Charles Barbara
THÉRÈSE LEMAJEUR
paru dans le Journal pour tous, 21 et 28 avril, 22 et 29 décembre 1855
paru dans Les Orages de la vie, 1860
I – Ouverture.
C'était un désœuvré. L'épithète équivaut à une biographie, ou tout au moins à plusieurs pages de détails. Outre un revenu d'une dizaine de mille francs, il devait un jour hériter de sa mère, Mme veuve Marcille, et de deux oncles maternels , l'un est commandant de cavalerie, l'autre procureur général, tous deux garçons et fort riches. Élevé dans le respect des traditions et des conventions humaines, il ne semblait pas que ses actions dussent jamais sortir des bornes que lui avait tracées l'éducation. L'étonnement, on le conçoit, n'en serait que plus vif s'il arrivait qu'il fût condamné à être l'occasion d'un scandale.
Depuis quelque temps déjà, il était l'objet d'un bruit qui prenait chaque jour plus de consistance. Lui, Marcille, tenant aux premières familles de l'endroit par les alliances, et pouvant, par sa fortune, aspirer à la main des plus riches héritières, avait, prétendait-on, promis le mariage à une jeune fille obligée de travailler pour vivre. On la nommait Thérèse Lemajeur. Elle s'occupait de lingerie et raccommodait les dentelles. Sa mère, depuis longtemps veuve, femme mélancolique, moins vieille qu'il ne semblait, avait eu des revers de fortune.
La médisance s'était déjà à satiété amusée de ces détails que Mme Marcille les ignorait encore absolument. Son amie la plus intime, Mme Adélaïde Granger, se décidait un matin à venir les lui apprendre. De même que Mme Marcille n'avait qu'un fils, Mme Granger n'avait qu'une fille, et les deux amies, dans leur intimité constante, s'étaient plu à convenir toujours plus sérieusement de marier Eugène Marcille à la vive et spirituelle Cornélie. Au bruit qui circulait, Mme Granger ne pouvait donc manquer de s'émouvoir. Mme Marcille, au contraire, se crut fondée à y opposer une incrédulité dédaigneuse.
« La chose est à ce point ridicule, dit-elle, que je m'étonne de vous en voir émue. »
Ces paroles empruntaient une certaine âcreté du ton et de l'air dont elles étaient dites. On comprenait, rien qu'à la voir, combien devait la blesser l'hypothèse seule d'une pareille mésalliance. De petite taille, à la veille de prendre de l'embonpoint, elle avait un visage d'une blancheur mate, exempt encore de ces rides qui semblent compter sur la peau les années qui s'envolent. Mais elle en était à cet âge où l'on ne retient plus la jeunesse et la fraîcheur, prêtes à s'échapper, qu'à force de quiétude et d'art, à ce moment critique où il suffit, pour vieillir irremédiablement, d'un jour d'oubli ou de chagrin. Des fossettes, creusées aux angles de sa bouche, dont elle avait coutume de mordre la lèvre inférieure, donnaient à sa physionomie une expression moqueuse que, du reste, corrigeait la douceur de l'œil voilé à demi sous les paupières et les cils. Un nez aquilin, délicatement effilé, ennoblissait l'ensemble. Le long des joues, de chaque côté du front, tombait une grosse boucle de cheveux bruns, parfilés à peine de quelques brins d'argent. Sa beauté, son esprit, sa dévotion, sa qualité de mère d'un jeune homme aimable, héritier présomptif des fortunes de deux riches célibataires, lui valaient, bien que d'une famille enrichie par le commerce, d'être de l'aristocratie et de jouir d'une grande considération.
« Voyons, reprit-elle, nous n'en sommes plus à craindre d'appeler les choses par leur nom. Il s'agit probablement de quelque amourette passagère. Cela est mal, sans doute, il mérite qu'on l'en blâme, et je ne me fais pas faute de le lui répéter chaque jour. Mais soyez certaine aussi que mon Eugène est trop bien né pour jamais entreprendre quoi que ce soit contre l'honneur de sa famille. »
Mme Granger ne fut que médiocrement touchée par l'assertion.
« La vérité est, répliqua-t-elle, que votre Eugène s'est amouraché d'une fille de rien, à laquelle il a fait une promesse de mariage : vous êtes seule à ignorer cela. Comme vous, dans le principe, Henriette Desmarres, qui prend à la fortune de votre fils autant d'intérêt que vous en prenez vous-même, refusait absolument d'y croire, Sa consternation prouve assez aujourd'hui qu'elle ne doute plus. »
Au nom d'Henriette Desmarres, Mme Marcille tressaillit Iégèrernent ; un éclair d'impatience, sinon de colère, brilla dans ses yeux. L' expression de ses traits présagea quelque remarque peu bienveillante. Soit charité, soit prudence, elle l'arrêta sur ses lèvres. Après un effort évident, elle répondit avec une négligence affectée :
« Vous me rassurez tout à fait. Que ne le disiez-vous plus tôt ? Je connais effectivement la bienveillance de cette chère Henriette pour Eugène ; mais je sais aussi que mon frère Narcisse passe tout son temps chez elle. Vous imaginez-vous l'indignation et la fureur du commandant, si le fait que vous m'annoncez avait quelque fondement sérieux ? Or, j'ai vu Narcisse hier, et il ne m'en a pas seulement ouvert la bouche. La chose ne mérite évidemment pas qu'on en parle. Allez, croyez-moi, bon sang ne saurait mentir : Eugène est parfaitement incapable de vouloir autre chose que ce que nous ambitionnons pour lui. »
L'entrée imprévue de celui dont il était question émut légèrement les deux femmes. Son visage préoccupé respirait la tristesse. Il s'inclina froidement devant l'amie de sa mère et voulut sortir.
« Attends donc, Eugène, dit Mme Marcille, j'ai à te parler. »
Eugène Marcille s'arrêta, quoique l'invitation de sa mère parût peu lui sourire.
« Que me voulez-vous, ma mère ? demanda-t-il ;
– C'est que vraiment je ne sais comment dire ! fit Mme Marcille avec hésitation.
– De quoi parlez-vous ?
– Ne dit-on pas… Mme Marcille hésita à continuer ; enfin elle ajouta : Réellement je n'ose, tu vas te moquer de moi.
– Peut-être, dit le jeune homme assez aigrement.
– Peut-être ! s'écria Mme Marcille ; mais moi j'en suis sûre ! Tu ne te marierais pas, j'imagine, sans me prévenir. Or, à en croire un bruit qui court, tu ne songerais à rien moins qu'à épouser… une grisette. »
Mme Marcille, qui se flattait de connaître son fils, s'attendait à le voir hausser les épaules et à l'entendre se récrier. Il fut impassible.
« Réponds-moi donc, dit-elle avec vivacité.
– Ma mère, répondit Marcille d'un air plein de gêne, nous parlerons de cela une autre fois, quand nous serons seuls. »
L'ambiguïté de cette réponse frappa la mère de stupeur. D'autre part, Mme Granger, outre qu'elle y puisa la confirmation éclatante de ce qu'on disait, en fut blessée au vif. Elle se leva et dit précipitamment :
« Je ne voudrais pas vous déranger, ma chère ; je m'en vais. »
Comblée de confusion, la mère, sans regarder son amie, balbutia, uniquement par politesse, quelques mots pour la retenir.
« Eugène a besoin de vous voir seule, s'empressa de repartir Mme Granger ; je craindrais d'être indiscrète. »
Et s'avisant que Mme Marcille voulait se lever :
« Je vous en prie, ajouta-t-elle, ne vous dérangez pas, vous me désobligeriez… »
Une situation tellement nette rend tous les commentaires inutiles. Ce qu'éprouvait la mère se devine aisément. Elle attachait sur son fils des yeux remplis d'inquiétude ; un pressentiment cruel modérait actuellement son envie de l'interroger. La preuve en est dans l'effort dont elle eut besoin pour dire d'une· Voix éteinte :
« M'expliqueras-tu enfin ce que cela signifie ? »
Marcille, de son côté, ne semblait nullement pressé de répondre.
« Le déjeuner est-il prêt ? demanda-t-il en détournant la tête.
– Oui.
– Allons à table, nous serons mieux. »
Ils passèrent dans la salle à manger et s'assirent l'un devant l'autre.
Les fenêtres de la salle étaient grandes ouvertes. Marcille, toujours plus indécis, pria le domestique qui servait de les fermer.
Impatiente de ces lenteurs, la mère ouvrait de nouveau la bouche pour questionner son fils, quand on entendit, dans un cabinet voisin, le bruit aigre d'une étoffe qu'on déchire.
« Il y a quelqu'un dans l'antichambre ? dit le jeune homme à sa mère.
– C'est une fille de journée, dit Mme Marcille ; tu peux parler.
– Veuillez lui dire d'aller travailler plus loin : il n'est pas nécessaire qu'elle nous entende. »
Tant de précautions, de la part du jeune homme, indiquaient évidemment l'intention de différer un aveu pénible, et de prédisposer les oreilles maternelles à l'entendre. Il faut ajouter qu'il atteignait ce dernier point à merveille. Il n'était pas douteux que Mme Marcille ne pressentit à cette heure la révélation de quelque fait exorbitant. Elle prétexta d'un motif quelconque pour envoyer la couturière dans une autre pièce, et revint s'asseoir vis-à-vis de son fils.
« Allons, parle, explique-toi, fit-elle d'un accent et avec des gestes fébriles.
– Du calme, ma mère, dit Marcille en proie à une perplexité croissante.
– Mais tu me fais souffrir mille morts ! s'écria Mme Marcille. Qu'y a-t-il, mon Dieu ?…
– Il y a, ma mère, dit le jeune homme dont le front se couvrit du rouge de la honte, qu'on vous a dit la vérité… » L'explosion d'une bombe n'eût certainement pas bouleversé plus profondément Mme Marcille. Elle envisagea son fils d'un œil où il y avait de l'épouvante.
« Cette grisette ! ce mariage !… » Elle s'arrêta, car elle étouffait. Elle reprit haleine et ajouta : « Ce n'est pas un mensonge abominable ?
– Non, ma mère.
– Comment, non ? fit la mère anéantie. Mais tu es fou !
– Je vous jure, dit le jeune homme, que je n'eus jamais l'esprit plus sain… Écoutez-moi…
– Je n'écoute rien, s'écria violemment Mme Marcille. Tu es un enfant dénaturé ! »
À mesure que la colère de sa mère grandissait, Marcille redevenait maître de lui-même.
« Je vous en prie, ma chère mère, dit-il d'un air navré, pas d'emportement. J'ai pour vous une telle affection que je vous sacrifierais ma vie sans hésiter. Nul ne saura jamais combien il m'en coûte de vous causer des chagrins. La fatalité s'en mêle. Je me suis dit tout ce qu'on peut se dire. C'est plus fort que moi…
– Crois-tu· donc que je survivrai à une pareille honte ? repartit Mme Marcille au désespoir. Mais cela est impossible ; cela ne sera jamais ! Tu serais écrasé sous le mépris de ceux qui te connaissent. D'ailleurs, tes oncles sont là. Ils te déshériteront, et moi aussi, tu peux en être certain. »
Marcille se leva.
« Ma mère, dit-il du ton le plus calme, n'allons pas plus loin. Dans l'état d'exaspération où vous êtes, il n'y a pas de discussion possible. Tout ce qui, entre nous deux, peut ressembler à une querelle, n'est digne ni de vous ni de moi. J'attendrai que vous soyez maîtresse de votre indignation. Seulement, je vous le déclare avec douleur, mais aussi avec fermeté, j'ai donné ma parole, et je la tiendrai. La jeune fille dont il est question sera ma femme, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse. »
Et il quitta la salle.
II – Deux oncles, l'un d'épée, l'autre de robe.
Un moment accablée par la menace d'un mariage qui n'allait à rien moins qu'à ruiner sa considération, Mme Marcille se remit promptement de la secousse. Au souvenir d'un passé exemplaire que n'avaient troublé ni grandes joies ni grandes peines, elle se rassura contre un malheur sérieux. Les gens gâtés par Ia fortune ne croient point aisément à des douleurs capables d'empoisonner leur vie entière. D'ailleurs, moins ferme que son fils, elle se savait bien plus habile, et les moyens pour l'empêcher de consommer une alliance honteuse affluaient déjà à son esprit. N'eût-elle songé qu'à ses frères, n'était-ce pas assez pour apaiser ses craintes ? Leur caractère, leur autorité, leur qualité d'oncles riches devaient infailliblement lui apparaître comme autant d'entraves que son fils n'oserait jamais briser.
L'ex-commandant, de stature élevée, large des épaules, avec des traits durs, un œil brillant, des joues teintes d'un rouge vif, une lèvre sensuelle, des moustaches noires retroussées en crocs, avait l'air vraiment redoutable. Il passait à juste titre pour un bel homme. Parce qu'il se teignait les sourcils et avait des cheveux artificiels artistement mêlés aux véritables, parce qu'il ne se laissait voir que frais rasé et se mettait toujours avec le goût le plus jeunet, il paraissait dix ans de moins que son âge.
Tant de coquetterie témoignait jusqu'à I'évidence du désir de plaire. Cependant, avec les femmes, la plupart, à son avis, également faibles, frivoles et vaines, il affectait un dédain qui touchait à l'impertinence. Une seule trouvait grâce à son tribunal ; il la tenait pour une exception et la regardait comme une femme supérieure. Veuve d'un médecin qui, à défaut d'une grande fortune, lui avait laissé un nom estimé, pleine de grâce, bien que petite et chétive, avec de la lecture ; beaucoup de goût et d'esprit, Mme Desmarres, préférablement désignée sous le prénom de Mme Henriette, ne semblait plus vivre que pour l'établissement d'une jeune nièce qu'elle avait adoptée. Toujours malade, ou au moins toujours languissante, sortant peu, mais recevant beaucoup de visites, elle était insensihlernent devenue l'Egérie d'un cercle d'hommes mûrs à l'aide desquels, sans en avoir l'air, elle exerçait, du fond de sa chaise longue, un véritable empire sur l'opinion.
La bonhomie avec laquelle le commandant Narcisse subissait son joug était exemplaire. Aussi fut-elle étrangement surprise, le connaissant comme elle faisait, de le voir simplement sourire et hocher dédaigneusement la tête au projet de mariage qu'on prêtait à son neveu. Elle ne réussit même pas, malgré les assertions les plus précises, à éveiller des doutes en son esprit. En effet, la certitude de son autorité non moins que l'orgueil lui défendait de s'arrêter seulement à la supposition d'une honte si grande. Sur ce point, Mme Marcille elle-même ne troubla que très légèment sa quiétude. À tous les témoignages, il opposa la même incrédulité et persista à soutenir qu'il y aurait démence à s'émouvoir de pareilles sornettes,
En attendant, la patience lui manqua. Sans cesser de croire à une médisance, il se décida tout à coup à sortir de l'inaction, uniquement dans le but d'étouffer net un bruit qui commençait à I'importuner. Marcille, à la première invitation, se rendit chez son oncle. Celui-ci tout d'abord tira un augure favorable de cet empressement. Quoique bien élevé et se piquant de belles manières, il n'en agit pas moins avec son neveu à peu près comme un sergent instructeur avec ses recrues. Plus que jamais éloigné d'admettre la vraisemblance du fait, il dédaigna de parler sérieusement et tourna au début la chose en plaisanterie. L'enjouement disparut vite de ses traits. À l'air grave dont Marcille l'écouta, il tressaillit subitement comme un mort galvanisé. En même temps qu'il changea de couleur, il prit un autre ton ; d'une irritabilité excessive, par suite de son tempérament, de la raillerie il passa d'un bond à la violence. Exaspéré enfin par le sang-froid imperturbable de son neveu, après avoir épuisé le vocabulaire des exclamations injurieuses, il conclut ainsi :
« Avant que tu épouses cette drôlesse, je te briserai comme ce verre ! »
Il tenait effectivement un verre qu'il menaçait de lancer contre le mur.
Marcille exprima plus d'étonnement que de frayeur. Sans souffler mot, il salua froidement son oncle et s'en alla.
Avec le procureur général, au contraire, la scène fut extrêmement calme. C'était un homme à visage long et pâle, qui faisait usage de besicles, et chez lequel un air doux, un langage toujours poli, des manières affables recouvraient une inflexible fermeté. Les quarante et quelques années que précisait son acte de naissance avaient glissé si légèrement sur lui qu'aux côtés de Marcille on l'eût pris plutôt pour un frère aîné que pour un oncle. Il suivit une méthode conforme à son humeur, celle de la discussion. Précisément, à l'égard des mœurs de Thérèse Lemajeur, on procédait déjà par des on dit diffamatoires, la plus terrible manière de procéder, pour le dire en passant, quand on veut perdre quelqu'un sur le compte duquel il n'y a rien à dire. On repousse une calomnie nettement formulée, on ne peut rien contre des bruits vagues. Dans un autre ordre d'idées, ils produisent des effets analogues à ceux des brouillards qui, tout en noyant les objets dans une pénombre et en empêchant de les apercevoir d'une manière distincte, les agrandissent outre mesure et leur prêtent toutes les formes fantastiques qu'il plaît à l'imagination d'inventer.
« Je puis, mon oncle, interrompit Marcille, vous édifier au sujet de ces bruits. Vous connaissez Mme Ferdinand… »
Il s'agissait d'une couturière dont la nombreuse clientèle se composait en partie des femmes les plus riches de la ville. Elle avait, sans parler de sa grande taille et de sa maigreur, de son œil langoureux et de sa bouche oblique, une démarche toute dégingandée et un parler décousu qui étaient cause qu'on lui attribuait un cerveau légèrement fêlé.
« Elle jouit d'une excellente réputation, fit observer l'oncle.
– Ce qu'on peut quelquefois acheter au prix de la ruse et de l'hypocrisie, répondit Marcille.
– Ce n'est sans doute pas de cette digne femme que tu parles, dit le procureur général.
– Je vous demande pardon, répliqua Marcille. Pour être parvenue à surprendre l'estime d'une foule d'honnêtes gens par des apparencesde dévotion, elle n'en est pas moins la créature la plus perverse que je sache au monde.
– Oh ! mon ami, dit l'oncle, la haine t'entraîne un peu loin… »
Choqué du sentiment qui lui était prêté à l'égard d'une femme qu'il était fondé à croire méprisable, Marcille ne se fit aucun scrupule de dévoiler ce qu'il savait. L'habileté et la force de la couturière résidaient à peu près exclusivement dans une position qui favorisait à merveille sa tactique et lui épargnait le souci d'une prudence dont son esprit, en effet quelque peu trouble, n'était guère capable. Il eût fallu être singulièrement ombrageux pour s'alarmer de la voir, à certains jours, inviter quelques-unes de ses ouvrières à passer la soirée chez elle sous le prétexte de jouer à ce qu'on appelle des jeux innocents. Aussi bien elle était d'humeur folâtre et passait pour aimer beaucoup la jeunesse. Après cela, ce n'était pas sa faute si, au milieu de ces fêtes improvisées, il lui survenait de malencontreuses visites. Que trois ou quatre de ces fils de famille qu'elle avait vus naître, en quelque sorte, qu'elle avait tenus tant de fois sur ses genoux, vinssent, par hasard, lui donner des marques d'estime et d'affection, il n'y avait certes pas là de quoi crier au scandale. D'ailleurs, au bruit de la sonnette , elle se composait une figure chagrine, se plaignait d'être dérangée, marquait l'envie de ne pas recevoir ces messieurs, bien que cela pût lui porter préjudice, finalement, jouait si bien son personnage, que les jeunes filles étaient les premières à intercéder en faveur des importuns. Ceux-ci, dont le rôle était tracé à l'avance, remettaient en train les jeux interrompus. On plaisantait, on riait, on donnait des gages et l'on s'embrassait par la force des choses. Le reste va de soi. Quoi qu'il résultât des liaisons issues de ces rencontres, les coupables se cachant de la couturière par peur de son apparente rigidité, sa responsabilité se trouvait à couvert et sa réputation continuait d'être excellente.
À l'air attentif du procureur général, il ne semblait pas que ces détails fussent pour lui dénués d'intérêt.
« Vous le savez, reprit Marcille, j'ai toujours été plus timide qu'entreprenant. J'avais tout au plus le courage de me trouver sur le passage de Thérèse et de la dévorer des yeux. Elle ne tenait pas plus compte de moi que si je n'eusse jamais existé. Ma fantaisie s'éteignait d'elle-même. Mme Ferdinand est intervenue. Bientôt impatronisée chez les Lemajeur, sous des prétextes quelconques, elle s'est appliquée à gagner le cœur de l'enfant, à la combler de mon souvenir, à varier les moyens de nous rapprocher et de nous laisser ensemble. Dans la persuasion, au début, d'avoir affaire à quelqu'une de ces jolies créatures que la vanité livre sans force aux séductions, j'ai essayé sur elle l'effet des plus adroites flatteries comme des plus coûteux présents. Eh bien, je l'affirme, à moins de calomnie, on ne peut pas même articuler contre elle un doute injurieux. Et il n'y a pas à prétendre qu'elle avait une arrière-pensée et mettait un plus haut prix à sa vertu. Elle me fuyait avec la même opiniâtreté que je cherchais à la voir. Maintes fois elle m'a fermé la bouche avec cet argument sans réplique : « Vous savez parfaitement que je ne peux pas être votre femme ; quant à être votre maîtresse, à moins que vous ne me méprisiez profondément, vous devez être convaincu que ça ne sera jamais. » Impatiente de mes protestations, elle me disait encore : « Si jamais je vous aimais, il n'y aurait pas de quoi vous réjouir ; car, sachez-le une fois pour toutes, le devoir sera toujours plus fort en mon coeur que n'importe quel sentiment. » Cependant elle m'aime et, de mon côté, sans m'en apercevoir, tout en surfaisant ce que je sentais, je me suis pris d'une passion sérieuse. »
L'oncle demanda avec surprise quel intérêt pouvait décider la couturière à ainsi calomnier Thérèse.
« Vous n'ignorez pas, mon oncle, répondit Marcille, jusqu'où peut aller la rage des hypocrites, quand on les démasque. Or, c'est justement ce qui est arrivé… »
Aux prises avec la fièvre, effrayée de son état, Thérèse, en qui s'allumaient par-ci par-là des lueurs de raison, ressentait enfin la nécessité de se ménager un recours contre sa propre faiblesse. Le nombre restreint de ses relations ne lui laissait à choisir une confidente que parmi trois personnes : sa mère, une dame Hilarion, occupant le rez-de-chaussée au-dessous d'elles, puis Mme Ferdinand. Mais, au moment de parler à sa mère, femme triste, peu expansive, sans sagacité, elle se sentait prise d'une honte invincible. Elle se fût ouverte de préférence à Mme Hilarion, et l'eût fait certainement, si cette dame n'eût été alors retenue au lit par de vives douleurs. Faute de mieux, elle se confia à la couturière. Après lui avoir avoué ce qui se passait en elle et combien elle souffrait de sentiments si blâmables, elle lui marqua la volonté de ne plus revoir l'homme qui les lui inspirait, et la pria à mains jointes de l'aider dans cette résolution. Mme Ferdinand joua la plus grande surprise. Elle ne trouva point d'assez fortes louanges pour tant de vertu. Et cependant qu'elle parvenait à rassurer la jeune fille, elle signifiait à son protégé que les soupirs n'étaient plus de saison, que Thérèse était tourmentée de scrupules alarmants, qu'il fallait craindre l'intervention de la mère et se hâter sous peine de perdre toute espérance. Marcille se laissa persuader. La couturière se chargea d'organiser le complot, c'est-à-dire de lui ménager un long tête-à-tête, le soir, avec la jeune fille. Un jour, en effet, lasse de le faire chercher en vain, elle lui adressa un billet à peu près conçu ainsi :
« Ce soir, à la nuit, chez Thérèse. Je dois aller à la promenade sur le champ de foire avec la mère. Je la retiendrai dehors le plus longtemps possible. Saisissez l'occasion aux cheveux, et tâchez de vous montrer digne de mes faiblesses pour vous. »
Suivait la signature en toutes lettres.
« Mais, mon ami, c'est superbe ! s'écria ici l'oncle dans l'enthousiasme.
– Comment, superbe ? fit Marcille.
– Ne vois-tu pas, reprit l'oncle que poursuivait évidemment l'idée d'un réquisitoire, le parti qu'on peut tirer de ces détails et de cette lettre qui en constate l'authenticité ?
– Attendez, dit Marcille… Je courus au rendez-vous. Thérèse était seule. À ma première parole, elle m'avertit résolument qu'elle ne voulait pas m'entendre. Je ne tins pas compte de cela. Elle prit alors son ouvrage et voulut descendre chez Mme Hilarion. Je lui barrai le passage. Mon air décidé lui causa moins de frayeur que de surprise. Elle me fit des reproches d'une voix pleine de larmes et d'indignation. Avant d'entrer, me défiant de mes forces, je m'étais monté la tête à l'aide de moyens factices. Je marchai vers elle, lui disant que sa cruauté me rendait brutal et méchant, que j'étais résolu à la violence. « Vous vous perdez dans mon esprit, me dit-elle en se levant avec effroi ; je ne vous reconnais plus. » Je la saisis dans mes bras. Prête à se trouver mal, elle s'écria : « Par grâce, monsieur, cessez, ou j'appelle ! » Sans me préoccuper de sa menace, je parvins à effleurer ses lèvres. Elle poussa un cri. J'entendis la porte s'ouvrir. Je me retournai et j'aperçus, dans l'entrebâillement de la porte, sur un fond noir, la silhouette d'une femme qui, à cause des linges blancs dont elle était couverte, ressemblait à un fantôme. J'eus bientôt reconnu la vieille malade du rez-de-chaussée. Sa présence me rappela à moi-même et me remplit de confusion.
– Dans le vrai, le contre-temps était fâcheux, dit l'oncle d'un ton railleur. Mais continue…
– Au récit de Thérèse, poursuivit Marcille, Mme Hilarion devina sur-le-champ le caractère infâme de la couturière. Mme Lemajeur, au contraire, ferma d'abord les yeux à l'évidence. Elle s'obstinait à rejeter tous les torts sur moi et à ne voir autre chose qu'une de mes dupes dans la pieuse Ferdinand, quand elle trouva, au premier, la lettre de cette femme que j'avais laissée tomber à terre lors de ma lutte avec Thérèse.
– Mais, mon ami, dit le procureur général, dont le visage s'épanouit de nouveau, voilà de quoi faire aller cette créature pieds nus jusqu'à Rome !
– Oui, repartit Marcille, si Mme Lemajeur eût suivi les conseils de sa vieille amie. Par malheur, elle n'écouta que son ressentiment. Quoi qu'on pût lui dire, le lendemain matin, armée de la fameuse lettre, elle se rendit chez la couturière. Mme Ferdinand ouvrit de grands yeux et affecta ne rien comprendre aux reproches qu'on lui adressait. Toutefois, il ne fut pas plus tôt fait allusion à la lettre, qu'elle devint blême. « Je n'ai pas écrit de lettre ! s'écria-t-elle, c'est une invention de M. Marcille. » La mère de Thérèse avait hâte de la confondre. « Cette lettre est entre mes mains, répliqua-t-elle. – A la bonne heure, dit Mme Ferdinand, j'y croirai quand je l'aurai vue. » Mme Lemajeur tira la lettre de sa poche et, sans défiance, la mit sous les yeux de la couturière. Celle-ci s'en empara aussitôt d'un geste fébrile. Elle la parcourut machinalement des yeux, puis supposa entendre du bruit dans une chambre voisine. « Pardon, madame, dit-elle, on m'appelle de l'autre côté. Je reviens à l'instant. »
–Aïe ! aïe ! fit l'oncle.
– Elle revint en effet, continua Marcille, mais sans la lettre. « Que disions-nous ? » demanda-t-elle d'un air délibéré. « Comment ! s'écria Mme Lemajeur ; et la lettre ? » Les yeux de la Ferdinand étincelèrent d'effronterie et de méchanceté. « La lettre, la lettre, répéta-t-elle, je n'ai pas de lettre, je vous l'ai rendue. » La mère de Thérèse suffoqua de stupeur. « Oh ! madame, fit-elle. – D'ailleurs, continua la couturière, elle ne contenait rien de ce que vous dites. » Et, pour surcroît d'impudence, elle mit Mme Lemajeur à la porte avec des injures et des menaces.
– Quel malheur ! dit le procureur général désappointé.
– Comprenez-vous actuellement la haine de cette femme pour la mère et la fille ? ajouta Marcille. Concevez-vous pourquoi elle sème à pleines mains les calomnies contre elles ? C'est de sa part une lutte sans miséricorde ; elle n'attribue pas aux autres plus de générosité qu'elle n'en a, et il lui semble qu'elle est perdue si elle ne perd pas Mme Lemajeur de réputation.
– Je l'accorde, dit l'oncle après un instant de réflexion : ta Thérèse est un ange de vertu. Il n'en est pas moins vrai que le mariage auquel tu songes est une chose absolument inacceptable.
– Pourquoi ? dit Marcille. De la naissance et de la fortune, n'en ai-je pas assez pour deux ? Que lui manque-t-il donc ? Elle n'a pas de parents dont j'aie à rougir. Outre sa mère, honnête et digne femme qui se tiendra modestement à l'écart, je ne lui connais qu'un frère, lequel est au service et pourra devenir officier.
– Mon ami, interrompit le procureur général, je lisais tout récemment, dans un livre excellent, une vieille histoire qui n'est pas sans analogie avec la tienne. Je me rappelle ce passage : « La nature a fondé sur la convenance des personnes le bonheur des mariages ; les conventions humaines y ont substitué celle des rangs. Nous savons, vous et moi, combien les véritables sages ont de respect pour les conventions humaines ; elles maintiennent l'ordre dans les sociétés. Il ne faut pas avilir le rang dans lequel on est né par des alliances que l'opinion condamne ; c'est un crime que punit le mépris des hommes, etc. »
– Bah ! fit Marcille, on compte en ville plus d'une de ces alliances disproportionnées, et je ne sache pas qu'il en soit résulté un grand désordre. Il y a quelque dix ans, le fils Johannet épousait, à l'encontre de toute sa famille, une petite parfumeuse. On jetait feu et flamme, on criait au scandale, on le maudissait, on le déshéritait. Aujourd'hui, les colères sont apaisées : on a reconnu que la jeune fille était charmante, bien élevée et digne de sa fortune. La famille a pardonné, et la considération est acquise à cet heureux ménage. Plus récemment, l'avez-vous oublié, mon oncle ? M. David, le lieutenant-colonel, épousait une simple modiste. J'ai encore les oreilles pleines des clameurs d'indignation que ce mariage a soulevées. Cependant, vous ne pouvez pas l'ignorer, à l'heure qu'il est, la maison de l'ex-modiste est le rendez-vous de tout ce qu'il y a en ville de gens riches et distingués. Je crois même que vous y allez, mon oncle.
– Ce sont des exemples spécieux, dit l'oncle, qui ne prouvent rien, parce qu'ils sont des exceptions. L'avenir tout entier de la famille repose sur ta tête. Tu es, pour chacun de nous, l'espérance d'un accroissement de considération. Ce mariage ferait notre honte et notre désespoir. Ta mère en deviendrait folle, l'existence de ton oncle Narcisse en serait bouleversée et, quant à moi, je ne resterais certainement pas ici.
– Vos raisons, mon oncle, font sur mon âme comme feraient des lames ébréchées dans ma chair. Et, avant cette heure, combien de fois déjà n'ai-je pas été supplicié par la rigueur de ces mêmes raisons ? C'est de la folie au plus haut degré de puissance, mais cette folie existe, et je ne sais qu'y faire. Le résultat fatal de ce mariage serait de périr misérablement le lendemain que je me marierais de même. Qu'on trouve un moyen d'étouffer mon amour, et je m'y accrocherai avec l'énergie d'un homme qui se noie. Ma mère m'aime-t-elle mieux mort que marié ? Qu'elle le dise. Si ce mariage manquait par des raisons ne venant ni de Thérèse ni de moi, il me semble que je mourrais… »
III – Un rayon de soleil.
La scène de Marcille avec sa mère avait démontré jusqu'à l'évidence qu'il n'osait pas s'ouvrir à elle. Sans la rumeur publique, il semble même qu'il eût ajourné indéfiniment l'aveu formel de sa passion. Il comprenait pourtant la convenance et la nécessité de cet aveu ; il paraissait content d'y avoir été forcé et de l'avoir fait. Mais n'était-on pas déjà autorisé à craindre qu'il n'eût pas une énergie proportionnée aux difficultés de son entreprise ?
Thérèse, à qui ces nuances n'échappèrent pas, parut le penser ainsi. Un jour, remarquant qu'il avait le visage radieux, elle lui en demanda la raison. Il répondit qu'il était débarrassé d'un poids pesant, que le hasard s'était chargé d'instruire sa mère, et qu'il venait d'avoir avec elle la scène qu'il redoutait le plus.
La jeune fille, en ce moment, arrosait les fleurs qui ornaient sa fenêtre. Elle ne se dérangea pas.
« Ne prenez pas en mauvaise part ce que je vous dirai, balbutia-t-elle sans le regarder. Vous ne doutez pas que je ne sois fière et heureuse de vos préférences. Je ne parviens que plus malaisément à me défendre de croire, sans vous faire injure, que vous voulez une chose au-dessus des forces d'un homme. Ma mère vous l'a dit souvent, ne vous fâchez pas si j'ose vous le répéter, peut-être serait-il sage de ne pas aller plus loin.
– Vous plaisez-vous à me désoler ? fit Marcille d'un ton de reproche. À vous entendre, vous et votre mère, on dirait vraiment que je songe à commettre une mauvaise action. En définitive, je ne veux rien que d'honnête, et je ne vois pas qu'aucune considération soit capable de m'ébranler… »
Thérèse, ayant fini d'arroser ses fleurs, en ôtait les feuilles mortes ou flétries. Elle hocha mélancoliquement la tête.
« Est-ce que déjà, fit-elle d'un air distrait, vous n'avez pas confié au hasard le soin d'avertir votre mère ?
– Eh bien ?
– Vous ne nierez pas que cette démarche, la plus naturelle de toutes et comparativement la moins pénible, vous effrayait.
– Où voulez-vous en venir ? » demanda Marcille en souriant.
La jeune fille quitta la fenêtre et vint s'asseoir à sa table de travail où elle se mit à coudre. Avec une simplicité exquise, elle continua :
« Je n'ai jamais eu d'ambition. La pauvreté ne m'a pas une seule fois causé du chagrin, et je puis dire que, dans mes plus beaux rêves, je n'ai pas même entrevu l'ombre de la fortune qui m'arrive. Cette fortune m'a plutôt effrayée tout d'abord, et vous devez vous rappeler que je ne l'ai acceptée que de guerre lasse.
– Je sens à vous écouter un charme inexprimable, interrompit Marcille avec une sorte d'ivresse. Mais, par grâce, que voulez-vous prouver ?
– Je ne veux rien prouver, répliqua Thérèse d'une voix pleine d'âme ; je songeais simplement à ce que nous vous avons dit tant de fois, qu'il serait mal de s'engager à la légère dans une pareille aventure. À cette heure, vous pouvez encore vous dédire sans humiliation pour vous et sans désespoir mortel pour moi. Plus tard, il en serait autrement. Je me serais accoutumée à l'idée de ce mariage et à l'espérance de vivre toujours avec vous. Si l'on devait, à force d'ennuis, abattre votre courage, nous serions inutilement bien malheureux l'un et l'autre. Vous souffririez autant que moi, j'en suis certaine, des douleurs qui troubleraient ma vie entière. »
Elle ajouta, en élevant sur Marcille des regards angéliques :
« Ne vous offensez donc pas si, pour vous et pour moi, je vous renouvelle la prière de réfléchir mûrement avant d'entreprendre une lutte qui ne peut manquer d'être longue et douloureuse.
– J'admire votre haute raison, ma Thérèse, repartit Marcille, et vous ne m'en êtes que plus chère. S'il m'arrivait jamais de fléchir, je serais d'autant plus coupable que j'aurais été vingt fois prévenu. Soyez pleine de confiance. Je sais que j'aurai de bien mauvais jours à passer. Mais j'ai la certitude d'être heureux avec vous et malheureux sans vous. Douleurs pour douleurs, je préfère encore celles que viendra adoucir votre tendresse… »
IV – Les épreuves.
En réalité, Marcille n'avait que pressenti les persécutions auxquelles il serait en butte. L'expérience devait rapidement lui démontrer qu'il en coûté parfois moins d'enfreindre une loi du Code pénal que de toucher aux conventions humaines. Dans les délits de ce genre, la société, par instinct de conservation, se croit fondée à se faire juge et bourreau, et elle s'acquitte de la tâche en conscience.
Son supplice avait commencé du jour où il avait avoué son projet de mariage. Chez lui, il n'apercevait plus que les apparences de la désolation ; on eût dit qu'un membre de la famille était mort. Sa mère, foudroyée par l'insuccès des démarches de ses frères, n'entrevoyait pas encore de ressources plus efficaces que celles de pleurer et de se désespérer. Elle ne sortait plus, elle refusait de recevoir les visites, elle avait honte de se faire voir. La vivacité de son chagrin étouffait en elle jusqu'à la crainte de paraître vieille. Dans un négligé de malade, avec un visage défait, des paupières rouges d'insomnies, des yeux dont la direction oblique et la fixité exprimaient le désespoir, il ne paraissait pas qu'elle s'assît à table, aux heures des repas, sinon pour essayer d'attendrir son fils sur l'état où il réduisait une mère qui l'aimait plus qu'elle ne faisait elle-même. Souvent encore, non contente de ne toucher aux mets que du bout des lèvres, elle éclatait en larmes et suffoquait de sanglots. Tout l'intérieur était à l'unisson, et les domestiques eux-mêmes se croyaient dans l'obligation d'avoir l'air navré.
Sans compter que l'oncle Narcisse, subtilement dirigé par Mme Henriette, se faisait un devoir d'arriver fortuitement aux moments où son neveu était là, et de lui rappeler l'indignité de ses projets en termes peu mesurés. Le silence du neveu avait pour effet infaillible de jeter graduellement l'oncle hors de lui, et de substituer dans sa bouche les sarcasmes et les menaces aux bonnes raisons.
Habituellement, Marcille, pâle d'effort, à bout de patience, se levait de table et sortait.
Ce parti pris de modération ne se démentait pas devant les avanies qu'il recevait au dehors. On y mettait d'ailleurs encore de la réserve ; il semblait qu'on tentât de l'amener à résipiscence à l'aide d'affronts gradués méthodiquement. Ainsi, il n'eut d'abord à souffrir que de procédés blessants, tout à fait personnels. La mère de Cornélie, Mme Granger, dans son dépit d'avoir perdu un gendre, après s'être imposé la tâche de publier la nouvelle du mariage sous le jour le plus ridicule, se tenait pour obligée de consigner Marcille à sa porte et d'engager chacun à faire de même. Il était déjà arrivé au jeune homme de saluer des femmes de sa connaissance qui avaient feint de ne pas le voir, et de se croiser avec des amis de collège qui s'étaient ostensiblement détournés de lui.
Ces mortifications ne lui causaient que du dédain et des velléités de révolte chaque jour plus vives.
On l'attaqua aussi dans la jeune fille dont il prétendait faire sa femme. Si Marcille, en dérogeant, exaspérait les gens de sa classe, Thérèse, par sa fortune extraordinaire, excitait l'envie et la haine des gens de la sienne, et Mme Ferdinand exploitait habilement cette haine et cette envie à la satisfaction de sa rancune contre la jeune fille et sa mère.
Au rez-de-chaussée de la maison où demeuraient celles-ci vivait seule Mme Hilarion. Cette femme, dans les rares heures de relâche que lui laissait son mal incurable (elle était hydropique), courait le voisinage, allait chez l'un, chez l'autre, ou porter des consolations, ou donner des conseils, ou remettre la paix, ou distribuer quelques discrètes aumônes. Elle jouissait d'un grand crédit aux alentours. Sa longue vie de douleurs, son grand sens, sa bonté inaltérable, et aussi le sceau mystérieux qu'imprimait sur sa personne la mort, visible en elle, pour ainsi dire, l'avaient investie d'une sorte de juridiction touchante dont les arrêts étaient rarement enfreints.
Cependant, en cette occasion, elle vit, pour la première fois peut-être, son autorité méconnue. Elle ne parvenait que passagèrement à démontrer l'invraisemblance des bruits odieux que Mme Ferdinand répandait contre Thérèse et sa mère. À peine tournait-elle le dos que la calomnie reprenait toute sa force et toute son élasticité. On ne répugnait point à admettre, par exemple, que le mariage n'aurait jamais lieu, qu'il ne servait qu'à masquer la liaison scandaleuse de Thérèse et de Marcille, et que Mme Lemajeur, dont on taxait l'économie d'avarice, ne laissait pas que d'y trouver son compte.
On en agit insensiblement à peu près comme le médecin qui ajoute au poids d'un remède en raison du peu d'effet qu'il produit. Marcille et sa future femme furent de moins en moins épargnés. Avec cette hardiesse que donne l'anonyme, on déploya chaque jour, dans la persécution, plus de raffinement et de cruauté.
Les beaux esprits s'en mêlèrent : il eût été au moins surprenant qu'on ne rimât point un peu en cette occurrence. Dans les cafés, voire dans les salons, il circula tantôt des couplets sur un air de complainte, tantôt de vieilles épigrammes rajeunies au moyen du changement d'un mot ou d'un nom.
Marcille, un matin, reçut, sous pli cacheté, d'une écriture contrefaite, ces vers exécrables :
La Lemajeur
A du bonheur
D'avoir trouvé Marcille.
Il a du bien,
Elle n'a rien
Hors d'amants un quadrille.
S'il arrive que les meilleures choses tombent à plat, faute d'être à leur place, l'à-propos, en revanche, assure trop souvent le succès des plus indignes platitudes, ce qui explique comment la malignité faisait ses choux gras de ce sixain (ainsi disaient les savants).
Marcille avait un arrière-cousin, conseiller à la cour, à la vérité moins fier de cette charge que du titre de membre de la Société des belles-lettres de l'endroit et de plusieurs autres académies de province. Admirateur passionné de la littérature fleurie et des petits poètes, lui-même, aussi bien le répétait-il volontiers, « gravissait le coteau sacré » à ses heures de loisir. On lui attribua ces vers. Marcille, qui avait déjà de fortes présomptions pour l'en croire l'auteur, n'en douta plus quand, quelques jours plus tard, son oncle Narcisse, à l'heure du déjeuner, après lui avoir vanté l'esprit et les moyens poétiques du cousin, le conseiller à la cour, lui récita en ricanant ces mêmes vers. On devine si le jeune homme eut de la peine à contenir son indignation.
V – Poussé à bout.
Tandis que, graduellement, le miroir conseillait pour ainsi dire à Mme Marcille de ne plus pleurer, le commandant, de son côté, s'évertuait et réussissait à la convaincre que, sous la menace d'un pareil déshonneur, l'inaction était coupable. En dépit des conseils de son autre frère, elle se décidait finalement à prendre une part active à la petite croisade contre son fils, et arrivait même à penser que l'équité du but suffisait à l'excuse de tous moyens.
Le procureur général, lui, improuvait hautement les vilains procédés dont on usait envers son neveu. Il se fondait, en cela, sur la connaissance profonde qu'il avait du caractère de Marcille.
« Malgré les apparences, disait-il, mon neveu a plus de tête que de sentiment, et, dans cette aventure, est bien plutôt inspiré par des instincts d'opposition que par une passion exclusive. Eu égard à son éducation et à son respect pour les préjugés, en le laissant à ses réflexions, en se bornant à lui battre froid, il y a tout lieu d'espérer qu'il reculera toujours devant un plus grand scandale, qu'il se tiendra dans l'expectative, et que peut-être, qui sait ? il renoncera de lui-même à une alliance qui ne lui convient probablement sous aucun rapport. Au contraire, parce que souvent on aime une femme en raison de ce que l'on souffre pour elle, les vexations et les intrigues ne peuvent que lui rendre Thérèse plus chère et lui fournir des prétextes de précipiter le mariage. »
Impuissant à faire prévaloir son avis, le procureur général affectait de rester neutre. Sous main, toutefois, il se mettait en mesure de pouvoir lutter plus loyalement et plus efficacement, au cas où son frère et sa sœur consentiraient enfin à s'en fier à sa prudence.
Enhardis par l'exemple même de la famille, nombre de gens ne manquaient pas une occasion d'infliger de nouveaux affronts au jeune homme. Avec l'intention d'acquitter un semestre échu et de prier qu'on cessât de le compter au nombre des abonnés, il alla à son cercle où il n'avait pas paru depuis deux mois. Il eut la honte d'être prévenu. On l'avertit officieusement que le cercle menaçait de se dissoudre s'il continuait d'en faire partie. Encore sous l'impression de cette insulte gratuite, il reçut deux lettres. L'une était des jeunes gens qui avaient avec lui une loge au théâtre ; sans donner de motifs, ils lui déclaraient qu'ils avaient choisi d'autres places. Dans l'autre, écrite d'un ton paternel et signée du directeur de la Société philharmonique, on lui donnait à entendre, à travers un amas de phrases confuses, qu'il cessait d'être commissaire de ladite société.
Il serait au moins superflu d'énumérer tous les faits analogues dont il eut à se plaindre.
Une après-dinée, il trouva la famille Lemajeur en larmes. Flairant quelque nouvelle infamie, il demanda avec inquiétude de quoi il s'agissait. La mère lui remit un papier que Thérèse avait trouvé le matin, collé à la porte de la rue. C'était une caricature, à vrai dire grossièrement dessinée et enluminée à la hâte, mais dont les intentions n'étaient encore que trop saisissantes. Trois personnages y étaient représentés : Marcille, qui en occupait le centre, d'une part, donnait le bras à sa femme dans une toilette grotesque ; de l'autre, traînait, enchaînée à sa jambe, sa belle-mère, non moins indignement travestie. Au bas, figurait cette légende en gros caractères : LE SUPPLICE DES DEUX BOULETS.
Marcille affecta de se montrer insensible à cette brutalité ; il essaya même d'en rire. De fait, après avoir consolé les deux femmes, il se retira en proie au plus intolérable des supplices.
Il était des instants où il souffrait à crier, où il se sentait pris d'une rage sourde, où il eût voulu se voir face à face avec un ennemi. Son impuissance à lutter contre des ombres, à éviter les coups de ces batteries souterraines l'étouffait. En l'entretenant perpétuellement dans cet état d'exaspération contenu, loin de le disposer à fléchir, on risquait de le déterminer par colère à faire un éclat. Quand sa pâleur, son amaigrissement, ses impatiences avec sa mère et son oncle le commandant accusaient énergiquement sa lassitude d'une telle existence, on s'obstinait à si mal interpréter tous ces symptômes qu'on le harcelait chaque jour avec moins de retenue.
Ce qui prouve jusqu'à quel point le procureur général connaissait bien son neveu, c'est que Marcille, malgré tout, balançait encore à obtenir le consentement de sa mère par la contrainte. Il protestait ainsi de sa répugnance à occasionner une dernière crise dans sa famille et de son respect pour l'autorité maternelle.
Malheureusement, par l'ajournement indéfini de son mariage, il accréditait de plus en plus les calomnies de la couturière. À force d'entendre redire la même chose, le soupçon devenait une certitude. Mme Lemajeur était accusée hautement de vendre sa fille. On voulait voir dans le visage pâle et triste de celle-ci la confirmation de ses relations criminelles avec Marcille. On ne se contraignait plus guère devant elle ; on se mettait sur le pas de la porte pour la regarder passer, et on la suivait des yeux d'un air de compassion méprisante.
Thérèse remarqua la réserve de la mercière chez qui elle allait chaque matin depuis des années, et le ton lamentable dont elle disait : Pauvre enfant ! Enfin, elle saisit au vol une phrase équivoque qui, sans lui révéler toute la grossièreté des bruits, lui en laissa pressentir la perversité. Elle rentra dans un état affreux. Elle était rouge, elle tremblait, l'indignation ruisselait de ses yeux hagards. Cette agitation se traduisit en un torrent de larmes. Par égard pour sa mère, elle adoucit un peu l'injure en la racontant. Toujours est-il que cela, joint au reste, fit affluer les plus douloureuses réflexions à l'esprit de Mme Lemajeur.
Le désir de mettre un terme à ces indignités devenait incessamment plus énergique en elle, quand, pour achever d'éclairer sa religion, une scène eut lieu qui faillit tuer sa fille de peur et de honte.
Leur maison se perdait au cœur d'une de ces rues étroites et sinueuses comme il n'en manque pas aux environs des grandes artères d'une ville de province. À la tombée de la nuit, un peu avant l'heure où Marcille avait coutume de venir, des gens, en costume de carnaval et le visage barbouillé, s'attroupèrent tout à coup dans la rue et sous les fenêtres de Thérèse. Ils étaient armés d'instruments faux et discordants, tels que guitares, flageolets, crécelles, mirlitons, auxquels on avait joint, en guise de basses, toute une batterie de cuisine. Durant une demi-heure, ils exécutèrent, à l'adresse de la jeune fille, une symphonie burlesque qui troubla tout le quartier. Les curieux accoururent en foule à cette sérénade et donnèrent à la démonstration un caractère encore plus outrageant.
Du saisissement qu'elle en eut, Thérèse fut prise de fièvre et contrainte à se mettre au lit. Il n'était que juste temps, au compte de Mme Lemajeur, de mettre sa fille, une fois pour toutes, à l'abri de pareilles épreuves.
Quand, plus tard, Marcille vint, il ne trouva donc que la mère, laquelle le reçut d'une façon glaciale. Elle lui rapporta en détail ce qui venait de se passer et lui apprit que Thérèse en était sérieusement malade. Le jeune homme ferma les poings et jeta des cris de fureur.
« Ecoutez, monsieur, dit Mme Lemajeur d'un air impassible, ma pauvre fille n'a déjà que trop souffert. Il ne faudrait plus beaucoup d'assauts de ce genre pour l'achever. Si vous n'êtes pas au bout de vos forces, nous sommes au bout des nôtres. Thérèse m'a priée d'elle-même de vous rendre votre parole. J'espère encore, à force de tendresse, triompher du désespoir où la plongera cette séparation. Mais, monsieur, il faut, pour commencer, qu'à dater d'aujourd'hui vous cessiez absolument de venir chez nous. »
Marcille voulut plaider contre de telles exigences. La mère de Thérèse l'interrompit :
« Tout ce que vous diriez, monsieur, continua-t-elle avec une énergie dont on ne l'aurait pas crue capable, serait inutile. L'urgence du parti que je prends m'est si formellement démontrée qu'à moins de forcer la porte je vous le déclare, quoique à regret, vous n'entrerez plus ici ! »
Cela ne souffrait pas de réplique. Marcille, frappé de stupeur, après s'être promené quelque temps silencieux à travers la chambre, sortit brusquement, de l'air d'un homme aux prises avec une résolution extrême.
Il courut chez sa mère. Comme il l'a avoué depuis, il voulait avoir avec elle une dernière explication. Dans l'état de fièvre où il était, il se sentait capable de la convaincre qu'elle n'aurait plus de fils si elle opposait une plus longue résistance, et il croyait encore assez à son affection pour se flatter d'en obtenir un consentement. Mais, en approchant de l'appartement qu'elle occupait, il fut arrêté par le bruit d'une conversation, et saisit, à travers la porte entrebâillée, les accents d'une voix qui figea le sang dans ses veines.
En présence de sa mère et du commandant, Mme Ferdinand, du ton de l'enthousiasme, rapportait au long la scène du charivari, dont elle revendiquait à la fois l'idée première et l'organisation.
Si Mme Marcille s'affligeait d'en être réduite à approuver l'usage de telles ressources, son frère battait des mains et riait aux éclats.
Les relations de sa famille avec cette femme révoltèrent Marcille au-delà de toute expression. Sans trop savoir ce qu'il faisait, il allait pousser la porte et entrer.
Son oncle Narcisse prit la parole :
« Voilà le moment, dit-il à sa sœur, de leur envoyer tes propositions. Ou je me trompe fort, ou elles doivent avoir assez de cette vie-là, et il est présumable qu'à cette heure on obtiendra leur désintéressement ou, mieux, leur concours à bon marché. »
À cet avis, qui trahissait une conspiration dont sa famille faisait partie, Marcille renonça sur-le-champ à ses intentions conciliantes. De sa vie il n'avait éprouvé une indignation si profonde. D'un seul coup, il se sentit débarrassé des scrupules qui l'arrêtaient encore. Bien que, par suite de ses prodigalités antérieures, il fût dans une sorte de gêne et prévît de graves embarras d'argent, il se décida à passer par-dessus toute considération, et quitta la maison de sa mère, en faisant mentalement le serment de n'y plus jamais remettre les pieds.
VI – Un notaire.
En un clin d'oeil, la ville entière savait que Marcille ne demeurait plus chez sa mère, qu'il logeait dans une maison garnie et qu'il était résolu à se marier sans tenir compte plus longtemps de l'opposition maternelle. On ne saurait comparer au concert d'indignations que souleva cette nouvelle que celui des clients ruinés d'un banquier en fuite. Marcille ne s'en occupa que plus activement des formalités à remplir pour atteindre à son but dans le plus bref délai possible. Le premier notaire auquel il s'adressa se défendit de rédiger la sommation, sous le prétexte d'une lointaine parenté ; les autres s'excusèrent simplement à cause de relations amicales avec tel ou tel membre de la famille. Il était à la veille de recourir au ministère d'un notaire étranger.
Cependant, un de ses anciens camarades de collège, notaire depuis peu, précisément au-dessus des préjugés qui arrêtaient ses confrères, puisque, fils d'un aubergiste, il avait récemment épousé la fille d'un fermier, se chargea volontiers de la rédaction des actes.
Me Digoing, grand et gras jeune homme de trente-deux ans, qui portait la tête en avant et marchait les pieds en dehors, inspirait du respect. Il était toujours coiffé comme si le bouillonnement de son cerveau eût rejeté son chapeau en arrière. Sa large face pâle, bouffie, régulière, dont le gros œil terne regardait vaguement à travers le cristal de lunettes en écaille, avait perpétuellement l'air hébété. Il perdait ses cheveux et prenait du ventre, qu'il n'avait pas encore de barbe. À une vaste mémoire il devait l'éclat des plus brillantes études. Verbeux, disputeur, paradoxal, démolissant de verve aujourd'hui ce que huit jours avant il défendait avec chaleur, ayant la versification facile, improvisant en prose des articles sur n'importe quel sujet, il avait même eu une pièce en un acte jouée à Paris quelque dix fois, sans cesser de faire du notariat. Exempt de fiel et d'ambition, honnête et serviable en réalité, il était alors réformiste par pur esprit de contradiction, comme depuis il s'est rangé au parti contraire.
Au reste, parce que sa clientèle se composait en grande partie de petits marchands et de campagnards, l'affaire dont il se chargeait ne pouvait lui causer qu'un médiocre préjudice. Il n'en fit pas moins usage de toutes les formes délicates qui donnaient à sa tâche les apparences d'un devoir pénible et mettait ainsi sa personnalité à couvert.
Mme Marcille, depuis qu'elle ne voyait plus son fils, vivait, malgré les assurances du commandant, dans une anxiété mortelle. Elle craignait actuellement qu'on eût manqué de prudence, et commençait à se repentir de n'avoir point écouté le procureur général. Sur ces entrefaites, un matin, on lui annonça une visite. Au nom de Me Digoing, elle eut aussitôt un pressentiment douloureux. Que devint-elle donc, quand elle aperçut la mine toute contristée du fonctionnaire public ?
« C'est bien à Mme Marcille que j'ai l'honneur de parler ? dit celui-ci en s'inclinant profondément,
– Oui, monsieur.
– Madame, continua-t-il d'un ton dolent, je suis chargé par monsieur votre fils d'une mission que ma charge ne me permet pas de refuser. Mon état d'officier public m'impose souvent des devoirs pénibles. »
Il fit une pause. Mme Marcille suffoquait.
« Vous savez probablement, madame, de quoi je veux parler, reprit Me Digoing. J'ai pris sur moi de venir vous voir, madame, avant de rédiger un acte qui fera à votre coeur de mère une si cruelle blessure…
– Quoi, monsieur, dit la mère prête à s'évanouir, mon malheureux fils persisterait…
– Je lui ai dit, madame, tout ce qu'un vif désir de conciliation m'a suggéré. Il m'a répondu qu'il avait besoin d'un acte et non d'un conseil.
– Et vous venez ?…
– Je n'ai rien voulu faire que vous ne fussiez prévenue, madame, dit Me Digoing. Monsieur votre fils me paraît résolu. Avant de passer outre, j'ai voulu connaître votre décision et savoir s'il vous plairait, par un arrangementà l'amiable, épargner à votre fils le remords d'un vilain procédé. »
Incapable de contenir son désespoir, même en présence d'un étranger, Mme Marcille porta les mains à sa figure inondée de larmes.
« Vous n'espérez sans doute pas, monsieur, dit-elle d'une voix entrecoupée par des sanglots, que je donne jamais mon consentement à un mariage qui est notre déshonneur ?
– Je vous prie de croire, madame, dit Me Digoing de plus en plus humble, que l'exercice de mon ministère ne m'a jamais semblé plus dur. Vous me rendrez au moins cette justice, madame, que j'ai fait ce qui était en mon pouvoir pour prévenir un éclat.
– Je sais, monsieur, balbutia la mère en donnant des marques d'une douleur croissante, que vous pouviez vous dispenser de ces ménagements. Je n'en suis que plus sensible à votre démarche… »
VII – Les sommations respectueuses.
Au préalable, le notaire dut s'assurer, pour rédiger l'acte, du concours d'un collègue. Il réussit à s'adjoindre son ancien patron. C'était un homme prudent qui, tout d'abord, avait reculé devant la tâche ; mais qui n'hésita plus, dès qu'il se vit en société de son ex-premier clerc, dont les succès de collège, gravés en son souvenir, lui imposaient toujours étonnamment.
Quelques jours plus tard, sur les instances réitérées de son client, Me Digoing, assisté de son confrère Me Heurtier, se présentait donc de nouveau chez Mme Marcille.
Celle-ci était dans un état pitoyable. Le chagrin inclinait sa tête ; ses cheveux flottaient en désordre ; les pleurs et la privation de sommeil avaient éteint ses yeux ; son visage, d'une pâleur unie, se marquetait de taches violettes.
Elle indiqua des fauteuils aux notaires, et se laissa glisser plutôt qu'elle ne s'assit sur une causeuse.
La scène se passait dans une pièce haute, meublée sévèrement et presque sombre à cause des rideaux qui masquaient les fenêtres à demi. En cet endroit retiré, ces deux hommes vêtus de noir, vis-à-vis d'une pauvre femme affaissée sous le poids des plus poignants chagrins, composaient un tableau d'un caractère tout à fait solennel.
Pendant que Me Heurtier, petit homme maigre et jaune, qui encapuchonnait ses yeux dans des lunettes vertes, se tenait roide et conservait un masque impassible, Me Digoing, tout décontenancé, tirait les pièces une a une des poches de son habit.
Il les déplia lentement, toussa à plusieurs reprises, assura ses lunettes sur son nez et commença la lecture de la sommation.
« L'an mil huit cent quarante … le jeudi quatorze janvier,
Par devant Me Digoing et Me Heurtier, notaires soussignés et en l'étude de Me Digoing,
A comparu… »
Me Digoing se servait des notes de sa voix les plus graves et les plus faibles. Malgré le profond silence qui se faisait, il ne s'entendait pas lui-même. Il reprit d'un ton plus ferme :
A comparu :
M. Joseph-Eugène Marcille, rentier, demeurant rue du Chapon, n° 3, fils majeur de plus de vingt-cinq ans, ainsi qu'il est constaté par son acte de naissance inscrit aux registres de l'état civil, dont il a représenté aux notaires soussignés une copie qui lui a été à l'instant rendue.
Lequel a, par ces présentes, déclaré qu'il demande respectueusement à Mme Marie-Joséphine-Suzanne Deshaies, sa mère, veuve de M. Pierre-Auguste Marcille, ladite dame propriétaire, demeurant rue Sainte-Croix, n° 76, son conseil sur le mariage qu'il a l'intention de contracter avec Mlle Marguerite-Thérèse Lemajeur, fille mineure, lingère, demeurant chez Mme Anne-Françoise Sabouret, sa mère, veuve de M. Étienne Lemajeur, demeurant rue Serpente.
Requérant les notaires soussignés de se transporter incessamment en la demeure susindiquée de Mme veuve Marcille, mère du comparant, à l'effet de lui notifier le présent acte respectueux, conformément à la loi.
Fait et passé en l'étude, les jour, mois et an susdits.
Après la lecture, le comparant a signé avec les notaires. »
A cet endroit, Me Digoing s'arrêta pour reprendre haleine. D'un geste qui lui était familier il releva ses lunettes, puis il continua :
« Et le même jour, jeudi quatorze janvier,
Obtempérant au réquisitoire qui leur a été fait par M. Marcille fils,
Me Digoing et Me Heurtier, notaires soussignés, se sont transportés au domicile de Mme veuve Marcille ci-dessus nommée, rue Sainte-Croix, n° 76.
Où étant arrivés sur les douze heures de relevée, ils ont notifié à ladite dame veuve Marcille, en parlant à sa personne, l'acte respectueux qui précède, par lequel M. Joseph-Eugène Marcille demande respectueusement son conseil sur le mariage qu'il se propose de contracter avec Mlle Marguerite-Thérèse Lemajeur, lingère, demeurant rue Serpente, chez Mme veuve Lemajeur, sa mère. »
Le notaire, ici, interrompit de nouveau sa lecture afin d'apprendre de Mme Marcille les motifs qu'elle voulait qu'on notifiât pour expliquer son refus.
« Hélas ! monsieur, dit Mme Marcille en secouant douloureusement la tête, vous connaissez mes motifs. Je n'ai rien à ajouter à ce que tout le monde sait. »
Me Digoing, avec la permission de la mère, s'approcha d'une table où était une écritoire, et remplit ainsi le blanc qu'il avait laissé dans l'acte :
« Mme veuve Marcille, invitée par les notaires soussignés à répondre à cette demande, a dit : « Que par des motifs déjà connus de son fils lui-même, à qui elle les a expliqués, elle ne trouvait pas convenable le mariage que ce dernier persistait à vouloir contracter malgré la volonté de sa mère, et qu'en conséquence elle lui refuse tout consentement.
À la suite de cela, Me Digoing offrit la plume à Mme Marcille et l'invita respectueusement à signer. Voici comment se terminait l'acte :
« Desquelles notification et réponse, les notaires soussignés ont dressé procès verbal.
Fait et passé en la demeure de Mme veuve Marcille, les jour, mois et an susdits.
Et à l'instant les notaires soussignés ont laissé à la dame veuve Marcille copie en bonne forme et signée desdits notaires, tant du procès-verbal que de l'acte respectueux qui précède et qui sera enregistré avec ces présentes. »
VIII – Eclairs et tonnerre.
Le commandant ne parut pas comprendre que, plus qu'un autre, il avait contribué à ce résultat. À la nouvelle de la visite des notaires, il fut saisi d'une fureur telle qu'un moment on craignit qu'il ne tombât frappé d'un coup de sang. Il ne retrouva la parole que pour faire entendre les plus étranges propos. Il regrettait de n'être pas venu à temps pour jeter les hommes de loi dehors. Des notaires, il passa à celui qui les avait envoyés. Qu'un blanc-bec qu'il avait vu naître et grandir, qui était de son sang, dont il était le tuteur naturel, qui devait hériter de lui, narguât ainsi son autorité, cela n'entrait pas dans son entendement et suffisait à lui donner le vertige. Finalement, dans son espèce de démence, il ne voulait rien moins que provoquer en duel le misérable qui couvrait la famille de honte.
Insensible aux prières de sa sœur comme aux assurances du procureur général, qui affirmait que rien n'était perdu encore, pourvu toutefois qu'on s'en reposât sur lui et qu'on n'ajoutât point encore aux maladresses commises, quand il fut las de s'agiter à l'instar d'un démoniaque, il sortit la menace à la bouche, et, ab irato, expédia au réfractaire l'ordre de venir le trouver sur-le-champ.
Sa lettre, qui était en termes blessants, lui fut retournée courrier par courrier.
Le lendemain matin, il entrait tout à coup chez Marcille à l'heure où celui-ci sortait du lit et s'habillait. Sans préambule :
« Ah ! çà, monsieur, dit-il brutalement, je compte que la comédie touche à son terme. »
Le jeune homme se tourna avec surprise vers son oncle.
« Vous parlez bien légèrement, monsieur, lui répliqua-t- il en le regardant froidement, de l'acte le plus sérieux de ma vie.
– Sérieux, en effet, repartit le commandant de l'accent du sarcasme, l'acte qui doit conduire votre mère au tombeau.
– Je n'en crois rien, dit Marcille. D'ailleurs, sans vous, monsieur, je n'eusse jamais songé à la contrainte.
– Tout ce que vous voudrez, dit le commandant d'un ton impérieux, mais je vous défends d'aller plus loin ! »
Marcille examina son oncle d'un air où éclatait le dédain le plus énergique.
Le commandant devint pourpre ; il sembla que le sang allait jaillir de tous ses pores. À l'ombre de ses sourcils froncés se croisaient les étincelles, comme font les éclairs sur des nuages noirs.
« Vous me braveriez ! s'écria-t-il, tandis qu'il paraissait malaisément maintenir en repos des poings gonflés de menace, savez-vous bien !... »
Le jeune homme pâlit, mais, vraisemblablement, non de peur.
« Monsieur, dit-il avec une gravité sous laquelle perçait une émotion profonde, je ne vous reconnais le droit ni de m'insulter, ni de me menacer. Vous vous repentirez certainement de cet oubli en y réfléchissant. Sachez une fois pour toutes que, fussiez-vous mon père, et vous êtes moins que cela, vous ne m'empêcheriez pas d'épouser la femme qui me plaît. »
Le commandant se heurtait vainement la tête contre une muraille, plus exaspéré peut-être du sentiment de son impuissance que de tout le reste.
« Eh bien ! monsieur, dit-il d'une voix étouffée par la rage, vous ne m'êtes plus rien, je vous maudis et vous déshérite !... »
IX – Note diplomatique.
Tout n'était pas dit encore. Le procureur général, au terme d'une discrétion actuellement inutile, se disposait à sortir de sa réserve. Il allait en résulter des incidents assez graves pour troubler passagèrement Marcille et reculer le dénouement. On serait tenté de les laisser dans l'ombre. Bien que, peut-être, on ne sache pas d'homme qui ne puisse, à un moment donné, avoir des faiblesses, c'est toujours un désolant spectacle que celui des tergiversations d'un esprit dont on commençait à croire la fermeté imperturbable. Mais ces incidents peuvent aussi ne pas manquer d'intérêt, et, à ce titre, mériter au moins une analyse succincte…
Quoi qu'il en soit, ayant fait de nouveau sommer sa mère, Marcille était frappé de l'espèce d'indifférence avec laquelle on accueillait cette deuxième sommation. La vérité est qu'on s'occupait déjà beaucoup moins d'un mariage qu'on regardait comme consommé, et que ce tollé général et cette résistance ouverte qui l'avaient si fort surexcité n'existaient pour ainsi dire plus. Il en résultait que Marcille, dont la colère s'éteignait graduellement, se trouvait dans de bien meilleures conditions pour apprécier la portée de sa victoire. Ce fut le moment que choisit le procureur général pour intervenir.
Parce qu'il présumait que son neveu répugnerait à de nouvelles discussions et lui refuserait une entrevue, il essaya de le voir par surprise, mais sans y réussir. Marcille était sur ses gardes, il resta opiniâtrement invisible. Outre qu'il affectionnait profondément son oncle, il connaissait, pour en avoir subi fréquemment l'influence, sa facilité d'élocution, les ressources de son esprit, les accents convaincus qu'il savait tirer de sa poitrine, et il pensait qu'une rencontre avec un si habile homme ne pourrait qu'inutilement l'émouvoir.
À tout hasard, le procureur général fit remettre à son neveu un avertissement ou, mieux, un ultimatum sous forme de note diplomatique.
Il débutait par se défendre d'avoir l'intention d'avocasser et d'abuser du pathétique. Dans les faits seuls, il puiserait des arguments. Il ne s'était pas borné à ne prendre aucune part aux indignités dont son neveu se plaignait, il les avait toujours énergiquement blâmées, et s'y était encore opposé tant qu'il avait pu. À son avis, Marcille n'était que trop fondé à agir comme il faisait ; peu s'en fallait qu'il ne lui criât : « Courage ! » et qu'il ne prît ouvertement fait et cause pour lui. Par malheur, si la résolution de Marcille était conforme avec la plus rigoureuse justice, il n'apparaissait pas moins rigoureusement que cette soif de justice le menait tout droit à un abîme.
Eu égard à ce que Marcille avait enduré, sa vengeance était dès aujourd'hui aussi complète que possible. Quoi qu'il arrivât, il ne pouvait se flatter de voir sa mère et son oncle ni plus cruellement mortifiés, ni plus abattus qu'ils ne l'étaient à cette heure. En persistant à se marier dans les conditions tout à fait désastreuses où il se trouvait, Marcille ne faisait donc rien de plus que se venger sur lui-même des fautes d'autrui. Le procureur général continuait textuellement :
« Il le sait de reste, Narcisse, le plus riche de nous tous et aussi le plus vindicatif des hommes, ne lui laissera pas un centime d'héritage. Mme Marcille, sa mère, se remariera infailliblement, j'affirmerais bien avec qui, n'était l'aversion invincible de mon neveu pour certain veuf et ses intéressants rejetons. De ce côté encore il prévoit sans doute les douloureux mécomptes qui l'attendent. Quant à moi (je raisonne toujours dans l'hypothèse d'une cécité incurable), à moins de me brouiller mortellementavec toute la famille, c'est-à-dire de rompre avec toutes mes vieilles habitudes, de me vouer à un isolement des plus tristes, il faudra nécessairement que je m'inspire des exemples de mes frère et sœur, et que je déchire aussi mon testament. Au lieu d'être plus que millionnaire, le voilà donc réduit à ses seules ressources, à une misère relative, pourrait-on ajouter. Il a grandi au milieu du luxe ; sa jeunesse a été vraiment celle d'un enfant prodigue ; il en est encore à savoir ce que c'est qu'un besoin ou une privation. En proie longtemps aux plus ruineuses fantaisies, plutôt que de se soustraire aux exigences d'une seule, il a fait flèche de tout bois, il a puisé à même les ressources d'un crédit auquel, que je sache, personne n'a pensé à assigner des bornes. Je connais l'état de ses affaires mieux que lui-même. Sans compter que les quelques biens qu'il possède sont grevés d'hypothèques, avec le total de ses dettes accumulées, on achèterait, et au delà, une bonne étude de notaire. J'imagine qu'on le force à une liquidation. Je ne sais pas, en vérité, s'il lui restera même de quoi vivre honorablement.
« Pour peu qu'il y réfléchisse, mieux ferait-il, puisqu'aussi bien il manque de patience, de s'attacher une meule au cou et de se jeter tout de suite dans la rivière. Il assure d'une manière irrévocable le malheur de la femme qu'il aime, et compromet du même coup l'avenir de ses propres descendants. Compte-t-il sur le pardon ou la compassion de sa famille ? Non, cela n'est pas, j'en ai la conviction : mon neveu a trop d'orgueil pour accepter jamais quoi que ce soit de la pitié de gens qui lui seront désormais étrangers. Qu'il envisage donc la situation, s'il en a le courage. Ou il devra s'avilir à ses yeux, ou il sera misérable ; ou il sera en proie à la pauvreté, lui qui a toujours vécu dans l'abondance, ou son âme généreuse tombera dans la dépendance des obligations d'autrui. Je le mets au défi de sortir de là. »
L'oncle reconnaissait ensuite qu'on avait indignement calomnié Thérèse, qu'elle était une fille charmante, d'une vertu irréprochable et d'une très honnête famille. Il n'avait donc plus rien à objecter contre elle. Aussi, le but de sa démarche toute pacifique était-il, non d'exiger que Marcille faussât sa parole, mais simplement de le prier d'en ajourner l'exécution. Il ajoutait :
« Je lui ai prouvé par A + B que présentement son mariage est matériellement impossible. Or, sa passion serait une triste passion, si elle ne pouvait résister à quelques mois d'attente. La condition qu'imposent les circonstances est qu'il faut me donner le temps de préparer les voies et de réconcilier Marcille avec ses proches. Qu'il s'absente une année, qu'il voyage, je me fais fort, en son absence, d'aplanir toutes les difficultés. À son retour, en supposant même que je n'aie pu vaincre l'opiniâtreté de ma sœur, s'il vient me dire : « J'aime toujours Thérèse ; à mes yeux l'éloignement ni l'absence ne lui ont enlevé aucun charme, je suis plus que jamais résolu à l'épouser, eh bien ! je l'affirme, quoi qu'on puisse dire, il trouvera eu moi le plus intrépide défenseur de ses sentiments. A défaut du concours de sa mère, j'irai en personne chez Mme Lemajeur lui demander, au nom de mon neveu, la main de sa fille. Je ne m'en tiendrai pas là : je les recueillerai dans ma maison, lui et Thérèse ; je leur ferai un rempart de ma personnalité, de mon autorité, de ma fortune ; j'y perdrai mon nom, ou ma nièce sera bientôt respectée et honorée autant que si elle sortait de la plus grande famille. »
Le procureur général concluait ainsi :
« Ce nonobstant, dominé par la colère, au mépris de tous ses intérêts, mon neveu pourra passer outre. Dans cette supposition, qu'il médite sérieusement ces dernières lignes. Je ne commettrai point la sottise de menacer un homme de son caractère. Je suis dans la position d'un bourgeois pacifique qui offre, aux conditions les plus avantageuses et les plus honorables, la paix à un adversaire qui l'attaque injustement. S'il refuse, ce ne sera plus lui qui sera l'opprimé, ce sera bien moi. À la force j'opposerai la force : ce sera une guerre purement de défensive. J'essayerai de le sauver malgré lui et de lui épargner le tort d'une faute irréparable. Par exemple, au cas où je réussirais, il doit bien penser qu'il ne sera plus au pouvoir de ma générosité de limiter le temps de son épreuve. »
X – Symptômes de défaillance.
La lecture de cette note remplit Marcille de trouble. Il ne comprenait point les conclusions comminatoires du dernier paragraphe et ne s'en inquiétait guère ; mais, en ce qui regarde les calculs désolants de l'ensemble, tout en croyant y voir de l'exagération, il ne pouvait s'empêcher de reconnaître que son oncle avait mis le doigt sur la plaie. Ce qui accrut encore ses perplexités, ce fut que Mme Lemajeur et son amie, Mme Hilarion, à qui il fit part de ces ouvertures, se rangèrent incontinent à l'avis du procureur général. Il n'était pas jusqu'à Thérèse elle-même qui ne plaidât pour la temporisation. La pauvre fille, dans sa droiture et sa timidité, avait peine à se défendre des préjugés qui condamnaient son mariage. Tout ce qui existait en elle de susceptibilité vibrait douloureusement à la pensée d'être introduite de force dans une famille, et l'espérance, si faible qu'elle fût, d'y entrer sans violence la rendait capable de s'imposer les plus grands sacrifices.
Marcille flottait au milieu des plus pénibles incertitudes. Son oncle lui tendait évidemment un piège. Le procureur général avait trahi le fond de sa pensée en plus d'une occasion. D'après lui, la passion de son neveu n'était, au début, qu'un caprice qui, à moins de l'intervention de Mme Ferdinand, n'eût pas été sans doute au-delà. Les complaisances et les mensonges de la couturière étaient parvenus à changer une pure fantaisie en un goût très vif, que Mme Lemajeur, par son aveuglement d'abord, ensuite par une obstination tardive, avait aidé à convertir en un sentiment encore plus sérieux. Enfin, une opposition irritante par les formes, des tracasseries et des persécutions maladroites, des insultes gratuites avaient exalté ce sentiment et lui avaient donné le ressort et les apparences de la passion. Marcille n'était déjà que trop enclin à haïr l'injustice et à se révolter contre elle. Le procureur général se croyait donc fondé à soutenir que l'amour de son neveu n'était pas incurable, et qu'il pourrait s'éteindre avec la lutte dont il était né.
Bien que Marcille n'acceptât point cette analyse, qu'il la repoussât de toutes ses forces, il ne laissait pas que d'être troublé par les pronostics. Qui pouvait prévoir les résultats d'une année d'absence ? Puisque aussi bien, quoi qu'il arrivât, il était tenu à épouser Thérèse, ne valait-il pas mieux l'épouser alors qu'il avait encore toutes ses illusions ? « D'ailleurs, ajoutait-il, que dira-t-on et que ne dira-t-on pas, si j'accorde un délai ? Après m'être montré si ferme, pour peu que je fasse mine de fléchir, je ne suis plus qu'un fanfaron et qu'un lâche. Et quel triomphe pour tous ceux qui se sont levés contre moi ! En définitive, n'aurai-je pas l'air de céder à la peur, de ravaler mon amour au niveau des plus vils intérêts ?... »
On l'a vu, Marcille n'avait décidément rompu avec sa mère que par suite de misérables intrigues. Aujourd'hui, c'était clair jusqu'à l'évidence, le respect humain, ou mieux, le soin de sa propre dignité, le possédait aussi étroitement que l'amour. De son langage, on pouvait même induire que, s'il n'eût éprouvé qu'une résistance convenable ; s'il n'eût pas eu à souffrir dans sa femme, dans sa belle-mère ; s'il n'eût pas été accablé sous les mortifications, les insultes, les calomnies, il eût sans beaucoup de peine adhéré aux conditions de son oncle.
Ces conditions le mettaient du moins aux prises avec les plus cruelles perplexités. Il était rêveur, indécis, au point de donner par instant l'espérance de le voir faillir à ses résolutions. Mais la nécessité ne lui faisait point encore une loi d'avoir ce courage.
En réponse aux avances de son oncle, malgré Mme Lemajeur, malgré Mme Hilarion, malgré Thérèse, un mois plus tard, jour pour jour, il se décidait à faire sommer une troisième et dernière fois sa mère.
Il n'avait plus que trente jours à attendre pour pouvoir se marier librement.
XI – Mme Ferdinand arrêtée.
Cependant, une nouvelle, grosse de scandale, circulait tout à coup. Mme Ferdinand venait d'être arrêtée.
Ce fait, et celui du dernier acte respectueux notifié à Mme Marcille, quoique sans rapport apparent entre eux, s'étaient suivis de si près qu'il semblait que l'un eût été déterminé par l'autre. La coïncidence, en effet, si le hasard en était cause, était bien aussi un peu l'ouvrage du procureur général.
À dater du jour où l'éveil lui avait été donné sur la couturière, il n'avait pas discontinué d'en fouiller la vie et d'en faire épier toutes les démarches. Or, il en est de certaines réputations comme des ballons gonflés qu'une piqûre d'épingle suffit à réduire au plus mince volume. Sur les assertions de Mme Lemajeur, une mère confessait son enfant et la retirait sur-le-champ de l'atelier. D'autres parents se crurent bientôt fondés à suivre cet exemple. L'opinion s'en émut. Il n'en était pas moins difficile, en dépit même d'une bonne volonté quelque peu partiale, de constituer, avec ces détails, un corps de délit suffisant pour motiver des poursuites.
C'est une chose regrettable, et à coup sûr regrettable surtout aux yeux du magistrat, quand le moindre écart de passion peut amener un malheureux sur les bancs de la cour d'assises, qu'il soit souvent impossible de traduire une créature incessamment perverse avec préméditation devant un simple tribunal de police correctionnelle.
La couturière, en attendant, qui se jouait, à travers les articles du Code, on pourrait dire comme une couleuvre à travers les tiges d'une oseraie, avait fini, comme cela arrive souvent aux gens trop adroits, par se prendre dans ses propres pièges.
Une toute jeune fille, en apprentissage et à demeure chez elle, y fut l'objet d'un attentat. Sous l'empire d'éblouissantes promesses, l'enfant consentit à se taire et même à sacrifier ses scrupules. La faute eut des suites qu'il devint chaque jour plus difficile de cacher, et Mme Ferdinand, en vue d'en prévenir les conséquences, ne trouva rien de mieux que de conseiller un crime à son apprentie. Celle-ci s'y refusa d'une manière absolue. Elle eut alors à subir de telles menaces et de telles brutalités qu'elle prit le parti de se sauver dans sa famille et d'y conter sa mésaventure.
La pauvre fille n'avait rien à gagner au scandale : ses parents ne soufflèrent mot d'abord. Mais la couturière n'était pas dans le secret de leurs pacifiques intentions : par excès de prudence, elle s'empressa de publier partout qu'elle avait chassé son apprentie pour cause d'inconduite. À cette imposture, le père de la jeune fille comprit l'urgence de déposer une plainte.
Il en résulta que Mme Ferdinand, à l'heure même où ses relations avec Mme Marcille lui donnaient la confiance d'avoir une réputation mieux assise et un crédit plus assuré que jamais, fut mise, à la stupéfaction de bien des gens, en état d'arrestation.
XII – Coup de foudre.
Cette nouvelle qui, selon toute probabilité, eût dû surprendre agréablement Marcille, ne lui causa pourtant qu'une satisfaction médiocre. Sa future femme était menacée du supplice de figurer aux débats à titre de témoin, de s'y voir confondue avec des filles perverties, de s'y entendre peut-être soupçonner dans sa vertu, et il ne paraissait nullement jaloux de contracter cette nouvelle dette envers elle.
La ressource d'un départ précipité lui restait. Justement ses mesures étaient dès longtemps prises. Il avait décidé que le mariage se ferait à la campagne, qu'à l'issue de la messe lui et sa femme partiraient pour l'Italie, où ils séjourneraient le temps de se faire oublier. D'honnêtes industriels consentaient à servir de témoins, et le concours d'un curé de village était assuré. Me Digoing avait déjà rédigé le contrat, par lequel Marcille avantageait Thérèse de vingt mille francs, et lui léguait tout en cas de mort. Les signatures manquaient seules à ce contrat.
Marcille eut à se reprocher de n'avoir rien fait, malgré des avis réitérés, pour se soustraire à une disgrâce bien autrement sérieuse.
À peine avait-on su en ville que ses oncles le déshéritaient que ses créanciers, saisis de frayeur, étaient accourus chez lui. Si quelques-uns, les plus pauvres, avaient parlé des grosses dents, comme on dit, la plupart s'étaient contentés d'une reconnaissance en règle, ce qui était loin d'être une garantie contre leurs rigueurs.
En effet, Me Digoing, actuellement, entendait parler, à ce sujet, de menées secrètes tout à fait inquiétantes. Il en prévint diverses fois son client, qui qualifia obstinément ces manoeuvres de chimériques, et persista à s'endormir dans l'inaction.
À la visite inopinée d'un individu dont le nom augural ne pouvait présager que le papier timbré, les assignations, la saisie, Marcille, terrifié, comprit enfin sa faute.
L'extérieur du personnage répondait merveilleusement à sa réputation. On frissonnait rien qu'en l'apercevant. Son masque, hâve et blême, était encadré de favoris roux et blancs, plus roides que les soies d'une brosse, et taillés à l'instar des ifs de jardin avec quelque outil ébréché. Il avait des yeux fauves, cerclés de rouge, un nez droit, brutalement aiguisé du bout comme le tranchant d'un couteau, une bouche de forme indécise et de couleur violâtre, pareille à celle d'un mort. Cette face, vraiment patibulaire, trahissait un de ces hommes prêts à tous les délits, sinon par méchanceté, du moins pour satisfaire aux exigences d'habitudes crapuleuses, comparables à des gouffres toujours à combler. La crasse de son habit noir et la malpropreté de son linge lui donnaient les apparences d'un vieux champignon moisi. À son approche, à cause de sa respiration courte et embarrassée, il semblait qu'on entendît siffler un serpent. Il rampa jusqu'à Marcille en boitant, de l'air timide et cauteleux d'un homme chargé d'une mission désagréable et certain d'un mauvais accueil. Il se découvrit et s'inclina jusqu'à terre. Il tenait d'une main sa canne et son chapeau, de l'autre un portefeuille d'avocat, gonflé de papiers. Il n'y eut, au reste, entre Marcille et lui, qu'un échange de quelques paroles.
« Monsieur Marcille, balbutia le boiteux, j'ai bien l'honneur de vous offrir mes respects. »
Marcille garda le silence.
« N'aurais-je pas l'avantage d'être connu de monsieur ? »
Marcille parcourut son interlocuteur des pieds à la tête avec la lenteur mesurée d'une aiguille qui marque les secondes. Puis :
« On vous nomme Isidore Bléau, dit-il en fixant ses regards sur le visage du boiteux ; vous avez commencé par être huissier ; on vous a destitué pour cause d'usure ; aujourd'hui vous vendez des hommes et vous vous occupez d'affaires véreuses. Est-ce bien cela ?
– Sauf, repartit Bléau de l'air souriant d'un puriste heureux d'avoir l'occasion de mettre un point sur un i, que je me charge aussi de faire des recouvrements.
– Voulez-vous maintenant que je vous dise pourquoi vous venez ?
– Monsieur serait bien aimable de m'épargner l'ennui de le lui apprendre.
– Volontiers. Aussi bien suis-je impatient d'en finir… Mon oncle Deshaies, qui connaît son monde, vous a fait l'insigne honneur de vous appeler et de vous signifier ses ordres. Je ne sache pas qu'il pût trouver un instrument plus souple et plus complaisant. Vous êtes allé chez mes créanciers de sa part. Par l'intimidation sans doute, vous les avez contraints à vous vendre leurs créances. Plus jaloux d'être payés que de tenir leurs promesses, ils ont signé toutes les procurations dont vous aviez besoin, et, par le fait, vous ont constitué leur tout puissant fondé de pouvoir. »
Le marchand d'hommes, en signe d'assentiment, balançait la tête comme un magot.
« Si monsieur veut que je lui prouve qu'il n'avance rien que d'exact, dit-il en offrant son portefeuille.
– Et vous venez me prévenir, continua Marcille, que si, dans un délai de… je ne vous ai pas donné une entière satisfaction, vous me poursuivrez selon toute la rigueur des lois.
– Je puis lire à monsieur, s'il l'exige, dit encore le boiteux, les articles du Code y relatifs.
– Vous n'ignorez pas, cependant, que le tribunal est d'ordinaire peu favorable aux gens de votre espèce.
– Aussi croyez bien que…
– Je vous entends, interrompit Marcille, vous n'êtes ici que le prête-nom d'un créancier inflexible qui jouit d'une considération meilleure que la vôtre. J'aviserai.... »
XIII – Procès.
Marcille oublia de s'indigner pour s'occuper sur-lechamp des moyens de faire face à des exigences qu'il savait inexorables. Avant de penser à quoi que ce fût, la prudence lui commandait de payer ses dettes intégralement. Après y avoir mûrement réfléchi, il se munit de ses titres et courut chez Me Digoing avec l'intention formelle de faire mettre ses biens en vente. Il eut bientôt la confirmation de ce qu'il avait tout de suite pressenti. Parce qu'il avait hâte de vendre et voulait de l'argent comptant, il ne trouverait d'acquéreur qu'à des conditions désastreuses. Il consentit au sacrifice, sans en être plus avancé. Les formalités judiciaires trompèrent de beaucoup son impatience.
Pendant ce temps-là, on pressait l'instruction de l'affaire Ferdinand. Thérèse, Mme Lemajeur, Marcille lui-même et bien d'autres étaient mandés au parquet. Finalement la couturière comparaissait devant ses juges que Marcille était encore incertain au sujet de l'époque à laquelle il pourrait se marier et partir.
Longtemps avant l'ouverture de l'audience, une affluence considérable comblait l'enceinte du tribunal correctionnel. Quelques femmes en grande toilette occupaient des places réservées…
L'assurance dont la couturière avait fait montre jusqu'alors se démentit dès les premiers mots du président. Elle comprit avec stupeur qu'on incriminait toute sa vie. La longue série de ses méfaits fut énumérée en manière de préambule et de cortège à l'acte qui était l'origine des poursuites actuelles. La part qu'elle avait prise à l'histoire de Thérèse et de Marcille servait à nettement préciser son odieuse tactique. Son masque de religion, à l'aide duquel elle se flattait d'une perpétuelle impunité, lui fut arraché impitoyablement. Après cela, le délit spécial qu'on lui imputait s'expliquait de lui-même, et la double prévention sous laquelle elle comparaissait n'était que trop bien justifiée.
Elle eut beau se défendre, nier tout avec force, avancer effrontément qu'elle était victime de la perversité précoce des jeunes filles qu'elle occupait et des machinations d'ennemis implacables que lui méritait sa haute vertu, l'unanimité des témoignages, en faisant justice de son système, confirma pleinement toutes les charges de l'accusation.
Peu après, dans son réquisitoire, le substitut du procureur général, la prenant à partie, faisait d'elle la peinture la plus énergiquement odieuse et pourtant la plus vraie. Il ne tomba pas dans la faute où n'aurait pas manqué de tomber un homme moins bien averti, de saisir l'occasion, comme l'appréhendait Marcille, pour répandre le blâme sur Mme Lemajeur et le doute sur la vertu de sa fille. Loin de là, se tournant tout à coup vers le banc des témoins et désignant la fille et la mère d'un geste pathétique, il se complut longuement dans l'éloge de l'une et de l'autre. Il s'attacha à les laver des imputations calomnieuses dont on avait voulu les flétrir, et à les montrer dignes du respect et de la considération de tous les honnêtes gens. Il ajouta que « telles étaient les vertueuses et modestes femmes que l'accusée prétendait offrir en holocauste à son infamie. »
Mme Ferdinand, en dépit des efforts d'un défenseur habile, fut condamnée à deux années de prison et à cent francs d'amende.
Ainsi peu à peu se vaporisaient en quelque sorte les éléments de l'irritation qui avaient jeté Marcille dans la violence. Sans compter que ces louanges décernées publiquement à Mme Lemajeur et à Thérèse équivalaient à une réhabilitation, par l'arrêt du tribunal, les deux femmes étaient encore vengées avec usure des calomnies de la couturière.
Marcille n'était pas loin de penser qu'elles étaient présentement beaucoup moins à plaindre, et que la précipitation du mariage n'importait déjà plus autant à leur honneur et à leur repos.
D'accablantes déceptions ne contribuèrent pas peu à l'égarer de plus en plus dans ce courant d'idées. Le prix qu'il obtint de ses propriétés ne suffit pas à l'acquittement de ses dettes ; il dut encore, pour y atteindre, sacrifier plusieurs titres de rente. Malgré son inaptitude décidée pour les calculs, il entrevit au moins approximativement ce qui lui resterait. Son revenu annuel ne dépasserait certainement pas trois ou quatre mille francs. Là-dessus, il fallait prélever une pension viagère pour Mme Lemajeur, faire une multitude d'emplettes indispensables, voyager et vivre dans des pays dont il ignorait la langue et les mœurs.
L'incertitude de pouvoir suffire à de telles exigences le remplissait déjà de craintes. Quelque peine qu'il se donnât pour affecter l'enjouement, il devenait chaque jour moins malaisé d'apercevoir qu'il vivait au milieu de perplexités croissantes, et que sa pensée suivait des voies qui le rapprochaient toujours plus de son oncle et l'éloignaient d'autant de Thérèse.
XIV – Préoccupations douloureuses.
Quand Marcille gaspillait son revenu en bagatelles, quand il se ruinait pour des créatures qui ne lui inspiraient qu'un sentiment banal, comment eût-il borné sa générosité envers une femme qu'il aimait ? Entre autre choses, il avait donné à Thérèse des pendants d'oreille enrichis de diamants, une montre et une chaîne en or, un anneau, un bracelet, un petit nécessaire plaqué d'écailles et incrusté de cuivre, toutes choses choisies avec goût parmi ce qu'il y avait de plus cher.
Aujourd'hui même, bien qu'il se sentît sur la pente d'un abîme, il ne pouvait résister au plaisir de lui apporter journellement quelque présent coûteux. Sa passion de donner semblait même grandir en raison directe du décroissement de ses revenus. Ainsi, il s'aperçut tout à coup, ce qui lui avait échappé jusqu'alors, que Thérèse mangeait dans l'étain, et il résolut aussitôt de lui offrir de l'argenterie. À cet effet, il courut chez son notaire pour y retirer des fonds.
Me Digoing crut devoir lui faire des observations amicales sur le danger de sa prodigalité.
Marcille, surpris, se récria.
« Vous m'avez demandé, dit le notaire, un état exact de vos ressources et le chiffre de ce que vous auriez à dépenser annuellement. J'ai terminé ce travail. Il en résulte qu'il vous est interdit, non seulement d'être prodigue, mais encore de vivre à l'étranger et de pensionner votre bellemère…
– Que me conseillez-vous donc ? demanda Marcille stupéfait.
– À quoi bon vous expatrier ? répondit le notaire. Capitalisez vos rentes ; achetez ou louez à quelques lieues d'ici une petite maison ; emmenez-y votre femme et votre belle-mère, et vivez là, en attendant mieux, de la vie des gens de la campagne.
– Mais je ne pourrai jamais m'accommoder de cette vie-là ! répliqua aussitôt Marcille ; et je ne consentirai jamais à voir perpétuellement entre ma femme et moi l'ombre d'une belle-mère, cette belle-mère fût-elle d'ailleurs un ange !
– Que voulez-vous que je vous dise alors ? ajouta Me Digoing. Il est une vérité à l'égard de laquelle il n'est pas possible de vous faire illusion. Même en vous faisant campagnard, à moins de réelles privations, vous aurez absorbé ce qui vous reste en une dizaine d'années et moins. »
Cette déclaration produisit sur Marcille l'effet d'un coup de foudre. Il fut quelques instants muet de désespoir.
« Ah ! s'écria-t-il enfin, en appuyant les poings sur son front, dans quel abîme je me suis jeté !... »
À dater de ce jour, Marcille ne cessa plus de trembler pour l'avenir. Il se sentait incapable de devenir économe et savait bien qu'il était des privations auxquelles il ne pourrait jamais se faire. Incessamment aux prises avec ces misérables préoccupations, profondément humiliantes à ses yeux, son humeur s'altérait. Il perdait insensiblement jusqu'à la force de cacher sa tristesse, ses incertitudes, ses angoisses.
La jeune fille, de son côté, sans courage pour interroger son amant, ne laissait pas que d'avoir sa part de trouble. Dans l'ignorance d'une ruine que Marcille n'osait lui avouer par honte, elle observait ses perpétuelles métamorphoses et était effrayée de le voir devenir toujours plus taciturne, plus morose, plus fantasque. Dès qu'elle était seule, elle se repliait sur elle-même, s'interrogeait, se tourmentait avec des doutes et des conjectures. « II ne m'aime plus sans doute autant, se disait-elle. Aurait-il du repentir ? Dans ce cas, à quoi dois-je m'attendre ? Quelle sera notre vie ? »
Ainsi graduellement fermentait entre eux un levain de défiance et d'amertume qui, sans qu'ils s'aimassent moins, répandait souvent du froid et de la gêne dans leurs entrevues.
Depuis plusieurs mois, le délai légal était expiré, et Marcille ne parlait pas de la publication des bans. Son indécision aujourd'hui était aussi profonde que, dans le principe, son impatience avait été vive. Dans ses actes et dans son langage, il semblait qu'il ne songeât plus qu'à se démentir. En même temps, il avait peine à se défendre de ne pas trouver matière à contradiction dans chaque parole qu'il entendait.
C'est chose rare que de légers nuages ne se glissent pas quelquefois entre des personnes qui se voient journellement, même quand ces personnes s'aiment avec passion. Mais ces nuages qui, le plus souvent, s'évanouissent aussi vite qu'ils se forment, persistaient plus que de raison entre Marcille et Thérèse, et prenaient en quelque sorte toujours plus d'opacité et de consistance.
Il arrivait trop fréquemment que leurs entretiens fussent troublés par de petites altercations où perçait déjà une certaine aigreur. Les motifs en étaient toujours si puérils que Marcille lui-même en rougissait. Ce qui ne l'empêchait pas de retomber le lendemain dans les mêmes faiblesses. Ces altercations dégénérèrent bientôt en scènes extrêmement pénibles. Thérèse ne pouvait plus vivre ainsi. Elle brûlait du désir de mettre un terme à des crises qui la remplissaient d'alarmes et la faisaient souffrir horriblement. Chaque jour, elle se promettait de provoquer une explication.
Elle était bien éloignée de prévoir qu'elle fût à la veille d'un dénouement où allaient provisoirement s'abîmer toutes ses espérances.
XV – Ce qui s'ensuit.
La chambre de la jeune fille donnait sur la rue. Éclairée par deux fenêtres, cette chambre était encore très habitable et très gaie, malgré les poutrelles du plafond, le papier commun du mur et les carreaux rouges du plancher. Le lit, placé à côté de la porte, était d'une blancheur qui faisait plaisir à voir. La commode en noyer, à poignées de cuivre, et l'armoire en même bois, à ferrure brillante, pour serrer le linge, semblaient sortir de chez le fabricant. Quelques tasses en porcelaine et deux vases à fleurs en verre bleu, rangés sur la cheminée, se reflétaient dans une belle glace donnée par Marcille. Une table où étaient pêle-mêle une tête de carton à l'usage des modistes, un tambour vert pour remettre les dentelles à neuf, des boîtes pleines de fil, de soie et d'aiguilles, comblait un des angles de la pièce.
Les seuls objets d'art étaient des lithographies de la rue Saint-Jacques, encadrées dans des baguettes noires. Elles représentaient l'histoire de la jeune Adèle depuis son enlèvement par un jeune officier de hussards jusqu'au pardon du père, le vénérable Fitz-Henri, comme l'indiquait la double légende espagnole et française qu'on lisait sur la marge du bas. Ces dessins semblaient placés là pour témoigner que les choses les plus détestables ne le sont que relativement et se supportent dans le milieu qui leur convient.
Il était dix heures du matin. La mère et la fille déjeunaient. Jadis, elles mangeaient sur le coin d'une table, sans nappe, dans des assiettes en terre de pipe, et buvaient à même un pot de faïence. Depuis que Marcille était là à toute heure, que souvent il mangeait avec elles, la pauvre vaisselle avait été remplacée par la porcelaine et le cristal. Elles avaient acheté du beau linge avec leurs économies. Leur table actuellement étincelait comme une boutique de verroteries ou la montre d'un orfèvre.
On sonna. Thérèse fit un bond.
« C'est lui ! » s'écria-t-elle.
Elle alla à la fenêtre et passa la tête à travers le feuillage des pots de fleurs qui étaient sur la margelle.
« C'est bien lui ! dit-elle en se retirant. Reste, mère, je descends lui ouvrir. » Et, sans même prendre le temps de donner un coup d'œil au miroir, elle courut en sautant vers l'escalier.
On était en avril. Sur le bleu pâle du ciel rayonnait le soleil déjà chaud. Un précoce printemps encombrait les marchés de fleurs. Traversant une place où s'étendaient en lignes les étalages de légumes et de verdure des paysannes, Marcille avait acheté, à défaut d'un plus riche présent, un magnifique bouquet tout humide encore de rosée.
La mélancolie débordait de son âme et couvrait son front de nuages. Jamais pourtant Thérèse ne lui avait semblé plus jolie. Fluette sans être maigre, pas précisément belle, mais gentille au possible, elle avait un visage resplendissant de fraîcheur, animé de deux yeux bruns limpides comme ceux d'un enfant. À la voir dans sa toilette printanière, avec sa robe verte unie, sa jolie collerette brodée, son bonnet à rubans violets, jeté sur les tresses énormes de ses cheveux châtains, elle plaisait à l'œil comme plaît une branche de lilas nouvellement fleurie qu'on trempe dans l'eau pour en hâter l'épanouissement. Un rayon de soleil tombait d'aplomb sur elle. Le bonheur éclatait dans ses yeux. Marcille lui mit le bouquet dans la main et la suivit sans mot dire.
À peine entré dans la chambre, il affecta de causer avec Mme Lemajeur pour se dispenser de répondre à Thérèse, qui lui demandait s'il voulait partager leur déjeuner. Blessée de cette affectation, la jeune fille se laissa aller à un mouvement de dépit qui, du reste, lui causa tout de suite du regret. Avec une sorte d'humeur, elle jeta le bouquet sur la commode plutôt qu'elle ne l'y posa.
On ne saurait expliquer comment Marcille la vit, puisqu'il lui tournait le dos. Toujours est-il que, lui faisant face brusquement, il fixa sur elle des yeux follement ouverts et devint tout pâle. Cette réflexion brutale, indigne de lui, le prit à la gorge : « Je devine pourquoi vous dédaignez ces pauvres fleurs. Si peu de valeur qu'ait une chose, ne devrait-elle pas vous être chère, dès qu'elle vient de moi ? » Il eut assez de bonheur pour arrêter sur ses lèvres cette accusation aussi atroce qu'injuste. Mais il n'était pas difficile de comprendre qu'il ne souhaitait qu'un prétexte mieux fondé pour épancher l'amertume qui gonflait sa poitrine.
Mme Lemajeur avait la sagesse de ne jamais s'immiscer dans ces petites querelles. Prévoyant quelque orage, elle feignit d'avoir affaire dans la chambre voisine et sortit.
Thérèse et Marcille s'envisagèrent quelque temps en silence, elle, encore confuse, lui, toujours paraissant attendre une explication.
« Avouez-le franchement, dit tout à coup résolument la jeune fille, vous ne m'aimez plus et vous vous repentez. »
C'était véritablement ouvrir une soupape à de la vapeur comprimée.
« Que voulez-vous dire ? fit aussitôt Marcille en jouant la surprise. À quoi pensez-vous ? Auriez-vous encore des doutes ? N'ai-je point assez fait ? Qu'exigez-vous de plus ? Ne me prêteriez-vous que la triste intention d'avoir voulu désoler ma mère et contrarier mes oncles ? »
Le ton rapide et tranchant dont cela fut dit acheva de troubler la jeune fille.
« Je ne suppose ni n'exige rien, dit-elle d'une voix qui présageait des larmes. Mais vous n'êtes plus le même avec moi. Vous vous ennnuyez et vous souffrez. Il ne faut pas avoir peur de me faire de la peine. J'ai du courage. Si vous jugez à propos de vous dédire, il en est encore temps ; vous pouvez le faire sans avoir à craindre même l'apparence d'un reproche.
– Mais pour l'amour de Dieu, dit Marcille en s'animant, sur quoi vous fondez-vous ? Qu'ai-je dit ? qu'ai-je fait ? Parce que je suis triste ! Dois-je aussi me contraindre, rire, quand j'ai la mort dans l'âme ?
– Vous ne me répondez pas, dit Thérèse prête à pleurer, et vous vous emportez sans raison. Si vous ne pouvez pas vous contenir à présent, qu'arrivera-t-il plus tard ? Voyez-vous, je ne connais pas de supplice que je ne préfère à celui de vous voir ne m'épouser que par point d'honneur. Reprenez votre parole, que tout soit fini. Adieu ! adieu !... »
Là-dessus, la jeune fille, sanglotant, se leva et s'enfuit dans la chambre de sa mère.
Marcille était pénétré de ses torts, il s'indignait contre lui-même. Mme Lemajeur rentra avec sa fille tout en larmes. Le jeune homme implora son pardon. Thérèse répondit qu'elle ne lui en voulait pas, mais qu'elle persistait à lui rendre sa liberté.
« Vous êtes une enfant. Vous vous forgez des chimères. Je n'aurai jamais d'autre femme que vous », lui dit Marcille d'un air distrait et chagrin.
À l'aide de protestations analogues, il parvint à la calmer et à se réconcilier avec elle, puis il s'en alla.
Il emportait avec lui d'ineffaçables impressions. Sans s'en apercevoir, il gagna la campagne et y erra tout le reste du jour. Tandis que son corps brûlait, il se sentait le cœur de glace et la tête libre. Il était dans un de ces états de lièvre où l'esprit jouit d'une lucidité parfaite et où les idées s'enchaînent fatalement comme, dans une machine, s'engrènent les dents de roues combinées. Il venait d'avoir l'avant-goût affaibli des scènes qui combleraient ses jours. Ne deviendraient-elles pas encore plus vives et plus douloureuses sous l'influence délétère des tiraillements de la nécessité ? Si, comme il en avait journellement la preuve, il se trouvait déjà dans une sorte de misère, pouvait-il ne pas pressentir les douleurs croissantes dont son mariage était gros. Combien approcherait rapidement l'heure où il devrait recourir aux expédients, où il ne vivrait plus que de privations, où la femme qu'il adorait en serait réduite à balayer, à faire la cuisine, à laver la vaisselle, à passer sa vie dans les occupations d'une servante !
Ce n'était rien encore. Des enfants viendraient sans doute ajouter aux tortures de cette vie. Ils grandiraient au milieu des hasards d'une existence misérable, sous les yeux d'un père incapable d'assurer leur avenir. Enfin, spectacle intolérable, il voyait sa femme, succombant sous le poids d'un travail excessif, vieillir, se rider, se flétrir avant l'âge. Et, sous l'empire de luttes incessantes, leur humeur s'aigrissait, la discorde, puis la haine se glissaient entre eux et faisaient de leur intérieur un réceptacle de toutes les souffrances humaines.
Ces idées et ces images le poursuivirent jusque clans le sommeil, où elles se traduisirent en cauchemars sinistres. Au matin, il s'éveilla un tout autre homme. Il semblait que des écailles fussent tombées de ses yeux, il se trouvait doué d'une lucidité singulière et percevait une foule de détails qui, jusqu'alors, lui avaient échappé.
Une scène, un mot, moins que rien avait tout à coup fait de lui un homme pratique, et ce n'était pas miracle : du moindre choc peuvent jaillir de l'esprit les considérations les plus étendues et les plus profondes. Il suffirait, pour le prouver, de rappeler, sauf l'impertinence de l'analogie, l'histoire de Galilée et celle de Newton.
Somme toute, il fut épouvanté de la folie monstrueuse qu'il avait été sur le point de commettre, et décidément envahi par la conviction imperturbable que, plus son amour était profond, plus le devoir d'ajourner son mariage était rigoureux.
Dans l'espérance de ne pas perdre le bénéfice des propositions de son oncle, il lui écrivit aussitôt une lettre affectueuse. Mais la seule idée de revoir Thérèse le remplissait maintenant de confusion. Faute d'avoir écouté ses conseils, il s'était mis hors d'état de préciser le délai auquel il se voyait forcé. Chaque regard de la jeune fille ne serait-il pas un reproche ? Aurait-il seulement le courage d'assister à sa douleur et de se séparer d'elle ? D'ailleurs, sincère et inébranlable plus que jamais dans la résolution de l'épouser un jour, irait-il s'exposer à l'entendre exprimer des doutes injustes et blessants ? Il prit donc le parti de s'éloigner sans lui dire adieu, et d'aller attendre loin d'elle le moment où il pourrait lui donner des marques éclatantes de sa probité.
XVI – La lettre.
Mmes Lemajeur et Hilarion, dont la vie n'avait été qu'une suite d'épreuves, n'avaient pas discontinué de trembler pour le bonheur de Thérèse. En ne voyant plus reparaître Marcille, elles furent assaillies de noirs pressentiments et commencèrent à craindre que leurs vagues appréhensions ne fussent à la veille de se réaliser. Aux angoisses de la jeune fille, que l'une et l'autre aimaient également, elles étaient consternées et se sentaient à chaque instant plus impuissantes à contenir leurs craintes.
Ce fut alors que le facteur apporta une lettre. Mme Hilarion la monta, Thérèse se hâta de la décacheter et de la lire. De l'expression « Chère Thérèse » elle sauta à la signature, et le froid de la mort courut dans ses veines, en constatant que la lettre était signée « Marcille ». Un brouillard de larmes obscurcit ses yeux, à mesure qu'elle en prit connaissance.
Marcille y remontait au jour où il avait refusé de prêter l'oreille aux paroles conciliantes de son oncle et méconnu les avis les plus sensés. Il y racontait sommairement la visite de l'ex-huissier Bléau et les conséquences désastreuses qu'elle avait eues. Thérèse et sa mère ignoraient ces détails. Il y exposait ensuite le bilan exact de la situation, et ajoutait : « Que ces aveux sont durs ! J'en suis présentement réduit à n'avoir plus même le nécessaire, et, non seulement je suis sans état, mais encore je me sens incapable de jamais secouer la paresse dans laquelle j'ai été élevé. Cependant, je ne puis pas non plus tolérer que ma femme travaille et me tienne lieu à la fois de servante et de cuisinière. Il faut, pour elle et pour moi, un intérieur, sinon luxueux, du moins convenable. Il n'est pas non plus absurde d'admettre que des enfants naîtront de nous, et cette prévision, qui devrait me réjouir, achève de me remplir d'horreur. Ô mon amie ! je puis me résigner à perdre l'affection de ma mère, à me brouiller avec mes oncles, à me mettre le monde à dos ; mais ce qui est au-dessus de mes forces c'est de souffrir en ma femme, d'être torturé en mes enfants ! J'ai beau vouloir fermer les yeux, regimber : tout me fait une loi de la patience. Une séparation momentanée n'est-elle pas mille fois préférable à cet avenir ? Mon accablement est bien près du désespoir. Je réponds de moi. Mais aurez-vous un courage égal au mien ? Ne suspecterez-vous pas la loyauté de mes intentions ? Ne puiserez-vous pas dans mes torts le prétexte de m'accabler et de m'oublier ? S'il devait en être ainsi, vous changeriez mon exil, déjà si douloureux, en le plus intolérable des supplices. Vous m'aimeriez donc moins que je ne vous aime ? J'ai donné de ma passion les témoignages les plus éclatants. Je ne cède qu'à la force des choses. Ma passion est de celles qui ne peuvent pas s'éteindre. Elle est en quelque sorte calme et raisonnée. Tout en vous me plaît et me charme, votre personne, votre esprit et votre âme. Je n'ai pas cessé de découvrir en vous, depuis que je vous connais, des motifs de vous aimer toujours davantage. Je sens que je ne puis être heureux qu'avec vous seule. Aurais-je d'ailleurs la certitude du contraire que ma résolution n'en serait pas moins inflexible. Quoi qu'il arrive, vous serez ma femme. Je jure de vous épouser aussitôt que les circonstances le permettront ; et s'il pouvait jamais en être autrement, vous n'y perdriez pas beaucoup, car je serais alors le dernier des hommes. Mais, ô mon amie ! saurez-vous jamais combien je vous aime et combien je souffre ? Que seulement il plaise à Dieu que j'aie le courage de vivre loin de vous !... »
Thérèse, bien avant la fin, avait laissé tomber la lettre à terre et était tombée elle-même sur une chaise en poussant une acclamation déchirante. Mme Hilarion pressentit sur-le-champ la vérité. La mère, effrayée, ramassa la lettre et se mit à la lire.
Tout à coup la jeune fille éclata en sanglots.
« Oh ! fit-elle en se levant et en appuyant les mains sur sa poitrine, mon cœur ! mon pauvre cœur ! »
Mme Lemajeur déchiffra les premières lignes de la lettre et la passa à sa vieille amie. Thérèse se promenait à travers la chambre avec une agitation extrême.
« Oh ! mon cœur, mon pauvre cœur ! » s'écria-t-elle de nouveau en sanglotant plus fort.
Les deux femmes, elles aussi, suffoquaient. Un cruel désappointement se voyait dans leurs traits. Mais leur amour maternel triompha bien vite de cet accablement. L'une et l'autre, à l'envi essayèrent de consoler la pauvre fille.
« Que veux-tu ? disait Mme Lemajeur, nous sommes au monde pour souffrir. Le mal n'est pas d'ailleurs aussi grand que tu te l'imagines. Avec un peu de patience, tout s'arrangera. Au pis aller, ne m'as-tu pas avoué toi-même que ce mariage t'effrayait, que parfois, dans tes rêves, il se changeait en supplice ?
– C'est vrai, dit Thérèse, qui essayait de contenir ses larmes. Mais ça arrive si brusquement. Je ne m'y attendais pas. Je m'y habituerai. » Puis, après une pause, avec une nouvelle explosion de sanglots : « Oh ! mon coeur, mon pauvre coeur ! »
– Voyons, dit encore la mère, il faut se faire une raison. Tu n'es pas seule à souffrir ; le pauvre garçon n'est pas moins à plaindre que toi.
– Pourquoi n'est-il pas venu ? s'écria Thérèse. Pourquoi est-il parti sans me voir ? Avait-il peur de mes reproches ? craignait-il de m'entendre lui rappeler ses promesses ?… Non, non, il ne m'aime plus. Je l'aurais lu dans ses yeux. Sa lettre me le dit assez. Il veut m'amuser avec des paroles et m'amener peu à peu à ne plus penser à lui.
– Je suis persuadée, dit la mère, que l'avenir te démentira.
– L'avenir ! fit Thérèse, moi, que j'attende un an, deux ans, peut-être dix, pour que les mêmes scènes se renouvellent, pour que je sois en butte aux mêmes affronts, aux mêmes calomnies, pour qu'il ne m'épouse plus que par générosité ! Non, je souffrirai, mais j'y suis résolue, j'étoufferai en moi jusqu'à son souvenir. »
Mme Lemajeur et Mme Hilarion se regardaient en silence.
« Et pour commencer, ajouta la jeune fille avec une animation croissante, je n'accepte rien de ce qu'il m'a donné. Nous allons lui renvoyer tous ses présents par la voisine du dessus. »
Elle ôta sa chaîne et sa montre, ses pendants d'oreilles, ses bracelets, son anneau ; elle courut prendre les couverts, le coffret en écaille et vingt autres choses, empaqueta le tout précipitamment et y mit l'adresse.
Mme Lemajeur ne voyait pas cela sans un extrême déplaisir.
« Attends au moins quelques jours, disait-elle. Tu te repentiras peut-être demain de ce que tu fais à cette heure.
– Pas une, heure, pas une minute de plus, dit Thérèse. Je veux prendre des mesures en vue même de ce repentir que vous me faites craindre.
– Il t'a donné ces objets, dit encore la mère. En conscience, ils t'appartiennent : personne n'a le droit de te les reprocher.
– Sans doute, fit Thérèse ; mais voudriez-vous donc qu'on dît qu'après tout j'ai reçu le prix de mes larmes ?
– Bien, ma fille, dit la vieille hydropique tout émue. Tu me remplis de joie. Je t'assure que tu n'y perdras rien. »
Mme Lemajeur ne trouva plus rien à objecter. Elle monta chez la voisine. À peine sa mère fut-elle sortie que Thérèse alla s'asseoir auprès de Mme Hilarion. Elle cacha sa tête dans le sein de la vieille malade et sanglota de nouveau en s'écriant :
« Oh ! madame, je voudrais bien mourir ! »
Un sourire mélancolique dérangea les lèvres de la bonne vieille. Elle qui avait été dans l'aisance, adorée d'un mari, entourée d'une nombreuse famille, et qui, successivement, avait tout perdu : mari, enfants, fortune, et s'était bientôt vue vieille, isolée, pauvre, et, pour surcroît de désastre, atteinte d'une maladie cruelle et incurable, elle ne put s'empêcher de sourire en entendant cette enfant à peine née qui, aux premières douleurs, parlait de mourir. Mais, avec une bienveillance angélique, la comblant de caresses et la pressant sur son coeur, elle lui dit de l'accent le plus tendre :
« Pleure, mon enfant chérie, pleure ! le chagrin s'en va tout doucement de l'âme avec les larmes…
XVII – Armistice.
Dans le principe, Marcille, de loin en loin, écrivit à son oncle des lettres étudiées, presque froides, où, par-ci, par-là, il glissait un petit paragraphe au sujet de Thérèse. « II savait à quoi l'honneur l'engageait vis-à-vis d'elle, et il était bien résolu à ne pas l'oublier. À cet égard, il comptait sur le concours loyal et ferme du procureur général. » Son amour, par exemple, était une question qu'il n'agitait plus et à laquelle il semblait même avoir peur de toucher.
L'oubli ne plaisait que médiocrement au procureur général. Ce mariage, que déciderait uniquement le point d'honneur, blesserait donc cruellement toutes les susceptibilités de la famille, pour n'être, en réalité, qu'une association que troubleraient perpétuellement des luttes douloureuses. Il fallait au moins que l'alliance reposât sur un amour durable ; à moins que de cela, il ne donnerait certainement jamais son consentement.
Marcille, à qui le procureur général écrivit en ce sens, s'émut des observations et changea peu à peu de style. Soit que les expressions glaciales dont il encadrait le nom de Thérèse fussent affectées, soit qu'il eût simplement à cœur de lever tous les obstacles capables de gêner l'accomplissement de ce qu'il considérait comme un devoir rigoureux, soit résurrection effective de sa passion, toujours est-il que, graduellement, ses phrases furent de moins en moins travaillées, qu'elles coulèrent chaque jour plus naturellement de sa plume, avec une chaleur croissante, et que, finalement, elles se firent remarquer par les incohérences et les incorrections d'un véritable lyrisme.
Le procureur général ne goûta pas davantage cette nouvelle prose. Il estimait, par comparaison, que l'enthousiasme est du genre de l'éclair, qu'il s'allume et s'éteint aussi vite, et qu'il ne saurait prouver une vraie et solide affection.
Marcille se modéra. Ses tâtonnements le montraient décidément résolu à dissiper tous les doutes de son oncle et jaloux de se concilier sa bienveillance.
« Sous l'influence de vos conseils et de la raison, lui écrivait-il peu après, j'ai fait litière de toute sensiblerie, de tout souvenir irritant, et j'ai voulu bravement éprouver jusqu'à quel point mon amour était de l'amour. Je me suis fait admettre en des cercles où brillent des femmes jeunes, charmantes et spirituelles, et j'ai tenté de combattre ma passion par une autre passion. Eh bien ? cher oncle, j'y perds mon temps et ma peine. Je vous le déclare, comme cela est, ces femmes, si jolies, si aimables qu'elles soient, ne peuvent pas même soutenir à mes yeux le parallèle avec Thérèse. Dans l'éloignement, je l'entrevois chaque jour plus belle, et l'absence me la rend mille fois plus chère. Je vous jure, qu'il ne fut jamais d'attachement ni plus sérieux, ni plus profondément enraciné dans un cœur d'homme. La crainte de vous fournir le prétexte d'oublier les clauses de notre contrat, en y manquant moi-même, m'empêche seul de rompre mon exil et de venir me jeter aux pieds de Thérèse. »
XVIII – Grandeurs et misères.
Thérèse, cependant, ne songeait guère à ceux qui s'occupaient si vivement d'elle. L'amour n'était déjà plus en son souvenir qu'un rêve effacé. Son âme tendre avait à subir des épreuves bien autrement douloureuses. Outre que Mme Hilarion achevait de mourir de son mal, Mme Lemajeur, usée par la tristesse et des labeurs excessifs, après quelques mois d'alanguissement, agonisait actuellement au milieu de tortures presque continuelles. L'état de ces pauvres femmes faisait de leur intérieur une sorte d'infirmerie dont Thérèse était tout à la fois la garde-malade, la sœur de charité, l'ange consolateur. À moins du souvenir d'épreuves analogues, il serait difficile de se faire une idée juste de ce qu'était son existence. Le jour, la nuit, veillant sans cesse, tantôt ici, tantôt là, s'oubliant elle-même, aux prises avec ces douleurs contenues, profondes, déchirantes, qui absorbent toutes les autres et y rendent insensible, elle partageait pieusement, avec une mansuétude incomparable, entre les deux femmes, ce qu'elle avait de forces, de tendresse, de dévouement passionné.
Ces détails affligeants n'étaient guère connus que des gens du voisinage. Le procureur général les ignorait absolument. Depuis le départ de son neveu, il n'avait pas entendu parler de la jeune fille.
Après être resté jusqu'à ce jour sans même avoir la curiosité de la connaître, il fut soudainement saisi du désir de la voir et de se former par lui-même une opinion définitive sur elle. Sous un prétexte quelconque, une après-dînée, il s'achemina vers la rue Serpente.
Aux nouvelles qui l'y attendaient, il ne fut pas moins étonné qu'ému. Thérèse lui apprit, avec une résignation apparente, la double perte qui la menaçait. On devinait à son visage et à sa voix combien elle souffrait de ne pouvoir librement pleurer. Cette entrevue fut décisive. Séduit sur-le-champ à la vue de la jeune fille, le procureur général, tant qu'il fut avec elle, ne cessa d'être sous le charme d'une émotion douce et pénétrante. Il jugea tout d'abord qu'elle méritait mieux que des condoléances banales. Les nombreuses marques d'intérêt qu'il lui donna étaient profondément senties.
Mme Hilarion recevait volontiers des visites. Avant de s'en aller, le procureur général exprima le désir de la voir. En l'absence de Thérèse, qui monta chez sa mère, il resta seul avec la vieille malade.
« Je ne saurais vous dire, monsieur, fit celle-ci avec un sourire mélancolique, combien votre présence me cause de joie. Quelques jours plus tard, et j'étais privée de cette consolation. »
Le procureur général répliqua d'un ton pénétré que peut-être elle s'abusait sur son état.
« Non, monsieur, dit tristement la malade, mes jours sont comptés. Dieu m'est témoin que je ne m'en affligerais pas si Mme Lemajeur n'était également perdue. La pauvre Thérèse, qui me semble ne se douter de rien, va se trouver seule avec son désespoir. »
On vient d'entendre que Thérèse n'ignorait rien de ce qu'elle avait à craindre ; le médecin, à sa prière, l'avait avertie de prendre ses mesures en vue des plus terribles éventualités. Sous la menace du plus grand malheur qui pût l'atteindre, car c'était l'amour même désintéressé, exclusif, immuable de deux mères, qu'elle voyait expirer sous ses yeux, elle trouvait encore en son âme la force d'imprimer à ses traits un air de sérénité, et de tromper autrui sur ses fatigues et sur ses angoisses.
Une telle force d'âme dans une si jeune fille frappa étrangement le procureur général. Il se connaissait en caractères. En un clin d'œil, il apprécia Thérèse et en conçut la plus haute idée. Cette pauvre fille, qu'il s'attendait à trouver vulgaire, grandissait tout à coup de cent coudées dans son esprit.
Cependant, Mme Hilarion continuait :
« Le mécompte qu'elle a essuyé la tourmente déjà beaucoup moins, et je me flatte qu'à la longue elle prendra tout à fait le dessus. Mais il faut aussi que M. Marcille prenne garde de défaire l'ouvrage de l'absence et du temps. Je ne doute pas des bons sentiments de M. Marcille ; par malheur M. Marcille a un caractère indécis, et, avec un tel caractère, on ne sait jamais sur quoi compter. »
Le procureur général prit assez froidement la défense de son neveu. Il assura toutefois qu'il le croyait toujours aussi vivement épris, et capable, décidément, de rendre Thérèse heureuse.
Mme Hilarion hocha la tête en signe de doute. Elle ajouta :
« Au surplus, monsieur, Thérèse, matériellement parlant, ne sera pas trop malheureuse. Je lui laisse par testament, bien et dûment enregistré, mon mobilier, mes chiffons, mon argenterie, mes bijoux, mes économies, et environ six cents francs de revenu. Avec ce petit avoir, il ne lui sera pas malaisé, jolie et sage comme elle est, de trouver un parti convenable. Dans le cas où elle voudrait rester fille, eh bien, si peu qu'elle travaille, elle vivra dans une grande aisance. »
La malade se reposa un moment, et reprit :
« Seulement, monsieur, j'ai des héritiers lointains qui ne manqueront pas d'en vouloir à Thérèse à cause de mes dispositions dernières. Il se pourrait même qu'ils cherchassent à l'inquiéter, et voilà précisément pourquoi, monsieur, je désirais si passionnément vous voir. Vous jouissez ici d'une grande autorité et d'un grand crédit ; votre influence peut beaucoup dans le cas dont il est question, et je voulais vous demander de l'employer en faveur d'une pauvre fille dont votre neveu a si imprudemment troublé la vie.
– Je vous donnerai cette assurance d'autant plus volontiers , madame, dit le procureur général d'un air et d'un accent qui excluaient toute arrière pensée, que mon admiration pour votre Thérèse me porte naturellement à cela. Quoiqu'il arrive, je vous le jure, elle trouvera invariablement en moi les sentiments et la protection du tuteur le plus dévoué et le plus énergique. »
À dater de cette visite, le procureur général ne laissa plus passer un seul jour sans envoyer chez Thérèse ou sans y aller lui-même. En même temps, se faisant l'avocat de la jeune fille, il se déclarait ouvertement partisan du mariage de celle-ci avec son neveu. Mme Marcille s'étonna de l'entendre parler ainsi.
« J'ai peine à croire ce que j'entends, lui dit-elle. Comment, tu plaides maintenant en faveur de ce mariage ? As-tu donc oublié tes idées sur les mésalliances ? Est-il possible qu'un homme comme toi se contredise aussi crûment ?
– Je n'ai point changé d'idées, répliqua le procureur général ; je crois toujours qu'un homme qui se mésallie à la légère, par caprice, par entêtement, par esprit d'opposition, commet une faute impardonnable. Mais, par exception, il se peut qu'une mésalliance soit bonne et produise d'excellents fruits. Quand une femme est belle, qu'elle a de l'esprit et des capacités, je ne vois pas pourquoi nous ne lui tendrions pas la main. Je doute que ce soit une faveur ; j'appellerais plutôt cela un acte de justice. Nous faisons en même temps une conquête : c'est de la politique élémentaire. »
Partant de là, l'oncle de Marcille ne discontinuait pas de vanter les mérites et les charmes de Thérèse. Il disait encore :
« Tu connais ma triste inclination à déblatérer contre ton sexe. Les prétextes de satisfaire ce penchant, Dieu merci, ne manquent pas. Eh bien ! j'ai beau mettre besicles sur besicles, je n'aperçois en Mlle Lemajeur aucun défaut sérieux. Je t'ai peint sa situation : il serait difficile d'en concevoir une plus effroyable. Chose merveilleuse, j'ignore comment elle s'y prend, avec sa simplicité, son naturel introuvable, sa grâce parfaite, loin de me causer de la pitié, c'est de l'enthousiasme qu'elle m'inspire. Je te l'avouerai, j'eusse eu la rare fortune de rencontrer sur mon chemin une femme semblable, que je n'eusse pas balancé à me marier. Ton fils n'en est pas digne ; mais enfin elle l'aime toujours. J'ajouterai que le scandale n'est plus à craindre, que le public est fait à ce mariage, qu'il y croit, que ton fils me paraît résolu à ne pas reculer, et que tu dois te résigner à lui donner ton consentement ou à ne plus le revoir. »
Il lui répéta cela et beaucoup d'autres choses, tous les jours, pendant des semaines, pendant des mois. Il lui montra enfin les lettres toujours plus pressantes, toujours plus ardentes de Marcille. Son amour maternel était incontestablement plus profond, plus désintéressé, plus exclusif que celui des deux oncles pour leur neveu. Il n'avait rien moins fallu que les préjugés les plus tyranniques pour l'affaiblir un moment. Mme Marcille, en réalité, n'avait jamais vécu que par et pour son fils. Outre qu'elle était sous l'empire permanent des raisons de son frère, l'éloignement et l'absence achevèrent de réveiller toute sa tendresse d'autrefois. Finalement, le procureur général réussit à vaincre sa résistance et à lui faire partager toutes ses vues.
Restait le commandant.
Mme Marcille, la première, entreprit, on peut dire, de l'endoctriner. Ce qui était présumable, il ne voulut pas même l'entendre. À peine comprit-il de quoi il s'agissait qu'il bondit sur sa chaise comme s'il eût été mordu par un serpent. Il répliqua par anticipation, d'un ton sec, décisif :
« Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Ton fils m'a désobéi, m'a manqué, m'a fait une blessure qui ne guérira jamais. Qu'il fasse ce qu'il voudra, qu'il se marie, qu'il ne se marie pas, je m'en soucie aussi peu que de l'an mil : tout est rompu entre nous ; et si tu ne veux pas que je m'en aille pour ne plus revenir, tu cesseras de me parler de lui. »
Les tentatives du procureur général ne furent pas plus heureuses. L'impatience ajouta à la colère du commandant.
« Toi, Suzanne et son fils, s'écria-t-il, vous n'êtes que des girouettes ! Il ne faut pas vous attendre à ce que j'en grossisse le nombre. Je ne suis pas un de ces hommes qui tournent à tous les vents. Que diable ! on a, oui ou non, du caractère. Ça n'est pas ma faute, mais j'en ai, et vous devrez, certes, mettre en branle bien d'autres cloches avant que je l'oublie !
– C'est bel et bien, mon cher Narcisse, repartit tranquillement le procureur général, tu te piques d'avoir du caractère et tu concevrais un mortel dépit si l'on pouvait seulement en douter. Tu me sembles oublier qu'une volonté puissante, dès qu'elle n'est pas tempérée par beaucoup de bonté et un grand fonds de justice, n'équivaut souvent qu'à de la férocité. »
La réflexion frappa tout d'abord le commandant ; mais il était trop l'homme du fait pour s'arrêter longtemps à une pensée, quelque profonde qu'elle fût. L'observation de son frère glissa sur son épiderme comme fait la goutte d'eau sur une cuirasse d'acier poli.
D'ailleurs, on ne l'a pas oublié, le fier commandant était loin d'être aussi libre qu'il avait la prétention de le paraître. Imbu des plus étroits préjugés, fanatique de la force brutale, ennemi juré, et pour cause, de ce qu'il appelait avec mépris les idéologues, n'eût-il été l'esclave de personne qu'il l'eût été du moins de son propre tempérament. Dépourvu en outre de la faculté de s'observer et de se contenir, sa violence était une force à la disposition de quiconque connaissait l'art de l'exploiter.
À son insu, son inflexible volonté, qui le faisait comparer à une barre de fer, ne s'exerçait qu'au profit des caprices d'une femme. Une femme de l'apparence la plus frêle, aussi adroite qu'ambitieuse, se piquant de régner en plus d'une maison, Mme Henriette Desmarres, avait conquis le privilège de ployer ladite barre de fer comme elle eût fait d'une lame d'acier.
Il a été dit que, dans son veuvage, elle s'était consolée de n'avoir point d'enfants en adoptant une nièce. On ne saurait affirmer qu'elle convoitât l'héritage du commandant pour en doter cette fille adoptive ; toujours est-il qu'elle ne perdait pas une occasion d'envenimer la querelle du neveu avec l'oncle, et qu'elle contribuait plus que personne à entretenir l'animosité entre eux.
XIX – Réaction.
La pauvre Thérèse se noyait dans les larmes. Bien que la mort de Mme Hilarion et celle de sa mère, qui avait suivi de près sa vieille amie dans la tombe, ne l'eussent pas prise au dépourvu, elle ne pouvait se faire à l'idée poignante de ne revoir jamais celles en qui elle avait eu véritablement deux mères. Celles-ci emportaient tous les charmes de sa vie. Il lui semblait qu'elle ne fût plus qu'un corps sans âme, et que tout, jusqu'à l'espérance du repos, eût disparu pour elle. La vue de ces chambres vides qu'elles avaient habitées, où bruissaient encore leurs voix, où s'agitaient encore leurs ombres, ne cessait de raviver sa douleur et d'ajouter à son désespoir. Elle eût fini indubitablement par en souffrir dans sa jeunesse et dans sa beauté si le procureur général, qui ne la perdait pas de vue, n'eût jugé à propos de l'arracher à cet intérieur funèbre.
À mesure qu'il avait mieux connu la jeune fille, le procureur général avait senti son estime pour elle grandir et se développer jusqu'à la plus vive affection, et, à force de la voir, il s'était graduellement habitué à lui parler comme s'il eût été son père. Il lui rappela ce qu'il avait formellement promis à Mme Hilarion, et lui exprima la ferme volonté de ne point faillir à ses promesses. Il ajouta :
« Vous ne pouvez rester plus longtemps ici : vous y seriez poursuivie par de trop cruels souvenirs. Non loin de chez moi, j'ai une toute petite maison propre et logeable, juste assez grande pour vous. Si vous le voulez bien, je vais vous y conduire et vous y installer. »
Distraite de son accablement par ce début, Thérèse leva des yeux pleins de surprise vers le procureur général.
« Je n'ai pas fini, mon enfant, continua ce dernier. Vous ne devez plus travailler pour vivre. À ce compte, la petite rente que vous laisse Mme Hilarion est insuffisante. Vous ne vous opposerez pas, je l'espère, à ce que je supplée à l'insuffisance de vos ressources. »
Thérèse, stupéfaite, ne comprenait pas à quel titre l'oncle de Marcille lui assurerait ce bien-être.
« Je suis pénétrée de la plus vive reconnaissance, monsieur, balbutia-t-elle avec émotion ; il m'en coûte de rejeter des offres si généreuses ; mais les termes où j'en suis avec M. Marcille m'en font un devoir.
– Marcille vous aime toujours, à ce qu'il dit, répliqua le procureur général, et sa mère consent au mariage. Or, il ne serait pas séant que la femme de mon neveu recourût au travail pour vivre. »
Le visage de Thérèse respira une mélancolie ineffable.
« J'ai beaucoup pleuré ces derniers jours, dit-elle d'une voix tout attendrie, et je trouve encore au fond de mes yeux des larmes pour vous remercier. Mais, voyez-vous, monsieur, ajouta-t-elle en hochant la tête, c'est pour moi plus qu'un doute, c'est une conviction, M. Marcille a beau dire, il s'abuse sur ses propres sentiments, il ne m'aime plus, il est probable qu'il ne m'épousera jamais.
– Il ne serait plus mon neveu ! dit fermement le procureur général.
– Je serais donc une cause de trouble dans votre famille, sans en être plus avancée. S'il ne m'aime plus, comme je le pressens, tout sera dit : je ne ferai certainement pas un mariage d'intérêt. Alors je devrai quitter la position que vous m'aurez faite. Ne vaut-il pas mieux que les choses en restent là ?
– J'ai tout lieu de croire que vous vous trompez, que Marcille vous aime et vous épousera. Au surplus, s'il devait en être autrement, il serait temps alors d'aviser. »
Disant cela, l'oncle de Marcille devenait rêveur.
Thérèse ne se rendait pas encore. Elle n'avait pas d'ambition, elle était contente de ce qu'elle possédait et elle ne se souciait nullement de s'élever à un rang auquel elle avait peur de ne pas pouvoir rester. Elle était en outre instinctivement effrayée des obligations que lui imposerait ce changement de fortune.
Bien qu'elle s'exprimât en termes vagues, le procureur général la comprenait parfaitement. Il discerna qu'il fallait en quelque sorte la contraindre.
« Je vous parle, lui dit-il gravement, avec l'autorité que m'ont transmises les deux personnes que vous venez de perdre, et vous ne pouvez me refuser sans manquer à leur mémoire. »
La fermeté du procureur général triompha enfin des irrésolutions de la jeune fille. Touchée jusqu'au fond du coeur, elle ne trouvait que malaisément des expressions pour rendre ce qu'elle sentait.
L'oncle de Marcille l'interrompit. Un sourire mélancolique qui ne lui était pas habituel errait sur ses lèvres.
« Accordez-moi votre confiance, chère enfant, dit-il d'un accent pénétré qui frappa Thérèse, aimez-moi un peu, c'est encore moi qui serai l'obligé. »
L'idée seule d'entrer dans un monde qu'elle ne connaissait pas occasionnait de vives inquiétudes chez la jeune fille. Sans compter qu'elle répugnait à voir des visages nouveaux, elle devinait toutes les préventions contre lesquelles elle aurait à lutter. D'ailleurs, la réputation de beauté, de grâce et d'esprit que le procureur général lui avait faite était difficile à soutenir.
Même dans les plus favorables conditions, que de temps ne faut-il pas à une fleur sauvage pour acquérir la vivacité d'éclat et la suavité de parfum d'une fleur de serre ? À tout dire, c'est miracle que la rapidité avec laquelle les femmes, si merveilleusement organisées d'ailleurs pour des métamorphoses analogues, s'élèvent parfois au niveau du milieu où tout à coup on les transplante. Elles ont, pour la plupart, des organes délicats, une sensibilité nerveuse, une finesse d'instinct qui font qu'elles devinent plutôt qu'elles n'apprennent et suppléent bientôt l'éducation qui leur manque. En fait de goût, de manières, de langage, le développement qui, chez un homme, exigerait des années, peut s'opérer en elle en l'espace de quelques mois.
Thérèse dépassa même, à cet égard, toutes les prévisions du procureur général. Ce fut pour elle l'affaire d'un instant de saisir jusque dans les nuances les choses dont elle avait besoin pour ne pas être déplacée. Mme Marcille, qui se livra sur elle à une étude qu'on pourrait comparer à celle du chimiste sur un métal composé qu'on soumet à son analyse, ne fit, à son profond étonnement, que des remarques satisfaisantes.Elle ne tarda pas même à s'émerveiller de la bonne grâce de cette jeune fille, de sa simplicité attrayante, de son goût exquis en toutes choses, de sa pénétration, de ses aptitudes. Elle s'y attacha insensiblement autant qu'elle pouvait s'attacher à quelqu'un qui n'était pas son fils, et finit par en faire assez de cas pour ne plus craindre d'en parler avec éloge et de la produire à ses côtés.
Déjà Thérèse, à cause de son histoire, du bruit dont elle avait été l'occasion, si elle n'excitait pas l'intérêt, éveillait du moins une curiosité fort vive. Chacun voulut la voir. Traitée d'abord un peu en phénomène, la pauvre fille, sur le compte de laquelle toutes les médisances avaient été bien accueillies, inspira graduellement d'autres sentiments. Les impressions favorables se multiplièrent et se communiquèrent de proche en proche. L'opinion, avec son va-et-vient de pendule, d'évolutions en évolutions, exécuta tout doucement son mouvement oscillatoire et, finalement, se trouva aussi loin que possible de son point de départ. Thérèse se vit peu à peu recherchée, caressée, fêtée, et décidément jugée pas trop indigne de la société des gens dits comme il faut.
Les choses en étaient venues au point que, parmi les personnes les plus fières et les plus dédaigneuses, il s'en trouvait qui, sans trop de répugnance, consentaient à ce que cette enfant de rien partageât la société de leurs filles. Cédant à un caprice de sa fille Cornélie, Mme Granger elle-même s'était réconciliée avec Mme Marcille, afin de connaître Mlle Lemajeur et de l'attirer dans sa maison. Il faut ajouter que Thérèse, qui prenait son rôle à cœur et dont le procureur général se plaisait à développer l'esprit, se montrait, par sa mémoire, la vivacité de son intelligence, son naturel, sa grâce, de beaucoup supérieure à la plupart de ses riches compagnes.
Le commandant, comme on devait s'y attendre, le jour même où Thérèse mettait le pied chez sa sœur, en sortait, lui, pour n'y jamais reparaître. Les insinuations ironiques de Mme Henriette ne contribuaient pas peu, il est vrai, à lui faire embrasser ce parti. Au reste, Mme Marcille, à ce qu'il semble, n'avait pas employé les larmes pour le retenir. On disait tant de bien de Thérèse, le procureur général était si dévoué à ce mariage que Mme Marcille, qui arrivait elle-même à le trouver convenable, ne désespérait pas de voir un jour ou l'autre son frère Narcisse se ranger à l'avis de la majorité.
D'ailleurs, elle fut bientôt tout entière au bonheur de revoir, d'embrasser son fils. Il y avait près de trente mois qu'elle en était séparée. Son impatience ne connaissait plus de bornes. Elle venait de lui écrire qu'il hâtât son retour, qu'elle l'attendait avec l'intention formelle de combler tous ses vœux.
XX – Problème psychologique.
On a pu remarquer que Thérèse, si elle avait de la tendresse, était libre des élans de la passion. Par son départ brusque et inexplicable, Marcille, en faisant douter de sa fermeté, avait par cela même de beaucoup altéré l'affection que la jeune fille se sentait pour lui. Ne le voyant plus, ne recevant pas de ses nouvelles, de tiède qu'elle était à son endroit elle devint presque indifférente. La maladie de sa mère, l'agonie de Mme Hilarion, la mort enfin de ces femmes si tendrement aimées l'avaient jetée en proie à des perplexités dévorantes, puis plongée dans un désespoir sans bornes où, un moment, avait disparu jusqu'au souvenir de Marcille.
Aujourd'hui elle y songeait forcément de nouveau, et cela chaque jour davantage. Quoi qu'elle fît pour s'en défendre, l'affection qu'elle lui avait jadis vouée se réveillait et regagnait insensiblement en elle le terrain perdu. Quand elle eût préféré croire à des déceptions, tout conspirait à l'endormir : et les lettres tendres de Marcille, et l'appui du procureur général, et l'ambition qui graduellement l'envahissait de rester dans le milieu où elle commençait à se plaire.
L'oncle Deshaies, de son côté, était en voie de subir la plus étrange et la plus impossible des modifications. Parvenu à un âge où il n'eût pas été étonnant de le voir vieillir, il était encore plein de sève et de jeunesse. À cause de l'existence régulière qu'il avait menée, on ne lui eût pas donné plus de quarante-deux ans, bien qu'il en eût quarante-cinq accomplis. Il était du nombre de ces hommes qui, sans être ni beaux, ni imposants, plaisent beaucoup aux femmes par leur affabilité et les charmes de leur esprit.
Ce n'était ni l'égoïsme, ni l'amour d'une indépendance fictive, ni la peur des soucis qu'occasionne une famille qui l'avaient détourné du mariage : il savait trop bien que, dans la vie, l'on ne se soustrait aux obligations normales que pour tomber dans une servitude plus dure ; il était resté garçon, d'après son propre dire, parce qu'il n'avait point rencontré une femme complètement à son gré. En cela seulement il s'était montré exclusif. Au total, imbu de ce scepticisme plein de réserve auquel se tient l'homme d'observation et de jugement, il cachait, sous la gravité officielle que lui imposaient ses fonctions, une âme gaie, sensible, très capable de comprendre et d'aimer les bonnes et simples choses. Or, il était au moins surprenant de voir cet homme, d'un caractère si égal et si heureux, assez maître de lui-même d'ordinaire pour ne pas laisser paraître d'impressions sur son visage, devenir insensiblement rêveur, se laisser aller à des attitudes mélancoliques et s'oublier au point d'avoir des distractions.
Sur ces entrefaites, Marcille, à l'instar d'un aérolithe, tombait chez sa mère et courait se jeter dans ses bras.
Cinq ou six personnes étaient présentes, notamment le procureur général, Thérèse elle-même et l'amie en apparence la plus exclusivement attachée et dévouée à celle-ci, la fille unique et gâtée de l'ex-négociant, Mlle Cornélie Granger. Sous l'empire d'une réelle et vive émotion, Marcille ne vit d'abord que sa mère, qu'il tenait embrassée comme eût pu le faire un simple petit bourgeois. Il se tourna ensuite vers son oncle qu'il embrassa avec cordialité.
« Et Thérèse ? » s'écria-t-il en passant avec un certain embarras la revue des personnes qui assistaient à cette scène.
Il jeta un cri de surprise, se précipita vers la jeune fille et couvrit ses mains de baisers, disant « Thérèse ! chère Thérèse ! »
Thérèse, à force d'être émue, tremblait de tous ses membres. Malheureusement, aux premiers élans de cette, entrevue devaient se borner ses impressions agréables.
Marcille, sans quitter les mains de la jeune fille, se redressa et l'envisagea d'un air resplendissant de joie. Thérèse, souriant, baissait chastement les yeux. Elle ne vit pas la série de nuances qu'indiquèrent les traits du jeune homme pour passer successivement de l'expression d'une joie éclatante à celle de la surprise, à celle de la stupeur, à celle du chagrin, à celle enfin de la désolation.
« Il est singulier, lui dit-il d'abord d'un accent indécis, que je ne vous ai pas reconnue sur-le-champ. » Et la joie disparaissait à vue d'œil de sa figure pour faire place à l'étonnement.
« Après cela, continua-t-il d'un air de plus en plus gêné, en l'examinant toujours, ce deuil, cette pâleur.... » Son étonnement tournait à la stupéfaction.
« Votre mère, madame Hilarion, c'est juste…, j'avais oublié… » Il devenait triste.
« Pauvre amie, ajouta-t-il, vous avez dû bien souffrir ! » Aux prises avec un accablement extrême, il balbutiait ces propos sans suite plutôt des lèvres que du cœur.
« Puis, fit-il d'une voix éteinte et de cet air que doit avoir une femme qui ne reconnaît plus son enfant, il s'est fait en vous tant de changements ! »
Thérèse, inquiète, se hasarda à lever les yeux sur lui. Elle fut frappée de l'altération de ses traits et de la tristesse navrante qui y était imprimée. La remarque fit sur elle l'effet d'une douche d'eau glacée. Ne pouvant attribuer à aucune idée flatteuse le trouble de son amant, elle sentit ses lèvres, épanouies par le sourire, se replier comme les feuilles d'une sensitive qu'on touche ; elle eut envie de pleurer.
« Que vous avez les mains froides ! » dit tout à coup Marcille en cessant de presser les mains de Thérèse.
En effet, celle-ci avait froid. Elle se tenait roide et muette. L'air de Marcille, son accent, ses observations, avaient quelque chose de désobligeant qui la glaçait et paralysait sa langue, tout son corps.
Le procureur général observait cette scène avec un âpre intérêt ; il semblait craindre d'en perdre un seul détail.
Il s'établit un silence pénible. Thérèse, par son attitude, rappelait une pétrification ; Marcille détournait la tête d'un air accablé…
Mme Marcille, avec la turbulence de son affection maternelle, vint à propos les arracher à cette torpeur. Elle ne voyait, ne pouvait voir que son fils. Elle se montrait jalouse des regards qu'il accordait à autrui ; elle eût voulu fixer exclusivement son attention et se souciait peu de laisser voir combien l'on gênait l'effusion de sa tendresse.
Les visiteurs comprirent. Ils se retirèrent les uns après les autres. Cornélie Granger prétendit emmener Thérèse. Celle-ci prétexta d'un malaise quelconque pour refuser. Le procureur général, tout rêveur, la reconduisit chez elle, où, sans mot dire, il la laissa à ses réflexions.
XXI – Quatre-vingt-dix-neuf sur cent.
Mme Marcille, en immolant à son fils des préjugés, c'est-à-dire une partie d'elle-même, se flattait que du moins elle retrouverait en compensation le fils tendre, prévenant, dévoué qu'elle avait jadis. Elle fut surprise, puis inquiète, enfin profondément affligée de constater que sa condescendance ne profitait ni à elle, ni à son fils, ni à personne. La joie de Marcille, en revoyant sa mère, n'avait duré qu'un instant. Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, il donna l'exemple du plus inexplicable des phénomènes.Pour l'ébahissement de ceux qui s'intéressaient à lui, alors qu'il avait ce qu'il souhaitait, qu'il pouvait se marier, alors qu'on s'attendait littéralement à le voir étouffer de bonheur, il tombait dans un morne accablement, dans une mélancolie de plus en plus noire.
« Mais qu'as-tu donc ? » ne cessait de s'écrier sa mère avec impatience.
Il ne savait évidemment que répondre. Mme Marcille était confondue ; elle épuisait toutes les conjectures imaginables.
« Oublies-tu donc, lui dit-elle enfin, que j'aime Thérèse presque autant que toi, que je consens au mariage avec plaisir, avec bonheur, si tu veux ? »
Ce mot mariage fit tressaillir Marcille.
« Ah ! oui, fit-il, mon mariage : il est temps d'y songer. »
Mme Marcille, ne parvenant pas à vaincre une taciturnité si étonnante, en était réduite à prier Thérèse de tâcher d'en surprendre la cause.
Marcille voyait Thérèse tous les jours. Si elle allait en visite, il prenait pour lieu de rendez-vous la maison où elle se trouvait. Il lui marquait un empressement affectueux, l'accablait de prévenances, mais cela sans dérider son front, un peu trop comme eût pu le faire un automate bien organisé. Il faisait songer encore à un homme atteint d'un mal incurable, décidé toutefois à montrer du courage, à ne jamais se plaindre, à remplir coûte que coûte ses obligations.
Thérèse, impuissante à expliquer cette manière d'être, se montrait patiente, attentive, pleine de douceur et de tendresse. Elle ne pouvait encore s'arrêter à l'idée de croire que Marcille, après tout ce qui s'était passé, lui préparât les plus douloureux mécomptes. Par discrétion, elle ne l'eût pas même interrogé, n'eût été son envie d'être agréable à Mme Marcille. Profitant d'un jour où, en présence de Cornélie, il se montrait plus communicatif, elle lui dit d'un ton de tendre reproche :
« Ne me direz-vous pas, à moi, la cause de votre mélancolie ?
– Hélas ! chère Thérèse, repartit Marcille en baissant les yeux, comment vous dirais-je ce que je ne sais pas moi-même ? »
Cornélie, dès le principe, s'était immiscée dans tous ces petits intérêts. Un sentiment de vanité l'avait jetée dans les bras de Thérèse ; elle avait été mue uniquement par l'ambition de participer au bruit que faisait la jeune ouvrière. Aujourd'hui, elle ne se sentait pas d'aise d'avoir les deux amants à sa discrétion, tant l'un et l'autre, par leur conduite réciproque, éveillaient de curiosité en elle.
« S'aimaient-ils toujours ? se marieraient-ils ? d'où pouvait provenir la singulière mélancolie de Marcille ? Que se passait-il en sa tête ? »
Ces questions, qu'elle ne cessait de s'adresser, étaient autant d'énigmes dont elle prétendait avoir le mot. Bien que de sept à huit ans plus jeune que Marcille, habituée longtemps à le considérer comme son futur époux, elle s'était insensiblement familiarisée avec lui au point de ne plus aucunement se contraindre en sa présence.
Marcille avait vu en quelque sorte grandir Cornélie. Il l'avait quittée une petite fille exclusivement préoccupée de ses plaisirs de pensionnaire, et, après deux années de voyage, il la retrouvait une femme éblouissante de jeunesse et de charmes. Même dans le voisinage de Thérèse, qui lui était de beaucoup supérieure par la grâce, la décence, la discrétion, elle avait le privilège d'occasionner le plus grand trouble en lui. Elle le taquinait, s'ingéniait à le faire causer, à provoquer ses confidences et, à cet effet, sans se soucier du dépit qu'en ressentait Thérèse, déployait toute la coquetterie dont elle était capable. À vrai dire, ses manèges n'avaient que peu de succès. Evidemment, Marcille était touché de sa beauté, se plaisait beaucoup en sa compagnie, semblait heureux de la voir chaque jour, de l'entendre babiller ; mais il persistait néanmoins à se taire avec elle comme avec les autres.
« Je vous jure, lui affirma-il un jour en l'absence de Thérèse, que je serais très embarrassé s'il s'agissait de vous répondre catégoriquement. Les sentiments qui m'accablent sont on ne peut plus vagues. Ma pensée est l'image de la plus parfaite confusion. Comment verriez-vous clair dans un chaos que moi-même je ne puis parvenir à débrouiller ? »
Il eût voulu décupler la vivacité du sentiment qui la possédait qu'il n'eût certainement pas mieux réussi.
Devant son oncle, Marcille, par mégarde, trahit le sujet de ses perpétuelles préoccupations. Il était seul avec le procureur général ; tous deux étaient pensifs et se taisaient. Continuant tout haut sa pensée, Marcille se prit à dire :
« Ne trouvez-vous pas comme moi qu'elle est beaucoup changée ? »
L'oncle comprit sur-le-champ qu'il parlait de Thérèse.
« En bien ? » demanda-t-il. Marcille répliqua :
« Je ne saurais dire.
– Est-ce que tu aurais changé d'avis ? » ajouta le procureur général. Marcille parut offensé.
« Me supposeriez-vous, dit-il, assez malhonnête homme ?
– Il ne s'agit pas d'honnêteté ici, interrompit l'oncle en se levant ; et si tu n'as rien de mieux à me dire… » Il lui tourna le dos et s'en alla.
On peut affirmer que Marcille, du jour où il trouvait, dans la crainte de ne plus être riche, un prétexte suffisant pour ajourner son mariage, était bien près de ne plus aimer la jeune fille. À peine fut-il installé à deux cents lieues de distance, au coeur d'un pays splendide, peuplé de figures nouvelles, qu'il s'étonna lui-même de songer si peu de fois à Thérèse en un jour. Il s'habituait parfaitement à ne plus la voir, s'en préoccupait de moins en moins, et arrivait même à n'y plus penser qu'à de longs intervalles. De là ses lettres rares et laconiques.
Toutefois, les distractions s'épuisèrent. Il était à Nice. Insensiblement, il sut par cœur la ville et ses environs ; il se fit aux figures et aux mœurs nouvelles ; les nouvelles liaisons qu'il avait contractées le fatiguèrent ; le vide se fit de nouveau en lui ; il fut saisi d'un ennui immense. Les attraits de l'inconnu l'avaient détourné de Thérèse, l'ennui l'y ramena.
À vrai dire, la figure qui reparaissait tout à coup sur le fond de sa mémoire peu fidèle offrait bien quelques dissemblances avec celle de la Thérèse du monde réel. Aux yeux de Marcille, le désœuvrement et la distance enrichissaient cette figure de charmes de plus en plus exagérés et impossibles. Le visage, le caractère, la grâce, l'esprit, tout, en la fille de Mme Lemajeur, revêtait ces formes, prenait ces couleurs, rappelait finalement cet idéal mythologique que recherchaient les poètes et les peintres du premier empire. Sur cette pente Marcille ne pouvait s'arrêter. A mesure que le temps passait, il prenait toujours plus au sérieux cette créature fantastique, désespérait même de pouvoir jamais l'embellir assez, et, décidément, en faisait une merveille qui rappelait la vraie Thérèse aussi bien que la Minerve antique, en ivoire et en cuivre doré, rappelle une femme vivante.
Aussi, graduellement, avec quel feu, quel enthousiasme, quelle passion ne parlait-il pas de Thérèse, dans ses lettres au procureur général !
Après s'être complu longuement, à satiété, dans cette fourberie d'imagination, en revoyant la jeune fille, son premier cri avait été : « Dieu qu'elle est changée ! »
Hâtons-nous d'avancer, pour le rendre moins absurde et moins haïssable, que son erreur est commune.
La chose est arrivée à tout le monde.
Nous grandissons au collège côte à côte avec d'aimables garçons que nous voyons, que nous apprécions à travers les illusions et l'inexpérience de notre âge. Nous partons. Un an, deux ans, et plus, dure notre absence. Nous croissons, et ils gardent leur taille ; nous faisons du chemin, et ils prennent racine à leur place. Nos idées se développent, nous étudions, nous observons, nous contractons d'autres habitudes, nous changeons d'avis sur toutes choses, et eux, qui n'ont pas les mêmes stimulants, qui n'ont pas de motifs pour se développer, pour étudier, pour observer, ils restent à peu près ce qu'ils étaient au point de départ, avec les mêmes idées, les mêmes habitudes, les mêmes sentiments. La destinée alors nous rapproche, et nous nous écrions tout déçus : « Dieu ! qu'ils sont changés ! » Là est l'erreur ; ils sont toujours les mêmes : ce qui nous trompe, c'est que nous les envisageons d'un autre point de vue, avec d'autres pensées, un autre jugement. Et ainsi de Marcille vis-à-vis de Thérèse.
À beaucoup d'égards cependant, la Thérèse d'aujourd'hui avait une incontestable supériorité sur celle d'autrefois. Sans parler de son extérieur, qui avait gagné en distinction, elle était moins timide, plus sûre d'elle-même, et plus apte à percevoir la valeur réelle des choses. Mais, à quelque degré qu'elle se fût développée et élevée, il est certain qu'elle n'habitait pas ces nuages où s'était égarée la pensée de Marcille.
Celui-ci ne revenait pas de son étonnement, il restait accablé sous la déception. Il ne comprenait plus rien à cette fille toute simple, toute naturelle, essentiellement humaine, adorable, s'il eût su la voir, mais pas du tout sublime. Dans son désenchantement, il s'oubliait jusqu'à être injuste et aveugle, jusqu'à la voir moins belle, moins élégante, moins gracieuse, moins distinguée qu'elle ne l'était véritablement.
XXII – Palinodies.
Bien des gens ne s'étaient pas consolés de voir Thérèse sortir de son humble condition et monter d'un bond jusqu'à eux. De ce nombre était précisément la mère de Cornélie, Mme Granger, femme fière, hautaine, qui, née de Beauval, ne pouvait pardonner au sort de l'avoir associée à un honnête commerçant. Elle n'admettait Thérèse chez elle qu'à contre-coeur ; elle ne comprenait point la facilité déplorable de sa fille à se commettre avec une petite ouvrière, et se vengeait de la contrainte que lui imposait Cornélie en traitant Thérèse avec tout le dédain possible, et en lui rappelant sans cesse, de la manière la plus dure, l'honneur insigne qu'on lui faisait. La seule vue de cette femme était un supplice pour Thérèse. Que ne souffrit-elle pas quand elle connut sa fille, cette enfant exigeante, jalouse, personnelle, infatuée de sa beauté, chez laquelle les caprices devenaient des passions et les espiègleries de la méchanceté ! Elle eut envie de rompre net. Il était trop tard pour le faire sans éclat. Elle attendit patiemment le retour de Marcille.
Cornélie était à ranger parmi ces femmes qu'on ne peut voir avec indifférence, qu'on adore ou qu'on hait. Grande, svelte, avec des pieds et des mains d'une rare élégance, elle avait dans tous ses mouvements l'agilité, la souplesse, le nerf d'une couleuvre. Un peu d'embonpoint en ferait une femme admirable. Ses cheveux fins autant que les fils du cocon, nombreux à garnir plusieurs quenouilles, étaient de la couleur des épis mûrs. La santé et la passion éclataient dans ses yeux fauves. Sous son épiderme, comparable au tissu des plus belles fleurs et d'une blancheur transparente, on voyait par instant circuler le sang avec une impétuosité extraordinaire. Elle avait ces traits un peu irréguliers, délicats, d'une mobilité excessive, des naturels colères, qui incessamment vibraient, s'épanouissaient, se contractaient au gré des plus insignifiantes émotions. Esclave d'un tempérament plein de violence, elle s'était par degrés affranchie de tout contrôle, et jouissait dans sa famille d'une liberté dont elle était encore à connaître les bornes. De ce que les convenances interdisent à une jeune fille, elle se permettait tout, hormis ce qu'elle ignorait. Sa fantaisie était un niveau sous lequel sa mère elle-même, une maîtresse femme, cependant, courbait la tête.
À son insu, elle n'aimait guère qu'elle-même. L'égoïsme étouffait en elle toute générosité. Sous ses démonstrations d'amitié se devinait en quelque sorte la pointe acérée des griffes d'une chatte. Autant qu'il était possible, Thérèse devint insensiblement sa dupe et sa victime. Marcille, en cela, par sa faiblesse, par ses sentiments équivoques, par la mélancolie dont il ne voulait pas dire la source, fut son compère sans le vouloir. Sous l'inspiration de sa seule vanité, elle eût certainement voulu connaître son pouvoir sur un coeur capable d'un amour exclusif. La curiosité ajouta encore à ses instincts de coquetterie. Pour surprendre la confiance de Marcille, pour lui arracher son secret, elle s'appliqua à le frapper, à le séduire, à lui faire tourner la tête.
Marcille, dans un profond accablement, n'essaya pas même de résister à ces provocations. Toutes les prévenances qu'il eut pour Thérèse ne semblèrent bientôt plus que le résultat d'un effort, tandis que ses attentions pour Cornélie devinrent chaque jour plus évidemment celui d'un amour grandissant. Thérèse, bien que vivement irritée, eut assez d'empire sur elle-même pour cacher ses impressions. Son calme apparent eut pour double effet d'activer l'audace de Cornélie et de rendre Marcille moins réservé. Thérèse patienta encore. Elle se borna à voir moins souvent Cornélie et Marcille, se flattant que ce dernier s'apercevrait un jour ou l'autre de ses oublis et s'empresserait de les réparer.
Cornélie n'avait pas même l'air de comprendre que Marcille, en s'occupant exclusivement d'elle, manquait vis-à-vis de Thérèse aux plus simples convenances. Elle fit à celle-ci des reproches insidieux, affecta de remarquer sa froideur croissante et de croire qu'elle dissimulait de profonds chagrins. Un jour, après avoir imaginé vingt hypothèses, elle s'écria tout à coup :
« Seriez-vous jalouse ? »
La langue de Thérèse alla cette fois plus vite que la réflexion.
« Est-on jalouse, répliqua-t-elle aussitôt, parce qu'on est blessée d'un manque d'égards ?
– Qui vous manque d'égards ? fit Cornélie avec vivacité. Est-ce M. Marcille ! »
Thérèse se repentait déjà.
« Cornélie, dit-elle du ton de la prière, à moins que vous n'ayez l'intention formelle de me désobliger, vous tiendrez que je n'ai rien dit. »
Cornélie ne l'écouta point. Au contraire, avec toute l'exagération dont elle était capable, elle s'empressa d'instruire Marcille du mécontentement de Thérèse. Marcille fut désagréablement surpris. Dès qu'il en trouva l'occasion, il s'approcha de Thérèse et lui demanda avec amertume de quoi elle avait à se plaindre.
« Entre nous, chère Thérèse, ajouta-t-il, je crains que, sans vous en apercevoir, vous ne soyez d'un caractère un peu exigeant. Vous savez bien que je vous aime. Pour que vous soyez contente, faut-il que je l'affiche à tout bout de champ et que je sois ridicule ? »
Thérèse, blessée au vif, ne put maîtriser un mouvement de colère.
« Mlle Cornélie, répliqua-t-elle d'une voix émue, ne m'a point comprise ou s'est plu à dénaturer ce que j'ai dit. Vous pourriez me connaître mieux, monsieur Marcille. Eussé-je à me plaindre que, par fierté, je ne le ferais pas. Mais je ne saurais trop vous répéter que, malgré les termes où nous en sommes, je ne me crois aucun droit, que je vous considère comme parfaitement libre, et que je vous verrais même avec chagrin vous opiniâtrer dans une entreprise qui coûterait à vos affections. Après cela, de quoi pourrais-je me plaindre ? »
Marcille ne laissa pas que d'être très confus. Il ne crut pouvoir moins faire que d'accuser des torts, de s'en excuser, et de renouveler l'assurance de son amour. Quelques jours plus tard, il avait tout oublié. Il négligeait de nouveau Thérèse pour ne plus s'occuper que de Cornélie. Thérèse en conçut un profond ressentiment. Marcille semblait incorrigible. Sa versatilité, son indécision, son peu de mémoire, son peu d'empire sur lui-même, toutes ces choses étaient des sujets de perpétuelles méditations pour Thérèse. Le mépris en elle était en train de tuer l'amour. Il en résultait que, de part et d'autre, le refroidissement grandissait tous les jours, et que la distance qui les séparait déjà prenait à chaque instant plus d'étendue et de profondeur.
Un éclat quelconque était imminent. Mme Marcille, son frère, Thérèse vivaient dans cette prévision. Marcille ne voyait que rarement son oncle ; il semblait craindre de se rencontrer avec lui. Le procureur général, de son côté, était aux prises avec une mélancolie croissante qui lui donnait un goût de plus en plus décidé pour la solitude. La passion du travail n'était certainement pas ce qui le retenait chez lui des journées entières. En même temps qu'il négligeait ses amis, il cessait d'être jaloux des attributions de sa place et laissait, contre son habitude, toute la besogne à ses substituts. La lumière qu'on apercevait la nuit à travers les fenêtres de son cabinet indiquait qu'il veillait fort tard. Ce à quoi il employait son temps et ses veilles était un mystère impénétrable, car il n'avait point de confident. De temps à autre, il demandait à Mme Marcille d'un ton rêveur :
« Eh bien ! ton fils ne se marie donc pas ? »
Mme Marcille, dans le principe, blâmait son fils de ne pas se presser davantage. Tout doucement, elle goûta cette temporisation. En apprenant l'étrange conduite de son fils, ses assiduités auprès de Cornélie, elle fut ressaisie par l'espérance. Les vieux préjugés endormis, ou, mieux, comprimés en elle, se réveillèrent avec une nouvelle vivacité. Elle s'habitua à l'idée de sacrifier Thérèse et pensa qu'on en serait quitte pour l'indemniser. Aussi, avec son frère, eut-elle enfin le courage, au mépris de toutes les choses convenues, de prendre ouvertement le parti de son fils.
« Je persiste, dit-elle, à ne pas vouloir contrarier ses affections ; que puis-je faire de mieux ? Qu'il se marie avec Thérèse, j'y consens de grand coeur. Mais il ne faut pas s'attendre à ce que je l'y contraigne. J'aurais le cœur déchiré s'il devait marcher à l'église comme à un lieu de supplice. »
Le procureur général eut de la peine à cacher son indignation.
« Ta faiblesse pour ton fils te rend aveugle, répliqua-t-il. Il a un caractère déplorable qui le conduira droit à sa ruine. Pour ma part, je suis las de lui voir faire des sottises. Quelque affection que je lui porte, je ne veux pas qu'il aille jusqu'à en abuser. Je n'entends pas que Thérèse lui soit sacrifiée. Je me suis porté garant auprès d'elle des sentiments de ton fils. Souviens-t'en : il l'épousera, ou il ne sera plus mon neveu. »
En même temps, le procureur général profitait d'un hasard pour parler à Marcille. On eût dit, toutefois, à son air nonchalant et à son laconisme, qu'il agissait uniquement pour l'acquit de sa conscience.
« Ah çà, lui dit-il, et ton mariage ?
– J'y songe, repartit Marcille d'un ton froid, mais tout à fait affirmatif.
– Il me semble, reprit l'oncle avec une inflexion de voix singulière, que, pour un homme qui aime, tu n'es guère pressé. »
Marcille avoua que, sans être moins décidé, il reculait devant le sacrifice de son indépendance.
« Cornélie, en attendant, poursuivit le procureur général, serait de ta part l'objet du plus vif empressement.
– Thérèse ne la voit-elle pas ? répliqua aussitôt Marcille.
– Alors, ajouta l'oncle, ce qu'on dit de ta nouvelle passion est un conte ! »
La perplexité, la honte, le chagrin, se peignirent sur le visage de Marcille.
« Je suis trop sincère, balbutia-t-il en baissant la tête, pour dissimuler l'intérêt que m'inspire Cornélie. Je n'en conserve pas moins pour Thérèse les mêmes sentiments.
– C'est contradictoire.
– Que voulez-vous que je vous dise ? Cela est ainsi. »
Le procureur général se livra quelques instants à la réflexion.
« Mon ami, reprit-il d'un air de profonde tristesse, tu marques un esprit d'indécision qui me désole. Il ne constituera rien moins, si tu n'y mets ordre, qu'une perpétuelle calamité dans ta vie. J'ajouterai qu'ici il ne doit pas être préjudiciable à toi seul, qu'il doit encore occasionner le plus grand trouble dans la vie des autres.
– En quoi, mon oncle, s'il vous plaît ? demanda Marcille d'un ton délibéré. J'épouserai Thérèse, et tout sera dit. »
Cependant, il se levait et laissait percer l'envie de ne pas aller plus loin. Le procureur général s'empressa d'ajouter :
« Prends-y bien garde, la chose est sérieuse. Tu as voulu ce mariage malgré toute ta famille, malgré l'opinion, et cela si fermement que tu n'as pas reculé devant le scandale de faire sommer trois fois ta mère. Les plus honorables prétextes de revenir sur ta résolution ne t'ont pas fait défaut. En dernier lieu, tu pouvais prolonger ton absence et rompre sans secousse, définitivement. Aujourd'hui, il n'en est plus de même. C'est pour toi un devoir d'honneur d'épouser Thérèse. En quelque sorte malgré elle, sur la foi de tes protestations, je l'ai moi-même bercée deux ans dans cette idée. Elle s'est montrée digne de sa nouvelle condition, elle y a pris goût, on s'est habitué à l'y voir, elle ne peut plus descendre. Tu es moralement son mari ; et, à mon sens, tu ne saurais trop tôt la conduire à l'église. L'abandonner actuellement ne serait rien moins qu'une infamie. Je n'y prêterai jamais les mains. Il faut même que la chose se décide promptement. Je voulais jadis te déshériter si tu épousais Thérèse. Maintenant, je te le déclare, et c'est autrement sérieux, car j'aime profondément cette enfant et j'ai fait voeu de la protéger : tu en feras ta femme, ou ma fortune passera en d'autres mains que les tiennes… »
Ces petits événements ne laissaient pas que de pénétrer dans le public et d'y faire du bruit. Le commandant, qui était des premiers à les savoir, n'y trouvait, sous l'influence de Mme Henriette, que de nouveaux motifs de colère contre son neveu. La conduite de celui-ci lui paraissait profondément méprisable. Il faisait un scandale énorme, il désolait sa famille, il troublait la vie d'une jeune fille qui valait mieux que lui, et cela sans autre but apparent que celui de satisfaire aux exigences d'une lâche faiblesse. Il y avait dans l'ensemble de ses faits et gestes une immoralité notoire qui achevait d'exaspérer son oncle contre lui. Le commandant se montrait plus que jamais résolu à le déshériter, et parlait chaque jour avec moins de réserve du projet formel de faire, par acte authentique, une donation de tous ses biens à la nièce de Mme Desmarres.
XXIII – Rupture.
Thérèse, outre qu'elle n'avait ni naissance ni fortune, ne vivait pas, on s'en doute bien, parmi des philosophes. À la tournure que prenaient les choses, on eût aisément prédit ses disgrâces. Elle avait excité l'intérêt, sans doute, mais un intérêt qui n'avait pas eu la durée d'une mode nouvelle. Elle n'avait bientôt plus été soutenue que par le prestige dont l'environnait l'amour de Marcille. Du moment où cet amour redevenait un problème et le mariage plus que jamais incertain, Thérèse, aux yeux de beaucoup de gens, redescendait degré par degré les échelons qu'elle avait gravis, pour n'être plus qu'une jolie ouvrière déclassée.
Tous les préjugés qu'elle avait vaincus se dressaient de nouveau contre elle. Mme Marcille l'envisageait déjà de cet œil dont on considère un obstacle ; si elle l'accueillait toujours d'une manière polie, sous cette politesse on ne sentait plus ni affection ni attachement. Loin de se plaindre des visites toujours plus rares de Thérèse, elle ne s'en formalisait même pas.
Abandonnée en quelque sorte par la mère et par le fils, Thérèse ne pouvait pas tarder à l'être de tout le monde, ce tout le monde quelque peu semblable en détail aux moutons de Panurge. Il suffisait qu'un salon donnât l'exemple pour que tous les autres le suivissent. Les invitations dont jadis on accablait la jeune fille diminuaient, en effet, d'une manière sensible. Il se trouvait même des personnes charitables qui ne l'invitaient plus que pour avoir l'occasion de la mortifier.
La mère de Cornélie notamment, qui la recherchait à cette heure avec un empressement qu'elle n'avait jamais montré, ne songeait évidemment qu'à se dédommager de l'avoir reçue jadis avec trop de bienveillance. Attirée dans cette maison comme dans un piège, tantôt par les prières de Cornélie, tantôt par celles de Marcille, en cela complice aveugle, Thérèse, toujours dupe de sa confiance, manquait rarement d'y essuyer quelque affront.
C'étaient, la plupart du temps, des persécutions si mesquines qu'on éprouve une espèce de honte à les raconter. Ainsi, par exemple, au moment de passer du salon dans la salle à manger, quand chaque femme avait son cavalier, Thérèse ne trouvait personne pour la conduire à table. Cependant Marcille s'était empressé d'offrir son bras à Cornélie. Non content de cela, on la reléguait d'ordinaire à des places fâcheuses, entre des gens ennuyeux, quand ce n'était pas au milieu d'un groupe de petites filles turbulentes.
En ne montrant pas d'humeur, en redoublant, au contraire, d'amabilité, elle confondait ses hôtes désobligeants.
Il arrivait encore qu'on la questionnât sur ses jeunes années, qu'on lui demandât ceci et cela, comment on s'y prenait pour réparer une dentelle, combien il fallait de temps, combien cela coûtait, toutes petitesses indignes, préméditées.
Thérèse était admirable de sérénité et de patience. Elle paraissait plutôt fière que blessée de ces questions et y répondait avec une complaisance inaltérable.
Une femme lui demanda un jour d'un air de commisération affectée :
« Vos parents, chère petite, n'ont-ils pas eu des revers de fortune ? »
Thérèse répliqua, en souriant, du ton le plus simple :
« C'est trop dire, madame. Quelques pertes ne constituent pas des revers. Mes parents ont toujours été pauvres ; je ne crois pas qu'ils aient jamais connu l'aisance. »
Mais quelques instants plus tard, cette même femme louait la jeune fille de son économie et s'étonnait qu'elle pût faire si bonne figure avec la petite pension dont elle jouissait.
Thérèse ne s'attendait pas à cette allusion aux bontés du procureur général. Prise au dépourvu, elle devint rouge et demeura interdite.
Bien des hommes n'eussent pas enduré ces piqûres d'épingle avec tant de courage. Cela était d'autant plus méritoire que le rang qu'elle occupait n'était pas le fait de son ambition, mais celui de la volonté des autres.
Thérèse, depuis l'époque où elle avait connu Marcille, s'était modifiée au point de ne plus être semblable à elle-même. Les tourments, les inquiétudes, les douleurs poignantes qui l'avaient éprouvée, ses lectures, ses observations avaient fortifié son âme, rectifié son jugement, donné à son caractère de la décision et de la fermeté. Elle avait au plus haut degré le sentiment de sa dignité et du respect d'elle-même. C'était une femme rare, une femme cependant, sans vanité, mais fière. N'ayant rien fait pour démériter d'autrui, elle ne s'en cachait pas, retomber dans la pauvreté et l'isolement était pour elle une chose dure. Mais elle n'était pas femme non plus à rester longtemps dans une fausse position. Sa préoccupation incessante était de s'échapper d'un milieu où trop de gens, les uns de parti pris, les autres par imitation, prenaient à tâche de la molester. Elle était lasse à la fois et de la froideur de Mme Marcille, et de la conduite inqualifiable de son fils, et des intrigues de Cornélie, et de tous les complots dont elle était victime. Elle comprenait bien que Marcille ne l'aimait plus, que, persistât-il à l'épouser, il ne le ferait que sous la contrainte du devoir et qu'elle mènerait infailliblement avec lui une existence misérable. Les privations et les tristesses d'une vie pauvre lui semblaient encore préférables au supplice d'épouser un homme dont elle n'aurait ni la tendresse ni la confiance.
Elle maîtrisait encore son impatience. Elle ne voulait point avoir l'air d'obéir à un mouvement de dépit ou de colère ; elle se repliait sur elle-même et se préoccupait d'un prétexte réel et solide pour appuyer sa résolution. Marcille parut jaloux de lui en offrir un : il eut l'imprudence d'écrire à Cornélie. Chaque jour les perplexités au milieu desquelles il vivait devenaient plus pénibles, plus intolérables. Son amour pour Thérèse, après avoir suivi une marche ascendante et s'être développé jusqu'à la passion, était redescendu, par une pente analogue, à un degré qui n'était plus que de l'indifférence, sinon de l'antipathie. Il n'en sentait pas moins vivement l'impossibilité de se soustraire à l'obligation d'en faire sa femme. De là sa désolation. En même temps qu'il se disait cela, il s'abandonnait en esclave à la passion croissante que lui inspirait Cornélie. Il faisait le serment, à l'issue de chaque visite, de rompre avec celle-ci et de ne plus la revoir et, le lendemain, il retournait reprendre sa chaîne. À tout dire, le plus souvent il était d'une tristesse navrante. Cornélie, qui prétendait l'occuper exclusivement, s'en irritait et le persécutait pour en savoir la cause. Il aima mieux écrire que de lui répondre verbalement. L'ennui, le chagrin, le remords, plus encore que l'amour, avaient évidemment inspiré sa lettre. Il y disait entre autres choses :
« …Je ne l'aime plus, je crois ne l'avoir jamais aimée. Cela est horrible ! Si je pouvais seulement l'accuser d'un tort, si je pouvais lui imputer la moindre part active dans la situation qui m'est faite, si je n'avais pas à la louer de son admirable et perpétuel désintéressement, si je n'étais lié à elle que par une parole, je pourrais peut-être encore puiser dans les joies d'un nouvel amour une énergie capable d'étouffer les cris de ma conscience. Mais non ; outre qu'elle est d'une vertu exemplaire, elle est d'une prudence incomparable : elle a fait l'impossible pour me dessiller les yeux, pour me dissuader de ce mariage. Je suis l'unique artisan de mon malheur. C'est moi qui incessamment l'ai voulu, malgré elle, malgré tout le monde. J'ai remué ciel et terre pour l'épouser. J'ai été, à cause d'elle, l'occasion d'un scandale effroyable ; je lui ai fait violence ; j'ai troublé sa vie ; je l'ai arrachée de force à son obscurité ; je l'ai bercée d'espérances ; je lui ai fait mille serments ; je l'ai contrainte à monter sur un piédestal, à se donner en spectacle, à jouer un rôle. Elle ne peut plus descendre : il faut que je l'épouse, c'est un devoir impérieux, je ne puis m'y soustraire sans être le dernier des hommes. Et je ne l'aime plus ! suis-je assez misérable ? La vie m'est odieuse. Je voudrais ne plus être, je voudrais n'avoir jamais été. Plaignez-moi, chère Cornélie, et venez-moi en aide ! Soyez violente, cruelle, impitoyable, fermez-moi votre porte, commandez, qu'il ne me reste plus qu'à mourir ou, ce qui est la même chose, à me marier avec une femme que je n'aime pas, que je n'aimerai jamais ! »
Cornélie, en cette occasion, ne se démentit pas. Elle n'avait pas discontinué de caresser Thérèse d'une main et de la torturer de l'autre. D'accord avec ce qu'elle avait toujours fait, d'ailleurs incapable de garder un secret qui flattait si vivement sa vanité, elle prétexta des intérêts sérieux pour se ménager un tête-à-tête avec Thérèse.
« Je suis indignée, dit-elle en l'apercevant, M. Marcille m'a écrit. J'ai bien envie de punir son impertinence en donnant sa lettre à ma mère. »
Thérèse, craignant quelque nouveau piège, ne se montrait nullement curieuse de lire cette lettre. Cornélie la lui mit sous les yeux :
« Lisez-la, dit-elle ; je ne serais pas votre amie si je vous en faisais mystère. »
Thérèse, sans marquer la plus légère émotion, lut et relut cette lettre avec toute l'attention dont elle était capable. Marcille entra à l'improviste. Sa confusion ne saurait s'exprimer. Il vit cependant le geste de Cornélie, qui arrachait la lettre des mains de Thérèse et essayait de la cacher. Il devina sur-le-champ qu'il était trahi. Il en résulta une scène aussi vive que rapide. Marcille ne fit en quelque sorte qu'entrer et sortir.
Outré subitement d'indignation, il envisagea Cornélie d'un oeil étincelant et lui dit avec colère :
« Ah ! ce que vous venez de faire est indigne ! »
Surprise en flagrant délit de trahison, Cornélie paya d'audace.
« Vraiment, dit-elle d'un air hautain, il vous sied de parler d'indignité.
– Je croyais rencontrer une femme, continua Marcille avec la même énergie, et je ne trouve qu'une petite pensionnaire.
– À la bonne heure, repartit Cornélie furieuse de l'injure. Vous allez donc sortir d'ici pour ne jamais revenir ! »
Elle lui montrait la porte du doigt.
« Soit ! répliqua Marcille toujours de même. Aussi bien ne suis-je pas ici à ma place. » Et il sortit.
Il n'y avait pas d'illusion possible. Thérèse n'était plus, dans la vie de Marcille, qu'un sujet de malheur et de désespoir. La jeune fille, accablée sous cette idée, ferma les oreilles aux récriminations de Cornélie et retourna chez elle. Elle souffrait bien moins de la perte d'une fortune que de la honte d'avoir été jouée si indignement. Mais son parti était pris ; quoi qu'il lui en coûtât, elle voulait en finir. Elle écrivit sur-le-champ à Marcille pour lui demander une entrevue. Celui-ci la prévint. La lettre n'était pas achevée, qu'il accourait tout hors d'haleine.
Il était dans un état pitoyable. Il ne savait quelle contenance garder, il détournait la tête, il paraissait aux prises avec la plus vive honte. Toutefois, sans prendre le temps de respirer, il entreprit une justification. D'une voix graduellement plus ferme et plus animée, il dit qu'il avait été entraîné, fasciné, qu'il regrettait sa folie, qu'il était prêt à réparer ses torts, qu'il venait avec la double intention et de fixer l'époque du mariage et de ne sortir que pour faire afficher et publier les bans. Thérèse le laissa dire. Elle avait l'impassibilité d'un bloc de marbre. Quand il eut fini :
« Monsieur Marcille, lui dit-elle de sa plus douce voix, je le sais, vous êtes un homme d'honneur, je n'ai qu'un mot à dire, et vous m'épouserez demain. Je sais encore que vous regardez comme un devoir de m'épouser, et que vous vous obstinerez à vouloir le remplir. »
Elle se reposa et reprit :
« Cependant, pour cela, il faut l'accord de deux consentements. Or, je voulais précisément vous voir pour vous déclarer, sans colère, mais aussi avec une fermeté que rien ne fera fléchir, que vous n'aurez jamais le mien. »
Marcille s'attendait, sinon à des larmes, du moins à des reproches et à de l'indignation. Il l'examina avec un profond étonnement.
« J'ai eu la prévision de ce qui arrive aujourd'hui, continua Thérèse toujours aussi calme, et vous devez vous rappeler que je vous dis alors que je ne consentirais jamais à vous voir m'épouser par devoir. Votre affection seule pouvait combler la distance qui est entre nous. Cette affection n'existant plus, nos positions respectives redeviennent ce qu'elles étaient d'abord : ce mariage est désormais absurde et impossible.
– N'en croyez pas ma lettre, s'écria Marcille avec chaleur ; c'est une boutade, l'erreur d'un moment, je vous aime toujours ! »
Thérèse l'arrêta court par l'air de curiosité dont elle le regarda.
« Monsieur Marcille, ajouta-t-elle sans se départir du sang-froid qui le confondait, je voudrais vous voir convaincu que je ne veux ni ne désire rallumer des sentiments éteints, et encore moins vous arracher des protestations passionnées. Rien ne me fera changer de résolution.
– Mais je passerai pour un misérable ! s'écria Marcille hors de lui.
– Vous ne passerez pas pour un misérable, parce que vous ne m'épouserez pas. D'ailleurs, si quelques personnes vous blâment, il ne manquera pas de gens pour vous applaudir. »
Marcille se promenait à travers la chambre avec agitation. Il prétendit bientôt que Thérèse n'avait plus son libre arbitre, qu'elle était dupe de son propre ressentiment.
« Du ressentiment ! fit Thérèse en le regardant avec surprise ; j'en ai si peu que je suis prête à revendiquer par écrit, comme je le ferai toujours verbalement, la responsabilité tout entière de la rupture.
– Mais songez donc au bruit, au scandale !
– Oh ! répliqua Thérèse avec mélancolie, je ne vois plus autour de moi les personnes chères que ce bruit et ce scandale pourraient affliger. Quant à moi, je vous jure que ce qu'on dira ou ne dira pas ne me préoccupera guère. »
A la suite d'une pause, Marcille s'écria en levant les mains :
« Voyons, chère Thérèse, ne soyez pas impitoyable, daignez me mettre une dernière fois à l'épreuve ; je vous jure qu'à l'avenir vous n'aurez plus qu'à vous louer de moi.
– C'est inutile, monsieur, dit Thérèse, absolument inutile. »
Marcille commençait à désespérer de vaincre sa résistance. Il appela de nouveau à son aide les raisonnements les plus propres à faire impression sur elle, puis de nouvelles prières, puis la menace, mais sans réussir à l'émouvoir.
« Je ne suis plus une enfant et je n'ai pas de caprices, dit-elle en marquant un peu d'impatience. Ce que je vous ai déclaré est réfléchi, médité, irrévocable. »
Marcille était exaspéré.
« J'ai des droits, s'écria-t-il en sortant avec précipitation, je les ferai valoir ! »
Thérèse ne fut pas plus tôt seule que son impassibilité d'emprunt, dont les apparences lui avaient servi à masquer ses saignantes blessures, s'évanouit. Elle pencha la tête d'un air profondément mélancolique et versa des larmes amères.
XXIV – Inébranlable.
Tyrannisé par la crainte du mépris, plus encore peut-être que par sa conscience, Marcille fit tout ce qu'il était humainement possible de faire en vue d'amener Thérèse à composition. À cette heure, il semblait vouloir plus opiniâtrement le mariage que s'il se fût agi d'une femme passionnément aimée. Il réunit sa mère et le procureur général, et leur conta sans ambages les divers incidents à la suite desquels Thérèse venait de l'éconduire. Il n'admettait pas que Thérèse, quelque légitime que fût son indignation, eût le droit de rompre ainsi tous ses engagements. Il se flattait qu'il serait encore possible de lui faire entendre raison, et comptait pour cela sur l'entremise de sa mère et sur celle de son oncle.
Mme Marcille ne s'attendait pas à ces nouvelles prétentions. Elle en fut toute déconcertée. En réponse à la prière que lui adressa son fils, elle répliqua avec humeur.
« Je ne puis pas me mêler de cela, c'est ton affaire : ce rôle de suppliante serait indigne de moi.
– Et vous, mon oncle ? ajouta Marcille en se tournant avec inquiétude vers le procureur général.
– J'essayerai », repartit celui-ci laconiquement.
Il vit Thérèse le jour même. Dès les premiers mots, il comprit qu'il échouerait. Thérèse l'appréciait avec un tact merveilleux. En même temps qu'elle le savait de cette race d'hommes, trop rares parmi nous, dont les affections n'oscillent pas au gré des petitessesqui mesurent nos jours, elle était sûre d'avoir en lui un ami dévoué et plein de bienveillance. Elle ne balança pas à lui dire toute sa pensée.
« M. Marcille ne m'aime pas, fit-elle, il ne m'a jamais aimée ; il ne cache pas qu'en m'épousant il consomme le plus grand des sacrifices. Je refuse aussi bien dans son intérêt que dans le mien. Je ne suis ni assez folle ni assez ambitieuse pour acheter au prix d'une existence qui s'écoulerait au milieu des querelles et des larmes, l'honneur de m'appeler madame Marcille.
– Je me plais à croire, chère enfant, dit le procureur général, que vos prévisions ne sont pas fondées. Cette rupture, d'ailleurs, ne vous coûtera-t-elle pas trop de regrets ?
– Avec M. Marcille, répondit Thérèse, je ne puis m'attendre qu'à des mécomptes. Je ne vous cacherai pas que mon affection pour lui est singulièrement altérée et que c'est précisément pourquoi vous me voyez si ferme et si résolue. »
L'oncle de Marcille essaya de faire valoir d'autres considérations.
« N'insistez pas, monsieur, je vous en supplie, interrompit la jeune fille. Je pourrais encore avoir la faiblesse de céder. Le reste de mes jours s'écoulerait dans le repentir. Aussi certainement que j'existe, ce mariage ne saurait être pour lui et pour moi qu'une source intarissable de disgrâces et de douleurs. »
Le procureur général n'ajouta plus un mot ; il retourna chez sa sœur et fit part à Marcille, qui l'y attendait, de l'échec qu'il venait d'essuyer.
Marcille ne se tint pas pour battu ; il supposa que sa mère, si elle daignait s'en mêler, serait plus heureuse et, à cet effet, épuisa toutes les raisons capables de la décider à tenter l'aventure. Le procureur général hocha la tête et exprima des doutes sur le succès de cette démarche. Marcille, néanmoins, persista à conjurer sa mère de l'essayer. Mme Marcille y consentit enfin, mais de mauvaise grâce. Elle fit appeler Thérèse et s'enferma avec elle. Son air de contrainte, en intercédant auprès de la jeune fille, indiquait jusqu'à l'évidence qu'elle tremblait de la fléchir. S'imaginant tout à coup, au visage de Thérèse, n'avoir que trop bien réussi, elle s'empressa d'ajouter :
« Mais votre bonheur avant tout, chère enfant, il ne s'agit pas de vous sacrifier à mon fils. Si vous jugez à propos de persister dans votre refus, il faudra bien qu'il en prenne son parti.
– C'est bien aussi ce que j'espère, madame, repartit Thérèse en souriant.
– Vous refusez donc ? s'écria Mme Marcille stupéfaite.
– Oui, madame, et cela d'autant plus fermement, que j'ai la persuasion de travailler à notre mutuelle tranquillité.
– Ainsi, chère et cruelle enfant, dit Mme Marcille avec un attendrissement équivoque, vous êtes inexorable, vous ne reculez même pas devant la pensée de réduire mon fils au désespoir.
– Soyez sans inquiétude, madame, dit Thérèse avec quelque amertume, tout s'arrangera le mieux du monde, M. votre fils m'aura bientôt oubliée. »
Mme Marcille ne dissimulait qu'imparfaitement la satisfaction qu'elle éprouvait. Elle s'empressa d'avouer que son fils avait des torts nombreux et que Thérèse avait droit à des dédommagements. La jeune fille l'interrompit :
« Ne parlons pas de cela, madame, je vous en conjure, fit-elle vivement, je ne me plains pas et je n'accuse personne. Si l'on m'a fait réellement quelque tort, en redevenant libre, je me trouve suffisamment indemnisée. »
Marcille parut très mortifié de ce nouvel échec. Il voulut voir Thérèse, elle refusa de le recevoir ; il lui écrivit, elle lui retourna ses lettres sans les décacheter. Il fallut bien qu'il se résignât. S'il ne se découragea pas encore, il mit insensiblement des intervalles de plus en plus longs entre ses nouvelles tentatives.. Il ne se souvenait déjà plus de ses griefs contre Cornélie ; il la voyait de nouveau presque chaque jour et retombait graduellement sous son joug. Auprès d'elle, il arrivait finalement à oublier qu'il y eût une Thérèse au monde.
Le procureur général, à l'issue du dernier entretien de Thérèse avec Mme Marcille, avait eu avec celle-ci une explication aigre-douce qui s'était fort mal terminée. La mère entreprit encore une fois de justifier la conduite de son fils. L'oncle fut incapable de l'entendre plus longtemps. Il se leva.
« Reste donc seule avec ton fils, dit-il froidement ; moi, je m'en vais. Il t'a brouillée avec Narcisse, il te brouille avec moi ; il est parvenu à force de sottises à disperser les membres d'une famille autrefois étroitement unie. Tu l'approuves, tu trouves bien tout ce qu'il fait. Je n'ai rien à dire. Tu regretteras sans doute un jour cette aveugle partialité, mais il sera trop tard. Adieu… »
Ces querelles intimes n'étaient bientôt plus un secret pour personne. En les assaisonnant à sa manière, Mme Henriette Desmarres soulevait une nouvelle tempête dans les veines du commandant.
« Oh ! le misérable, le misérable ! » s'écria-t-il en serrant les poings avec colère.
On put, en cette occasion, apprécier la tactique habituelle de Mme Henriette.
« En vérité, mon ami, dit-elle gracieusement, votre colère est de mauvais goût. J'espère bien qu'elle s'apaisera.
– Jamais !
– Voyons, vous n'aurez pas le courage de voir passer vos biens dans les mains d'un étranger.
– C'est ce que nous verrons
– Je me flatte cependant, ajouta l'artificieuse femme en redoublant de coquetterie, que vous donnerez au moins une fois raison au public en ce qui concerne l'influence qu'on m'attribue sur vous. Vous ne l'ignorez pas, on prétend que, sous les apparences de l'énergie, vous cachez une âme faible, et que moi, femme, je fais de vous ce que je veux. À ma prière, vous rirez exceptionnellement de l'opinion, et vous m'accorderez le pardon de votre neveu.
– Ah ! on dit cela ! ah ! on dit cela ! répéta le commandant avec fureur. Eh bien, sac à papier, ils en auront menti ! Je perdrai mille fois mon nom et ma vie, avant d'oublier ce que j'ai résolu ! »
C'était quelque chose de réellement curieux que de voir cet homme d'une si belle prestance et d'un caractère en apparence si inflexible, penser et se mouvoir au gré des artifices d'une femme comme les tuyaux d'un orgue immense résonnent sous les mains d'un enfant. Qui songera toutefois à s'en étonner ? Nul n'ignore que c'est la chose du monde la plus vulgaire. Une vérité était peut-être émise le jour où l'on prétendait qu'il n'était pas d'homme qui, de près ou de loin, directement ou indirectement, d'une façon ou d'une autre, ne fût gouverné par une femme.
XXV – Ce que lui coûte la victoire.
De proche en proche, un sourd malaise gagnait la jeune fille, pénétrait son corps, lui donnait le dégoût de toutes choses et ajoutait au poids qui opprimait son coeur. L'héroïsme de son indifférence lui coûtait la santé, affaiblissait en elle le principe de la vie. Sous l'empire d'une dignité ombrageuse et d'une répugnance invincible à accepter du devoir ce que l'amour ne pouvait plus lui donner, elle s'était refusée à tout accommodement sans être aussi bien guérie qu'elle s'en flattait elle-même. Un amour qui avait germé si lentement, en dépit de perpétuelles méfiances et des considérations les plus propres à l'étouffer, ne pouvait s'éteindre ainsi du jour au lendemain. Elle ne s'était montrée ferme qu'au prix d'une profonde et opiniâtre douleur, d'un désespoir amer, contenu, qui avait pris en son âme la place de l'amour. Ce désespoir était une sorte de point fixe autour duquel gravitait nombre d'autres préoccupations douloureuses qui agrandissaient ses blessures et les envenimaient.
Depuis plus d'une année, elle occupait la petite maison où, à la mort de sa mère, l'avait installée le procureur général. Cette maison, toute neuve, n'avait pas plus de deux étages, comme l'indiquaient les trois fenêtres superposées de sa façade blanche. Le rez-de-chaussée se composait de deux pièces, d'une petite cour et d'une cuisine ; au premier, il n'y avait qu'une belle chambre à coucher et un cabinet de toilette ; au dernier étage, régnait un grenier dans lequel on avait ménagé une chambre de domestique. Le rez-de-chaussée et le premier avaient été décorés et meublés avec une sorte de luxe. Des glaces et des bronzes ornaient le marbre des cheminées ; des tapis couvraient les planchers ; de doubles rideaux garnissaient les fenêtres ; le reste était en harmonie. Des étagères encombrées de curiosités, des rayons chargés de livres, des jardinières pleines de fleurs, des métiers à tapisserie, des tables couvertes de livraisons illustrées et de journaux de modes faisaient de cet intérieur clair, brillant, élégant, plein de gaieté, un véritable paradis pour la jeune fille.
Outre qu'elle n'avait point de loyer à payer et point à s'occuper de la vie matérielle, elle recevait régulièrement une somme suffisante pour subvenir largement à ses dépenses de toilette.
Insensiblement, elle s'était habituée à cette aisance ; ce qui, autrefois, lui eût semblé du superflu était devenu un besoin pour elle. Actuellement elle comprenait la valeur des belles étoffes, des dentelles, des bijoux, des fleurs rares, du confortable dans l'ameublement et y attachait le plus grand prix. Toutes ces choses, auxquelles jadis elle ne songeait même pas, lui seyaient d'ailleurs si bien, rehaussaient à ce point l'éclat de sa beauté que la privation de ces objets ne serait rien moins aujourd'hui à ses yeux que la perte d'une partie de ses charmes.
Il fallait cependant renoncer à tout cela. Sa rupture définitive avec Marcille lui imposait la loi, non-seulement de ne plus rien accepter désormais du procureur général, mais encore de lui rendre ce qu'elle en avait reçu. Toute sa fierté se révoltait à l'idée de voir balancer avec de l'argent le mal qu'on pouvait lui avoir fait. D'une famille d'où elle se voyait forcément exclue, elle ne voulait rien, pas même un objet de la moindre valeur, pas même un instrument de travail. Elle prétendait tout abandonner dans ce logement, d'où elle se disposait à sortir, jusqu'aux présents qui lui avaient été faits, jusqu'aux livres, jusqu'aux fleurs ; elle était résolue à n'emporter que ce qui lui appartenait en propre, que ce qu'elle y avait apporté.
Que la lutte toutefois était douloureuse, et combien lui coûtait le sacrifice ! On se contente aisément d'une fortune médiocre, et rien n'est facile comme de mépriser ce qu'on ne connaît pas. Mais ce ne saurait être impunément qu'une femme surtout quitte un milieu pauvre pour une sphère plus élevée, qu'elle goûte, pour ainsi parler, aux délicatesses de la vie, qu'elle parvient à être réputée belle, gracieuse, distinguée, même à côté des plus jolies femmes, qu'elle se voit caressée, fêtée, admirée par des juges d'ordinaire peu enthousiastes, et enviée par des jeunes filles à qui tout le monde porte envie. En supposant qu'elle ne soit pas frappée de vertige, ce qui serait encore excusable, c'est le moins qu'elle souhaite plus ou moins passionnément de ne pas retomber dans la foule.
Or, Thérèse était femme. Il eût été surprenant qu'elle échappât à la contagion, qu'elle restât insensible au plaisir de briller, d'avoir de splendides toilettes, quelle s'entendît avec indifférence jugée digne de sa fortune. Elle n'avait pas même à se reprocher d'avoir été envieuse ou ambitieuse, d'avoir accepté avec empressement cette fortune qu'on lui offrait. Elle l'avait refusée avec énergie, elle s'était défendue jusqu'au dernier instant de mériter l'honneur qu'on voulait lui faire et, finalement, n'avait consenti que de guerre lasse.
Et c'est à l'heure même où elle sentait les charmes du bien-être, où elle commençait à comprendre combien il est dur d'en être privé qu'on la réduisait à sacrifier ce qu'elle n'avait pas demandé, qu'on la replongeait dans une condition comparativement plus humble que celle d'où elle était sortie, dans une misère relative !
D'un logement gai, plein de lumière, richement meublé, elle allait s'ensevelir sans transition dans une chambre étroite, pauvre, triste, et passer d'occupations pleines d'attraits à des travaux rebutants, au milieu desquels elle serait en outre persécutée par les souvenirs d'un beau rêve évanoui.
Elle n'aurait pas même la consolation d'emporter l'estime d'autrui dans sa solitude. Les dédains et les mépris menaçaient de l'y suivre. On la délaissait brusquement avec un sans gêne outrageant ; elle ne recevait déjà plus ni visites ni invitations ; les gens qui, hier encore, lui faisaient le plus grand accueil, ne la connaissaient même plus aujourd'hui.
La tristesse et l'amertume débordaient de son âme. Au milieu de ses préparatifs, qu'elle faisait comme à regret, elle ne cessait pas d'étouffer des soupirs. Elle s'oubliait parfois jusqu'à parler haut devant sa femme de ménage. « Dire, s'écriait-elle un jour tout à coup, qu'il pouvait en être différemment ! » Peu après elle ajoutait : « Si seulement M. Marcille eût eu quelques-unes des qualités de son excellent oncle ! » Son esprit se perdait souvent dans des rêveries sans fin. Elle les secouait soudainement, s'agitait et disait : « N'y pensons plus, tout est fini, on ne peut pas revenir sur ce qui est fait. » Et elle se remettait au travail avec une ardeur qui rappelait les agitations de la fièvre.
En attendant, elle en était venue à n'avoir plus ni appétit ni sommeil ; son front avait pâli ; le sang s'était retiré de ses joues et de ses lèvres ; la lumière de ses yeux n'avait plus été qu'un éclat maladif. Aujourd'hui, à sa maigreur croissante, il semblait qu'elle fût attaquée d'une maladie de consomption. Sous des apparences de résignation et de sérénité, il était hors de doute qu'elle souffrait horriblement.
L'oncle de Marcille ne pouvait s'y tromper. Aux prises avec de cruelles angoisses, il ne la quittait pas du regard, il l'enveloppait de sollicitude, il ne se lassait pas de l'interroger de l'air du plus vif intérêt.
Elle répondait en souriant qu'il s'alarmait sans raison, que, loin d'être malade, elle ne s'était jamais mieux portée. La violence du mal ne devait pas tarder à lui donner un formel démenti. Graduellement à bout de forces, d'intervalle en intervalle, elle sentait le cœur lui manquer, avait des éblouissements et tombait en défaillance. Un jour enfin, paralysée par la fièvre, elle se trouva, à sa grande confusion, dans l'impuissance absolue de quitter son lit.
XXVI – Maladie.
Thérèse ne cessait pas d'aller de mal en pis. La fièvre dont elle était tourmentée gagnait sans relâche en violence et présentait des caractères alarmants. Elle eut le délire. Pendant plus d'une semaine, on s'attendit d'heure en heure à la voir en proie aux plus redoutables désordres cérébraux. Ses jours étaient sérieusement menacés.
S'il est vrai que la maladie rend intéressant l'être le plus disgracié et même le plus disgracieux, comment la jeune fille, dans le danger où elle tomba, n'eût-elle pas excité la compassion ? Mme Marcille, la première, en femme bien élevée, envoya quotidiennement savoir de ses nouvelles. Une foule d'autres personnes s'empressèrent de suivre cet exemple.
Il semblait que l'oncle de Marcille eût des couleuvres dans la poitrine. Son visage pâle, ses yeux grands et fixes, ses traits altérés, tout en lui indiquait des angoisses dévorantes. Dans sa mortelle inquiétude, impuissant à se fier aux femmes qui veillaient jour et nuit sur la jeune fille, il ne s'arrachait d'auprès d'elle que succombant sous les fatigues et le besoin de repos. À voir son ardeur juvénile, on eût dit un amant au lit de mort d'une maîtresse passionnément aimée.
Marcille, sur ces entrefaites, se présenta un matin à la porte de Thérèse. Son oncle lui-même accourut l'y recevoir. Il s'oublia, en cette occurrence, jusqu'à laisser éclater son indignation et sa colère.
« Que venez-vous faire ici ? » demanda-t-il en barrant le passage.
Marcille, à qui le remords avait inspiré cette démarche, balbutia le désir de voir la malade.
« Que vous importe ? répliqua durement le procureur général. Je comprends votre honte et votre repentir, mais vous vous y prenez trop tard. Thérèse n'a plus que faire de vous. Allez-vous-en ! »
D'un air de plus en plus affligé, Marcille insista.
« Allez-vous-en, répéta l'oncle avec une sorte de véhémence. Vous êtes le dernier à qui je permettrais de la voir. Elle ne saurait vous reconnaître que pour en souffrir. Votre inqualifiable conduite l'a mise dans l'état où elle est. Peut-être demain n'existera-t-elle plus. Seriez-vous jaloux de hâter son agonie ? »
Il arriverait heureusement que l'aventure ne justifierait pas ces alarmes, qu'à l'heure même où il serait le plus déraisonnable d'espérer, le tempérament et la jeunesse, agissant de concert, déjoueraient les prévisions de la médecine et sauveraient comme par miracle Thérèse de la mort. Parvenu à son paroxysme, le mal, effectivement, après un temps d'arrêt, pencha à décroître. La jeune fille cessa de battre la campagne, le feu qui brûlait ses veines diminua d'intensité, et, à l'encontre des craintes en apparence les mieux fondées, il devint de plus en plus probable qu'elle guérirait.
Jusqu'à ce jour, l'oncle de Marcille avait eu l'air d'étouffer sous le poids d'un cauchemar. Il reçut avec de véritables élans de bonheur l'assurance que la jeune fille ne courait plus aucun danger.
Un profond accablement succéda peu à peu aux agitations de la fièvre. Insensiblement, les traits de la malade reprirent du calme, ses yeux cessèrent d'être hagards ; il sembla qu'elle se réveillait d'une longue léthargie. Regardant autour d'elle, se recueillant, essayant de rappeler ses souvenirs, elle eut enfin conscience de son état, et se rendit compte du lieu où elle se trouvait…
Sa confusion fut grande en apprenant tout ce qu'elle devait à l'oncle de Marcille. Elle s'affligea des preuves si nombreusesde sollicitude et d'attachement de la part d'un homme dont elle était à la veille de se séparer, sans doute pour jamais. Ne prêtant au procureur général d'autres sentiments que ceux d'une généreuse compassion, elle ne comprenait pas, au souvenir de l'énorme distance qui était entre eux, à quel titre continueraient leurs relations, dès qu'elle ne serait plus chez lui. N'eût-il pas mieux valu qu'il lui rnarquât de l'indifférence ? Elle l'eût quitté, sinon sans regrets, du moins sans emporter dans son isolement le souvenir d'une amitié dénouée à l'heure même où elle en sentait profondémentles charmes.
Quoi qu'il en fût, la reconnaissance débordait de son âme. Une fois entre autres, elle lui disait :
« Vous me demandez à quoi je rêve, monsieur A quoi rêverais-je, sinon à ce que vous avez fait et à ce que vous faites encore pour moi ?… Je voudrais m'enorgueillir de votre attachement et je sens, à mon peu de mérite, que je le dois uniquement à un excès d'humanité. En attendant, les nombreuses obligations que je vous ai n'en sont pas moins profondément gravées dans mon souvenir. Comment oublierais-je jamais que vous m'avez secourue, protégée, défendue, alors que tout le monde me tournait le dos, me méprisait, m'accablait ? Je serais tentée de vous en vouloir, puisque aussi bien vous m'avez contrainte à une dette que je serai toujours impuissante à acquitter. »
D'une voix légèrement altérée, l'oncle de Marcille répliqua :
« À ma place, je vous assure, bien d'autres hommes n'eussent pas agi autrement que moi. Nous ne sommes, en général, ni aussi insensibles, ni aussi égoïstes que les apparences tendent à le faire croire. Ce qui, la plupart du temps, ferme le cœur et la main, c'est l'indécision où l'on est de savoir si la personne qui a besoin d'aide est réellement digne d'intérêt. Que de fois j'ai entendu dire, même à des personnes très charitables : « Je ne rebuterais jamais un malheureux, si j'étais assuré qu'il méritât ma compassion. » Il ne s'agit pas de caractériser ce langage. Supposez seulement que je sois du nombre des gens qui le tiennent. Votre histoire ne m'est-elle pas connue jusque dans les moindres détails ? Ne sais-je pas les chagrins dont on vous a accablée, les iniques préventions dont vous avez été victime ? N'étais-je pas enfin absolument convaincu que vous étiez mille fois digne d'égards et de protection ? Ce que j'ai fait, je le répète, une foule d'autres hommes, dans la certitude où je suis, l'eussent fait avec le même empressement. Je ne mérite donc ni remerciements, ni reconnaissance. Loin de là, il me semble n'avoir que très imparfaitement acquitté une dette contractée envers vous par un membre de ma propre famille… »
Thérèse se préoccupa des ravages que trois semaines de fièvre et de diète avaient faits en elle. À sa prière, on lui donna un miroir. L'oncle de Marcille, qui survint et la surprit en train de se mirer, sourit de ses préoccupations.
« Que je suis changée ! s'écria-t-elle avec quelque embarras. Est-il possible qu'en si peu de temps j'aie tant enlaidi ! On me donnerait dix ans au moins de plus que mon âge. Ne trouvez-vous pas, monsieur ? »
Elle était, en effet, excessivement pâle, tout son embonpoint avait disparu et ses yeux étaient loin d'avoir retrouvé leur ancien éclat.
D'un air attendri, le procureur général lui donna l'assurance que ces ravages étaient tout éventuels, qu'avec du repos et un régime elle ne tarderait pas à redevenir jeune, fraîche et belle comme auparavant.
Elle reprit avec vivacité :
« Ne croyez pas au moins, monsieur, que j'en aie de l'affliction ! Ce n'est que de la surprise. Qu'importe quelques rides, du moment où ma guérison est complète ! Il me semble que la fièvre a mis entre le passé et le présent un siècle d'intervalle. Vous voyez en moi une autre femme. Je me sens, à cette heure, l'âme aussi tranquille que lorsque j'avais dix. ans… »
Peu après, elle avoua même qu'on pouvait hardiment lui parler de Marcille, qu'il avait perdu tout prestige à ses yeux, que l'amour qu'elle avait eu pour lui n'avait laissé d'autres traces en elle que celles d'un mauvais rêve, et qu'elle s'étonnait elle-même d'avoir eu tant d'inquiétudes au sujet d'un homme dont le souvenir actuellement la laissait froide et absolument indifférente.
« J'ai beau, ajouta-t-elle, me rappeler détail par détail les mécomptes qu'il m'a fait essuyer, son étrange conduite n'a plus même le privilège d'exciter en moi, je ne dirai pas du mépris, mais seulement une apparence de ressentiment. »
Ces aveux ne laissèrent pas que de causer un sensible plaisir à l'oncle de Marcille. Il ne s'en montra que plus ouvertement prévenant, empressé, tendre auprès de Thérèse.
La jeune fille, de son côté, tombait graduellement aux prises avec de nouvelles inquiétudes. De plus en plus frappée de l'impatience avec laquelle elle attendait le procureur général, du plaisir qu'elle ressentait dès qu'il était là, du serrement de coeur que lui causait son départ, elle se replia sur elle-même et fut envahie par une sorte d'effroi. Son inclination pour l'oncle de Marcille, qu'elle supposait dans le principe toute filiale, méritait déjà, à sa grande stupeur, une épithète d'un sens quelque peu différent. Elle frémit au nouvel orage qui menaçait de troubler sa vie. À peine lui fut-il possible d'en soutenir la pensée. S'abandonner à de pareils sentiments ne lui semblait rien moins que le fait de la démence.
D'enjouée qu'elle était habituellement, elle devint sérieuse ; son abandon fit place à des manières de plus en plus réservées. Outre qu'elle veilla incessamment sur son imagination, qu'elle lutta avec énergie contre les envahissements d'une affection trop vive, elle s'abstint encore sans miséricorde des plus innocentes effusions d'amitié.
Son impatience de guérir était sans bornes. On lui permettait déjà de passer une partie des jours dans un fauteuil. Bientôt elle cessa d'être pâle et languissante, reprit des forces, put aller et venir et achever ses préparatifs de départ.
De temps à autre, dans ses conversations avec l'oncle de Marcille, elle glissait quelque allusion à ses projets de retraite, et insensiblement exprimait son intention formelle de retourner prochainement dans l'ombre d'où elle était sortie. Enhardie enfin par le mutisme obstiné du procureur général, elle choisit un jour qu'il était là pour prier l'une des femmes qui l'avaient soignée de vouloir bien prendre la peine de lui chercher un logement.
Si l'oncle de Marcille ne soufflait mot, ce n'était pas faute toutefois d'avoir envie de s'expliquer. Préoccupé, rêveur, perplexe, il arrivait chaque fois chez la jeune fille avec la résolution évidente de lui confier quelque secret, et toujours s'en allait sans rien dire, comme si la timidité et l'émotion eussent étouffé les paroles dans sa gorge.
Sa taciturnité, au reste, n'intriguait Thérèse que médiocrement. Aussi loin que possible de la vérité, elle s'arrêtait à conjecturer qu'il prétendait lui assurer, par acte authentique, une pension qu'elle n'avait reçue, jusqu'à ce jour, qu'à titre provisoire, et qu'il différait de lui en parler par peur d'un refus.
XXVII – Déclaration.
Un jour, toutefois, il se présenta devant elle dans des dispositions en apparence tout autres. Ses manières étaient décidées et son visage respirait l'enjouement. Un œil exercé n'eût pas manqué d'apercevoir qu'il y avait un peu de contrainte dans son air, et qu'il n'avait qu'un masque de gaieté. Il entra cette fois sur-le-champ en matière, à peu près comme le baigneur se jette d'un bond dans une eau froide pour en finir tout de suite avec la sensation du froid. Il s'assit dans un fauteuil tout près d'elle, et, sans la regarder :
« Je ne viens pas, chère enfant, lui dit-il d'un accent paternel, vous demander ce que vous comptez faire, je le devine à vos préparatifs. Je viens vous avouer mes intentions… »
Thérèse le regarda avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Elle allait enfin savoir ce qu'il roulait dans sa tête depuis tant de jours. Il se recueillit un moment et continua :
« Par le fait d'autrui, en dépit de vous-même, vous avez compté sur un établissement honorable. Pendant plusieurs années, toujours malgré vous, on a tenu sous vos yeux cette promesse de fortune. Un homme incapable de vous apprécier, indigne de vous, mon absurde neveu, a dissipé, par son inqualifiable faiblesse, les plus légitimes espérances. Je sais que vous lui reconnaissez ce droit, que vous lui pardonnez ses procédés iniques, que vous êtes décidée à la résignation, et que vous êtes trop noble pour jamais vous plaindre. »
Le temps de reprendre haleine, et le procureur général ajoutait avec fermeté :
« Mais moi, moi qui vous connais, qui vous comprends, qui vous juge, j'estime qu'il ne peut pas en être ainsi, que vous ne devez pas être sacrifiée, qu'il n'est pas possible que plus longtemps vous soyez dupe et victime des sottises d'autrui. »
Le procureur général donnait aux faits une couleur qui commençait à alarmer Thérèse. À l'approche du moment critique, elle réunit toutes ses forces et se promit intérieurement de ne pas fléchir.
« Ne vous effrayez pas de ce début, poursuivit le procureur général en s'efforçant de dominer son émotion. Vous serez toujours libre d'agir comme vous l'entendrez. Au préalable, je vous déclare que mon neveu n'existe plus pour moi, que je le renie comme un malhonnête homme. Que vous acceptiez ou repoussiez mes offres, votre décision n'aura donc aucune influence sur le parti de le déshériter, auquel je me suis arrêté définitivement.
– Je vous entends, monsieur, interrompit Thérèse du ton de la prière. Mais, je vous en conjure, laissons cela : épargnez-moi la douleur de ne reconnaître tant d'obligeance que par un refus opiniâtre.
– Je vous répète, mon enfant, repartit le procureur général d'une voix émue, que je ne prétends nullement vous contraindre, que je n'aspire qu'à vous persuader, si c'est possible.
– Sans doute, monsieur, j'ai tort, je le sais, ajouta Thérèse sans attendre. Toujours est-il qu'aucune considération ne peut me faire changer d'avis. J'userais avec bonheur, croyez-le bien, des effets de votre bienveillance, si chaque jour je ne devais pas être exposée à entendre faire des allusions injurieuses à ce sujet.
– Rien de plus juste, répliqua le procureur général toujours plus ému. Aussi ai-je à vous faire part de combinaisons au moyen desquelles vous n'auriez à souffrir ni mépris ni allusions blessantes. »
La jeune fille était déroutée. Elle regarda le procureur général avec des yeux pleins de questions. La voix de celui-ci baissa encore d'un degré.
« Je ne suis plus de la première jeunesse, fit-il en secouant la tête ; mais enfin je ne suis pas encore vieux. Je ne vous dirai pas que j'ai pour vous ce qu'on appelle de l'amour ; toutefois, vous me croirez quand j'avancerai que je vous aime comme pourrait le faire le plus tendre des amis et que je ne varierai jamais dans de tels sentiments. »
L'attention de Thérèse redoubla. La pauvre fille doutait encore de ce qu'elle entendait. Le procureur général reprit :
« Mon intention formelle, longtemps préméditée, inébranlable, est de vous léguer ma fortune, et je ne connais pas de voie plus simple, plus rationnelle, plus sûre pour arriver à ce résultat que celle de vous épouser. »
Thérèse tressaillit. Un moment, la stupeur paralysa sa langue. Enfin, elle s'écria :
« Vous, monsieur, vous, m'épouser !
– Ma proposition vous désobligerait-elle ? demanda le procureur général d'une voix tremblante.
– Que dites-vous, monsieur ? » fit Thérèse prête à se trouver mal.
Elle était profondément bouleversée. De pareilles offres étaient, certes, bien loin de son esprit. L'idée d'épouser Marcille avait été longtemps pour elle une sorte de rêve. Qu'était-ce donc que cette idée à côté de celle d'un mariage avec un homme que son caractère, sa fortune, ses fonctions élevées mettaient au premier rang parmi les notables de la ville ? La perspective de devenir la femme de cet homme distingué et de partager la considération dont il jouissait eût comblé même les espérances d'une femme ambitieuse. Aussi Thérèse n'en pouvait-elle croire ses oreilles.
« Vous, monsieur, vous, m'épouser, répéta-t-elle en appuyant sur chaque mot.
– Je vous jure, mon enfant, que rien n'est plus sérieux », dit le procureur général.
Un trait de lumière traversa l'esprit de la jeune fille. Mille remarques lui furent sur-le-champ expliquées ; par exemple, les rêveries, les distractions, les tristesses du procureur général, « Il m'aime ! » pensa-t-elle. Elle n'avait pas encore songé à l'observer attentivement. Elle se mit à l'examiner en femme curieuse. Son front était dessiné par d'épais cheveux bruns où les quelques cheveux blancs qui y étaient mêlés figuraient assez bien un peu de poudre ; il avait la figure longue et pâle, encadrée de favoris également grisonnants ; le sourire imprimait à ses lèvres une contraction toute gracieuse. Ces détails composaient un ensemble qui n'était pas dépourvu de charme. Ajoutez à cela qu'il se mettait avec une exquise simplicité, et qu'il s'exprimait avec une facilité chaleureuse qui indiquait un homme moralement plus jeune que ne l'était Marcille lui– même. Il la regardait en face. Malgré l'éclat du verre de ses lunettes, elle n'eut pas de peine à deviner son trouble. « Il m'aime ! » pensa-t-elle de nouveau en baissant la tête. Cette découverte l'étourdissait peut-être plus encore que ne faisait la question du mariage.
« Eh bien ? fit le procureur général en souriant, néanmoins d'une voix mal assurée.
– Mais le monde, monsieur, le monde ! s'écria Thérèse en joignant les mains.
– En auriez-vous peur avec moi ? dit le procureur général saisi par l'espérance. D'ailleurs, il n'est pas toujours aussi terrible qu'il en a l'air. Il a quelquefois le sens commun. Je dirai même qu'on peut souvent lui faire accepter les choses qui blessent le plus ses préjugés, pourvu, cependant, qu'on le fasse avec franchise, avec courage, avec dignité. Je ne suis pas de ceux, vous pensez bien, que l'opinion peut ébranler, et j'aurai, je l'espère, toujours assez de tact et de fermeté pour faire respecter celle qui sera ma femme. Le monde, j'en conviens, jasera, criera, médira, si vous voulez ; mais avant peu, j'en ai la conviction, il ne soufflera plus mot, à moins que ce soit pour m'envier ma femme et mon bonheur. »
Thérèse, comme cela était naturel, continuait de donner des marques de la plus vive surprise,
« Voyons, chère, très chère enfant, poursuivit l'oncle de Marcille avec une tendresse croissante, n'avez-vous plus d'objection à me faire ? Vous ne craignez pas, sans doute, qu'à mon âge je change jamais de sentiments à votre égard. L'amour qui, la plupart du temps, n'est qu'un feu de paille, peut bien s'éteindre ; mais les sentiments d'affection fondés sur l'estime, mûris à l'éclat des plus solides et des plus rares qualités, vous le savez, sont inaltérables. "
Thérèse gardait toujours le silence.
« Est-ce mon âge qui vous effraye ? demanda le procureur général. Il devrait plutôt plaider en ma faveur, ajouta-t-il en souriant : vous serez encore une jeune et jolie veuve, quand moi, hélas ! je ne serai plus. »
Thérèse était émue jusqu'aux larmes. Elle était capable de comprendre cet homme et était digne de lui. Elle se montra tout à coup à la hauteur d'une si étonnante fortune.
Le procureur général, préjugeant mal du grand trouble que tout en elle accusait, laissa entendre, en hochant la tête, qu'il n'avait que trop sujet de craindre d'être refusé. Thérèse leva sur lui des yeux brillants d'orgueil.
« Oh ! non, monsieur, fit-elle, cela ne m'est pas permis. Je serais insensée. Ce serait douter de vous, vous méconnaître, me montrer tout à fait indigne de l'honneur que vous voulez me faire. » Elle s'arrêta pour retomber aux prises avec d'ineffables rêveries. « Mais, dit-elle, laissez-moi le temps de me remettre, de m'habituer à cette fortune. Je vous l'avoue, je m'y attendais si peu que la tête m'en tourne. »
Il eût fallu voir le tressaillement du procureur général. Il était sur le point de suffoquer de joie.
« D'accord, mon enfant, dit-il avec empressement ; prenez un mois, deux mois, un an, si vous voulez. Vous avez en moi un véritable esclave. Je souscris d'avance à toutes les conditions qu'il vous plaira m'imposer. »
XXVIII – Mariage.
Dès lors, le soir, sur les promenades, on rencontra fréquemment le procureur général donnant le bras à Thérèse. Cette intimité ne fit d'abord que surprendre. Elle fut bientôt un sujet de conversations inépuisables. On se livra à mille suppositions et l'on s'arrêta naturellement à celles qui blessaient le plus l'honneur de la jeune fille. Insensiblement, la médisance tourna à la calomnie. Les plus terribles préventions pesèrent sur le procureur général. En même temps qu'on l'accusa de donner en face de tous les plus pernicieux exemples, on traita Thérèse avec encore moins de ménagements. On alla jusqu'à féliciter Mme Marcille et son fils, l'une de ne pas avoir une bru semblable, l'autre d'être débarrassé d'une femme qui démentait si audacieusement son passé. Les gentillesses allèrent leur train et crescendo jusqu'au jour où la vérité éclata et balaya, on peut dire, d'un coup d'aile toutes les calomnies.
La publication du mariage, suivie presque immédiatement de celle des bans, fit tout d'abord un effet comparable à celui d'un sinistre. Les gens du milieu où vivait l'oncle de Marcille en furent un moment atterrés. Ils reprirent insensiblement courage pour se livrer au plaisir des commentaires et de la critique, pour accabler le mari et la femme de quolibets plus ou moins spirituels, de railleries plus ou moins mordantes. Pendant quinze jours, il ne fut point question d'autre chose dans la ville. Ce mariage prenait les proportions d'un événement politique.
Le procureur général ne s'inquiéta guère de tous ces clabaudages ; il alla droit son chemin, à peu près comme la locomotive file sur les rails sans se soucier des faucheurs et des faneuses qui, à droite et à gauche, crient et gesticulent en la voyant passer. Il n'avait pas eu le temps d'aller de la mairie à l'église que les bruits avaient cessé. Que pouvait-on contre un fait accompli ? Peu après, jugeant que sa femme méritait qu'il s'occupât exclusivement d'elle, il donnait sa démission. Loin de lui tenir rancune de sa mésalliance, on sollicitait bientôt, à l'égal d'une faveur extrêmement précieuse, l'honneur d'être admis chez lui. Ses dîners étaient délicats, ses soirées étincelaient de lumières et de fleurs, on peut ajouter de jolies femmes et d'hommes d'élite. Bien qu'on n'y jouât point, l'ennui y était inconnu. Et ainsi, grâce à Thérèse, au milieu des plaisirs toujours neufs que sait faire éclore la tendresse d'une femme, s'écoulait l'heureuse vie du procureur général.
FIN