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Charles Barbara

LE PLAT DE SOULIERS

anectote gastromomique

Paru dans la Gazette de la jeunesse, n° 31 et 32, août 1844


 

I

Il y avait à Paris, avant 1830, plusieurs hauts personnages qui formaient une société dite gastronomique. Les statuts de cette société portaient, entre autres clauses, que chacun de ses membres devait à son tour traiter ses honorables confrères. Un souper, somptueux non moins par la variété des mets que par leur rareté,  les réunissait donc une fois chaque mois, tantôt dans l'hôtel de l'un, tantôt dans l'hôtel de l'autre. Ces mêmes statuts disaient encore que, dans ce repas, l'on me devait s'entretenir que de sauces, ragoûts et autres choses semblables, que tout autre sujet était banni impitoyablement de la conversation. Dans leur enthousiasme pour l'art culinaire, ils en étaient venus à songer sérieusement à lui élever un temple. Des séances supplémentaires avait même déjà eu lieu relativement à ce beau projet. Parmi divers plans proposés, le suivant captivait surtout leur attention.

Au milieu d'un vaste jardin, tout planté de melons, aubergines, tomates, artichaux d'Espagne, enfin de tous les fruits et légumes les plus rares et les plus délicats, serait dressé le monument sous la forme d'un pâté grandiose, surmonté d'une oie dorée, et défendu par une grille de broches. Au fond du sanctuaire, entre deux fourneaux magnifiques, un four modèle présenterait sa gueule immense. La voûte serait dérobée sous d'épais nuages de jambons, saucissons et langues fumées ; les murs tapissés de casseroles d'or, de plats d'argent, de marmites d'airain. Les divinités de ce lieu seraient Apicius et Lucullus, les plus grands gourmets de l'antiquité. Au centre, un mausolée expiatoire, trop tardive reconnaissance, hélas ! serait élevé à l'immortel et infortuné Vatel. Le grand-prêtre serait un maître-d'hôtel ; au-dessous de lui viendraient des sacrificateurs pâtissiers, et au-dessous de ceux-ci des savants marmitons. Ces nobles personnages auraient des costumes dignes de leurs fonctions importantes : tout en serait resplendissant de luxe et de richesse. Le bonnet de soie, le gilet de moire, la culotte de pluche, les bas de soie, les souliers de satin remplaceraient, sur les pieds, les mollets, le ventre, le corps, la tête de leurs personnes sacrées, le bonnet de coton, le gilet piqué, la culotte de drap, les bas de fil et les souliers de cuir.

Ce serait merveilleux.

Chaque jour auraient lieu des sacrifices : les prêtres encenseraient les idoles avec l'odeur de quelques bons ragoûts, qui seraient servis ensuite aux honorables assistants, fondateurs du dit temple. À cet effet, des tables, recouvertes du plus beau linge et de la plus belle vaisselle, seraient dressées non loin du sanctuaire. On assisterait aux sacrifices la tête découverte et dans le plus grand recueillement, cela pour cause. Les plus gourmets seraient jugés les plus fervents, les estomacs les plus capables occuperaient les meilleures places, c'est-à-dire les plus voisines de l'autel. Le reste serait à l'avenant, et la manière d'élire le grand-prêtre, et celle de recevoir les aspirants, et celle d'agréer les servants.

Pour des hommes qui avaient le goût si exercé, le palais si délicat, qui ne rêvaient que noces et festins, qui ne parlaient que truffes, poulardes, pâtés, ragoûts, on doit bien penser qu'un maître-d'hôtel devait être un personnage bien important. Aussi n'était-il parmi eux rien de si bien payé, rien de si flatté, rien de si chargé qu'un tel homme. Nulle créature ne les approchait de plus près, n'avait près d'eux plus de crédit, ne conversait avec eux plus fréquemment. Il n'était rien qu'ils ne fissent pour encourager les mérites en ce genre ; aucun sacrifice ne leur coûtait pour entretenir une noble émulation parmi ces dignes artistes, et les exciter à pousser plus avant l'art si méritoire de composer des sauces, d'inventer des ragoûts, de confectionner des rôtis.

Aussi, était-ce une véritable lutte entre les studieux et savants maîtres-d'hôtel et nos vénérables gastronomes ; chaque souper était pour eux une bataille à livrer. Quand chacun des sociétaires, qui étaient au nombre de douze, avait reçu ses hôtes une fois à sa table, des récompenses étaient décernées aux chefs les plus habiles et les plus ingénieux. Une assemblée majestueuse était alors convoquée. Au fond d'une salle magnifiquement tendue se dressait une estrade en cintre sur laquelle étaient rangés douze fauteuils destinés à recevoir l'énorme volume des nobles juges. Tous ceux qui avaient participé à la création de leurs estomacs, depuis le dernier marmiton jusqu'aux sublimes chefs, assistaient à cette cérémonie : tous avaient droit aux récompenses. Après un discours prononcé à la mémoire de quelque cuisinier fameux, le président déposait une couronne de laurier-sauce sur la tête du grand vainqueur à qui on remettait en outre quelque magnifique instrument en usage dans sa profession sans égale… Il y avait des seconds prix pour ceux qui avaient approché de plus près le victorieux, et des mentions honorables, ou quelque légère gratification, pour les marmitons qui s'étaient les plus distingués et qui donnaient les plus belles espérances.

Or, il y avait grande rumeur parmi toute cette armée en gilets ronds et en bonnets de coton : on approchait de la dernière bataille, et bientôt devait se décider la victoire. Il n'y avait plus qu'un repas à livrer, et son auteur, l'illustre Jean Cuisson, empêchait tous ses confrères de dormir. Dans huit jours, il devait présenter aux hôtes de son maître les fruits de ses veilles, l'œuvre de son génie. Un plan vaste et ingénieux, mille combinaisons savantes satisfaisaient déjà son orgueil et lui donnaient l'espérance d'une heureuse campagne. Cependant le morceau le plus important lui manquait encore, car il devait, comme ses rivaux, présenter un plat entièrement de sa façon, un plat dont le nom fût inconnu dans l'histoire et dont le goût méritât de passer à la postérité. Au grand concours, ce plat était d'un poids immense, influait singulièrement sur la décision des juges, et Jean Cuisson, qui connaissait toute l'importance de cette œuvre, voulait y consacrer tout ce qu'il avait d'imagination et de talent. Malheureusement l'inspiration, qui jusqu'alors ne lui avait jamais fait faute, vint subitement à lui manquer, et si vous eussiez pu pénétrer subitement dans sa chambre, qu'il appelait orgueilleusement son cabinet de coquinologie, vous eussiez vu notre homme présentant dans sa personne les symptômes du plus violent désespoir. Il avait beau se frapper le front, ouvrir ses grands yeux ternes, mettre son menton dans sa main, son imagination demeurait stérile. « Ô Vatel ! s'écria-t-il tout à coup, dois-je avoir ton malheureux sort ? pas plus que toi, grand homme, je ne survivrai à une défaite.

Son impuissance le transporte de rage ; il descend à la cuisine et tourne autour des fourneaux, comme un loup affamé autour d'une bergerie. Rôdant, furetant, ayant l'œil à tout,il s'efforçait de trouver le prétexte d'une injure à dire, d'un coup à donner. Tous les marmitons tremblaient, l'orage était sur leurs têtes, gare dessous ! En effet, au milieu de ses recherches, soudain il s'arrête, se redresse, triomphant, satisfait, heureux de pouvoir enfin verser sa colère sur un infortuné.

« Ici, Rince-assiettes ! » s'écrie-t-il d'une voix de tonnerre.

Il venait de tomber en arrêt sur une vieille paire de souliers, crottée, moisie, qui était là, dans un coin obscur, depuis deux ans peut-être.

« Me voici, maître, balbutia le marmot en tirant son bonnet de coton.

– Qui a mis ça là ?

­–  Ce n'est pas moi, maître.

– Tu mens ! et fli, flan, pouf ! attrape, polisson ! ça t'apprendra à laisser pourrir des souliers dans mon laboratoire. »

Dans les transports d'une fureur croissante, il était sur le point de lancer le projectile à la tête du petit malheureux quand, se ravisant, il passa subito de la rage la plus violente à une aménité jusqu'alors sans exemple. Un éclair de génie illumina sa face, son front se déplissa, son visage s'épanouit et, au lieu de jeter les souliers, il se jeta lui-même au cou du marmiton, fort étonné et ravi de ce brusque changement d'humeur. En un moment, l'âge d'or renaquit dans la cuisine qui, tout à l'heure, n'était qu'un sombre enfer. Jean Cuisson, oubliant sa gravité habituelle, se livra à mille extravagances et, quand il eut dit assez de bons mots, poussé assez de cris de joie, il s'échappa avec ses souliers et courut s'enfermer dans son cabinet, laissant sa milice dans l'ébahissement, dans la stupéfaction.

« Juste ciel ! s'écria le sous-chef, Jean Cuisson est fou !

À ces mots, la consternation se peignit sur tous les visages.

II

Le maître, par son retour, vient bientôt les rassurer. Il avait retrouvé son maintien digne et grave, et donna ses ordres avec un sang-froid admirable. Sur un signe de sa main, un immense chaudron rempli d'eau jusqu'aux bords fut placé sur le feu et, quand la flamme enveloppa de son lumineux réseau les flancs de la chaudière, il déposa majestueusement dans l'eau bouillante… la paire de souliers.

Un éclat de rire universel accueillit cette action. Mais un regard de Jean calma cette bruyante gaieté, et sa bonne humeur, la justesse de ses observations, la précision de ses commandements vinrent de nouveau les convaincre qu'il n'avait rien perdu ni de son aplomb, ni de sa profondeur. Chacun pourtant, tout en faisant sa besogne, jetait de temps à autre un regard furtif et moqueur vers le foyer, auprès duquel un marmiton avait été mis de garde pour entretenir la flamme et veiller à ce que le liquide ne cessât de bouillir. Vingt fois, durant le jour, une eau nouvelle vint remplacer la bouillante, du bois fut jeté dans le foyer et, quand le soir amena l'heure de la retraite, deux hommes de confiance furent retenus et chargés de continuer pendant la nuit les mêmes évolutions. Le lendemain, le surlendemain, enfin quatre jours et quatre nuits sans interruption, même tactique, même manège, à l'étonnement croissant de la bande inquiète et curieuse des chefs, sous-chefs et suivants.

La cuisine avait un aspect grave ; le seul bruit de ses instruments venait troubler le silence : tous étaient dans l'attente ; la curiosité ne pouvait aller plus loin, ; chacun grillait d'impatience de connaître le résulat des manœuvres de leur patron qui, par intervalle, jetait sur son ouvrage une certaine poudre mystérieuse dont le contact avec le liquide produisait un bruit singulier. Les choses en étaient là, quand le maître fit rassembler l'élite de ses troupes autour du feu et ordonna de décrocher la magique chaudière. À la surprise indicible de la galerie, on retira non plus une paire de souliers, mais une sorte de chair blanche, épaisse, molle, tendre, il est vrai sans forme et sans goût : c'était là l'affaire du grand Cuisson.

À cette vue, tous crièrent miracle ; quelques enthousiastes même baisèrent, dit-on, le bas de l'habit de leur sublime chef.

On en était à la veille de la bataille. Le général regarda le ciel à travers les carreaux, dit quelques mots profonds que personne n'entendit, et s'endormit au milieu des batteries de cuisine aussi tranquillement que sur le plus moelleux des lits. Ses soldats l'encourageaient et demeuraient en extase devant un tel courage et un tel sang-froid.

Ainsi Napoléon, la veille d'Austerlitz… mais les grands hommes dorment peu : au peit jour, le nôtre était sur pieds, et son état-major autour de lui attendait se sordres dans un majestueux silence. Grâce à lu, tout en un clin d'œil est en mouvement : les foyers pétillent, les fourneaux sont allumés, les tourne-broches agitent l'air, on n'entend plus qu'un bruit de pelles, de pincettes, de casseroles, de vaisselle, harmonie douce à l'oreille du maître qui voit enfin son armée en campagne et ses soldats déployer leur valeur. Tranquille de ce côté, il se fait suivre de sonfavori, Rince-assiettes, et se retire dans son muséum pour se livrer tout entier au travail de la composition et mettre la dernière main à son chef-d'œuvre. Là, en présence de son aide, il se livre à des opérations extraordinaires sur le cuir transformé. Il inflitre dans ses pores toutes sortes de jus exquis, le pique d'un fin lard, le met confire dans des préparations diaboliques, le saupoudre de mille poudres subtiles, le découpe artistement en figures bizarres, puis le met à cuire à petit feu dans une casserole d'or, placée sur un fourneau tout plaqué d'émaux magifiques. À plusieurs reprises, il tira d'un coffre à secret des épices inconnus, des fioles de liqueurs merveilleuses, qui vinrent à son aide pour l'accommodage de ce fantastique ragoût. Le marmiton regardait tout cela avec des yeux hagards et, depuis lors, on ne put lui persuader que son maître n'était pas sorcier.

III

L'heure sonne enfin : les convives impatients sont déjà rassemblés. L'illustre maître-d'hôtel, frisé, poudré, tout habillé de noir, l'épée au côté, le grand cordon bleu passé en sautoir, le claque sous le bras, à la tête d'une légion de valets, place chacun à son poste, dirige tout, veille à tout, sue, souffle ; et bientôt retentissent ces paroles solennelles : « Monseigneur est servi ! »

Les nobles pairs, la face rubiconde et radieuse, un peu gênés par l'énorme rotondité de leur ventre, sont enfin en présence d'une table splendidement servie. Elle étincelle d'or, d'argent, de magnifiques porcelaines, de cristaux qui reflètent les mille lumières des lustres nombreux. Le premier, second, troisième services, dont Jean Cuisson annonce d'une voix sonore les plats qui les composent, se succèdent avec un ordre admirable, à la satisfaction des vénérables ventrus, qui manifestent leur admiration par leur silencieuse voracité. Tout est trouvé supérieur, délicieux, succulent, et chacun, émerveillé du talent prodigieux de l'artiste, garde une place dans son estomac pour le plat du moderne Vatel. Enfin, au milieu des appellations qui leur sont familières, un nom étrange et qu'ils ignorent frappe leurs oreilles et éveille leur avide curiosité :

« Soulirskis à la sauce bleue ! » prononce d'une voix de plus en plus éclatante l'orgueilleux maître-d'hôtel.

Le voilà, c'est bien lui, sa couleur, sa forme ne sont pas moins étranges que son nom. Sur un riche plat d'argent massif, à poignées élégamment ciselées, la chair blanche, que l'art est parvenu à rendre rose, s'élève en pyramide au milieu d'une sauce du plus beau bleu. La fumée qui s'en exhale parfume la salle du festin et arrache un cri d'éclatante joie du gosier des convives. À cette première démonstration succède rapidement l'enthousiasme le plus ébouriffant, quand ceux-ci ont porté de leur assiette à leur bouche ce mets inconnu, qui met en défaut les goûts les plus expérimentés. Il n'y eut qu'un geste, qu'un sentiment : jamais viande ne leur parut à tous ni plus légère, ni plus savoureuse, ni plus exquise, ni surtout mieux accommodée ; tous les palais en furent ravis et, en un clin d'œil, le plat fut désert. Son triomphe fut sans égal ; jamis, de mémoire d'homme, ragoût n'eut un succès pareil. L'auteur fut appelé, complimenté, fêté à l'envi et couronné à l'unanimité, en attendant le grand jour des récompenses.

Jean Cuisson, cependant, demeurait assez froid au milieu de toutes ces félicitations. Il pensait à part soi combien toutes ces paroles flatteuses avaient peu de valeur au prix des acclamations qui allaient l'assaillir quand il révèlerait les vils matériaux à l'aide desquels il avait composé son plat sans rival. Il voyait déjà, dans son imagination, les tabatières, les montres, les chaînes, les anneaux pleuvoir dans ses poches et venir l'enrichir d'un coup. Déjà il se voyait l'heureux possesseur d'un riche attelage, piétinant dans les allées d'un beau parc orné d'un château magnifique. Mais, hélas ! on a vu souvent les plus beaux lauriers se changer en sombres cyprès, et des hommes passer soudain des rires convulsifs aux grincements de dents. L'infortuné vient lui-même gâter son triomphe. Dans son impatience de palper les bijoux, comme on ne l'interrogeait pas au gré de son désir sur la composition de son œuvre, interrompant tout à coup les discours louangeurs :

« Le croirez-vous, Messeigneurs, dit-il d'un ton d'incroyable fatuité, ce mets que vous avez trouvé si parfait, à l'invention duquel j'ai employé tout mon talent, ce plat dont vous n'aviez pas encore goûté, qui m'a valu vos généreuses félicitations, qui m'a valu la couronne… eh bien, ce plat est un plat de souliers !

Et il semblait dire, en prononçant ces paroles : « Admirez, messieurs, mon génie ».

Il en fut tout autrement. À cette révélation, tout changea d'aspect. Plus de joie, plus de rires, plus de gais propos, plus d'épanouissement ; la consternation, l'épouvante contractèrent soudain d'une manière affreuse les traits des convives, et la commotion qu'ils reçurent leur coupa la respiration et faillit les étouffer. En un moment, tous les visages, comme celui de gens à qui l'on serre le cou avec une serviette, passèrent par mille tons, bleus et violets, du rouge pourpre au blanc de céruse. Les yeux presque sortis des orbites, ces gros hommes, dans leur immobilité, semblaient avoir été asphyxiés par le passage de la foudre.

Le maître-d'hôtel qui, malgré sa vanité, ne s'attendait pas à un pareil coup de théâtre, satisfait de l'effet qu'il venait de produire, ne doutant pas un seul instant que l'admiration pour sa personne n'en fût la seule cause, s'empressa de reprendre, d'un ton plus suffisant encore : « Hé, oui, Messeigneurs, ce plat que vous avez savouré avec tant de délices, qui a excité parmi vous tant d'enthousiasme, pour lequel vous eussiez sacrifié tous les ragoûts du monde, qui m'a valu les louages les plus délicates, les éloges les plus flatteurs, ce plat est un plat de souliers. N'est-ce pas là le comble de l'art ?

Cette fois, la colère, le dépit, la confusion, la honte se peignirent tour à tour sur le visage des gastronomes, à qui le sang-froid, l'audace du maître-d'hôtel, qui semblait prendre le cruel plaisir de retourner le poignard dans la plaie, rendirent bientôt l'usage de la respiration et de la langue. Dans leur aveugle rage, oubliant tout ce qu'ils devaient à son talent, tout ce qu'ils pouvaient en attendre encore, ils vinrent soudain le rappeler à lui-même et le terrasser par ces foudroyantes exclamations :

.
– Par Lucullus !
– Par Apicius !
– Par mon ventre !
– Par mon estomac !
– Que dit ce misérable ?
– Un plat de souliers !
– Ouf ! quelle mystification !
– Le gueux !
– L'infâme !
– Le fricoteur !
– L'empoisonneur !
– Le gargotier !…

Et ces nobles personnages, blessés dans ce qu'ils avaient de plus cher, ne s'en tenant pas aux injures, ne se contentant pas de lui prodiguer les épithètes les plus outrageantes, s'oublièrent jusqu'à porter les mains sur sa personne sacrée. Ils lui arrachent sa couronne, mettent en pièces son cordon bleu, profanent tous ses ajustements. Ils en font tant qu'à la fin Cuisson perd son flegme, mais souffle en son cœur les fureurs de la guerre (que n'est-il un Homère pour chanter cet Achille !). Il tire son épée, et du sang va être répandu quand une porte, ouverte fort à propos, engloutit l'auteur de cet affreux bouleversement.

La retraite du maître-d'hôtel ne ralentit point la fureur qu'il avait excitée contre lui. Il laissait dans les estomacs de trop vifs souvenirs de sa personne. Son ragoût, qui avait paru si délicat il n'y a qu'un instant, leur revint sur le cœur et leur donna des nausées qui avaient une odeur de cuir insupportable. Ils se séparèrent bientôt, chacun redoutant pour soi une indisposition, et jurant de tirer vengeance du malencontreux Jean Cuisson.

IV

Pour éviter une prise de corps, la prison, les galères peut-être (qui sait à quel excès peut porter un estomac mystifié !) celui-ci fit contraint de fuir. Il erra quelque temps sur les rives étrangères, supportant son exil sans se plaindre, et priant même les dieux de faire en sorte que ses ingrats concitoyens n'aient jamais lieu de regretter ses services.

Mais la révolution le rappela bientôt dans sa chère patrie. Son ancien maître le sollicita vainement de rentrer en sa place : l'échec de son dernier combat l'avait pour jamais dégoûté du métier. Grâce à ses économies et aux générosités de son noble patron, il a pu monter un magnifique établissement de comestibles, à l'aide duquel il a fait fortune en moins de cinq années. Il a vendu son commerce et s'est retiré à la campagne, où, tout en cultivant ses carrés de choux et de navets, il songe parfois, en riant, le malin, à son fameux plat de souliers.


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