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Charles Barbara

LES FOUS

nouvelle imitée de l'indien

parue dans le Journal pour tous, le 4 juillet 1857


Quatre bracmanes allaient à un de ces grands repas qu'on a coutume d'offrir, en diverses circonstances, aux membres de cette caste. Partis chacun d'un village différent pour s'y rendre, ils s'étaient rencontrés par hasard en route, et, après avoir reconnu qu'ils allaient à la même destination, il étaient convenus de faire ensemble le reste du voyage. Chemin faisant, ils furent rencontrés par un soldat qui suivait une direction opposée à la leur. Il les salua comme il est d'usage de saluer les bracmanes. Joignant les mains et les portant au front, il dit : « Seigneurs, je vous salue ! » Les bracmanes répondirent tous les autres ensemble : « Dieu vous bénisse ! »

Non loin de là, les bracmanes découvraient une source, s'y désaltéraient et de reposaient à l'ombre d'un arbre voisin. Leur esprit ne leur fournissant pas matière à conversation, l'un d'entre eux rompit le silence en disant aux autres :

« Il faut avouer que le soldat que nous venons de rencontrer est un homme fort poli et plein de discernement : avez-vous remarqué comme il a su me distinguer, et avec quelle politesse il m'a salué ?

– Mais ce n'est pas vous qu'il a salué, répliqua le bracmane assis auprès de lui ; c'est à moi seul qu'il a adressé cette marque de respect.

– Vous vous trompez tous les deux, dit l'un des deux autres bracmanes ; je puis vous assurer que c'est moi seul que cet hommage regardait. La preuve en est que le soldat, lorsqu'il a prononcé son salut, a jeté les yeux de mon côté.

– Point du tout ! s'écria le quatrième ; c'est moi seul qu'il a salué : sans cela, lui aurais-je répondu : Dieu vous bénisse ? »

La dispute s'échauffait ; les quatre compagnons de voyage allaient en venir aux mains. Par bonheur, l'un d'autre eux, un peu moins fou que les autres, désira d'empêcher que la querelle n'eût des suites fâcheuses. Il ouvrit l'avis suivant :

« À quoi bon nous mettre ainsi en colère ? Les injures et les coups ne videront pas notre différend. Le soldat que nous avons rencontré, et qui a salué l'un d'entre nous, ne peut pas encore être bien loin. Qui mieux que lui peut lever nos doutes ? Retournons sur nos pas, courons le rejoindre. Nous saurons de sa propre bouche lequel de nous autre il avait l'intention d'honorer. »

Ce conseil parut sage et fut accueilli avec empressement. Ils se mirent donc à courir après le soldat. Tout hors d'haleine, ils l'atteignirent à plus d'une lieue de distance de l'endroit où ils les avait salués. S'étant approchés de lui, ils lui exposèrent le sujet de la dispute survenue entre eux, et le prièrent de la terminer en leur disant auquel d'entre eux s'adressait sa politesse.

Le soldat comprit à qui il avait affaire. Voulant s'amuser de l'ingénuité des bracmanes, il leur répondait avec beaucoup de sang-froid : « Eh bien, c'est le plus fou des quatre que j'ai prétendu saluer ! » Là-dessus, il leur trourna le dos et poursuivit son chemin.

Les bracmanes reprirent aussi le leur et le continuèrent quelque temps en silence. Ils avaient si fort à cœur le salut du soldat que la dispute à ce sujet se ranima bientôt de plus belle. Chacun, cette fois, appuyait ses prétentions sur la décision même de cet homme : il n'était pas un des quatre qui ne se flattât d'être infiniment plus fou que les autres.

Ils défendaient de part et d'autre avec tant d'aigreur et de véhémence leurs droits à cette prééminence d'une nouvelle espèce qu'une bataille à coups de poing paraissait inévitable. Mais l'auteur du premier avis en imagina un second, qui calma l'emportement de ses compagnons de route.

« J'ai la prétention, dit-il, d'être le plus fou des quatre, et chacun de vous se prétend plus fou que moi. Or, je vous le demande, est-ce en criant jusqu'à extinction de voix, ou en nous assommant de coups les uns les autres, que nous parviendrons à décider quel est celui des quatre dont la folie est le mieux conditionnée ? Croyez-moi, suspendons le débat. Allons au village que nous voyons d'ici ; rendons-nous à la salle de justice, et prions les chefs du lieu de nous mettre d'accord. »

Cet avis parut très sensé, et personne ne refusa de le suivre.

*

Ils ne pouvaient pas se présenter dans un moment plus favorable. Les chefs se trouvaient tous assemblés à la chauderie, et précisément ce jour-là ils n'avaient pas de cause plus sérieuse à juger. On donna tout de suite audience aux bracmanes, et on leur dit d'expliquer leur affaire.

L'un de ces derniers, s'étant avancé devant le tribunal, raconta, sans omettre la moindre circonstance, ce qui s'était passé entre eux à l'occasion du salut et de la réponse ambiguë du soldat.

Ce récit provoqua plus d'une fois les éclats de rire de l'assemblée. Celui qui la présisait, homme d'humeur fort joviale, fut enchanté d'avoir une si bonne occasion de se divertir. Prenant donc un air sérieux et imposant silence à tout le monde, il parla ainsi aux plaideurs :

« Comme vous êtes étrangers et inconnus dans la ville, il n'est pas possible de constater le fait en litige par la voie des témoins. Il n'y a qu'un seul moyen, selon moi, d'éclairer vos juges : il faut que chacun de vous nous fasse connaître à son tour quelque trait de sa vie qui caractérise le plus évidemment sa folie. Après vous avoir entendus, nous pourrons décider lequel des quatre a droit à la supériorité en ce genre, et peut en conséquence s'attribuer exclusivement le salut du soldat.

Les plaideurs acquiescèrent d'un commun accord à cette proposition.

*

Le chef donna la parole aux bracmanes. L'un d'eux avait des vêtements en lambeaux. Il dit :

Ce n'est pas d'aujourd'hui que je porte des haillons. Le délabrement de mon costume date d'une aventure que je vais vous conter. Un riche marchand, fort charitable envers les bracmanes, me fit présent, il y a nombre d'années, de deux pièces de la toile la plus fine qu'on eût jamais vue. Je les montrai à tous mes amis, qui ne se lassaient point de les admirer. Selon eux, c'était le prix de bonnes œuvres pratiquées dans une génération précédente. Avant de m'en revêtir, j'allai les laver, selon la coutume, afin de les purifier de la souillure qu'elles avaient contractée entre les mains du tisserand et du marchand. Elles étaient à sécher, attachées par deux bouts à des branches d'arbre, lorsqu'un chien vint àpasser par-dessous. Comme je ne le vis que lorsqu'il fut à quelque distance, je ne pus m'assurer s'il les avait touchées, par conséquent souillées. Mes enfants, que j'interrogeai, me répondirent qu'ils n'y avaient point pris garde. Comme éclaicir ce doute ? Pour y parvenir, je me mis à quatre pattes, en me tenant à la hauteur du chien, et, dans cette posture, je passai sous mes toiles. « Les ai-je touchées ? demandai-je à mes enfants qui m'observaient. – Non ! » me répondirent-ils. À cette agréable nouvelle, je fis un saut de joie. Cependant, un moment après, je réfléchis que le chien avait la queue en trompette, et qu'il se pouvait qu'il eût touché mes toiles avec cette partie exhubérante de son dos. Tacassé par ce nouveau doute, je m'attachai, à rebours, une faucille à l'extrémité des reins, et je renouvelai mon épreuve. Mes enfants, à qui j'avais recommandé d'être attentifs, me dirent que cette fois la faucille avait touché légèrement mes toiles. Ne doutant pas que la queue du chien n'en eût fait autant, je saisis ces toiles et, dans un transport de colère qui m'ôta toute réflexion, je les mis en lambeaux.

Cette aventure devint publique. Tout le monde me traité d'insensé. « Quand même, me disait l'un, le chien eût en effet souillé tes toiles, ne pouvais-tu pas les purifier en les lavant une seconde fois ? » Un autre ajoutait : « Ne valait-il pas mieux donner ces toiles à un pauvre sudra que les déchirer ? Après un pareil trait de folie, qui voudra désormais te fournir des vêtements ? » Cette dernière observation ne s'est que trop vérifiée. Depuis ce temps, quand je demande de quoi me vêtir, on me répond invariablement : « C'est sans doute pour en faire des pièces et des morceaux. »

Dès qu'il eut fini son histoire, un des auditeurs lui dit :

« Il paraît que vous savez très bien marcher à quatre pattes ?

– Je m'en acquitte au mieux, répondit le bracmane, comme vous allez voir. »

À ces mots, il se mit à faire, dans cette posture, deux ou trois fois le tour de l'assemblée, non sans faire pâmer de rire tous les spectateurs.

« En voilà assez, dit le président ; ce que nous venons d'entendre et de voir prouve beaucoup en votre faveur ; mais, avant de rien décider, voyons quelles preuves de folie apporteront les autres. »

*

Un autre bracmane parla ainsi :

La femme que j'avais épousée, étant trop jeune encore, continua d'habiter pendant six ou sept ans la maison de son père. Enfin ses parents avertirent les miens qu'elle avait atteint l'âge de puberté. La maison de mon beau-père était à une distance de six ou sept lieues de notre domicile. Ma mère, se trouvant indisposée, ne put entreprendre le voyage. Elle me chargea donc d'aller moi-même chercher ma femme, me recommandant de me conduire avec circonspection, et de ne rien faire ni rien dire qui pût donner à connaître le peu d'étendue de mon esprit. « Connaissant comme je le fais, ajouta-t-elle en me congédiant, la faible portée de ton intelligence, je crains fort que tu ne fasses quelque sottise. » Je lui promis d'être prudent, de me conformer à ses instructions, et je me mis en route.

Je fus très bien reçu de mon beau-père, qui donna à mon occasion un festin à tous les bracmanes du lieu. Le jour où je devais emmener ma femme arriva. Mon beau-père nous congédia en nous comblant de ses bénédictions. Au moment du départ, il versa un torrent de larmes, comme s'il eût pressenti le malheur qui devait arriver à sa pauvre fille.

On était alors dans la saison de la plus forte chaleur, et nous avions à traverser une plaine aride de plus de deux lieues d'étendue. Le sable, échauffé par l'ardeur du soleil, eut bientôt brûlé la plante des pieds de ma jeune compagne, qui, élevée délicatement sous le toit paternel, n'était pas accoutumée à de pareilles fatigues. Elle se mit à pleurer. Je la pris par la main et l'encourageai de mon mieux. Mais bientôt, n'en pouvant plus, elle se coucha par terre et parut décidée à mourir sur la place.

Mon embarras était extrême ; assis à côté d'elle, je ne savais quel parti prendre. Un marchand qui conduisait un grand nombre de bœufs chargés de marchandises vint à passer. Je l'abordai et lui contai ma peine, en le suppliant de m'accorder ses conseils.

Le marchand s'approcha de ma femme et l'examina attentivement. Il me dit alors que, par la chaleur suffocante qu'il faisait, la vie de cette pauvre malheureuse était évidemment en danger, soit qu'elle demeurât à cette place, soit qu'elle voulût aller plus loin. « Plutôt que de vous exposer, continua-t-il, à la douleur de la voir périr sous vos yeux, peut-être aussi au soupçon de l'avoir tuée vous-même, je vous conseille de me la livrer. Je la ferai monter sur l'un de mes bœufs, et je l'emmenerai ; et elle échappera par ce moyen à une mort certaine. Elle sera perdue pour vous, il est vrai ; mais vous la perdrez du moins avec le mérite de lui avoir sauvé la vie. Quant à ses joyaux, ils peuvent valoir vingt pistoles ; tenez, en voilà vingt-cinq, et donnez-moi votre femme. »

Le raisonnement de cet homme me sembla convaincant et sans réplique. J'acceptai l'argent qu'il m'offrait. Il prit ma femme entre ses bras, l'assit sur un de ses bœufs, et se hâta de continer sa route. Je repris aussi la mienne. J'arrivai à la maison fort tard, les pieds presque grillés par la chaleur du sable sur lequel j'avais marché toute la journée.

« Où est donc ta femme ? » demanda ma mère, surprise de me voir revenir seul. Je lui racontai en détail tout ce qui s'était passé depuis mon départ. J'étalai en même temps sous ses yeux les vingt-cinq pistoles que j'avais reçues du marchand. Suffoquée d'indignation, ma mère demeura muette et comme pétrifiée. Mais sa colère comprimée fit bientôt explosion. Elle ne trouvait point d'injures ni d'imprécations assez fortes contre moi. « L'insensé ! le misérable ! s'écriait-elle, vendre sa femme ! la livrer à un autre ! une fille noble, devenir l'esclave d'un vil marchand ! Que va-t-on penser dans le monde ? que diront les parents de cette infortunée et les nôtres, lorsqu'ils apprendront une pareille infamie ? Pourront-ils jamais croire à un pareil accès de folie et de stupidité ? »

Les parents de ma femme, à cette nouvelle, s'armèrent de bâtons et accoururent avec l'intention de me faire expirer sous les coups. C'est ce qui serait infailliblement arrivé, ainsi qu'à ma pauvre mère, bien qu'elle fût innocente, si nous ne nous fussions soustraits à leur vengeance par une prompte fuite. Ne pouvant se faire justice eux-mêmes, ils portèrent l'affaire devant les chefs de la caste, qui, d'une voix unanime, me condamnèrent à une amende de deux cents pistoles. Il fut en outre défendu, sous peine d'être exclu de la caste, de jamais donner une autre femme à un fou tel que moi. Ainsi, je me vois condamné à demeurer veuf le reste de mes jours.

L'assemblée jugea de bon aloi ce trait de folie ; mais elle ne voulut prendre aucune détermination avant d'avoir entendu les deux autres antagonistes.

*

Le troisième, qui brûlait d'envie de parler, entra ainsi en matière :

Afin de paraître plus décemment à un grand repas que des gens pieux offraient aux bracmanes, je mandai le barbier pour me raser la tête et le menton. Lorsque celui-ci eut achevé ma toilette, je dis à ma femme de lui donner son salaire. Par étourderie, au lieu de lui donner un sou, elle lui en donna deux. En vain j'exigeai du barbier qu'il me restituât un sou ; il n'en voulut rien faire : j'eus beau insister, il demeura obstiné dans son refus. La contestation s'échauffait, et nous en étions déjà aux gros mots, lorsque le barbier prit un ton plus radouci. « Il y a, me dit-il, moyen d'entrer en arrangement. Pour le sou que vous réclamez, je raserai, si cela vous convient, la tête à votre femme. – Tu as raison, répliquai-je après un moment de réflexion ; ce que tu me proposes terminera notre différend sans injustice de part et d'autre. » Ma femme, entendant ces paroles, voulut se sauver ; mais, l'ayant saisie, je la forçai à s'asseoir par terre, et le barbier, armé de son rasoir, lui tondit entièrement la tête.

Cependant ma femme jetait les hauts cris et vomissait un torrent d'imprécations contre nous deux. Je la laissai crier ; j'aimais mieux voir la voir tête rase que d'abandonner à ce fripon de barbier un sou qu'il n'avait pas gagné. Ma femme, ainsi dépouillée de sa belle chevelure, courut se cacher de honte, et n'osa plus se montrer. Le barbier décampa aussi, et, rencontrant ma mère dans la rue, il n'eut rien de plus pressé que de lui dire ce qui venait de se passer à la maison. Elle accourut aussitôt pour s'assurer du fait. Lorsqu'elle aperçut sa belle-fille complètement tondue, elle resta quelques instants interdite d'étonnement. Transportée de colère, elle recouvra bientôt la voix pour m'accabler d'invectives et de reproches, que je supportai sans souffler mot, car je commençais à comprendre que je les méritais bien.

Cette aventure, que le coquin de barbier se fit un malin plaisir de divulguer, me rendit la fable du public. Les mauvaises langues, enchérissant sur son récit, me manquèrent pas d'insinuer que, si j'avais fait ainsi raser la tête de ma femme, c'était pour la punir d'une faute grave. La foule encombra la porte de mon logis ; on amena un âne pour y faire monter la prétendue coupable et la promener dans les rues. Ces détails parvinrent jusqu'aux oreilles des parents de ma femme. Ils accoururent en toute hâte. Jugez du tapage qu'ils firent à la vue de leur fille accommodée de la sorte ! Ils l'emmenèrent chez eux, en prenant la précaution de la couvrir d'un voile, afin de lui épargner la honte d'être vue dans l'état humiliant où elle se trouvait. Ils ne consentirent à me la rendre qu'au bout de quatre ans.

Cette maudite sottise m'avait fait manquer le repas auquel je m'étais préparé par trois jours de jeûne. Ce qui accrut la vivacité de mes regrets fut que le repas avait été des plus somptueux, et que le beurre liquide y avait été servi à profusion. Quelque temps plus tard, on en donna un autre, auquel j'eus l'imprudence de me rendre. J'y fus reçu au milieu des huées de plus de huit cents bracmanes réunis qui, s'emparant de moi, se déclarèrent décidés à ne me rendre la liberté qu'après que je leur aurais fait connaître le complice de ma femme, afin qu'il pût être puni selon toute la rigueur des règles de la caste.

J'affirmai avec serment que j'étais l'unique coupable, et je fis l'aveu du vrai motif qui m'avait porté à agir de la sorte. La stupéfaction de mes auditeurs n'eut point de bornes. « A-t-on jamais vu ? s'écrièrent-ils en se regardant les uns les autres, faire raser la tête à une femme qui n'a jamais manqué aux lois de l'honneur ! Ou cet homme est un imposteur, ou c'est le plus grand fou qui existe qur la terre ! »

J'espère, dit le narrateur en concluant, que vous penserez comme eux, et que ma folie vous paraîtra infiniment supérieure à celles dont vous ont entretenu les bracmanes qui ont parlé avant moi. 

Ce trait de folie ne parut pas à l'assemblée être d'une espèce peu remarquable. Il était juste pourtant de connaître les titres qu'avait à faire valoir le quatrième plaideur.

*

Il le fit en ces termes :

Manava était jadis mon nom : je suis connu aujourd'hui sous celui de Bétal-Manava. Voici le trait de ma vie qui a donné lieu à ce sobriquet.

Il y avait environ un mois que ma femme, retenue jusqu'alors à la maison paternelle à cause de sa jeunesse, était venue habiter avec moi. Un soir, en nous couchant, je ne sais plus à quel propos je lui dis que les femmes étaient des babillardes. Elle me répliqua vivement et sans hésiter qu'elle connaissait des hommes qui étaient pour le moins aussi babillards que les femmes. Je compris que c'était à moi qu'elle faisait allusion. Me sentant extrêmement piqué, je lui dis : « Voyons lequel de nous deux parlera le premier. – Volontiers, répondit-elle ; mais que donnera à l'autre celui qui perdra la gageure ? – Une feuille de bétel », repartis-je. Vous savez qu'on en a trente ou quarante pour la valeur d'un liard. Le pari ainsi convenu, nous nous endormîmes sans proférer un seul mot.

Le lendemain, après le lever du soleil, comme on ne nous voit point paraître, on nous appelle chacun par notre nom : point de réponse ! On crie plus fort : même silence ! On heurte à la porte de notre chambre : peine inutile ! L'alarme se répand aussitôt dans la maison ; on craint que la mort ne nous ait frappés subitement tous deux pendant la nuit. Le charpentier du village est appelé ; il accourt avec ses outils et enfonce la porte.

On ne fut pas peu surpris de nous voir l'un et l'autre bien éveillés, assis vis-à-vis l'un de l'autre, et paraissant jouir d'une santé parfaite. Nous semblions privés de l'usage de la parole. On s'y prit de diverses manières pour nous faire parler, mais sans y réussir.

Aux cris de ma mère, tous les bracmanes des alentours accoururent. Notre maison se trouva bientôt pleine de monde. L'opinion qui prévalut fut que notre fâcheux état était l'effet d'un maléfice jeté sur nous par quelque ennemi secret. Dans cette persuasion, mes parents firent venir un magicien du voisinage pour nous désensorceler.

Dès que celui-ci fut arrivé, il fixa sur nous des regards farouches, nous entoura d'un cercle magique en prononçant des mots baroques, nous tâta le pouls sur différentes parties du corps, fit, en un mot, tant de simagrées que je ne puis encore à cette heure y songer sans pouffer de rire. Enfin, il déclara que nous étions réellement sous l'influence d'un maléfice ; il nomma même le diable dont, selon lui, nous étions possédés. Or, vu que ce diable était d'un caractère très obstiné et très tenace, et qu'il y aurait une grande difficulté à le faire déloger, il estima à cinq pistoles la dépense seule des sacrifices et des autres cérémonies accessoires au succès.

Mes parents qui n'étaient pas riches, furent un peu effrayés du prix exorbitant qu'exigeait le magicien. Toutefois, plutôt que de nous laisser muets ma femme et moi, ils acquiescèrent à ce qu'il demandait et promirent même de lui faire un présent convenable après qu'il nous aurait rendu la parole.

Le magicien se disposait à commencer ses conjurations quand un vieillard de nos amis soutint envers et contre tous que nous étions simplement sous l'empire d'une maladie dont il avait vu plusieurs exemples, et prétendit nous guérir sans qu'il en coutât rien. À cet effet, il se fit apporter un réchaud de charbons ardents et se procura un petit lingot d'or. Il fit chauffer le lingot presque à le mettre en fusion ; puis, le saisissant avec des pincettes, il me l'appliqua tout brûlant sur la plante des pieds, au-dessous des coudes, sur le creux de l'estomac, enfin sur le sommet de la tête.

J'endurai cette horrible torture sans faire aucun mouvement et sans proférer la moindre plainte : j'aurais mieux aimé mourir que d'avoir la honte de perdre le gageure que j'avais faite. « Essayons le remède sur la femme », dit le malin opérateur, un peu déconcerté par ma constance. Il s'approcha d'elle et lui appliqua le lingot d'or sous la plante des pieds. Mais à peine eut-elle senti les premières impressions du feu qu'elle retira vivement la jambe et s'écria : « En voilà assez ! » Se tournant ensuite vers moi : « J'ai perdu la gageure, dit-elle ; tiens, voilà une feuille de bétel ! » Je m'écriai aussitôt : « Eh bien, n'avais-je pas dit que tu parlerais la première ? Tu justifies par là ce que je te disais hier soir en nous couchant, que les femmes sont des babillardes. – À la bonne heure ! reprit-elle ; désormais aussi je ne soutiendrai plus de pari contre toi. »

Les spectateurs, ne comprenant rien à cette scène, se regardaient les uns les autres avec stupéfaction. Je leur expliquai la chose. « Quelle insigne folie ! s'écria-t-on en chœur. Eh quoi ! répandre l'alarme dans tout le quartier, se laisser brûler depuis les pieds jusqu'à la tête, et cela pour ne pas perdre une feuille de bétel ! Non, dans le monde entier, il serait impossible de trouver un cerveau plus complètement fêlé ! » Depuis ce temps-là, on ne me désigne plus que sous le nom de Bétel-Manava.

*

L'assemblée, après une mûre délibération, décida que les autres plaideurs avaient donné des preuves irréfragables de folie, et que tous quatre ils avaient des droits égaux et bien fondés à la supériorité en ce genre. Chacun d'eux pouvait donc individuellement s'attribuer le privilège de se dire plus fou que les trois autres, et prendre pour son compte personnel le salut du soldat.

« Vous avez tous quatre gagné votre procès, leur dit le président ; allez et continuez votre route en paix, si c'est possible. »

Satisfaits d'un jugement si équitable, les voyageurs se retirèrent en criant à l'envi l'un de l'autre : « J'ai gagné, j'ai gagné mon procès ! »


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