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Charles Barbara

LES JUMEAUX

paru dans la Revue de Paris, 15 janvier 1854
paru dans Histoires émouvantes, 1867


 

En proie à une curiosité indomptable, bien jeune, j'assistai à une exécution publique. Je me sentis à la fois épouvanté et heureux, en songeant que je n'aurais jamais à craindre un sort pareil. Qu'en savais- je cependant ?

Qui peut prévoir quel sera le dénouement du drame de sa vie et dire : « Je mourrai ici ou là, d'un accident ou d'une maladie, en tel temps, en telle occurrence ? »

Dans un détachement absolu de la terre, n'aspirant plus qu'à mourir, uniquement en vue d'obéir aux instances de mon défenseur, je raconte succinctement ma vie. Si jamais cela est lu, je défie quelque homme que ce soit de dire : « Cela n'est pas la vérité. »

Cependant, moi, j'en suis encore à comprendre comment j'ai pu être confondu avec les derniers scélérats. À mon enfance, à mes actions, à ma droiture incessante, quand j'oppose le supplice ignominieux auquel je suis condamné, mes idées se troublent ; il me semble être le jouet d'un horrible cauchemar, et il ne faut rien moins qu'une tension excessive d'esprit pour me convaincre que je veille…

Mon père était serrurier dans une ville de province. Un moment, il employa jusqu'à douze ouvriers. Il avait deux filles, âgées l'une de huit, l'autre de neuf ans, quand ma mère, après être restée dix années stérile, devint enceinte de nouveau et mit au monde, dans la même heure, mon frère Théodore et moi.

Nés tous deux, au dire du médecin, dans les conditions d'une longue viabilité, nous offrîmes tout d'abord la particularité d'une ressemblance si extraordinaire que notre mère elle-même, dans le principe, devait parfois, pour nous distinguer l'un de l'autre, recourir à un petit signe que j'avais au cou.

En grandissant, nous ne cessâmes point d'avoir la même taille, la même nuance de cheveux, le même teint, les mêmes yeux, les mêmes traits, le même timbre de voix, de telle sorte que les gens qui ignoraient que j'eusse un frère et le rencontraient dans un endroit, quand ils venaient de me voir dans un autre, me croyaient doué d'ubiquité. Chose non moins notable, cette ressemblance ne s'arrêtait pas à l'épiderme. Nous avions un caractère, une sensibilité et des goûts semblables. Ce qui faisait pleurer mon frère appelait les larmes dans mes yeux, et ce qui lui plaisait me causait du plaisir. À la pension, au collège, nous faisions preuve d'une égale mémoire, d'une égale vivacité de compréhension. Si mon frère était le premier, je ne manquais jamais à être le second, quand nous n'étions pas ex æquo. La solennité des prix était un jour de triomphe dont mon frère et moi avions une mesure pleine. Nous nous aimions à ne pas pouvoir nous quitter un seul instant.

Cette ressemblance, quelque merveilleuse qu'elle paraisse, n'est pas après tout chose nouvelle. Si rien n'est moins rare dans une famille, voire parmi des étrangers, que deux visages semblables au point de prêter à des méprises, il n'arrive pas moins fréquemment de rencontrer des natures pourvues d'analogies telles qu'il est permis, eu égard à nos sens imparfaits, de dire, comme on le disait de nous : VOICI DEUX NATURES IDENTIQUES.

Vivant de la même vie, sous l'empire constant des mêmes impressions, de notre identité il résultait qu'à un moment donné une pensée identique traversait le cerveau de l'un et de l'autre. Entre mille faits, j'en citerai un caractéristique.

Notre père était un homme fantasque et emporté à l'excès, que son humeur despotique isolait au sein de sa famille, où il régnait sans contradiction. Il essuyait, sans dire le mot, les plus dures contrariétés au dehors, et venait les ressasser et éclater contre elles dans son intérieur. Il fallait que notre mère subît les scènes qu'il n'avait point osé faire à qui de droit, et assumât les douleurs de l'orgueil blessé du despote ; car il n'était pas tranquille qu'il n'eut, en quelque sorte, transvasé ses ennuis de son cerveau dans l'âme de la pauvre femme, à moins toutefois qu'il n'eût un prétexte de déverser sa colère sur nos reins. Il nous battait : cela entrait dans son système d'élever les enfants. Mais, selon son humeur, il nous rompait de coups pour un fétu de paille, ou nous délivrait quittance, au moyen d'une simple menace, pour des méfaits réellement punissables. Nous en avions une peur excessive. Nous étions sur le qui-vive, tant que nous le savions à la maison. Il se vêtissait chez lui d'une manière qui nous l'eût fait reconnaître d'aussi loin que peut porter la vue. Sa calotte rouge, sa redingote bleue en loques, son tablier vert suffisaient à nous mettre en fuite. Qu'il eût, outre cela, la tête penchée et les bras croisés sur la poitrine, nous étions du même coup convaincus qu'il cherchait une victime.

La maison, dont nous occupions le rez-de-chaussée, se composait de deux corps de bâtiment séparés par une cour immense. Les logements de la famille étaient situés sur la rue. Au fond de la cour se trouvaient les ateliers et des hangars.

Un jour de sortie, je musais dans les ateliers. J'avais laissé Théodore sur le devant occupé à colorier des estampes. Je savais mon père absent. Une idée burlesque me passa subitement par la tête. J'endossai la veste trouée d'un apprenti, je nouai àmon cou une cravate rouge, je me coiffai d'un chapeau bossué et défoncé, je fixai, à l'aide d'une épingle, un mouchoir au fond de mon pantalon, et, sous ce travestissement, dont les ouvriers riaient à cœur joie, je sortis dans la cour avec l'intention d'aller trouver mon frère.

Je n'eus pas fait trois pas que je m'arrêtai comme frappé de la foudre. Levant les yeux, j'aperçus la terrible calotte rouge de mon père qui, la tête penchée, les bras croisés sur la poitrine, venait droit à ma rencontre. Un frisson glacial courut jusqu 'au fond de mes os. La tête me tourna. Peu s'en fallut que je ne me trouvasse mal. J'eus de la présence d'esprit tout juste pour faire volte-face et songer à m'enfuir.

Je fus de nouveau arrêté par des éclats de rire qui retentirent à l'égal du tonnerre derrière moi et dans l'atelier. Interdit, je me retournai et m'aperçus que celui qu'au premier aspect j'avais pris pour mon père n'était autre que mon frère Théodore qui, au moment même où je me travestissais, mettait la calotte rouge, la redingote bleue, le tablier vert, et venait à moi comme j'allais à lui. L'accès d'hilarité qui s'empara de Théodore et de moi se concevra sans peine. Drapés dans nos haillons, nous nous mîmes à jouer la pantomime. Théodore contrefaisait à s'y méprendre les allures paternelles, tandis que moi je me préoccupais des poses tragi-comiques de Frédéric Lemaître, dans l'Auberge des Adrets. Les ouvriers, jeunes et vieux, faisaient cercle autour de nous et prenaient un très-vif plaisir à ce spectacle gratis.

Mais une apparition, cette fois réellement foudroyante, troubla tout à coup la parade et glaça le sang dans nos veines. Notre père effectif venait de déboucher à l'extrémité de la cour. La terreur dans l'âme, nous prîmes notre vol comme des oies sauvages effarouchées par un coup de fusil. Mon père, se jetant sur une corde à nœuds, fut en un clin d'œil sur nos traces. La maison avait plusieurs escaliers qui se correspondaient. Jouant des jambes à perdre haleine, semant notre chemin des diverses parties de notre déguisement, nous montâmes, nous descendîmes, pour remonter et redescendre, jusqu'à ce que notre père, harassé de fatigue, jugeât à propos de se reposer, après nous avoir administré quelques coups de corde.

Ces accidents, et bien d'autres du même genre, n'empêchaient pas que nous ne fussions heureux de vivre. À cette heure encore, je ne puis songer à cela sans que mes yeux se mouillent. Que je voudrais revenir à ce temps où je tendais les reins pour recevoir les coups destinés à mon frère, et où Théodore faisait de même pour moi ! Oh ! que la couleur du ciel et des arbres était belle, combien vite étaient oubliées les peines et les larmes ! Combien les perspectives de l'avenir étaient brillantes et joyeuses ! Qu'il nous en coûtait peu alors de nous avouer coupables, quand nous étions innocents, pour appeler sur nous la colère paternelle prète à fondre sur notre mère ou sur l'une de nos sœurs ! Nous supportions d'autant plus stoïquement les douleurs de la correction que nous étions plus convaincus de ne pas l'avoir méritée. Moins en témoignage de cela que pour aider à connaître ma sœur aînée qui, dans la suite, devait se montrer à mon égard plusieurs fois si cruelle, je rapporterai une autre anecdote.

Nous n'avions pas treize ans. Ma sœur aînée, Augustine, en avait plus de vingt. C'était une assez belle personne, mais froide et intéressée. Elle ne nous aimait pas. À son gré, nous eussions pu nous dispenser de naître et de venir rogner sa part d'héritage. Au rebours de Sophie, sa cadette, qui intercédait pour nous quand on nous battait, elle regardait les coups pleuvoir sur nos épaules d'un air impassible. La sœur de ma mère, vieille fille qui vivait de notre vie et nous aimait tendrement, était parfois scandalisée de cette indifférence. Mon père s'occupait à la marier, par l'entremise du parrain de Théodore, à un épicier de Paris. Elle n'en avait pas moins des relations avec un jeune clerc de notaire qu'elle avait rencontré dans une maison où nous allions le dimanche jouer au loto. Elle eut l'imprudence de lui donner des rendez-vous dans la cour même de notre maison. À des jours marqués, elle allait, vers la nuit, entr'ouvrir la porte bâtarde de la porte cochère. Le jeune homme se glissait au fond de la cour, sous un hangar où ma sœur ne tardait pas à le rejoindre.

Un soir, notre père, qui avait affaire dans l'atelier, entendit remuer en passant près du hangar. Il plongea ses yeux dans l'obscurité et aperçut des formes confuses. N'obtenant pas de réponse à sa phrase interrogative, il pénétra sous la remise ; tout aussitôt, les formes s'animèrent et disparurent comme des ombres. Sa myopie l'empêcha de distinguer nettement des silhouettes qu'il eût parfaitement reconnues avec des yeux ordinaires. Il se hâta d'aller à l'atelier prendre l'outil dont il avait besoin, et revint sur le devant avec l'intention formelle de tirer la chose au clair.

La famille était au complet : ma sœur Augustine venait d'entrer toute pâle et hors d'haleine. Mon père voulut absolument connaître le ou les délinquants. D'un ton et d'un air qui présageait un orage, il nous passait en revue, s'arrêtait devant chacun de nous et disait : « Est-ce toi ? » Les négations qu'il recevait irritaient encore son despotisme. On devinait qu'il allait éclater. Ma sœur Augustine tremblait de tous ses membres. Bien que mon père n'eût point coutume de la battre, elle le savait capable, dans un accès de fureur, de la frapper aussi bien que nous. Précisément, il paraissait avoir des soupçons sur elle, et lui lançait des regards obliques tout à fait inquiétants. Elle rougissait, pâlissait, s'appuyait contre une chaise et semblait sur le point de perdre connaissance. Nous vîmes l'instant où sa contenance allait la trahir. Sans bien comprendre de quoi il s'agissait, sinon d'être battu, Théodore et moi, au moment où mon père s'avançait vers Augustine, la menace à la bouche et en levant le bras, nous nous élançâmes, sans nous être entendus, et nous nous écriâmes en même temps : « Père, c'est moi ! » Nous fûmes littéralement mis à la question, au moyen du fouet et de la corde. Mon père doutait de la vérité de notre assertion ; il nous rouait de coups en vue de nous arracher l'aveu du mensonge. Mais nous tînmes bon jusqu'au bout, malgré d'atroces douleurs. On jugera de la violence avec laquelle il nous frappait quand on saura que nous fûmes contraints de garder le lit trois jours, et que nous portâmes près de quatre mois la marque de ses coups. Eh bien, pendant qu'on nous battait ainsi, pendant que ma mère, ma tante et ma sœur Sophie pleuraient et suppliaient notre bourreau, Augustine profitait de cela pour réparer le désordre de sa toilette et se regarder dans la glace… Quelques semaines plus tard, mon père la mariait avec l'épicier de Paris, en lui assurant par contrat une somme de dix mille francs, qui furent payés trois mois après le mariage.

Je pourrais dire que pour moi se termine ici la jeunesse, c'est-à-dire l'âge de l'insouciance et des joies absolues. Les mirages qui nous souriaient à l'horizon et nous berçaient d'heureux rêves, se transformèrent tout à coup en nuages sinistres. Vers cette époque, la prospérité de notre père, jusqu'alors croissante, commença à chanceler. Ébloui par les chances qui ne discontinuaient pas de lui être favorables, il ne se borna plus aux bénéfices de son état, il voulut décupler rapidement son bien par des spéculations. Il acheta des terrains et y fit élever des constructions coûteuses. Quelques succès l'enhardirent. Il se jeta corps et âme dans ce genre de commerce et usa sans ménagement du crédit dont il jouissait. Mais la plupart des bâtisses n'étaient pas achevées que les propriétés subirent soudainement une forte dépréciation. Les entrepreneurs le poussèrent l'épée dans les reins. Pour les satisfaire, il fut contraint de vendre à perte. Le malheur voulut qu'en ce même temps un notaire, auquel il avait confié des fonds, disparût en laissant un déficit considérable. La fortune qu'il avait mis vingt ans à édifier croulait en un clin d'œil, fatalement, comme une ville sous l'effort d'un tremblement de terre. Au milieu de ces désastres, ma pauvre mère qui, depuis nombre d'années, étouffait sous le poids de l'humeur irascible de son mari, fut sans force sous cette avalanche de nouvelles douleurs et succomba. Sa mort fut, pour ainsi parler, le glas de la ruine de notre maison. Mon père, en proie à un immense désespoir, se livra pieds et poings liés à ce qu'il appelait le destin. Après s'être entrevu un moment l'un des riches propriétaires de l'endroit, il ne put résister à la honte de se voir ranger au nombre des faillis. Je ne l'écris pas sans être affecté dou- loureusement : des gens de la campagne le trouvèrent un matin noyé dans une mare profonde, située non loin de la ville. Les créanciers firent naturellement main basse sur son actif qui, partagé au prorata de leurs créances, leur donna à peine vingt-cinq pour cent. Notre mère s'était mariée sous le régime de la communauté. Ma vieille tante, ma sœur Sophie, mon frère et moi n'avions plus devant nous qu'un chemin tout assombri des horreurs de la misère. Heureusement, nous se fûmes point abandonnés de notre famille. Voici quel fut le sort de chacun de nous.

À Paris, nous avions encore une tante maternelle qui tenait, dans un quartier riche, un magasin de confiseur. L'excellente femme prit à cœur de venir en aide à notre infortune. Non contente de prendre ma sœur Sophie chez elle, en qualité de demoiselle de comptoir, elle fit, de son propre mouvement, une pension viagère de trois cents francs à sa sœur, notre vieille tante Thérèse, et décida, non sans mal, sa nièce Augustine à en faire autant de son côté. Le parrain de Théodore, commerçant estimé de Paris, ne se montra pas moins généreux. Il se chargea avec empressement de l'avenir de son filleul. Charmé de sa figure ouverte et intelligente, et prévenu en sa faveur par le succès qu'il obtenait dans ses classes, il se résolut, en attendant, à lui faire continuer ses études et le mit, à cet effet, interne au collège Louis le Grand. Je fus le plus mal partagé. Ma sœur Augustine et mon beau-frère voulurent bien me recevoir chez eux, avec l'intention de m'apprendre le commerce de l'épicerie. L'amertume déborde de mon âme au seul souvenir des tourments dont je fus accablé durant le rapide séjour que je fis dans cet intérieur plus glacial mille fois que mon cachot.

Sans compter le pain trempé de larmes dont on me nourrissait, et les brutalités froides de mon beau- frère, j'étais encore incessamment en butte à l'humeur acariâtre de ma sœur. Jamais nègre n'eut des maîtres plus exigeants et plus féroces que les miens. Je faisais mes commissions au pas de course, j'en revenais en sueur et cependant ils trouvaient toujours que j'avais mis trop de temps. Si l'un ou l'autre me surprenait mâchant une graine de café rôti ou un pruneau, j'étais impitoyablement mis au pain sec et privé de vin. L'art de peser était notamment pour moi une source perpétuelle de supplices. D'ordinaire, dominé par une probité instinctive, je pesais juste et oubliais de jeter la marchandise dans la balance et de l'en retirer adroitement avant que le plateau ne remontât. Je ne saurais dire en quel vocabulaire mon beau-frère et ma sœur puisaient les injures grossières qu'ils me lançaient alors au visage. Mais, si je poussais l'oubli jusqu'à donner la forte pesée, oh ! je pouvais être sûr de recevoir, fût-ce trois heures voire une demi-journée après, deux ou trois coups de pied à me casser la jambe. Tour à tour, je volais mon pain., je ne valais pas la corde pour me pendre, quand mon beau-frère ne s'écriait pas : Tu mourras sur l'échafaud ! Cet homme, si mauvais qu'il fût, ne pensait pas certainement prophétiser si vrai. Je ne discontinuais pas d'avoir la peur dans l'âme, d'être ahuri. De tous ces mauvais traitements, il résultait que j'avais des distractions inconcevables, et que j'arrivais en quelque sorte à justifier leurs procédés à mon égard. Ils décidèrent enfin, dans les profondeurs de leur jugement, que j'étais incapable d'exercer leur honnête commerce. Je fus placé en apprentissage chez un homme qui fabriquait des treillages en fer.

Quoique bien jeune encore, ce que j'avais souffert m'avait hâtivemeut mûri. Je comprenais déjà que Robinson dans son île, aux prises avec la nécessité, n'était pas plus abandonné que je ne l'étais, moi, au milieu du monde. Libre d'un joug odieux, ressaisi par l'espérance, je me sentais renaître. Je travaillais comme peu d'enfants travaillent. Tout entier à la passion de me suffire et d'être indépendant, j'étais actif, infatigable, je sollicitais les conseils avec âpreté, je les recueillais comme des perles, et je devinais à force d'attention ce qu'on dédaignait de m'apprendre. Ma facilité à concevoir, mon adresse de main, mon énergie me valaient l'amitié et les encouragements de mon patron.

En ce même temps, Théodore, aiguillonné par des idées analogues aux miennes, justifiait les sacrifices de son parrain et en devenait l'orgueil, en se maintenant parmi les élèves les plus distingués du collège. Je le voyais de loin en loin, le dimanche, chez ma tante Thérèse, qui, malgré la modicité de son revenu viager, s'était installée à Paris pour être près de nous. Notre affection mutuelle n'avait rien perdu de sa vivacité. Si j'étais heureux de son habit de collégien, il ne rougissait ni de ma veste, ni de mes mains noires. Il me disait que parfois, sur les bancs, il s'étonnait de ne pas me voir à ses côtés, et souhaitait alors d'être ouvrier pour vivre de ma vie. Nous étions toujours si bien semblables que nous cherchions vainement à expliquer la différence de nos destinées. Au reste, j'étais sûr de ses sentiments et confondu en lui à ce point que je me sentais tout aussi fier de ce qu'il était que si j'eusse été en sa place. Nous étions vraiment une âme en deux, comparable à une petite rivière sur laquelle nous fûmes tant de fois bercés en notre enfance, qui, pour se bifurquer et creuser deux lits, ne cesse pas d'avoir une source unique, et n'en reste pas moins la même eau.

Je passe sur ces années de ma vie aussi rapidement qu'elles passèrent en effet pour moi, car elles furent sinon heureuses, du moins tranquilles. Je gagnais ma vie et Théodore allait sortir du collège. Le commerçant, libéral en raison des éloges qu'il recevait de son filleul, avait voulu qu'il fût initié aux arts d'agrément et aux exercices du corps. Théodore dessinait, était musicien et jouait de la flûte, savait faire des armes, monter à cheval et nager. Il n'était pas seulement fort instruit, il avait encore l'extérieur le plus attrayant. On pouvait déjà constater bien des dissemblances entre nous. S'il était toujours impossible à l'œil le moins exercé de se méprendre sur notre commune origine, toutefois, il est certain que mon frère était bien mieux développé que moi. Avec des épaules plus larges, des bras plus solides, des mains plus fortes, j'avais des jambes plus grêles que les siennes. Au lieu de marcher droit et cambré comme lui, je penchais la poitrine en avant et mes reins tendaient de plus en plus à s'arrondir. J 'ajouterai que le feu de la forge, la limaille de fer et le hâle m'avaient singulièrement bruni le visage. Puis ses habits avaient une coupe que n'avaient pas les miens, et cela seul eût suffi à nous différencier notablement.

Ni enorgueilli, ni ambitieux, pour avoir fait de brillantes études, Théodore obéit, comme à des ordres, aux désirs de son parrain. Il accepta, dans la maison, une place de commis, avec des appointements minimes qui, grâce à son zèle, montèrent bientôt à douze cents francs. Il faisait d'ailleurs partie intégrante de la famille ; il mangeait à la table du patron, s'entendait appeler mon fils par la mère, causait musique et dessin avec leur fille unique, Hortense, qui le traitait en frère, en attendant qu'elle vît en lui un fiancé.

Dans nos entrevues du dimanche, plus que jamais unis dans un même avenir, nous nous promenions en imagination à travers les perspectives nouvelles d 'heureux jours qui s'ouvraient devant nous. Il me prêtait un capital, je m'établissais ; et tous deux, séparés un temps par le hasard, à la tête d 'un commerce d'une prospérité égale, nous recommencions à redescendre la vie côte à côte, comme aux beaux jours de notre enfance. Éblouissantes illusions, en quelque sorte destinées uniquement à éclairer les profondeurs de l'abîme où devait s'éteindre si misérablement mon existence !

Sans nous aimer moins profondément, mon frère avait ses amis, et moi j'avais les miens. On sait quelle est la vie des jeunes gens de l'âge que nous avions. Si, communément, aujourd'hui, on ne trouve point mauvais qu'un jeune homme aille au café ou au bal, on absout volontiers l'ouvrier qui fréquente les cabarets et les barrières. D'ailleurs, nous n'usions de ces plaisirs que modérément, et avions déjà, l'un et l'autre, un frein aux désordres où l'ardeur de notre tempérament pouvait nous entraîner. Il semblait écrit que les événements de notre vie dussent perpétuellement se dérouler à l'imitation de deux chaînes parallèles.

Comme pendant à mon frère qui, assuré des dispositions de son parrain, laissait développer en lui le germe d'une affection durable pour Hortense, je m'éprenais de la sœur d'un mes camarades d'atelier. On ne pouvait pas plus l'aimer que je ne faisais. À cette heure, où j'évoque sa touchante et pâle image, tout mon corps frissonne d'émotion. L'amour, en se révélant à moi, élargissait ma vie et lui marquait un but. Il était un centre autour duquel roulaient amoureusement toutes mes pensées. Ah ! je l'atteste, si ma fiancée ne fût pas morte, l'amour m'affermissait pour jamais en ce chemin droit dont je n'avais point encore dévié. Probablement sans efforts, sans luttes, mes actions se succédaient au sein d'une atmosphère de simplicité et d'honneur, et peut-être ne soupçonnais-je jamais même l'occasion de choir. Elle ne devait pas vivre. À peine l'avais-je entrevue qu'un sort féroce s'apprêtait à me l'arracher. Bien qu'elle fût d'une constitution frêle et que, depuis peu, elle eut des spasmes fréquents, personne ne se doutait encore que son mal fût incurable et touchât à cette crise qui détermine un acheminement rapide vers la mort. Toujours plus passionné à mesure que je la connaissais mieux, après dix-huit mois de fréquentation, j'adressai une demande formelle à sa famille. Il me fut répondu qu'on ne nous marierait que quand j'aurais accompli le pèlerinage habituel de l'ouvrier à travers la France. Je partis plein d'enthousiasme, non sans avoir embrassé mon frère et baisé avec amour le front de celle que je regardais déjà comme ma femme.

Mais, las, que mon expression est languissante, et rebelle à rendre ce que je sens, et qu'il me paraît froid, au chagrin qui envahit mon âme, d'égrener, à l'instar d'un teneur de livres, ceci, cela, cette chose, cette autre chose encore. Je voudrais tout dire d'un trait, d'un éclair, car il est UN le sentiment qui me comble et me pénètre… J'allai de ville en ville, je me fis recevoir compagnon. Je me souviens. À cause de mon courage, de ma promptitude à rendre service, de ma probité, on me donna un surnom. Dans les ateliers, sur mon livret, on ne m'appela plus que Joseph, dit le Glorieux. Encore qu'on ait trouvé, danscette épithète à double sens, un motif de plus pour m'accabler, je m'en réjouis, puisqu'elle doit épargner une flétrissure à mon nom de famille, et à mon frère le désespoir de connaître ma mort infâme. Je n'étais pas au tiers de mon voyage que des nouvelles alarmantes me frappèrent au cœur. La santé de ma fiancée donnait les plus vives inquiétudes. Troublé, indécis, me demandant si je devais marcher en avant ou retourner sur mes pas, j'appris, par une seconde lettre attendue un mois au milieu de transes mortelles, qu'on désespérait de sa vie. Je fus bien vite de retour. Je ne pouvais pas croire à mon malheur. Je comptais la sauver par la toute-puissance de ma passion. En l'apercevant, je fus frappé de sa blancheur et de l'éclat extraordinaire de ses yeux. Je ne quittai plus sa chambre. Plusieurs semaines, je vécus en de poignantes alternatives. Elle allait mieux un moment pour bientôt retomber, et ainsi jusqu'au jour où je ne discontinuai plus de la voir dépérir. J'étouffais d'angoisses ; je sortais pour verser des flots de larmes. Les convulsions de son agonie achevèrent de m'écraser. Oh ! vraiment, si j'avais un corps robuste, moralement j'agonisais aussi. Et plût à Dieu que je fusse mort en même temps qu'elle ! Un pressentiment affreux m'entrait dans la chair comme un poignard empoisonné : celui qu'avec cet ange s'envolait pour moi toute espérance de bonheur et de repos en ce monde…

Ma douleur insondable suivit le cours de toutes les douleurs : elle s'épuisa d'elle-même et mes larmes tarirent. Insensiblement, mon chagrin tourna à l'amertume et me combla d'une sorte de tristesse voluptueuse. Les charmes de ma fiancée reçurent de l'absence des perfections toutes nouvelles. Je me sentis tristement fier d'avoir eu l'amour d'une femme à qui je ne concevais pas de seconde, et je serrai son image chérie en un coin secret de mon âme, avec une religion orgueilleuse. Il était cependant des heures où la vie m'était insupportable. Le besoin de parler d'elle et d'entendre, n'eût-ce été que le murmure d'une voix amie, me dévorait. Précisément je ne voyais plus que rarement mon frère, absorbé d'une part par les devoirs de sa place, de l'autre par des plaisirs qui accouraient en quelque sorte au-devant de lui. J'eus parfois le triste courage de chercher dans l'ivresse un allégement à mon désespoir : je n'y puisai qu'une souffrance de plus, celle d'avoir honte de moi-même. C'est dans l'un de ces jours funèbres où mon âme, triste jusqu'à la mort, souhaitait de n'être plus, que je fis la rencontre d'une femme, au souvenir de laquelle, jusque sur l'échafaud, le rouge me montera au visage et le mépris de moi-même me déchirera la poitrine.

Un samedi soir — comment oublierais-je ce détail ? l'abîme s'entr'ouvrait — je revenais de mon atelier assez tard, à cause de la paye. Enseveli dans les idées les plus sombres, je traversais la rue Sainte-Anne. Je n'étais plus qu'à quelques pas de mon garni. J'entendis tout à coup le bruit d'une respiration haletante et le frôlement d'une robe. Je me retournai. Une femme me saisit le bras, disant d'une voix essoufflée : « Faites comme si j'étais avec vous ou je suis perdue ! » Ignorant de quoi il était question, mais ému par ce cri de détresse, j'accédai à cette prière. Trois pas plus loin, un homme, armé d'un gourdin, nous rejoignit et s'obstina à nous regarder avec une telle affectation que je fus sur le point de lui adresser la parole. La femme m'en détourna en me serrant le poignet de ses doigts crispés et en balbutiant des banalités familières. L'inconnu, décontenancé par le calme de notre attitude et notre indifférence à son endroit, s'éloigna bientôt avec un déplaisir marqué. J'attendais l'explication de cette scène. La femme, toujours à mon bras, commençait à me regarder sous le nez et à rire. Enfin, elle me dit : « Je l'ai échappé belle ! sans vous, j'en avais au moins pour trois mois. » Je compris que j'avais affaire à une fille et qu'il s'agissait d'une contravention de police.

À sa porte, sans arrière-pensée, je voulus continuer mon chemin. Elle m'arrêta. « Je suis seule, me dit- elle. Vous ne montez pas vous reposer un instant ? » Il n'y avait dans son accent ni dans son air rien d'impudique. Malgré cela, j'eus spontanément de la répugnance. Puis, j'hésitai. Je sentis ensuite l'aiguillon d'une curiosité très-vive. Le ton de franchise dont elle renouvela son invitation me fit craindre de passer à ses yeux pour un niais. Je la suivis. A la lumière, j'aperçus une femme encore jeune et dont le visage avait une lointaine ressemblance avec celui de la pauvre fille que je pleurais. Cette remarque raviva subitement mes blessures et faillit me faire éclater en larmes. Elle me questionna. « Qu'avez-vous ? me demanda-t-elle avec intérêt ; vous ne paraissez pas gai. » Le croira- t-on ? mon cœur était si gros, j'avais tant de peine à y contenir les douleurs qui le gonflaient que je saisis avec une sorte de joie cette occasion d'en épancher le trop-plein. À ces oreilles, qui ne pouvaient conduire qu'à une âme de fange, je ne balançai pas à faire en- tendre le récit du plus saint amour qui fut jamais. À ma grande surprise, je vis des larmes dans ses yeux. « Pauvre garçon ! » dit-elle. J'éprouvai du soulagement. Elle ajouta : « Vos larmes ne la feront pas revenir. Il faut n'y plus penser. » Nous fûmes un instant sans rien dire. Sous le regard de cette femme qui s'enhardissait jusqu'à me dévisager, l'émotion me gagnait. Soudainement, d'une voix dont le timbre accrut encore mon trouble, elle me dit, toujours les yeux sur moi : « Vous êtes joli garçon, savez- vous ? vous me plaisez. Je n'ai pas d'amant, voulez-vous être le mien ? » Je la considérai avec un mélange d'étonnement et d'effroi. Cette déclaration à brûle-pourpoint détermina une lutte pénible en mon âme. Je comprenais vaguement la gravité de la réponse que j'allais faire. Tour à tour, le oui et le non erraient sur mes lèvres. Ma seule indécision était une infamie, et je devais en être châtié. Ah ! le moral se fêle encore plus aisément que le verre ne se brise. Si l'homme en pouvait connaître toute la fragilité, la moindre oscillation l'épouvanterait. Mon incertitude trompa cette fille. Elle crut que j'hésitais par timidité. Forte de ma faiblesse, elle vint s'asseoir sur mes genoux. Je me réveillai le lendemain chez elle. Et qu'à cet aveu on ne rejette pas ces confessions avec dégoût. J'ai dit la faute ; qu'on connaisse le supplice. Il commençait le premier jour pour ne finir qu'au terme de ma vie.

Un sentiment m'avait longtemps poursuivi que je n'avais jamais énergiquement combattu pour ne l'avoir pas cru susceptible de se réaliser. Quand j'apercevais, au théâtre, une actrice qu'on applaudissait pour son effronterie ou, au bal, une fille dont la danse scandaleuse provoquait l'enthousiasme, je ne manquais pas de sentir, au fond de moi-même, comme un désir d'être aimé de l'une de ces femmes. Or, tandis que ce souhait méprisable se réalisait en partie de la manière la plus inattendue, d'où vient que j'étais triste, oppressé, honteux, que j'eusse voulu me cacher et ensevelir ma liaison dans un secret impénétrable ? Et toutes ces mesures préventives contre moi-même, à l'aide desquelles j'essayais de me faire illusion ! Je ne mettais jamais le pied dans sa chambre. Au cas d'une partie de campagne, je ne souffrais pas qu'elle dépensât un centime ; je prétendais supporter seul la dépense. J'épuisais ma bourse en vue de lui plaire, et je n'eusse pas voulu recevoir d'elle une épingle. Elle comprenait mes scrupules, cependant, et s'appliquait à les ménager. Ce n'était point assez : vingt fois, je pris la résolution de ne plus la revoir. C'est que, dans la confusion de mes idées, je pressentais qu'il n'existe, pour un honnête homme, aucun motif capable de sanctionner des relations de ce genre. C'est que ma conscience, dont j'entamais l'intégrité, se révoltait et se défendait à me faire mal. Je marchais, pour ainsi dire, courbé en deux sous mon propre mépris ; je souffrais d'au- tant plus que, malgré des précautions incessantes, mes camarades d'atelier avaient découvert ma passion et y faisaient parfois allusion en termes blessants.

Je rencontrai, un matin, mon frère qui semblait faire sentinelle dans la rue de l'Ancienne-Comédie. Avant de l'accoster, je ne pus résister à la jouissance de marcher dans son ombre et de le manger des yeux. À mon retour de voyage, j'avais trouvé Théodore caissier dans la maison de son parrain, avec des appointements élevés. II. me saisit les mains précipitamment. « Je suis heureux de te voir, me dit-il. – Que fais-tu là ? – J'attends mes témoins. » À mon étonnement, il répondit : « Un monsieur m'a insulté : je lui ai envoyé deux de mes amis ; il faut qu'il me fasse des excuses ou qu'il se batte. » Je lui demandai le sujet de la querelle. Théodore me fit attendre sa réponse. Enfin, il me raconta d'un ton de gêne qu'il était amoureux. Je l'interrompis pour m'écrier : « Et Hortense ? – Je l'aime toujours autant, répondit-il. L'autre n'est qu'un caprice, une passion de hasard. Elle est vraiment adorable, mon ami, entretenue, il est vrai, mais elle a si bon cœur ! Je l'ai enlevée à un fat qui en est fou. Hier, au bal, dans un accès de jalousie, il m'a accusé de vivre à ses dépens… » À mesure que Théodore parlait, des réflexions cruelles affluaient à mon esprit. Je ne pouvais assez m'extasier à cette conformité de destin. Au moment où je me liais avec une fille de joie, il fallait que mon frère fît la connaissance d'une femme qui ne valait guère mieux. Je ne comprenais pas comment Théodore aimât à la fois deux femmes quand, moi, si ma fiancée eût vécu, j'en avais la conviction, je n'eusse jamais eu d'autre amour. « Après cela, pensais-je, les mœurs des gens au milieu desquels il vit expliquent sa conduite, si elles ne la justifient pas. » Toujours est-il que je ne me sentis pas le courage de l'attrister par des observations. Ses témoins lui apportèrent bientôt, non pas seulement des excuses écrites dans les termes les plus humbles, mais encore une invitation à déjeuner de la part de l'offenseur. Tout en m'enorgueillissant, à part moi, de la fermeté de mon frère, je songeai que, parmi mes camarades, l'ouvrier assez faible pour exprimer de telles excuses serait tenu pour le plus lâche des hommes. Théodore, sans hésitation, me présenta à ses amis comme un autre lui-même. Ceux-ci me marquèrent aussitôt de l'amitié et voulurent à toute force m'emmener avec eux. Je sortis de table, la tête légèrement exaltée. Je ne m'en rendis pas moins chez mon patron avec l'intention d'y travailler jusqu'au soir.

Quand j'arrivai, il pouvait être deux heures et demie. Les ouvriers attendaient dans la cour le coup de cloche du travail. Les uns, couchés tout de leur long sur le sol, au soleil, dormaient ou fumaient ; lesautres, accroupis contre le mur ou accoudés sur la terre, causaient et riaient. Mon entrée occasionna un silence dont je me sentis froissé. J'en surpris quelques-uns qui se regardaient d'un air d'intelligence. J'avais subi vingt fois les mêmes mortifications sans y prendre garde. En ce moment, sous l'empire de je ne sais quelle irritabilité nerveuse, je fus pris d'impatience et levai hardiment les yeux sur un groupe plus provoquant que les autres. Tous baissèrent la tête, à l'exception d'un seul, qui soutint mon regard avec une intrépidité menaçante. Je marchai à sa rencontre. « Pourquoi me regardez-vous ainsi ? » lui dis-je. Il se leva et me regarda avec des yeux plus grands encore, d'un air méprisant. J'étais près de me ruer sur lui. Un camarade détourna la querelle au moyen d'un mot : « Voyons, Joseph, dit-il, s'il te regarde ainsi, c'est qu'apparemment il te trouve bien. » Un ouvrier grand et robuste, d'environ quarante-cinq ans, qui passait pour encourager les désordres de sa fille et en profiter, eut l'imprudence de raviver la dispute. « Le fait est, dit il, qu'on ne voit pas tous les jours d'aussi joli poisson. » Toute ma colère, sur le point de s'éteindre, se réveilla contre cet homme. Je répliquai : « Comme on pourrait dire, en parlant de vous, qu'on en voit rarement d'aussi vieux et d'aussi laid. » L'éclat de rire que provoqua ma réplique exaspéra cet ouvrier. Il était d'ailleurs d'une humeur violente. Laissant l'illusion pour le mot cru, il me lança l'épithète la plus grossière qu'on puisse adresser à un homme, injure ignoble sous laquelle, en langue des halles, on flétrit le souteneur des filles, celui qui vit de feurs infâmes amours. Le sang, par tous ses canaux, monta de ma poitrine à ma tête avec urne rapidité de fusée. Il me sembla que le globe de. mes yeux partait comme des balles et que mes tempes allaient éclater. Les muscles tendus à se rompre, les poings crispés : « Rétractez-vous ! » m'écriai-je avec désespoir et près de fondre en larmes. Au lieu de me répondre, non moins furieux que moi, il se mit en garde. On se rangea en cercle autour de nous. La lutte était égale. Si mon adversaire avait des forces supérieures aux miennes, j'étais bien plus leste que lui. Je me vengeais par le nombre des coups de la violence des siens. Il faiblissait que je ne ressentais pas encore de fatigue. La crainte d'être vaincu par moi redoubla sa rage. À un moment, se ramassant en pelote et prenant son élan, il bondit comme la pierre d'urne fronde. Comptant sur ma résistance, il ne touchait plus la terre. Mais je fis un mouvement de côté., il trouva le vide et tomba. Il lui fut impossible de se relever. Il s'était cassé la jambe.

Cette rixe et l'accident qui s'ensuivit furent diversement appréciés aux alentours. La femme et la fille du blessé allèrent se plaindre chez le commissaire de police, qui s'empressa de dresser procès-verbal. Je fus traduit devant le tribunal de police correctionnelle sous la prévention d'avoir fait des blessures volontaires ayant occasionné une incapacité de travail. La plupart des témoins que je fis citer, soit malveillance, soit timidité, s'embarrassèrent dans leurs témoignages. Les mieux disposés affirmèrent qu'ils me croyaient ivre. Le ministère public ne s'en obstina pas moins à établir un parallèle entre la vie d'un homme âgé, d'une conduite irréprochable, unique soutien d'une nombreuse famille, et celle d'un ouvrier de mœurs perdues, qui ne rougissait pas de vivre en concubinage avec une fille publique. Mon avocat, dont ma cause était le début, parla longuement, mais sans réussir à se faire écouter. Je fus condamné à un mois de prison, quinze francs d'amende et cinquante francs de dommages-intérêts.

Je ne saurais dire quelle colère souleva en moi ce châtiment que j'étais fondé à croire injuste. Depuis je ne sais plus combien de jours, en butte à toutes sortes d'insultes, je faisais preuve d'une longanimité sans exemple. Cela me semblait d'autant plus méritoire que j'avais plus de mal à modérer l'ardeur de mon sang. La patience m'avait tout à coup manqué au plus grossier des outrages. À une rétractation que je demandais, mon adversaire avait répondu par une provocation. Il était de beaucoup plus robuste que moi. Je n'avais réussi à égaliser nos forces qu'en lassant sa vigueur. On ne pouvait attribuer l'accident qu'au hasard, sinon à sa maladresse. Pourquoi me condamnait-on ? Parce que j'avais des rapports avec une fille. Ma conscience m'avertissait assez combien c'était honteux. Mais qu'on me dise en quoi cela touchait aux suites de la querelle ? Évidemment, dans les balances où le juge pèse les actions d'autrui, le préjugé pèse plus que le crime. J'en conçus pour la puissance que la loi donne à l'homme une terreur profonde. Mieux vaudrait être aux prises avec les vagues de la mer que tomber aux mains de la justice humaine. Au sentiment de révolte qui grondait en ma poitrine, je me sentais aussi fou que si j'eusse essayé d'abattre les murs de ma cellule à coups de tête.

Je sortis de prison misanthrope. Mon patron, d'une sévérité inflexible dès qu'il s'agissait de probité et d'intérêt, était fort coulant sur le reste. Ne jugeant pas mon cas pendable, il ne fit aucune difficulté à me reprendre chez lui. Toutefois : « Vous jetez un mauvais coton, me dit-il. Il en est des gens qui ont une fois affaire avec la justice comme de ceux qui tentent de se suicider ; on affirme qu'ils recommencent toujours et finissent fatalement par là. M'est avis que vous ferez bien de redoubler de surveillance sur vous-même et de rompre avec votre fille perdue, ou il vous arrivera malheur. » Ces conseils prophétiques répondaient à mes sentiments ; mais, sans m'en apercevoir, je m'étais excessivement attaché à cette femme. J'avais beau me raisonner, combattre en moi son souvenir à outrance, mes souffrances intolérables, dès que je cessais de la voir, me ramenaient toujours vers elle. Il m'arriva fréquemment de lui signifier qu'elle choisît de rompre avec moi ou de renoncer à son métier ignoble. En réalité, avec la volonté ferme de me complaire, elle m'énumérait tant de formalités à remplir, tant d'obstacles à vaincre que j'avais la conviction d'exiger une chose à peu près impossible. Je me bornais alors à la quereller, à la voir moins souvent, à tâcher, par un redoublement de précautions, qu'on ne me soupçonnât pas d'avoir renoué avec elle, et enfin à dire chaque fois, en la quittant : Je ne la reverrai plus. Près de neuf mois-se passèrent au milieu de ces tiraillements cruels. Je prenais déjà pour de la tranquillité ce calme sinistre qui précède les catastrophes. Dans le nuage de lâcheté où je m'endormais s'amassait la foudre qui allait consommer ma ruine. À dire vrai, en me rappelant mes incertitudes et mes luttes d'alors, il me semble que, dans nos actions capitales, nous ne sommes maîtres que des premières et que, ces premières une fois commises, la fatalité enchaîne les autres.

Il n'était pas rare que, vers les fins de mois, mon patron, qui tenait ses livres lui-même, me donnât une marque de confiance exceptionnelle en m'envoyant toucher des factures. Une après-dînée, il me confia un mandat à vue de trois cents francs, payable chez un propriétaire qui demeurait aux environs de Chaillot. Il me recommanda de ne pas perdre de temps, parce qu'il avait beaucoup à payer le lendemain. La longueur de la course, puis l'obligation où je fus d'attendre quelque temps le signataire du billet, firent que je ne m'en retournai qu'assez tard. J'avais sur moi deux billets de banque de cent francs fixés dans une poche de côté à l'aide d'une épingle, et cent francs en or soigneusement enveloppés dans l'un de mes goussets. Par rapport aux sommes que j'avais déjà touchées, cet argent était peu de chose. Bien que je marchasse la tête penchée, de l'air d'un homme porteur d'un trésor, mes préoccupations étaient ailleurs. Je traversais les Champs-Élysées à la hauteur du rond-point. J'entendis prononcer mon nom ; je tressaillis. Levant les yeux, j'aperçus ma maîtresse, en compagnie de deux femmes et de trois hommes. Vraiment honteux de la rencontrer, je lui fis un accueil glacial et la quittai brusquement. Elle courut après moi. « Tu es jaloux, me dit-elle, et tu as tort. Cet homme me fait la cour, mais il ne m'est rien. » Je n'avais point d'abord les sentiments qu'elle me prêtait. Je la fuyai par crainte d'être vu avec elle. De ce qu'ils étaient trois femmes et trois cavaliers, je n'avais donc tiré aucune conséquence. Mais son insinuation me bouleversa, la fumée de la jalousie me monta subitement au cerveau. Elle me dit encore que ces femmes étaient d'anciennes connaissances qui, la rencontrant le matin même, l'avaient décidée à passer la journée avec elles, et ajouta qu'il ne tenait qu'à moi d'être de la promenade. Je tournai les yeux du côté de l'homme qui prétendait au cœur de ma maîtresse ; il était bien mieux vêtu que moi, quoique d'une manière un peu débraillée ; il me toisait d'un air de supériorité et de mépris qui me blessa cruellement et m'inspira une résolution contraire à la plus vulgaire prudence. Me disant que mon patron n'avait que faire de son argent d'ici au lendemain et que les excuses ne me manqueraient pas pour justifier mon retard, j'obéis en aveugle à la main qui m'entraînait…

J'étais, du reste, taciturne et dans un état d'esprit voisin de la désolation. Je n'entrai qu'à contre-cœur dans un cabaret de barrière. Je refusai d'abord de boire. Les gens avec qui je me trouvais m'inspiraient sinon de la défiance, du moins une aversion profonde. Ils étaient d'une gaieté folle et emplissaient l'établissement de leurs éclats de rire et de leurs chansons. Ma présence ne semblait nullement gêner l'individu qui avait éveillé ma jalousie. Il prenait ma maîtresse à bras-le-corps et l'embrassait devant moi. La faible résistance qu'elle opposait à ces hardiesses me jeta par degré dans une sourde irritation. Je crus voir qu'elle encourageait les prétentions de mon rival, et je fus saisi d'un chagrin violent. Déterminé bientôt à prendre le dessus et à me séparer irrévocablement, je bus sous le prétexte de me donner du courage, quand ce n'était qu'en vue de m'étourdir. Je ne cessai plus de vider mon verre qui se trouvait constamment plein. Insensiblement l'ivresse me gagna. De mes lèvres ne s'échappaient plus que des divagations. J'avais la tête pesante, j'étais incapable de me tenir debout. Je finis par perdre la mémoire et jusqu'au sentiment de ma propre existence. Aussi le lendemain, quand j'ouvris les yeux, essayai-je d'abord vainement de m'expliquer comment je me trouvais couché dans la chambre de ma maîtresse.

Mais à peine me fut-il permis de rassembler deux souvenirs que je sautai à terre et fus d'un bond à mes vêtements qui gisaient sur une chaise. Je plongeai la main dans ma poche de côté. Rien ! Je visitai rapidement mes goussets. Rien ! Avec des gestes saccadés et fébriles, j'explorai toutes mes poches, je tournai et retournai mes habits. Rien ! Rien ! Je sentis à mon front et à mon visage de grosses gouttes de sueur filtrer au travers de ma chair. Une hypothèse électrisa mon esprit. Je me tournai vers ma maîtresse. À demi dressée sur son lit, immobile comme un bloc de marbre, elle me regardait avec des yeux démesurément ouverts. Simultanément sortirent de nos gorges serrés une demande et une réponse qui ressemblaient à deux cris de désespoir. « Qu'y a-t-il ? dit-elle. — L'argent de mon patron ? » m'écriai-je. Je devins pâle de sa pâleur, et m'épouvantai du visage épouvanté qu'elle eut. Notre attitude réciproque suffit à nous révéler la vérité dans toute son horreur. Cette femme, sans le vouloir, m'avait, à sa douleur inexprimable, attiré dans un guet-apens.

Muet et morne, tandis que, sur une chaise, je tenais dans mes mains ma tête qui travaillait à se fendre, elle s'habilla à la hâte et sortit. Je ne sais pas combien de temps elle resta dehors. Tout ce temps, je restai immobile, plongé dans une sorte d'engourdissement douloureux. Je flottais entre la vie et la mort, j'avais des visions lugubres, je me sentais crouler dans un gouffre. Je ne bougeai qu'au retour de ma maîtresse. J'accrochai mes yeux sur elle. Sa vue centupla mes tortures. Elle était blanche à faire peur, pantelante, elle se traînait plutôt qu'elle ne marchait, elle pouvait à peine se soutenir, elle n'osait plus m'envisager. Une partie de la journée, elle avait vainement couru à la recherche de ses amis de la veille. A plus forte raison n'avait-elle pu découvrir la trace de ceux qui m'avaient dépouillé. On ne saurait concevoir qu'approximativement l'état dans lequel était cette malheureuse. L'inventaire de sa chambre et de ses tiroirs la jeta en proie au délire de la douleur. A l'exemple de la plupart de ses pareilles, elle manquait d'économie et d'ordre. Une grande partie de ses robes et de son linge était engagée. Ses bijoux, ses bagues, sa montre, sa chaîne moitié argent et moitié cuivre n'avaient pas en somme une valeur intrinsèque de vingt-cinq francs. Quant à ses meubles, dont elle pouvait disposer, puisqu'elle payait son loyer d'avance chaque semaine, elle n'en eut pas obtenu plus de cent francs d'un brocanteur. Elle savait bien, en outre, qu'elle m'occasionnait trop de dépense pour qu'il fût raisonnable de me supposer des épargnes… Tout à coup le mot voleur éclata dans ma cervelle comme un coup de pistolet et me fit bondir. Je pris la fuite. Je ne réussis à me calmer un peu qu'après avoir écrit à mon frère de se trouver le soir même, à la nuit, chez ma tante Thérèse.

« Mon frère m'aime autant que je l'aime, me disais-je. Il est prêt à mourir pour moi, comme je suis prêt à le faire pour lui. Ce qu'il a m'appartient, il serait odieux d'en douter. Il est logé, nourri, et il touche deux cents francs par mois : il doit avoir de l'argent de côté. Au pis aller, supposons qu'il n'en ait pas ; il lui sera toujours possible de demander une avance à son parrain. » Comme les gens qui souhaitent quelque chose avec passion, j'épuisais toutes les hypothèses susceptibles de m'être contraires et, en mettant les choses au pire, je n'entrevoyais pas même la possibilité d'un échec. J'oubliais que les événements trompent presque toujours nos prévisions, si profondes et si subtiles qu'elles soient. On est tout surpris, à l'heure du dénouement, de voir surgir une objection à laquelle on n'avait point songé.

L'air profondément désolé et honteux dont mon frère vint à moi me jeta tout d'abord dans un grand trouble. J'examinai son visage avec stupeur. Pâle et défait, avec des yeux rougis par des larmes récentes, il baissait la tête et semblait craindre de rencontrer mes regards. La négligence de sa toilette me frappa ensuite. Je lui sautai au cou. Il reçut mes caresses sans me les rendre et éclata en sanglots. Tenaillé par l'anxiété, je lui demandai ce qu'il avait. Quelques instants il laissa voir les marques du plus violent chagrin. Je le suppliai d'avoir compassion de moi. Il me raconta, d'une voix entrecoupée de larmes, une histoire, oh ! une histoire, c'était à mourir sur place, plus horrible encore que la mienne. Sa passion pour la fille entretenue au sujet de laquelle il avait failli se battre l'avait entraîné à commettre une action vraiment blâmable. Je l'ai entendu dire, rien n'est plus coûteux qu'une maîtresse qui ne trafique point de ses faveurs. Encore qu'il ne lui donnât pas d'argent d'ordinaire, elle n'en était pas moins pour lui une cause de ruine. Des appointements doubles des siens n'eussent pas suffi aux menus frais des superfluités, telles que voitures, spectacles, parties de campagne, toilettes, qui ne sont pour ces femmes que le nécessaire. Il s'était encore endetté pour des sommes assez fortes. Cette fille lui avait tourné la tête à force de beauté et de coquetterie. Elle n'apparaissait pas dans un bal, qu'elle ne fût ausitôt entourée de courtisans et assaillie des offres les plus brillantes. Mon pauvre frère l'aimait à être fou, à en avoir le vertige, Une jalousie effrénée lui donnait l'impatience de la posséder seule. Elle consentit, dans une heure de générosité, à ne plus puiser l'or dans toutes les bourses et à borner son luxe aux ressources de mon frère. La gène ne tarda pas à se faire sentir. Elle poussa l'abnégation jusqu'à faire de l'argent avec une partie de ses bijoux et de ses robes. Mais son sacrifice, auquel elle n'entrevoyait plus de terme, ne tint pas devant les appréhensions d'une fin de mois. Elle avait des billets à payer, elle devait trois termes dans sa maison, il lui fallait de la toilette, etc., etc. « À moins de mille francs sur-le-champ, dit-elle un jour, je me trouverai demain sur la paille. » C'était pour mon malheureux frère un ordre d'apporter cette somme ou de ne plus revenir. En proie au désespoir, il passa toute la nuit à chercher la solution d'un problème impossible, et finalement se résolut à une action dont sa passion frénétique lui cachait l'indignité.

Depuis près de trois ans que Théodore était caissier, son parrain, qui avait en lui une confiance sans bornes, avait à peine parcouru les livres deux ou trois fois. Mon frère, dans sa fièvre, calcula qu'il lui serait facile de distraire mille francs de la caisse et de les y remettre en moins de six mois, sans qu'on s'en aperçût. D'ailleurs, en admettant une découverte prématurée du déficit, les prétextes affluaient à son esprit pour en donner des raisons acceptables. Il avait été trompé dans tous ses calculs. D'une part, la femme prit les mille francs et disparut ; de l'autre, vers le même temps, son parrain, qui était désœuvré, eut la fantaisie de constater l'état de la caisse et des livres. Théodore était absent. La surprise du patron à la fin de son travail, l'impatience avec laquelle il attendit le retour de son filleul et l'air mystérieux dont il l'appela dans son cabinet furent parfaitement remarqués des commis. La scène fut longue et terrible. Mon frère, incapable de soutenir un mensonge, avoua tout. La honte et le remords le jetèrent aux genoux de son parrain. Des sanglots plein la gorge, le visage ruisselant de larmes, il le supplia longtemps de ne pas être sans pitié. Il montra qu'il comprenait l'étendue de sa faute ; il jura qu'aucun châtimentn approcherait de celui que le souvenir de son action lui infligerait perpétuellement. L'indignation et la colère de son parrain s'apaisèrent peu à peu devant la sincérité et la profondeur de ce repentir. Il voulut bien ne pas le chasser et tenir son déshonneur secret ; seulement, après avoir réfléchi un moment, il lui dit de l'air d'un juge : « Vous comprenez, monsieur, que vous ne pouvez plus rester à votre poste. Vous ne devez plus être que ce que vous étiez en entrant ici, un simple commis aux appointements de mille francs. Vous cesserez, jusqu'à nouvel ordre, de manger à ma table et de passer vos soirées chez moi. Voyez si cela vous convient. » Théodore tout en larmes ajouta : « J'ai à la fois perdu mon avenir et empoisonné pour toujours ma vie. J'étais presque l'égal de mon parrain, et me voilà redescendu au dernier rang. Pour comble de honte, mes camarades, qui ont de vagues soupçons, me marquent du mépris et s'éloignent de moi. Ils ne parviendront pas d'ailleurs à me mépriser autant que je le fais moi-même. Plaise à Dieu que j'aie la force de supporter une aussi horrible existence ! Je pourrai obtenir mon pardon d 'autrui, mais je ne l'obtiendrai jamais de ma conscience. »

Haletant, foudroyé, j'écoutais mon frère et je m'ou-bliais. Quand il eut fini, deux désespoirs au lieu d'un me lacéraient et me rouaient. J'étais saisi d'épouvante à l'aspect de ces deux destinées qui s'obstinaient à se dérouler parallèlement. Je commençais à me croire voué au malheur, et je pensais que mon frère l'était sans doute aussi, et cette idée attisait encore le foyer qui me brûlait la poitrine. Théodore songea à me demander ce que je lui voulais. Il était au moins inutile d'ajouter mes souffrances aux siennes. Je lui répondis que je l'avais fait venir simplement parce que j'éprouvais le besoin de le voir. J'essayai de relever son courage, et je le quittai. J'étais déjà la proie d'une nouvelle espérance.

En deux enjambées je fus dans la rue où demeurait ma sœur Augustine. La boutique était fermée. Pour avoir une idée de ma nuit, il faudrait supposer une chose impossible, un homme, par exemple, suspendu douze heures par les ongles au-dessus d'un gouffre de quatre cents pieds. Au matin, je me précipitai dans la boutique de ma sœur. L'établissement s'était à ce point agrandi que deux garçons étaient devenus nécessaires. Ma sœur était au marché avec sa bonne ; son mari dormait encore. À l'heure où j'y retournai, mon beau-frère me dit que sa femme était en visite chez une voisine malade. L'aiguillon de mille guêpes me piquait le cœur. Enfin je joignis Augustine. Il était midi passé. Je la priai de venir avec son mari dans l'arrière-boutique. Là, d'une voix altérée par l'an- goisse, je leur racontai succinctement ce qui m'arrivait. Je n'omis q'une chose : la condition honteuse de ma maîtresse. À peine eus-je dit que les trois cents francs de mon patron m'avaient été volés, que ma sœur s'écria : « C'est un mensonge ! » De blanc je devins rouge. « Augustine, dis-je avec une colère contenue, je n'ai j'amais menti qu'une fois, et tu devrais te rappeler à quelle occasion. » Ce fut au tour de ma sœur à rougir. Mais elle se remit promptement. « Je croyais que c'était Théodore, balbutia-t-elle. Peu importe ! Qu'est-ce que tu veux ? — Que vous me prêtiez trois cents francs. —Nous ne les avons pas. — Songez-y, dis-je avec une énergie où il y avait de la peur et des larmes, il s'agit pour moi de la prison et d'un déshonneur qui rejaillira sur vous ! — Tous nos fonds sont placés, répondit froidement ma sœur ; nous n'avons pas cent francs à la maison. – Vous n'emprunteriez pas pour me sauver de l'infamie ! m'écriai-je les poings sur mes tempes. — Repasse dans quelques jours, nous verrons à te faire cinquante francs. — C'est trois cents francs qu'il me faut, et tout de suite ! — Oh ! alors, va les chercher ailleurs. » Je doute qu'un homme, quel qu'il soit, puisse jamais avoir autant d'éloquence, de chaleur et d'âme que j'en eus, moi, durant les deux heures qui suivirent. J'eusse réussi à convaincre et à faire pleurer un tigre. Mais il est des parents à côté de qui les hyènes auraient des entrailles. Autant eût valu m'adresser aux ossements d'un sépulcre. Son mari, moins impitoyable qu'elle, se laissait toucher par mon désespoir. Elle figea sa pitié d'un regard. Je fus sur le point de lui rappeler qu'elle avait eu dix mille francs de mon père, quand nous n'en avions pas eu un sou. Je compris, à son visage, que je ne ferais que l'irriter inutilement. D'ailleurs, une espérance ne s'évanouissait pas plutôt en moi qu'une nouvelle y renaissait.

J'avais perdu un temps précieux. Il était peut-être déjà trop tard. Je courus chez celle de mes tantes qui tenait le magasin de confiseur. Je la connaissais à peine ; mais elle avait la réputation d'être sensible et généreuse. Admirez le génie du malheur, quand il a juré d'écraser un homme ! En entrant dans la boutique, j'appris la plus désastreuse nouvelle : ma tante et ma sœur étaient absentes ; elles étaient parties la veille même pour assister aux noces d'un parent éloigné qui demeurait dans l'Aube ; elles ne reviendraient pas avant trois semaines au plus tôt. À ce dernier coup, je fus pris d'une terreur comparable à celle de celui qui se noie. L'esprit voisin de l'égarement, je fis en quelque sorte le tour de moi- même, espérant encore découvrir une corde à laquelle je pourrais m'accrocher. Si je me fusse senti coupable, je n'eusse pas balancé à recourir au suicide. Mais mourir quand une accusation de vol pesait sur moi, c'était me condamner moi-même, cela était impossible. J'allai chez mon maître ; j'eusse dû commencer par là.

« Ah ! vous voilà, fit-il d'un ton goguenard, je vous croyais mort. Votre signalement est déjà chez le commissaire de police. » Je manquais d'air, j'étouffais, mes genoux se choquaient l'un contre l'autre. Forcé de reprendre haleine à chaque syllabe, du ton d'un homme qui bégaye, je lui appris le vol dont j'avais été victime. « Certes, dit-il, vous avez mis du temps à m'apporter cette nouvelle. » Je justifiai mon retard par les démarches que j'avais faites en vue de parfaire la somme qui m'avait été volée. « Me rapportez-vous au moins mon argent ? me demanda-t-il. — Non, dis-je ; mais je viens vous offrir de travailler sans toucher un centime jusqu'à concurrence de trois cents francs. » Cet homme, d'ailleurs, plein de probité, je l'ai dit, était féroce dès qu'il était question d'intérêt. « Peuh ! marché de dupe, s'écria-t-il ; vous pouvez tomber malade et mourir. Qui me payera alors ? D'ailleurs, reprit-il, qui me dit que vous n'avez pas mangé cet argent ? Vous vivez avec une fille. Je vous ai prévenu. » Je parlai de mon tort comme d'un crime et lui jurai de renoncer pour jamais à cette créature. « Il fallait venir tout de suite, fit-il avec impatience. Maintenant il est trop tard. Vous êtes cause que j'ai eu un billet protesté. C'est un crédit de trois mille francs que vous me faites perdre. Puis, je donnerais un bel exemple à mes ouvriers ! Ce qui est fait est fait. Allez voir le commissaire. Faites-lui votre déposition. »

Dans l'ignorance du piège qu'il me tendait, et d'ailleurs ne songeant pas à fuir, j'allai le lendemain chez l'officier de police. Au préalable, il me demanda mon nom. Je le lui dis. Il lut un papier qui était sur son bureau. « Vous arrivez à propos, me dit-il ; j'allais vous faire chercher. » Il reprit, après avoir parcouru de nouveau le papier : « Vous vivez avec une fille. Vous avez volé trois cents francs à votre maître. » Je m'élevai avec énergie contre cette accusation. Il m'écouta volontiers. À la suite d'un assez long interrogatoire, il fit comparaître ma maîtresse devant lui, et nous confronta. Les explications que nous lui fournîmes l'un et l'autre ne lui parurent pas satisfaisantes, car il nous annonça qu'il se voyait dans la nécessité de nous maintenir en état d'arrestation. Je fus conduit entre deux agents au dépôt de la Préfecture…

Je compris que je n'avais plus qu'à me recommander à la miséricorde de Dieu. J'étais pris dans un engrenage qui me semblait à moi ce que la meule du moulin est au grain de blé. Plongé dans une sorte de prostration léthargique, j'obéissais en machine aux gens au pouvoir desquels j'étais. Je n'avais plus de larmes dans le corps ; mes fibres étaient détendues et molles ; ma faculté de souffrir même était comme usée. J'eus pourtant un moment de réveil et d'espoir. Ce fut quand un avocat, nommé d'office, vint me visiter dans ma prison. Il m'invita à lui conter mon affaire. Assis sur un banc, les jambes croisées l'une sur l'autre, les yeux fermés, il ne cessa pas, pendant que je parlai, d'agiter les pouces circulairement en sens inverse. Il m'interrompit enfin, pour me dire, en clignant de l'œil, d'un air narquois : « Oui, oui, je vois ce que c'est. Loin d'être l'auteur du vol dont on mous accuse, nous soutenons qu'on nous a volé. Ça n'est pas neuf, mais ça réussit encore quelquefois. Il y a espoir. » Le visage de cet homme ne respirait que la sordidité. Il était déjà vieux et entièrement chauve. Sa lèvre inférieure formait une saillie en cuvette où son nez rouge, long et mobile comme une trompe, semblait guetter deux ou trois dents noires. Son gros œil bleu pâle, à fleur de tête, et ses oreilles plates, comparables à des coquilles d'huitres, achevaient d'en faire un personnage de cauchemar. Eh bien ! à cette heure je l'envisageai avec cet enthousiasme qui doit transporter une sainte à la vue d'un archange. « Sauvez-moi ! m'écriai-je, et ma reconnaissance sera éternelle ! — Hum ! fit-il, avez-vous des parents ou des amis ? » Sous la menace du plus cruel supplice, je n'eusse pas nommé mon frère. « Non, monsieur, dis-je. — Avez-vous de l'argent ? » À mon embarras, il se hâta d'ajouter : « Ce n'est pas que je vous en demande. Mon dévouement est gratuit. Votre affaire n'est pas mauvaise. Nous obtiendrons le minimum. »

Je retombai dans un morne accablement.

De l'instruction du juge, de mon entrevue avec mon défenseur, il résulta que le jour des assises me surprit livré aux plus sinistres prévisions. Or, j'en ai acquis la triste expérience, le mal qu'on pressent arrive plutôt que le bien qu'on souhaite. D'ailleurs, après avoir entendu le réquisitoire du procureur général et la réplique de mon avocat, j'avoue que, si j'eusse été juré, mon esprit eût été fort perplexe. Vingt arguments se dressaient contre moi. J'étais un suppôt de mauvais lieux. J'avais pour concubine une fille publique. Ce n'était pas la première fois que je m'asseyais sur le banc des accusés. J'avais déjà subi une condamnation pour avoir, dans ma fièvre de faire le mal, brisé la jambe d'un père de famille respectable. Je ne pouvais m'en tenir là. Le mal engendre le mal. Une fois engagé sur l'échelle du crime, il faut descendre tous les échelons. Quand on vit dans le désordre, quand on n'a plus d'autres lois que ses mauvaises passions, les ressources ne tardent pas à manquer, on a recours au vol. C'est ce que j'avais fait. Le surnom de Glorieux que j'avais reçu dans les ateliers n'indiquait-il pas en moi cette vanité excessive qui pousse à tous les crimes ? À une première faute j'avais trouvé des juges indulgents. Je n'avais point été touché de cette magnanimité de la justice. Par la récidive, je semblais avoir hâte de prouver que j'étais incorrigible. On ne saurait, sans péril pour la société, ménager ses infatigables ennemis. Il fallait une répression sévère, etc., etc. Que pouvait répondre à cela un homme qui ne m'avait pas écouté ? Rien, sinon des mensonges ou des lieux communs rebutants. En effet, il raconta une vie qui n'était point la mienne, et se jeta dans des considérations banales qui ne se rapportaient nullement à moi. Ce fut avec une stupéfaction voisine du désespoir que je l'entendis, lui, mon défenseur, déclarer que, du reste, j'avouais noblement ma faute, et que j'en marquais un profond repentir. Au lieu d'invoquer l'impartialité de la justice, il me recommandait comme un coupable à la pitié des juges. J'eus envie de me lever et de me défendre moi-même. La honte et la douleur me clouèrent sur mon banc. Je m'entendis condamner, et des circonstances atténuantes furent admises, à cinq années de prison et à dix ans de surveillance. Ma maîtresse, ou du moins la femme qui l'avait été, car elle ne l'était plus, fut acquittée.

Jouet incessant des ruses de je ne sais quelle puissance, il ne suffisait pas que je fusse déchiré de blessures, il fallait encore que je vécusse avec mes plaies. Mon cœur n'était pas plus tôt comblé de souffrances et près de déborder qu'une main invisible y pratiquait, pour ainsi dire, une incision par où il se désemplissait. Ainsi, à force de souffrir, j'en étais venu à croire que je ne pouvais pas être plus malheureux, et, à cette croyance, j'étais résigné. Je n'en devais pas moins acquérir la certitude qu'il n'est pas d'homme si malheureux qui ne puisse le devenir davantage. A l'exemple de beaucoup de gens, j'avais jusqu'alors nagé entre le bien et le mal, non parce que j'étais foncièrement vicieux, mais par peur de devenir un saint. Je présumais qu'une fois le pied dans la voie des scrupules, on ne peut plus retourner en arrière et que, d'exigence en exigence, on arrive à une perfection relative qui exclut tout bonheur. Sans me douter qu'en cet état on puise un calme qui supplée largement aux joies méprisables qu'on perd, j'étais actuellement résolu à dépouiller le vieil homme, et cela avec d'autant plus d'âpreté que, comparable au maladroit qui casse tout ce qu'il touche, il semblait que je fusse incapable de remuer sans faire mal. J'ajouterai que la disproportion révoltante entre ma faute et le châtiment qu'on m'infligeait, m'inspirait des sentiments de victime et me causait une sorte de volupté âcre. Sous l'influence d'une exaltation de martyr, j'éprouvais le besoin impérieux de ne pas justifier à l'avenir même l'apparence d'un reproche. Ma destinée, il est vrai, devait en décider autrement. Toujours est-il que ces dispositions me rendaient la vie de prison supportable. Je fatiguais graduellement la haine de mes compagnons de captivité qui cessaient de prétendre à faire mon éducation et à m'élever jusqu'à eux. Par mon assiduité au travail et ma soumission au despotisme des règlements, j'évitais les punitions et gagnais la bienveillance de mes gardiens. Aux lettres et à l'argent que m'avait adressés ma maîtresse, j'avais opposé inflexiblement le refus et le silence. Elle n'existait plus pour moi. S'il m'eût été possible d'avoir des nouvelles de mon frère et de le savoir heureux, j'eusse joui d'une tranquillité profonde…

Mon amour pour Théodore s'était accru en raison de la vivacité et de la profondeur de mes chagrins. Il était l'unique fil qui m'attachât encore à la vie. Vers la fin de ma détention, mon désir de le voir avait la violence d'une passion irrésistible. J'attendis l'heure de ma délivrance dans un état d'impatience dévorante, et je l'entendis sonner avec une ineffable joie. Interné dans le département du Loiret, après avoir reçu ma feuille de route, au risque d'être puni pour dévier de mon itinéraire, je marchai sans retard vers Paris. Mon dessein n'était pas d'aborder mon frère ; je voulais simplement, en passant, me rassasier de sa vue. Je rôdai à la nuit autour de la maison où il demeurait. Le hasard me favorisa. Je le vis bientôt sortir, et mon pauvre cœur battit violemment. Combien il m'en coûta de ne pas lui sauter au cou ! Je ne me contins que par un effort suprême. Je le suivis avec mille précautions. Dès qu'il passait au droit d'un magasin éclairé, je le regardais de tous mes yeux. Il était pâle et amaigri, et semblait absorbé dans des pensées tristes. J'eusse donné de bon cœur les jours qui me restaient à vivre pour connaître le sujet de ses préoccupations… Tout à coup il s'arrêta devant la montre d'un marchand d'estampes. Un bec de gaz donnait en plein sur son visage et me permettait de le considérer à ma soif. Ce n'était rien encore. Ses yeux tombèrent sur un objet qui lui causa une émotion puissante, du moins je le jugeai ainsi à la contraction subite de ses traits et à la persistance de ses regards dans la même direction. A n'en pouvoir douter, j'aperçus même deux grosses larmes rouler dans ses yeux et glisser sur sa joue. Remué jusqu'au fond de l'âme, il me fallut savoir sur-le-champ le secret de ces larmes. Je fus suffoqué par un bonheur infini. Toutes mes douleurs s'évanouirent dans cette impression inénarrable. J'acquérais la conviction que ce qui faisait pleurer mon frère était précisément mon souvenir. La gravure qui l'émouvait si profondément représentait deux beaux enfants, blonds et bouclés, d'une ressemblance merveilleuse. Notre mère l'avait achetée jadis et l'avait accrochée au pied de notre lit, si bien que le matin, en nous éveillant, la première chose qui frappait nos yeux était les enfants de cette estampe. Combien de fois, Théodore et moi, n'étions-nous pas restés en contemplation devant ces deux gracieuses figures ! Ma jeunesse tout entière était dans cette image. Je me revoyais dans les bras de ma mère, et je sentais ses caresses sur ma joue. Je ne fus plus maître de moi. Sans savoir comment, je me trouvai auprès de mon frère : « Théodore ! » dis-je d'une voix éteinte. Il se retourna. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Nos deux âmes se confondirent dans une étreinte longue et passionnée…

Mon pauvre frère, à force d'être inquiet de moi, ne vivait plus. J'eus le frisson en apprenant qu'il avait fait des démarches pour avoir de mes nouvelles. Chose aussi singulière qu'heureuse, ma sœur Augustine ne lui avait point raconté mon aventure. La peur qu'elle devait avoir des reproches et de la colère de Théodore m'explique aujourd'hui son silence. J'en fus réduit à noyer ma vie dans des fables et à le rassurer sur mon compte au moyen de mensonges que le but innocentait à mes yeux. Il n'avait pas de motif pour être aussi discret. J'entrevis avec transport qu'il marchait rapidement à une complète réhabilitation et qu'il pouvait de nouveau tout espérer de l'avenir. Il était parvenu à rembourser intégralement son parrain. Celui-ci lui rendait sensiblement son estime et son affection. Il exigeait que son filleul recommençât de manger à sa table et de passer les soirées avec sa femme et sa fille. Il était évident qu'il n'avait point abandonné son projet de le marier avec Hortense, et de lui donner son établissement en dot. Par malheur, Théodore ne trouvait pas aussi aisément grâce devant sa propre conscience. Le remords de sa faute ne s'affaiblissait que lentement. En outre, ceux des commis qui en avaient été témoins ne manquaient jamais, par jalousie, l'occasion d'y faire allusion et de la lui rappeler. L'un d'eux, entre autres, qui avait été sous-officier dans un régiment de ligne, se conduisait en ennemi impitoyable. Querelleur, fanfaron, bien que réellement brave jusqu'à l'intrépidité, il avait toujours à la bouche quelque épigramme qui tournait à l'insulte. Théodore était impatient d'une telle existence ; il voulait à tout prix imposer silence à ces railleurs et se relever à ses propres yeux en s'exposant avec préméditation à un danger adéquat à une expiation décisive. Malgré mon désir de connaître le plan qu'il roulait dans sa tête, il me marqua la volonté de ne pas être présentement plus explicite. En revanche, il me promit de m'écrire. Prétextant les exigences de ma condition d 'ouvrier, je lui donnai cette adresse : M. Joseph, poste restante à Beaugency. Nous allâmes ensuite chez notre tante Thérèse. La bonne vieille, qui m'avait cru mort, faillit mourir de joie dès qu'elle m'aperçut. Elle me couvrit de caresses et de larme, entremêlées de reproches où éclatait la vivacité de sa tendresse pour moi. Je partis le lendemain pour le lieu de mon internement. J'emportais avec moi une provision de jouissances capable de suffire à bien des jours.

Il est d'autant plus malaisé au malheureux soumis à la surveillance d'ensevelir son passé que l'endroit où il séjourne a moins d'habitants. Trop de gens connaissent son secret, en supposant ceux à qui il a affaire incapables d'une indiscrétion, ses allées et venues périodiques dans les bureaux de la mairie ou de la préfecture finissent toujours par le trahir. Après avoir subi plusieurs fois, dans les ateliers, la honte d'entendre dire à mes camarades qu'ils ne voulaient pas travailler à côté d'un repris de justice, et celle d'être ignominieusement congédié par des maîtres, je tâchai, en vue de m'épargner ces affronts, à gagner ma vie par un commerce quelconque. Mais j'usai dans le colportage les quelques ressources qui me restaient. Je me fusse fait scrupule, en ce moment, de m'adresser à Théodore, qui se privait du nécessaire afin d'éteindre plus tôt ses dettes. À tous mes malheurs, je joignis alors celui de faire la connaissance d'un misérable qui devait apporter sa part d'influence dans mon horrible destinée et me perdre irrévocablement. Cet homme, Piémontais d'origine, nommé Feretti, était un industriel d'une espèce singulière. Il possédait sept ou huit orgues de Barbarie qu'il louait à ses compatriotes ou à des gens tels que moi. Flairant en quelque sorte ma misère, il s'attabla un jour vis-à-vis de moi, dans la salle d'une auberge où je logeais, à Beaugency. Trapu, avec un cou de taureau, les membres nerveux d'un Hercule, des cheveux noirs, épais, dans le désordre des rameaux d'un grenadier, de grands yeux durs, d'un brillant de bille d'agate, il avait une peau jaune et huileuse, des traits anguleux et, par-dessus cela, un air sournois et méchant qui me le rendait très antipathique. Cependant la nécessité, plus forte que ma répugnance, me décida à nouer conversation avec lui. Je ne balançai pas à lui dire que la besogne n'allait pas et que je manquais de travail ; et, de son côté, il se hâta de m'offrir un de ses orgues. Tout en buvant, il me donna, dans son patois, quelques détails sur le métier. Je me couchai en proie à l'indécision. Le lendemain, il me renouvela ses offres. J'acceptai pour m'en repentir aussitôt. Au moment de me livrer son instrument, il exigea mes papiers en garantie. Il pressentit sur-le-champ le motif de ma confusion et m'insinua que cela ne tirait pas à conséquence. J'en passai par où il voulait. Dès qu'il eut en main la preuve de sa conjecture, un sourire atroce éclaira son visage, « Connu, connu, » fit-il. J'en conclus qu'au nombre de ceux à qui il louait des orgues, il en était de non moins infortunés que moi…

 Quelques semaines plus tard, un soir, à la fin d'une journée de fatigues, le hasard mit un journal sous ma main. Tout à coup, un fait divers remua mes fibres à les briser. Je lus et relus :

« Une rencontre à l'épée vient d'avoir lieu, dans le bois de Vincennes, entre les sieurs Théodore F… et Eugène T…, tous deux commis chez M. L…, marchand de couleurs. Le sieur T… a reçu dans la poitrine une blessure de laquelle il est mort peu d'heures après. La justice informe. »

Je ne pus dormir de la nuit. Dans la matinée, j'allai à la poste. Mon pressentiment ne m'avait pas trompé : on me remit une lettre de mon frère. J'eus bientôt le secret de ce duel. Le jour où je quittais Théodore, il préméditait d'exposer sa vie et de tenter le jugement de Dieu. C'est là ce qu'il m'avait caché. Il voulait pouvoir hardiment lever la tête ou mourir. L'ex-fourrier, son haineux ennemi, était connu pour un duelliste non moins habile qu'heureux. Il était constant qu'il avait eu de nombreuses affaires, et qu'il s'en était toujours tiré avec bonheur. À une insulte bien caractérisée, mon frère lui avait envoyé des témoins fermes, dont il s'était assuré au préalable. Théodore m'écrivait avant la rencontre qui devait avoir lieu à midi, non loin de Saint-Mandé. Il confessait que, sans être lâche, il n'était point libre de terreur, et qu'en prévision des résultats présumables de ce duel, il avait passé une nuit horrible. Se sentant incapable de lutter contre l'habileté de son adversaire, il se regardait comme perdu, à moins d'un hasard providentiel. Bien qu'il doutât que la veillée d'un homme qu'on doit le lendemain mener à l'échafaud pût être troublée par des tortures aussi poignantes, il eût souhaité que ce supplice volontaire fût plus cruel encore, puisque sa conscience devenait tranquille en raison de ce qu'il souffrait. Au cas qu'il lui arrivât malheur, il m'embrassait avec passion et me suppliait de lui pardonner. Le journal venait de me donner la deuxième partie du drame. Au rebours de son attente, il pensait être tué, il avait tué son adversaire. Mais qu'allait-il en advenir ! L'idée seule de le voir à la discrétion de la justice me terrifiait. Je fus vingt fois sur le point de rompre mon ban et de courir à Paris. Je vivais dans une anxiété intolérable. Une lettre de ma tante Thérèse me calma un peu. Théodore avait été blessé assez grièvement à l'épaule. Il était soigné chez son parrain qui lui témoignait actuellement une affection plus vive encore que dans le principe. Le commerçant avait usé de tout son crédit pour obtenir que son filleul ne fût point inquiété. Il était convenu que Théodore se constituerait prisonnier la veille de l'ouverture des assises…

Cependant, mes rapports avec Feretti devenaient chaque jour plus impossibles. Si j'eusse écouté la colère que soulevait en moi le ressentiment de ses injustices, je me fusse déjà nombre de fois disputé et battu avec lui. Il m'avait d'abord loué son instrument à raison de tant par semaine. Il prétendit bientôt être payé à proportion de mes recettes journalières. Par suite de ces nouvelles prétentions, il me restait à peine de quoi vivre. Il mit le comble à sa mauvaise foi au moyen de comptes d'une révoltante iniquité. Prétextant que j'avais endommagé son instrument, il exigeait tant pour le dégât et tant pour la réparation. Il lui arrivait encore de boire jusqu'à l'ivresse et de me faire solder sa dépense sous condition de m'en tenir compte, ce dont il ne se souvenait jamais le lendemain ; et il ne souffrait même pas qu'on lui rappelât ses manquements odieux : aux premiers mots, il vous fermait la bouche par des jurons, des insultes et l'offre de terminer le différend à coups de poings. Mes compagnons tremblaient et courbaient la tête devant ce misérable. Quant à moi, m'avisant que l'heure approchait où je ne pourrais plus me contenir, je songeais sérieusement à me séparer de lui.

La servante de l'auberge où le plus habituellement nous prenions notre gîte était une grosse fille de campagne, honnête et serviable, dont le père était serrurier. Elle me marquait des préférences et passait fréquemment la soirée à causer avec moi. Mon chagrin de connaître Feretti et mon aversion pour cet homme n'avaient pu lui échapper. Dès qu'elle sut que je savais forger et façonner la grosse serrurerie, elle songea à son père et me dit qu'il pourrait probablement me donner de la besogne. Je ne balançai pas un instant. Je réglai avec Feretti et lui demandai mes papiers. J'usai d'une infinité de précautions dans la crainte de l'irriter contre moi. Tout en lui confiant que j'étais décidé à changer d'état, je feignis de l'indécision au sujet de ce que j'allais entreprendre, et tâchai à lui faire croire que je redeviendrais son employé au cas où j'échouerais. Nous nous quittâmes en apparence bons amis. Six semaines s'écoulèrent. J'étais aussi satisfait de mon nouveau patron que lui l'était de moi. Je ne pensais pas pouvoir être jamais heureux, mais encore espérais-je un repos analogue à celui de la tombe. Qu'on juge de mon désespoir quand un matin, en entrant dans l'atelier, je vis le serrurier venir à moi d'un air embarrassé et me dire : « Mon garçon, voici ce que je vous dois. Prenez vos cliques et vos claques, et allez-vous-en. J'en suis vraiment fâché, parce que vous avez du cœur au travail ; mais, en définitive, je ne peux pas garder un repris de justice dans ma maison. »

Je sortis abîmé sous le poids d'une douleur immense. Je ne tardais pas à savoir d'où me venait ce coup. La fille du serrurier, que je rencontrai peu après, m'apprit d'un air désolé que Feretti avait vu son père. Cet homme que rien ne pouvait émouvoir, qui faisait le mal pour le mal, m'avait aperçu à la forge, en passant, et avait résolu froidement de me faire chasser. Cette nouvelle infamie comblait la mesure. La rage m'emplissait l'âme et me jetait en proie à un désir irrésistible de vengeance. Tout entier à ce sentiment, incapable de réflexion, j'allai le soir à l'auberge. J'y trouvai Feretti attablé devant une bouteille de vin et occupé à faire ses comptes avec deux des pauvres diables qu'il exploitait. À peine entré : « Ce que vous avez fait, lui dis-je avec fureur, est lâche et infâme ! » Il essaya de jouer l'étonnement ; mais dans ses yeux, sur ses lèvres éclatait une joie de bête fauve qui le trahissait. Je répétai mon premier dire en termes plus énergiques encore. « Ah çà ! tu vas te taire ! me dit-il avec un sourire menaçant. — Vous avez beau être fort, m'écriai-je en fermant les poings, je ne vous crains pas ! venez ! — À ton aise, mon garçon, » dit Feretti. Il se leva et ajouta : « Suivez-nous, vous autres, et venez apprendre comment on corrige les mauvaises têtes ! » Accompagnés des deux individus présents, nous nous éloignâmes de la ville. En route, un pressentiment traversa mon âme. J'en étouffai les lueurs sinistres, me disant : « Qu'ai-je à craindre encore ? Comment puis-je être plus malheureux ? » Et, de fait, la mort m'eût été douce à côté de ce que je ressentais. Nous nous arrêtâmes à l'angle d'un sentier désert, borné d'un côté par un mur, de l'autre par une pente à pic qui, à une profondeur de cent pieds environ, aboutissait à la Loire. La lune nous éclairait en plein. On n'entendait d'autre bruit que celui du roulement de l'eau au travers des cailloux de la rive.

La lutte dura moins que le plus court récit. Sans dire un mot, nous tombâmes l'un sur l'autre avec une fureur égale des deux côtés. Nos poitrines, sous les coups, ne cessaient pas de rendre des sons mats. La haine dont j'étais animé décuplait mes forces. Feretti semblait étonné de trouver un aussi terrible adversaire. Il essaya plusieurs fois, mais sans succès, de me jeter à terre ou de me prendre à bras-le-corps. Loin d'avoir raison de moi comme il y comptait, il comprit au contraire qu'il allait succomber. Écumant de rage, il tira sournoisement son couteau de sa poche. Aux clartés de la lune j'aperçus subitement la lame qui arrivait en droite ligne à ma figure. Je détournai le coup. À cette perfidie nouvelle, je perdis la raison. Je fis deux pas en arrière et m'armai également. J'étais absolument hors de moi-même ; un gouffre de feu ne m'eût point arrêté. « Traître, assassin, m'écriai-je entre deux respirations, malheur à toi ! » Et je me ruai sur lui. Le combat devint sauvage ; nos visages meurtris ruisselaient de sueur et de sang. L'un et l'autre, libres même de la peur d'être atteints, nous frappions à tort et à travers. Tout à coup, Feretti tomba en poussant de vrais rugissements. Se tordant à terre dans les convulsions, il criait de toute la puissance de ses poumons : « Au meurtre ! ah ! au meurtre ! » L'écho redisait au loin ce cri formidable. Je remarquai seulement alors que nos témoins n'étaient plus là. Je m'approchai de Feretti. Il agonisait dans une mare de sang. Je recouvrai la raison.

Froid autant qu'un marbre, plus fort actuellement que le destin qui ne pouvait plus rien contre moi, il ne restait debout en mon âme que cette idée fixe : voir mon frère une dernière fois et connaître son sort ; après cela, ma vie appartiendrait à qui voudrait la prendre. Je m'enfuis donc, mais avec le sang-froid d'un homme maître de lui-même. Calculant que mon signalement ne tarderait pas à être transmis dans toutes les directions, je ne me bornai pas à ne marcher que la nuit, j'évitai encore les routes et les lieux fréquentés. Je me nourrissais de fruits et de racines, et je dormais le jour dans les fourrés ou derrière une haie. Diverses fois, côtoyant des fermes, à l'appel des chiens qui aboyaient contre moi, je fus inquiété par des coups de fusil. Mes forces n'eussent pas suffi à un tel voyage si mon corps n'eût été en quelque sorte électrisé par ma passion fraternelle. À cause des détours et des chemins de traverse que je pris, j'allongeai mon voyage au moins de trente lieues. Je tombai chez ma tante Thérèse à demi mort de fatigue. La bonne vieille, quoique j'en eusse, m'ayant pris la tête à deux mains pour me mieux voir, pensa s'évanouir à ma lividité et aux ravages causés dans mes traits. J'endormis ses inquiétudes avec des contes. Elle m'apprit que Théodore devait être jugé le lendemain.

Perdu au sein de la foule qui remplissait le local de la Cour d'assises, je vis successivement les jurés et les juges s'asseoir à leurs places respectives. Mon frère entra, soutenu, d'un côté par son défenseur, de l'autre par son parrain. Il était excessivement pâle et avait un bras en écharpe. Ce procès fut d'un bout à l'autre un véritable triomphe pour lui. Je lus presque aussitôt son acquittement dans les yeux des jurés. Les témoins furent unanimes pour rendre justice à ses sentiments de modération. Il fut constaté que Théodore, d'une force médiocre à l'épée, s'était trouvé vis-à-vis d'une sorte de spadassin, redoutable à cause de son habileté et de son assurance. Le parrain de mon frère vint en outre déclarer que la victime avait longtemps persécuté son filleul, à l'occasion de bruits qui n'avaient aucun fondement sérieux. Il ajouta qu'il prisait à ce point le caractère, la probité, la conduite, l'intelligence de ce même filleul qu'il lui destinait sa fille et son établissement. Il ne pensait pas pouvoir trouver un jeune homme plus capable et plus digne de lui succéder. En présence de ces témoignages, le procureur général abandonna l'accusation. Le président fit un court résumé tout en faveur de Théodore. Le jury délibéra à peine. Il rentra au bout de quelques minutes avec un verdict d'acquittement rendu à l'unanimité. Mon frère, à l'égal d'un héros, fut entouré d'amis et comblé de félicitations. Le visage de son parrain respirait la joie et la fierté. Quant à moi, est-il besoin de le dire ? les sanglots me montaient à la gorge, le bonheur m'inondait. Qu'il m'eût été doux de mourir en ce moment !

Je retournai au lieu d'où je venais et me livrai aux mains de la justice. Mes aveux rendirent l'instruction facile. Je racontai ma querelle avec Feretti et comment je l'avais tué. Les témoins, qui nous avaient abandonnés au commencement de la lutte, ne purent donner aucun renseignement précis. Pour comble de malheur, on chercha vainement le couteau de Feretti, quand on trouva le mien dans la blessure dont ma victime était morte. Le substitut du procureur général avait d'amples matériaux pour un réquisitoire accablant. Fouillant dans mon dossier, il récapitula ma vie, et, preuves en main, démontra comment, de délits en délits, j'étais enfin assis sur le banc des assassins. Mon avocat, quoique homme de talent, ne put rien contre les faits qui marquaient, pour ainsi parler, les étapes de ma vie criminelle. Je n'eus pas même le bénéfice des circonstances atténuantes. Déclaré coupable sur tous les chefs de l'accusation, je fus condamné à la peine de mort.

Je crois l'homme né pour souffrir, et il me semble que le bonheur n'existe qu'en vue de masquer les pièges de l'infortune ; mais je doute que, parmi les malheureux, il y en ait beaucoup qui puissent aussi légitimement que moi trouver la vie une moquerie amère. Aussi n'en ai-je appelé qu'à contre-cœur et me suis-je buté opiniâtrement à ne pas signer de recours en grâce. Disputer pour le bagne les tristes jours qui me restent à vivre eût été ridicule autant que lâche.

Loin de là, je mourrai dans un état voisin de l'enthousiasme. On m'a remis une lettre de mon frère où il m'annonce son mariage et me supplie d'accourir prendre ma part de son bonheur. Il joint cinq cents francs à sa lettre. En la relisant, je me suis convaincu qu'au jour et à l'heure de mon supplice Théodore conduira sa fiancée à l'autel. Pour avoir vécu dans un autre milieu, après avoir commis des fautes analogues aux miennes, il a pu se repentir et trouver son pardon où j'ai rencontré l'échafaud. Peu importe, mon frère est heureux, mon Dieu, je n'ai que des actions de grâce à vous rendre ! Que ce que j'ai souffert injustement soit versé sur sa tête en félicité. À cette heure, sans forfanterie je l'atteste, il me tarde de voir l'aube de ce jour où je ne serai plus, où je laverai mes souillures dans mon propre sang, où j'irai recommencer une existence nouvelle…

 


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