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Charles Barbara

L'OFFICIER D'INFANTERIE DE MARINE, souvenir de clinique

éd. 1868


 

I

C'était le matin, au Val-de-Grâce, dans une chambre particulière. Sur le lit de cette chambre, gisait un malade, presque un moribond.

Ce malade avait été amené la veille vers dix heures du soir. Il avait le visage pourpre, les traits convulsés ; ses yeux, auxquels semblaient adhérer les paupières, étaient troublés ; ses lèvres laissaient les dents à découvert. Il s'agissait évidemment d'un cas d'apoplexie des plus graves.

Une étincelle de vie lui restait néanmoins. On l'avait saigné jusqu'à trois fois. Insensiblement, sa figure était devenue moins rouge et plus calme ; son pouls avait battu un peu plus fort, sinon plus régulièrement.

La nuit s'était écoulée.

En ce moment, quoique toujours au plus bas, il avait du moins conscience de lui-même. Ses yeux étaient grands ouverts et l'intelligence y avait reparu.

Un médecin était près de lui.

– Où suis-je donc ? balbutia-t-il.

Il parut très étonné en apprenant qu'il était au Val-de-Grâce, sur le lit d'un hôpital.

– Depuis quand ? demanda-t-il. Qui m'y a amené ?

– Depuis hier soir, repartit le docteur. Mais, avant d'aller plus loin, tâchez donc de boire cette potion.

– Doit-elle prolonger ma vie ?

– Non, si vous devez vivre.

Et tandis que buvait le malade, le docteur ajouta :

– Hier soir, à l'arrivée du train express de Bordeaux à Paris, un employé faisant la visite des voitures, comme c'est la règle après la sortie des voyageurs, vous a trouvé affaissé et comme mort entre les coussins d'un coupé. Le pouls était à peine sensible ; votre état Iaissait peu d'espoir. Cependant il fallait prendre un parti. Or, d'un côté, vous portiez l'uniforme d'officier d'infanterie de marine ; de l'autre, vos papiers n'indiquaient ni domicile ni correspondant. On vous a donc d'urgence transporté ici…

À la suite d'une longue pause, le malade reprit :

– Docteur, mon cas est grave, n'est-il pas vrai ?

– Sans aucun doute.

– En ai-je encore pour longtemps ?…

– Vous ne semblez pas y tenir beaucoup.

– Oh ! non.

Le docteur tira sa montre, en approcha le-cadran des yeux du malade et lui dit :

– Apercevez-vous le chiffre sur lequel est arrêtée la petite aiguille ?

– Parfaitement, docteur.

– Eh bien, ajouta celui-ci, il est probable que demain matin à pareille heure vous aurez cessé de vivre.

– Merci !…

– Ne puis-je rien pour vous ?

– Rien.

– N'avez-vous pas une famille, des parents, quelque connaissance ?

– Personne…

Ému autant qu'il pouvait l'être, le docteur hésitait à s'éloigner. Il fit néanmoins un mouvement vers la porte, mais pour se retourner presque aussitôt et se rapprocher du lit.

– Une dernière question, dit-il, mettez-la sur le compte de la science. Ne pourriez-vous me renseigner sur la cause qui a déterminé en vous une si violente crise ?

Le malade leva les yeux, puis les ferma, et de grosses larmes en jaillirent, comme sous la pression des paupières.

– Bien, bien, fit le docteur, je devine, de fâcheux souvenirs. N'en parlons plus. Cela ne vous vaut rien. Adieu…

Il était déjà au milieu de la chambre.

– Docteur, balbutia le malade.

– Qu'y a-t-il ?

– Au contraire…

– Eh bien ?

– Il me semble que si je pouvais parler de ce qui me tue, cela m'aiderait à mourir…

Il est des hommes pour qui les heures sont toutes les mêmes, ni plus légères, ni plus pesantes, et qui les portent toutes avec la même patience, avec la même dignité. Le docteur était de ces hommes. Son service était terminé ; il avait quelques heures devant lui. Que lui importait d'être ici ou là, du moment où c'était toujours le même spectacle, toujours les mêmes misères ?

Il congédia l'infirmier, prit une chaise et s'installa auprès du lit :

– Sera-ce long ? demanda-t-il. Et, à un signe de tête négatif du malade, il ajouta : En tous cas, ménagez vos forces, allez piano, piano ; 
si court que soit ce que vous avez à dire, vous pourriez bien n'être pas en état d'aller jusqu'au bout…

Ce ne fut pas, en effet, sans s'arrêter fréquemment, que le malade conta son histoire. Tantôt il manquait d'haleine, tantôt il perdait le souvenir, tantôt les pleurs et les sanglots lui coupaient la parole.

 

II

– Il n'y a qu'un instant, dit-il, vous me demandiez, docteur, si je n'avais pas une famille, des parents, quelque connaissance. Je n'avais qu'un ami. Et ce n'était pas un aigle : la tendresse ne m'aveugle pas. De petite taille, et d'apparence chétive, de ses mains et de toute sa personne d'une gaucherie étrange, lent, plus lent à penser que la tortue ne l'est à se mouvoir, et justement avec cela enclin à spéculer sur les matières les plus épineuses, au demeurant doux, mélancolique, affectueux, serviable sinon prévenant, tel était mon ami Bernard.

Vous savez ce que sont d'ordinaire les amitiés de collège, combien aisément elles se forment, combien facilement l'une chasse l'autre. Trop souvent les plus solides en apparence n'excèdent pas le temps des éudes, quand, plus tard, au gré des intérêts, elles ne se dénouent pas dans la haine.

La nôtre fut étrangère à ces épreuves. Elle datait de notre première rencontre. Nous n'avions pas dix ans. Elle exista d'une secousse, tout d'une pièce. Nous n'eûmes besoin que de lire dans les yeux l'un de l'autre. Elle n'eut ni haut, ni bas, ni écart, ni ombres, ni variations ; ce qu'elle fut dès cette première heure, telle elle devait toujours être, ni moins vive, ni plus profonde, ni plus ni moins constante. Nous étions insensibles aux railleries, lesquelles ne nous étaient pas épargnées, car les enfants comme les hommes goûtent peu les sentiments exclusifs, à moins qu'ils n'en soient l'objet.

C'était même quelquefois nous faire plaisir que de nous railler, comme, par exemple, quand on chuchotait :

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa ;
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre.

Ou encore :

Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même :
Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

Aucune de ces perspectives qui passionnent les jeunes gens ne nous séduisait. S'il nous arrivait d'entendre celui-ci envier l'éloquence d'un orateur, celui-là la gloire d'un général, cet autre le nom d'un grand artiste, nous étions de glace. Les études étaient pour nous un devoir souvent pénible, rarement agréable. Déjà une seule ambition absorbait toutes nos pensées, était le pivot de tous nos rêves : celle de vivre obscurément ensemble dans un coin, de ne jamais nous séparer, de partager nos peines comme nos joies, de décliner ensemble, de nous éteindre tous deux le même jour, à la même heure, d'être enterrés tous deux sous la même pierre.

Si, pécuniairement parlant, nous nous fussions trouvés dans la même situation, si, comme Bernard, je n'eusse pas eu à me préoccuper du lendemain, si, comme à lui, m'eût été assuré, au terme de mes études, un modeste revenu de douze cents et quelques francs, nos vœux eussent été bientôt comblés.

Il n'en était malheureusement pas ainsi. Des hypothèques grevaient le petit bien que m'avait laissé mon père. Un tuteur officieux n'avait pu en sauver beaucoup plus que les frais de mon éducation. Au delà, c'était tout le bout du monde s'il me restait de quoi vivre trois ou quatre années. Je devais donc mûrement songer à l'avenir.

Le pauvre Bernard, dont cette situation faisait le désespoir, ne cessait d'y réfléchir et de se lamenter.

– Quelle sera ta profession ? disait-il. Y as-tu pensé ? Je commence à trembler pour notre rêve. Ne faudra-t-il pas nous séparer ? Que deviendrai-je ?

Cependant, non moins inquiet ni moins désolé, je me repliais sur moi-même, je passais en revue les diverses carrières qui m'étaient offertes, et, après en avoir patiemment étudié les difficultés, les incertitudes, les chances, je me décidais pour l'École militaire de Saint-Cyr – vous allez savoir dans quel but – etje dis à Bernard :

– Il ne faut pas se buter contre l'impossible.

De quelque manière que nous nous y prenions, tu l'as toi-même compris, il faudra nous quitter. Mais ne nous plaignons point, du moment où cette séparation aura un terme bien avant que nous soyons vieux. Serait-ce la payer trop cher, cette vie en commun si passionnément enviée, que de l'acheter au prix de quelques années d'ennui ?…

Peu après nous quittâmes tous deux le collège, lui pour commencer et se borner à vivre de son maigre revenu, moi pour me préparer à subir de sérieux examens.

Que de fois, au souvenir de ce temps, j'ai eu des regrets et versé de larmes ! Nous demeurions porte à porte et, sauf les heures d'études, nous étions toujours ensemble. Une promenade, des causeries, un goûter au bord de l'eau, une partie d'échecs suffisaient à nos amusements. Et de ces jours, qui réalisaient accidentellement notre beau rêve, nous eussions voulu multiplier le nombre, ne jamais voir le dernier.

Il arriva pourtant. Je passai mes examens. Puis il fallut partir pour se rendre à l'École. Je bouclai ma valise. C'était le soir. Sans souffler mot, nous allâmes dîner ; puis nous nous rendîmes à l'estaminet où, par le froid et la pluie, nous avions coutume de nous attabler et de deviser en attendant le sommeil.

Quel que fût mon chagrin, j'étais du moins maître de moi, Bernard, lui, dont les yeux rouges et fatigués trahissaient une nuit de larmes, semblait éperdu.

– Que vais-je devenir ? répétait-il par intervalle : que vais-je devenir ?

Enfin, je lui dis :

– Écoute-moi, Bernard. Il te souvient sans doute de m'avoir demandé pourquoi, entre tant de professions, je choisissais celle de soldat. Tu vas le comprendre. Nous ne connaissons pas de félicité préférable à celle de loger sous le même toit, de manger à la même table, d'échanger nos pensées, de descendre côte à côte le cours de cette vie. Rien n'était plus vain que de prétendre éluder la séparation. Il ne s'agissait que d'en restreindre le plus possible la durée. Me voici à l'École. D'ici à deux ans, j'entrerai avec l'épaulette dans l'infanterie de marine. Tu n'ignores pas que certains avantages sont assurés à ceux qui servent dans les colonies. Quinze années de services suffiront à mes intérêts. Ajoutons deux ans de séjour à l'École. Cela fait un total de dix-sept ans. C'est long sans doute, un siècle si tu 
veux ; mais enfin ce n'est pas l'éternité. Alors je serai libre et indépendant ; je te rejoindrai ; nous ne nous séparerons plus ; nous philosopherons à loisir, notre rêve sera définitivement une réalité…

Bernard gardait le silence. On pouvait voir sur son visage l'effroi que lui causaient ces dix-sept ans de séparation. Je continuai.

– Le sort en est jeté, mon pauvre ami. Nos larmes ni notre désespoir n'y feront rien. Séparons-nous et tout de suite. Je ne. veux même pas que tu m'accompagnes jusqu'à la gare. Sans doute d'ici à deux ans nous pourrions nous voir quelquefois. Il ne le faut pas. Vois combien cette séparation est déchirante ! N'est-ce pas assez d'une agonie ? Ne serions-nous pas cruels envers nous-mêmes de multiplier ces douloureuses émotions ? Écrivons-nous tant que tu voudras. Nous ne nous reverrons pas avant dix-sept ans.

Il fondit en larmes.

– Plaise à Dieu, fit- il d'une voix étouffée, qu'au lieu de moi tu ne retrouves pas un peu de poussière !

– Veux- tu que je reste ? repartis-je en ne maîtrisant moi-même que difficilement mes sanglots. Mais alors, c'est l'inquiétude, la gène, le besoin, peut-être la misère dans laquelle, hélas ! notre amitié elle-même pourrait bien faire naufrage.

– Tu as raison, balbutia-t-il en essuyant ses yeux, pars !

Le voyant plus calme, j'ajoutai :

– Nous sommes aujourd'hui le 7 octobre 1848. Remarque la table où nous sommes : cette table, où depuis un an nous venons presque chaque jour prendre notre café, est la quatrième à gauche du comptoir. Lève en outre les yeux en face, sur cette pendule dont les aiguilles marquent cinq heures et demie. Grave profondément en ta mémoire cette date, la place de cette table et cette heure. Dans dix-sept ans jour pour jour, c'est-à-dire, le 7 octobre 1865, à cinq heures et demie précises, comme l'indique ce cadran, je viendrai coûte que coûte dans ce même estaminet, à cette même table, m'asseoir vis-à-vis de toi pour y prendre mon café et y fumer mon cigare comme je fais aujourd'hui. Tout est prévu. Le patron actuel du café ayant encore vingt-cinq ans de bail, l'établissement y sera toujours, quand bien même le dit patron n'y serait plus. Il n'y a donc pas même à craindre que le lieu du rendez-vous vienne à nous manquer. Du courage, Bernard, et au revoir…

 

III

Nous nous séparâmes. Deux années environ s'écoulèrent. Dans l'intervalle, plusieurs fois la tentation me prit à la gorge de franchir la distance qui nous séparait. J'ignore comment je ne cédai pas. Au rang que m'assignèrent les examinateurs, il me fut permis de choisir mon arme. J'eus une nouvelle lutte à soutenir. Il me semblait impossible de m'éloigner sans l'avoir revu. Mais sur ces entrefaites, avec mon brevet de sous-lieutenant m'étant parvenu l'ordre de m'embarquer, je refoulai ces élans et fis voile pour le Sénégal…

Distrait forcément un peu de mes pensées par le voyage, la sensation du nouveau, mon installation au fort Saint-Louis, je me retirai insensiblement en moi-même pour vivre sans regarder ni à droite ni à gauche, esclave du devoir et de la justice sans doute, mais au fond indifférent à tout, hormis à mes souvenirs et à mes espérances.

En ces contrées les jours sont loin d'être toujours beaux. À certaines époques néanmoins, sous la splendeur incomparable du ciel, au milieu d'un paysage d'une beauté singulière, par une atmosphère tiède et embaumée, on pourrait se croire dans le paradis.

Ces tableaux me semblaient mornes, me comblaient d'une sorte d'horreur. J'étais seul. Ce n'est pas que les avances m'eussent manqué. Mon incurable tristesse avait découragé toutes les sympathies. On me plaignait et on se détournait de moi.

Les premières années surtout furent terribles. Mes regrets résistèreni à des efforts inouïs de volonté et se refusèrent à toutes distractions. Je vécus dans une sorte de torpeur, je ne cessai de dépérir, il sembla un instant que mes jours fussent comptés, et il fut sérieusement question de me renvoyer en France.

De fait, avec des forces moindres, j'eusse succombé à l'ennui ou me fusse plongé dans ces excès déplorables qui, la plupart du temps, n'ont pas d'autre source que cette lèpre, L'ai-je rêvé ou entendu dire que savoir vivre, c'est savoir s'ennuyer ? N'importe I Toujours est-il que rien n'est plus vrai. Il ne semble pas que la moindre des vertus soit possible sans beaucoup de cette science. Il faut savoir s'ennuyer.

Graduellement, une réaction salutaire se fit en moi.I'énergie l'emporta sur le désespoir, ou mieux, ce désespoir, la résignation m'en fit pour ainsi dire une habitude.

Je m'astreignis à lire et à relire, jusqu'à les savoir par cœur, les livres en ma possession et ceux qu'on s'empressa de me prêter. Puis ce fut la flore du pays dont l'étude m'occupa. des années. Puis l'idée me vint de tenir unjournal de ma vie, d'y mentionner jour par jour, heure par heure, mes pensées, mes impressions, les moindres incidents. Sans m'offrir de grands attraits, ces occupations réussirent du moins à me faire paraître le poids du temps moins lourd.

Sur mon pays natal et ses environs, j'avais emporté, parmi mes bagages, un épais rouleau de dessins, de lithographies, de gravures, de plans et de cartes. Cette collection fut longtemps pour moi une ressources des plus précieuses. Dans le secret de ma retraite, chaque jour je déroulais l'un ou l'autre de ces dessins et de ces plans, et restais penché dessus des heures entières, attentif jusqu'à la passion. De là une idée que j'embrassai de prime abord avec enthousiasme, que je rejetai ensuite comme décevante, puis que je repris, puis que j'abandonnai de nouveau et que finalement je résolus de mettre à exécution.

Quantité de matériaux et de nombreux outils m'étaient nécessaires. Des diverses pièces de mon logement, Ils encombrèrent par degré la plus étendue. Un plateau en planches, de plusieurs mètres carrés, occupa bientôt le centre de cette pièce. Sur ce plateau horizontal, non moins uni que du carton à dessiner, je traçai sur une échelle considérable, avec une scrupuleuse exactitude, celle de mes cartes qui me semblait la meilIeure.

Bien des gens ne connaissent d'une provinee que la rue où ils sont nés. Avec Bernard, nous nous étions fait un point d'honneur d'étudier dans les détails notre ville et ses alentours. Il était tel quartier qui m'était si bien connu que chacune des maisons en était présente à mes yeux, telle partie des environs que nous avions tant de fois parcourue, que les divisions du terrain, les bois, les avenues, les sentiers, les ruelles, jusqu'aux moindres accidents du sol, en étaient gravés dans ma mémoire.

Secondé par de nombreuses images et non moins bien par mes souvenirs, j'entrepris de mettre le tout en relief et d'en reproduire, non pas seulement par les proportions, mais encore par les couleurs, aussi fidèlement que possible, la physionomie.

Devant moi s'ouvrait une carrière dont il me paraissait à peine possible d'atteindre jamais les limites. Je ne devais pas cesser en outre de me débattre contre les plus irritantes difficultés. Les outils en ma possession étaient insuffisants, ou encore certaines substances me manquaient, et il me fallait suppléer à tout à force d'industrie. Vingt fois, désespérant de réussir, je renonçai à mon projet ; mais toujours j'y retournai après un laps de temps plus ou moins long. Cette lutte entre la profusion des obstacles et mon inexpérience, entre l'espoir et le découragement, dévora des années dont le nombre m'échappe. Il n'appartient qu'au proscrit ou au prisonnier d'user à de petites choses tant de courage et une si laborieuse patience.

On peut croire qu'il m'en eût moins fallu, avec mes ressources, pour fabriquer un chronomètre ou élever un village de grandeur naturelle en bois ou en moellons.

À la longue néanmoins tout céda devant mon opiniâtreté et les mécomptes ne m'arrêtèrent plus que rarement. J'obtins des résultats longtemps inespérés. Enfin l'achèvement de cette cité en miniature fut pour moi un plaisir sans cesse grandissant, et cela jusqu'au jour où, sur son plan incliné, dans sa ceinture de boulevards, la noble ville d'Orléans, avec ses rues et ses places, ses toits de tuiles et d'ardoises, ses églises ses monuments historiques, son large fleuve, son beau pont, ses campagnes, apparut à mes yeux ravis dans sa pittoresque beauté.

Quelle ivresse I ce qui seul m'intéressait en ce monde, d'une fidélité et dans un relief à faire illusion, était concentré sur ce plateau. Ni la pente des quais, ni l'élévation progressive du terrain, ni la couleur des murailles, ni le coloris de la végétation, aucun détail n'avait été négligé. Vous eussiez reconnu certaines essences d'arbres au modelé du feuillage et à ses nuances. C'était un tour de force qui me stupéfiait moi-même. Il me semblait voir mon pays par le petit bout d'une lorgnette.

Dans cette vieille maison en colombage et à pignon, au cœur d'un quartier pauvre, demeurait Bernard. Au travers de croisées qui n'avaient pas plus de deux centimètres de haut, je pouvais plonger dans sa chambre dont le mobilier microscopique m'avait coûté peut-être six mois de travail.

Après m'être attardé sur ce point, je longeais les rues que presque chaque jour autrefois nous traversions ensemble, et, de détour en détour, gagnais ce café où plus tard nous devions nous retrouver. De nombreux et agréables souvenirs jalonnaient le chemin. Je regardais les enseignes, je me rappelais le nom de chaque marchand. Puis sur cette place m'arrêtait un corps-saint ; dans le périmètre de ce marché, un pardon ; à cette porte de la ville, une assemblée. Je voyais les gens de la ville affluer, je rencontrais maints visages connus, je m'enivrais des bruits de la fête auxquels se mêlait par instant le bruit des cloches sonnant à toute volée.

De ce côté, dominant la Loire, étaient les hauteurs de la Chapelle ; de cet autre, celles de Saint-Loup, où tant de fois nous avions dîné et rêvé ensemble en face de paysages splendides.

Il m'arrivait encore de suivre l'un ou l'autre des ; faubourgs, de couper à travers vignes, de tourner un petit bois, de m'égarer par des sentiers où abondent l'épine, la mûre sauvage, la prunelle, et de me reposer sous un berceau ou dans l'ombre d'une charmille, ou chez quelque vigneron de nos connaissances.

Plus souvent je traversais le pont, jetant à droite et à gauche un regard distrait ; je longeais la belle avenue Dauphine, puis les hauts peupliers de la Mouillère, puis, accélérant le pas, bientôt sur les bords de cette enchanteresse rivière qui donne son nom au département, je me jetais dans une nacelle et promenais ma rêverie à l'ombre des parcs qui, çà et là, s'épanchent en cascades de verdure et de fleurs et se mirent dans les eaux.

Et ce qui ne m'intéressait pas moins, c'était, au retour, avant de passer le pont, d'égarer mes yeux sur le panorama de la ville en amphithéâtre, d'y suivre l'entrecroisement de sillons ombrés que creuse l'échiquier de ses rues, de pénétrer en esprit dans ses vieilles et si curieuses églises, de m'arrêter à la légèreté féérique des tours de sa magnifique cathédrale, ou au caractère sombre et imposant du beffroi entre les murs duquel, assure-t-on, séjourna Jeanne d'Arc…

Qu'on se raille de ces amusements, docteur. Pendant longtemps ils me consolèrent, adoucirent l'amertume de mes regrets, me rendirent presque heureux. C'était la patrie absente, c'était le passé et l'avenir, c'était, à mille lieues et plus de distance, le coin de terre où j'étais né, où languissait mon ami, où je souhaitais passionnément de vivre et terminer mes jours.

Cher et beau pays, c'en est fait, mon âme brisée t'a dit adieu, mes yeux voilés par la mort ne te reverront plus !…

Que dirai-je encore ? Bien que le temps, en dépit même de mon habileté à l'alléger, n'avançât qu'avec une lenteur désespérante, les jours, les semaines, les mois s'entassèrent les uns sur les autres, et le soleil éclaira le premier jour de celle qui devait être la dernière de mon exil.

Irrésistiblement, je calculai que ces trois cent soixante-cinq jours, en défalquant cinq heures de sommeil par jour, faisaient six mille neuf cent trente-cinq heures ; ces heures, quatre cent seize mille cent minutes ; ces minutes, vingt-quatre millions neuf cent soixante-six mille secondes.

Il me semblait que c'était peu en comparaison des seize ans écoulés. Combien mon erreur était profonde ! Mesurer les jours, n'est-ce pas les allonger ? Tandis•que des yeux je suivais la marche des aiguilles sur le cadran de ma montre, ou m'inquiétais de la hauteur du soleil, ou comptais les taches d'encre dont je pointais chaque saint du calendrier, les secondes, comme autant de gouttes d'eau, tombaient une à une sur ma tête.

Et ces secondes, au fur et à mesure que diminuait l'année, se succédaient de plus en plus lentement. C'est-à-dire que les derniers mois me firent l'effet d'avoir quatre-vingt-dix jours, les huit derniers jours quatre-vingt-dix heures. Mes sens en étaient troublés ; une fièvre lente me consumait ; il se passait dans mon cerveau quelque chose de comparable à des hallucinations ; sept ou huit jours de plus, et je ne sais vraiment si, exténué par ce martyre, il me fût resté assez de force pour la traversée.

Mais enfin arriva le jour du départ. Puis sonna l'heure de l'embarquement. Notre vaisseau leva l'ancre, la vapeur fit tourner les roues, le vent enfla les voiles, nous perdîmes de vue la terre, des jours et des nuits passèrent, puis d'autres nuits et d'autres jours, et je touchai du pied la France…

 

IV

Dix-sept ans avaient passé. Quelques jours seulement me séparaient du rendez-vous. Bernard et moi, nous nous étions écrit souvent. De beaucoup plus expansif que lui, je remplissais mes lettres de détails. Les siennes, au contraire, étaient laconiques. Elles témoignaient du moins d'une grande résignation. La dernière que j'avais reçue ne remontait pas à plus de trois mois.

Hier, 8 octobre, après avoir été une dernière fois au ministère pour y régler mes intérêts, je pris le chemin de fer, il pouvait être une heure du soir. À quatre heures environ, j'étais à Orléans.

Une ivresse profonde comblait mon âme. Le voile de deuil qui, lors de mon départ, assombrissait toutes choses, était déchiré. Il me semblait que la ville, pour fêter mon retour, se fût parée des plus belles couleurs. Les passants me regardaient d'un air d'intérêt ; je lisais dans leurs yeux de la sympathie, des souhaits de bienvenue. C'était s'éveiller d'une longue et douce somnolence au milieu des plus fraîches et des plus douces réalités.

En attendant, je passai le seuil d'un hôtel, où, m'étant fait servir à dîner, je mangeai par distraction beaucoup plus que ne l'exigeait mon appétit.

Ma montre marqua cinq heures un quart…

Quelques instants après, j'étais au rendez-vous. L'estaminet était désert. Je n'en conçus nulle inquiétude. Il s'en fallait encore de sept minutes que sonnât la demie. Je pris place à une table, à la quatrième s'entend, à gauche du comptoir. Il n'y avait Ià qu'un garçon qui m'était inconnu. À ma prière, il me servit du café…

Je regardai avec émotion autour de moi. Rien n'était changé dans cet intérieur. Les années avaient bien laissé par ci par là quelques traces. À cela près, c'étaient les mêmes murailles, les mêmes tables, les mêmes banquettes, les mêmes chaises en jonc, le même comptoir, la même pendule…

Comme je baissais la tête, un frémissement ramena tout à coup mes yeux sur cette pendule : la demie sonna. Je ne respirai plus…

L'estaminet voit sur une place, et l'intérieur en est masqué par des rideaux. À chaque ombre qui, de l'extérieur, se dessinait sur ces rideaux, je me disais :

– Voici Bernard…

Cependant Bernard ne paraissait pas.

– Sa montre retarde sans doute, pensai-je.

Je patientai cinq, dix minutes, un quart d'heure.

Toujours point de Bernard.

Enfin, son inexactitude commença à me paraître étrange. Je me tournai vers le garçon et l'appelai.

Il s'empressa de venir à moi.

– Ne connaîtriez-vous pas un nommé Bernard ? lui demandai-je en posant mon cigare sur la table.

Il tressaillit.

– Hein ! fit-il ; vous dites, monsieur ?

Il ouvrit de grands yeux, me considéra d'un air effaré et s'écria :

– Vous êtes le capitaine Valentin !

Je fis un signe de tête affirmatif.

– C'est que, voyez-vous, capitaine, balbutia-t-il, votre ami, M. Bernard…

– Eh bien ?…

Mon anxiété était vive.

Au lieu de me répondre, il ajouta en s'échappant :

– Je vais prévenir le patron.

Droit et roide sur mon siège, les yeux fixés sur la porte par où venait de sortir cet homme, je plongeais dans la stupeur… Que signifiait ce trouble ? Je ne savais que supposer. Bernard était-il malade ? Non. À l'agonie ? Il se fût fait transporter au rendez-vous. Avait-il été, par quelque cause imprévue, contraint à s'absenter ? 
Allons donc ! Quelle cause assez impérieuse ?… 
Mais il fût venu, même au prix de sa ruine. N'avait-il pas noué de nouvelles relations, et son amitié pour moi ne s'était-elle pas affaiblie, sinon éteinte ? Quelle hypothèse ! En pouvais-je faire une plus ridicule ?

Le maître de l'établissement accourut. Il était tout pâle et hors d'haleine. Je le reconnus sur-le-champ, bien que dix-sept ans eussent blanchi sa tête et singulièrement changé ses traits. Il avait à la main une lettre, ou du moins quelque chose de semblable.

– Ah ! dit-il d'un air d'embarras, monsieur Valentin, c'est vous !

– Et Bernard ? m'écriai-je simultanément.

– M. Bernard, M. Bernard, répéta-t-il en détournant les yeux.

– De grâce ! fis-je d'une voix étranglée.

La sueur me venait au front ; un poids écrasait ma poitrine ; il me passait par tout le corps des courants qui me glaçaient jusqu'aux os ; on eût dit que des millions d'aiguilles me sortissent des pores, chassées par une force intérieure. Voyant qu'il se taisait :

– Qu'attendez-vous ? repris-je. Si quelque fâcheuse nouvelle me menace, ne faut-il pas que je l'apprenne tôt ou tard ?

Se débattant contre l'émotion et paraissant craindre de rencontrer mon regard, il répliqua enfin :

– Hélas ! monsieur Valentin, un grand malheur est effectivement est arrivé.

– Un grand malheur !

Je vis des larmes dans ses yeux.

– Vous pleurez ! m'écriai-je. Qu'est-ce à dire ?

– M. Bernard…

– Encore, M. Bernard !… Pour l'amour de Dieu, achevez ! La mort serait préférable à de telles tortures !

Il s'essuya les yeux et continua :

– Vous aviez trop présumé de ses forces, monsieur Valentin ; votre pauvre ami, M. Bernard, n'avait ni assez de santé ni assez de ressources dans l'esprit pour résister à une si longue séparation. Dans le principe, il est vrai, sa tristesse fut modérée ; il essaya évidemment de réagir contre de stériles regrets ; nous crûmes même pendant longtemps qu'il finirait par s'habituer à votre absence. Mais combien nous nous trompions tous, les uns et les autres ! Sa tranquillité n'était qu'apparente. Au fond, un ennui incurable le consumait et faisait en lui de sourds ravages. Au fur et à mesure que passèrent les années, aucun doute là-dessus ne fut possible.

Il venait chaque jour, quelque temps qu'il fît, à cinq heures et demie, s'asseoir à cette même table où vous êtes, dans l'intention d'y prendre son café et d'y fumer son cigare. Je dis dans l'intention, car sa tasse restait aux trois quarts pleine et son cigare s'éteignait. Il entreprenait de lire un journal : le journal lui tombait des mains…

Ceux qui, dans I'espérance de le distraire, s'approchaient et lui adressaient quelques paroles sympathiques, n'obtenaient que difficilement une réponse. Il restait là des heures entières sans parler, aux prises avec son souvenir, relevant la tête à chaque bruit de porte, comme s'il se fût attendu à vous voir, puis retombait dans sa mélancolie. Il faisait pitié. De guerre lasse, on le Iaissait seul, comme c'était son désir de l'être.

Peu à peu ses reins plièrent, son teint jaunit, ses yeux n'eurent plus de regard, vous eussiez dit par instants qu'ils étaient vides. En même temps, il ne cessa pas de maigrir, il n'eut bientôt plus, comme on dit, que la peau sur les os. Dans ses derniers temps, ses habits eussent facilement contenu deux pauvres petits corps comme le sien. Il ne marchait plus, il se traînait. Ce n'était plus qu'une ombre. Vous-même ne l'eussiez certainement pas reconnu. On devinait que ses jambes ne tarderaient pas à ne plus pouvoir le porter.

Il venait toujours, néanmoins. L'heure de votre retour approchait. À toutes ses singularités, il avait joint une manie, celle de ne pas quitter des yeux le cadran de sa montre ; de suivre le mouvement des aiguilles, de compter les secondes, 
Enfin, un jour, il manqua à des habitudes de dix-sept ans…

Le croirez-vous, docteur ? Je ne soupçonnais pas encore la vérité, Malgré l'évidence, elle ne pouvait se faire jour jusqu'à mon esprit. Je me levai précipitamment.

– À ce que je vois, dis-je avec douleur, mon pauvre Bernard est bien malade ?

Cet homme fixa sur moi des yeux pleins d'épouvante.

– Bien malade, fit-il.

– Allons, soit, lui dis-je résolument, il est fou, il a été frappé de paralysie, il est tombé en enfance. N'importe ! on peut vivre longtemps 
ainsi. Je le prendrai avec moi, je veillerai sur lui, 
je le soignerai moi-même, et peut-être…

– Vous vous trompez, mon cher monsieur Valentin, me répondit-il en secouant la tête, votre pauvre ami…

– Je me trompe !

Son regard attendri me fit peur. Hors de moi, je m'écriai :

– Mais alors ?…

Il baissa la tête.

Un cri m'échappa. Il sembla qu'une balle me frappait en pleine poitrine. Comment la secousse ne me tua-t-elle pas sur le coup ? Je tombai comme anéanti sur ma chaise.

Cependant mon oreille percevait confusément ces derniers détails :

– Le premier même de ce mois, ne le voyant plus, j'allai chez lui. Rien ne me surprit moins que de le trouver couché ; mais il suffoquait et semblait sans connaissance. Ses traits bouleversés m'épouvantèrent. Je ne gardai pas d'espoir. Le médecin m'assura effectivement qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre. Il me reconnut néanmoins, tourna vers moi un regard mourant, et dit d'une voix éteinte :

– Je ne le reverrai plus.

Il souleva ensuite légèrement la tête et égara ses yeux du côté d'un petit guéridon, sur lequel j'aperçus une lettre :

– Pour lui ! fit-il.

Ce furent ses dernières paroles. Sa tête s'enfonça dans l'oreiller. Il ne remua plus. Il était mort. Nous l'avons accompagné, il y a cinq jours, au cimetière. Il y avait plus de quatre cents personnes à son enterrement.

Tout en moi se brisait. Il semblait que mon cœur fût pris entre deux cylindres de fer qui ne cessaient de tourner en se rapprochant. Je balbutiai encore :

– Cette lettre… lisez-la-moi…

Elle ne contenait que ces quelques mots :

« Mes forces sont à bout. Je vais me mettre au lit. Tu ne me reverras plus. J'aurais voulu vivre au moins jusqu'à ton retour. Combien il m'eût été doux de t'embrasser une dernière fois ! Il faut y renoncer. Je me sens mourir. Les longs projets sont illusoires. On ne fonde rien de stable ici-bas. Il semble du reste que le ciel n'approuve point ces combinaisons égoïstes, et qu'il se plaise à les déjouer. Ce n'est pas pour soi qu'on vit. Nous avons eu tort tous les deux. Je veux qu'on grave sur ma tombe : Souviens-toi du pauvre Bernard. Tout ce que j'ai t'appartient. Adieu ! »

Ô misérable, misérable !… Pendant dix-sept ans s'être débattu contre l'ennui, s'être épuisé dix-sept ans à comprimer ses regrets, à refouler les élans de son âme, à ne vivre que d'une espérance ! et, sans y être préparé, découvrir le néant de ce long supplice, apprendre que cette espérance n'a été qu'un leurre. Misérable, oh ! oui, misérable !… N'était-ce pas à maudire la vie ?…

Si j'eusse eu une arme sous la main, je me fusse tué. Pas n'était besoin, du reste. La mort m'avait déjà marqué du doigt. Il y avait dans mes veines arrêt de circulation ; mes poumons manquaient d'air ; mes oreilles étaient pleines de bourdonnements ; mes yeux voyaient trouble ; ma tête tournait ; moi aussi je me sentais mourir.

Sur ce qui s'est passé depuis, mes souvenirs sont extrêmement confus. Je me rappelle vaguement que plusieurs personnes se pressaient autour de moi, qu'elles m'accablaient de condoléanœs, et que, dans mon horreur des consolations, je ressentais le besoin invincible de m'éloigner, Après cela, comment ai-je pu me lever, gagner le chemin de fer et prendre un billet ? C'est ce dont il me serait impossible de rendre. compte. Il me souvient toutefois m'être lourdement affaissé dans une voiture et avoir entendu comme le roulement du tonnerre. À partir de là, ça n'a été dans mes sens que chaos, et cela jusqu'au moment où j'ai rouvert les yeux dans cette chambre. Je ne saurais rien vous dire de plus…

Et maintenant, docteur, mille fois merci pour votre complaisance, et adieu !…

Par état, le docteur était peu sensible et fort blasé sur les douleurs d'autrui. Ajoutons que l'histoire de cette amitié devait le surprendre plus que le toucher. Néanmoins il paraissait ému.

– Encore une fois, dit-il, ne puis-je rien pour vous ?

– Non, docteur, repartit le malade, non. Les mondes peuvent continuer de rouler sur eux-mêmes, les constellations de briller, les hommes de naître et de mourir, peu m'importe ! Il n'est plus. Tout est dit. Je ne m'intéresse plus à rien, hormis à la mort, qui du moins me laisse une espérance…

Il resta jusqu'au soir plongé dans une sorte d'assoupissement. Vers onze heures, il donna quelque signe de vie, mais pour devenir insensiblement le jouet d'une agitation de plus en plus vive. À minuit, cette agitation était extrême. L'agonie commençait. Il se tournait et se retournait sur son lit, roulait des yeux hagards, laissait par ci par là échapper d'entre ses lèvres deS lambeaux de phrases.

– Mon Dieu, balbutiait-il, mon Dieu… est-ce 
donc fini ?… Notre vie s'écoule-t-elle entre deux néants ?… Si je pouvais le retrouver !… Bernard, mon pauvre Bernard… je me souviens… je… 
me… souviens…

Le docteur, qu'on était allé prévenir, selon qu'il l'avait dit, s'empressa de se lever et arriva juste à temps pour entendre ces dernières paroles et lui fermer les yeux.


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