emparée de moi. J'ai fait des efforts inouïs pour chasser cela… L'aurais voulu avoir du laudanum pour en boire. Je me remuais dans mon lit comme dans un sac plein d'épines. N'en pouvant plus, je me suis levée. Une force invincible me poussait vers la fenêtre. Je l'ai ouverte… Ah ! ce que j'ai vu, non, jamais je ne l'oublierai ! J'ai poussé un cri qu'on a dû entendre à une lieue, et je suis tombée à la renverse…

Mme Clémence reprit haleine, et termina ainsi :

– Oh ! ce Paul savait bien ce qu'il faisait… Je ne peux pas compter les nuits que j'ai passées sans dormir, et les mauvais rêves que j'ai eus. Dans les premiers temps, je ne pouvais pas rester seule une minute. Encore à présent, j'ai eu beau m'arranger de manière à ne jamais voir l'affreux clou, la nuit, il arrive qu'il m'entre dans les yeux, et m'éveille. Je revois Paul comme je l'ai vu en ouvrant ma fenêtre, pendu et le visage collé au mur ! Je n'espère avoir du repos que quand j'aurai quitté cette maison… Et tous les cancans des voisins ! et les scènes que j'ai eues avec Monsieur ! Ne trouvez-vous pas cela abominable ? Oui, voilà ce que j'ai recueilli de ma trop grande bonté. Mais que voulez-vous ? je suis ainsi faite, je ne me corrigerai jamais, je serai toujours la même bête au bon Dieu, etc., etc.

On sait avec quelle âpreté nous revendiquons d'ordinaire les facultés qui nous manquent. D'après sa péroraison, il ne faut pas douter que Mme Clémence ne se fût appliqué le sens de cette pensée, si elle l'eût connue : les gens sensibles sont fatalement malheureux ; ils ont le coeur trop volumineux pour l'espace où il bat. On les heurte, on les meurtrit, on les blesse, sans y prendre garde, comme en passant auprès d'une voiture de fourrage on en arrache un brin de paille. Et s'ils se plaignent, s'ils crient, on se retourne et l'on se demande avec surprise : Qu'ont-ils donc à crier ainsi ?

En proie à une sourde irritation, je fis un jour querelle à Mme Clémence, je ne sais à quel sujet. Elle me quitta en me lançant au visage l'épithète d'original, et ne revint plus…

Trois ans plus tard, de Saint-Germain où le hasard m'avait mené, j'allai à Poissy par la forêt voir une personne de ma connaissance. J'étais assis devant la gare du chemin de fer au moment où vint à passer un train de voyageurs montant de Paris à Rouen. Le bruit de la machine, qui faisait de l'eau, ne m'empêcha pas d'entendre qu'on appelait quelqu'un. Je levai la tête, et j'aperçus, dans le cadre d'une portière, le visage souriant de Mme Clémence. Je m'approchai. Sa santé était plus que florissante. Elle avait pris de l'embonpoint. Avec sa blancheur de lait, sa gorge rebondie, sa toilette, la finesse de son linge, le collier en cheveux qu'elle avait au cou, noué par un portrait d'homme en miniature, elle avait l'air d'une riche bourgeoise, ou mieux encore d'une belle et bonne mère de famille. Elle sembla charmée de me revoir. Le convoi allait repartir, nous n'avions guère le temps de causer, elle me mit en quelques mots au courant de ses affaires.

Monsieur s'est établi, dit-elle, il m'a donné 30.000 francs. Je me suis mariée dans mon pays avec un brave homme qui m'adore. Nous ayons acheté une jolie maison où nous vivons de nos rentes. Vous voyez que je me porte comme un charme. J'ai un enfant magnifique. Je suis heureuse !…

Je suis heureuse ! Qu'y avait-il donc de si étrange dans ces quelques syllabes qu'elles sonnèrent à mon oreille comme un coup de tamtam imprévu, et me jetèrent dans un tourbillon d'idées tristes. Je suis heureuse !… Après tout, pourquoi pas ? Où il n'y a ni connaissance, ni intention, il ne saurait y avoir crime. Celui qui, à part soi, médite un meurtre, n'en est pas moins coupable, encore que, songeant au talion, il ne joigne pas le fait à la pensée. Mais criera-t-on à l'assassin au couvreur qui tombe d'un toit et conserve sa vie aux dépens du passant qu'il écrase ? Une fois pour toutes, c'est à ceux dont l'âme jalouse le privilège des affections durables et des dévouements exclusifs à se garer de ces poupées mécaniques, pleines de séductions, mais froides, traîtres et cruelles, qui, à la manière d'un engrenage de moulin, accrochent le pan de votre habit, puis, stupidement, fatalement, vous broient les jambes, les bras, le corps, la tête.

L'auditoire se récria un peu contre le goût et l'ambition de cette dernière image. Toutefois, on convint unanimement qu'à tout prendre elle n'était pas plus mauvaise que la phrase conclusive du turbulent Rodolphe. Après quoi, vu l'heure avancée, on ajourna les autres conteurs à une prochaine séance.


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