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Charles Barbara

LES SOURDS

paru dans le Journal pour tous du 23 août 1856
paru dans Mes Petites Maisons en 1860
paru dans Les Détraqués en 1881


 

Assez loin du village où il avait sa masure, sur les bords de la grande route, dans un endroit solitaire, borné à droite et à gauche par des bois de haute futaie, un brave homme gardait une centaine de moutons à lui appartenant.

Ce brave homme était sourd.

À son appétit, il sentait que l'heure de la soupe avait sonné depuis longtemps, et, d'instant en instant, il jurait avec plus d'énergie contre sa femme qui ne lui apportait pas à manger.

Ses moutons seuls l'empêchaient de courir jusqu'au village.

Voici enfin à quoi il se décida.

Du même côté de la route, à cinquante ou soixante pas en aval, une vieille femme coupait de l'herbe pour sa vache. Cette vieille courbait à la fois sous l'âge et sous le poids d'une réputation détestable. On la redoutait non moins comme sorcière que comme voleuse. Nonobstant ces détails bien connus, notre homme, pressé par la faim, n'hésita pas. Il joignit cette femme.

– Ne voudriez-vous pas, lui dit-il, avoir l'œil sur mes moutons, tandis que j'irai déjeuner ? A mon retour, nous verrons. Je vous donnerai une récompense dont vous aurez lieu, j'espère, d'être satisfaite.

La vieille femme était également sourde.

Elle repartit avec aigreur.

– Qu'est-ce que tu me veux ? L'herbe de ce fossé m'appartient comme à tout le monde, de quel droit m'empêcherais-tu de la couper ? Voyez-vous ça ! Je devrais apparemment laisser mourir ma vache pour que tes moutons en eussent quelques bouchées de plus ! En quel temps vivons-nous ? Laisse-moi tranquille ! Va-t'en au diable ! »

Le berger prit le geste dont la vieille accompagna cette apostrophe pour une marque de consentement. Sans un mot de plus, il se détourna d'elle et marcha rapidement vers son domicile. L'oubli de sa femme lui paraissait inexcusable et l'impatience de la châtier accélérait son pas.

À la scène qui l'attendait, sa colère tourna en pitié. Sa femme était malade. Pour avoir mangé des champignons vénéneux, elle se tordait par terre au milieu d'atroces douleurs.

Notre homme la releva et, à force de soins intelligents, réussit à neutraliser les effets du poison. Il dépêcha ensuite son déjeuner et s'empressa de retourner vers l'endroit où il avait laissé ses élèves.

Si prestement qu'il eût agi, son absence avait encore duré plus d'une heure. Ses inquiétudes ne laissaient pas que d'être vives à cause du mauvais renom de la sorcière sous la sauvegarde de qui était resté le troupeau. À peine de retour, il jeta un regard soupçonneux du côté de la vieille et vérifia si par aventure il ne manquait pas quelqu'un des moutons. Le compte y était bien. Il fut ravi.

– Ce que c'est que les préventions, pensa-t-il. Voilà une pauvre vieille à qui l'on impute les vols de chaque jour et qui probablement est une très honnête femme. Défendons-nous de préjugés si iniques et récompensons-la en raison même du tort que lui fait la médisance. Après cela, si elle a réellement commerce avec le diable, eh bien ma générosité éloignera peut-être à jamais de son esprit l'idée de me jeter un sort…

Son œil avise alors une brebis grosse et grasse qui n'avait qu'un défaut, celui d'être boiteuse. Cette infirmité ne la déprisait que médiocrement. Il la prend dans ses bras, se rend près de la vieille femme, met l'animal aux pieds de celle-ci et dit, en le lui désignant des deux mains:

– Voilà pour reconnaître le service que vous m'avez rendu, ma brave femme. Daignez accepter cette brebis, je vous la donne en présent.

La vieille se redressa comme un coq en colère. Jetant les yeux sur la brebis et s'apercevant qu'elle boitait, elle répliqua avec vivacité:

– Saintes douleurs, voilà du nouveau ! Qu'est-ce que ça signifie? Que Dieu m'abandonne si j'ai bougé de cette place en ton absence ! Comment donc oses-tu m'accuser de m'être jetée sur cette bête et d'avoir pris plaisir à lui casser une patte ? JI faut que tu sois possédé ! Je ne m'attendais pas à celle-là; les bras m'en tombent !

– La laine en est fine et soyeuse, ajouta le brave homme ; la chair en est excellente. Si vous n'aimez mieux vous en régaler, vous pourrez la vendre un bon prix.

– Et moi je te répète, s'écria la mégère en fureur, que je n'ai pas fait seulement un mouvement du côté de tes moutons I Tu es un fourbe, un imposteur, un impie ! Va-t'en ! Retire-toi ou sinon de mes vieux ongles je t'arracherai les yeux !

Elle était menaçante. L'une de ses mains serrait convulsivement une serpe, l'autre allongeait des ongles redoutables.

Stupéfait d'abord, puis effrayé, l'homme se rejeta en arrière et leva instinctivement son bâton. Ce geste purement défensif acheva d'exaspérer la vieille femme. Elle se déchaîna en injures contre lui et fit mine de vouloir lui sauter aux yeux. Il tombait lui-même aux prises avec une sourde irritation ; la patience lui échappait. Le bâton et la serpe allaient s'entre-heurter…

Dans le même quart d'heure, un cavalier, activant son cheval des pieds et du poing, s'avançait dans la direction des deux adversaires. Ceux-ci l'aperçurent. Oubliant aussitôt de se battre, ils barrèrent la route à eux deux et forcèrent le cavalier d'arrêter. Tandis que la vieille empoignait la bride à droite, le berger la saisissait à gauche et, s'adressant au cavalier, disait fort poliment :

– Je vous prie, monsieur le cavalier, veuillez être juge entre cette femme et moi. Elle m'a rendu un petit service. Je me suis empressé de le reconnaître en lui offrant une brebis. Eh bien, non contente de m'agonir, elle menace encore de me donner des coups de serpe.

La vieille criait de son côté :

– Ne l'écoutez pas! il ment ! Ça n'est pas ma faute si l'un de ses moutons est estropié. Le butor n'avait qu'à y prendre garde. Je n'ai pas cessé, en son absence, de couper de l'herbe, et cela à cent cinquante pas au moins du troupeau…

On ne pouvait tomber plus mal. Le cavalier n'avait pas l'oreille moins dure que celle des gens qui lui parlaient. Sa pâle physionomie d'ailleurs respirait l'inquiétude et la crainte.

– Oui, je l'avoue, dit-il d'une voix altérée, ce cheval ne m'appartient pas. Gardez-vous de voir en moi un voleur. Je suis extrêmement pressé; un cheval s'est trouvé sous ma main, il était sans maître, je suis monté dessus pour aller plus vite. Voilà toute la vérité. Est-il à vous ? prenez-le et laissez-moi passer, car, ma parole d'honneur, je n'ai pas un moment à perdre…

Faute d'entendre, la vieille femme s'imagina que le cavalier prenait le parti du berger, et celui-ci que ce même cavalier donnait raison à la vieille femme. Ils partirent de là pour s'injurier de nouveau, pour se menacer avec véhémence, pour reprocher à celui qu'ils avaient pris pour arbitre sa partialité et son injustice. Le cavalier, de son côté, supposa que ces furieux le disputaient et lui montraient le poing à cause du cheval qu'il avait dérobé. Il mêla sa voix à ce concert de récriminations et d'injures…

Tous trois alors remarquèrent un vieillard qui, le front penché, longeait la route et passait près d'eux sans même détourner la tête. Un homme de cet âge et de cette gravité leur parut réunir toutes les conditions d'un excellent juge. Ils coururent à lui et le prièrent de leur accorder un instant d'audience. Cependant chacun d'eux, tous trois faisant chorus, exposa ses griefs, et l'invita à décider lequel d'entre eux avait raison contre des deux autres…

Chose à peine croyable ! le vieillard était encore plus sourd qu'eux. Il répondit:

– Oui, oui, je vous entends. C'est ma femme qui vous envoie, n'est-ce pas ? Elle vous a induits à contrarier mon départ; vous voulez me convaincre que je dois retourner vers elle. N'y songez pas. Ma résolution est inébranlable. Dans le temps, je me suis soustrait aux austérités du cloître pour goûter les prétendues douceurs du mariage. Le ciel m'a cruellement châtié. La connaissez-vous bien, ma femme, mes amis? C'est un véritable démon ; Xantippe eût paru un ange à côté d'elle. Il ne m'est pas possible de vivre un jour de plus avec une si méchante créature. Elle m'a fait commettre plus de péchés que n'en pourraient effacer deux cents ans de dure pénitence. Je vais en pèlerinage jusqu'à Rome. Mon intention est de me cacher dans quelque couvent, et de tâcher, par des jeûnes et des prières, d'obtenir la rémission de mes fautes. Après cela, j'y suis déterminé, je parcourrai le monde une besace sur le dos et mendierai mon pain. Tous les maux me semblent préférables à la vue seule dela femme que je fuis…

Ce que disait le vieillard n'empêchait nullement les autres de parler. Il leur semblait que le vieux tergiversait et manquait du courage de dire son opinion. L'un le pressait d'en finir, l'autre l'accusait de faiblesse ; la vieille femme l'appelait rabâcheur, et le vieillard suppliait qu'on le laissât tranquille. Un siècle de pareilles explications n'eût pas suffi à les mettre d'accord.

Tandis qu'ils criaient tous les quatre à l'envi sans parvenir à s'entendre, le cavalier vit au loin des gens qui s'avançaient à grands pas. Sous l'influence d'une conscience troublée, s'imaginant cette fois avoir affaire à des gendarmes, il descendit lestement de cheval et se sauva à toutes jambes.

D'autres motifs décidèrent le berger à quitter la partie. Son troupeau avait gagné du terrain et s'était considérablement éloigné. Il s'empressa de le rejoindre. Les accidents et les contradictions de cette journée le comblaient d'une sombre tristesse. À part soi, il maudissait les arbitres, il déplorait amèrement que la justice eût disparu de ce monde.

Bien que toujours exaspérée, la vieille femme retourna vers son tas d'herbe. Non loin de là broutait tranquillement le mouton boiteux.Elle s'en saisit, lui passa une corde autour du cou, et, pour se venger du maître et de son in juste accusation, l'emmena chez elle.

Quant au vieillard, il continua sa route jusqu'au village voisin, et s'y arrêta pour passer la nuit. Le repos et le sommeil tempérèrent beaucoup sa mauvaise humeur contre sa femme. Des parents et des amis, apprenant sa fuite, se mirent sur ses traces et l'atteignirent bientôt. Ils achevèrent de le calmer et le décidèrent à revenir sur ses pas, en lui promettant d'employer toute Ieur influence à réduire sa femme à la douceur et à la soumission.

 


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