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Charles Barbara

L'OMBRE DU MANCENILLIER, HISTOIRE PSYCHOLOGIQUE

paru dans L'Artiste, 10 janvier1847


J'habite au cinquième d'une maison qui fait l'angle du carrefour de l'Odéon et de la rue Monsieur-le-Prince. Ma chambre forme un carré à peu près parfait. Le lit, les chaises, la table, la commode qui la meublent ont appartenu à un jeune homme nommé Vilfride Goezler, qui l'occupait avant moi et qui y est mort. Je les ai achetés de son mai, Claude Bryan, qui a succombé à peu près à une maladie dont la source et, par cela même, le remède ont échappé à la sagacité des médecins.

Vilfride avait un goût très vif pour les études spéculatives ; Claude s'occupait des sciences naturelles. On devinait aisément chez le premier une de ces natures tendres, contemplatives, chez lesquelles le sentiment et l'intelligence se font un parfait équilibre. En lui, comme en ces enfants précoces qui dédaignent les exercices physiques au profit du développement des facultés de l'âme, se réalisait ce phénomène d'une tête un peu grosse sur un corps chétif. Il me semble voir encore son visage pâle, creusé par de laborieuses sinsomnies, éclairé par de grands yeux bleus dont la douceur contrastait étrangement avec l'âpreté des saillies anguleuses du front, et entendre le timbre clair, musical, de sa voix. Privé de son père et de sa mère, il n'avait pour vivre qu'une rente très modeste, sur laquelle néanmoins il prélevait la plus grande part pour soutenir son ami Bryan, dont les besoins dépassaient de beaucoup les ressources. Celui-ci, avec sa haute taille, ses épaules carrées, sa tête brune, formait, par son extérieur, à côté de Goezler, une sorte d'antithèse en chair et en os. Ce besoin de protection, qui pousse parfois les natures faibles dans des bras doués d'une force musculaire dont elles sont dépourvues, suffirait pour faire comprendre l'intimité étroite de ces deux jeunes gens, si d'ailleurs ils n'avaient eu l'un et l'autre bien d'autres raisons de se rapprocher.

Claude Bryan avait été longtemps misérable et s'était trouvé dans une foule de situations critiques. Réunissant en groupe les faits par lui observés, il en avait déduit tout un système auquel un égoïsme brutal servait de base. Il était matérialiste ; son cœur, comme cela doit être, d'était rétréci en raison du développement des sens, et le genre de ses études ne pouvait que le maintenir dans cette voie. À peine avait-il entrevu Goezler qu'il le savait pas cœur. Il surprit habilement son affection et sut l'exploiter encore mieux. Sous le prétexte d'inscriptions à prendre ou de livres à acheter, il lui faisait chaque jour de nouveaux emprunts, qu'il dépensait en plaisirs de tous genres. Cependant l'honnête Vilfride, réduit au plus strict nécessaire, subissant même parfois, sans jamais se plaindre, le froid et la aim, poursuivait laborieusement ses travaux. Le prosaïsme de Claude était pour lui un véritable contrepoids, une espèce d'ancre qui, au milieu de ses élucubrations métaphysiques, l'attachait à la terre et l'empêchait de se perdre tout à fait dans les nues. D'une nature expansive, son goût pour l'étude et, plus encore, sa timidité invincible le tenaient dans l'isolement : aussi son affection pour le seul homme avec lequel il eût des rapports intimes en était-elle décuplée.

Depuis longtemps il s'efforçait d'étouffer en lui les germes d'une passion que, par suite de sa défiance de lui-même, il supposait sans espoir. Marie Desvignes, fille d'un oncle maternel qu'il avait à Paris, était, et par sa beauté et par son cœur, digne de cet amour. Elle savait apprécier Vilfride et l'aimait pour le moins autant qu'elle en était aimée. Mais, incapable de deviner les sentiments qu'il lui cachait avec le plus grand soin, elle n'osait s'abandonner à une inclination à laquelle son cousin paraissait insensible. Chaque semaine, le pauvre philosophe accourait chez son oncle avec un bonheur mêlé d'amertume en songeant qu'il allait voir sa cousine, mais qu'il n'en obtiendrait que de froids regards. Marie, de son côté, attristée jusqu'aux larmes par les manières glaciales de son cousin, essuyait ses yeux, composait son visage et tâchait de lui rendre froideur pour froideur.

Cette double méprise, qui faisait leur tourment, neût pas eu sans doute de terme, si un hasard ne leur eût révélé qu'ils se trompaient également tous deux. Ils se trouvaient à table, assis vis-à-vis l'un de l'autre, quand leurs pieds se rencontrèrent pour la première fois. La sensation délicieuse qu'ils ressentirent et qu'ils prolongèrent aussi longtemps que possible, fut pour eux un trait de lumière qui les éclaira sur leur tendresse mutuelle. Dès lors leur contrainte cessa. Après avoir reenouvelé plusieurs fois cette déclaration en se servant de l'orteil, ils osèrent se parler des yeux, et firent enfin un échange réciproque de sentiments et d'aveux quand déjà ils n'avaient plus rien à s'avouer. Une trop courte série de beaux jours commença pour Vilfride ; l'assurance d'être aimé, et de l'être toujours, donna à son visage une expression de quiétude et de bonheur qu'on ne lui avait jamais vue. Il s'amusait à plonger dans l'avenir, et jouissait par anticipation de la douce existence qu'il mènerait bientôt entre sa femme et son ami Claude ; car celui-ci, pour lequel son affection n'avait pas diminué, n'était jamais en dehors de ses projets.

L'oncle Desvignes n'avait point gêné le penchant de Vilfride pour sa fille. Il aimait son neveu, et depuis longtemps déjà le regardait comme son fils. Dans trois semaines tombait le jour qu'il avait assigné pour la célébration du mariage. Goezler était ivre de joie. Il alla trouver Bryan et lui sauta au cou.

« Qu'y a-t-il ? demanda celui-ci tout étonné.

– Dans trois semaines je me marie. Bryan devint pâle.

– Avec qui ? continua-t-il sans dissimuler son désappointement.

– Avec ma cousine.

– C'est bien, fit Claude avec un air de souffrance et de reproche.

– Qu'as-tu donc ? s'écria Vilfride au comble de la surprise.

– Me supposes-tu assez froid pour voir sans un serrements de cœur le moment où nous allons nous séparer ?

– Mais tu es fou, mon cher Bryan : nous ne nous quitterons jamais !

– Pauvre ami ! tu sais bien ce que l'homme devrait être, mais non ce qu'il est. Ton beau-père, dont l'intérêt seul règle les actions, est incapable de comprendre ton désintéressement, et il ne souffrira pas à coup sûr que tu partages ton bien avec moi. D'ailleurs, avec la famille, les besoins croissent…

– Mon beau-père, mon beau père… fit Vilfride, je t'imposerai à lui et il faudra bien qu'il t'accepte.

– C'est cela, et je serai un sujet de trouble, et je sèmerai la désunion dans ton ménage. Non, marie-toi, ton bonheur l'exige ; je m'éloignerai et j'aurai au moins, dans mon isolement, la consolation de te savoir heureux.

– Bryan, mon ami, s'écrira Vilfride, des pleurs plein les yeux, jure-moi, quoi qu'il arrive, de ne me jamais quitter ! ¬ Un pareil serment ferait notre malheur à tous deux. Rien ne saurait ébranler ma conviction : ton mariage amènera infailliblement une rupture entre nous. »

Vilfride s'efforça de le faire revenir sur cette décision ; mais il le trouva inexorable. Le lendemain et les jours suivants, il renouvela ses tentatives ; emporté par la tendresse, il laissa percer l'intention de sonder son oncle et de lui déclarer formellement qu'il n'épouserait Marie qu'à la condition de vivre, comme par le passé, avec son ami Claude. Mais celui-ci, avec une froide rudesse, lui fit concevoir tout l'enfantillage d'un pareil procédé, et combien il serait contraire à tous les sentiments honnêtes de s'introduire par force dans une famille et d'y porter le désordre. « Que je ne sois point un obstacle à ton bonheur, ajouta-t-il avec un accent amer ; si l'un de nous deux doit souffrir, ce n'est pas toi. Tu ne me verras plus ; mais tu m'auras bientôt oublié dans les bras de ta femme. »

Ce parti, dont ni les prières ni les larmes de son ami ne purent le dissuader, porta un 
coup au pauvre Vilfride : il lui sembla qu'on lui touchait le cœur avec un couteau. Dès 
ce moment s'évanouit le beau rêve qu'il avait fait. Attiré avec une puissance égale vers l'amour et vers l'amitié, il comprenait enfin qu'il ne pouvait posséder l'un sans sacrifier l'autre impitoyablement : il restait suspendu entre ces deux sentiments qui se mariaient si bien en son âme et ne se sentait pas le courage de conserver l'un à l'exclusion de 
l'autre. Renoncer à Marie, c'était ne pas vivre ; perdre son ami Bryan, c'était peut-être 
pis : c'était vivre avec une infirmité, avec une âme boiteuse. Il supposait Claude aussi 
noble, aussi aimant, aussi jaloux de ses affections que lui, et il répétait sans cesse : « Sans moi, que fera-t-il? que deviendra-t-il? il n'aura pas comme moi la tendresse d'une femme pour le consoler. » Et l'image de Bryan, se consumant dans les regrets, dévorant 
ses larmes dans la solitude, lui déchirait les entrailles. Tout ce qui pouvait épargner une 
souffrance à son ami lui semblait un devoir, et il répugnait à goûter un bonheur auquel 
Claude n'aurait aucune part. De là la résolution imprudente qu'il prit en secret de faire 
le sacrifice de son amour. Le cœur plus que les sens gouvernait cet enfant, et il se flattait 
qu'avec cette ligne de conduite il conserverait à la fois et Marie et Bryan.

Mais il n'avait point consulté ses forces ; déjà d'un tempérament faible et maladif, l'effort surhumain qu'il fit sur lui-même, sans déterminer précisément une maladie, 
hâta du moins les progrès de celle qui le minait lentement. En moins de quelques jours, 
l'action de la souffrance s'imprima sur son visage en caractères indélébiles. Il avait beau 
feindre le calme et même la joie, l'altération à chaque instant plus sensible de ses traits 
accusait une lutte intérieure et le travail incessant d'un mal caché. Son oncle, Marie et 
Claude ne pouvaient se dissimuler leurs alarmes, à la vue de cette figure décomposée 
et de cette maigreur croissante, qui ne tendait à rien moins qu'à en faire une ombre. 
Vilfride, qui sentait fort bien son état, n'en était que plus décidé à consommer le 
sacrifice. Le pauvre enfant n'eut pas la dernière douleur de manquer ostensiblement à sa parole ; car, le jour même où il comptait exprimer à son oncle l'intention d'ajourner 
son mariage, ses forces le trahirent ; il fut contraint de se mettre au lit.

Le médecin, après avoir considéré cette constitution débile, travaillée par une maladie qui n'a point de nom dans la science, déclara le cas grave et la guérison 
douteuse. Il ne prescrivit que des remèdes insignifiants, et n'en pouvait prescrire 
d'autres : c'en était fait de Vilfride. On peut dire en deux mots qu'il ne fit plus que 
languir et mourir. Étendu entre les deux êtres qu'il aimait le plus au monde, promenant 
son regard de Bryan à Marie, il souriait comme un archange et voyait avec calme 
approcher sa fin. Quelques heures avant de rendre l'âme, il remit un papier entre les mains de Claude, en le suppliant de ne point lui refuser cette dernière grâce d'accepter tout ce qu'il possédait.

Marie au désespoir versa d'abondantes larmes, et Bryan, qui ne parut pas moins affecté, alla chaque jour pleurer avec elle. Cependant il s'empressa de vendre tout ce 
qui lui venait de son ami et ne songea pas même à conserver aucun des objets qui lui 
avaient appartenu. C'est grâce à ce dédain du souvenir que je devins possesseur des 
meubles de Vilfride et que j'occupai sa chambre.

J'ignorais encore tous ces détails. Le jour où ils me furent racontés, j'appris en même 
temps que Claude se mourait d'un mal qui avait beaucoup des caractères de celui dont 
Vilfride était mort. Un sentiment de curiosité me poussa à l'aller voir. Je fus effrayé des 
changements qu'avait subis son extérieur. Ce jeune homme, d'une constitution robuste, 
qui portait sur son visage la promesse de cent ans de vie, était tombé, comme par 
miracle, dans un état de dépérissement inconcevable. Sa pâleur était presque livide, son 
œil n'avait plus de regards, ses forces semblaient épuisées ; d'heure en heure il avait des 
faiblesses durant lesquelles il revêtait toutes les apparences de la mort. On me confia 
qu'à certains moments de la nuit, troublé jusqu'au délire, il s'agitait convulsivement, 
mordait son lit avec rage, et poussait des cris comme un homme à qui l'on arracherait 
les entrailles. À peine m'eut-il reconnu qu'il tressaillit, et je m'esquivai aussitôt, ne 
pouvant douter que ma présence ne lui causât une impression pénible.

De retour chez moi, j'étalai sur ma table du papier, des plumes et de l'encre, avec l'intention bien ferme de commencer un travail que, depuis longtemps, je méditais. 
Ce fut peine perdue : j'étais trop vivement préoccupé par tout ce que je venais de voir 
et d'entendre, pour pouvoir songer librement à autre chose. Déjà enclin à donner aux 
effets les plus simples des explications surnaturelles, je ne pouvais, sans grand renfort 
de mystérieuses hypothèses, chercher la solution du problème que j'avais sous les yeux. 
Ce Claude, grand, bien proportionné, d'une carnation superbe, avec des membres qui semblaient mis en mouvement par des muscles d'acier, ne devait pas mourir, à mon 
sens, quoi qu'en dît le médecin, de cette espèce de phthisie pulmonaire qui avait 
emporté le frêle Vilfride. Il fallait, pour abattre tant de force, pour détruire cette santé, 
pour tuer ce corps dans toute la vigueur de l'âge, l'action d'un mal bien autrement 
énergique, et, en dépit de ma volonté, je mêlais du merveilleux dans les causes de cette 
agonie terrible.

Malgré tout, aucune espèce de conviction n'arrivait à mon esprit, qui s'égarait vainement au travers d'obscures analyses de psychologie et de métaphysique. Vingt 
fois même, lassé d'un travail dont la stérilité me causait une irritation nerveuse et 
me donnait la fièvre, je voulus trancher la question en n'y songeant plus ; mais j'étais 
aussi incapable de soustraire ma pensée à l'influence des êtres qui l'occupaient que de répandre du jour dans les ténèbres qui enveloppaient la fin prématurée de Bryan. Le papier que j'avais devant moi s'était transformé en un miroir au fond duquel se jouaient des ombres confuses, qui, par degré, se rapprochant et prenant des formes plus distinctes, me représentaient la douce figure de Marie, dont Goezler effleurait le front d'un chaste baiser. Dans leurs yeux brillait l'espérance d'une longue suite de beaux 
jours. Soudain Claude se dressait entre eux de toute sa hauteur et les séparait avec 
violence. Marie se désolait, Vilfride versait des larmes, sans que le visage de Bryan se 
dépouillât de son atroce dureté. Cette scène, qui prenait sous mes regards toutes les 
couleurs de la réalité, soulevait mon indignation ; et j'avais besoin de me faire violence pour ne pas intervenir comme médiateur entre ces trois personnages.

Pour couper court à ces rêveries décevantes, je me mis au lit. La nuit était fort 
avancée, et le silence n'était guère troublé que par les souris ou les rats qui remuaient 
dans le grenier au-dessus de ma tête. Avec la fièvre, ayant en outre l'esprit tiraillé en 
tous sens, je me tournais et retournais sans pouvoir trouver le sommeil : au milieu des 
ténèbres et d'un calme sinistre, ma pensée continuait ses chimériques analyses.

Tout à coup un craquètement pareil au bruit que fait une plume qu'on promène sur 
un papier inégal éveille mon attention.

«Bon! me dis-je, c'est sans doute une souris qui fait son trou.» Mais j'observai avec 
surprise que ce bruit ne se faisait point au-dessus de ma tête. Le doute était impossible : 
c'était dans ma chambre, tout près de moi, qu'un être, dont l'obscurité me cachait la 
nature, craquetait avec une obstination croissante.

« Oh ! c'est peut-être une araignée qui fait sa toile, » pensai-je encore. Je compris 
bientôt que la supposition de l'araignée n'était pas moins absurde que celle de la 
souris ; car le bruit que fait ce genre d'insecte est intermittent, et celui que j'entendais 
n'avait nullement ce caractère. D'ailleurs, je ne pouvais m'abuser jusqu'à prendre pour 
un animal quelconque cette plume qui crachait sur le papier avec une persistance qui 
dégénérait en acharnement.

« Qui est là?» m'écriai-je avec cette force fébrile que donne la peur. Point de réponse, 
et les saccades de la plume redoublent de vivacité : crec-crec-crec… « Le délire, sans doute, peuple mon imagination de fantômes,» me dis-je en cherchant à combattre ma frayeur et en essuyant l'eau qui coule de mon front : « ma porte est fermée au verrou, 
et je suis bien seul chez moi. »

Néanmoins j'allume ma bougie et, d'un œil aussi écarquillé que possible, je scrute tous 
les coins et recoins de ma chambre. J'acquiers ainsi la certitude de m'être trompé. Plus 
tranquille, je souffle ma lumière et me recouche. Mais tout aussitôt l'infernale plume 
recommence son crec-crec-crec mystérieux. Pour ce coup, ma terreur est au comble ; le 
frisson me saisit et me glace ; bouche béante, le cou tendu, je prête une oreille avide à ce 
bruit qui, pour moi, n'a plus rien d'humain.

Et le crec-crec-crec… continue toujours. La honte de moi-même me donne du courage.

Je me lève, et, avec défiance, à pas de loup, je commence l'inspection minutieuse de 
tous les objets qui m'entourent. Comme je n'aperçois âme qui vive, je retourne tous mes tiroirs, j'entr'ouvre la boîte qui renferme mon violon, je déplace mes chaises, je 
bouleverse tout ; je vais dans ma folie jusqu'à feuilleter des in-8°. Cet examen, qui finit 
par me ridiculiser à mes propres yeux, m'arrache un fou rire. La revue des plumes, de 
l'encre et du papier qui sont épars sur ma table est bien la dernière chose qui me fût 
venue à l'esprit. Délivré de toutes craintes, déjà je vais me recoucher, quand, par hasard, 
je retourne la tête vers mes paperasses. O terreur!… le papier, que j'ai laissé blanc, est 
maculé en vingt endroits par les caractères d'une écriture non moins nette que ferme ; 
une plume trempée d'encre est encore à côté.

« Je rêve ! » m'écriai-je en m'emparant du manuscrit. Ma main tremblait ; la sueur 
ruisselait sur mon front ; mon âme était en proie à l'épouvante. Avec des yeux obscurcis 
par l'horreur, je déchiffrai cette étrange phrase : « Ce n'est pas sans un sentiment très vif de curiosité et de crainte que j'ai assisté 
l'autre jour à tous les détails de mon enterrement… »

« Je suis fou à lier ! me dis-je sans vouloir en lire davantage. Et vraiment je méritais cette mystification pour me plaire tant à entendre le récit des histoires de revenants et des contes de fées. Je suis comme le cheval que son ombre épouvante : je me fais peur à moi même. Sans doute ma main, entraînée par l'habitude, aura griffonné ces caractères, tandis que mon âme s'évertuait à imaginer d'absurdes et fantasques 
hypothèses. »

Et, outré de colère, je mis en lambeaux la page que je pensais avoir couverte d'écriture 
à mon insu. Puis je regagnai mon lit. Au milieu du sommeil, qui insensiblement ferma 
mes yeux, j'entendais bien encore le crec-crec-crec… ; mais, bien convaincu cette fois que 
j'étais dupe de mon imagination, je laissai la plume fantastique s'en donner à cœur joie, 
et bientôt je n'eus plus conscience de rien.

À mon réveil, je n'envisageai d'abord les événements qui m'avaient tourmenté durant 
la nuit que comme les péripéties d'un rêve. Cependant, stimulé par une curiosité invincible, j'allai vers ma table. Qu'on juge de ma stupeur ! j'y trouvai dix pages noircies 
par une main qui m'était inconnue. Je ne pus résister plus longtemps au désir de 
connaître ce qu'elles contenaient. Je lus tout d'une haleine les lignes qui suivent :

Le temps qu'a duré ma maladie a été sans aucun doute la plus délicieuse phase 
de mon existence. Je ne souffrais point, j'avais l'esprit content, presque heureux, 
et l'origine du mal qui m'emportait me donnait de moi-même une opinion assez 
avantageuse. C'est à peine si les larmes de ma fiancée, dont la main ne quittait pas la 
mienne, et le désespoir que je croyais lire dans les yeux de Claude, pouvaient éveiller en 
moi le regret de mourir si tôt…

L'idée de voir mon esprit dégagé de cette lourde et gênante matière, la conscience de mon immortalité, l'espoir de contempler la face de Dieu, de pénétrer les secrets les plus intimes de la nature, de connaître le mot de cette énigme dont la science humaine ne doit trouver la clé que dans un lointain avenir, me plongeaient dans une extase ineffable. Une vapeur, d'heure en heure plus épaisse, enveloppait mes sens ; les fibres de ma chair se détendaient comme les cordes mouillées d'un luth ; mon sang circulait plus lentement dans mes veines ; je sentais mon corps se dissoudre peu à peu… Tout à coup il y eut en moi une confusion tumultueuse de toutes choses, assez semblable au désordre qui a lieu dans une pendule dont un ressort ou une roue a été subitement rompue. Ce fut l'affaire de quelques secondes. Puis, à l'inertie de mes membres, à la résistance invincible que mes organes et mes muscles opposèrent à ma volonté toujours aussi forte, je compris que les rouages de la machine étaient désorganisés pour jamais. Le médecin mit la main sur ma poitrine et ne la sentit plus battre ; il approcha un miroir de mes lèvres, et aucun souffle ne vint le ternir. Alors il se retourna, et, avec 
l'air profond et pédantesque d'un homme sûr de produire un effet, il dit : « Monsieur votre ami est mort. » Moment terrible ! J'entendais les sanglots de Marie et de Claude ; je voyais les convulsions que leur arrachait la douleur, et mon œil vitreux restait fixe, mes lèvres ne pouvaient se remuer, tout mon corps avait l'immobilité du plomb.

Mon oncle emmena Marie tout éplorée. Bryan, resté seul avec moi, redevint calme comme par enchantement. Après avoir abaissé mes paupières, il relut très attentivement les papiers que je lui avais remis et se retira.

Un effroi indicible commençait déjà à me gagner, en songeant qu'on allait peut-être 
ensevelir dans la terre mon âme avec mon corps, quand, par une opération qui n'a rien 
de commun avec les mouvements de la matière, je me mis sur mon séant. « Sot médecin, 
qui m'a cru mort !» m'écriai-je en tournant la tête vers la place que je quittais. Mais, avec 
un profond sentiment d'horreur, j'aperçus dans le creux de mon oreiller ma figure hâve, 
décharnée, d'une pâleur livide. Je m'enfuis au plus vite dans un coin de ma chambre, où 
je restai longtemps sous l'impression de cet affreux spectacle.

Un bruit de pas me tira de mon rêve. Des hommes à face blême jaspée de rouge entraient chez moi précédés de Bryan en tenue de bal. L'un d'eux avait ma bière sur son épaule. Ils me mirent dedans de l'air le plus sardonique du monde. Je suivais les moindres détails de cette scène avec une cruelle anxiété. Chaque coup de marteau qui ébranlait le coffre de sapin me frappait douloureusement l'âme. Ce malaise ne cessa qu'au moment ou l'on emportait mon corps. J'eus un instant la pensée, en calculant sur mes doigts le petit nombre de personnes qui accompagnaient ma poussière, d'aller me joindre au cortège pour le grossir ; mais cet accès de vanité eut la durée d'un éclair. D'ailleurs, épuisé par l'émotion, j'avais besoin de retremper mes force dans un paisible sommeil.

Quand je rouvris les yeux, il était grand jour. Je n'avais plus qu'un vague souvenir 
des événements de la veille, et je me voyais si semblable à moi-même, je me sentais en 
outre si léger, si dispos, si allègre que je considérai quelques instants ma maladie et ma 
mort comme les effets d'un cauchemar. Mes études favorites m'appelèrent hors du lit.

À mon ordinaire, je pris des livres en cherchant à me rappeler l'endroit où mes lectures avaient été interrompues. Mais, ayant jeté par hasard un coup d'œil sur ma glace, je 
m'arrêtai frappé de stupéfaction. Le poli du miroir, selon les lois de la réflexion, reflétait tous les objets que renfermait ma chambre, excepté moi. Je me mis de face, de profil, 
de trois quarts, dans toutes les positions possibles, sans pouvoir trouver mon image. 
Ce phénomène n'avait pas sa raison dans un affaiblissement subit de ma vue ; car, loin d'être devenu myope, m'étant mis dans le cadre de ma croisée ouverte, je distinguais très bien l'heure au cadran d'une tour située à une énorme distance, et, en dépit du grand jour, mon œil perçant découvrait les étoiles sur un ciel sans nuage. Évidemment quelque chose de mystérieux s'était accompli en moi. Dans ma préoccupation, je fais volte-face. Je tournais le dos au soleil, qui entrait à profusion par ma fenêtre. Mais, chose plus étrange que tout le reste, dans le losange de lumière que les rayons dessinent sur mon plancher, je ne vois point mon ombre. Je cherche mon ombre avec cette même persistance que j'ai mise à chercher mon reflet ; mais je ne suis pas plus heureux. « Cependant, me dis-je, je ne me rappelle pas avoir échangé mon reflet contre l'amour d'une Giulietta, et, comme Peter Schlemill, je n'ai pas vendu mon ombre au diable. »

C'est alors qu'à mes yeux dessillés la réalité apparut dans tout son jour. J'eus enfin 
conscience de mon état. Esprit, pur esprit, portion de fluide diaphane, élastique, qui 
jadis animait un fragment de matière, j'accomplissais tous les phénomènes de la vie, 
comme si j'eusse eu encore des organes à mon service. Et d'ailleurs, ces organes, pour 
ne point être visibles, n'en existaient peut-être pas moins ; car la rétine de mon œil 
reflétait toujours les objets ; mon ouïe n'avait pas cessé d'être sensible aux vibrations de 
l'air, et je pensais, j'agissais comme devant. La seule distinction à faire, sans doute, c'est 
que, dégagé des parties terreuses qui embarrassaient mes sens, je jouissais de nouvelles 
facultés inhérentes à ma nature plus subtile et d'un ordre supérieur.

Tout entier à ce sentiment, la fantaisie me vint d'aller errer à travers la ville. Ma porte close ne fut point un obstacle à mon passage, et je descendis l'escalier avec cette facilité de locomotion qui n'appartient qu'aux ombres. Dans la loge de Mme Françoise, ma concierge, se trouvait un des hommes qui m'avaient porté en terre. Il tenait son chapeau humblement baissé et demandait plus humblement encore un pourboire. « Mon brave homme, lui dis-je au défaut de dame Françoise qui sanglotait, ce n'est point à madame qu'il faut s'adresser, mais à mon ami Claude Bryan. – Ah ! c'est différent, fit-il avec un rire d'ivrogne ; excusez-moi, je croyais… » Et il se retira en réitérant ses cérémonieuses courbettes.

J'étais dans la rue, je respirais plus à l'aise, je ressentais un grand bonheur en apercevant des figures humaines. Pour un flâneur, rien n'est plus commode, sans contredit, que d'être passé à l'état d'ombre. Sous cette forme élastique, il peut suivre librement la ligne que lui trace son caprice et rêver tant qu'il lui plaît, sans crainte d'être écrasé sous les roues d'une voiture ou heurté par un malotru. Je voyais venir à moi un jeune homme vêtu avec beaucoup d'élégance. Il avait les yeux baissés et semblait en proie à de profondes préoccupations. Cédant à l'habitude, j'étais sur le point de me ranger pour lui laisser le passage libre, quand je songeai que ma condition ne m'obligeait point à cet acte de politesse. Nous nous rencontrâmes. Il y eut choc violent. Le jeune homme perdit un moment son centre de gravité et faillit tomber à la renverse.

« Rustre insigne! murmura-t-il en ramassant son chapeau qui était tombé dans la 
boue, et en me lançant des regards furieux ; ne saurais-tu mieux veiller sur toi?

– 
Monsieur, m'écriai-je avec colère, qu'appelez-vous rustre ? C'est vous qui êtes un rustre et un maladroit de ne point voir où vous posez vos pieds. Sachez que… »

Mais, sans écouter mes paroles, il continua paisiblement son chemin.

Je me trouvais alors vis-à-vis du café où j'avais coutume, de mon vivant, d'aller chaque jour parcourir les journaux. Il me parut plaisant d'y entrer. Il y avait, dans un des angles de la salle, un groupe de vieillards qui, avec beaucoup de gravité, savouraient alternativement la chair d'une côtelette et un morceau de politique. Je marchai à dessein sur l'orteil de celui qui me semblait le plus occupé.

«Aïe!» fit-il en retirant 
vivement sa jambe.

– Monsieur, lui dis-je honnêtement,veuillez me pardonner ma maladresse.

– Qu'avez-vous donc ?, lui demanda son voisin.

– C'est le pied gauche qui me fait mal, répondit-il en reprenant sa lecture.

Je pris place au milieu de ces hommes vénérables, dont les âges superposés eussent bien fait dix siècles. Celui auprès duquel j'étais assis était de petite taille et avait dans la physionomie quelque ressemblance avec les portraits si connus de Voltaire. Il en avait la vivacité du regard et le sourire malicieux. Son habit bleu à la française, sa culotte courte, ses bas de soie et ses souliers à boucles s'harmoniaient très bien avec les rares mèches de cheveux blancs qui jaillissaient de son crâne. Le plaisir très vif que lui procurait un article de bibliographie ne l'empêchait pas de fouiller très fréquemment dans une tabatière d'ébène à incrustations de nacre. Un garçon vint interrompre mon examen.

« Monsieur prendra-t-il du café aujourd'hui? » me demanda-t-il.

– Oui, sans doute répliquai-je avec empressement », car l'arome du moka que buvaient mes voisins me montait au nez et éveillait en moi le désir d'en prendre.

Le café fut aussitôt servi. Je dégustai la liqueur avec délices sans en laisser perdre une seule goutte. Cependant le petit vieillard avait 
achevé de lire sa Revue bibliographique. Il appela le garçon.

« Jean, lui dit-il, pourquoi ne me servez-vous pas mon café?

– Mais, monsieur, il est devant vous, 
fit Jean tout ébahi.

– Comment, il est devant moi !… vous voyez bien que ma tasse est 
vide.

– Je vous assure, monsieur, que je viens de la remplir à l'instant même.

– Je ne sais donc pas ce que je dis ?

– Monsieur l'aura bien sûr bu sans y faire attention.

– Dites tout de suite que je suis fou, que je radote, continua mon voisin en criant 
plus fort.

– Mais enfin, monsieur, je ne suis pas non plus un imbécile.

– C'est trop 
fort ! s'écria le petit bonhomme pourpre de colère.

– Mon Dieu, qu'y a-t-il ? » demanda le patron qui intervint.

Je voyais la discussion s'envenimer de plus en plus ; le scandale était affreux : tous les habitués, accourant au bruit, faisaient cercle autour de nous.

« Monsieur, dis-je en me levant, il n'y a vraiment pas de quoi se fâcher. C'est moi qui, par distraction, ai vidé la tasse de monsieur. Je suis donc la cause involontaire de tout ce bruit : je vous prie de recevoir mes excuses. »

Cette courte improvisation produisit tout l'effet que j'en attendais.

« Jean, fit le patron d'un ton impératif, :remplissez la tasse de monsieur, et tâchez une autre fois d'être plus poli. »

« Le calme revenu, ma mauvaise étoile me poussa à la troubler encore une fois. Stimulé par l'exemple du petit vieillard, qui ne cessait de se barbouiller le nez de tabac, je voulus prendre une prise. Mais, pour avoir soulevé le couvercle de la boîte d'ébène 
trop brusquement, je renversai par terre tout ce qu'elle contenait.

« Allons, bon ! c'est le diable qui s'en mêle ! s'écria le bonhomme transporté de fureur ; dans cette baraque, on ne peut rester un instant tranquille. Dieu me préserva d'y remettre jamais les pieds ! »

Là-dessus il enfonça son chapeau jusque sur ses yeux et s'en alla, faisant retentir les dalles de l'établissement sous les coups répétés de sa canne à pomme d'or, et affrontant, avec une gravité comique, les regards moqueurs braqués sur lui. Pour moi, je riais à me rompre les côtes.

Cependant le profil angélique de Marie, ma bien-aimée, passa tout à coup devant mes yeux et mit un terme à cet accès de folle joie. Tout s'effaça devant cette suave image, dont la vue seule mettait jadis en vibration toutes les fibres de mon être. Pas un 
des accents de nos entretiens si passionnés et néanmoins si chastes d'autrefois n'était 
sorti de ma mémoire, et mon âme, croyant les entendre encore, en était doucement 
émue. Je me prêtais avec une singulière complaisance au réveil de ces souvenirs qui s'appelaient l'un l'autre comme les anneaux d'une chaîne. Enivré des parfums qui s'exhalaient de cette évocation du passé, et obéissant à l'impulsion d'un aimant irrésistible, je m'acheminai sans m'en apercevoir vers la demeure de mon oncle. Un frisson de bonheur me parcourut des pieds à la tête, quand j'aperçus la maison où j'allais. En un clin d'œil, j'ai enjambé les trois étages. J'entre. Dans la pièce qui précède la chambre de ma fiancée, mon digne oncle, enfoncé dans son fauteuil de cuir, continuait avec une coupable persévérance à défigurer dans de médiocres vers français les belles poésies d'Horace. Chez Marie, un autre spectacle m'attendait, spectacle poignant, dont l'indignité m'eût tué sur le coup, si j'eusse été encore de ce monde. Marie, plus belle que jamais sous sa robe noire, regardait Bryan avec tendresse, et ce traître ami, à genoux devant elle, couvrait ses mains de baisers. J'eus besoin de toute ma philosophie pour ne pas éclater sur-le-champ.

« Je t'aime, ô Marie !disait-il avec impétuosité. L'amour dont je brûle pour toi est 
ma première passion, et mon cœur est fixé pour jamais.

– Non, mon ami, taisez-vous, répondait-elle sans paraître offensée de ses caresses ; plus tard, nous verrons. Aujourd'hui, laissez-moi pleurer mon pauvre Vilfride. Ne comprenez-vous pas combien déjà je suis coupable? À peine la tombe de ce cher enfant est-elle fermée que je prête une oreille complaisante à vos hommages et à vos serments. Cependant je lui avais promis de ne point lui survivre, ou au moins de lui rester fidèle même après sa mort. Ce n'est pas lui qui se serait ainsi parjuré !

– Pauvre Marie ! que vous connaissez mal les hommes ! » répliqua Bryan en la couvant de ses yeux ardents. Ce Vilfride, qui vous paraissait si laborieux et si chaste, qui savait donner à son visage une expression si naïve et si tendre, n'était qu'un insigne libertin que les débauches ont tué.

– Que m'apprenez-vous là ! s'écria Marie avec l'accent du doute.

– Combien de fois, continua Claude sans s'émouvoir, :ne lui ai-je pas reproché sa conduite et n'ai-je pas cherché à le faire revenir à des sentiments plus nobles! Mais, loin de tenir compte de mes paroles, il semblait au contraire prendre plaisir à me narguer en multipliant ses orgies et en changeant chaque jour de maîtresse.

– C'est impossible, répétait toujours ma cousine en secouant la tête.

– Ce testament qu'il a fait en ma faveur, poursuivit Bryan, n'est qu'une faible compensation des sommes immenses qu'il m'empruntait pour 
satisfaire ses vils penchans.

– Des preuves, donnez-moi des preuves ! » s'écria Marie en proie à une agitation convulsive.

Alors Claude déplia devant elle des fragmens de lettres que je lui avais écrites, dans un moment où nous avions été contraints de nous séparer quelques jours. Ces lettres, où perçait ma tendresse pour Bryan, étaient remplies d'expressions si tendres et si passionnées, qu'on pouvait les croire adressées plutôt à une maîtresse qu'à un ami. Devant ces témoignages accablans, Marie resta 
muette d'indignation.

«Oh! je le vois, dit-elle enfin, Vilfride a été avec moi bien hypocrite et bien ingrat. Son souvenir ne mérite que mon mépris, je veux pour jamais l'effacer du mon cœur. »

Claude profita de son trouble pour passer un bras autour d'elle et tâcher de lui prendre un baiser. Mais, au moment même où leurs lèvres allaient s'unir, d'un bond je me plaçai entre eux. Marie, frappée de terreur, poussa un grand cri et tomba à terre sans connaissance. Bryan, sous l'empire de mon regard qui le fascinait, recula de trois pas et se tint dans une immobilité stupide. La pâleur était sur son front, ses yeux lançaient des flammes sombres, tous ses traits semblaient crispés par le désespoir.

« Va-t'en! s'écria-t-il tout à coup avec fureur,ou je t'étouffe dans mes bras.

– Déloyal ami, repartis-je, c'est à toi maintenant de trembler. Tes bras d'Hercule ne sauraient prévaloir contre la puissance de mon esprit. Ton ame corrompue ne mérite aucune commisération. En un clin d'œil, par tes inutiles calomnies , tu as changé l'amour que j'avais pour toi en une haine profonde et implacable. C'est entre nous deux désormais une guerre à mort. Cours chez toi et prépare des armes, car, avant peu, nous engagerons la lutte. »

À ces paroles, il se sauva comme un fou, et faillit, dans sa fuite, renverser mon oncle qui accourait au cri de sa fille.

Dévoré par la tristesse, j'errai longtemps à l'aventure. Il était nuit noire quand je songeai à revenir chez moi. Dame Françoise se trouvait dans sa loge en compagnie de trois commères qui n'étaient point là pour dormir. Leur babil calma un peu ma douleur. Les charmes de ma figure, les rares perfections de mon esprit, ma politesse, mes vertus, servaient de thème à leur verbeux colloque. L'une après l'autre enchérissait sur mon éloge ; à les entendre, on eût dû me canoniser.

« C'est égal, objecta l'une d'elles, je ne voudrais pas coucher dans sa chambre.

– Comment ! mère Perrault, vous croiriez aux revenants ! fit la plus hideuse des quatre d'un ton capable et railleur.

– Je ne dis pas ça, mame Clément, répliqua la Perrault ; mais il me semble que je ne pourrais pas dormir dans le lit d'un trépassé.

– Allez, la mère, ne craignez rien, continua la Clément avec un ricanement satanique ; quand on est mort, on est bien 
mort. »

Elle n'avait pas achevé de parler, que je lui mis la main sur l'épaule.

« Ah ! mon Dieu! le voilà !» s'écria-t-elle suffoquée par la peur.

À cette exclamation, dame Françoise renversa la lumière par mégarde et s'évanouit ; les autres commères, qui boitant, qui se signant, qui criant, s'enfuirent aussi vite que le leur permettait l'obscurité.

Dans ma chambre, l'ingratitude de Bryan, la noirceur de ses procédés me revinrent à l'esprit. La colère à laquelle j'étais en proie éloignait le sommeil de mes yeux. Je me retournais en tous sens pour échapper aux perfides conseils de la haine ; mais toujours le besoin de vengeance me fouettait les flancs de ses aiguillons. J'avais peine à me reconnaître à ces appétits de tigre ; jadis le plus doux des hommes, à cette heure j'avais soif de meurtre, j'étais altéré de sang. Minuit sonnait à toutes les horloges. Emporté par mes instincts sauvages, je courus chez Claude. Il m'attendait.

« Fuis! s'écria-t-il dès qu'il m'aperçut ; ne mets pas ma patience à l'épreuve.

– Ne te souviens-tu pas de mes paroles d'hier ? lui dis-je ; as-tu oublié que c'est entre nous désormais une guerre sans trêve ni merci? Allons! lève-toi et prends des armes…

– Va-t'en! fit-il avec un mépris qui voilait mal sa terreur ; jamais je n'emploierai mes forces contre un nabot de ton espèce. 


– Bien ! continuai-je ; non content de m'avoir tué, tu me calomnies, tu m'insultes 
encore!… Mais si tu es assez lâche pour me refuser une réparation, peut-être seras-tu sensible à cet outrage. »

Et de ma main je lui touchai la joue. Il fit un bond prodigieux.

« Vipère ! s'écria-t-il au comble de la fureur ; je vais t'apprendre comment l'on châtie tes pareils.»

Chacun de nous s'arma d'une épée, et le duel commença avec un acharnement terrible. Claude, en dépit des plus habiles feintes et d'une impétuosité extrême, ne pouvait réussir à me blesser : mon sang-froid et mon adresse rendaient toutes ses ruses impuissantes. L'orgueil blessé, la rage, le désespoir, se lisaient sur son front pâle baigné de sueur, dans ses yeux hagards, sur ses lèvres blanches d'écume, d'où s'échappaient 
par intervalle de rauques hurlements. Dans son trouble, il ne sut point parer un coup que je lui portais ; il se laissa atteindre au flanc gauche à deux doigts du cœur. Je le vis, sans être ému, rouler dans son sang et se tordre comme un ver sur un brasier. Ses cris 
pitoyables éveillèrent tout le voisinage. Pourtant sa blessure n'était point mortelle.

Le lendemain et les jours suivans, je revins le contraindre, malgré sa faiblesse, de reprendre les armes et de défendre sa vie contre ma haine. Ni ses sanglots, ni ses cris de désespoir, ni l'altération de plus en plus profonde de son visage, ne pouvaient m'inspirer de pitié. Chaquefois je lui faisais denouvelles blessures et j'arrachais d'une main impitoyable l'appareil des vieilles plaies. Ses forces s'épuisaient avec son sang, sa peau se couvrait de taches livides, son corps revêtait tous les signes d'une précoce 
vieillesse : bientôt je n'eus plus qu'un spectre à combattre. Rassasié enfin de ses 
tortures, hier je vins, résolu d'en finir. A ma vue, des éclairs de rage jaillissent de ses yeux ; désespérant de me vaincre par les armes, d'un bond il s'élance sur moi, m'étreint et veut m'étouffer. Plus souple, plus nerveux que lui, je m'enlace comme un serpent autour de ses membres. Avec mes dents, avec mes ongles, qui distillent un poison âcre et brûlant, je le déchire, je le mords, je fais couler du feu dans ses veines. D'atroces douleurs me le livrent sans défense ; il fléchit sous la vigueur de mon bras, roule à terre, se redresse comme par ressort, et cherche à échapper par la fuite à mes puissantes et cruelles étreintes. Mais, haletant, en proie au délire, la face injectée de sang, les entrailles tenaillées par le venin, il chancelle, tombe, et dans sa chute va se briser le crâne à l'un des angles de son lit.

Ici s'arrêtait cette merveilleuse histoire. J'en avais à peine achevé la lecture qu'un de 
mes amis entra dans ma chambre. Il était pâle et avait le visage chagrin.

« Qu'avez-vous ? lui demandai-je ; vous paraissez tout bouleversé ?

– Je n'ai point dormi cette nuit, me répondit-il : j'ai veillé auprès du corps de ce pauvre Bryan.

– Quoi ! Bryan est mort !

– Oui, hier soir, quelques instants après votre départ. Son agonie a été affreuse. On aurait dit qu'il se battait contre quelqu'un. Ses grands bras décharnés frappaient l'air avec frénésie ; de sa gorge s'échappaient des cris intolérables. Ses souffrances m'inspiraient une telle pitié, que j'ai remercié Dieu quand il a fermé les yeux pour ne plus les rouvrir. »

 


NOTE :

Le mancenillier est un arbre dont toutes les parties sont très toxiques, au point qu'il est déconseillé de s'arrêter sous son ombre. Flaubert, dix ans plus tard, dans Madame Bovary, fera écrire à Rodolphe, dans sa lettre de rupture, « qu'il se reposait à l'ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences ». Dans Un Balcon en forêt, Gracq, parlant du caractère inquiétant des bois vides, parlera « d'une île de clair-obscur et de calme qui devenait vénéneuse, comme l'ombre du mancenillier ». Hugo, en 1856, dessina un mancenillier à l'ombre duquel on voit un crâne.

On appela « mancenilles » les femmes responsables de la désagrégation morale et physique des hommes qui les fréquentent.


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