<== Retour


CHARLES BARBARA

(1817-1866)

ŒUVRES


 

RÉSUMÉS DÉTAILLÉS

LE PLAT DE SOULIERS, ANECDOTE GASTRONOMIQUE - 1844


A Paris, avant 1830, il existait une société gastronomique de douze membres. Ils avaient même le projet d'élever un temple à l'art culinaire. Ce temple aurait la forme d'un pâté grandiose surmonté d'une oie dorée. Au fond du sanctuaire, on verrait deux fourneaux entourés de jambons, de saucissons, de langues fumées, de casseroles d'or, de plats d'argent et de marmites d'airain.Y seraient honorés Apicius, Lucullus et l'infortuné Vatel, servis par un grand-prêtre maître-d'hôtel, des sacrificateurs pâtissiers et des savants marmitons.
Chaque mois, chacun des douze membres devait à son tour traiter ses confrères : c'était à qui composerait les meilleures sauces, inventerait des ragoûts originaux, confectionnerait d'inoubliables rotis. Lors d'une cérémonie grandiose, des récompenses étaient attribuées, le premier prix étant récompensé par une couronne de laurier-sauce.
Cette année-là, Jean Cuisson était le douzième à devoir présenter un plat de sa façon, totalement nouveau. Comme l'inspiration lui manquait et que, dans sa cuisine, il se désespérait, il tomba en arrêt devant une vieille paire de souliers, toute crottée et moisie. Alors un éclair de génie l'illumina.
Devant ses marmitons ébahis, il jeta les souliers dans de l'eau bouillante et les y laissa pendant une semaine, jours et nuits, jetant par intervalles dans le liquide une poudre mystérieuse, jusqu'à ce que les souliers fussent devenus une sorte de chair blanche, sans goût particulier. Alors, le jour du fameux repas, aidé de son marmiton Rince-assiettes, il acheva son fantastique ragoût avec des poudres subtiles, des épices inconnues, des liqueurs merveilleuses. Vint alors le moment du repas tant attendu. D'abors les services se succédèrent, approuvés par la silencieuse voracité des convives. Puis le maître annonça : « Souliskis à la sauce bleue ». Il présenta alors une pyramide s'élevant au milieu d'une sauce bleue, dont la dégustation remplit d'enthousiasme les convives.
C'est alors, que, trop sûr de remporter le prix, l'auteur révéla que son plat était… un plat de souliers.
Épouvantés, nauséeux, les gastronomes se mirent à l'insulter et, furieux, lui arrachèrent sa couronne et son cordon bleu. Jean Cuisson dut s'enfuir pour sauver sa vie.
Il s'exila à l'étranger, puis il revint dans sa patrie, où il créa un magasin de comestibles qui lui permit de faire fortune, puis de prendre une retraite paisible à la campagne, riant en lui-même quand il songeait à son fameux plat de souliers.
Paru dans la Gazette de la jeunesse, n° 31 et 32, août 1844


ROMANZOFF - 1846

Devant la Cour d'assises de la Seine, les 14 et 15 septembre 1847, deux faux-monnayeurs ont été jugés : Théodore Herweg dit Romanzoff (34 ans) et Pierre-Antoine Knapp (36 ans), tous deux nés en Prusse rhénane. Ils ont été condamnés aux travaux forcés, Romanzoff à dix ans, Knapp à huit ans.
Ch. Barbara s'est intéressé à cette affaire, d'autant plus qu'il fut avéré que Romanzoff avait utilisé la plus grande partie de ses gains pour faire le bien, pour aider financièrement des victimes de la société. C'est en insistant sur cet aspect du personnage que Barbara a mis en forme son histoire, dès 1844 (il la soumet alors à son ami Léon Noël); il la publie dans la revue Le Corsaire en septembre 1846 et on la retrouve, avec la signature C.B. dans le numéro du 30 septembre 1847 de La Belgique judiciaire, faisant suite au compte rendu détaillé du procès.
C'est vers l'âge de 20 ans que Théodore Herweg avait fait ses premiers essais de contrefaçon de billets du trésor de Prusse. Dénoncé, il avait dû se réfugier en France à Metz. Il y rencontra Pierre-Antoine Knapp, avec lequel il entrepris de fabriquer et d'émettre des faux billets. À Paris, en 1839, il eut une liaison avec une femme Darenne, née en Pologne. Passé en Angleterre en 1841 avec le passeport falsifié de la dame, il rencontra à Londres un jeune homme, Pressel, qu'il aida financièrement et qu'il retrouva à Paris. La femme Darenne fut incarcérée pour complicité puis acquittée. Ayant échappé à la police, Romanzoff continua à faire des faux billets. En novembre 1841 il loua un appartement à Paris. Lorsque, le 6 janvier 1842, la police vint perquisitionner cette appartement, il échappa de justesse. Il avait pu s'échapper également d'un pavillon où il se cachait avec Pressel, à Passy. Alors, pendant quelques années, il continua son activité de faux-monnayeur.
Dénoncé, Romanzoff a été arrêté à Paris le 15 septembre 1846 dans une maison où il était depuis le 10 août sous le nom de Charles René. Le même jour on arrêta Knapp qui se cachait sous le nom d'Antoine Germain. Leur procès eut lieu un an plus tard et Barbara put compléter sa nouvelle qui parut, complète, dans Mes Petites-Maisons en 1860.

Paru dans Le Corsaire, 3-4 septembre 1846 / dans la Belgique judiciaire, 30 septembre 1847 / dans La Constitution, 20-21 juillet 1848 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / paru dans Les Détraqués, 1881


LA RONDE FANTASTIQUE - 1846

Il était minuit, j'étais déguisé pour le carnaval et j'attendais la belle mais impénétrable Johanna, qui était en retard. Alors que j'étais dans mon fauteuil devant le feu, des pensées bizarres, des images de formes mystiques m'envahirent l'esprit.
Alors Johanna parut. Épouvanté, je découvris une Johanna fantastique, munie de deux ailes, un ange terrifiant qui, passant à travers le plafond, m'entraîna, à cheval sur son dos, cramponné à ses cheveux. À travers pluie et vent, nous avons fait le tour de Paris, puis nous nous sommes élevés. Mon habit blanc disparaissait sous un fouilis de diverses plantes qui, lorsque je voulus m'en débarrasser, se transformèrent en oiseaux nocturnes immondes qui s'attachèrent à moi, puis s'éloignèrent avec un cri sinistre.
Je m'aperçus alors que j'avais la possibilité de voir à travers les murs et de découvrir Paris et ses cent mille existences : salles splendides des riches et asiles lugubres des miséreux, fous joyeux et moribonds misérables.
Un vieil astronome de l'Observatoire nous aperçut, moi et l'ange, et se demanda si nous étions une comète, un météore igné ou une fraction d'étoile; et il prépara un mémoire pour l'Académie des Sciences. Je vis dans un bouge des enfants avec leur ivrogne de père, une mère qui veillait son enfant agonisant, un assassin égorgeant un promeneur, des héritiers se disputant près du cadavre encore chaud du testateur.
Je vis des savants fous qui voulaient bouleverser la chimie, prouver que le soleil tourne autour de la terre, démontrer la quadrature du cercle. Je vis un vieux savant qui, désespéré, mourut juste avant d'avoir pu révéler le secret des hiéroglyphes égyptiens qu'il venait de découvrir.
Décidément l'ange avait le dessein de me faire prendre la vie en dégoût : il me montra Johanna qui, telle une bacchante, se donnait à tous en me tournant en dérision auprès de mes amis.
Profondément blessé, je voulus mourir. Alors l'ange me laissa tomber… et je me suis réveillé : j'avais rêvé, Johanna n'était pas venue. Mais je me persuadai que tout n'était pas mensonge dans mon rêve.

paru dans L'Artiste, 6 septembre 1846


LE RIDEAU - 1846

En face de ma fenêtre, je voyais une fenêtre obturée par un rideau de taffetas vert. Et ce rideau me fascinait. Chaque nuit j'attachais mon regard à la pâle lumière qu'on voyait derrnière et aux ombres qui bougeaient. Une nuit, je crus y voir la silhouette d'une jeune fille; je crus même qu'elle me regardait à travers le rideau et nos regards croisés établirent comme une union magnétique entre nous; alors dans mon esprit se constitua l'image d'une femme parfaite.
Mon voisin, un petit vieux malicieux, qui me surprenanait dans ma contemplation, essayait de m'aborder; mais chaque fois je repoussais l'importun.
Un jour, alors que le rideau était éclairé par le soleil, je vis qu'il était animé par des sortes d'ondulations et bientôt il me sembla qu'un doigt traçait sur lui des lettres; je crus lire JE T'AIME, et ces deux syllabes m'inondèrent de bonheur.
La nuit suivante, à la clarté de la lune, j'eus la surprise de trouver le rideau relevé, laissant voir le buste d'une femme étrangement belle, harmonieusement parfaite. Je m'imaginais qu'elle était une jeune vierge contrainte d'épouser un homme qui lui était indifférent et qui, depuis qu'elle m'avait vu, avait choisi de mourir, afin de nos âmes puissent s'unir dans un éternel embrassement. À mon réveil, fou de jalousie, je descendis dans la rue. Je vis alors entrer dans sa maison des hommes vêtus de noir; celui qui paraissait plus jeune que les autres était sans doute mon rival, le fiancé venu pour la signature du contrat…
Au début de la nuit, on entendit des cris venant de derrière le rideau. Mon voisin me dit: « C'est la voisine qui se meurt, la pauvre fille! ». Je passai une nuit affreuse. Le jour venu, je crus voir à nouveau des ondulations sur le rideau et je déchiffrai ce mot: « Adieu ».
Le soir, le rideau fut arraché et je vis plusieurs personnes pleurant autour d'un lit sur lequel gisait ma maîtresse morte. Le lendemain se déroulèrent les obsèques; au cimetière, j'essayai de me persuader que l'esprit de la morte, qui m'avait aimé pour mon âme, continuerait de m'accompagner dans ma vie.
Quelques jours plus, je découvris dans le journal que ma voisine morte s'appelait Mlle Dulac et qu'elle avait 87 ans…

Paru dans L'Artiste, 24 octobre 1846 / paru dans Le Démocrate, 14 mai 1848 / paru dans Histoires émouvantes, 1856


L'OMBRE DU MANCENILLIER, HISTOIRE PSYCHOLOGIQUE - 1847

J'habite un appartement à Paris qui appartenait à un certain Claude Bryan, qui en avait hérité de son ami Vilfride Goezler, mort d'une sorte de phtisie pulmonaire.Un jour j'appris que ce Claude était mourant et j'allai le voir. Je trouvai un homme dans un grand état de dépérissement et en proie à un violent délire. C'est alors que je connus le drame que lui et son ami avaient vécu.
Vilfrid et Claude étaient des amis très intimes, mais très différents : Claude, égoïste et matérialiste, savait habilement exploiter Vilfrid, sorte de philosophe idéaliste. Or Vilfrid aimait sa cousine Marie Desvignes et il en était aimé. Ils finirent par s'avouer leur amour et le mariage fut décidé. Vilfrid assura à Claude qu'il pourrait continuer à vivre dans l'intimité et aux dépens du couple, mais Claude savait que cela n'était pas possible et il annonça que, si Vilfride se mariait, leur faudrait se séparer. Vilfride, ne pouvant supporter cette idée, renonça à celle qu'il aimait. Mais la violence qu'il fit sur lui-même pour prendre cette décison la rendit malade et le fit mourir. Claude Bryan, auquel son ami avait légué tous ses biens, les mit aussitôt en vente et c'est ainsi que je pus acquérir logement et meubles. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de les imaginer tous les trois : je croyais voir Vilfride et Marie rêvant de leur bonheur futur et Claude se dressant entre eux pour les séparer avec une violence atroce. Une nuit, j'entendis, dans ma chambre, comme le bruit que fait une plume chargée d'encre sur un papier : crec-crec-crec… Je crus avoir été dupe de mon imagination, mais, à mon réveil, je trouvai sur ma table dix feuilles de papier couvertes d'écriture. C'était Vilfride mort qui avait écrit !
Il racontait d'abord dans ce texte ce qu'il avait éprouvé pendant sa maladie, ce qu'il avait éprouvé en mourant et ce qui lui était arrivé ensuite : il avait entendu le médecin confirmer qu'il était mort ; il avait vu Claude, resté seul, relire froidement le testament; il s'était vu lui-même sur le lit, le visage d'une pâleur livide; il avait vu les hommes qui étaient venus pour l'enfermer dans un cercueil. Surpris de ne plus voir son reflet dans un miroir, ni son ombre sur le plancher, il était devenu une sorte de fluide diaphane, pourtant capable de voir et d'entendre. Alors il était allé errer à travers la ville : il bouscula un passant qui ne le vit pas et n'entendit pas ses paroles ; dans un café il but le café d'un petit vieux qui accusa le garçon de ne pas l'avoir servi. Mais surtout il alla chez Marie : il la trouva, dans sa robe noire, acceptant les caresses de Claude qui lui disait que son Vilfride n'était à son insu qu'un libertin débauché qui changeait chaque jour de maîtresse; alors que Marie allait accepter un baiser, il s'était dressé entre les deux amants et Bryan, terrorisé, s'était enfui. Claude l'avait suivi chez lui pour lui demander réparation par les armes : il se battirent à l'épée et Claude, incapable de blesser son adversaire, fut grièvement blessé ; et, plusieurs jours de suite, Vilfride, implacable, revint pour lui infliger de nouvelles blessures, le mordre, le déchirer jusqu'à ce qu'il se brise le crâne en tombant.
Je venait tout juste de terminer la lecture de cette étrange confession qu'un ami est venu m'annoncer le décès de Claude Bryan, mort après une agonie affreuse au cours de laquelle il semblait se battre contre quelqu'un en poussant des cris intolérables.

paru dans L'Artiste, 10 janvier 1847


L'INCENDIAIRE - 1850

C'est un vieux curé qui est censé raconter ce qui était arrivé dans la petite commune de Grosbois.
Le proprétaire du chateau, M. Duhermey, était un homme dur et très infatué de son titre de comte. Il avait pris à son service Catherine, la fille de son fermier Martineau et il l'avait logée dans un pavillon du château.
Ernest, le fils du châtelain, tomba amoureux de la jeune fille et lui promit qu'il l'épouserait. Quand il l'apprit à son père, celui-ci ne prit pas au sérieux cette idée d'épouser une fille dont il pouvait très bien faire sa maîtresse. Et, sans tarder, il chassa Catherine.
Alors Ernest, pour se venger de son père, mit le feu au château ; puis il courut à la ferme avec l'intention de fuir avec Catherine. Celle-ci décida de se sacrifier pour sauver son amant. Pour cela, elle fit semblant d'accepter de fuir avec lui; mais elle lui demanda d'aller d'abord l'attendre au village voisin. Alors elle pénétra dans son ancienne chambre du pavillon, y mit en évidence un briquet et plusieurs fagots, puis fit en sorte qu'on la voie sortir dans l'attitude d'une personne qui veut passer inaperçue.
Catherine fut arrêtée par la police, pendant qu'Ernest faisait scandale en criant que c'était lui l'incendiaire.
La jeune fille, pendnat son procès, ne cessa de s'accuser d'avoir volontairement mis le feu au château pour, disait-elle, se venger de M. Duhermey qui l'avait chassée. Elle fut condamnée à mort ; puis sa peine fut commuée et elle resta seulement cinq années en prison, avant de finir sa vie abandonné et malheureuse.
En effet Ernest, que son père avait envoyé en Italie, finit par l'oublier. Rentré en France, il épousa une femme laide mais riche et il siège désormais sur les bancs de la Chambre.

Paru dans La Constitution, 14 et 16 avril 1850


LES PROVERBES - 1852

Loin de résumer, comme le dit le Dictionnaire de l'Académie, « la sagesse des nations », les proverbes constatent plutôt la folie humaine. Depuis l'Antiquité, des auteurs ont collationné les proverbes et les romans et poésie sont remplis de proverbes.
Les formules proverbiales sont fondées sur la rime, l'allitération, la métaphore, l'allégorie, l'équivoque, le jeu de mots.
Beaucoup de proverbes sont des railleries à l'égard des femmes (« Qui femme a, noise a »).
D'autres n'ont aucun sens; certains sont des vérités, mais ils sont tombés dans un discrédit bien mérité.
Des érudits ont rassemblé un énorme catalogue de proverbes, dans lesquels l'erreur se mêle à la vérité, où l'honnêteté côtoie le cynisme, où pullulent les mensonges, les préjugés, les âneries, constituant une sorte de code qui, si on le suivait à la lettre, aboutirait à la légalisation et à l'excuse de tous les vices et de tous les crimes, par exemple « Chacun chez soi, chacun pour soi » ou « Enrichissez-vous » de Guizot. « C'est pour avoir trop écouté les proverbes que nous avons roulé dans le bourbier où nous pataugeons. » Mais il faut reconnaître que les proverbes d'un peuple peuvent servir à déceler son esprit, son caractère, ses coutumes, ses qualités.
Ensuite Barbara étudie l'origine et le sens de quelques formules : « Résolu comme Bertole », « Vous parlez trop, vous n'aurez pas ma toile », « Quatre vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes », « C'est la coutume de Lorris : le battu paie l'amende », « Payer en monnaie de singe », « Le vin est le lait des vieillards », « À bon vin il ne faut pas de bouchon », « Les Chiens d'Orléans », « Ne savoir à quel saint se vouer ».
Et Barbara donne la bibliographie des ouvrages qu'il a consultés (des « soporifiques excellents ») : Cardan, Fleury de Bellinghem, l'abbé Tuet, Etienne Pasquier, Henri Estienne, Erasme, Béroald de Verville, Jacques Moisant des Brieux, le P. Gachiès, etc.
Il dénonce enfin la mode des proverbes mis sur le théâtre : les Proverbes dramatiques de Carmontelle ou de Théodore Leclercq, les Comédies, proverbes et parades du baron Roederer. La plus ennuyeuse est la Comédie des Proverbes d'Andrien de Montluc dans laquelle, pendant cinq actes, tous les personnages ne parlent que par proverbes; meilleurs sont les Comédies et proverbes de Musset.
Et Barbara conclut : « Cette recrudescence de proverbes leur doit porter un coup mortel. Dans un avenir prochain, il n'en sera plus question et les publications de nos parémiographes modernes ne les remettront plus à la mode ».

Paru dans dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 février 1852


HÉLOÏSE - 1852

Par ma fenêtre, je voyais une maison à deux étages, au rez-de-chaussée de laquelle il y avait la boutique d'une mercière. Un dimanche, je vis, à une fenêtre du second, une jeune fille ou une jeune femme, brune et mélancolique. Les jours suivants, je reconnus sa mère dans une petite vieille contrefaite et son père dans un homme désoeuvré qui fumait la pipe; un jeune homme, que je pris d'abord pour son mari ou son fiancé, se révéla être son frère.
J'aurais pu me renseigner sur ces voisins en interrogeant mon hôtelière, mais je ne le fis pas, par crainte qu'elle en vînt à soupçonner que je voulais faire de la jeune femme ma maîtresse, alors qu'en fait je n'avais aucun projet sur elle.
Passant mon temps à l'épier, je constatai qu'elle passait le journée à son comptoir et une partie des nuits à travailler. Quand elle regardait dans ma direction, je ne voyais dans son regard que de l'indifférence, rarement de la sympathie.
Un dimanche, alors que je me promenais en barque avec un ami, nous avons croisé une autre barque dans laquelle je reconnus mon hôtelière, son mari, son enfant et, avec eux, ma jeune voisine. Pour la première fois je la voyais de près et je fus frappé par son air triste et souffrant. Je me dis qu'elle manquait sans doute d'affection entre une mère avare, un père apathique, un frère égoïste, et cette pensée accrut la sympathie que j'avais pour elle. Certes ce n'était pas de l'amour; toutefois je pensais qu'il serait bien heureux celui qui l'aurait pour épouse. Mais mon peu d'audace et la défiance que j'avais de moi-même m'empêchaient d'aller plus loin.
Peu à peu, je m'aperçus que la jeune mercière passait beaucoup plus de temps dans sa chambre et, quand elle se mettait à sa fenêtre, je vis que ses joues avaient pâli et que ses yeux étaient devenus plus brillants. Je pensais qu'elle était momentanément indisposée, et je songeais de plus en plus au mariage. Bientôt je ne la vis plus, et je constatais la venue fréquente de médecins et de voisines inquiètes. Mais je refusais toujours de comprendre, dans ma certitude de la retrouver guérie et même embellie. Et je pensais de plus en plus fortement à en faire ma femme.
J'avais l'esprit tellement envahi par mon roman que je ne sus interpréter ce qui se passait lorsque la boutique resta fermée, lorsque je vis y entrer le médecin qui était habituellement requis pour constater le décès des pauvres, lorsqu'enfin toute une literie fut mise au soleil à sa fenêtre. Toutefois de funestes pressentiments me poussèrent à interroger mon hôtelière qui me répondit : « La jeune fille est morte! » Et, elle qui la connaissait depuis l'enfance, elle me révéla la raison de sa maladie : parce qu'elle était sans fortune, elle avait peur de vieillir sans trouver de mari ! C'est pour cette raison, et non à cause d'un excès de travail, qu'elle dépérissait.
En apprenant cela, je m'en voulus d'avoir fait d'elle l'héroïne d'un rêve que je n'eusse jamais osé réaliser. Certes je ne l'ai jamais vraiment aimée, mais j'aurais dû deviner le drame qu'elle vivait et la sauver de la mort.
Désormais mes regrets les plus tendres ne cesseront pas de faire cortège autour de son ombre.

Paru dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 février 1852 / paru dans Histoires émouvantes, 1867


VIEILLE HISTOIRE

Il s'agit d'une histoire racontée par un certain Anselme dans un cercle d'amis venant chacun à leur tour pour lire des contes de leur invention.
Revenant de voyage, j'appris qu'un jeune locataire de la maison où j'habitait, M. Paul, s'était pendu à un crochet près du toit, et cela à cause de ma voisine Mme Clémence, une belle paysanne normande, qui, après après avoir eu plusieurs aventures dans son pays, était venue à Paris où elle était entretenue par un homme riche, professeur dans une faculté, qui était fou d'elle et qu'elle appelait Monsieur.
Je ne tardai pas à connaître les détails de l'affaire. En effet cette dame Clémence, qui ne savait guère lire et moins encore écrire, me pria un jour de rédiger pour elle une lettre : il s'agissait de congédier un sergent-major qui, tombé amoureux d'elle, lui proposait le mariage. Cela me donna l'occasion de la voir souvent ensuite et c'est ainsi que je sus ce qui s'était passé entre elle et ce Paul qui s'était suicidé.
Paul était un étudiant en droit qui habitait le logement voisin. D'abord agacée par son indifférence, elle décida de tout faire pour le troubler. Elle n'y réussit que trop bien et le garçon timide devint follement amoureux. Elle devint sa maîtresse, faisant croire à Monsieur que Paul était un de ses parents.
Mais, après trois mois, elle se lassa de ce garçon qui lui vouait une passion exclusive et qui, jaloux, exigeait qu'elle refuse sa porte à son Monsieur. Le jour où elle lui fit comprendre qu'elle voulait mettre fin à leur liaison, le garçon affirma que, si elle venait à ne plus l'aimer, il se pendrait au crochet du toit qu'on voyait entre leurs deux fenêtres.
Mais Clémence avait maintenant jeté son dévolu sur son coiffeur, Achille, un fort garçon de 28 ans, et elle refusa désormais sa porte à son étudiant. Pourtant, un soir, celui-ci réussit à se cacher dans la chambre de Clémence alors qu'elle y était avec son nouvel amant et il eut la douleur de les entendre se moquer de la lettre délirante qu'il lui avait écrite. Rendu furieux, il affronta Achille qui, sans ménagement, le jeta dehors. Pensant s'en être débarrassés, Clémence et Achille se couchèrent. C'est alors qu'ils entendirent des bruits suspects sur le toit, mais sans comprendre ce dont il s'agissait. C'est seulement au matin que Clémence, restée seule, découvrit le corps de Paul pendu au crochet.
Trois ans plus tard, dans un train qui allait de Paris à Rouen, je revis Mme Clémence plus florissante que jamais. Monsieur s'était marié et lui avait donné 30.000 francs comme cadeau de rupture. Elle même s'était mariée à un brave homme, avait eu un bel enfant et vivait de ses rentes en Normandie. Faut-il la rendre responsable du malheur dont elle était indirectement la cause ?

paru dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 avril 1853 / repris dans Histoires émouvantes, 1867


LES DOULEURS D'UN NOM - 1853

Hélène était jeune et belle, mais sa vie était gâchée par le nom de famille qu'elle portait : Salope.
Alors qu'elle occupait la fonction de gouvernante chez un baron, elle fut congédiée le jour où celui-ci, qui l'avait prise en amitié, gifla sa femme parce que, jalouse de la jeune fille, elle l'avait appelée haut et fort mademoiselle Salope.
Hélène avait deux adorateurs : un juge d'instruction de 40 ans, M. Marie, et un jeune docteur en droit, Arthur Cochonnet.
Dans le salon d'une Mme Locar s'affichait un certain docteur Bidault qui prétendait qu'il lui suffisait de voir une personne pour deviner son nom. La marquise de Couvry voulut se moquer de lui en le mettant à l'épreuve. Elle lui montra, parmi les invités, le jeune docteur en droit, un homme très distingué, et le juge d'instruction, à la mise assez négligée, et elle lui demanda de déterminer lequel s'appelait M. Marie et lequel s'appelait Arthur Cochonnet. Évidemment le docteur Bidault tomba dans le piège. Puis elle lui montra Hélène et une jeune femme rousse plutôt laide en lui disait que l'une s'appelait Salope et l'autre Gabrielle de l'Ange; et le docteur attribua à Hélène le nom de Gabrielle de l'Ange et à la femmerousse le nom de Salope.
Un jeune homme, qui avait surpris la conversation entre la marquise et le docteur Bidault, en conclut qu'Hélène portait le beau nom de Gabrielle de l'Ange et, pour la séduire, il lui fit compliment de son nom adorable qui, dit-il, la peignait tout entière ; en revanche il se moqua du nom de Salope que portait la rousse. Hélène, furieuse, fut contrainte de rétablir la vérité
Hélène rêvait d'épouser le jeune docteur. Curieusement, elle ne connaissait pas son nom de famille, pas plus que le garçon ne connaissait le sien. Honnêtement le docteur lui révéla qu'il avait pour nom Cochonnet et il lui proposa, une fois marié, de prendre le nom de famille d'Hélène (qu'il ne connaissait toujours pas). Devant la réaction d'Hélène, il renonça à elle. Alors elle lui révéla que, s'il prenait le nom de son épouse, il s'appellerait Arthur Salope…
Hélène étant libre, le juge souhaita l'épouser et lui fit la cour. Mariée avec lui, Hélène s'appellerait donc Hélène Marie-Salope…
Finalement tout s'arrangea : Arthur Cochonnet fit changer son nom en Arthur Verneuil et épousa Hélène. Désappointé, le juge Marie décida d'épousa la fille rousse et laide, qui portait le beau nom de Gabrielle de l'Ange.

Paru sous le titre « Mlle Hélène C… » dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 mars 1853 / paru dans Le Paris, 18-19-20-21 juillet 1853 / paru dans Histoires émouvantes, 1856

Charles Barbara avait publié*** une première version de ce texte sous le titre de Mlle Hélène C.. Les noms étaient différents : le vieux juge s'appelait Le Beau, le docteur en droit Arthur Salopin, Hélène était Hélène Cochon et la femme rousse Gabrielle de Blanche-Hermine. Le dénouement n'était pas le même : Hélène épousait le juge et devenait Hélène Le Beau-Cochon ; le docteur épousait la femme rousse, Gabrielle de Blanche-Hermine, qui devenait Gabrielle Salopin.


L'HOMME QUI NOURRIT DES PAPILLONS - 1853

Je découvris, à Paris, la demeure d'un certain Pichonnier qui abritait chez lui trois mille papillons vivants qu'il nourrissait depuis plusieurs années. Il se présentait également comme inventeur et fabricant de divers instruments.
Je suis allé chez cet original. De fait il me montra des cages de gaze dans lequelles voletaient des papillons, ainsi que des chrysalides, des chenilles. Il me les présenta tous en précisant le nom qu'il leur donnait. Il élevait aussi des cigales, des grillons. Je vis une petite grenouille rainette perchée sur une échelle, dont l'attitude, selon Pichonnier, annonçait une pluie imminente, alors que le ciel ce jour-là était tout bleu. J'assistai à l'éclosion d'un vulcain à partir de sa chrysalide.
Il me montra les instruments qu'il avait inventés : pour tailler les légumes, pour couper et graver le verre, pour vider les pommes, presser les concombres… Il avait aussi inventé un procédé pour embaumer les oiseaux sans les vider, un autre pour conserver les poissons.
Il disait avoir des foules d'ennemis, dans notre époque où l'on persécute les inventeurs. Les objets qu'il fabriquait lui étaient refusés sous prétexte qu'ils n'étaient « pas bénis » et qu'il n'allait pas « à confesse ». On le laissait volontairement dans la misère ; on l'empêchait de se marier. De fait il se croyait victime d'une conspiration universelle, à Paris et en province.
Les misères de ce pauvre inventeur étaient navrantes : il n'avait que toutes ses petites bêtes pour le consoler. Il me fit promettre de revenir.
A peine fus-je dehors, que la pluie tomba par torrents. Comment ne pas me rappeler la prédiction de la rainette? Pour n'y avoir point cru, je fus trempé jusqu'aux os.

Paru dans L'Illustration, t. 22, 8 octobre 1853 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / dans Les Détraqués, 1881


LE BILLET DE MILLE FRANCS - 1853

Une nuit alors que j'étais à bout de ressources, je trouvai dans la rue un portefeuille. Je le mis dans ma poche sans regarder ce qu'il contenait et courus me réfugier chez moi. Je vis alors que dans le portefeuille il y avait un billet de mille francs, une fortune pour moi. Les autres papiers qu'il contenait me permirent de savoir qu'il appartenait à une certaine demoiselle Turpin, une riche usurière fort avare. Cela me poussait à conserver le portefeuille, que j'aurais évidemment rendu s'il avait appartenu à quelque miséreux.
Pourtant j'avais mauvaise concience et je craignais que cette mauvaise action m'empoisonne désormais ma vie. Et puis je vis dans les journaux la mention d'un cocher de fiacre, d'un brave ouvrier et d'une pauvre fille qui avaient trouvé et aussitôt rendu un portefeuille. Après une nuit d'insominie, je pris la décision d'aller rendre l'objet. La demoiselle Turpin s'empara du portefeuille sans me remercier, me reprochant même d'avoir tardé à le rapporter. En sortant de chez elle, je me sentis soulagé, souhaitant seulement de ne plus rien trouver à l'avenir.

Paru dans la Revue de Paris, 15 octobre 1853 / paru dans Histoires émouvantes, 1867


LES JUMEAUX - 1854

La nouvelle de Barbara met en parallèle les destinées de deux frères jumeaux, Joseph et Théodore, destinées à la fois semblables et différentes puisque Joseph, le narrateur, finira sur l'échafaud et que Théodore épousera la femme qu'il aimait.
Théodore, adolescent, avait été pris en charge par son parrain, un commerçant qui en fit bientôt son caissier et lui promit la main de sa fille Hortense. Pourtant, en attendant de se marier, Théodore prit pour maîtresse une prostituée, que son amant en titre lui céda sans trop de difficultés. Mais la fille ne tarda pas à le ruiner par ses folles dépenses. Incapable de rompre avec elle, Théodore prit mille francs dans la caisse de son parrain, espérant pouvoir bientôt rembourser cette somme : la fille s'empara de l'argent avant de disparaître. La patron de Théodore s'en aperçut et le retrograda au rang de simple commis, avant, finalement de lui accorder son pardon. Mais un commis, Eugène T… ne cessait de le persécuter. Excédé, Théodore le provoqua en duel et le tua. Mais le tribunal, finalement, l'acquitta pour ce meurtre.
Joseph, adolescent, commença, lui, comme commis dans l'épicerie de sa soeur aînée Augustine, une femme froide et intéressée. Il fit ensuite son apprentissage chez un serrurier et accomplit son tour de France comme compagnon. Tombé amoureux de la soeur d'un camarade d'atelier, la mort de la jeune fille le perturba définitivement. Comme son frère, il eut alors une liaison avec une prostituée, malgré la honte que cette situation lui inspirait. Un jour, il se fit traiter de maquereau par un homme avec lequel il se battit et qui, en trébuchant, se cassa une jambe. Pour cela Joseph fut condamné à un mois d'incarcération et à une forte amende. A sa sortie de prison, il fut repris dans l'entreprise de son patron qui avait de l'estime pour lui. Un jour celui-ci l'envoya chez plusieurs clients pour se faire payer plusieurs factures. Alors qu'il revenait de cette tournée avec 300 francs dans ses vêtements, il rencontra sa maîtresse qui était en compagnie de quelques amis, dont il aurait dû se méfier. Ceux-ci le firent boire et profitèrent de son ivresse pour lui dérober son argent. Le lendemain, fou d'inquiétude, il essaya d'obtenir cet argent de sa soeur Augustine, qui refusa. Poussé par son patron, il se rendit alors à la police. Lors de son procès, tout plaida contre lui : ses mauvaises fréquentations, sa concubine qui était une fille publique, et le fait qu'il avait été condamné pour avoir brisé la jambe d'un père de famille. Il fut condamné à cinq ans de prison et dix ans de surveillance à Beaugency. Une fois libéré, pour gagner sa vie, il loua un orgue de barbarie à un Piémontais, Féretti; mais celui-ci l'exploita et il dut le quitter. Alors que, grâce à une servante d'auberge, il avait trouvé une place chez un serrurier, Feretti, pour se venger, révéla à son patron qu'il avait embauché un repris de justice. Furieux, Joseph le provoqua et, au cours d'une bagarre au couteau près de la Loire, Feretti fut tué et Joseph s'enfuit. Traqué, il se livra et son procès aboutit à une condamnation à mort.
Le jour même de l'exécution de Joseph, son frère jumeau Théodore épousera sa fiancée Hortense. Et Joseph, après avoir mis en lumière les points communs entre ce qu'ils avaient vécu, lui et son frère, conclut : « Pour avoir vécu dans un autre milieu, après avoir connu des fautes analogues aux miennes, il a pu se repentir et trouver son pardon où j'ai rencontré l'échafaud. »

Paru dans la Revue de Paris, 15 janvier 1854 / paru dans Histoires émouvantes, 1867


LA LEÇON DE MUSIQUE - 1854

Le grand violoncelliste Louis Schenk était mon professeur de violon. Malgré sa sévérité à mon égard, je l'aimais beaucoup. J'allais souvent chez les parents de Susanne pour accompagner leur fille qui avait un réel talent de pianiste. Un jour, je vis qu'elle pleurait, sans doute parce que ses parents avaient décidé qu'elle devait se marier et interrompre ses leçons avec M. Schenk.
Celui-ci sembla très affecté quand je lui appris le mariage projeté de Susanne.
Détestant se produire en concert devant des indifférents, Schenk n'avait le libre exercice de ses facultés qu'en présence de gens dont la sympathie lui était acquise ; c'est pourquoi l'attention soutenue que nous lui prêtions, Susanne et moi, l'émotion dont nous étions pénétrés en l'écoutant, lui donnaient une assurance imperturbable et le surexcitaient au point que, lorsqu'il jouait, il avait l'air d'un illuminé.
Je le retrouvai un jour chez Susanne alors que c'était sa dernière leçon. Schenk sur sa basse et Suzanne au piano interprétèrent ensemble une pièce qui éveilla dans mon imagination des choses mystérieuses, féériques, d'un charme enivrant ; j'étais ébloui, je nageais dans l'enthousiasme, il me poussait des ailes, je plongeais dans les espaces où roulent les mondes, où brûlent les soleils. Des images fantastiques tournoyèrent dans mon esprit jusqu'à la fin du morceau. Alors, pendant que Schenk remettait son instrument dans son étui, la mère de Susanne lui régla le prix de ses leçons, devant sa fille en larmes. Schenk salua tristement et s'en alla pour ne plus reparaître.
Deux ou trois mois après, c'est une Susanne épuisée par le chagrin qui se trouva mariée avec un jeune homme de son âge.
Mais le temps finit pour tout arranger. Bien des années plus tard, j'eus l'occasion de revoir Susanne. Elle était devenue une grosse dame souriante, mère de deux beaux enfants; et elle avait définitivement renoncé à la musique. Quant à Louis Schenk, compositeur baroque et personnage insociable, après avoir quelque temps cherché fortune à Paris, il était allé s'ensevelir dans une petite ville d'Allemagne.

Paru dans la Revue de Paris, 15 mars 1854 / paru dans Histoires émouvantes, 1856


UN DRAME IGNORÉ, EXTRAITS DES RAPPORTS D'UN AGENT DE POLICE - 1854

Cette nouvelle est la satire d'un agent de police borné, qui fait du zèle, qui tient ses capacités en haute estime, mais qui en fait ne comprend rien à ce qui se passe sous ses yeux. Il a reçu mission de surveiller un certain Hégésippe Vannier et, dans les mois de novembre et décembre 1843, il envoie huit rapports à son chef.
Ce Vannier est un poète incompris bien inoffensif qui vit dans la misère. Mais l'agent est persuadé qu'il a affaire à un dangereux anarchiste qui cache bien son jeu : il se lave régulièrement ( !), il ne se nourrit que d'une tranche de pain, il fait de la musique avec « un gros violon qu'il tient entre ses jambes », il feint de faire ses prières…). Très fier d'avoir réussi son chef-d'oeuvre, un trou dans la cloison qui lui permet de voir et d'entendre, l'agent note tout scrupuleusement, enregistrant en sténograhie les moindres propos de l'homme qu'il espionne et qu'il souponne de cacher, derrière un mode de vie apparemment très banal, « de sinistres projets » : quand il voit que cet homme lit et écrit « les yeux hagards », il s'inquiète ; quand il l'entend dénoncer les méfaits du tabac, il voit là une preuve que c'est un fou dangereux. Même les mœurs de sa chatte angora lui paraissent aussi singulières et inquiétantes que celles de son maître.
Dans ses rapports, l'agent ne peut s'empêcher de mettre des réflexions personnelles, des « écarts d'orgueil ». Quand son chef de service le lui reproche, il exprime un vif repentir et promet de devenir un modèle d'humilité et d'abnégation; et il le flatte par des formules telles que : « Un sourire de vous est plus doux à mon âme qu'un rayon de soleil par un jour de pluie et la foudre m'est moins redoutable qu'un de vos regards de colère ».
Plein de zèle, il dit avoir employé un sous-agent – un médiocre, un incapable qu'il a péniblement essayé de former – en lui demandant de jouer l'anarchiste afin d'amener le sieur Vannier à se dévoiler; mais il a été impossible, avoue-t-il, de « soulever un des coins du linceul sous lequel Vannier enterre ses pensées coupables ».
Lorsqu'il entend Vannier dire qu'il se sent observé depuis plusieurs jours par « un homme à face plate, à l'air abruti, au teint livide, à la barbe étiolée comme une toison galeuse », il commente : « Je ne pense pas qu'il voulût parler de moi : le miroir que je consulte me renvoie une image qui ne ressemble nullement au portrait ».
Dans le personnage d'Hégésippe Vannier, Barbara fait évidemment une caricature du jeune romantique (1843, c'est la fin de la mode « romantique »). Hégésippe a cru qu'il avait du génie et il s'est évertué à écrire, dans une sorte de rage; mais il s'est aperçu que personne ne voulait publier ses manuscrits, qu'il ne se heurtait qu'à des rebuffades du genre : « Quand on veut tenir une plume, il faut avoir quelque chose à dire ». Se sachant condamné à vivre dans une extrême misère, il a refusé d'épouser une jeune fille, Louise, qui l'aime et qui l'aime, ne voulant pas « lier le sort d'une femme à son horrible sort et voir à sa suite une demi-douzaine de misérables affamés » Il est persuadé qu'une fatalité le suit, « comme font les corbeaux un convoi de morts ». Dans son médiocre logement, dont il ne peut payer le loyer, il comprend trop tard qu'il s'est isolé, qu'il s'est privé des joies de la famille et qu'à sa vie, qui n'aboutit qu'à la misère et au désespoir, est prérable celle du paysan ou de l'ouvrier. Et donc, après avoir mis ses affaires en ordre, il va se suicider sous les yeux du policier, qui, jusqu'à la fin, a cru qu'il jouait une pantomime.
Quand il constata que Vannier était mort, l'agent termina son huitième rapport par ces phrases : « Cette mort était autant de besogne de moins pour nous, pour les juges et pour le jury … D'ailleurs mes instructions me faisaient simplement le devoir de le surveiller et non celui de lui sauver la vie ». Il se félicite de l'intelligence qu'il a su déployer dans ce beau travail, ayant, pour remplir sa mission, passé des heures sans bouger, l'oeil au trou, la plume à la main. Et il termine en demandant poliment le remboursement des frais qu'il a engagés…

Paru dans la Revue de Paris, 1er juin 1854 / paru dans Histoires émouvantes, 1867


L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE - 1855

Max Destroy, violoniste, romancier raté, habite un immeuble à Paris dans lequel vivent Mme Ducornet et sa fille Henriette Thillard-Ducornet, dont le mari, l'agent de change Thillard, s'est suicidé il y a quelque temps en se jetant dans la Seine près du Pont-Rouge. Dans le jardin du Luxembourg, Max rencontre un certain Clément, un homme plutôt antipathique qu'il avait connu au collège. Depuis cette rencontre, jour après jour, il va découvrir l'histoire tragique de ce Clément.
L'histoire de Clément et Rosalie
A Paris, Clément avait commencé dans la vie par de petits boulots, dont six mois chez un apothicaire. Puis il avait rencontré Rosalie, une des maîtresses de Thillard. Bien que richement entretenue
par son amant l'agent de change, elle avait choisi de vivre avec Clément, alors que celui-ci vivait dans de très misérables conditions. Pour humilier son rival, Thillard l'avait embauché dans un poste subalterne et logé avec Rosalie dans un taudis qu'il possédait près du Pont-Rouge.
Pour vivre, Clément laissa Rosalie se prostituer. Puis, pour sortir de la misère, il abusa de la crédulité d'un prêtre, feignant une pratique religieuse régulière. Désormais Clément et Rosalie, pervertie par lui, ne cherchèrent plus qu'à « faire un coup » pour s'enrichir. Pourtant, leur misère s'accentuant, ils songèrent au suicide et se procurèrent pour cela opium et poison.
Mais Thillard, ruiné, décida de s'enfuir à Londres. Une nuit, il passa chez Clément en portant 300.000 francs dans une valise. Il fut alors facile pour le couple de l'empoisonner, de prendre une partie de l'argent, et de jeter le corps et la valise dans la Seine.
Grâce à l'argent retrouvé dans la valise, à une lettre écrite à sa femme et une lettre à une maîtresse, tout le monde a cru au suicide de Thillard.
Max découvre la vérité
C'est peu à peu que Max devait découvrir la vérité. Il commença par s'étonner de rencontrer un Clément correctement vêtu, ayant acquis une certaine aisance et soucieux de la justifier en montrant à son ami, qui ne lui demandait rien, ses livres de comptes personnels. Ayant loué un bel appartement, il y organisait des soirées musicales auxquelle il invitait un abbé et un ancien juge d'instruction, Durosoir (celui-ci angoissa Rosalie en racontant un meutrre qui ressemblait fort à celui qu'il avaient commis). A l'une de ces soirées participa un poète anonyme qui écrivit sur l'album un sonnet : c'était Baudelaire.
Max trouvait Clément de plus en plus mystérieux, alors qu'il s'affichait cynique et sans morale : «Puisqu'il n'y a pas de Dieu, tout ce qu'on peut faire impunément est permis », disait-il. En revanche, la belle Rosalie s'enlaidissait, dépérissait, hantée par la peur d'enfer. Et elle mit au monde un enfant idiot dont la ressemblance avec Thillard frappait tous ceux qui le voyaient.
Arpès de terribles accès de délire, Rosalie, épuisée, mourut dans le remords et sans confession. Et Clément ne tarda pas à avouer son crime à Max, fasciné par cet odieux personnage.
Les dernières années de Clément
Quelques années plus tard, Max a eu par hasard de nouvelles de Clément. Avec l'argent du crime, il avait pu partir aux États-Unis, près du lac Ontario. Là, véritable cadavre ambulant, il vécut avec son fils idiot. Enrichi dans le commerce, il se dévouait pour les autres et dépensait sans compter pour de bonnes oeuvres. Après quelques années de cette vie, il prit un bateau pour revenir en Europe. Mais, au cours de la traversée, il fut pris d'une crise. On accosta dans une île pour lui laisser le temps de se calmer, mais il mourut sous les yeux du capitaine.
Par son testament, il répartissait sa fortune entre son ami Max Destroy, et Mme Thillard (la veuve de sa victime), tout en assurant l'avenir de son fils idiot dans une maison spécialisée et en créant des lits dans un hospice.

paru dans la Revue de Paris, 1er et 15 janvier 1855 / paru à Bruxelles en 1855 / édité Hachette 1859 et 1860 / paru dans L'Évènement, 10, 20 octobre 1866 / édité en 1881 / édité dans Marabout en 1975 [Le Pont-Rouge, mélodrame, parut en 1858]


THÉRÈSE LEMAJEUR - 1855

PERSONNAGES
– Mme veuve Marcille et son fils Eugène Marcille, d'une riche famille
– Deux oncles maternels d'Eugène, tous deux riches célibataires : Narcisse, ex-commandant de cavalerie, et Deshaies, procureur général.
– Mme veuve Lemajeur qui, ayant eu des revers de fortune, vit pauvrement avec sa fille mineure Thérèse Lemajeur, employée comme lingère.
– Mme Adélaïde Granger, amie de Mme Marcille, mère de Cornélie Granger.
– Mme Henriette Desmarres, veuve d'un médecin, amie du commandant Narcisse; elle a adopté une nièce.
– Mme Ferdinand, une couturière; elle organise des « jeux innocents » entre ses ouvrières et quelques jeunes fils de famille.
– Mme Hilarion, une vieille femme malade, qui habite dans le même immeuble que Mme Marcille.

Mme Ferdinand, la couturière, a fait se rencontrer Thérèse Lemajeur et Eugène Marcille; tous deux s'aiment, mais l'honnête Thérèse, qui sait qu'il ne peut être pour elle question de mariage, refuse d'être sa maîtresse. Mme Ferdinand, accusée par Mme Marcille d'avoir poussé son fils dans les bras d'une grisette, se venge en faisant courir des bruits calomnieux sur Thérèse.
Eugène Marsille est décidé à épouser Thérèse, en dépit du scandale de cette mésalliance contraire aux convenances sociales. Malgré l'opposition de ses oncles, malgré la douleur de sa mère, il persiste dans son intention, même si Thérèse, effrayée, pense qu'il serait sage d'abandonner ce projet. Alors la bonne société se dresse contre Eugène: Mme Granger, qui songeait à lui faire épouser sa fille Cornélie, lui ferme sa porte; avanies, affronts, se multiplient; un charivari est organisé par la couturière sous les fenêtres des Lemajeur.
Eugène, toujours résolu à se marier, envoie un notaire, Me Digoing, pour obtenir de sa mère un consentement écrit au mariage: elle refuse de signer l'acte qu'on lui présente. Alors toute la famille conspire pour faire échouer ce projet de mariage : l'oncle Narcisse affronte violemment son neveu et menace de le déshériter.
En revanche l'oncle procureur général estime que les vexations ne feront que renforcer Eugène dans sa décision et qu'il faut s'y prendre autrement. Il pense en effet que l'amour de son neveu n'était qu'une fantaisie que les obstacles seuls ont transformé en passion. Il lui fait prendre conscience que ses biens sont grevés d'hypothèques, qu'il a accumulé des dettes, qu'il ne peut plus compter sur l'héritage de ses oncles : épouser Thérèse serait donc faire le malheur de cette femme honnête et compromettre l'avenir des enfants qu'il aurait d'elle. Il lui conseille fermement d'ajourner son mariage et de voyager. Si, au retour, il persiste dans sa volonté, son oncle fera en sorte que Thérèse soit réhabilitée dans l'esprit du public, afin qu'il puisse l'épouser. Marsille, ébranlé par ces arguments, demande un délai de réflexion.
Un nouvel événement intervient : Mme Ferdinand, la couturière, vient d'être arrêtée. On sait qu'elle organisait des rencontres entre ses employées et quelques jeunes gens; or une apprentie est tombée enceinte et a refusé la proposition que lui a faite sa patronne d'avorter. Thérèse risque alors d'être confondue avec ces filles perverties. Toutefois, lors du procès, elle est présentée comme une victime de la couturière, ce qui équivaut pour elle à une réhabilitation.
Mais, le bruit ayant couru qu'Eugène est sur le point d'être déshérité par son oncles, ses nombreux créanciers se réveillent et Eugène est menacé par un usurier véreux qui a racheté les créances. Il doit vendre ses propriétés à très bas prix, ce qui lui laissera tout juste de quoi aller vivre très modestement à la campagne avec son épouse et sa belle-mère, à laquelle il devra faire une petite pension. Lui qui a été habitué à vivre dans l'aisance, il imagine avec horreur quelle vie il aura avec Thérèse et des enfants sans aucun avenir.
Thérèse elle-même lui propose de reprendre sa parole et de lui rendre tous les riches cadeaux qu'il lui a faits. Après une dispute assez dure, ils se réconcilient. Marsile, suivant le conseil de son oncle, décide de s'éloigner et d'aller à Nice.
Thérèse est alors amenée à s'occuper de sa mère, malade, et de sa vieille voisine, Mme Hilarion, qui, mourante, a promis de lui laisser ses meubles, ses bijoux et son argent. Alors le procureur, séduit par la force de caractère de Thérèse, réussit à convaincre sa mère de donner son consentement au mariage. Le commandant, lui, ne veut rien entendre, poussé sans doute par son amie Henriette Desmarres qui convoite son héritage pour une nièce qu'elle a adoptée.
Mme Lemajeur étant morte, Thérèse se retrouve seule. Séparée de Marsille, elle sent qu'il lui est devenu indifférent. Le procureur offre de l'installer dans une petite maison et de lui donner assez d'argent pour qu'elle n'ait plus à travailler. Après avoir hésité, elle accepte. Alors l'opinion publique change à son égard : elle est admise dans la bonne société; Cornélie, la fille de Mme Granger, veut devenir son amie. Et Thérèse, transformée, souhaite tout faire pour ne pas retourner dans la vie médiocre qu'elle a connue lorsqu'elle était lingère.
Quand Marsille revient, il a de la peine à reconnaître Thérèse qui, dans sa robe de deuil, l'accueille froidement: loin d'elle, il l'a idéalisée dans ses souvenirs et il est déçu en la revoyant. Alors qu'il pourrait maintenant conclure le mariage, il sombre dans la mélancolie. Le sentant, la jeune Cornélie joue la coquette avec lui et Marsille, séduit, ne s'occupe plus que d'elle, s'attirant ainsi le mépris de Thérèse.
Cornélie, triomphante, montre à Thérèse une lettre dans laquelle Eugène dit clairement qu'il n'aime plus Thérèse, mais qu'il considère que c'est son devoir de l'épouser. Alors Thérèse refuse le mariage d'une manière irrévocable.
Mais elle s'est habituée à vivre dans une certaine aisance et l'idée qu'elle va devoir quitter sa petite maison et rendre tout ce qu'on lui a offert la rend malade, jusqu'au délire. Le procureur, compatissant, passe beaucoup de temps à son chevet, lui témoignant beaucoup de tendresse. Thérèse repousse toutefois son aide, car les bontés du procureur à son égard commencent à faire jaser.
Alors le procureur lui propose de l'épouser, sûr que, quand elle sera devenue sa femme, il saura la faire respecter. Ce mariage entre le riche procureur et la petite lingère sera un véritable évènement politique. Malgré la différence d'âge, il seront un couple heureux et sans histoires.

Paru dans le Journal pour tous, 21 et 28 avril, 22 et 29 décembre 1855 / paru dans Les Orages de la vie, 1860


UNE CHANTEUSE DES RUES - 1855

C'est une histoire que raconte Philippe à son ami Jean.
Philippe avait une amie d'enfance, Louise, la fille d'une certaine « mère Léclère » qui venait faire des journées chez ses parents. Les deux enfants s'entendaient bien et jouaient volontiers ensemble. Quand la dame Leclère mourut, la mère de Philiipe prit chez elle la jeune orpheline qui avait quinze ans.
Alors, stupidement, Philippe décida que Louise, la fille d'une domestique, ne devait plus le tutoyer et lui-même se mit à l'appeler « mademoiselle ». Un de ses cousins, Jacques, en profita pour se rapprocher de Louise, sur laquelle il avait des vues. Cela fit prendre conscience à Philippe qu'en réalité il était amoureux de la jeune fille : il la tutoya à nouveau et tenta de la séduire. Mais Louise refusa ses avances et sembla même accepter celles du cousin Jacques.
La mère de Philippe, n'étant pas dupe de l'attitude de son fils à l'égard de Louise, l'éloigna d'elle en le mettant au collège.
Cinq ou si ans plus tard, Philippe voulait toujours épouser Louise, alors que Jacques souhaitait seulement en faire sa maîtresse. Mais Louise n'aimait aucun des deux garçons. Un jour elle annonca qu'elle avait rencontré un Allemand, facteur de pianos, Georges Moser et qu'ils avaient le projet de se marier. La mère de Philippe, qui souhaitait toujours qu'elle épouse le cousin Jacques, lui demanda brutalement de quitter la maison.
Plus tard, Philippe, étudiant en médecine, rencontra par hasard le couple marié à Vincennes et, ce jour-là, Philippe s'adressa à Louise avec une familiarité et une condescendance qui choquèrent beaucoup Georges, le mari. Et cette rencontre sera à l'origine d'un drame.
En effet, la manière très familière dont Philippe s'était adressé à Louise a persuadé Georges que Philippe avait eu une liaison avec sa femme et il devint maladivement jaloux et odieux. Il cessa de travailler, se mit à boire et dépensa tout l'argent du ménage, très déprimé parce que ses compagnons se moquaient de lui, alors que les commères du quartier s'en prenaient à Louise, l'épouse infidèle.
Celle-ci, abandonnée par son mari, seule avec son enfant, sombra vite dans la misère. Elle parvint toutefois à obtenir du commissariat une autorisation de chanter dans les estaminets et les cours. Et c'est ainsi qu'on la voyait avec son enfant, accablée de honte, essayer de gagner quelques sous en chantant dans les rues.
Un jour, alors que, très affaiblie, elle tentait de chanter dans un estaminet, elle reconnu son mari dans la salle ; très choquée, elle s'enfuit dans la rue, où elle tomba évanouie. On la transporta à l'hospice. C'est là que Philippe, qui avait fait des études de médecine, devait la retrouver par hasard.
Alors, décidé à réparer sa faute, il chercha Moser, d'abord en vain. Puis, toujours par hasard, il reconnut ce Moser dans un individu agressif et à demi-fou qui était enfermé dans le même hospice que Louise.
Alors Philippe décida de réparer la faute qu'il avait commise à Vincennes.
D'abord, non sans mal, il réussit à convaincre Georges que Louise n'avait été pour lui qu'une fille de domestique et que le fait qu'elle avait été sa compagne de jeux expliquait la familiarité dont il avait fait preuve avec elle à Vincennes.Finalement Georges comprit que sa jalousie, attisée par la perfidie de Jacques, l'avait fait tomber en démence.
La mère de Philippe, informée de tout cela par son fils, continuait à en vouloir à Louise de s'être mariée sans la consulter ; mais elle revint vite à de meilleurs sentiments.
Alors les parents de Philippe préparèrent la sortie de l'hospice de Louise et de Georges. Grâce à eux, les époux Moser retrouvèrent leur enfant et aussi un appartement loué et meublé à leur intention.
Georges Moser devint un bon ouvrier comme facteur de pianos et il se révéla excellent mari et père. Louise et Georges devinrent amis de la famille de Philippe et vinrent régulièrement dîner chez eux avec leurs deux enfants. Quant au cousin Jacques, humilié d'avoir été rejeté par Louise, il disparut.

Paru dans le Journal pour tous, 29 septembre et 6 octobre 1855 / paru dans Histoires émouvantes, 1867


LES SOURDS - 1856

Un brave berger gardait une centaine de moutons. Quand vint midi, voyant que sa femme ne lui apportait pas à manger, il demanda à une vieille qui, de l'autre côté de la route, coupait de l'herbe pour sa vache, d'avoir l'oeil sur ses moutons. Or la vieille était sourde. Elle crut qu'il lui reprochait de prendre de l'herbe et elle l'injuria. Mais il était sourd et il crut qu'elle acceptait.
A son retour, un peu inquiet car la vieille avait la réputation d'être une voleuse, il compta ses moutons: tous étaient bien là. Dans l'intention de récompenser la vieille, il prit une de ses brebis, certes grosse et grasse mais boiteuse et il la déposa aux pieds de la femme en la remerciant. La sourde crut qu'il lui reprochait d'avoir, par méchanceté, volontairement cassé une patte à l'animal; elle s'indigna et le menaça avec sa serpe. Ne comprenant pas, le berger brandit contre elle son bâton.
Arriva un cavalier à cheval: ils l'arrêtèrent et, voulant le prendre pour juge, ils se plaignirent à lui, le berger expliquant qu'il avait voulu faire un cadeau à la femme, la femme jurant qu'elle n'avait rien fait au mouton. Mais le cavalier était sourd: il crut que l'homme et la femme voulaient récupérer leur cheval, qu'il avoua avoir plus ou moins volé et qu'il acceptait bien volontiers de rendre. Mais les deux autres ne comprirent pas et les trois sourds s'engagèrent dans une violente querelle.
Passa alors un sage vieillard : ils le prirent pour juge et chacun lui expliqua son affaire. Mais le vieillard était sourd. Il crut qu'ils étaient envoyés par sa femme qui voulait qu'il rentre à la maison. Il expliqua qu'il avait quitté le cloître pour se marier, mais que sa femme était un véritable démon qui lui avait fait commettre mille péchés : il allait en pèlerinage à Rome, préférant finir sa vie en mendiant au bord des routes plutôt que de vivre avec sa femme.
Evidemment les sourds ne comprirent pas un mot de ses explications et la dispute continua. Lorsque des gens apparurent au loin la route, la cavalier s'enfuit, abandonnant le cheval; le berger alla rassembler son troupeau qui s'était éloigné; la vieille femme prit le mouton boiteux et l'emmena avec elle; le vieillard, rejoint par des gens de sa famille, se décida à rentrer chez lui lorsqu'on lui eût promis que sa femme deviendrait douce et soumise.

Paru dans le Journal pour tous, 23 août 1856 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / dans Les Détraqués, 1881


LES FOUS - 1857

Quatre brahmanes qui allaient ensemble à un repas croisèrent sur leur chemin un soldat qui, portant ses mains jointes à son front, les salua en disant : « Seigneurs, je vous salue! » À quoi ils répondirent selon l'usage : « Dieu vous bénisse! »
Peu après, ils ne tardèrent pas à se disputer, chacun prétendant que le salut du soldat n'avait été adressé qu'à lui seul particulièrement. Sentant alors que leur querelle allait dégénérer, l'un d'eux proposa de courir derrière le soldat pour lui demander lequel des quatre il avait voulu honorer. Et le soldat, s'amusant de l'ingénuité des brahmanes, répondit : « C'est le plus fou des quatre que j'ai prétendu saluer ». Cela souleva entre eux une nouvelle querelle, chacun prétendant être réellement plus fou que les trois autres. Pour trancher le débat, il se rendirent dans la salle de Justice la plus proche et exposèrent l'objet de leur différend. Faisant mine de prendre l'affaire au sérieux, le chef des juges demanda à chacun de donner une preuve de sa folie.
Le premier raconta qu'un jour un chien était passé sous son vêtement, qu'il venait de laver de toute souillure et qu'il avait mit à sécher. Il s'était dit alors que, si les poils du chien avaient touché le vêtement, celui-ci était à nouveau souillé. Pour vérifier, il s'était mis à quatre pattes et avait constaté avec soulagement que le corps de l'animal avait pu passer facilement sous la toile. Mais il s'était souvenu aussitôt que le chien avait la queue en trompette. Il avait donc recommencé l'expérience après s'être attaché une faucille au bas des reins. Ayant constaté que la faucille avait touché légèrement la toile, par crainte que son vêtement eût été souillé par le chien, il l'avait mis en lambeaux. Et, pour mieux se faire comprendre, il se mit à quatre pattes devant les juges qui se pâmaient de rire.
Le deuxième brahmane donna à son tour une preuve de sa folie. Il avait épousé une jeune fille et il était allé la chercher chez ses parents afin de la conduire chez lui. Ce jour-là il faisait une chaleur torride et son épouse, les pieds brûlés par la sable, s'était laissée tomber sur le sol, incapable d'aller plus loin. Heureusement un troupeau de boeufs était passé, conduit par un marchand qui avait proposé d'acheter la femme, et ses bijoux, lui permettant ainsi d'échapper à une mort certaine. Convaincu, le brahmane avait accepté le marché et avait reçu vingt-cinq pistoles du marchand, qui avait emmené la femme installée un de ses boeufs. Les parents de la femme, furieux, avaient fait condamner le mari à une amende, avec l'interdiction de se marier à nouveau.
Le troisième brahmane raconta qu'un jour qu'il s'était fait raser la tête et le menton, son épouse, par étourderie, avait donné au barbier deux sous au lieu d'un. Le barbier avait refusé de rendre le trop perçu mais, devant les protestations du mari, il lui avait proposé, pour un sou, de raser la tête de son épouse. Le brahmane avait accepté et la femme se trouva tondue. Des voisins, la voyant ainsi, crurent alors qu'elle s'était rendue coupable d'adultère et la promenèrent dans les rues montée sur un âne. D'autres brahmanes ayant exigé de connaître le nom de l'amant, le mari avait été contraint d'expliquer comment on en était venu là. Et tous en avaient conclu qu'il était vraiment le plus grand fou existant sur la terre.
Le quatrième intervint alors pour plaider sa cause. Son épouse ayant prétendu que les hommes étaient aussi babillards que les femmes, il lui avait proposé, un soir en se couchant, qu'il se tairaient l'un et l'autre et que le premier qui parlerait donnerait au perdant une feuille de bétel. Le lendemain des voisins, inquiets de les avoir appelés sans recevoir de réponse, enfoncèrent leur porte et s'étonnèrent de les trouver comme privés de l'usage de la parole. Un magicien proposa même, pour un prix exorbitant, de les désensorceler. Mais un vieillard prétendit pouvoir les guérir en leur appliquant un lingot d'or brûlant sur diverses parties du corps. L'homme avait supporté la torture sans dire un mot, mais la femme, brûlée sous la plante de spieds, s'était écriée « En voilà assez ! » et le mari, récupérant sa feuille de bétel, fut heureux d'avoir prouvé que les femmes étaient plus babillardes que les hommes.
Le président du tribunal, après délibération, refusa de départager les quatre fous. Et ils partirent chacun en criant : « J'ai gagné, j'ai gagné mon procès! »

Paru dans le Journal pour tous, 14 juillet 1857


MADELEINE LORIN - 1857

Madeleine, fille du vigneron Trembleau (aux Aydes, près d'Orléans), avait épousé Clovis Lorin, fils du cordonnier Antoine Lorin ; à Paris, ils avaient eu une fille, Anaïs. Antoine Lorin avait un autre fils, Edmond Lorin, quincailler à Paris, qui avait épousé une Euphrasie; ils avait eu une fille, Victoire.
Antoine Lorin, qui avait des rêves de grandeur, avait difficilement accepté le mariage de son fils Clovis avec la fille d'un simple vigneron et il avait de ce fait toujours avantagé son fils aîné Edmond.
Edmond et Euphrasie étaient jaloux de voir Madeleine heureuse avec sa fille Anaïs; et quand Madeleine fut veuve, Euphrasie entreprit de la persécuter. Elle persuada d'abord Antoine Lorin de ne lui laisser que trente mille francs; puis elle convoqua un conseil de famille qui déclara que Madeleine était déchue de ses droits parentaux et qu'Anaïs devait venir vivre chez son oncle. Là elle fut le souffre-douleur d'Euphrasie.
Mais Madeleine, prévoyante, avait caché dans une doublure de sa vieille robe les trente mille francs, qui seraient la dot de sa fille chérie, Anaïs. Et elle s'était appliquée désormais à économiser le moindre sou : elle mangea le moins possible, elle mendia dans la rue. Alors qu'elle avait réussi à cacher 600 francs dans son matelas, pour pouvoir continuer à mendier, elle expliquait à ses voisins qu'elle les avait perdus dans un incendie.
C'est alors que Madeleine Lorin fut remarquée par un sculpteur sur bois, Bénédict, qui eut d'emblée de la sympathie pour elle et bientôt de l'amour pour sa fille Anaïs. Il voulut aider la mère, la prit chez lui. Toutefois il était souvent étonné par ses comportements inexplicables, qu'il ne comprit que lorsqu'elle lui révéla quel avait été son dessein.
Dès qu'elle avait connu Bénédict, elle avait voulu savoir s'il serait un bon mari pour sa fille et elle passa son temps à l'espionner pour vérifier qu'il serait capable de la rendre heureuse. Puis elle fit tout son possible pour l'obliger à économiser le plus possible l'argent qu'il gagnait, allant même jusqu'à se laisser mourir de faim pour ne pas lui coûter de l'argent. C'est ainsi qu'elle put mettre de côté à peu près 600 francs. Alors que Bénédict, ruiné, manquait de tout, il ne savait pas qu'elle conservait 1240 francs dans un coffre et les trente mille francs dans la doulure de sa robe. En apprenant quel avait été le dessein fou de Madeleine Lorin, Bénédict lui fit de lourds reproches, lui révélant que sa fille, désespérée, avait même essayé d'attenter à ses jours.
Tout se termina bien. Madeleine retrouva la santé. Bénédict et Anaïs, mariés, se lancèrent dans la vie grâce à l'argent accumulé par Madeleine; ils créèrent une petite entreprise de sculpture sur bois avec plusieurs ouvriers. En revanche, les persécuteurs d'Anaïs ont été punis de leur méchanceté. Euphrasie, furieuse d'apprendre le mariage d'Anaïs avec un honnête garçon, multiplia les attaques de nerfs. Edmond Lorin se ruina à la Bourse, fut frappé de paralysie et retomba en enfance.

Paru dans le Journal pour tous, 9, 16, 23, 30 juillet 1857 / paru dans Les Orages de la vie, 1860


ESQUISSE DE LA VIE D'UN VIRTUOSE - 1857

Le violoniste Ferret était le fils du luthier Antoine Ferret. Celui-ci voulut à tout prix faire de son fils un grand musicien, sans se rendre compte qu'il n'en avait pas la capacité. Après sa sortie du Conservatoire, par un travail acharné, Ferret essaya pendant plusieurs années de donner satisfaction à son père qui voulait faire de lui un brillant soliste et non un vulgaire « racleur d'orchestre ». Pour cela le vieux Ferret, sacrifia tout, dissuadant même son fils de venir à l'enterrement de sa mère afin d'économiser le prix du voyage.
Il arriva que Ferret ait une liaison avec une femme un peu plus âgée que lui, qui veilla sur lui comme s'il était un enfant. Mais il rompit avec elle, se sentant coupable de connaître avec elle un certain bonheur alors que son père, endetté, sombrait peu à peu dans la misère.
Ce n'est que dans ses rêves que Ferret se voyait célèbre, applaudi, aidant son père, élevant un riche tombeau à sa mère, secourant les pauvres et retrouvant la femme aimée.
Un jour, il apprit avec épouvante qu'un violoniste italien, qui remportait d'immenses succès en Italie, en Allemagne et en Hollande, allait venir donner un concert à l'Opéra de Paris. Il put assister à ce qui fut un véritable triomphe : l'Italien joua d'une manière si extraordinaire qu'on soupçonna qu'il avait fait un pacte avec le diable. Ferret comprit que c'était la fin de son unique rêve. En sortant de la salle, il s'évanouit et, rentré dans sa mansarde, fut tenté par le suicide et sombra dans le désespoir.
C'est alors qu'une vieille femme entra discrètement dans sa vie, celle, bien sûr, qu'il avait autrefois rejetée. Entièrement gouverné par elle, il continua à vivre.
Il essaya d'abord de s'intégrer à un orchestre, mais il s'en révéla incapable. Alors il alla de chute en chute : on l'entendit dans un orchestre de vaudeville, puis comme musicien de bal, allant de guinguette en guinguette. Avec sa compagne, il parcourait la province. Un entrepreneur de spectacles annonca, à Genève, la venue de Ferret le grand violoniste génial ; mais le public, apitoyé, ne vit qu'un saltimbanque capable de jouer en tenant son violon dans toutes les positions.
Lorsqu'il passa dans son pays natal, il réussit à trouver, au fond du cimetière, la tombe abandonnée de sa mère; et sa compagne, pour l'apaiser, vint y mettre quelques fleurs. Epuisé, il n'était plus alors qu'un vieillard décrépit, allant jouer de café en café, de cabaret en cabaret.
Il trouva cependant une sorte de consolation, et même un grand bonheur, un jour qu'à Paris, dans le quartier Saint-Marcel, il fut invité au mariage de la fille d'un aveugle. Il joua ce jour-là devant un parterre d'aveugles, qui lui firent un triomphe. Il eut alors l'impression de retrouver la mémoire et d'obtenir enfin cette gloire dont il avait rêvé jadis, mais une gloire dérisoire et éphémère, acquise au prix de longues épreuves et de beaucoup de sacrifices
Alors il peura, ayant toujours près de lui sa fidèle compagne de misère. En effet, « là où il y a des consolations à prodiguer, des courages à soutenir, des sacrifices à faire, quelque acte d'héroïsme à accomplir, n'est-on pas assuré de toujours rencontrer une femme ? »

paru dans la Revue française, 20 septembre, 1er octobre 1857 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / dans Les Détraqués, 1881


LE MAJOR WHITTINGTON - 1858

Tout près de Paris, sur les bords de Seine, s'élève un disgracieux quadrilatère de murailles gigantesques, dans lequel on ne peut entrer que par une petite porte sans serrure. Au-dessus on voit un paratonnerre et une cheminée d'usine fumante.
Un jour, comme un voisin s'était plaint du vacarme infernal qui émanait de cette construction mystérieuse, trois représentants de l'autorité, le baron de Sarcus, son neveu Philippe et un secrétaire, se présentèrent à la petire porte. Celle-ci s'ouvrit d'elle-même. Un domestique, droit comme un poteau, arriva, glissant sur des rails, et leva un bras pour leur indiquer la maison, qui était érigée sur un socle transparent dans lequel on voyait des mécanismes en mouvement.
Les trois hommes entrèrent. Un robot ressemblant à un domestique en habit à la française s'anima pour les faire entrer dans une pièce où un personnage vêtu de rouge, coiffé d'un chapeau à cornes et plumes noires, les accueillit fort aimablement. Il appuya sur divers boutons : trois fauteuils sortirent de la muraille, un domestique-robot s'approcha en roulant pour apporter du madère, puis un cadran apparut avec lequel on pouvait communiquer avec le monde extérieur et en recevoir des nouvelles.
Leur hôte était le fameux major Whittington, savant et ingénieur, véritable génie dans tous les domaines. Sans se faire prier, ils leur raconta son histoire.
À peine sorti de l'adolescence, il s'était trouvé à la tête d'une immense fortune, qui lui permit de se former dans toutes les sciences. Il fut alors l'auteur de multiples inventions. Mais, vite frustré parce qu'on lui retirait le mérite et le profit de ses découvertes, il partit dans l'armée des Indes. Là il tomba amoureux et épousa une femme avec laquelle il vécut une vie de prince sur les bords du Godavari, avec des milliers de serviteurs et des éléphants. Mais, ayant découvert un jour que cette femme n'était qu'un bas-bleu qui écrivait des vers, furieux, il la jeta aux crocodiles du Godavari. Alors il décida que le bonheur parfait résidait dans l'art de se passer d'autrui et il vint s'établir près de Paris. Là, dans la solitude de sa forteresse, il créa tout un monde où tout, même les êtres apparemment humains, n'était que machines.
C'est une partie de ce monde qu'il souhaita faire découvrir à ses visiteurs.
D'abord il créa autour d'eux des images en relief et animées de divers pays, l'Inde, la Chine, l'Amérique, la Terre-de-Feu. Puis il fit surgir une locomative traînant un wagon dans lequel ils prirent place pour circuler dans un jardin magnifique couvert de plantes exotiques d'où émanaient d'exquises odeurs, animé de divers animaux et de toutes sortes d'oiseaux, tous entièrement créés par l'art du major
Pendant le circuit dans le jardin, il exposa quelques-uns de ses projets. Pour assumer l'accroissement inévitable de la population sur la terre, il suffisait, selon lui, de rendre à la culture tous les terrains autour de Paris après avoir rasé villes et villages et de constuire au-dessus de la capitale une immense plate-forme transparente sur laquelle on élèverait une nouvelle ville dominant le Paris ancien. Il avait aussi conçu un moyen de diriger les aérostats, sous lesquels on suspendrait de jolis cottages qui, élevés haut dans le ciel, permettraient à des malades de prendre des « bains atmosphériques »
Descendus du train et revenus à l'hôtel, le baron et ses deux secrétaires furent conviés à un repas magnifique, tous les aliments, toutes les boissons étant sortis du laboratoire du major. Puis il fit surgir tout un orchestre qui improvisa une musique se terminant par un vacarme à peine supportable.
Ensuite, dans la salle luxueusement illuminée, des femmes-robots superbes apparurent : le major présenta sa femme, sa fille, sa gouvernante, sa dame de compagnie, ainsi que différents hommes-robots. Alors des jeux s'organisèrent : on joua au whist, aux échecs, au trictrac, aux dominos et tous les humains, même le major, furent battus par les machines.
La dame de compagnie se mit au piano et improvisa avec un jeu d'une régularité parfaite. La gouvernante chanta, d'une voix un peu métallique. La fille du major et son fiancé dansèrent et tournèrent, faisant penser à des petits jouets en bois du Tyrol.
Puis le major présenta à M. de Sarcus difféntes machies de son invention : machines à broder, à faire du café, à friser les cheveux, à laver le linge, à labourer, à dessiner, à faire des opérations mathématiques complètes, de quoi dispenser les humains de tout effort physique et intellectuel
Puis la salle se remplit peu à peu de personnages-spectateurs, qui prirent place sur des sièges, raides et immobiles, et qui assistèrent à un ballet certes incompréhensible, mais dans une mise en scène où les machines produisirent des effets extraordinaires.Enfin tous les robots humanoïdes vinrent prendre congé de l'épouse du major, qui fit entendre, en grec, un vers de l'Ajax de Sophocle : « Femme, le silence est une parure pour la femme ».
À ce moment, des bruits les attirèrent vers le salle au coffre-fort où un voleur, qui avait voulu prendre de l'or, avait eu les poignets menottés par quelque mécanisme; apprenant que c'était un poète, le major le renvoya à l'extérieur après lui avoir donné une pile d'or. Ce fut l'occasion pour Whittington de donner en cadeau à ses hôtes, qui se disposaient à partir, de trois casaques en peau d'ours anti-agressions : en cas de mauvaise rencontre, il suffisait d'appuyer sur un bouton pour lancer vers l'attaquant balles ou coups de poignard.
Au moment où ils sortirent, le major les pria de demander à son irascible voisin d'avoir encore un peu de patience, affirmant qu'il était prêt à l'indemniser pour ses insomnies.
De fait, le malheureux bourgeois multiplia ses plaintes auprès du Palais de Justice, se disant, lui et sa femme, au bord du suicide ; puis il mit sa maison en vente. Mais, une nuit, un vacarme terrible suivi d'une énorme explosion dura plusieurs heures; ensuite ce fut le silence, un silence de mort. Le lendemain au matin, le bourgeois n'en crut pas ses yeux : les hautes murailles avaient disparu et, à leur place, s'élevait un vaste quare au centre duquel s'élevait un grandiose monument sur lequel on reconnaissait une locomotice, un aérostat, un navire, des hélices, des téléscopes.
M. de Sarcus, prévenu, arriva et descendit à la lueur des torches, dans une sorte de bibliothèque, au centre de laquelle, dans une cage de verre, on voyait le corps inerte du major. Un papier expliquait que Whittington s'était anesthésié et qu'il demandait à être rappelé à la vie soixante ans plus tard, curieux qu'il était de connaître dans quel état serait alors le monde : comment pourra-t-on être parfaitement heureux alors que les machines auront donné à l'homme un bonheur incurable en supprimant pour lui tout le mal ? Par le même testament, le major instituait son voisin gardien de sa tombe provisoire et léguait tous ses manuscrits et toute sa fortune à l'Académie des Sciences, qui, reconnaissante. fit graver sur le monument : « Au Messie scientifique. Il n'y a pas d'autre dieu que l'homme et Whittington est son prophète »

paru dans la Revue française, 1er février 1858 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / dans Les Détraqués, 1881 / réédité en 1985


LA FAUTE D'IRMA GILQUIN - 1858

John Maxwell avait quitté l'Écosse afin de s'établir en Sologne dans le château des Ormes, près de La Ferté, pour y vivre dans le plaisir et dépenser sa fortune sans compter. Dans la ville voisine, il remarqua une jeune fille très belle, Irma Gilquin. Ayant échoué à la séduire, il lui fit le serment de l'épouser si elle se laissait enlever. Irma y consentit et John se retrouva marié, amoureux fou de son épouse et faisant tout pour lui complaire.
Puis il retomba dans ses anciennes habitudes, s'enivrant régulièrement avec des amis de rencontre. Irma, se tenant à l'écart, ne tarda pas à s'ennuyer, soucieuse seulement d'assurer, grâce à l'argent de son mari, le bien-être de ses parents, de ses frères et de ses soeurs.
John Maxwell fit alors la connaissance d'un peintre, Claude Saint-Martin, qui l'impressionnait par sa faconde et ses airs de matamore. Ce Claude s'inscruta dans le château pendant plus de six mois. Irma avait du mal à le supporter, mais son mari, qui avait peur de le voir partir, se servait de la beauté de sa femme pour le retenir, ce qui, bien sûr, excita les convoitises du peintre. Celui-ci s'appliqua vite à se concilier les bonnes grâces d'Irma par d'incessantes flatteries et en jouant l'homme désespéré de ne pas trouver une âme jumelle capable de la comprendre. Cette tactique réussit et le mari, naïf, ne s'inquiéta pas des relations chaque jour plus intimes que sa femme entretenait avec Saint-Martin.
Quant il eut obtenu ce qu'il voulait, Claude redevint lui-même, dépouillant son masque de réserve et risquant même des facéties obscènes. Irma ne le supporta plus et, pleine de dégoût, refusa de le revoir. John lui-même cessa d'admirer le peintre et lui donna même des signes d'impatience. Finalement Claude, plein de ressentiment, dut se résigner à quitter le château.
La veille de son départ, les deux hommes se laissèrent aller à leurs beuveries habituelles. Comme Claude avait tenté en vain de séduire la jeune servante Justine en lui promettant boucles d'oreilles et chaîne d'or, John le traita de vantard et de fanfaron, se moquant de son peu de succès auprès des femmes. Claude, qui avait de quoi répondre, lui cita les vers dans lesquels Jean de Meung prétend que toutes les femmes ont été, sont ou seront des putes. Puis il ne put s'empêcher de lui dire clairement : « Tu es par trop naïf de croire que, dans mes trois mois de tête-à-tête avec ta femme, je ne me suis préoccupé que de son portrait! » Cette allusion, ou plutôt cet aveu, rendit John furieux et les deux hommes, sous l'influence de l'alcool, tentèrent de se battre, puis s'endormirent.
Le lendemain, John reprocha à sa femme de lui avoir fait jouer le rôle du mari ridicule et lui révéla qu'il venait de l'apprendre de Claude lui-même. Irma ne nia pas, mais affirma qu'elle s'était aussitôt repentie de sa faute et qu'elle n'éprouvait plus pour Claude que de la haine. Mais, puisque son mari était au courant, incapable de le regarder désormais en face, elle lui dit qu'il la voyait pour la dernière fois.
C'est qu'en réalité, elle venant de décider de tuer Saint-Martin et de mourir elle-même.
Elle prit alors ses dispositions.D'abord, refusant le pardon que son mari se disait prêt à lui accorder et lui faisant croire qu'elle allait se réfugier chez une vieille tante, elle lui fit jurer qu'il continuerait à venir en aide à sa famille. Puis elle lui demanda qu'il fasse en sorte qu'avant son départ elle puisse passer un moment seule avec Claude.
Alors elle chargea deux pistolets, fit cadeau d'un anneau d'or à sa servante Justine, répartit ses autres bijoux et ses vêtements entre ses soeurs, enfin écrivit une lettre dans lequel elle révélait à son mari son intention de mourir après avoir tué son séducteur.
Pendant ce temps John était parti chercher Claude. Mais celui-ci, craignant la colère d'Irma, avait quitté le château clandestinement à pied. John s'élança à cheval pour le rejoindre et le contraindre de revenir.
Pendant que John attendait en bas, Claude entra dans la chambre d'Irma. Elle lui demanda de pousser les verroux de la porte et l'accueillit avec un visage affable et des manières engageantes. Puis, changeant brusquement de ton, elle l'insulta et, prenant un pistolet dans la corbeille où elle l'avait dissimulé, elle lui tira une balle en plein visage, avant de prendre le second et de se tuer elle-même d'une balle dans la poitrine. Au bruit, Maxwell, affolé, fit enfoncer la porte : il trouva sa femme morte et Claude grièvement blessé.
Irma eut des obsèques et un tombeau magnifiques. Saint-Martin survécut, mais défiguré. Et John Maxwell resta fidèle au serment qu'il avait fait de subvenir à tous les besoins de la famille Gilquin.

Paru sous le titre « Irma » dans la Revue française, 20 novembre, 1er décembre 1858 / paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 / édité en 1881


ARY ZANG - 1863

Dans un village au nord de l'Inde, près de la rivière Sind(h), vivait Ary Zang, un garçon d'une vingtaine d'années. Vers l'âge de treize ans, il avait fait, dans la capitale du pays, de bonnes études qui avaient développé son talent naturel pour la poésie. À la mort de ses parents, il était revenu chez lui, près de sa fiancée, la petite Bibi-Djane, la fille de Mahmoud. Mais la vie à laquelle il était promis lui paraissait bien terne et décevante au regard de celle à laquelle il aspirait. C'est pourquoi il décida de tout quitter et de gagner la capitale, muni seulement de ce qu'il avait d'or et de hardes.
Sur le long chemin menant de son village à la ville, il rencontra un pauvre diable laid et affamé, avec lequel il partagea son déjeuner. Il était Arménien et s'appelait Stéphan. Celui-ci profita du sommeil de Ary Zang pour lui dérober tous ses biens. Démuni, Ary Zang fut recueilli par une troupe de marchands qui l'aidèrent à atteindre la grande ville après trois mois de marche.
Le premier soir, dans la foule, il fit trois rencontres. Il remarqua d'abord une femme, une Géorgienne, qui insultait un vieillard vêtu de guenilles : elle venait de reconnaître Ibrahim, le riche usurier qui l'avait ruinée et contrainte à vendre dans la rue ses derniers biens. Puis son attention fut attirée par un couple : Faramour et sa femme, lui hideux, elle laide et méchante. Puis apparut, accompagnée d'un imposant cortège, la fille du prince Karoun, la toute belle Lila : touchée par la détresse de la Géorgienne, elle lui fit porter une bourse pleine d'or, ce qui lui valut les ovations de la foule.
Ébranlé par ce qu'il avait vu, Ary Zang décida de tout faire pour devenir riche et puissant et pour conquérir la cœur de la belle princesse.
Alors qu'il errait dans la nuit, Ary Zang passa devant la boutique d'un tailleur, Mustapha. Par la porte entrouverte, il le vit et l'entendit qui gesticulait comme au théâtre en hurlant devant quelques mannequins. Il comprit que le tailleur, qui se croyait un talent d'acteur, mimait l'horrible dénouement d'un drame dans lequel un roi légendaire poignarde d'abord son rival puis sa propre femme. Il joua alors à entrer dans la pièce, mais Mustapha, toujours conquis par son personnage, le menaça avec le couteau qu'il tenait à la main. Ary Zang ne fut sauvé que par l'intervention de l'épouse et des deux filles qui ramenèrent l'homme à la raison. Dès lors, une vive sympathie naquit entre eux. Mustapha lui raconta comment il avait, dans sa jeunesse, rompu avec son père pour faire du théâtre, avec l'ambition de créer un théâtre nouveau, et comment, après une scène particulièrement violente dans une représentation devant la Cour, il avait dû renoncer, se marier et accepter la condition de tailleur.
Décidé à aider Ary Zang, Mustapha lui conseilla de faire calligraphier un de ses poèmes par un scribe, ce qui lui permettrait d'être admis parmi les lettrés du prince. Et il lui parla de ce prince qui, plus riche et plus puissant que le roi, vivait dans un palais magnifique, près duquel étaient deux harems et une sorte de forteresse mystérieuse dans laquelle logeaient les filles du prince.
C'est chez Ibrahim que Ary Zang trouva à se loger, persuadé, bien à tort, que la Géorgienne avait menti en parlant de son immense richesse et que cet Ibrahim n'était qu'un pauvre brocanteur sans le sou.
Puis, au cours de ses errances dans la ville, Ary Zang reconnut l'horrible Faramour. Celui-ci, qui semblait tout savoir de lui et qui avait compris quelles étaient ses ambitions, lui conseilla d'avoir recours au calligraphe Isaac, qui demanderait bien sûr pour sa peine 150 pièces d'or. Pour les gagner, Ary Zang pourrait entrer dans un complot visant à s'emparer les biens d'Ibrahim, qui, selon Faramour, était réellement un usurier devenu immensément riche par toutes sortes de malversations. Comme Ary Zang, comme locataire, avait la clef de la maison d'Ibrahim, il pourrait permettre aux bandits d'y pénétrer. Ary Zang, toujours désireux de s'enrichir pour pouvoir avoir accès au palais, fut tenté par cette proposition.
Dans un cabaret, il retrouva Stéphan, celui qui l'avait dépouillé de son or. Il était toujours sans ressources et Ary Zang eut la faiblesse de lui pardonner et de lui donner une pièce d'or.
Ary Zang révèla à Ibrahim que des bandits, sachant qu'il possèdait dans ses caves d'immenses richesses, se proposaient de s'en emparer. L'émotion d'Ibrahim le persuada que ce que lui avai dit Faramour est vrai, en dépit de la misère apparente dans laquelle il vivait. Et Ibrahim confirma que ses trésors étaient dissimulés non seulement dans sa demeure mais en bien d'autres domiciles. Alors Ary Zang lui suggèra de faire sortir l'or enfoui dans sa demeure principale en usant d'une porte secrète ouvrant sur des ruelles peu fréquentées.
Grâce à son ami Mustapha, Ary Zang a pu, comme lettré, avoir un logement dans une tourelle du palais, non loin de la citadelle mystérieuse d'où sortaient d'horribles cris et de laquelle, la nuit, on évacuait des cadavres.
Et Mustapha lui révéla la vérité. Le prince avait eu de ses sept femmes sept filles qu'il avait décidé de laisser grandir sans aucune contrainte, en pleine liberté. L'aînée, Khaula, se laissait vivre dans une apathie totale. La cadette, Touty, passait ses journées en vaines paroles. Fatima élevait toutes sortes de bêtes. Zoreth, véritablement folle, exigeait que s'assomplissent en sa présence tortures et meurtres. Seule Lila, celle qu'il avait aperçus le premier jour, avait été élevée à la vieille mode et était une fille normale, aimant la peinture, la musique, la poésie et passionnée d'astronomie.
C'était elle, vraisemblablement, qui avait fait parvenir à Ary Zang un billet : « O poète ! les yeux d'une femme se sont ouverts sur ton infortune : espère ! » Fou d'amour, Ary Zang se persuada que, pour la séduire, il lui faudrait d'abord devenir riche. Espérant qu'Ibrahim pourrait lui avancer des sommes considérables, il continua à l'aider dans le projet de faire sortir ses richesses de sa demeure. Pour cela, il ne cessa d'espionner le viel usurier et prit l'empreinte de toutes ses serrures.
C'est alors qu'Ary Zang fut invité aux noces de la fille aînée de Mustapha qui devait épouser un émoucheur du palais, le fils du gros Saly, un homme de la maison du prince. Mais, avant la cérémonie, Mustapha, désespéré, vint annoncer qu'on venait de lui voler par ruse la dot de sa fille et tous ses bijoux. Saly n'en crut rien et pensa que c'était là une machination pour rompre le mariage. Ary Zang, persuadé que le voleur était l'habile Faramour, alla discrètement le rencontrer. Il lui dit que, par ses soins, tout était prêt pour l'attaque de la maison d'Ibrahim, à minuit, le premier jour de la nouvelle lune ; mais que, en échange, Faramour devait venir restituer à Mustapha tout ce qu'il lui avait volé. Ce qui fut fait ; et la noce put aller jusqu'à son terme.
Mal inspiré, Ary Zang profita du renom qu'il avait à la Cour pour intercéder en faveur de l'Arménien Stéphan.
Toujours amoureux de la princesse Lila, il comprit un jour que, de la fenêtre de sa chambre du palais, il pouvait voir une fenêtre close, celle de l'appartement de Lila. Puis, alors qu'il essayait, à l'aide d'un téléscope, de voir à travers le store, il s'aperçut que la jeune femme le regardait avec un téléscope identique. Dès lors ils communiquèrent à l'aide de calligraphies : c'est bien elle qui, amoureuse de ses dons de poètes, lui avait fait porter un message lui disant d'espérer. Persuadé qu'il pourrait un jour épouser la belle princesse, Ary Zang se conforta dans l'idée qu'il devait désormais tirer d'Ibrahim toute la fortune indispensable.
Le plan conçut par Ary Zang était sur le point d'aboutir : Ibrahim avait pu faire sortir ses trésors par la porte secrète ; il ne restait qu'un bahut plein d'objets hétéroclites. Il fallait maintenant, juste avant l'irruption des hommes de Faramour, mettre le feu à la maison à l'aide des produits incendiaires qu'il y avait accumulés. Ce qui fut fait. Et Faramour ne put que reconnaître qu'un jeune poète avait été, cette fois, plus malin que lui.
Séduite par l'homme avec lequel elle ne communiquait que par téléscopes interposés, la princesse Lila devint amoureuse ; le prince, qui avait, lui, le projet de la marier avec un des neveux du roi, s'en inquiéta et, furieux, décida de trouver et d'éliminer celui qui avait ensorcelé sa fille. Stéphan, qui faisait désormais partie des espions du palais, réussit à découvrir le coupable. Ary Zang, enchaîné, fut amené devant le prince lors d'une fête au palais à laquelle assistaient la babillarde Touty, la féroce Zoreth et Fatima qui, pour se distraire, s'empara d'un négrillon et le fit dévorer par quelque animal féroce. Ary Zang lui-même devait ce jour-là à servir de pâture à un tigre.
Promis à une mort imminente, Ary Zang comprit que son amour pour Lila n'avait été inspiré que par la vanité et il regretta d'avoir quitté la douce Bibi-Djane pour des chimères. Il pleura et, pendant que Fatima retenait à grand peine le tigre altéré de sang, son émotion lui dicta une sorte d'hymne qui impressionna les spectateurs. C'est alors qu'on vit apparaître Lila qui menaçait de se tuer si on touchait un seul des cheveux de l'homme qu'elle aimait. Le prince, malgré lui, promit à sa fille qu'il aurait la vie sauve, bien décidé à trouver d'autres moyens de se venger.
Après avoir été attaché à un poteau et livré aux insultes de la foule, Ary Zang fut attaché sur un âne et promené dans la ville dans un équipage grotesque, un écriteau précisant que trois mille pièces d'or étaient offertes à qui produirait un témoignage contre lui. Le cortège passa devant le scribe Isaac, puis devant Faramour, enfin devant Mustapha. Malheusement il croisa aussi la route du vieil Ibrahim qui, ne pouvant résister à la promesse des trois mille pièces d'or, se souvint d'un pamphlet dont Ary Zang était l'auteur et le dénonça. Un tribunal le condamna, non pas à être exécuté (à cause de la promesse faite par le prince à sa fille), mais à une peine particulièrement cruelle : pendant plusieurs années s'il le fallait et aussi longtemps qu'il pourrait résister, un bourreau le fouetterait jusqu'au bord de la mort ; puis un médecin lui rendrait ses forces ; alors on le fouetterait à nouveau, le médecin intervenant jusqu'à ce qu'il meure d'une mort « naturelle ».
Dans le cachot où on l'enferma, Ary Zang trouva un compagnon d'infortune, un homme de son âge qui était une sorte de sosie. Il s'appelait Muraour, était marchand d'étoffes et avait été injustement accusé et condamné à mort pour avoir assassiné un oncle dont il devait hériter. Quand Ary Zang lui raconta son histoire, Muraour affirma qu'il craignait tant la mort brutale qui le menaçait qu'il préfèrerait être soumis au long supplice promis à Ary Zang. Alors celui-ci lui proposa d'échanger leur nom et leurs habits, ce qu'ils firent. Et quand le bourreau vint prendre Muraour, c'est Ary Zang, décidé à mourir, qui fut conduit au supplice.
En réalité, ce n'est pas vers une potence qu'on l'amena, mais devant un juge, qui annonça au faux Muraour que l'on avait trouvé le véritable assassin de son oncle, qu'il était libre et qu'il pourrait bientôt entrer en possession de son héritage. Faisant taire ses scrupules de conscience, Ary Zang adopta sa nouvelle identité et s'installa dans la demeure et le magasin de Muraour, rue des Ramiers.
Agissant avec prudence, le faux Muraour put tromper ses voisins marchands. Il se défiait surtout de Faramour qu'il voyait rôder devant les boutiques. Un jour Stéphan le découvrit et s'étonna de sa ressemblance avec cet Ary Zang qu'il avait fait enfermer dans la prison du prince. Il raconta qu'après avoir fait condamner l'amant de la princesse, il avait été chassé du palais. Ary Zang, sans se dévoiler, fut enclin à lui pardonner. Il se présenta comme l'héritier de son oncle Muraour et le gratifia d'une pièce d'or.
Quand Ibrahim vint dans la boutique, après s'être étonné de la ressemblance du marchand avec Ary Zang, ce fut pour réclamer le montant des billets qu'avait souscrits Muraour avant son affaire et qu'il avait rachetés à très bas prix. Ary Zang dut promettre de payer, malgré des conditions exorbitantes imposées par l'usurier.
Un jour qu'il se morfondait dans son magasin, il vit arriver une femme voilée, accompagnée d'un cortège de mules. Elle se présenta comme la princesse Fidzikukula, désespérée après la perte du beau prince qu'elle idolâtrait et auquel Ary Zang ressemblait beaucoup. Elle avait un visage étonnamment peint de maquillages multicolores et le corps couvert de bijoux clinquants. Elle invita le faux Muraour à partager avec elle une abondante collation. Après avoir bu trop de vin, Ary Zang tomba en léthargie pendant plusieurs heures. À son réveil, il constata que toutes les étoffes du magasin avaient disparu, ainsi que les bijoux, les miroirs, les parfums. La « princesse » n'était que l'horrible femme de Faramour, lequel avait réussi à s'emparer de tout le contenu de la boutique.
Heureusement, le même jour, Ary Zang récupéra l'héritage de Muraour et devint riche.
Un jour, Ary Zang reconnut dans la foule un homme qui, sous une pelisse noire, était vêtu de rouge : c'était le bourreau. Il lui expliqua qu'un de ses camarades vivait dans le remords, car il se trouvait jouir de la fortune d'un homme honnête qui, en prison, était flagellé presque chaque jour ; ces remords, dit-il, le rendaient incapable de jouir des richesses mal acquises. Il irait mieux sans doute si le bourreau acceptait, comme simulacre d'un châtiment, de lui couper un doigt : un cimetère orné de diamants serait son salaire. Le bourreau, le prenant pour un fou, refusa. Furieux, Ary Zang jura qu'il allait « lui tailler de la besogne ».
Dans les mois qui suivirent, famine, peste et tremblement de terre avaient fait fuir tous les notables, les fonctionnaires et même le prince Karoun. Le peuple s'était soulevé et avait pillé les quartiers riches de la capitale. Ary Zang, sous le nom de Muraour, rassembla une centaine de cavaliers avec lesquels il massacra les révoltés. Puis il s'appliqua à soulager les pauvres et à rendre la vie à la ville. C'est ainsi que le peuple reconnaissant le choisit comme dictateur, avec l'accord de la France, de l'Angleterre et de la Russie.
Alors que, dans le palais, il débattait avec ses conseillers des moyens de gouverner, les anciens gardes du prince, nommés les « cuirasses d'argent », exigèrent de reprendre leur fonction, écartant les volontaires qui avaient aidé le nouveau ministre à prendre le pouvoir. Ary Zang réagit en faisant décapiter leur capitaine par le bourreau.
Ses premières décisions furent ensuite de charger l'espion Stéphan de surveiller étroitement Ibrahim et de faire nommer le tailleur Mustapha titulaire d'une chaire de déclamation au collège royal, avec une première gratification de mille pièces d'or. Il espérait ainsi racheter le remords qu'il avait d'avoir volé la fortune d'un homme qui était supplicié à sa place.
Puis il se concilia l'armée en entretenant et en payant les soldats grâce à la vente des immenses domaines de la succession Muraour. En maître absolu, il libéra les prisonniers politiques, sauf le pauvre Muraour, et prit à son service, comme lieutenant, un jeune émigré turc, Foafi.
Pour réduire l'influence des calligraphes, il développa l'imprimerie.
Puis il s'occupa d'Ibrahim et de ses immenses richesses, réparties dans une vingtaine de maisons de la ville (Stéphan lui apprit à cette occasion qu'Ibrahim avait une fille). Son plan était d'investir simultanément chacune des vingt maisons et de s'emparer d'Ibrahim, l'usurier honni de tous, afin de le faire comparaître devant ses juges. Ceux-ci, négligeant la foule des délits dont il s'était rendu coupable dans sa vie, l'accusèrent d'avoir, six ans plus tôt, mis le feu volontairement à sa maison et, comme témoin à charge, on amena le faux Ary Zang, c'est-à-dire Muraour, épuisé par des années de tortures. Ibrahim fut condamné à mort et tous ses biens confisqués au profit du trésor public. Ému par l'intervention de la fille d'Ibrahim, Ary Zang commua sa peine en prison perpétuelle.
Un jour le prince revint. Mal accueilli par le peuple, il fit d'abord bon visage à son nouveau ministre, ce qui encouragea Ary Zang dans son projet d'épouser Lila. Mais Stéphan, bien informé, lui conseilla de se méfier du prince.
Le cours de déclamation de Mustapha déchaînait les passions, dans la mesure où il proclamait qu'une liberté absolue était en tout nécessaire. Comme il lui arrivait de citer des vers de son ami Ary Zang, le poète génial qui, rappelait-il, croupissait en prison, il suscita une émeute entre les jaunes, partisans du prince, et les bleus, partisans du nouveau ministre. Une véritable guerre civile s'ensuivit. Pour tenter d'y mettre fin, Ary Zang envoya Foafi en ambassade auprès du prince, lui offrant, en gage de paix, de donner au ministre sa fille Lila. Celle-ci, croyant que la demande venait de Muraour, refusa catégoriquement et Foafi revint vers son maître la corde au cou.
Alors Ary Zang décida de lancer ses « cavaliers de la mort » à l'assaut des « cuirasses d'argent du prince ». Ce fut une horrible tuerie, à l'issue de laquelle le vieux prince fut vaincu, capturé, jugé et poignardé par le bourreau. Tous ses biens servirent à remplir les coffres du trésor. Ses deux filles, la grosse Khaula et Fatima la dompteuse, devinrent des attractions dans les foires d'Europe. Lila, mise aux enchères, fut achetée par Foafi et placée dans le harem du ministre. Quant à Muraour, il mourut dans sa prison, toujours sous le nom de Ary Zang, le grand poète. Mustapha fut chargé d'organiser de luxueuses obsèques et d'ériger un tombeau grandiose pour recueillir la dépouille de l'immense poète. C'est ainsi que, incognito, Ary Zang assista à ses propres funérailles.
Alors que la princesse Lila s'était renfermée dans le palais, Ary Zang se fit reconnaître d'elle : il était l'homme qu'elle avait considéré comme son amant. Mais elle le repoussa avec mépris.
Ayant soudoyé une femme qui était au service de la princesse, Çadoul, sous l'apparence d'une vieille femme, réussit à s'introduire chez Lila pour lui proposer de se venger de Ary Zang. Elle accepta et lui confia un portrait d'elle-même. Au sortir du palais, Çadoul fut suivi par l'espion Stephan, qui lui proposa de prendre sa part dans la conspiration qui se tramait : en effet, il voulait « sa part du gâteau ».
Le lendemain Çadoul, travesti en courrier, aborda Foafi. Celui-ci se laissa persuader qu'il devait venger la princesse ignoblement persécutée, qu'il en serait récompensé puisqu'elle avait juré de ne rien refuser qui celui qui la vengerait.
C'est une initiative de Ary Zang qui donna aux conjurés l'occasion d'agir. Il décida un soir d'aller dans les rues, incognito, pour constater l'état de son empire. Lui qui vivait dans l'illusion d'avoir agi au mieux des intérêts de son peuple découvrit partout des misérieux, des mendiants vivant dans un véritable enfer. Tandis qu'il s'avançait dans les rues en distribuant des pièces d'or, il prenait conscience de son échec. Alors il croisa Faramour et d'autres bandits qui le conduisirent en prison.
Foafi, secondé par Lila, s'empara du pouvoir et proclama la déchéance du ministre « Muraour ». La foula acclama Foafi comme son nouveau chef. Faramour et ses compagnons furent tous pendus.
Finalement le faux Muraour fut relégué dans une île lointaine de la mer Rouge. Un jour il vit arriver Mustapha, épuisé par son long voyage. C'est ainsi qu'il apprit que, Foafi étant mort, des hommes venaient pour le tuer. Ary Zang prit la fuite, se cacha dans une caverne. Là il découvrit que parmi les assassins se trouvait Stéphan, qui voulait se venger de l'homme « qui lui avait fait du bien ».
Alors Ary Zang fit un retour sur lui-même et comprit la vanité de tout ce qu'il avait entrepris pour de vaines satisfactions d'amour-propre. Il se mit en route pour revenir dans son pays et retrouver Bibi-Jane et le vieux Mahmoud, vingt ans après les avoir quittés.
Il épousa Bibi-Jane qui lui donna des enfants qu'il éduqua pour en faire de « braves gens », mais sans les empêcher de faire, comme leur père, de nouvelles expériences.

Paru dans le Journal pour tous, 2, 6, 9, 13, 16, 20, 23, 27, 30 mai 1863 / publié Hachette 1864

 

Article paru dans Le Dauphiné

La librairie Hachette vient de mettre en vente un nouveau roman de M. Ch. Barbara : Ary Zang.
M. Ch. Barbara est allé, celle fois-ci, chercher ses personnages dans le fond de l'Inde. Son nouveau roman, s'il n'a pas le merveilleux des Mille et une Nuits, en a du moins la mise en scène, d'un charme étrange el saisissant. A vrai dire, il nous conte une histoire un peu vieille, l'éternelle histoire de l'ambitieux ne voyant pas le bonheur assis à son foyer, et 
le cherchant vainement au milieu des grandeurs de ce monde. Ce thème appartient à tous; mais de quelles précieuses broderies, de quels détails vrais et énergiques l'auteur a paré son récit ! Le jeune poète Ary Zang, laissant là Bibi-Djane, sa fiancée, s'en va par le monde, avide de gloire et de puissance. Après maintes aventures, condamné à une prison et à un supplice éternels, il propose à un de ses compagnons, qui doit subir la peine capitale, de prendre sa place, préférant la mort à une souffrance de chaque jour. Le marché fait, il est sauvé par un singulier concours de circonstances et, sous le nom de Muraour, il s'élève jusqu'au trône. L'ambitieux, dédaignant la gloire, a choisi ta puissance. Tandis que le vrai Muraour meurt dans son cachot el que sa mémoire est honorée comme 
celle des plus grands poètes, Ary Zang voit la couronne lui échapper et se trouve forcé de fuir pour éviter le poignard des assassins. Alors la lumière se fait dans son esprit; il regagne la petite maison des bords du Sind, où l'attend sa chère Bibi-Djane.
M. Ch. Barbara a surtout de la vigueur et de l'originalité. Il a réussi admirablement certains personnages secondaires, comme l'avare Ibrahim et le sacripant Faramour. Les épisodes sont fortement conçus, ceux par exemple de Mustapha, le 
tailleur mimomane, et les sept filles du prince Karoun, livrées à leurs instincts et élevées en toute liberté. Une seule critique : Ary Zang mérite-t-il, au retour, le baiser de Bibi-Djane ?


MADEMOISELLE DE SAINTE-LUCE - 1864

C'est la suite du roman Thérèse Lemajeur. Sans que cela soit dit, l'action se situe à Orléans où résident les familles Marcille, Granger et Hauteclair. Les Granger possèdent en outre la propriété de Plaisance à Olivet (jamais nommé). Ils ont des attaches à Châteauneuf-sur-Loire.

PERSONNAGES :
La famille Marcille (déjà dans Thérèse Lemajeur) :
– Suzanne Marcille, veuve
– Le commandant Narcisse, frère de Suzanne
– Eugène Marcille, fils de Suzanne, lui qui n'a pas épousé Thérèse Lemajeur
La famille Granger (déjà dans Thérèse Lemajeur) :
– Athanase Granger, millionnaire
– Adélaïde Granger, née de Sainte-Luce, son épouse
– Cornélie Granger, leur fille de 20 ans, qui pourrait épouser Eugène Marcille
– Pélagie de Sainte-Luce, soeur d'Adélaïde, 35-36 ans, revenue à moitié folle dans sa famille après s'être retirée à Châteauneuf pendant plusieurs années.
La famille Hauteclair :
– Dieudonné Hauteclair, ex-capitaine, veuf
– Georges Hauteclair, son fils, 27-28 ans, ex-militaire, employé de banque
– Catherine Bailly, soeur de la défunte femme de Dieudonné Hauteclair; a gouverné pendant 40 ans la maison du père de Mme Marsille
Et puis :
– M. David capitaine en retraite, ami du commandant Narcisse et du capitaine Hauteclair
– Sardache, ami de Dieudonné
– M. de Villeret, un brave homme qui a veillé sur l'enfance de Pélagie de Sainte-Luce et qui lui a confié l'éducation de sa fille
– Rolando, personnage extravagant, qui se dit grand d'Espagne, devenu le parasite du baron
– Le Baron de Flohr, né en Saxe, depuis 20 ans en France, a pris logement chez les Granger pour être professeur de piano de Cornélie.
– Clémentine, une jeune fille dont on ne connaît pas les parents, hébergée chez Mme Bailly, puis, après une dispute avec Cornélie, chez Mme Marsille dont elle devient demoiselle de compagnie

Le mariage d'Eugène Marcille avec Cornélie Granger
Eugène Marcille, après son « aventure » avec Thérèse Lemajeur, devait épouser Cornélie Granger. Son oncle, le commandant Narcisse, qui était très remonté contre lui dans le roman précédent, ne songe plus à le déshériter. Mais Cornélie, une fille extravagante, ne se décide pas au mariage ; elle préfère se fait désirer par son professeur de piano, le baron de Flohr, qui semble avoir de l'affection pour elle; elle joue même avec l'excentrique Rolando, lui laissant croire qu'il pourrait l'épouser. D'ailleurs sa mère Adélaïde verrait d'un bon œil le mariage de sa fille avec le baron, dont elle s'est entichée et auquel elle cède tout. Cette attitude de Cornélie et de sa mère accable Mme Marcille, pressée de voir son fils se marier, qui en tombe malade et meurt. Finalement, après beaucoup d'hésitations et de drames, Cornélie épousera Eugène.
Le mystère de Pélagie et Clémentine
Environ 18 ans auparavant, Pélagie de Sainte-Luce, soeur de Mme Granger, s'était retirée à Chateauneuf-sur-Loire, décidée à rester vierge et à vivre de ses rentes. Elle s'y occupait de l'éducation de la fille de M. de Villeret. Quelques années plus tard, toujours à Châteauneuf, on voyait Pélagie en compagnie d'une jeune fille à laquelle elle faisait sans cesse de riches cadeaux et même des versements d'argent. De plus, c'est lors d'un séjour à Châteauneuf que Georges Hauteclair avait rencontré Pélagie et il était tombé amoureux de la jeune fille qui l'accompagnait, Clémentine.
Un jour Pélagie, à moitié folle, était revenue à Orléans dans sa famille, en compagnie de cette mystérieuse Clémentine, qui disait ne pas connaître ses parents et que Pélagie affirmait ne pas connaître. On crut même un moment qu'elle n'était qu'une aventurière qui profitait de la faiblesse de Pélagie pour lui soutirer de l'argent, et M. Granger alla jusqu'à prévenir la police. De plus, ayant trouvé par hasard une lettre de Clémentine à Pélagie, il s'étonna d'y trouver cette phrase : « Ne me donnez pas trop de preuves de tendresse: votre générosité pour moi les inquiète ». Dans une autre lettre, Clémentine donnait des marques de tendresse au baron.
Clémentine avait séduit Georges Hauteclair, qui souhaitait l'épouser. Mais sur le point de devenir adjudant, ayant contracté une dette, il avait dérobé une parti du prêt de ses hommes, et il avait fallu que son père, furieux contre lui, l'aide à rembourser. A la suite de cela, Georges a dû quitter l'armée et trouver, grâce au baron, une place dans une banque. Finalement c'est parce qu'il s'est comporté en héros dans l'incendie des Vieilles-Halles que son père lui a pardonné.
Le mystère éclairci
Quand il entendit parler pour la première fois de M. de Villeret et de Pélagie de Sainte-Luce, le baron parut angoissé. Quand on lui dit que Pélagie perdait la mémoire, il voulut savoir si elle pourrait reconnaître quelqu'un qu'elle n'aurait pas vu depuis 15 ans. Puis, quand il se trouva en face de Pélagie pour la première fois, il fut bouleversé; mais Pélagie le prit pour un autre. Plus tard, c'est Pélagie qui, à nouveau devant le baron, fut vraiment épouvantée, comme si elle voyait devant elle une vipère. C'est M. de Villeret qui donna l'explication du mystère.
À Châteauneuf, Pélagie vivait calmement, décidée à rester vierge et à vivre de ses rentes. Elle s'occupait de l'éducation de la fille de M. de Villeret. Au bout d'un an s'installa un jeune professeur de musique, Charles Volkley, qui plut à M. de Villeret. Mais, quand Charles parla de mariage à Pélagie, elle le repoussa, voulant toujours rester vierge. Alors il voulut se venger, avec la complicité d'une employée de maison, la vieille Thérèse. Celle-ci mit de l'opium dans la tisane de Pélagie; le baron pénétra dans la chambre de la jeune fille et put la violer pendant son sommeil. Puis il disparut.
Pélagie mit au monde une petite fille, Clémentine, avec laquelle elle vécut en lui demandant de taire la vérité sur sa naissance. Pour elle, elle se dépouilla de ce qu'elle avait. Puis toutes deux revinrent à Orléans, Pélagie auprès de sa soeur et Clémentine chez Mme Bailly.
C'est sans savoir que Pélagie avait des parents à Orléans que Charles Volkley s'est installé dans cette ville sous le nom de baron de Flohr. Et c'est sans savoir que Clémentine était sa fille qu'il ressentit de la tendresse pour elle. Finalement il comprit , horrifié, que Pélagie était celle qu'il avait violée et que Clémentine était sa fille.
Un jour, Pélagie donna rendez-vous au baron à un certain carrefour de la propriété de Plaisance et leurs retrouvailles furent dramatiques. Pélagie s'enfuit et se perdit. Le baron, en voulant se tuer, ne réussit qu'à se blesser à la main avec son pistolet. Quand on retrouva Pélagie, que l'on avait cru morte, on crut avoir affaire à un malfaiteur et on la ramena chez elle menottée sur une charrette.
Quand Clémentine fut officiellement accusée d'avoir sciemment dépouillé Pélagie en profitant de ses moments de délire, elle s'estima déliée de la promesse qu'elle avait faite à sa mère et révéla qu'elle était la fille de mademoiselle Sainte-Luce !
Pour mettre un terme à cette situation, le baron épousa Pélagie, une Pélagie en grand deuil, et partit pour ne jamais revenir. Et le même jour Georges épousa Clémentine.

Paru dans le Journal pour tous, 12, 16, 19, 23, 36, 30 novembre, 3 décembre 1864 / édité en 1868


L'ACCORDEUR - 1868

Mozart, à douze ans, vivait à Vienne avec son père. Celui-ci avait loué un piano à un accordeur, Abraham Fischer, qui, trois fois par semaine, venait vérifier l'instrument et restait pour écouter le jeune prodige. Quand les Mozart partirent en Italie, Fischer reprit son piano, mais refusa tout argent, estimant avoir été largement payé par le bonheur que lui avait donné la musique du jeune garçon. Ému, Mozart lui promis que, plus tard, il ne manquerait pas d'acquitter sa dette. Quand, douze années plus tard, couvert de gloire, Mozart revint à Vienne et que Joseph II eut fait de lui son maître de chapelle, son piano fut accordé par un vieil accordeur qui ne demanda pour son intervention qu'une somme dérisoire. Alors Mozart reconnut Fischer. Il se renseigna auprès de Johann Andreas Stein qui lui appris que, depuis, Fischer s'était ruiné par sa prodigalité, par trop de générosité envers les artistes et surtout par son mauvais caractère qui l'amenait à refuser toute aide qu'on voulait lui apporter.
Un jour arriva où l'on annonça la mise en vente de tous les biens de Fischer, incapable de payer ses dettes et refusant de vendre le piano sur lequel, disait-il, avait joué le jeune Mozart. Celui-ci, informé de cette vente, organisa, avec l'aide de Stein, un grand concert, auquel il invita Fischer comme accordeur du piano. La recette, considérable, fut mise dans une cassette. Mozart, sûr que Fischer, par orgueil, refuserait ce don, lui demanda simplement d'abriter la cassette chez lui, jusqu'à ce qu'il vienne la reprendre.
Alors Mozart, peu avant le début de la vente, se rendit chez l'accordeur avec un ami. Et c'est cet ami qui, puisant chaque fois dans la cassette, acheta fort cher le lit, le buffet en chêne et tous les objets mis aux enchères. Quand vint le tour du piano, Fischer essaya bien de l'acheter, mais Mozart, dissimulé dans la pièce, l'acquit pour la somme de quinze ducats.
Après la vente, Fischer appris qu'il avait gagné plus d'argent qu'il ne fallait pour payer ses dettes, que l'acquéreur de tous ses biens et de son piano était W.A. Mozart. Toujours susceptible, il refusa l'offre qui lui fut faite de tout reprendre. Mais Mozart lui rappela que, treize ans plus tôt, il avait, lui, accepté la générosité de son accordeur. Alors, pour vaincre les dernières résistances du vieil entêté, il improvisa sur le piano un motif si sublime que l'homme éclata en sanglots et accepta.
Édité dans Recueil en 1868


ANNE-MARIE - 1868

Le lieutenant Amédée de Villers avait épousé une amie d'enfance, puis, à la mort de son père, il avait démissionné de l'armée, où il était capitaine, pour vivre de ses rentes à Paris. Il aurait pu y être heureux avec sa femme, mais, après douze ans de mariage, il durent reconnaître qu'ils ne pouvaient pas avoir d'enfants.
Alors M. de Villers, qui jusque là ne quittait jamais sa femme, prit l'habitude de sortir seul, de dépenser de fortes sommes, prétextant qu'il passait ses soirées avec des camarades de régiment et qu'il perdait de l'argent au jeu.
En fait, chez un maître tailleur où il venait se faire faire quelques vêtements, il avait remarqué une pauvre orpheline, Elisabeth, employée dans la maison. Elle avait fini par lui avouer qu'elle était victime de mauvais traitements de la part de la femme, qui était en fait sa marraine, et convoitée par le tailleur, un homme cynique et grossier. Amédée de Villers, pour la tirer de cette situation, lui avait trouvé un logement et, sans lui dire qu'il était marié, il en avait fait sa maîtresse. Lorsqu'elle mit au monde une fille, avec sa complicité, il usa d'un stratagème.
Un soir, il fit en sorte que sa femme découvre, à l'entrée de leur appartement, un berceau dans lequel se trouvait le bébé, avec un billet : « Anne-Marie, née de père et mère inconnus ». Mme de Villers, très émue, décida de garder l'enfant. Mais il fallait immédiatement trouver une nourrice : Amédée fit semblant de partir en quête et, au bout d'une heure à peine, il revint avec Elisabeth, qu'il présenta comme une nourrice pour le bébé. Celle-ci raconta qu'elle était orpheline, qu'elle avait eu un enfant qui venait de mourir à l'âge de trois mois. Et aussitôt elle s'occupa d'Anne-Marie avec tout l'amour d'une mère.
Après avoir accompli les formalités les autorisant à garder l'enfant, M. et Mme de Villers ne vécurent plus que pour leur fille, dont Elisabeth s'occupa d'abord comme nourrice, puis, quand elle fut grande, comme gouvernante. Au comble du bonheur, ils louèrent un riche appartement et se firent de nombreux amis, qui ignoraient tous que leur fille, devenue très belle, était un enfant adopté
Quand il fallu pourtant dire à Anne-Marie qu'elle n'était qu'une enfant adoptée, ce fut un drame pour elle. Lorqu'elle confiait à sa gouvernante sa douleur de ne pas connaître sa mère, Elisabeth brûlait de l'envie de lui révéler la vérité.
Vint le moment où Anne-Marie fut en âge de se marier. Après la mort de Mme de Villers, elle épousa Léopold de Prilleux et le jeune couple habita sous le même toit que M. de Villers, désormais âgé et malade, Elisabeth conservant le gouvernement de la maison. Bientôt Anne-Marie annonça qu'elle était enceinte, et Elisabeth en ressentit un immense bonheur. Alors elle ne put s'empêcher de révéler à Anne-Marie qu'elle était sa mère.
La réaction d'Anne-Marie fut brutale : elle demanda à sa mère de quitter immédiatement la maison.
Désespérée, Elisabeth ne put se résigner à vivre séparée de sa fille: elle fit une tentative pour aller chez elle; elle se cacha plusieurs fois pour la voir quand elle sortait de chez elle. Mais, quand Anne-Marie le sut, elle lui envoya des billets de reproches très durs, dans lesquels elle parlait même de sa haine pour elle. Alors Elisabeth songea au suicide en se jetant dans la Seine ou en se pendant, comme Nerval, rue de la Lanterne.
Finalement elle réussit à apercevoir sa petite-fille chaque jour quand sa nourrice allait la promener aux Tuileries; elle entra même en familiarité avec cette nourrice qui lui permit de prendre dans ses bras la petite Isabelle. Mais, quand Anne-Marie l'apprit, elle interdit à la nourrice de parler à cette femme. Alors Elisabeth ne connut plus que le désespoir.
Quand elle sentit qu'elle allait mourir de chagrin, elle demanda à une voisine d'aller prévenir Anne-Marie. Celle-ci se précipita chez Elisabeth et, en la voyant mourante, elle lui demanda de lui pardonner. Elle lui expliqua qu'elle avait eu honte de n'être que la fille de sa gouvernante et qu'elle s'était séparée d'elle pour que cela ne se sache pas dans le monde qu'elle fréquentait et surtout pour que son mari ne l'apprenne pas. Elisabeth comprit et pardonna.
L'année suivante, le jour des Morts, Anne-Marie et son époux allèrent sur la tombe d'Elisabeth. M. de Prilleux s'étonna d'y voir une couronne portant ces mots « Mère regrettée ». Anne-Marie lui répondit, embarrassée, qu'effectivement elle croyait savoir qu'Elisabeth avait eu une fille. Heureusement il n'insista pas pour en savoir plus sur cette histoire, et Mme de Prilleux négligea de la lui raconter.

Édité dans Recueil en 1868


UN CAS DE CONSCIENCE - 1868

Le riche marquis de ***, mettant de l'ordre dans le grenier de son hôtel parisien, y trouva un violon en mauvais état dans un vieil étui de cuir. Le trouvant sans intérêt, il s'en débarrassa à le donnant au commissionnaire, maître Joseph Tartenois, qui l'aidait dans ses rangements.
Celui prit l'avis d'un musicien ambulant qui estima qu'il valait six francs tout au plus. Joseph le garda et l'oublia. L'hiver suivant, comme il sombrait dans la misère, il prit le violon et alla le montrer à un brocanteur qui l'estima à dizaine de francs. Il alla ensuite le marchander chez un revendeur qui lui en offrit trente francs. Rendu médfiant, Joseph refusa. Il alla demander l'avis d'un facteur d'instruments qui, après avoir examiné de près l'instrument, eut du mal à cacher son émotion et il proposa de trouver un acquéreur pour au moins quatre cents francs. Cela conforta le commissionnaire dans l'idée que son violon avait une grande valeur. Un luthier, manifestement intéressé, essaya de le tromper et lui demanda une attestation prouvant qu'il en était légitime propriétaire; puis il lui offrit de le prendre pour huit cents francs, puis pour mille francs, même sans l'attestation. Joseph, très ému de posséder un objet d'une telle valeur, comprit qu'il avait affaire à un filou,
Il alla trouver le marquis, lui révéla que le violon n'était pas sans valeur. Le marquis, sans s'en émouvoir, lui signa l'attestation demandée. Revenu chez lui, il appris que le luthier était passé pour lui offrir le double.
De plus en plus excité il alla trouver un autre luthier, qui, ayant vu le violon, lui en offrit six mille francs et peut-être plus. Joseph, sût de posséder un objet d'une grande valeur, demanda à réfléchir.
Il rencontra alors deux frères, plus honnêtes que tous les autres marchands. Ils découvrirent avec enthousiasme une étiquette : « Antonius Stradivarius Cremona faciebat anno 1702 ». Et ils en proposèrent dix mille francs! Dès lors Joseph fut très malheureux, ne pouvant étouffer ses scrupules de sa consience, car il était évident que le marquis ignorait tout de la valeur du violon quand il l'avait donné au commissionnaire. Pourtant l'honnête Joseph se décida et alla vendre le violon contre dix mille francs.
Mais ses scrupules étant de plus en plus forts, il décida d'aller dire la vérité au marquis et de lui donner les dix mille francs. Le marquis l'accueillit plutôt froidement, prit les billets, les glissa dans une enveloppe, y ajouta un mot rédigé sur une feuille de papier, mit une adresse sur l'enveloppe et sortit quelques instants. Revenu, il demanda à Joseph à combien il estimait le violon quand il avait songé à le vendre: quinze ou vingt francs, lui dit Joseph. Alors le marquis lui donna une pièce d'or et le congédia.
Resté seul dans la rue, Joseph commença par regretter son beau geste qui lui faisait renoncer à une véritable fortune. Puis il se ressaisit et rentra chez lui. Sa femme lui dit qu'un domestique avait en son absence, apporté une grande envelppe, dans laquelle il trouva les dix mille francs et un mot du marquis confirmant que les billets lui appartenaient bien, car, avait écrit le marquis, il n'était pas dans ses habitudes de reprendre ce qu'il avait une fois donné.
Ainsi Joseph le commissionnaire pu ouvrir une boutique de brocante et vivre confortabement, conservant sous verre la lettre du marquis, qu'il put lui montrer un jour que le marquis passa devant sa boutique.

Édité dans Recueil en 1868


L'HERBORISTE - 1868

Barbara raconte sa rencontre avec un vieil homme, M. Simon, qui – depuis que sa femme et son fils sont morts dans le déraillement du train du 8 mai 1842 (accident dans lequel fut tué Dumont d'Urville) – a décidé de parcourir la France pour guérir les gens à l'aide de plantes médicinales et pour les inciter à en faire pousser eux-mêmes. Il est allé avec lui dans une ferme où un enfant venait d'être mordu au poignet par un chien enragé. En cautérisant la plaie, pratique courante dans ce cas, on risquait de rendre l'enfant manchot. L'herboriste indiqua un traitement, qui réussit parfaitement. Il accepta d'en donner la recette pour qu'elle soit publiée. Il s'agit d'utiliser feuilles et racines de la scrofulaire noueuse (scrofularia nodosa) et de les faire prendre en poudre et en infusion. Pour faire disparaître les boutons qui, en général, apparaissent sous la langue, on les brûleravec la pierre infernale (lapis infernalis, nom donné au nitrate d'argent, un caustique puissant).
Barbara, après avoir publié cette recette dans le Moniteur universel du soir, est revenu sur elle à deux reprises pour insister sur les bienfaits réels de la scrofulaire noueuse, même s'il a utilisé, pour la faire connaître, la forme d'un conte.
Ce n'est qu'en 1885 que Louis Pasteur a fait ses premiers essais sur l'homme d'un vaccin contre la rage.

Édité dans Recueil en 1868


L'OFFICIER D'INFANTERIE DE MARINE - 1868

À Orléans, Valentin et Bernard ont été amis depuis l'âge de dix ans. Dès la période des études, ils ne rêvaient que d'une vie où ils pourraient toujours rester ensemble, jusqu'à la mort. Mais, alors que Bernard avait de quoi vivre, Valentin dut gagner sa vie. Il décida donc d'entrer à l'École militaire de Saint-Cyr pour devenir officier dans l'Infanterie de marine, calculant que sa carrière, s'il allait aux colonies, ne durerait que dix-sept années. Dans l'estaminet où il avait convié son ami pour lui dire au revoir, ils se donnèrent rendez-vous dans dix-sept ans jour pour jour et à cinq heures et demi précises dans ce même estaminet; et ils se séparèrent.
Valentin fut affecté à Saint-Louis du Sénégal. D'abord, obsédé par le souvenir de son ami, il découragea tout le monde par sa tristesse. Puis il décida de construire une maquette en relief de sa ville natale, en se fondant sur des cartes et ses souvenirs.
Il représenta Orléans avec sa ceinture de boulevards, ses rues, ses places, ses toits de tuiles et d'ardoises, ses églises, ses monuments, son large fleuve, son beau pont, sans oublier la vieille maison en colombage et à pignon où demeurait son grand ami Bernard. Il représenta la légèreté féérique des tours de la cathédrale, l'imposant beffroi entre les murs duquel séjourna Jeanne d'Arc. Puis, au-delà de la ville en amphithéâtre, on voyait les hauteurs de La Chapelle, les hauteurs de Saint-Loup, la belle avenue Dauphine, les hauts peupliers de la Mouillère, les bords du Loiret…
Après une longue attente de dix-sept années, ce fut pour Valentin l'embarquement pour la France et le chemin de fer de Paris à Orléans.
Au jour dit, à l'heure dite, il fut dans l'estaminet du rendez-vous. Mais Bernard ne vint pas. Le patron de l'établissement lui apprit qu'il était venu chaque jour s'asseoir à la même place, consumé de plus en plus par un ennui incommensurable, puis frappé d'une sorte de démence ; et qu'il était mort cinq jours plus tôt en laissant une lettre d'adieu dans laquelle il disait, avant de mourir, qu'ils avaient eu tort de concevoir cette combinaison égoïste.
Alors Valentin, frappé à mort, se dirigea vers la gare et prit un train pour Paris où il perdit connaissance. C'est dans ce train qu'on le retrouva, évanoui. On le transporta au Val-de-Grâce, où il raconta son histoire à un médecin avant de mourir.

Édité dans Recueil en 1868


<== Retour