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Charles Barbara

LA RONDE FANTASTIQUE

paru dans L'Artiste, 6 septembre 1846


Je crus entendre rire ...

C'étaient les rouages de ma pendule qui allait sonner minuit. À ce signal, toutes les 
horloges d'alentour, du haut de leurs clochers, sans guère se soucier ni de l'accord ni de 
la mesure, se mirent à compter ses douze heures à la ville : vous eussiez dit une fugue de 
Bach sur un harmonica de géant.

Aucune heure, sans conteste, plus que celle-ci n'éveille en l'âme des pensées sombres, 
des souvenirs terribles. Les moins érudits le savent : c'est à minuit que les spectres 
apparaissent aux vivants, que les fantômes dansent en rond autour des tombeaux, que 
les sorcières, à califourchon sur des manches à balai, se rendent au sabbat, et j'en passe. 
C'est sans doute à minuit que retentiront les trompettes du jugement dernier, et un 
auteur, pour peu qu'il aspire à la qualification de dramatique, ne peut convenablement 
débuter que par ces mots : Il était minuit !

Il était donc minuit. J'attendais Johanna. Demain, pour la mille huit cent quarante-
sixième fois, renaissait ce personnage long, maigre, édenté, couvert d'un cilice, 
saupoudré de cendre, qu'on nomme Carême. Le carnaval à l'agonie me conviait à ses 
joyeuses funérailles, et pour rien au monde je n'eusse voulu me dispenser d'y être. 
Deburau m'avait prêté un des costumes épiques de sa garde-robe, et je m'en étais affublé 
sans vouloir d'aucune façon me poser en rival de ce comédien sublime. Je me fusse 
estimé trop heureux de n'en être qu'une pâle copie ; mais j'avais beau me tordre le cou et 
étudier des poses, ma psyché s'obstinait à ne refléter qu'un très vulgaire Pierrot. Irrité 
de ma gaucherie, et ne sachant à qui m'en prendre, je me disposais à quereller Johanna 
dont le retard achevait de m'exaspérer.

Certes, le hasard n'est pas moins grand artiste que politique profond, s'il est vrai, 
comme on le prétend, que ce soit lui qui gouverne le monde, et, d'une agrégation 
d'atomes, fasse l'homme. La vue de Johanna n'a jamais manqué d'éveiller en moi cette 
pensée. Quand je la couve de mes yeux ardens, il me prend envie parfois de m'écrier, 
comme ces charlatans qui promènent dans les foires un enfant à deux têtes ou une 
vache à trois cornes : « A qui en produira une pareille, je donne cent mille écus de rente.»

Et, de fait, peut-être se fatiguerait-on dans de longues recherches avant de rencontrer 
des formes aussi harmonieuses, une gorge plus ferme, une jambe également fine, des 
pieds et des mains d'un aussi beau modèle. Sa physionomie surtout est un type de 
grâce et de distinction. Deux grands yeux noirs, qui lancent des flammes, en éclairent 
la pâleur dorée. Pour peu qu'il fût possible de rendre le travail du pinceau à l'aide des 
sons, je dirais que ses sourcils ressemblent à deux notes filées à l'unisson par des voix 
égales et douces. Les déesses antiques, y compris toutes les Vénus, eussent été à peine 
dignes de démêler l'épaisse chevelure noire aux reflets bleuâtres qui couronne cette 
femme incomparable. De profil, la ligne presque droite que dessinent le front et le nez 
s'arrête brusquement pour découper des narines d'une exquise délicatesse. Sa bouche, 
un peu forte, estompée à ses coins par un léger duvet, ne semble devoir s'ouvrir que 
pour donner passage à des accens passionnés, et le menton qui termine son visage en 
complète si heureusement l'ensemble, qu'on ne saurait en concevoir un autre à cette 
tête vraiment antique.

Mais, là, là, voici le revers : cette femme possède un cœur impénétrable, jusque-là 
que parfois on serait tenté de lui en refuser un. Sûre de la puissance de ses charmes, 
dans l'attitude calme et fière d'une Romaine, elle pose orgueilleusement devant vous 
et semble dire : « Contemple et adore. » Ce qu'elle pense, pour mon tourment, je ne 
le saurais dire. Seulement, aux goûts étranges que parfois elle trahit, on se surprend à craindre qu'elle n'ait point conscience de la beauté. Mais le moyen de se persuader 
que la musique, pour cette belle créature, soit de barbares rapsodies raclées sur un 
violon d'aveugle ; la poésie, un cliquetis de mots bizarres, de phrases contournées, 
inintelligibles ; la peinture, les enseignes sous verre, comme on en voit aux boutiques 
de quelques marchands ; l'art plastique, la collection des bons hommes de cire du 
boulevard ? Oh ! combien de fois, la pressant dans mes bras et la sentant de marbre, n'ai- 
je pas supplié le ciel d'animer cette belle statue ! Mais, moins heureux que le sculpteur 
grec, ma Vénus restait de marbre, il est vrai du marbre le plus rare, comme n'en 
produisit jamais Paros.

J'attendais cette femme, en proie à des inquiétudes assez semblables aux tortures de 
la jalousie.

Enfoncé dans mon fauteuil, je suivais d'un œil distrait les lueurs rouges que le foyer 
à demi éteint renvoyait sur les lambris. Par dépit contre une femme, je les maudissais 
toutes ; une vapeur grise enveloppait mon ame et l'inondait de tristesse ; des pensées 
bizarres, décousues, traversaient mon esprit ; une suite d'images de formes mystiques 
passaient successivement devant mes yeux ...

Pan ! pan ! pan !… Ces trois coups, frappés à ma porte, interrompirent brusquement 
mes méditations. J'allai ouvrir. Une femme entra, vêtue d'une pelisse noire, le visage 
à demi caché sous un masque de velours. - Chère Johanna, lui dis-je, pourquoi venir 
si tard ? je commençais à m'impatienter. Ce disant, je passai mon bras autour d'elle, 
j'approchai mes lèvres de ses lèvres. Horreur !.. j'avais posé mes lèvres sur un fer glacé ; 
ma main s'était heurtée aux rugosités de reins inconnus. - Allons, partons ! dit- 
elle d'une voix qui retentit comme un verre brisé avec violence. Alors, par une sorte 
d'enchantement, tombèrent sa pelisse et son masque.

Mon horreur se changea en épouvante ; je me mis à trembler comme une feuille 
sèche au souffle d'un vent d'automne… Je voyais devant moi une Johanna fantastique, plus blanche qu'un linceul, les traits aiguisés comme une lame de poignard, l'œil 
atone, la lèvre décolorée, dans une attitude dont la puissance m'écrasait. Deux grandes 
ailes grivelées embrassaient ses contours et s'agitaient en cadence, comme celles d'un 
scarabée qui va prendre son vol.

– Allons, partons ! répéta-t-elle de sa même voix stridente.

Ces paroles vibraient encore, quand je vis, non sans un redoublement de terreur, mon 
plafond s'entr'ouvrir avec un craquement effroyable, et l'ange, m'entraînant avec lui, 
s'échapper lentement par cette route nouvelle.

Il se posa sur le bord du toit, et, s'inclinant vers la rue, prit une position presque 
horizontale. Touché de ses ailes, qu'il avait déployées, je me trouvai à cheval sur son 
dos, au moment même où, saisi de vertige, je croyais rouler dans un abime. Peu après, je 
cheminais entre le ciel et la terre.

Je me cramponnais aux cheveux de mon guide, je serrais ses flancs avec rage : j'avais 
atteint ce degré de frayeur qui, dépassé, cause la mort. Le ciel sombre versait l'eau par 
torrens ; le vent sifflait avec furie, et vingt fois sans doute, au sein de ce désordre, 
l'ange, qui rasait le faîte des maisons, se fût heurté aux inégalités des toits, si des lueurs 
phosphorescentes, dont son corps semblait rempli, n'eussent éclairé son vol. Avec une 
vélocité qui tient du prodige, et qui me permettait à peine de respirer, il fit le tour 
de Paris ; puis, sans reprendre haleine, il s'éleva dans une couche d'air supérieure et 
commença un nouveau cercle avec un rayon de moindre étendue. Il continua de monter 
ainsi graduellement en spirale jusqu'au moment où il atteignit, comme je le vis ensuite, 
le centre de la grand'ville. Alors il se mit à planer.

Mon habit blanc, trempé de sueur et de pluie, disparaissait sous un fouillis humide de 
liserons, d'asphodèles, de glaïeuls et autres plantes, que l'orage avait soulevés dans l'air 
et que nous avions ramassés dans notre course contre le vent : je m'imaginais, je ne sais 
trop pourquoi, ressembler à un coq pattu. Mes membres glacés battaient un trémolo frénétique ; je sentais ma chute prochaine… déjà même je perdais l'équilibre : je poussai 
un cri. – Qu'est-ce ? dit l'ange. – J'ai froid, lui répondis-je. – Couvre-toi de ma robe. – 
Je vais tomber, ajoutai-je. – Cramponne-toi à mes membres.

Je ne sais quel autre mystère s'accomplit en moi : toujours est-il qu'une douce chaleur 
vint à propos réchauffer mon sang et rendre à mes nerfs leur vigueur. Je n'étais pas 
au terme de mes surprises. La tempête sensiblement calmée, le ciel, moins chargé de 
nuages, laissait voir, à travers quelques éclaircies, des myriades d'étoiles dont l'éclat 
présageait le beau temps. A peine remis de ma peur, je songeai sérieusement à me 
débarrasser de toutes les herbes qui s'étaient attachées à moi comme à un tronc 
d'arbre. J'en arrachai quelques-unes et les abandonnai au hasard. Ma stupéfaction ne 
se saurait décrire. De ces débris se forma une guirlande d'oiseaux nocturnes, aux 
ailes membraneuses, qui se mirent à voltiger et à former autour de moi des cercles 
cabalistiques. Je continuai de jeter au vent d'autres plantes qui subirent une semblable 
métamorphose ; si bien que je ne pus me dépouiller complétement des graterons et 
graminées qui me gênaient qu'à la condition de me voir assailli par un nuage de ces 
oiseaux immondes dont le seul aspect me causait un dégoût indicible. Comment donc 
peindre mon malaise, quand je les vis se précipiter sur moi et m'envelopper, sans laisser 
de mon corps le plus petit espace à découvert ? Jusque sur le visage et les mains, je sentis 
leur attouchement venimeux. Toutefois ce n'était pas pour me dévorer ; ils lâchèrent 
prise un à un, se réunirent en grappe à quelque distance, et s'éloignèrent rapidement 
sous la forme d'un triangle en poussant un cri sinistre.

Leur contact avait communiqué à mes organes des facultés qui m'émerveillèrent plus 
que tout le reste. L'espace, la matière, n'avaient plus pour mes yeux les propriétés qui 
en sont l'essence. Doué d'une vertu magnétique, je perçais les murs les plus épais, je 
pénétrais dans tous les intérieurs, je voyais jusque dans les coins les plus obscurs ; d'un 
regard, j'embrassais Paris et le secret de ses cent mille existences.

– Vois ! me dit l'ange.

J'avais à mes pieds un spectacle dont la grandeur et la confusion m'éblouirent comme 
si j'eusse regardé le soleil en face. Peu à peu je démêlai les détails de l'ensemble ; je 
parvins à découvrir une sorte d'ordre et de symétrie où je n'avais cru voir d'abord qu'un 
vaste tohu-bohu.

Ce n'était pas simplement une vue de grande ville prise à vol d'oiseau, un 
amoncellement de masures, d'hôtels, de palais, d'édifices, coupés en tous sens par des 
ruelles, des rues, des carrefours, des places, des quais, formant entre eux mille figures 
bizarres, le tout circonscrit dans une vaste enceinte de pierre. La matière diaphane avait 
perdu la puissance de me rien cacher ; l'espace anéanti, celle de rapetisser les objets : non-seulement j'embrassais à la fois tous les contours de ce grand corps, j'en trouais 
encore l'enveloppe, je descendais dans ses entrailles, j'en touchais les plaies du doigt, 
je suivais la circulation du sang dans les artères ; j'assistais, en un mot, à une analyse 
profonde des phénomènes de sa vie. Merveilleux sujet d'étude ! Mais que de science 
exigerait la description anatomique de ce géant informe dont l'organisme a exercé déjà 
la sagacité de tant d'intelligences !

Spectateur ignorant, les contrastes sans nombre de bien et de mal, de joies et de 
peines, me frappaient avant tout. Auprès de salles splendides, inondées de lumières, 
où, aux vibrations sonores des orchestres, se pressaient, hurlaient, tourbillonnaient des 
milliers d'hommes diaprés, se dressaient en nombre égal des asiles lugubres, remplis 
d'odeurs nauséabondes, dont les murs, blanchis à la chaux, servaient de cadres à 
toutes les infirmités, à des maladies sans nom, aux plus atroces douleurs. La distance 
n'existait plus pour moi ; je faisais un effroyable mélange de toutes ces créatures : à 
côté d'un joyeux fou, tournant sur lui-même avec frénésie, je plaçais sans le vouloir un 
malheureux que l'impatience de ses maux plongeait dans la rage. Dans mon esprit, un 
moribond rudoyait un homme plein de santé ; une femme belle, aux joues rosées, à l'œil 
brillant, coudoyait une ombre humaine, pâle, desséchée, rongée d'une plaie incurable : 
poussé par la fatalité, j'allais, de cette sorte, mariant sans cesse la mort à la vie ; et, 
de même que pas une contorsion, pas une attitude, pas un geste de cette foule n'était 
perdu pour moi, de même aussi pas un de ses accens, pas une de ses lamentations, 
pas un de ses cris n'échappait à mon oreille ; car de tous ces êtres jaillissaient de 
longs tuyaux acoustiques qui convergeaient vers moi et me permettaient d'entendre 
jusqu'aux pulsations de leurs pouls.

Cependant je venais de pousser un grand éclat de rire. Plusieurs fois déjà j'avais 
remarqué un vieux astronome qui, placé sur l'Observatoire, considérait attentivement 
le cours des astres. Il finit par nous apercevoir, comme cela devait être. La commotion que lui causa cette vue est indicible. Du même coup, il tomba à la renverse dans 
son fauteuil et laissa choir ses lunettes : son crâne fut à jamais privé de ses derniers 
cheveux. Retrempant bientôt son courage dans son amour pour la science, il se redressa 
soudainement, courut à son télescope, en essuya les verres et y appliqua son œil. Cette 
fois, appréciant mieux l'éclat des lueurs qui nous servaient d'auréole, il se perdit en 
conjectures ; il se demandait si nous ne serions pas la comète de 1340 fourvoyée dans 
sa course ; puis il abandonnait cette hypothèse comme peu probable, et pensait voir 
simplement ou un météore igné, ou une fraction d'étoile cherchant sa marche à travers 
le ciel. Ce point une fois bien arrêté, il s'empara avec empressement de tout ce qu'il faut 
pour écrire, et, sans nous quitter des yeux, se mit à rédiger un mémoire avec la louable 
intention de le lire au plus tôt à l'Académie des Sciences. Je le vis, dans le feu de la 
rédaction, attester que nous nous trouvions, quant à la latitude, entre les degrés 49 et 
50 de latitude nord ; quant à la longitude, entre 1 et 2 de longitude ouest : ce qui était 
évidemment une erreur.

Mais la pitié que m'inspiraient des scènes désolantes ne me permettait pas de sourire 
long-temps. Ici, de maigres fantômes, entassés sous les lambris d'un bouge impur, 
prêts à rendre l'âme, attendaient en vain le prix des labeurs qu'un père ivre versait 
joyeusement dans son verre. Là, une mère tremblante veillait sur les jours de son enfant 
à l'agonie. Plus loin, un assassin se ruait sur un promeneur attardé et l'égorgeait pour 
un peu d'or. J'entendais son râle, je me penchais pour le secourir ; mais je me sentais 
cloué aux flancs de l'ange. Derrière cette scène, les membres d'une même famille, à la 
vue d'un héritage inégalement partagé, se vouaient une haine éternelle sur le cadavre 
encore chaud du testateur.

La studieuse folie de quelques hommes n'était pas l'un de mes moindres sujets 
de tristesse. Celui-ci renversait la chimie de fond en comble et lui donnait des 
bases inébranlables. Celui-là, glorieux du surnom d'anti-Copernic, ne voyant dans le mouvement de la terre qu'une hypothèse absurde, accumulait les preuves de la marche 
diurne du soleil autour d'elle. Un autre avait enfin trouvé la quadrature du cercle. Dans 
un ouvrage moins rempli de vérités que d'extravagances, il s'appliquait à réfuter ce qu'il 
appelait, dans son langage abrupt, les âneries de l'Institut. Un autre encore, proclamant 
Fourier le messie scientifique, et le plaçant au-dessus du Christ, se disposait à faire 
brûler certain journal sur la place publique par la main du bourreau.

Tournant le dos à ces hommes, trois vieillards veillaient, préoccupés de pensers bien 
différents. Autant que j'en pus juger par l'attitude de chacun d'eux, le premier gémissait 
sur les ruines d'une société en délire et aspirait à la tombe ; les regards sur la postérité, 
le second semblait déplorer, dans le secret de son ame, l'acte le plus important de 
sa longue carrière ; le troisième, le front pâle et penché, l'œil rayonnant de génie, le 
corps usé par des travaux incessans, poursuivait la lente et sublime élaboration d'une 
œuvre destinée sans doute à reculer les bornes de l'intelligence humaine et à hâter son 
acheminement dans les voies de l'infini.

Que de mains aussi se glissaient dans l'ombre et distribuaient furtivement des 
bienfaits ! Que d'hommes cachaient un cœur généreux sous les dehors d'un égoïsme 
brutal ! Que d'autres, jusque dans leur sommeil, étaient poursuivis par les spectres 
sanglans de ceux qu'ils avaient fait assassiner !

La plus poignante des scènes se passait non loin de là.

Un savant, d'obscure origine, courbé sur un bas-relief égyptien, s'obstinait, depuis 
trente années, à chercher le sens renfermé dans les lignes énigmatiques. La maladie 
l'avait surpris au milieu de ses investigations. Domptant la souffrance, dédaignant l'art 
et le médecin, tant il avait à cœur de ménager son temps, la nuit interrompait à peine 
le cours de ses recherches. Chaque jour, il voyait tomber un des lambeaux du voile 
qui lui cachait la signification des caractères sacrés ; chaque jour aussi l'ulcère qui lui 
rongeait les entrailles faisait un pas, montait vers le cœur. Aidé d'une science profonde, d'analogies en analogies, il venait enfin de trouver la clé certaine des hiéroglyphes, 
au moment même où son mal atteignait son dernier période. Tout à coup la mort lui 
frappe sur l'épaule. Saisi d'épouvante, il s'empare d'une plume, et veut laisser au moins 
la trace des travaux qui lui assureront un nom immortel. Mais il est trop tard ; ses doigts 
raides, immobiles, témoignent assez de son impuissance. Il appelle sa fille ; elle accourt. 
Il balbutie : « Enfant, hâte-toi, prends note de mes paroles… » Vains efforts ! sa langue 
s'embarrasse, ses yeux se troublent, il se tord dans d'atroces convulsions, et meurt 
l'imprécation sur les lèvres.

La vue de toutes ces misères m'importunait ; j'eusse voulu fuir ce lugubre panorama, 
tant tous ces hommes, quelle que fût d'ailleurs leur fortune ou la somme de leur 
intelligence, me paraissaient malheureux ! Mais l'ange qui me soutenait n'était point las 
de son rôle infernal : il semblait avoir juré de me faire prendre la vie en dégoût. Du bout 
de l'aile, quand je ne voulais plus rien voir, il me désigna Johanna, dont l'accoutrement 
et la folle ivresse achevèrent de me mettre le désespoir dans l'âme. Vêtue comme une 
bacchante, étalant impudemment ses charmes, elle courait de bal en bal, escortée de 
mes amis et pressée dans les bras de celui qui m'était le plus cher. Sur ses lèvres erraient 
des paroles impures ; son oreille semblait flattée des propos les plus obscènes, et les 
plus âpres liqueurs pouvaient à peine satisfaire son goût dépravé. Mon ombre était le 
bouffon du cercle dont elle était reine. Evohé ! Evohé ! elle se donnait le cruel plaisir de 
railler mon amour, de contrefaire ma voix, mon geste, les élans de ma passion, et de 
me peindre me roulant à ses pieds comme un épileptique. Et pas un n'imposait silence 
à cette femme, pas un ne lui jetait le mépris à la face : tous, au contraire, confessaient 
n'avoir jamais rencontré femme plus spirituelle, et aucun ne trouvait de rires assez 
éclatans pour l'en convaincre.

– Assez, dis-je à l'ange, assez ! Je ne t'avais pas prié de me faire voir toutes ces choses. Tu as abusé de ta puissance pour me prendre sur ton dos, et me contraindre de déchirer un voile que j'eusse voulu toujours garder intact. Sois content : la science me pèse, mes 
blessures sont profondes ; la vie m'est amère, odieuse, insupportable. Penche-toi, je 
veux mourir.

Il se pencha. Je glissai dans l'air avec la rapidité d'une flèche, et tombai… ou plutôt me 
réveillai. Mon corps était glacé, ma tête brûlante, la fièvre me dévorait. Johanna n'était 
point venue ; l'heure du bal était passée : je me persuadai bien aisément, comme on le 
peut croire, que tout n'était pas mensonge dans mon rêve.


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