Charles Barbara
LE MAJOR WHITTINGTON
RÉSUMÉ :
Tout près de Paris, sur les bords de Seine, s'élève un disgracieux quadrilatère de murailles gigantesques, dans lequel on ne peut entrer que par une petite porte sans serrure. Au-dessus on voit un paratonnerre et une cheminée d'usine fumante.
Un jour, comme un voisin s'était plaint du vacarme infernal qui émanait de cette construction mystérieuse, trois représentants de l'autorité, le baron de Sarcus, son neveu Philippe et un secrétaire, se présentèrent à la petire porte. Celle-ci s'ouvrit d'elle-même. Un domestique, droit comme un poteau, arriva, glissant sur des rails, et leva un bras pour leur indiquer la maison, qui était érigée sur un socle transparent dans lequel on voyait des mécanismes en mouvement.
Les trois hommes entrèrent. Un robot ressemblant à un domestique en habit à la française s'anima pour les faire entrer dans une pièce où un personnage vêtu de rouge, coiffé d'un chapeau à cornes et plumes noires, les accueillit fort aimablement. Il appuya sur divers boutons : trois fauteuils sortirent de la muraille, un domestique-robot s'approcha en roulant pour apporter du madère, puis un cadran apparut avec lequel on pouvait communiquer avec le monde extérieur et en recevoir des nouvelles.
Leur hôte était le fameux major Whittington, savant et ingénieur, véritable génie dans tous les domaines. Sans se faire prier, ils leur raconta son histoire.
À peine sorti de l'adolescence, il s'était trouvé à la tête d'une immense fortune, qui lui permit de se former dans toutes les sciences. Il fut alors l'auteur de multiples inventions. Mais, vite frustré parce qu'on lui retirait le mérite et le profit de ses découvertes, il partit dans l'armée des Indes. Là il tomba amoureux et épousa une femme avec laquelle il vécut une vie de prince sur les bords du Godavari, avec des milliers de serviteurs et des éléphants. Mais, ayant découvert un jour que cette femme n'était qu'un bas-bleu qui écrivait des vers, furieux, il la jeta aux crocodiles du Godavari. Alors il décida que le bonheur parfait résidait dans l'art de se passer d'autrui et il vint s'établir près de Paris. Là, dans la solitude de sa forteresse, il créa tout un monde où tout, même les êtres apparemment humains, n'était que machines.
C'est une partie de ce monde qu'il souhaita faire découvrir à ses visiteurs.
D'abord il créa autour d'eux des images en relief et animées de divers pays, l'Inde, la Chine, l'Amérique, la Terre-de-Feu. Puis il fit surgir une locomative traînant un wagon dans lequel ils prirent place pour circuler dans un jardin magnifique couvert de plantes exotiques d'où émanaient d'exquises odeurs, animé de divers animaux et de toutes sortes d'oiseaux, tous entièrement créés par l'art du major
Pendant le circuit dans le jardin, il exposa quelques-uns de ses projets. Pour assumer l'accroissement inévitable de la population sur la terre, il suffisait, selon lui, de rendre à la culture tous les terrains autour de Paris après avoir rasé villes et villages et de constuire au-dessus de la capitale une immense plate-forme transparente sur laquelle on élèverait une nouvelle ville dominant le Paris ancien. Il avait aussi conçu un moyen de diriger les aérostats, sous lesquels on suspendrait de jolis cottages qui, élevés haut dans le ciel, permettraient à des malades de prendre des « bains atmosphériques »
Descendus du train et revenus à l'hôtel, le baron et ses deux secrétaires furent conviés à un repas magnifique, tous les aliments, toutes les boissons étant sortis du laboratoire du major. Puis il fit surgir tout un orchestre qui improvisa une musique se terminant par un vacarme à peine supportable.
Ensuite, dans la salle luxueusement illuminée, des femmes-robots superbes apparurent : le major présenta sa femme, sa fille, sa gouvernante, sa dame de compagnie, ainsi que différents hommes-robots. Alors des jeux s'organisèrent : on joua au whist, aux échecs, au trictrac, aux dominos et tous les humains, même le major, furent battus par les machines.
La dame de compagnie se mit au piano et improvisa avec un jeu d'une régularité parfaite. La gouvernante chanta, d'une voix un peu métallique. La fille du major et son fiancé dansèrent et tournèrent, faisant penser à des petits jouets en bois du Tyrol.
Puis le major présenta à M. de Sarcus difféntes machies de son invention : machines à broder, à faire du café, à friser les cheveux, à laver le linge, à labourer, à dessiner, à faire des opérations mathématiques complètes, de quoi dispenser les humains de tout effort physique et intellectuel
Puis la salle se remplit peu à peu de personnages-spectateurs, qui prirent place sur des sièges, raides et immobiles, et qui assistèrent à un ballet certes incompréhensible, mais dans une mise en scène où les machines produisirent des effets extraordinaires.Enfin tous les robots humanoïdes vinrent prendre congé de l'épouse du major, qui fit entendre, en grec, un vers de l'Ajax de Sophocle : « Femme, le silence est une parure pour la femme ».
À ce moment, des bruits les attirèrent vers le salle au coffre-fort où un voleur, qui avait voulu prendre de l'or, avait eu les poignets menottés par quelque mécanisme; apprenant que c'était un poète, le major le renvoya à l'extérieur après lui avoir donné une pile d'or. Ce fut l'occasion pour Whittington de donner en cadeau à ses hôtes, qui se disposaient à partir, de trois casaques en peau d'ours anti-agressions : en cas de mauvaise rencontre, il suffisait d'appuyer sur un bouton pour lancer vers l'attaquant balles ou coups de poignard.
Au moment où ils sortirent, le major les pria de demander à son irascible voisin d'avoir encore un peu de patience, affirmant qu'il était prêt à l'indemniser pour ses insomnies.
De fait, le malheureux bourgeois multiplia ses plaintes auprès du Palais de Justice, se disant, lui et sa femme, au bord du suicide ; puis il mit sa maison en vente. Mais, une nuit, un vacarme terrible suivi d'une énorme explosion dura plusieurs heures; ensuite ce fut le silence, un silence de mort. Le lendemain au matin, le bourgeois n'en crut pas ses yeux : les hautes murailles avaient disparu et, à leur place, s'élevait un vaste quare au centre duquel s'élevait un grandiose monument sur lequel on reconnaissait une locomotice, un aérostat, un navire, des hélices, des téléscopes.
M. de Sarcus, prévenu, arriva et descendit à la lueur des torches, dans une sorte de bibliothèque, au centre de laquelle, dans une cage de verre, on voyait le corps inerte du major. Un papier expliquait que Whittington s'était anesthésié et qu'il demandait à être rappelé à la vie soixante ans plus tard, curieux qu'il était de connaître dans quel état serait alors le monde : comment pourra-t-on être parfaitement heureux alors que les machines auront donné à l'homme un bonheur incurable en supprimant pour lui tout le mal ? Par le même testament, le major instituait son voisin gardien de sa tombe provisoire et léguait tous ses manuscrits et toute sa fortune à l'Académie des Sciences, qui, reconnaissante. fit graver sur le monument : « Au Messie scientifique. Il n'y a pas d'autre dieu que l'homme et Whittington est son prophète »