Charles Barbara
LE MAJOR WHITTINGTON
paru dans la Revue française, le 1er février 1858 ; paru dans Mes Petites-Maisons, 1860 ; paru dans Les Détraqués, 1881 ; réédité en 1985
Non loin des jardins de Paris, sur les bords fleuris de la Seine, se développe une plaine vaste et ondulée où çà et là s'épanouissent, comme de gros dahlias orangés au milieu des verveines, diverses maisons de plaisance. De l'un des coteaux voisins, le coup d'oeil serait ravissant sans un quadrilatère de murailles gigantesques qui dominent l'ensemble et offusquent la vue. Ces murailles nues, solides, rouilleuses, emprisonnent un terrain de trois hectares environ. Le promeneur en mesure l'enceinte et les parcourt de l'oeil sans y remarquer d'autre ouverture que celle d'une petite porte en chêne qui semble exiger, pour s'ouvrir, le secret de quelque sésame, puisque aussi bien on n'y voit trace de serrure, ni de bouton, ni de marteau, ni de clochette. Ce qui arrête et achève de surprendre, c'est que, de loin, en se postant sur une hauteur et en s'aidant d'une lunette, on voit s'élancer côte à côte, de l'intérieur, et la flèche dorée d'un paratonnerre, et le menu tuyau en fonte d'une cheminée d'usine d'où la fumée s'échappe sans cesse par petits jets intermittents.
Les curieux renonçaient à voir au travers de ces murs. Depuis leur érection, personne, à la connaissance des gens du voisinage, n'y avait pénétré, personne n'en était sorti. Aussi fut-ce un événement que l'arrivée de trois hommes, par une après-dînée brumeuse, au pied de la petite porte. L'un d'eux, distingué par un ruban rouge, marchait devant ; les deux autres le suivaient d'un air de déférence. C'étaient évidemment des représentants de l'autorité.
Voici ce qui donnait lieu à cette visite domiciliaire.
Huit ou dix jours auparavant, un bourgeois des environs, gravissant les marches du Palais, se faisait indiquer le cabinet du procureur général et demandait à voir ce magistrat pour une affaire de la plus haute importance. Son habit noir, sa cravate blanche, et notamment son air respectable, lui valaient d'obtenir sur-le-champ l'audience qu'il sollicitait. Au préalable, il déclinait ses nom et prénoms, ses titres d'ex-négociant et de propriétaire, puis continuait d'une voix grave en harmonie avec la singularité de ses révélations :
– Ma femme et moi, monsieurle magistrat, n'avons d'autre ambition que celle de vivre tranquillement chez nous ; comme dit Horace : Felix qui potuit rerum… (1). J'ai sacrifié la satisfaction d'avoir des enfants à l'embarras de les élever, à la crainte d'entendre leurs cris, à celle de réchauffer des ingrats. Nous n'avons point de revenus ; il nous a paru plus sage de partager notre avoir en autant de lots qu'il nous reste hypothétiquement de mois à vivre. De la sorte, nous jouissons d'une sécurité parfaite, sans avoir à craindre ni la baisse, ni les faillites, ni les banqueroutes. Pendant qu'elle vaque au ménage et surveille notre domestique, moi je fume, je me promène, j'arrose nos légumes, je m'occupe des lapins, je taille les arbres ou je fais la cueillette. Sans nous flatter, il serait difficile, je crois, de trouver à cent lieues aux alentours deux personnes plus vertueuses. Nous n'avons point de dettes, nous ne médisons jamais du prochain, nous payons exactement nos contributions, nous ne gênons la liberté de personne, il nous semble que l'univers est borné à la grille de notre maison.
Ici l'honorable bourgeois fit une pause. II reprit haleine et ajouta :
– Cependant, monsieur le magistrat, que ne doit pas vous faire craindre ma présence ? Vous l'avez sans doute déjà pressenti à mon visage. Ai-je besoin de vous apprendre que notre repos est détruit, que nos espérances sont déçues, nos combinaisons renversées, que notre bonheur n'est plus qu'un songe évanoui ?
Le procureur généra], stupéfait, regarda son vis-à-vis de l'air que prend le médecin avec un hypocondre réel ou supposé. Il lui demanda poliment d'aller au fait.
– À côté de notre maison, reprit le bourgeois, s'étend un vasteterrain clos de hauts murs. L'aspect en est sombre et mystérieux. Ces murailles, dans le principe, nous inspiraient la plus entière confiance. Le propriétaire, assez jaloux de son intérieur pour le cacher à tant de frais, ne pouvait être, à notre avis, qu'un homme tranquille, plein de sollicitude pour la paix de ses voisins. Tout l'hiver, en effet, l'événement a répondu à notre attente. Mais, Dieu du ciel, ce printemps, cet été, encore à cette heure…
– Eh bien ? demanda le magistrat avec intérêt.
– Hélas ! monsieur, imaginez tous les bruits de la terre et du ciel concentrés au plus haut degré de violence dans cet enclos. Comment vous donner l'idée des tintamarres qui s'en échappent ! Vous croiriez parfois aux aboiements de vingt meutes assemblées, puis au tapage d'une locomotive remorquant un train, puis à d'innombrables fanfares, puis à des coups de fusil, même à des coups de canon, puis à un orchestre de dix mille musiciens, ou encore au vacarme d'une tempête avec accompagnement de la foudre. Bref, monsieur, du soir au matin et du matin au soir, c'est le plus souvent à ne pas s'entendre dans un rayon d'une lieue. Nous en perdons, ma femme et moi, l'appétit et le sommeil, nous sommes plongés dans le marasme et la terreur, nous prenons la vie en dégoût ; peu s'en faut que nous mourrions de chagrin et de désespoir.
Dans l'opinion du magistrat, les griefs du plaignant étaient de beaucoup surfaits, s'ils n'étaient pas tout à fait imaginaires. Impuissant du moins à les croire sérieusement fondés, il leurra le maniaque prétendu d'une vague promesse et se hâta de le congédier. De fait, aucun ordre ne fut donné, aucune mesure ne fut prise. Mais, quelques jours plus tard, le malheureux propriétaire, hors de lui, la mort sur le visage, accourut renouveler ses dépositions et ses doléances. Le parti pris du procureur général ne tint pas contre la menace d'être obsédé périodiquement ; sans désemparer, il délégua le baron de Sarcus, l'un de ses plus intelligents substituts, à l'effet de vérifier jusqu'à quel point les étranges assertions du pauvre homme étaient exactes.
La porte s'ouvrit d'elle-même. À peine le magistrat et les deux secrétaires qu'il avait emmenés avec lui furent-ils entrés que la porte se referma comme elle s'était ouverte, par un mécanisme invisible. Tout ce qu'ils embrassèrent d'un coup d'oeil était étrange, la maison, le jardin, jusqu'au terrain qu'ils avaient sous les pieds. Un domestique venait à eux. Leur surprise fut extrême : ce domestique, revêtu d'un ample pardessus de couleur noisette, droit et raide comme un poteau, ne marchait pas, il glissait sur des rails ; ses yeux, du plus bel émail, manquaient d'expression ; il ne semblait pas que du sang coulât dans ses veines, et ses lèvres dessinaient une ligne sèche et inflexible. Il s'arrêta. Un bruit de rouage se fit entendre. Outre qu'il leva le bras à la hauteur de l'épaule comme le garde-ligne d'une voie ferrée, il ouvrit la bouche et articula d'une voix rauque ce seul monosyllabe :
"Là ! Là !"
Aux prises avec un étonnement croissant, M. de Sarcus se dirigea vers la porte que lui indiquait le domestique. Il remarqua en passant le socle curieux sur lequel reposait la maison : à travers des glaces épaisses et transparentes comme le cristal, ses yeux plongèrent dans un labyrinthe inextricable de roues, de cylindres, de pivots, d'échappements, d'ancres, de dents, de crochets, de crémaillères et de vingt autres pièces d'une dimension énorme, enchevêtrées les unes dans les autres et toutes en mouvement ; c'était à en avoir le vertige. Les visiteurs pénétrèrent ensuite dans un vestibule au fond duquel prenaient naissance les marches d'un escalier. Une multitude de boutons en cuivre mouchetaient les murailles. Cet avertissement, traduit dans tous les idiomes connus, invitait à la prudence
« Sous peine de la vie, ne touchez à rien. »
Ils montèrent.
L'escalier aboutissait à une antichambre assez mal éclairée sur laquelle s'ouvraient plusieurs portes ; celle de ces portes qui faisait face à l'escalier était à deux battants. Un domestique en perruque poudrée, en habit à la française, en culotte courte, en bas de soie, en souliers à boucles, s'y tenait en sentinelle ; son immobilité était celle d'un tronc d'arbre. Il s'anima tout à coup. Les deux battants de la porte, en virant sur leurs gonds, démasquèrent la vue d'une vaste pièce inondée du plus beau jour. En même temps, par un geste raide et anguleux, le domestique invitait le substitut et ses secrétaires à entrer. Ils s'avancèrent assez timidement jusque sur le seuil et plongèrent des regards inquiets dans l'intérieur.
« Entrez, messieurs », dit une voix.
Au premier abord, celui qui parlait, personnage tout en rouge, plongé dans un fauteuil, leur produisit l'effet d'un automate. Il n'en avait que les apparences.
« Entrez, messieurs, entrez », répéta-t-il en faisant un signe de la main.
Ceux-ci s'inclinèrent avec respect. La salle où ils se trouvaient, salle haute, large et profonde, admirablement éclairée par le haut, ne renfermait rien, hormis l'homme rouge et son siège. En revanche, on ne voyait pas une place grande comme la main, sur le parquet, le long des murs, même au plafond, qui ne parût recéler quelque secret ou quelque mystère ; le parquet surtout, qui craquait sous les pieds, n'était qu'un assemblage de trappes et de marqueteries ; mille rayures entrecroisées le faisaient ressembler à une pièce d'eau sur la glace de laquelle on aurait patiné tout un jour. Outre cela, un bruit singulier, quelque peu semblable à celui des rouages de l'horloge d'une cathédrale, remplissait l'oreille d'un perpétuel bourdonnement ; malgré ce bruit on s'entendait, mais comme on s'entend auprès de la roue en activité d'un moulin de rivière.
– Asseyez-vous, messieurs, ajouta l'inconnu en pressant l'un des clous dorés dont les bras de son fauteuil étaient garnis.
Aussitôt, trois fauteuils commodes s'échappèrent lentement de la muraille.
Si M. de Sarcus ne soufflait mot, ses yeux parlaient pour lui : ils éclataient de questions. L'hôte semblait avoir autant de peine à se remuer qu'un lézard engourdi par le froid. Son extérieur respirait l'étrangeté. Déjà de haute taille, il était coiffé d'un chapeau à cornes gigantesque qui le faisait paraître plus grand encore ; ce chapeau, enfoui sous un flot de plumes noires, couronnait une figure noble et intelligente, mais dogmatique, impassible. Des cheveux blancs garnissaient les tempes ; le front était large et ondulé entre deux yeux d'aigle, qui brillaient dans l'ombre d'épais sourcils gris, prenait racine un nez énorme, mince, arqué, comparable à celui du Polichinelle italien ; un dédain amer plissait les lèvres ; le menton fort et carré annonçait une volonté puissante ; sur la lisière des favoris, non moins blancs que les cheveux et taillés à la hauteur de la bouche, s'épanouissaient des oreilles roses excessivement petites.
L'habit rouge dont le personnageétait vêtu attachait tout d'abord les yeux ; on ne voyait que plus tard ses culottes noires dont les boucles se perdaient dans les tiges d'une paire de bottes à glands d'or.
– Je vous attendais, monsieur le baron, dit-il avec flegme.
A son accent, on devinait un étranger. M. de Sarcus ne s'y trompa point.
– Vous me connaîtriez, milord ? s'écria-t- il.
– N'êtes-vous pas M. de Sarcus, repartit l'homme rouge toujours avec calme, savant distingué et magistrat éminent ? Ces messieurs ne sont-ils pas vos secrétaires ? Le plus jeune n'est-il pas votre neveu, Philippe de Sarcus, jeune avocat de la plus belle espérance ?
– Alors, fit observer le substitut intrigué, je n'aurai pas besoin d'apprendre à votre seigneurie l'objet de ma mission ?
– Et je me ferai, monsieur, un véritable plaisir d'aider à l'enquête qui vous est confiée.
On ne pouvait prouver plus de courtoisie.
– Mais vous avez fait une longue course, messieurs, ajouta l'Anglais : au préalable, souffrez que je vous offre quelque rafraîchissement.
Avant même que la pensée vînt aux visiteurs de refuser, il toucha du pied une pédale ajustée dans le parquet. Une porte s'ouvrit par cette porte, un troisième domestique pénétra dans la pièce en roulant et s'arrêta à deux pas de son maître.
– John, dit celui-ci, servez du madère pour ces messieurs et pour moi.
Le domestique fit un geste d'intelligence, pirouetta sur les talons, et s'en alla par où il était entré.
On le vit reparaître à un très court intervalle ; sa main droite supportait un plateau où étaient rangés quatre verres pleins et des biscuits qu'il présenta d'abord au substitut, ensuite aux secrétaires, puis à son maître. Ceux-ci burent, non toutefois avant de s'être mutuellement inclinés avec politesse.
Après quoi, John, retournant sur ses pas, et décrivant le même circuit, recueillit les verres vides et disparut. La porte se referma.
Un long silence eut lieu.
– Vous me voyez, milord, dit tout à coup le baron, confondu d'étonnement ; j'ai peine à en croire mes sens, il me semble que je rêve.
– Peuh ! fit dédaigneusement le lord ; à ces enfantillages, Vaucanson eût été mon maître. Attendez, monsieur… »
En même temps qu'il avait fait jouer la pédale du parquet, de ses doigts il avait pressé le bras de son fauteuil ; un carillon y avait répondu. Le temps s'écoulait. On entendit de nouveau le carillon : c'était à peu près celui d'un réveille-matin.
– II n'y a qu'un instant, monsieur, dit l'Anglais au substitut, vous paraissiez inquiet de savoir comment, sans quitter mon fauteuil, sans recevoir ni papier ni personne, il m'arrive de savoir les nouvelles. J'avais prévu cette inquiétude. Le carillon que vous venez d'entendre me fournira l'occasion de vous répondre.
D'une pression à peine ostensible, il fit jaillir du sol, à sa droite, un petit guéridon au centre duquel était un cadran, et continua :
– En ce moment même, monsieur, il se passe du nouveau en Chine.
L'aiguille se mit à marcher et le carillon recommença.
– L'empereur du Céleste Empire, dit l'Anglais l'oeil fixé sur le cadran, décrète des primes aux industriels qui viendront s'établir chez lui. Il envoie, sur une flotte de jonques à vapeur, une commission de mandarins visiter les établissements de l'Europe.
Ici, en s'arrêtant, l'aiguille mit fin au carillon.
– C'est fabuleux ! s'écria le baron enthousiasmé.
Un carillon d'un timbre différent annonça que l'aiguille allait de nouveau parler.
– Philadelphie, dit le major. Le Saturne, une locomotive monstre construite d'après mon système. Accident affreux. Train de plaisir. Convoi de cinquante mille personnes. Dix mille tuées. On frémit à la pensée de ce qui serait arrivé, etc…
Les vibrations d'un troisième timbre vinrent à propos faire trêve à la consternation du substitut et de ses secrétaires.
– Ah ! ah ! fit l'Anglais, cette fois légèrement ému, voici la Nouvelle-Hollande en pleine révolution. D'un bout à l'autre du pays, les populations viennent de se soulever. Des marchands se réunissent à Melbourne pour y proclamer l'indépendance des États australiens. La séparation d'avec la mère patrie est décrétée. Il est question de se constituer en royaume. Un convict est choisi pour roi.
A l'immobilité de l'aiguille, l'Anglais, au bout de quelques minutes, déclara qu'il n'y avait présentement sous le ciel rien de plus neuf ni de plus intéressant.
Cependant, un quatrième timbre carillonna tout à coup.
– Cette fois, messieurs, dit l'Anglais, l'avertissement vous concerne : le procureur général s'inquiète du danger que vous pouvez courir et songe à vous envoyer du secours.
– Faites savoir, milord, si c'est possible, dit le substitut vivement, que nous sommes en sûreté et, mieux que cela, en compagnie du plus aimable des hommes.
Dès que le lord eut satisfait à cette prière, il dit :
– Actuellement, monsieur, vous devez juger combien il m'est facile de m'entendre avec les fournisseurs. À ne vous rien cacher, les objets dont je puis avoir besoin sont peu nombreux ; ma chimie et mon industrie suppléent à peu près à tout. Pour ne citer qu'un exemple, le vin que vous avez bu et les biscuits que vous avez mangés sont de ma composition.
– Est-ce possible ? dit M. de Sarcus… Ma foi ! milord, je vous en fais mon compliment, ce vin et ces biscuits sont délicieux.
– Ce n'est rien, moins que rien, dit l'Anglais avec modestie. Quel négociant ne m'en remontrerait sur ce chapitre ? Je vous confierai sommairement que les quatre murs de cette propriété embrassent tout un petit univers dont je puis me dire le créateur. Ma science, ma sagacité, mon imagination, m'ont rendu le rival, presque l'égal de la nature ; peu s'en faut que je ne me passe tout à fait d'elle. Hormis l'art de créer des êtres vivants, et c'est au moins chose bien inutile et bien vaine, je ne sache pas qu'on puisse me demander l'exécution d'une chose impossible. Vous apprécierez vous-même.
– Je vous crois, milord, repartit aussitôt M. de Sarcus, je vous crois. Un seul détail me confond : comment se peut-il qu'un homme de votre valeur soit inconnu ?
– Ne connaîtriez-vous point le major Whittington ? dit l'homme rouge du ton le plus simple et le plus modeste.
À ce nom, les traits du substitut trahirent une profonde émotion ; il sembla un moment comme frappé de la foudre. L'enthousiasme l'arracha rapidement à cet état de stupeur.
– Ai-je bien entendu ? s'écria-t-il en se levant (et son exemple fut suivi par ses deux secrétaires). J'aurais sous les yeux le savant, l'illustre, l'immortel major Whittington, l'incomparable astronome, le mécanicien fabuleux, l'inventeur, le créateur de la nouvelle panification, de la macrobiotique infaillible, du fameux télescope grâce auquel les planètes n'ont plus de mystère pour nous, et de mille autres merveilles, celui enfin que le siècle a proclamé d'une voix unanime un Pic de la Mirandole à la quarantième puissance !…
D'une inclination de. tête, le major disait oui à tout.
– Ah ! milord, fit M. de Sarcus au paroxysme de son élan, ce jour comble mon ambition, puisque je lui dois l'honneur de connaître le plus merveilleux génie qui ait jamais illustré et illustrera jamais l'humanité !
Le major Whittington fut impassible devant ces éloges, aucun des muscles de son visage ne remua, son flegme de glace était inaltérable. A son admirateur, qui finalement s'étonnait de voir un si grand personnage se cloîtrer dans une obscure retraite et se dérober à la gloire, aux couronnes, aux honneurs, au trône, au culte que l'universalité de ses contemporains brûlaitde lui décerner, il répondit
– Un récit très succinct de mes infortunes vous expliquera la légitimité de ma misanthropie ; quelques mots suffiront…
En ce temps-là, grâce à la vapeur, au gaz, aux machines, aux innombrables inventions humaines, le niveau de la douleur avait considérablement baissé sur la terre. Ce qui jadis n'eût été qu'une simple piqûre de bistouri devenait, vu cet abaissement du niveau, une large et cruelle blessure ; la plus légère contrariété produisait sur l'homme des effets tout aussi désastreux que l'eût pu faire ce qu'on appelait autrefois des malheurs et des catastrophes. Sous l'empire de cet état de choses, le major Whittington avait horriblement souffert ; sa vie n'offrait qu'un enchaînement non interrompu de désastres. Il sortait à peine de l'adolescence que ses parents le laissaient maître d'une fortune considérable et le privaient ainsi de la gloire d'être le fils de ses oeuvres. Peu après, un vieil oncle célibataire, qu'il n'avait jamais vu, mourait d'une indigestion de joies et lui léguait, avec une fortune prodigieuse, des titres qui le constituaient l'un des premiers personnages du royaume. Avec moins d'énergie, il fût mort de désespoir ou se fût suicidé ; sa haute vertu triompha d'un lâche découragement. Narguant les préjugés, dédaignant les devoirs de son état, il se confia dans la solitude et se plongea dans l'étude des sciences, ce qui avait toujours été sa passion : chimie, physique, mécanique, astronomie, médecine, physiologie, philosophie, métaphysique, il dévora tout et se montra supérieur à tout. Ses veilles, ses labeurs, ses combinaisons, ses industries, ses imaginations, enrichirent les arts et les sciences d'une série de découvertes et de chefs-d'œuvre tous plus étonnants les uns que les autres. Pourquoi ? Pour se voir méconnu, honni, calomnié, pillé, persécuté par ceux mêmes qu'il enrichissait. On en jugera par un exemple. Il inventa le fameux télescope qui porte son nom ; c'est une merveille connue : avec ce télescope, qui ne coûte qu'un million, on peut se promener dans la lune comme dans l'un des jardins du voisinage. Quel service ! Eh bien, l'on prétendit qu'il avait acheté à prix d'or cette découverte d'un industriel pauvre et oublié. Ce n'était rien encore. Depuis près de deux siècles, un prix était offert au savant qui parviendrait à réformer la table des marées. Pour lui, ce ne fut qu'un jeu d'enfant : ses calculs étaient infaillibles. Les éléments se conjurèrent contre lui. Parce que le fait brutal osa le démentir, parce que la mer eut l'impertinence de contredire d'une vingtaine de minutes ses impérissables réformes, le prix lui fut refusé. Cette iniquité révoltante porta ses malheurs au comble. Résolu d'en finir avec une existence à jamais flétrie et empoisonnée, il réalisa sa fabuleuse fortune en banknotes et acheta un grade dans l'armée de l'Inde.
– J'étais décidé, reprit ici le major, à me laisser mourir du climat ou de la guerre ; la mort me refusa : il n'y eut point de guerre, et le climat fut plein de respect pour moi. À mon sens, on ne pouvait être plus misérable. Je me trompais. Mes excessives richesses étaient un aimant irrésistible qui, à la longue, avait groupé autour de moi toutes les miss aventureuses et sans dot de la Grande-Bretagne ; j'étais le point de mire des yeux les plus beaux et les plus dangereux du monde. Une créature blonde et rose, d'apparence vraiment angélique, réussit à me faire tourner la tête ; je tombai éperdument amoureux. Notre mariage fut célébré avec une pompe extraordinaire. Nous eûmes des palais, des jardins sur les bords du Godavery, des milliers de serviteurs, des éléphants ; nous menâmes une existence de prince. Je me croyais compris, et les plaies de mon cœur commençaient à se cicatriser quand, à l'heure où j'y songeais le moins, je surpris celle que j'avais faite l'égale d'une reine… absorbée dans l'élucubration de stances aux étoiles. J'avais épousé un blue-stoking ! La foudre m'eût causé une surprise moindre ; je fusse tombé d'un dixième étage, la tête en bas, que j'eusse reçu une moins rude secousse. Sous l'empire de la fureur qui me possédait, les flammes dévorèrent les stances, et les caïmans du Godavery la créature perfide. Après quoi, j'essayai de mourir. Le coup dévia ; je me fis une blessure qui n'eut d'autre conséquence que celle de changer la direction de mes idées. Outré d'avoir été jusqu'à ce jour le plus infortuné des mortels, il me prit fantaisie d'en être le plus heureux et de diriger à l'avenir tous mes efforts vers ce but. Ma certitude, puisée aux sources d'incessantes spéculations, était que la clef du bonheur parfait réside en l'art de se passer d'autrui. Je quittai l'Inde, j'abjurai mon ingrat pays et je vins incognito m'établir en cette plaine. L'expérience m'a donné raison, j'ai réussi au delà de mes espérances ; s'il m'arrive de souffrir encore, c'est de monotonie, et je suis parfois réduit à me causer quelque mal pour être moins heureux.
M. de Sarcus, tout navré, avoua qu'il faudrait remonter le cours d'un siècle au moins pour trouver des infortunes aussi poignantes que celles qui venaient de frapper ses oreilles ; il félicita ensuite le major sur la sérénité à laquelle il était enfin parvenu.
– Bien que, ajouta-t-il, je ne me rende compte que très imparfaitement de la manière dont milord, dans une séquestration si absolue, peut employers on temps.
– Sachez, monsieur, répliqua lord Whittington, que six semaines suffiraient tout au plus à l'examen des distractions que je puis me procurer sans sortir de chez moi. Il vous plaira, j'espère, de voir les principales. Procédons avec méthode. Un homme de votre mérite doit aimer les voyages, et cela avec d'autant plus de passion que ses devoirs ne souffrent guère qu'il satisfasse son penchant. Vers quel pays s'envolerait M. de Sarcus, si, par impossible, il lui poussait tout à coup des ailes ?…
Cependant, la nuit se faisait peu à peu dans la pièce ; il y régna bientôt des ténèbres profondes.
– Vers Pékin, Saint-Pétersbourg, Philadelphie, ou encore vers le Japon ? continua le major. Daignez me le dire.
L'amour des voyages avait en effet toujours possédé M. de Sarcus. Il confessa, à tout hasard, le désir qui l'avait longtemps poursuivi de voir l'Inde. Aussitôt une sorte de craquement se fit entendre, et l'immense boiserie du fond de la pièce disparut graduellement pour laisser voir, sous les rayons d'un soleil éclatant, des perspectives d'une splendeur incomparable. Les pagodes, les édifices, les jardins, les campagnes et les mille autres détails de ces perspectives avaient les dimensions, le relief, l'éclat et l'animation de la nature même ; c'était quelque chose de magique, d'enivrant, de sublime. M. de Sarcus put dédommager sa passion en souffrance. Devant ses yeux éblouis défilèrent tour à tour Calcutta, Bénarès, Delhy, Jaggernauth et les plus intéressants points de vue du Bengale et du royaume de Mysore. Son enthousiasme n'avait plus de bornes, il était presque fou de joie. Par le fait d'un prodige incompréhensible, le monde entier roulait en quelque sorte dans sa main. Il exprima le désir d'aller en Chine, au Cap, au cœur des deux Amériques, à la Terre-de-Feu, et il y fut de même sur-le-champ transporté.
Les mots manquèrent à l'expression de son ravissement, de son extase ; d'ailleurs un coup de piston en supprima tout-à-coup la cause. Sous peine d'épuiser le jour à ces seules merveilles, il fallait s'arrêter. La boiserie déplacée fut remise en place, et la lumière du soleil filtra de nouveau à travers les fenêtres de la pièce.
Pour la première fois, le major quitta son fauteuil. À cause de ses jambes démesurément longues, il était encore plus grand debout qu'on ne le jugeait à le voir assis ; son extérieur avait réellement quelque chose d'imposant.
– Maintenant, messieurs, dit-il de son flegme le plus automatique, si vous l'avez pour agréable, nous descendrons au jardin.
Il avait déjà pris sur ses hôtes un tel empire que ceux-ci, pénétrés d'une admiration presque religieuse, se levèrent sans souffler mot et le suivirent. Au bas de l'escalier, le major leur dit :
– Ces messieurs ne seraient-ils pas charmés de faire un tour de promenade à travers mon parc ? J'ai une locomotive à ma discrétion. En attendant le dîner, nous causerons tout aussi bien dans un wagon, en plein air, que là haut…
Avant même que le baron de Sarcus et ses secrétaires fussent revenus de la stupeur que leur causaient ces offres, une locomotive, docile aux ordres d'un mécanicien, s'échappa de l'une des faces latérales de l'hôtel ; elle remorquait une élégante voiture découverte où le major invita ses hôtes à prendre place. Aussitôt la machine, à train mobile, vira à droite sans qu'il fût besoin de plaque tournante, vomit la fumée, souffla la vapeur, siffla et partit. Sa vitesse fut réglée sur celle d'un train d'agrément. Les promeneurs pouvaient jouir à leur aise de la vue des sites au travers desquels ils passaient. C'était un spectacle varié et des plus curieux : au luxe, à l'éclat et à la variété des fleurs, des plantes, des arbres qui çà et là croissaient et fleurissaient en pleine terre, il était aisé de se faire illusion et de se croire sous le climat le plus riche en plantes et en arbustes précieux ; des odeurs exquises embaumaient l'atmosphère ; des bois d'orangers, de citronniers, de grenadiers, tout chargés de fruits, y répandaient l'ombre à profusion. Au sortir de ces bois, les yeux étaient frappés par des plantations de cannes à sucre, par des champs de riz, par une pépinière de caféiers, de cotonniers, d'arbrisseaux à thé. Plus loin, on traversait une forêt de bananiers, de palmiers, de cocotiers et d'arbres à pain. Sans parler des bassins où se jouaient, sous le feu croisé des jets d'eau, toutes sortes d'oiseaux aquatiques ; des buissons fleuris où chantaient à tour de rôle des fauvettes, des pinsons, des rossignols ; des prés où se reposait un troupeau de gazelles ; des taillis où des bêtes fauves se tenaient coites.
À travers toutes ces richesses, le convoi décrivait des courbes d'une hardiesse incroyable, tournait à droite, tournait à gauche, faisait cent tours et détours, et cela sans jamais traverser les mêmes paysages, si bien qu'au bout d'une heure, avec une vitesse moyenne, les hôtes du major ne croyaient point avoir mesuré l'enceinte du parc.
Cependant lord Whittington, accoudé sur les coussins, l'œil plein de brouillard, l'air rêveur, parlait de ceci, de cela, et d'autre chose encore.
– Nos ancêtres, disait-il, avaient peur de tout ; leurs yeux étaient fermés aux idées les plus simples. Ainsi, la guerre et la peste les effrayaient sans doute, et pourtant ils eussent été plus effrayés encore de l'anéantissement radical de ces fléaux. Ils semblaient persuadés que cet anéantissement déciderait d'un accroissement de populationdéplorable, funeste, et finirait par faire le monde trop petit. Quelle aberration ! Comment leur échappait-il que, la place venant à manquer en longueur et en largeur, nous prendrions tout naturellement en hauteur et bâtirions dans le ciel ?
– Témoin, milord, s'empressa d'ajouter M. de Sarcus, le plan soumis en ce moment au conseil général de la Seine, et que le conseil général ne saurait manquer d'adopter avec enthousiasme…
– De superposer à Paris, interrompit tranquillement le major, au moyen de charpentes à jour et de planchers en glace, une ville non moins grande et non moins belle que cette capitale.
– Vous connaîtriez ce plan ?
– Il est de moi : une de mes vieilles idées. On raserait les villes et villages des alentours et livrerait à la culture tous ces terrains qui seraient successivement défrichés, labourés, ensemencés, moissonnés avec des machines d'une vitesse de vingt lieues à l'heure.
– Ah ! avec Votre Seigneurie, fit le baron, il faudrait des degrés au sublime. PAGE 130
– Il en est de même, continua le major, de la direction des aérostats. Jamais peut-être l'esprit de l'homme ne s'est-il montré plus ingénieux que dans l'examen de ce problème ; aussi ne puis-je assez m'étonner qu'une chose si simple ait échappé plus d'un siècle à la sagacité des chercheurs. De quoi s'agissait-il, en effet ? De ruser avec le vent du moment où l'on ne pouvait le soumettre. L'air, dans ses variations et ses caprices même, devait être soumis à des lois invariables. Mes observations m'ont appris ces lois ; j'ai dressé une carte ; elle enseigne, avec des détails infinis, pour toutes les latitudes, pour toutes les couches atmosphériques, la direction et le degré de force du vent jour par jour, heure par heure et seconde par seconde ; les tempêtes, les coups de vent, les trombes y sont prévus. Somme toute, avec l'aérostat de mon ami Ottway et ma carte des courants d'air, on peut se rendre en ballon, par n'importe quel temps, d'un point à un autre sans courir aucun risque. »
La locomotive allait toujours son train.
– J'y songe, milord, dit vivement M. de Sarcus, ces maisons de santé aériennes, dont le docteur Pritchard fait si grand bruit, ne seraient-elles pas aussi de vous ?
– C'est en vérité peu de chose, repartit le major ; un enfant eût imaginé cela. Vous savez que Pritchard guérit toutes les maladies à l'aide de bains atmosphériques. Un tout petit obstacle gênait l'emploi général de son système : l'embarras de se procurer sur-le-champ, en quantité suffisante, la qualité d'air que réclame l'état du malade. Pritchard a été de mes amis je lui ai communiqué un plan ; il est en train de le réaliser. De jolis cottages, noyés dans les fleurs et les arbustes, seront enlevés par d'immenses aérostats et maintenus par des câbles qui permettront de les fixer dans telle ou telle région de l'atmosphère. Le docteur, muni d'un eudiomètre, fera l'ascension avec ses malades, les installera, les confiera aux soins d'un interne et descendra chez lui au moyen d'un parachute.
M. de Sarcus, émerveillé, semblait douter que le major pût fournir de nouveaux éléments à son admiration.
– Eh, monsieur, fit le major en étendant la main, jetez les yeux autour de vous. Tout ce qui frappe vos sens, ces fleurs superbes, ces arbres rares, ces fruits d'or, ces oiseaux qui chantent, ces quadrupèdes qui paissent, toutes ces choses sont dues à mon art. Il n'est pas un grain de poussière entre ces quatre murs qui ne soit de ma création. Je voudrais avoir le temps, vous assisteriez à toutes les péripéties d'une chasse à courre : sous ces remises reposent une meute de chiens qui aboient, des piqueurs qui sonnent des fanfares, des écuyers, un magnifique cheval le plus doux du monde à conduire. Ou bien j'animerais les poissons qui dorment au fond de ces bassins et vous ferais pêcher des anguilles, des brochets, des truites ou des saumons. Vous pourriez encore, dans l'élégante gondole suspendue là-bas entre les rameaux de ce cèdre, ressentir toutes les émotions d'un voyage à travers les mers les plus orageuses. Mais le jour baisse.
– En vérité, milord, dit le baron confondu, à peine oserais-je raconter ce que je vois : on ne trouverait personne pour ajouter foi aux choses qui se passent ici ; le récit en serait taxé de fable absurde, extravagante, issue d'un cerveau en délire.
Le wagon s'arrêta.
– Descendons, messieurs, dit le major. Je me flatte de vous avoir donné quelque appétit…
Ils rentrèrent dans l'hôtel et montèrent de nouveau au premier.
Une table splendidement servie les y attendait. Du plafond pendaient vingt lustres énormes en or tordu et ciselé, aux branches desquels se balançaient des festons et des grappes de pierres précieuses ; sous les flots de la lumière que répandait le seul de ces lustres qui fût encore allumé, sur la nappe la plus fine et la plus blanche, où étaient rangés quatre couverts, des vins, des liqueurs, des viandes, des terrines, etc., étincelaient des fleurs, du vermeil, des cristaux. Rien n'était ni plus magnifique, ni plus réjouissant à voir. Chacun des hôtes s'assit à la place qui lui était assignée. La table abondait en mets friands et délicats. Tout fut jugé exquis, succulent ; chaque coup de dent, chaque lampée étaient accompagnés d'un murmure ou d'un mot de satisfaction. Le magistrat et ses secrétaires commençaient à subir l'influence des spiritueux, une sorte d'exaltation les envahissait ; ils buvaient, mangeaient, jasaient et semblaient désormais hors d'état de s'étonner même de la résurrection des morts.
Lord Whittington les encourageait :
– Mangez, messieurs, disait-il, buvez ! Vous n'avez pas à craindre chez moi d'être empoisonnés. Tous ces aliments, ces vins, ces viandes froides, ces marinades, ces conserves, ces épices, ces liqueurs sortent de mon laboratoire.
On gagna ainsi le dessert. Les vins capiteux coulèrent à flots ; on porta des santés à la chimie, à la mécanique, au major, à la nature. Une gaieté un peu bruyante succéda graduellement à la sérénité du début. Le froid Whittington lui-même y prit part, sa langue se délia, il fit preuve d'une loquacité surprenante ; son éloquence, surexcitée par de nombreuses rasades, atteignit à des hauteurs vertigineuses. Le moment était propice. Sa répugnance aux spéculations métaphysiques n'avait point de mesure ; il ne s'y était adonné que par ambition de résoudre décidément des problèmes qu'il plaisait aux métaphysiciens de résoudre à nouveau tous les cinquante ans ; un volume sous presse, qui paraîtrait plus tard, imposerait pour jamais silence aux inventeurs de tourbillons. Il n'en daigna pas moins, par provision, dire son mot sur la création, sur l'origine, les destinées, les fins de l'espèce humaine, et cela en termes si nets et si limpides que les gens les moins versés en ces matières eussent compris. De l'avis du baron, il eût fallu être voué à une cécité intellectuelle incurablepour se refuser à croire et contredire.
Toutefois, ce dernier, au paroxysme de son enthousiasme, estimait que milord n'en serait pas moins heureux pour voir de temps à autre des personnes d'élite, et notamment des visages de femmes.
– Oh ! fit le major, je ne manque point de société. Vous verrez milady, miss Whittington, miss Jeanne, mistress Ingram…
Une horloge sonna.
– Sept heures trente-cinq minutes et quatre secondes, ajouta le major. En attendant, messieurs, à moins que la musique ne vous irrite, j'aurai l'honneur de vous faire entendre une sérénade à grand orchestre.
– Quoi ! Sa Seigneurie aurait aussi un orchestre à ses ordres ?
– Mieux que cela, monsieur : un orchestre créateur, qui improvise ce qu'il exécute, et dont les combinaisons toujours nouvelles dégoûtent étrangement des meilleures symphonies du passé. La source de mes jouissances est intarissable. Fatigué d'harmonie, j'ai recours à la peinture ou à la plastique : Apelles et Phidias ne désavoueraient pas la série de tableaux éblouissants et de groupes admirables que j'obtiens par les mécanismes de mon invention. Le temps manque à mon désir de vous exposer mes ressources ; je me bornerai à mettre tout à l'heure sous vos yeux les modèles réduits de mes plus ingénieuses découvertes. »
Sa Seigneurie n'avait pas fini de parler que l'orchestre préludait déjà. Il était encore permis de s'entendre : une dizaine d'instruments tout au plus exécutaient en sourdine une introduction de la plus majestueuse lenteur. Le renflement progressif des sons couvrit bientôt la voix du major ; tous les instruments connus et inconnus vibrèrent successivement et aidèrent ensemble au scherzo, qui subitement bondit et amusa l'oreille de pirouettes et de bouffonneries. Peu s'en fallait que le volume du tapage n'excédât le sens auditif. Et pourtant ce n'était rien. Un hymne inspiré du national God save the king éclata tout à coup avec violence ; le nombre des instruments, graduellement triplé, quintuplé, décuplé, se trouva porté plus qu'au centuple à mesure qu'on approcha davantage du terme des développements ; dans la dernière partie du finale, notamment, le vacarme atteignit aux dernières limites du possible. Qu'on imagine le moment le plus chaud d'une bataille, alors que tambours, clairons, fusils, canons, obus, mortiers, cris des mourants, hourras des soldats résonnent en chœur ; et encore ! Peut-être, pour compléter la comparais, ne ferait-on point mal d'y joindre le roulement de la foudre dans les montagnes. Ah ! l'ombre de ce compositeur monstre, qui rêvait des orchestres monstres, des concerts monstres, et réalisait des effets monstres, lesquels effets, par exemple, ne firent jamais trembler que les fenêtres ; l'ombre, disons-nous, de ce grand homme, de ce précurseur, dut être contente !
Cependant M. de Sarcus s'était assoupi ; il sommeilla environ un quart d'heure. Sous l'empire de la digestion et des masses harmoniques de l'orchestre, le sommeil l'avait gagné ; le silence le réveilla. Il entr'ouvrit les paupières pour les baisser aussitôt ; l'intensité de la lumière qui inonda ses yeux les offusqua. De clignotements en clignotements, il se fit à l'éclat de l'incendie dont la salle resplendissait.
Un spectacle imprévu, curieux, éblouissant frappa ses regards ; il s'imagina quelques instants être aux prises avec les féeries d'un rêve, ou encore avec les hallucinations de la fièvre ; les vingt lustres étaient en feu, d'énormes glaces, magnifiquement encadrées, tapissaient trois des côtés de la salle ; entre ces glaces saillaient du mur des bras en or dont les doigts serraient des candélabres à nombreux chandeliers également en feu. Une gigantesque bataille fraîchement peinte, semée d'une multitude de scènes sanglantes, avec des horizons lointains où manoeuvraient des corps d'armée, couvraient le quatrième pan de muraille, lequel mesurait bien soixante pieds de long sur quarante de haut. De riches fauteuils, rangés comme à la comédie, comblaient, à droite, une moitié de la fournaise, vide tout à l'heure. Le centre était occupé par une immense table dont la couverture disparaissait sous toutes sortes de petits nécessaires incrustés d'or et d'écaille, de véritables bijoux destinés à des usages que la forme n'indiquait point. À gauche, d'intervalle en intervalle, se dressaient un buffet chargé de vaisselle d'or, un piano droit en bois de rose, un élégant guéridon où étincelait un service à thé, et diverses tables à jeu.
Trois femmes superbement vêtues et un jeune cavalier costumé en officier de marine jouaient silencieusement aux cartes à l'une des tables ; une quatrième femme, occupée à une broderie, complétait ce groupe. Plus loin était assis le major vis-à-vis d'un vieillard chauve avec lequel il faisait une partie d'échecs. À deux autres tables, M. de Sarcus vit très distinctement ses deux secrétaires jouant tranquillement, l'un au trictrac, l'autre aux dominos, chacun avec un inconnu. Il faut ajouter que M. de Sarcus de l'adversaire de son neveu, de celui de son autre secrétaire et de celui du major ne voyait que le dos.
Assez confus de son oubli, le baron se leva à la hâte et se pencha vers le groupe de femmes. En examinant avec attention ce groupe, il se crut de nouveau le jouet d'un rêve et porta la main à ses yeux. La plus âgée était d'un blond ardent ; elle avait le teint couperosé ; ses yeux bleus de porcelaine regardaient sans voir ; le sourire semblait stéréotypé sur ses lèvres violettes ; des diamants et des rubis brillaient parmi l'or de sa chevelure ; un magnifique collier de perles embrassait son long cou ; des flots de dentelles garnissaient le corsage et les trois volants de sa robe. Elle jouait au whist avec deux jeunes personnes, l'une blonde et rose, l'autre brune et pâle, et un jeune officier. Ces cinq personnes, y compris l'autre femme dont les doigts s'occupaient de broderie, avaient la tête droite, le visage inanimé, les regards fixes, le corps roide ; l'usage de la parole leur semblait inconnu ; elles ne remuaient que l'avant-bras et les mains, encore ne les remuaient-elles que par saccades. Tout cela était étrange et produisait l'effet d'un cauchemar.
Les péripéties du jeu absorbaient complètement le major et les deux secrétaires du baron. M. de Sarcus eut tout tout le temps d'examiner leurs adversaires. Entre ceux-ci et le groupe assis à la table de whist l'identité de nature n'était pas douteuse : ils étaient également muets et également impassibles ; leurs regards et leurs traits avaient la même rigidité ; l'avant-bras et les mains étaient les seules parties de leur personne qui remuassent.
« Mat ! » cria tout à coup, au milieu d'un bruit de rouages, une voix rauque.
C'était celle de l'adversaire du major.
Celui-ci confessa qu'il était battu ; il leva les yeux, et seulement alors il aperçut son hôte.
– Pardon, monsieur, dit-il avec politesse. Aux prises avec les émotions du jeu, je vous oubliais. Laissez-moi vous présenter ma famille.
Il conduisit le juge stupéfait à la table de whist. À peine toucha-t-il au groupe que les trois femmes et le jeune officier interrompirent la partie et se levèrent d'un bond, comme s'ils eussent été soulevés par des ressorts. La femme qui brodait dans le voisinage arrêta son aiguille et se dressa avec la même vivacité.
– Je vous présente milady, fit lord Whittington en désignant la femme aux cheveux d'or.
M. de Sarcus s'inclina. On entendit un bruit singulier ; milady branla la tête, ouvrit la bouche et balbutia :
– Milord beau, milord bon, moi aime milord.
Là-dessus, milady branla de nouveau la tête, s'inclina et se glissa vers la table à thé.
– Miss Whittington, continua le major, qui caressa de la main les joues de la jeune fille blonde et rose.
À son tour celle-ci hocha la tête, entr'ouvrit la bouche et articula très nettement :
– Papa, papa.
Puis alla rejoindre sa mère.
Avec moins de cérémonie, le major présenta successivement Henri Smith, jeune marin fiancé à miss Whittington ; miss Anna, la jeune fille brune et pâle, gouvernante de cette dernière ; mistress Ingram, dame de compagnie, la femme qui brodait. À l'instar de milady et de miss Whittington, ces trois personnes saluèrent, puis se dirigèrent, à l'exception de Smith qui se rassit, du côté de la table où déjà milady versait fort adroitement, dans de petites tasses chinoises, le contenu d'une théière fumante.
Le major entraîna ensuite son hôte stupéfait vers les autres tables de jeu. Il négligea de présenter les inconnus, il se borna à les nommer.
– Ce gentleman chauve, dit-il, est le vénérable sir Norton, le plus habile joueur d'échecs qui ait jamais existé ; il vient encore de me battre, c'est à quoi je dois toujours me résigner. M. votre neveu joue présentement au trictrac avec sir Georges Chalmers, contre-amiral et père de milady. Quant à votre secrétaire, il fait sa partie de dominos avec sir Barclay, esquire, ancien consul et l'un de mes plus vieux amis. Ne les dérangeons pas, ils auront bientôt fait.
M. de Sarcus examinait les joueurs avec une curiosité fébrile.
– Perdu ! perdu ! répétèrent presque coup sur coup les deux secrétaires du baron.
Ils se levèrent ; leur visage exprimait le dépit, mais non pas l'étonnement. M. de Sarcus allait les interroger ; au même instant miss Whittington, miss Anna, mistress Ingram offrirent à l'envi, avec une bonne grâce exemplaire, du thé et des sandwiches à ces messieurs.
– Mistress Ingram, ajouta le major en s'adressant à ses hôtes, ne brode pas seulement dans la perfection, elle joue encore admirablement du piano. J'espère bien qu'elle ne refusera pas de nous faire entendre quelque chose.
Le major prit lui-même la main de mistress Ingram et la conduisit au piano où elle s'assit. Mistress Ingram ne préluda point, elle improvisa sur-le-champ un thème original qu'elle fit suivre de cinq ou six variations : la première était en triolets, la seconde en arpèges, la troisième en trémolo, la dernière en cascades et en fusées. Ses doigts frappaient sur les touches sèchement, l'ivoire résonnait comme sous de petits marteaux ; on ne pouvait pas dire que son jeu fût très expressif, mais il était du moins d'une régularité parfaite.
Miss Anna fut priée ensuite de chanter. Elle ouvrit une bouche énorme qui la défigurait et fit entendre des vocalises. Sa voix de contralto, sonore, éclatante, métallique, embrassait quatre octaves pleines ; cette voix unique allait des notes les plus basses aux notes les plus aiguës avec une merveilleuse facilité. Elle exécuta les trilles les plus vifs, les fusées les plus rapides, les sauts périlleux les plus surprenants, sans peur et sans fatigue. On ne pouvait entendre rien de plus parfait. Le petit auditoire était ravi ; milady, spécialement, approuvait de la tête, des mains, de la langue ; elle répétait à chaque phrase :
Brava !brava ! brava !
Miss Anna roula enfin à sa place. L'orchestre se fit de nouveau entendre. En apercevant Henri Smith saisir la taille de miss Whittington et se mettre à son pas, M. de Sarcus comprit que les deux jeunes gens allaient valser. En effet, à la suite de quelques mesures lentes et d'un point d'orgue, l'orchestre éclata en accents joyeux, et les deux fiancés, éloignés l'un de l'autre de la longueur des bras, tournèrent en mesure à peu près comme les valseurs en bois des joujoux du Tyrol. Ils ne restaient point en place, ils décrivaient un circuit autour des tables et accéléraient le mouvement au gré du rythme incessamment plus rapide de l'orchestre. Cette rapidité croissait d'instant en instant, les formes des deux fiancés devenaient de moins en moins distinctes ; il arriva enfin qu'on ne vit plus qu'une forme de couleur indécise, et que leur tournoiement ressembla à un véritable tourbillon. Un signe du major les arrêta court. Ils retournèrent chacun à sa place sans paraître nullement émus ni essoufflés.
M. de Sarcus n'avait pas encore l'assurance d'être bien éveillé ; son doute à cet égard lui causait une sorte de supplice. Fondé à se croire le jouet d'une hallucination, il s'étonnait cependant de sa perception si nette et si persistante du même milieu, des mêmes personnes et des mêmes choses. Pouvait-on admettre qu'un rêve durât si longtemps, s'enchaînât avec tant de logique, et cela sans aucune espèce de solution de continuité ? Il ressentait une sorte d'oppression douloureuse qu'il attribuait à ces réflexions, quand le major lui dit :
– Actuellement, monsieur de Sarcus, pendant que milady reprendra et achèvera sa partie de whist, et en attendant le ballet pantomime que je compte faire représenter devant vous, nous ferons, si vous le voulez bien, le tour de cette table et passerons ensemble la revue de mes meilleures découvertes.
Ils longèrent la grande table encombrée de boîtes plaquées et vernies. Ces boîtes différaient les unes des autres par la forme et la dimension ; quelques-unes n'avaient pas plus de volume qu'une tabatière, d'autres avaient le calibre d'un nécessaire de voyage. La mémoire de M. de Sarcus, excellente d'ailleurs, n'eût pas suffi au nombre de modèles réduits que le major mit sous ses yeux. Chaque boîte était l'étui d'une machine microscopique. On comptait dans cette collection la machine à couper les habits, la machine à broder, la machine à fabriquer de la bière, du thé, du café, la machine à faire la barbe, celle à produire des légumes et des fruits, à envelopper du chocolat, à pondre des oeufs, à friser les cheveux, à laver le linge, à forger, etc., etc. Le major n'oubliait pas de mettre en relief les inappréciables bienfaits de toutes ces découvertes : avec l'assemblage complet des machines aratoires, un seul paysan suffirait à une ferme de dix hectares et plus ; avec telle autre, il ne serait besoin que d'un ouvrier pour l'exploitation de la fabrique la plus considérable. Les deux tiers au moins des hommes n'avaient plus qu'à se croiser les bras. Des ouvrages qui jadis réclamaient la main d'un ouvrier habile, il n'en était pas un aujourd'hui qu'on ne pût obtenir à l'aide d'un mécanisme. La plupart de ces merveilles n'eurent qu'un coup d'œil rapide du baron de Sarcus ; il ne s'intéressa guère qu'aux machines qui tendaient à supprimer l'intelligence : la machine à dessiner et à peindre, par exemple, la machine à sculpter,la machine à composer la musique, à versifier, la machine à faire les opérations mathématiques les plus complexes, et surtout l'ébauche de la machine à épuiser les probabilités en toutes choses, le frappèrent d'admiration.
– Vraiment, milord, s'écria-t-il, on peut dire que le génie de l'homme ne saurait aller plus loin, et qu'après vous il faut fermer l'ère des inventeurs et des inventions !
Il n'en tournait pas moins la tête à tout bout de champ : certains bruits l'inquiétaient ; les deux battants de la porte du salon ne cessaient de s'ouvrir pour livrer passage tantôt à un militaire chamarré de cordons, tantôt à un gentleman en habit noir, tantôt à une femme habillée de velours, couverte de fleurs et de bijoux. Ces personnages, sous les déguisements les plus divers, ne pouvaient cacher leur air de famille. Annoncés successivement par l'espèce d'aboiement du domestique debout à l'entrée, ils se faufilaient en souriant jusqu'à milady, s'inclinaient devant elle et allaient avec ordre prendre possession des sièges qui faisaient face à la muraille peinte. Le baron oublia un moment de prendre garde à ces détails. Il s'aperçut tout à coup que les sept ou huit longues rangées de fauteuils étaient comblées par une nombreuse et brillante compagnie. Des chuchotements comparables au bruit de vingt mille montres dans une même chambre emplissaient ses oreilles.
Sa stupeur n'avait point de bornes. À voir tous ces gens raides et immobiles, assis en rang d'oignons, pliés à angles droits, il se crut un moment égaré au milieu d'une assemblée de dieux égyptiens.
Insensiblement la musique couvrit le bruit des conversations. Le major avait déjà obligeamment prévenu ses hôtes que le ballet était commandé, et qu'ils voulussent bien choisir des places.
« Un ballet ! pensa M. de Sarcus confondu. Où ? comment ? »
Il s'attacha encore une fois à l'idée qu'il rêvait, que toutes les choses qui défilaient devant lui participaient du sommeil ou des fantasmagories de la fièvre. Encore une fois, il n'eut pas le loisir de vérifier cette hypothèse. Sous les motifs nébuleux de l'orchestre, il plongeait rapidement, à son insu même, dans le royaume des féeries.
L'immense peinture qui couvrait le côté de la salle vers lequel étaient tournés les spectateurs frissonna inopinément comme la surface d'un bassin sous le vent du soir. Ce qui, au premier abord, avait la solidité d'une muraille n'était qu'une toile peinte. Les deux tiers environ de cette toile, enlevés graduellement par un mécanisme, démasquèrent un théâtre large et profond et, aux sons d'une musique sans doute appropriée à la pantomime des personnages, la représentation commença.
Un guide n'eût pas été superflu ; le plus intrépide déchiffreur d'hiéroglyphes eût reculé devant la tâche de pénétrer l'action ; jamais scénario plus obscur n'avait servi de prétexte à danser. Il devait évidemment s'agir d'un prince et d'une princesse dont l'union, inscrite au livre des destinées, souffre dix ou douze tableaux de retardements. Les puissances du monde fantastique, intéressées les unes à la mortification, les autres à la gloire d'un amour invincible, luttaient à l'envi de ruses, de prodiges et d'actes de courage.
Au reste, on ne pouvait rien imaginer de plus beau que la mise en scène : c'était à faire pâlir le soleil même. Les décors changeaient à chaque scène, et les changements à vue s'opéraient avec la rapidité de l'éclair ; à peine avait-on le temps de les voir : il semblait qu'on fût à la portière d'un wagon en marche à travers de belles campagnes.
Cependant, au château assiégé par des géants et défendu par des nains succédait une légion de fées se battant à l'arme blanche avec des génies ; un branle de sorcières hideuses autour d'une chaudière faisait place à des quadrilles de papillons au milieu d'un jardin où les fleurs s'animaient et se mêlaient aux danses ; il y avait encore des cavernes pleines de reptiles et de monstres, des forêts périlleuses peuplées de fantômes, de chauves-souris, de mille chimères.
Tous ces personnages allaient, se croisaient, dansaient d'une façon à faire pâmer d'aise. Tournant la tête à droite et à gauche, roulant les yeux, ils remuaient les bras comme des fantoccini, tandis que, glissant tantôt sur une jambe tantôt sur une autre, ils semblaient tenir aux planchers comme le fer à l'aimant. Un étang chargé de patineurs à demi gelés n'eût pas causé une sensation plus singulière. Des costumes distinguaient les sujets ; la première danseuse, par exemple, était couverte de pierreries. Il fallait la ranger au nombre des plus grands artistes. Elle exécuta divers pas et pirouetta sur l'extrémité du pied avec une rapidité foudroyante qui excita par intervalles les transports du public.
Le rideau enfin tomba sur l'inévitable triomphe des deux amoureux dans une atmosphère resplendissante de feux de Bengale.
M. de Sarcus n'avait absolument rien compris ; toutefois, incessamment sollicité par une musique tour à tour dramatique et joyeuse, par les changements à vue, par la beauté et la richesse des costumes, par les coups de théâtre, par l'étrangeté des mimes et des danseurs, il s'était oublié jusqu'à rire, jusqu'à crier bravo, jusqu'à battre des mains. Tout entier à la magie de la représentation, ses singuliers voisins, avec leurs cris et leurs applaudissements en quelque sorte mécaniques, l'avaient à peine préoccupé. Leur souvenir lui revint à la chute du rideau : il les vit, pendant la péroraison de l'orchestre, se lever les uns après les autres, se tourner à gauche, glisser jusqu'à milady, la saluer et disparaître par la porte, comme ils étaient venus. En ce moment l'orchestre frappa les derniers accords du tutti. Il ne restait plus dans la pièce que les acteurs du premier acte de la soirée. Le contre-amiral Chalmers se leva à son tour, serra la main de son gendre et sortit. Henri Smith, John Barclay, esquire, le vénérable sir Norton ne tardèrent pas à suivre son exemple. Debout et entourée de sa fille, de miss Anna, de mistress Ingram, milady recevait le bonsoir de son époux. Le baron de Sarcus courut à elle, saisit une main qu'elle lui abandonna volontiers, et lui di :
– Ah milady, femme idéale, merveille de grâce, modèle de fidélité et de discrétion, permettez-moi de vous baiser la main.
Milady, en réponse, baragouina quelques syllabes étrangères dans lesquelles le baron n'eut point de mal à démêler ce vers de Sophocle :
Γύναι, γυναιξὶ κόσμον ἡ σιγὴ φέρει. [*]
Les lustres furent éteints peu à peu. Tout rentra dans le premier bruit de rouages qui avait frappé au début les hôtes du major. À diverses reprises, M. de Sarcus, à bout de louanges et d'admiration, avait manifesté l'intention de se retirer. Des sons étranges frappèrent tout à coup ses oreilles ; une voix de perruche, qui semblait venir du rez-dechaussée, se mit à siffler
Vive Henri quatre,
Vive ce roi vaillant…
Un petit ricanement s'échappa du major.
– Que signifie !… s'écria M. de Sarcus stupéfait.
Descendons, messieurs, répliqua tranquillement le major. Vous paraissiez craindre pour mes richesses ; mes murs vous semblaient faciles à franchir, mes portes faciles à forcer. Descendons. Un heureux hasard se charge précisément de répondre pour moi.
Ils descendirent. Au pied de l'escalier, le major, au lieu de les conduire sur-le-champ au jardin, les pria de le suivre à gauche et de pénétrer avec lui dans une pièce dont la porte était entr'ouverte. Les ténèbres y étaient profondes. À peine y furent-ils entrés que des soupirs éveillèrent leur attention.
Vingt becs de gaz éclairèrent subitement une scène qui les étonna d'abord et qui bientôt excita leur gaieté.
À gauche de l'entrée, dans l'angle d'une salle pleine de meubles précieux, devant un immense coffre-fort ouvert à deux battants, se tenait immobile un homme pauvrement vêtu qui geignait. Ils ne lui voyaient que les reins et ne pouvaient concevoir comment le misérable, sans s'alarmer du bruit ni des lumières, ne songeait pas même à retirer ses mains plongées dans le coffre. Le major les pria d'approcher. Ils comprirent alors pourquoi l'inconnu se tenait ainsi en repos. Ses poignets bleuissaient sous la pression de bracelets en fer, et ses mains, allongées par la torture, planaient piteusement au-dessus de nombreuses piles d'or et d'argent rangées en bataille sur le rayon.
– Ah ! ah ! mon gaillard, fit gaiement M. de Sarcus, mal vous en a pris de vous attaquer aux guinées de Son Excellence.
Ces paroles furent accueillies par une hilarité générale. Le voleur se taisait. Il était jeune, de longs cheveux bruns tombaient épars sur ses épaules ; son visage, amaigri par les privations, ne manquait ni de noblesse ni de charme ; il avait un front qui éclatait d'intelligence, un nez aquilin dont les ailes annonçaient une sensibilité extrême ; sa bouche et son menton disparaissaient sous les ondes d'une barbe soyeuse ; une tristesse navrante ruisselait de ses grands yeux bleus. Bientôt débarrassé des menottes qui le martyrisaient, il courba honteusement la tête devant ceux qui l'examinaient.
– Comment se fait-il, lui dit tout à coup le baron d'un ton sévère, qu'un jeune homme tel que l'annoncent vos traits distingués n'ait pas reculé devant une tentative de vol ?
– Hélas ! répondit le pauvre diable d'un air de candeur irrésistible, je ne songeais point à voler : je cherchais un gîte.
– C'est surprenant ! s'écria M. de Sarcus. Vous n'avez donc pas de profession ?
– Pardon, balbutia le misérable à voix basse et en rougissant : je suis poète…
À cet aveu, le major et ses hôtes s'entreregardèrent avec stupeur.
– Un poète ! fit enfin M. de Sarcus, un poète ! le malheureux ! Il en existe donc encore ! Oh ! milord, pour la curiosité du fait, donnons-lui quittance et laissons-le partir.
– Grâce, monsieur, pitié ! repartit aussitôt le poète tout en larmes. Je vous en supplie à mains jointes, ne me chassez pas ! Où irais-je ? Je suis sans asile et sans pain ; mettez-moi en prison !
Le premier mouvement de lord Whittington, à cette prière, fut de prendre une pile d'or sur les rayons du coffre et de la mettre dans les mains du jeune homme. Stimulé par cet exemple, M. de Sarcus lui-même se piqua d'honneur : il plongea sa main dans son gousset et en tira quelques pièces d'argent qu'il ajouta au don du major. Le poète changeait de couleur : il devenait tour à tour pâle, vert, rouge ; il ouvrait de grands yeux hagards ; ses mains restaient ouvertes ; il croyait évidemment rêver ou être le jouet d'une mystification cruelle.
– Prenez, prenez, dit le major avec bonté, et corrigez-vous ; embrassez une carrière quelconque.
M. de Sarcus hocha la tête en signe de doute.
Le poète parut jaloux de lui donner raison : persuadé qu'il ne dormait point, qu'il avait de l'or, qu'il était libre, il fut saisi d'une ivresse voisine du délire.
– Merci, messieurs, merci ! s'écria-t-il soudain avec enthousiasme.Vous êtes de nobles cœurs ! La postérité le saura. Grâce à vous, je vais pouvoir enfin me livrer à la composition de mes odes à la lune !
– Que vous disais-je ? fit M. de Sarcus en regardant le major d'un air significatif. Incorrigible ! incorrigible !
Le poète n'entendit pas. Au comble de la joie, il avait déjà disparu dans les ombres de la nuit.
– Cet incident, messieurs, reprit le major, me fait songer que les chemins ne sont pas sûrs. Permettez-moi de vous offrir à chacun un paletot de mon invention.
Il décrocha du mur des casaques en peau d'ours, sur la fourrure desquelles étaient symétriquement appliqués des canons de pistolet et des lames de poignard, et invita ses hôtes à les endosser.
– Remarquez ces trois olives rangées à l'endroit du coeur, ajouta le major : la première arme l'engin, la seconde le fait éclater, la troisième le met au repos.
M. de Sarcus et, à son exemple, les deux jeunes secrétaires, firent mouvoir la première olive : les lames et les canons se dressèrent d'un air de menace. On eût dit le dos d'un porc-épic sur la défensive.
– En cas de mauvaise rencontre, continua le major, il vous suffira de presser la deuxième olive : vingt balles et vingt coups de poignard vous débarrasseront sur-le-champ de vos ennemis. J'ai appelé ce vêtement le manteau infernal. Veuillez le conserver en mémoire de moi.
Le baron se confondit en remerciements. Il se mit tout entier à la discrétion de Son Excellence et lui exprima combien il serait fier et heureux de lui être agréable d'une manière ou d'une autre.
– Il est à présumer, dit ie major en reconduisant ses hôtes, que mon voisin aura lieu plus d'une fois encore de se plaindre et qu'il ne manquera pas de le faire. Veuillez, si c'est possible, lui inspirer un peu de patience ; mon voisinage ne le gênera plus bien longtemps, et je tiens en réserve d'honorables fonctions pour l'indemniser de ses insomnies…
M. de Sarcus insista pour que Son Excellence ne prît aucun souci de cepetit bourgeois.
– Adieu, messieurs, dit là-dessus lord Whittington, adieu ! Que la science et le progrès vous tiennent en joie ! Avant peu vous aurez de mes nouvelles…
Le malheureux bourgeois, en effet, ne tarda pas à revenir au Palais de justice faire entendre ses plaintes ; il lui arriva insensiblement d'en prendre l'habitude. Sa femme et lui dépérissaient à vue d'œil. Éconduit d'abord avec bienveillance, il le fut ensuite assez froidement et bientôt avec rudesse ; le procureur général se décida enfin à le faire consigner à la porte de son cabinet. L'infortuné eut recours aux pétitions, on les jeta au panier ; la dernière pourtant était menaçante :
« Nous en sommes venus, y était-il dit, à souhaiter une mort prompte pour être délivrés le plus tôt possible d'une existence désormais empoisonnée et intolérable. Prenez-y garde, monsieur le magistrat ! À moins que vous ne mettiez rapidement un terme à la conspiration dont nous sommes victimes, vous aurez à vous reprocher la fin prématurée de deux êtres excellents, modèles de toutes les vertus, qui encore actuellement ne peuvent se croire indignes d'un bonheur acheté par vingt années de commerce, d'ordre, d'économie, de privations et de bon ménage. »
Ces sinistres prévisions ne trouvèrent que des coeurs insensibles. Le bon bourgeois ne prit plus conseil que de son désespoir. Ab irato, il fixa sur-le-champ à la grille de son jardin l'écriteau suivant :
Maison pleine d'agrément à vendre tout de suite pour cause de décès.
Un acquéreur se présenta. Le contrat de vente fut promptement rédigé ; il n'y manquait plus que les signatures. Une nuit terrible changea inopinément les dispositions de l'honnête propriétaire.
Il pouvait être une heure après minuit. Aux lueurs scintillantes des étoiles, la nature reposait. De sourds grondements troublèrent, d'intervalles en intervalles, le silence de la plaine ; on crut à l'approche d'un orage ou aux menaces d'un tremblement de terre. Insensiblement, les roulements crurent d'intensité et devinrent formidables ; rien d'approchant n'avait encore été entendu ; il ne pleuvait ni ne ventait ; le vacarme, sans rappeler la foudre, était plus horrible : c'était un mélange singulier de mille bruits incommodes, une réunion, sur un seul point, de tous les métiers bruyants du monde entier. À ce jeu, Vulcain et ses cyclopes, travaillant de concert sous les voûtes sonores de l'Etna, se fussent avoués vaincus. Pendant deux heures environ, il sembla que des millions de marteaux, des millions de limes, des millions de scies, confondus avec autant de soufflets et de sifflets d'usine, battaient, limaient, taraudaient, sciaient le fer, la tôle, le bois, la pierre, en même temps. Cette symphonie géante, monstrueuse, épouvantable, fut suivie d'une explosion qui fit vaciller les maisons à deux lieues à la ronde et porta l'effroi au cœur des plus intrépides ; bien des gens crurent toucher à leur dernière heure. Néanmoins, ce fut tout. Un silence de mort suivit…
Vers le matin, le pauvre bourgeois, à demi mort de peur, se hasarda à mettre un œil à la fenêtre. Ce qu'il aperçut lui fit croire qu'il n'était pas bien éveillé. Il se frotta les yeux. Aucune méprise n'était possible. Quelques secondes l'étonnement le cloua sur place et le paralysa. Peu après il courut à sa femme et, muet à force d'émotion, la tira par sa jupe jusqu'à la fenêtre. Sa femme ne fut pas moins profondément bouleversée.
Au lieu des hautes et sombres murailles qui, la veille encore, masquaient leur vue une belle grille dorée embrassait actuellement un vaste square au centre duquel s'élevait une sorte de monument.
L'homme et la femme, bientôt au pied de cette grille, ne tardaient pas à joindre leurs conjectures à celles de la foule qui s'amassait incessamment devant cette transformation miraculeuse.
À la tête des autorités prévenues survint plus tard M. de Sarcus, au souvenir duquel résonnaient encore ces paroles prophétiques du major : "Avant peu vous aurez de mes nouvelles". Il fendit les groupes, pénétra dans le jardin, et marcha droit au monument.
C'était un grandiose et bizarre mausolée. Dix pages ne suffiraient pas aux détails de sa composition. Il était d'une forme impossible à décrire. Sur sa base en granit reposait un groupe gigantesque fort habilement conçu, où l'on distinguait, entre mille autres choses, une locomotive, un aérostat, un navire, des câbles électriques, des hélices, des télescopes. L'ensemble était dominé par une petite pyramide et un paratonnerre. Sur deux des quatre faces du piédestal une plaque en marbre attendait des inscriptions.
Du côté est s'ouvrait, dans la base, l'entrée d'un caveau. M. de Sarcus se fit apporter des torches et descendit bravement. Vingt marches à peu près le conduisirent à une vaste salle soutenue par des piliers et des arcs-boutants. Le long des murailles étaient rangés avec ordre des monceaux de manuscrits et plusieurs armoires, tandis qu'au centre s'élevait une tombe en marbre. Le baron s'en approcha ; une épaisse glace sans tain la recouvrait. À travers le cristal, M. de Sarcus aperçut le major couché sur le dos ; il était vêtu de son habit rouge et coiffé de son chapeau à plumes de coq ; à part sa tête, qu'on voyait entière, le reste du corps plongeait à demi dans de moelleux coussins. Il semblait qu'une légère couche de cire fût répandue sur ses traits. L'une de ses mains serrait un papier roulé. M. de Sarcus ordonna à ses gens de soulever le couvercle de la tombe. Le rouleau de papier était à son adresse ; il contenait l'expression des désirs de lord Whittington.
On ne pouvait pas dire que ce fût un testament.
« Je ne suis pas mort. La vie est simplement suspendue en moi par une anesthésie de mon invention. »
Ainsi débutait le major. Il continuait :
« On en trouvera la recette parmi mes papiers. Je désire voir par mes yeux ce que sera le monde dans soixante ans. À ne rien dissimuler, au sein même de mon inaltérable bonheur, germait sourdement et prospérait certain malaise, quelque chose de comparable à l'ennui ou au spleen. Le suicide m'en aurait délivré si je n'eusse eu la ressource de m'endormir. D'ici à soixante ans, peut-être aura-t-on trouvé un remède à ce ténia devant le développement duquel toutes mes découvertes ont jusqu'à ce jour échoué. That is the question. Mon voisin, sa vie durant, voudra bien se charger de garder mon corps à raison de vingt livres sterling par mois : c'est une sinécure dont je lui lègue le privilège à l'intention de lui faire oublier mon turbulent voisinage. Sa tâche consistera à m'épousseter de temps à autre et à renouveler, une fois chaque année, la couche de cire sur mon visage. Il choisira lui-même son successeur parmi les honnêtes gens de sa connaissance. Au bout de soixante ans, la personne qui se trouvera de la sorte constituée mon gardien observera scrupuleusement les instructions consignées dans mes papiers pour me rappeler à la vie. »
Suivaient nombre d'autres dispositions. Le major ajoutait :
« Tous les manuscrits du caveau seront confiés aux soins des membres de l'Académie des sciences, qui voudront bien nommer une commission pour les mettre en ordre, les annoter, les publier, et aider de toute leur influence à la vulgarisation de mes découvertes. Ces messieurs, en outre, daigneront, à ma prière, fonder un prix annuel de huit cents livres sterling au bénéfice de celui qui découvrira le moyen d'être encore parfaitement heureux quand bien même la douleur en viendrait à être radicalement abolie. En présence du bonheur incurable dont les arts industriels, la mécanique, le drainage menacent de doter l'humanité, cette fondation me paraît essentiellement philanthropique. Je lègue à l'Académie des sciences, comme une marque de ma profonde admiration et de ma haute estime, une rente perpétuelle de huit mille livres sterling, à répartir annuellement entre les quarante fauteuils de la section. La moitié des soixante millions renfermés en bank-notes dans mes armoires suffira amplement, je l'espère, à ces divers legs. »
L'honorable mission de veiller à l'accomplissement rigoureux de ces désirs exprès était conférée au bon vouloir et à l'intelligence du baron de Sarcus.
Ces nouvelles produisirent une sensation prolongée dans le monde savant. Diverses feuilles, et notamment le Practical Mecanic's Journal, parurent plusieurs mois encadrées de noir. Une commission fut sur-le-champ nommée à l'effet de coordonner, d'examiner, d'approfondir les papiers du major. Aux innombrables merveilles dont ils contenaient le germe, les membres de l'Académie, section des sciences, furent saisis d'un enthousiasme extraordinaire. Ils se levèrent comme un seul homme, et se rendirent processionnellement, en grand costume, à la demeure de lord Whittington.
Par leurs soins, on grava en lettres d'or sur l'une des faces du piédestal
AU MESSIE SCIENTIFIQUE
et sur l'autre
IL N'Y A PAS D'AUTRE DIEU QUE L'HOMME,
ET WHITTINGTON EST SON PROPHÈTE.
Ainsi soit-il !
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[*] Sophocle, Ajax, v. 293 : "La parure des femmes, femme, c'est le silence".