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Charles Barbara

L'HERBORISTE

édité dans Recueil en 1868


 

I

Étiolles est un village de Seine-et-Oise , non loin de Corbeil, sur la rive droite de la Seine. On y compte plusieurs châteaux, de grandes et belles propriétés et nombre de petites maisons de campagne. Un de mes amis y avait loué une maison de paysan pour y passer la belle saison. Invité à lui rendre visite, je pris un dimanche le chemin de fer. C'était en juillet. Dans une vague intention d'herboriser, j'avais mis la boîte en fer-blanc du botaniste sur mon dos. Mais l'homme propose et la température dispose. Pas le plus léger nuage ne voilait le soleil, il n'y avait d'ombre que sous mes pieds ; l'air était pesant, la chaleur suffocante. Après avoir traversé le pont et m'être orienté, manquant de courage, même pour me baisser, je gagnai péniblement, par un chemin découvert, le haut du pays où j'étais attendu.

Un homme, à sept ou huit pas en avant, cheminait dans la même direction. Non moins que moi paraissant souffrir de la chaleur, il avançait encore plus lentement. J'allais l'atteindre. Il était de haute taille, avait les épaules et la corpulence d'un homme puissant. Son chapeau noir, haut de forme, son habit-veste marron, son pantalon en toile grise, ses souliers, toutes ces pièces de son habillement étaient propres , en bon état, et voilà tout. La boîte en fer-blanc que comme moi il portait sur le dos, boîte en fer-blanc de bien plus grande dimension que la mienne, me fit tout de suite supposer que lui aussi devait être un herboriseur.

Rien ne dispose à la bienveillance et à la politesse comme la botanique. Il est bien difficile que deux hommes, munis tous deux de la classique boîte verte oblongue, se rencontrent sans se souhaiter au moins le bonjour. Je m'inclinai légèrement de son côté en le dépassant, et soulevai mon chapeau. Il m'arrêta par cette remarque :

– Il est probable, monsieur, que je dois votre politesse à une erreur.

Je me retournai. C'était un homme de soixante-cinq ans environ. Ses favoris gris encadraient un large visage coloré où il n'y avait rien que d'honnête. Seulement l'œil me frappa. Je me rappelai avoir vu cet œil clair et brillant, toujours en embuscade, à un homme qui, de l'exaltation, faisait métier et marchandise.

– Hé ! pourquoi donc, monsieur ? lui demandai-je.

– Vous me prenez pour un chasseur de plantes comme vous, me répondit-il. Je ne suis qu'un modeste herboriste qui voyage pour son petit commerce.

Notre conversation ne pouvait en rester là. Du moment où nous cessons d'être seuls, il faut que nous causions, n'eussions-nous rien à dire. Il y a pour nous quelque chose de désobligeant dans le silence. Je lui dis que sans doute il avait quelque part dans les environs un terrain où il cultivait des plantes médicinales pour en approvisionner les marchés. Il répliqua :

– Dans les environs, monsieur, ce n'est pas assez dire. Prenez une carte de France, multipliez, dans le sens de la latitude comme dans celui de la longitude, les lignes autant que vous voudrez, et, sous les innombrables croix que vous tracerez de la sorte, peut-être ne trouverez-vous pas un pays où je n'aie une langue de terre qui me donne une et quelquefois deux récoltes par an.

Je le regardai avec étonnement. Il reprit :

– En d'autres termes, de Dunkerque à Nice, de Bayonne à Strasbourg, de Bâle à Quimper, dans tous les sens, sur tous les points de notre beau pays, j'ai de la terre qu'on cultive pour moi, dont je vends le produit, et cela sans payer ni loyer, ni main-d'œuvre , ni impôt, ni patente.

– Voilà certes, lui dis-je, un problème qui ne laisse pas que de m'intriguer beaucoup.

– Mieux que cela, monsieur , ajouta-t-il : je n'ai pas ce qu'on appelle un chez-moi, je suis toujours par chemins, je ne séjourne jamais plus d'un jour ou deux dans un endroit, et partout où me conduit le soin de ma récolte je suis non seulement accueilli à bras ouverts, mais j'ai encore, sans bourse délier, mon couvert mis et mon gîte.

Bien que fondé à lui demander des éclaircissements, j'hésitais encore par discrétion. Nous longions en ce moment une grande propriété, du côté des communs. Il s'arrêta à l'angle d'une petite porte, et m'invita à entrer avec lui.

– Vous me trouvez obscur, n'est-il pas vrai ? me dit-il. Il n'y a pourtant rien d'équivoque dans mes assertions. Au surplus, voici une de mes étapes. Voulez-vous entrer avec moi ? Un seul exemple vous en apprendra plus que tout ce que je pourrais vous rapporter.

Cédant au besoin de repos au moins autant qu'à la curiosité, je me décidai à le suivre.

À gauche d'une cour assez grande, circonscrite au fond par des hangars , à droite par des murailles blanches couvertes d'espaliers, se dressait une petite maison dont la porte et les fenêtres étaient encadrées par de la vigne. Dans l'ombre, sur le seuil, jouaient des enfants, qui, à la vue de l'herboriste, jetèrent des cris de joie, se levèrent d'un bond et disparurent à l'intérieur en s'écriant :

– Maman, papa, M. Simon ! M. Simon !

Le père et la mère, des gens encore jeunes, se montrèrent presque aussitôt. Non moins enchantés que leurs enfants de la visite dudit M. Simon, ils lui firent une réception tout à fait cordiale. Peu après, nous étions assis dans une chambre du rez-de-chaussée, devant une bouteille et des verres.

– Pas un jour ne passait que nous ne causions de vous, disait la femme du jardinier, et nous étions bien impatients de vous revoir. Sans vous, monsieur, notre François, dont la coqueluche résistait à tous les médecins et nous inquiétait si fort, sans vous notre pauvre enfant ne serait peut-être plus de ce monde. Nous lui avons fait prendre les paquets de poudre que vous nous avez laissés, et la maladie a entièrement disparu au bout de quatorze ou quinze jours.

– Oui, dit I'herboriste en se tournant de mon côté, l'efficacité des feuilles en poudre de la belladone n'est pas contestable dans ce genre de maladie. C'est un vieux remède tombé dans le plus complet oubli, on ne sait pourquoi. Il vient tout récemment d'être remis en honneur par un trappiste qui le donne comme une nouveauté. N'importe ! Espérons du moins que cette fois I'usage en sera solidement établi et résistera à nos caprices et à nos inconstances… Je ne vois pas la mère, ajouta-t-il. Il ne lui est pas arrivé d'accident ?

– Oh I la mère, dit à son tour le jardinier, elle rajeunit. Son asthme, grâce à vous encore, monsieur, ne la fait plus que rarement souffrir, et ses soixante-dix-neuf ans ne l'empêchent pas de trotter comme une jeune fille. Elle est en ce moment de l'autre côté de l'eau, à Evry, et si vous voulez nous faire le plaisir de partager notre dîner, vous l'entendrez vous-même vous dire qu'elle bénit chaque jour le ciel de vous avoir rencontré.

L'herboriste déclina l'invitation ; tout désireux qu'il était de se reposer un peu et de coucher dans un lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis un mois, il ne pouvait en ce moment faire que des haltes de quelques minutes, tant que durait la journée.

– Et à propos, reprit-il, avez-vous reçu ma lettre ?

– Certainement, monsieur, répondit le jardinier. J'ai eu le plus grand soin du petit coin de terre que vous aviez choisi. Votre récolte est superbe et abondante. Je l'ai faite comme vous me l'aviez recommandé, un peu avant la floraison et l'ai mise à l'ombre, dans un endroit bien sec. Elle est toute bottelée.

– Fort bien, dit M. Simon en vidant son verre. Je vais de ce pas à Tigery et à Lieusaint, pour être de retour ce soir à Corbeil. Je prendrai ma récolte en passant.

Il distribua quelques dragées aux enfants, les embrassa, puis se leva ; puis, accompagné de ces braves gens qui ne savaient comment lui marquer leur reconnaissance, gagna la porte , puis reprit son chemin.

 

lI

Je commençais à me rendre compte de son industrie. C'était une sorte de commerce d'échange. Il était un peu médecin. En effet, il me dit :

– Dans cette boîte à compartiments où vous recueillez les herbes et glissez les insectes, moi, je porte une petite pharmacie composée notamment d'origan, d'arnica, de belladone, d'éllébore, de mélisse. Il n'en faut pas davantage pour soulager, sinon guérir, une foule de maux. Puis la terre féconde produit partout une multitude de plantes qui sont à ma disposition. Je sais d'ailleurs me servir d'une lancette et panser les plaies, et l'art de guérir une entorse, une foulure, ou de remettre un membre luxé m'est connu par une longue pratique. Des officiers de santé à qui je portais ombrage se sont avisés de me traiter comme un rebouteur et de me faire un procès. Par malheur pour eux , tous les témoins sans exception étant venus déclarer sous serment que je les avais guéris ou soulagés et cela gratis pro Deo, la cause a été bientôt réduite à ses véritables proportions. Nul n'a pu s'empêcher de sourire, pas même les juges, qui m'ont renvoyé des fins de la plainte.

Il m'arrive encore d'apporter à celui-ci des griffes de quelque belle renoncule, à celui-là des graines de fleurs qui m'ont semblé d'une beauté rare, à cet autre des oignons d'une tulipe nouvelle, à cet autre des marcottes ou des boutures précieuses. À la faveur de ces petits talents et de ces prévenances, je suis partout accueilli comme vous venez de le voir et accablé littéralement d'offres de service. Quelle que soit la région de France où du terrain m'est nécessaire, j'en trouve dix fois plus que je n'en veux. On défriche pour moi, on laboure pour moi, on ensemence pour moi, on récolte pour moi.

Je prends des notes sur un agenda et je règle mes voyages et mes tournées sur ces notes. Mes centres d'opérations sont toujours quelque grande ville comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Lille, Strasbourg. Au moment voulu, je gravite autour de l'une de ces villes, je ramasse mes récoltes, je les mets au chemin de fer, bureau restant ; puis, ma ronde terminée, je gagne la ville, je recueille en bloc tous ces colis et me rends sur le marché. Mes bénéfices en somme ne sont pas considérables. Néanmoins, comme mes dépenses sont bornées, comme j'échappe à la patente et à l'impôt, je réussis encore à mettre de côté quelque argent pour mes vieux jours…

Il est des plantes qui, chez nous, poussent au nord et au midi, à l'est et au couchant, mais qui ont plus de propriétés sous telle latitude donnée ; il en est d'autres qui ne viennent bien que dans les bois, ou sur les montagnes, ou le long des cours d'eau : toutes doivent être cueillies dans la saison convenable. Son industrie n'était donc pas celle du premier venu ; elle exigeait de sérieuses connaissances en botanique, et, sans trop m'avancer, je crois pouvoir dire que la plupart de nos herboristes n'en savent pas si long. Je le lui fis remarquer. Il répondit :

– Cela est vrai, monsieur, mais c'est un mal. On ne peut pas contester que la thérapeutique ne repose presque entièrement sur la botanique médicinale indigène. À part l'opium, le camphre, le quinquina, le jalap, l'ipécacuanha, la rhubarbe de la Chine, le séné, nos plantes peuvent remplacer presque toutes les exotiques qui, venant de loin, coûtent fort cher, qui, coûtant cher, sont généralement sophistiquées, et qui, par cela même, offrent souvent moins de sûreté que l'emploi d'une simple plante du voisinage.

Et ce que j'en dis, ce n'est pas seulement dans l'intérêt des pauvres, c'est encore dans celui de tous. Un médecin prescrit une plante pour guérir une maladie. Il faut bien recourir au marchand. Que celui-ci se trompe, donne une plante inerte au lieu d'une plante irritante, une plante trop vieille au lieu d'une fraîche, ou encore une plante vénéneuse qui n'était pas prescrite, dans ces divers cas, et j'en passe, l'existence du malade peut être compromise. N'est-ce pas assez dire combien il serait désirable que tout herboriste fît des études sur nature et connût les plantes usuelles autrement que par des étiquettes, comme cela arrive trop communément ?…

Entraîné par l'intérêt, j'avais dépassé quelque peu le chemin latéral sur lequel on voyait la maison où je devais me rendre. Le moment était venu de nous séparer.

Je n'étais plus retenu que par la crainte de manquer de courtoisie par une séparation trop brusque.

À notre droite et à notre gauche s'étendaient à perte de vue des blés jaunissants bornés par de petits bois ; devant nous serpentait un chemin plein d'ornières desséchées sur lesquelles çà et là de maigres buissons projetaient un peu d'ombre. De grands arbres, il n'y en avait qu'en perspective, c'est-à-dire à environ sept ou huit cents pas, dans un endroit où se dressaient un hameau d'une trentaine de feux et les bâtiments d'une ferme. D'autre part, le ciel continuant de n'avoir pas un nuage, l'air d'être lourd et immobile, le soleil versait à profusion sur nos têtes ses rayons brûlants. Nous étouffions, nous étions en sueur. On ne voyait pas une créature humaine, on n'entendait pas un bruit, pas même la plainte d'un oiseau, pas même le cri d'un insecte. Non qu'on se sentît dans un milieu vide. Tout reposait dans une sorte de vibration qui me rappelait le ronflement lointain d'une toupie d'Allemagne.

Soudain, du milieu de ce calme étrange, intraduisible, s'élevèrent dans la direction du hameau que nous apercevions d'abord quelques cris stridents isolés, puis des clameurs nombreuses, puis un brouhaha formidable.

Mon compagnon s'arrêta et tendit l'oreille.

– Que signifie ?… balbutia-t-il. On dirait des cris de détresse ou de terreur !

Il reprit hâtivement son chemin ; je le suivis machinalement. Les cris stridents, les clameurs, les vociférations se faisaient entendre par intervalles, mais changeaient chaque fois de place et de volume, comme s'ils se rapprochaient de nous ou s'en éloignaient. Il semblait s'agir d'un incendie au secours duquel on appelait, ou encore d'un assassin poursuivi. Nous approchions.

Deux coups de feu retentirent presque simultanément. Ils nous causèrent une émotion d'autant plus vive que tout ensuite rentra dans le silence.

Mon herboriste se pressait toujours plus.

– Pardon, monsieur, me dit-il, de marcher si vite. Ce remue-ménage et ces coups de fusil m'inquiètent. Il me tarde de savoir à quoi m'en tenir.

Nous touchâmes aux premières maisons. Elles étaient closes et paraissaient inhabitées. Il en était de même des suivantes. On les eût dites dépeuplées par la peste. Toutefois, en avançant, nous entendîmes des bruits de conversation, des éclats de voix, des cris étouffés. Ils provenaient de l'extrémité du village, du côté droit, où était située la ferme. Parvenus à cette ferme, dont la porte charretière avait été fermée, aucun doute ne nous resta. Les bruits qui nous avaient frappés confusément arrivaient à cette heure distinctement à nos oreilles par-dessus les murs. Mon herboriste souleva le loquet d'une petite porte et pénétra dans la cour.

La population entière des environs semblait réunie là. Ceux-ci, dans l'angle gauche de la cour, laquelle était fort grande, faisaient cercle autour d'un amas de fumier et devisaient bruyamment ; ceux-là assiégeaient une porte du rez-de-chaussée, d'où partaient des éclats de voix et des cris. Parmi les uns et les autres régnait une grande animation. Quelques-uns ayant tourné la tête, tous firent volte-face et accoururent vers l'herboriste.

– Qu'est-il arrivé, mes amis ? leur demanda-t-il.

Un paysan raconta d'une haleine qu'un chien donnant tous les signes de la rage avait été signalé, qu'on s'était mis aussitôt à sa poursuite, qu'on l'avait dépisté, traqué, puis contraint d'entrer dans la cour de la ferme, où l'on venait de l'abattre à coups de fusil ; mais que malheureusement le fils du fermier Mathieu, un enfant de dix ans, qu'on supposait loin, étant sorti de la maison sur ces entrefaites pour savoir de quoi il s'agissait, s'était croisé avec le chien qui lui avait fait en passant une profonde morsure.

 

III

En même temps que j'écoutais ce récit, je profitais de l'écartement des groupes pour approcher de l'endroit où gisait le chien mort. Ce devait être un chien de berger. Il était entièrement noir, sans queue et presque sans oreilles. Son poil était tout hérissé, sa langue livide nageait dans la bave dont sa gueule entr'ouverte était pleine ; son œil agrandi, à fleur de tête, brillait encore d'un feu sombre. Il avait deux plaies énormes, l'une à l'épaule, l'autre dans les flancs, d'où le sang dégouttait.

L'herboriste ne s'y arrêta qu'autant qu'il le fallait pour vérifier l'exactitude de ce qu'on lui avait dit sur les caractères que présentait l'animal. Il se précipita ensuite vers la maison, dont chacun s'empressa de lui faciliter I'accès et où je pénétrai à sa suite. Cette pièce des fermes où se brasse la cuisine, où mangent les travailleurs, où l'hiver se passent les veillées, était le théâtre d'une scène confuse et douloureuse. Au milieu de ceux qui s'y pressaient, l'enfant mordu se lamentait et pleurait à chaudes larmes ; la mère, affaissée sur une chaise, le coude sur ses genoux, la tête dans ses mains, sanglotait ; le père, homme de haute taille, à la puissante carrure, se tenait debout, enfonçait ses poings dans ses yeux et paraissait en proie au plus violent désespoir. Des commères présentes, il n'y en avait pas une qui ne fût en mouvement et ne donnât des conseils, tandis qu'un personnage, que je sus bientôt être un maître d'école, faisait rougir dans le foyer, qu'attisait une servante, une tige de fer assez semblable à une règle d'écolier. Rien de plus ordinaire que tout cela, et cependant j'en ressentis une impression que je n'oublierai de ma vie.

A la sensation que produisit l'herboriste, le fermier, démasquant ses yeux, fit un mouvement et s'écria :

– Suis-je assez malheureux ! De six enfants, il ne m'en restait plus qu'un, et le voilà perdu ! N'est-ce pas à mettre le feu aux quatre coins de la ferme et à s'enterrer dessous ?

De son côté, relevant la tête, la mère dit d'une voix entrecoupée par les larmes :

– Ayez pitlé de nous, monsieur ! On est allé chercher le médecin. Il demeure à plus de deux lieues d'ici. Peut-être ne le trouvera-t-on pas. Pour l'amour de Dieu, venez à notre secours !

M. Simon s'empara de l'enfant et lui demanda où il avait été mordu. C'était au poignet droit, dans ce faisceau de muscles qui joint la main au bras. La cautérisation était par cela même chose délicate et extrêmement dangereuse. Tout en examinant l'empreinte déjà enflammée des crocs, l'herboriste se fit apporter de l'eau et du sel. Il lava soigneusement la plaie et l'exprima à plusieurs reprises avec force. En ce moment, le maître d'école, qui était resté accroupi, se releva et se retourna. Il était pâle, tout en sueur, inquiet, comme un homme à qui le cœur va manquer, et tenait d'une main que semblait agiter la fièvre la tige de fer chauffée à blanc. D'horreur toute la chambrée recula, l'enfant cria et voulut fuir, et la mère, se tordant dans les spasmes, sanglota à suffoquer. Au milieu de ce trouble, l'herboriste seul, conservant son sang-froid, portait alternativement les yeux de la plaie au fer rouge et du fer rouge à la plaie.

– Qu'en pensez-vous, monsieur ? demanda le fermier, dont la voix décelait d'atroces angoisses.

– Franchement, repartit l'herboriste, c'est grave. Je vais cautériser la plaie, si vous l'exigez. Le remède est sûr et moins douloureux qu'on ne l'imagine. Seulement, je dois vous en prévenir, il me paraît impossible, en cet endroit, de ne pas toucher aux muscles, et, de quelque manière que je m'y prenne, votre enfant, à moins d'un miracle, sera pour toujours estropié.

Le fermier répliqua énergiquement qu'il préférait que son enfant mourût.

– Tout son avenir est dans ses bras, ajouta-t-il. S'il devait rester manchot, il serait trop malheureux.

La mère ne partageait évidemment pas cet avis. Elle n'osa néanmoins s'élever contre la volonté inflexible du maître. L'herboriste reprit :

– Écoutez-moi donc. Voulez-vous en croire un homme qui n'a jamais menti et jamais trompé personne ?… J'ai là sur moi un remède dont j'ai fait plusieurs fois l'épreuve et qui, sauf une fois où le mal était trop avancé, a toujours réussi. Avez-vous assez de confiance en moi pour m'autoriser à en faire l'essai sur votre enfant ?

– Certes ! repartit le fermier. Agissez, monsieur, je vous donne carte blanche ; plutôt mort qu'estropié ! je m'abandonne entièrement à vous.

À part le père et la mère que la douleur rendait crédules, tous les autres, et je ne m'en excepte pas, n'entendirent parler d'un spécifique que comme d'une chimère. Quelques-uns même osèrent soutenir qu'il n'existait pas d'autre remède que la cautérisation et qu'on serait très coupable de ne pas y recourir sur-le-champ. Le fermier fut insensible à ces avis et se prononça fermement contre les contradicteurs.

Il n'y eut plus dès lors dans la pièce qu'un œil pour voir ce qui allait se passer. Sous cet œil attentif jusqu'à la passion, l'herboriste alla au buffet, coupa une tranche de pain, y mit une légère couche de beurre, la saupoudra, comme d'un condiment, de feuilles pulvérisées qu'il tira de la pharmacie que renfermait sa boîte, puis invita l'enfant à manger cette tartine. Il rangea ensuite sur la table un sac en papier à demi plein de ces feuilles en poudre, y ajouta une grosse poignée de feuilles sèches, et dit au père et à la mère :

– Vous voyez comment je viens de m'y prendre. Il faut que cet enfant mange chaque jour trois de ces tartines ainsi préparées, et cela pendant quatorze jours. Chaque jour, en outre, vous lui ferez boire, pendant ces quatorze jours, trois grands verres de l'infusion de ces feuilles sèches. Je n'ai rien de plus à vous recommander pour le moment : trois de ces tartines et trois verres de cette infusion, tous les jours, pendant quatorze jours. Au bout de ce temps vous me reverrez, et je ferai ce qui restera à faire…

Malgré l'air d'autorité et de certitude dont tout cela fut dit, il faut convenir que l'herboriste ne me parut guère en imposer. Ce furent des chuchottements à ne pas s'entendre, des haussements d'épaule, des clignements d'yeux, des sourires, des airs de dédain, à ne laisser aucun doute sur l'incrédulité du plus grand nombre. Nous sortîmes. Quant à moi, je n'eus pas besoin de dire ce que je pensais, mon visage parlait assez clairement. L'herboriste y lut de la confusion et des doutes, et il me dit :

– Vous êtes stupéfait, monsieur ; vous ne croyez pas ?

N'osant lui dire toute ma pensée, j'allais lui proposer mes doutes sous forme de questions. Il m'interrompit.

– Nous parlerons de tout cela plus tard, me dit-il, Ne vous pressez pas, réservez votre jugement. Vous avez assisté au commencement de l'épreuve ; il ne tient qu'à vous d'en voir la fin et les résultats. À moins d'impossibilité absolue, soyez ici dans quatorze jours…

Quelque envie que j'eusse de causer encore, d'avoir des détails, de lui faire des questions, je me contins et je lui promis d'être exact au rendez-vous. Peu après, nous nous séparâmes, lui toujours calme et bienveillant, moi fort soucieux et déjà bien refroidi à l'endroit de cet homme, qui tout d'abord m'avait inspiré le plus vif intérêt.

 

IV

De tous les maux, la rage est peut-être celui qui nous cause le plus d'épouvante et le plus d'horreur. Nous ne pouvons sans frémir, sans avoir froid jusqu'au fond des os, voir ou seulement nous rappeler les désordres étranges qu'elle occasionne chez le malheureux qui en est atteint, les douleurs sombres, atroces, dont elle le tourmente, la mort affreuse à laquelle elle le conduit fatalement.

Dans les campagnes surtout, la présence d'un chien enragé excite plus d'émotion que ne le font les flammes d'un incendie. On tremble pour soi, pour ses enfants, pour son bétail, et l'on s'arme comme à une invasion des frontières. La solidarité ici n'est mise en doute par personne ; il s'agit de détourner des désastres qui menacent tout le monde et dont il est impossible de mesurer l'étendue. Comment, après cela, l'humanité de certains hommes n'eût-elle pas été violemment surexcitée par un pareil mal ? Le nombre, en effet, est considérable des gens de science qui s'en sont émus et se sont épuisés à la recherche d'un moyen de le combattre. De temps à autre même quelques-uns se sont flattés d'y être parvenus ; de là, par intervalles, la préconisation de certaines plantes et de certaines poudres. Malheureusement, aucun de ces spécifiques n'a tenu contre l'expérience ; tant de déceptions se sont produites à ce sujet que le découragement est venu. Aujourd'hui, les recherches sont en quelque sorte enrayées ; celui qui conserverait quelque espoir oserait à peine en faire l'aveu ; la science, les savants, les académies, tant de fois déçus et finalement découragés, ont propagé cette croyance et réussi à la rendre à peu près unanime : c'est qu'il n'existe contre la rage qu'un remède, la cautérisation.

Ce n'est pas que ce remède, ou mieux cet expédient, réponde à tous les besoins de la cause et doive être le dernier mot de la science et de l'expérience. Nul n'oserait l'affirmer. Il se peut qu'on soit mordu à la tempe, à l'œil, ou, comme on vient de le voir, au poignet, ou encore aux lèvres, au nez, au cou, et que la cautérisation soit impraticable à force d'être dangereuse ou que le malade ne puisse la subir qu'à la condition d'ètre estropié on défiguré.

Que de fois, en outre, elle sera inefficace ou superflue : inefficace, si elle est pratiquée par une main malhabile ou s'il a fallu aller chercher au loin une main exercée et attendre que le virus se soit introduit dans la circulation ; superflue, par exemple, si le cas est douteux, s'il n'est nullement prouvé que le chien soit atteint de rage ou si l'on démontre ultérieurement qu'il ne l'était pas du tout. Enfin il faut songer qu'il est des gens à ce point prévenus contre les douleurs du fer rouge qu'ils lui préfèreront toujours les horribles conséquences de la morsure, la mort y comprise. Il est donc prouvé jusqu'à l'évidence que ce caustique n'est qu'un pis-aller, un faute de mieux, et qu'un spécifique serait du tout au tout préférable. En attendant, l'immense majorité ne croit point à ce spécifique et n'est pas loin de penser que c'est affaire uniquement à un fou ou à une dupe de croire qu'on puisse jamais le découvrir.

Je l'avoue, cette croyance, je la partageais, et si fermement, qu'il suffisait qu'un homme me parlât d'un autre remède pour que cet homme déchût sur-le-champ dans mon estime. Était-ce juste, cependant, et bien libéral ? Ne cédais-je pas inconsidérément à cette tendance trop commune des esprits qui, par crainte d'avoir à lutter, aiment mieux s'endormir sur un oreiller d'idées toutes faites ? Quelque décevantes qu'eussent été les nombreuses tentatives antérieures, devait-on conclure à l'impuissance des recherches et prétendre qu'il ne restait plus rien à faire ? Mon herboriste n'était ni un charlatan ni un homme cupide ; loin de là, il avait les apparences d'un brave homme, tout honnête, tout simple, sinon parfaitement désintéressé, du moins bien modeste dans ses prétentions. Ce qu'on pouvait en dire de pis, c'est qu'il se trompait, c'est que tout le premier il avait été induit en erreur.

Si longs que me parussent les quatorze jours qui me séparaient du moment où je devais le revoir, ils passèrent néanmoins, et je n'eus garde de manquer au rendez-vous.

Lui n'avait pas encore paru. Le père, la mère et nombre de voisins l'attendaient. Je demandai à voir l'enfant. Il me sembla se porter à merveille. On m'assura qu'il n'avait éprouvé aucun symptôme inquiétant et qu'il n'avait rien perdu de sa bonne humeur. Ses blessures étaient déjà presque cicatrisées. Seulement il se plaignait d'avoir dans la bouche quelque chose qui le gênait beaucoup. Je fus frappé de ce détail. Il me souvint avoir entendu dire à l'herboriste qu'il se pourrait qu'à la suite du traitement des boutons se produisissent sous la langue. À ma prière, l'enfant ouvrit la bouche. Je constatai, en effet, la présence d'un certain nombre de cloches comparables à de petits clous. Je laisse à penser combien mon émotion fut profonde. L'herboriste entra sur ces entrefaites.

– Eh bien ? demanda-t-il, d'un air qui n'était pas exempt d'inquiétude.

– Ce que vous aviez prévu est arrivé, lui dis-je vivement. Sous la langue de l'enfant, il existe de nombreux boutons.

– Ah I ah ! fit-il, vous y avez déjà regardé.

Il mit de vieilles lunettes, examina à son tour la langue de l'enfant, et parut satisfait de ce qu'il vit.

– Veuillez me préparer un verre d'eau salée, dit-il à la mère.

Il ouvrit ensuite sa boîte et en retira un étui qui contenait du nitrate d'argent. J'offris de l'aider. Il fit asseoir l'enfant du côté du jour, lui renversa la tête, et s'intéressa à brûler les boutons, opération facile et nullement douloureuse. Cependant il questionna le fermier et lui demanda entre autres choses ce qu'on avait fait du chien, ce à quoi le fermier répliqua :

– M. Gaillard, qu'on était allé quérir, n'est arrivé que cinq heures après l'accident. Il est venu avec un monsieur de Paris, un autre médecin, à ce que j'ai cru comprendre, qui se trouvait par hasard dans un château des environs. Tous deux ont examiné le chien et déclaré qu'il n'y avait pas à s'y méprendre, que le chien présentait bien les symptômes les mieux caractérisés de la rage. Je leur ai amené ensuite le petit. En voyant qu'il n'avait pas été cautérisé, ils ont de concert assuré qu'on avait eu le plus grand tort, qu'il eût mieux valu le cautériser mal et même courir le risque de l'estropier, que de ne pas le cautériser du tout.

Je leur ai parlé alors du traitement que vous aviez prescrit. Ils ont ouvert de grands yeux, se sont entre-regardés, puis, en haussant les épaules, ont gagné la porte et sont montés en voiture sans rien dire. Nous n'avons pas revu M. Gaillard depuis.

L'herboriste hocha la tête et sourit amèrement. Puis, tout en continuant sa tâche, il ajouta :

– Grâce à Dieu, l'expérience me prouve une fois de plus que ma recette est bonne et efficace.

Il acheva de brûler les boutons, prit des mains de la mère le verre d'eau salée qu'elle avait préparé, invita l'enfant à se rincer la bouche, et dit encore :

– Vous pouvez maintenant être tranquilles. Les effets de la morsure sont complétement neutralisés. C'est du moins ma certitude que votre fils ne s'en ressentira jamais.

L'on eût préservé leurs récoltes de la grêle, de la gelée, du feu, de la maladie, qu'ils n'eussent été ni plus heureux, ni plus reconnaissants. Il est aisé de le concevoir. Laissons cela et continuons.

 

V

Ses notes consultées, l'herboriste avait cru pouvoir céder aux instances du mari et de la femme, et promettre de venir entre cinq et six heures du soir partager leur dîner de famille. D'ici là son temps ne fut pas perdu. Il en profita pour faire diverses visites dans les alentours, Je l'accompagnai. Les objections se pressaient en mon esprit et beaucoup de points me restaient à éclaircir.

– Je ne fais pas, lui dis-je, profession de philanthropie. On ne saurait non plus avec justice me taxer d'indifférence. Les maux d'autrui me touchent, et vivement, et rien ne me semble plus louable ni plus généreux que tout ce qui tend à en diminuer le nombre. Parmi ces maux, l'hydrophobie me semble l'un des plus répugnants et des plus affreux. J'estime que la découverte d'un remède contre ce mal serait, même en ce temps où l'on entasse merveille sur merveille une chose encore très émouvante. Or, vous affirmez avoir ce remède. C'est grave. Ne voudriez-vous pas me permettre de m'en expliquer franchement avec vous, d'avouer sans ambages ce qui m'arrête encore, les doutes qui m'obsèdent, sur quoi ces doutes sont fondés ? Aucun sentiment hostile ne m'anime. Loin de là, vous m'avez à demi gagné, je ne demande qu'à être en mesure de vous croire absolument, et j'affirme même que je serais très heureux de partager votre certitude.

Il prit la chose avec beaucoup de bonhomie.

– Vous êtes solennel, me dit-il en souriant. N'importe ! Quoique glacé par l'âge, je ne hais pas la passion. Parlez, je suis à vos ordres. Rien ne limite le champ de votre curiosité. Soyez juge d'instruction, voyez en moi un coupable, instruisez l'affaire. Je répondrai loyalement et tâcherai de lever vos doutes, de ne pas laisser debout une seule de vos objections.

Je n'avais que l'embarras du choix. Et d'abord, qui avait inventé ce remède ? Était-ce lui ?

– Pas plus, me répondit-il, que Parmentier n'a inventé la pomme de terre. C'est une plante, dans nos contrées, extrêmement commune. Elle doit son nom à la vertu qu'on lui supposait autrefois de guérir spécialement certaine maladie. On a reconnu depuis que cette vertu lui était faussement attribuée. Elle a gardé son nom, mais elle est aujourd'hui complètement hors d'usage.

Était-ce à lui qu'appartenait l'idée d'appliquer cette plante ou devait-il à quelque autre le secret de cette application ? Voici à ce sujet ce qu'il me conta sommairement :

– Vous le savez, des Alpes aux Pyrénées, des Pyrénées à l'Alsace, de l'Alsace aux côtes de Bretagne, m'appellent incessamment mes intérêts. Ce que je vois d'hommes dans mes voyages troublerait une meilleure mémoire que la mienne. De ces hommes, les uns ne laissent en mon souvenir que des traces fugitives, les autres y demeurent en traits durables. Parmi ces derniers, il en est un auquel je ne puis songer sans émotion. C'était un étranger, un proscrit. Sa physionomie pleine de caractère, et néanmoins très agréable, ne trompait pas. J'ai connu, et en grand nombre, des hommes honnêtes, simples, droits, éclairés, mais rarement, je l'avoue, qui le fussent autant que lui. Il était grand chasseur. Je fis sa connaissance dans la campagne, aux environs du Blanc, petite ville de l'Indre, où il vivait avec sa famille. Une cordiale sympathie nous lia dès la première entrevue. Je le revis dès lors de loin en loin. Un jour, entre nous, il fut question de la rage, et il me dit : « Nos paysans ne connaissent point la cautérisation ; ils ont une plante dont ils se servent de temps immémorial et toujours efficacement. » Je souris, en quelque sorte malgré moi, et je lui demandai le nom de cette plante. Il lui fut impossible de le retrouver dans sa mémoire. D'ailleurs mon sourire le froissa sans doute. Il devint très froid et se borna à me dire : « Avant un mois, je serai de retour dans mon pays. Laissez-moi une adresse. Je prendrai des informations et je vous écrirai. » Six mois se passèrent.

Me trouvant à Lyon, j'allai à la poste. On me remit une lettre à laquelle j'étais loin de m'attendre, une lettre de mon étranger qui, fidèle à sa promesse, m'envoyait, avec ses compliments, le nom de la plante et la manière de l'employer. Au nom de cette plante, qui m'était bien connue, je hochai la tête, et il est probable que je n'eusse jamais songé à l'éprouver, n'eût été ce détail des boutons qui m'étonna et me tint en suspens. Puis, je connaissais l'homme : on ne pouvait suspecter son témoignage ; il était incapable d'avancer quoi que ce fût sans y être solidement fondé. L'occasion fit le reste : un valet de ferme, qui dormait dans les champs, réveillé en sursaut par des cris, fut mordu profondément à la gorge. Il ne fallait pas songer à la cautérisation, c'était un cas désespéré. J'en profitai pour éprouver la plante. À ma profonde stupeur, le succès fut éclatant. A deux autres reprises, je renouvelai l'épreuve, et ces épreuves réussirent également bien. Il n'y avait pas à le contester, j'avais entre les mains un spécifique efficace contre l'une des pestes les plus redoutables. Rappelez-vous, après cela, comment j'avais répondu tout d'abord à celui qui me l'avait signalé ; combien lourdement le sourire qui m'était échappé en cette occasion pesait sur ma conscience ! S'il est absurde d'être trop crédule, ai-je pensé bien souvent depuis, combien il l'est plus de ne croire à rien !

Il s'arrêta. Son air de bonne foi était irrésistible. J'admis qu'il n'y avait aucune illusion dans ce que j'avais vu, que l'enfant qu'il avait soigné sous mes yeux avait bien dans les veines le virus de la rage, que sa certitude était fondée, que l'efficacité de son remède ne pouvait être révoquée en doute. Il ne m'était que plus difficile d'expliquer son attitude singulière, sa tiédeur, veux-je dire, son indifférence. Pourquoi gardait-il ce secret dans sa boîte ? Pourquoi ne le dénonçait-il pas à son de trompe sur les toits ? Pourquoi attendait-il du hasard l'occasion d'en faire profiter autrui ? Pourquoi n'en faisait-il usage que si timidement ? Pourquoi n'entreprenait-il pas une campagne combinée, sérieuse, pour en démontrer la vertu et en propager l'application ? Pourquoi ? Pourquoi ?… Plus vite que je n'écris, j'égrenais ces objections et bien d'autres. Il y répondit avec son calme habituel.

– Il me suffirait de vous laisser à vos réflexions, dit-il ; vous auriez bientôt trouvé de vous-même réponse à tout cela, ce dont vous êtes détourné par le trouble où vous jette l'impatience. Pourquoi ne fais-je pas plus de tapage ? me demandez-vous. Pourquoi ne m'adressé-je pas à la science, au public, à l'opinion ? Pourquoi ne provoqué-je pas des expériences ? etc., etc. Daignez y prendre garde. L'autre jour, quand vous m'avez entendu parler de mon remède, vous avez souri. Moi-même, lorsque mon étranger me parla de sa plante, je souris. Je ferais un appel à la science, aux savants, au public, que les savants, le public, souriraient de même, et non sans quelque apparence de raison. Que voulez-vous ? Les déceptions sans nombre d'une part, de l'autre les scandales non moins nombreux de la spéculation ont armé les hommes de telles défiances, qu'il est à peu près impossible de produire un spécifique sans être taxé de folie ou de charlatanisme.

Il est probable qu'à la place des savants, je ferais tout comme eux. J'aurais donc bien mauvaise grâce à récriminer contre leurs fins de non-recevoir. Qui ne sait d'ailleurs ce qu'il faut de tact, de prudence, d'esprit, de persévérance, de courage, pour faire triompher quelquefois l'idée la plus simple ? Si Parmentier n'eût pas eu un peu de tout cela, peut-être serions-nous encore à cette heure privés de la pomme de terre. Or, je suis vieux, isolé, sans autre ambition que celle de m'éteindre en paix. Se buter contre des difficultés, sinon contre I'impossible, c'est le fait des âmes jeunes, fortement trempées, ce n'est pas mon fait. Songeriez-vous à me blâmer de ne pas troubler mes derniers jours par des débats laborieux en faveur d'une cause que, dans ma débilité, je servirais mal et que peut-être je ne ferais que compromettre ?

Rien n'était plus rationnel. Il ne disait que trop vrai. Je ne pouvais que le déplorer. Il ajouta :

– Notez que je suis loin de déconseiller la lutte. Vous, monsieur, par exemple, qui avez du temps devant vous, des forces que je n'ai plus, si une telle entreprise, sans sourire positivement à votre ambition, ne vous répugnait point trop, je vous crierais : Courage ! Il ne m'est jamais venu à l'esprit de faire un mystère de mon remède, ni d'en tirer un bénéfice quelconque. Vous plairait-il que je vous le confie ? Parlez. L'assurance d'avoir trouvé un auxiliaire résolu à des démarches auxquelles, plus jeune, je n'eusse pas failli, me remplirait du plus vif contentement.

Mon premier mouvement fut de me défendre d'être en mesure de répondre à ces offres. Il me sembla ensuite qu'il y avait des chances, en racontant fidèlement ce que j'avais vu et entendu, de faire passer mes impressions en l'esprit des autres, et d'y éveiller au moins des doutes. J'acceptai…

– Retournez-vous ce soir à Paris ? me demanda-t-il.

– Non, monsieur, lui répondis-je, je n'y retournerai que demain.

– Eh bien ! reprit-il, demain matin, à la première heure, soyez à la ferme. Au lieu de vous donner le traitement verbalement, j'en ferai ce soir une copie que je vous remettrai demain avant de partir.

 

VI

Il ne me reste que peu de chose à ajouter. Je passai la nuit à faire et à refaire des plans. Celui auquel finalement je devais, plus tard m'arrêter est contenu dans ce récit même. Le jour parut. Je courus à la ferme. L'herboriste faisait ses préparatifs de départ. Tandis qu'il achevait de se préparer, je dépliai la note qu'il avait rédigée pour moi et j'en pris sur-le-champ connaissance. Aussi éloigné que possible de toute idée de spéculation, n'ayant d'autre intérêt en vue que celui de me concilier les gens de bonne volonté, de mettre ma bonne foi à couvert, de fixer l'attention des hommes compétents, de leur inspirer au moins assez de doutes pour les détourner de rejeter a priori le spécifique comme ne valant pas seulement la peine d'être éprouvé, je m'empresse de publier, tellement quellement, ce document.

« Scrofularia nodosa, grande scrofulaire de Linnée. Elle croît dans les lieux humides, le long des cours d'eau, à l'ombre des aunes. Toute la plante a une saveur amère, âcre, et une odeur fétide. Tournefort, qui en a fait l'analyse chimique, y a découvert beaucoup de sel ammoniac et de l'huile. La racine de cette plante était regardée comme dessiccative, digestive, incisive et vulnéraire. Son usage principal était contre les scrofules, On ne s'en sert plus aujourd'hui. C'est dans cette plante que réside la vertu de neutraliser les effets de la morsure des animaux enragés.

« Il faut la cueillir au mois d'août et la faire sécher à l'ombre, après en avoir bien nettoyé la racine. Ces feuilles et cette racine séchées doivent être écrasées et réduites en poudre. Pour l'administrer au malade, on coupe des tranches de pain, on y étale du beurre et l'on saupoudre ce beurre de scrofulaire ainsi pulvérisée. Le nombre de ces tartines est de trois par jour pendant quatorze jours. De plus, également pendant ces quatorze jours, et chaque jour, le malade boira trois verres de l'infusion des feuilles de ladite scrofulaire. Au terme du traitement, c'est-à-dire du treizième au quatorzième jour, il faudra examiner le dessous de la langue, et, dans le cas où l'on y découvrirait de petites cloches, les brûler avec la pierre infernale et rincer la bouche avec de l'eau salée. »

L'herboriste quitta la ferme. Ses affaires l'appelaient dans une direction opposée à la mienne. Je fis un bout de chemin avec lui. Entre autres choses, il me dit encore :

– Il existe, sur la manière dont les propriétés de cette plante ont été découvertes, une tradition que je ne dois pas vous laisser ignorer. Un berger s'aperçut que son chien donnait tous les signes de la rage. Il courut prévenir ses maîtres. Ceux-ci accoururent en armes. Le chien avait pris la fuite. On se mit à sa recherche dans l'intention de le tuer. Après deux heures de battue, les chasseurs découvrirent à quelque distance l'animal qui, arrêté au bord d'un ruisseau, choisissait des feuilles et les mangeait gloutonnement. Ils voulurent en approcher pour le mieux voir. Le chien, au bruit qu'ils firent, dressa l'oreille, reprit sa course et disparut avant même qu'on eût eu le temps de le mettre en joue. On désespérait de le revoir jamais. Il reparut au bout de quelques jours, doux, soumis, remuant la queue, attentif comme par le passé, offrant enfin toutes les apparences d'une parfaite guérison. On rechercha la plante dont on lui avait vu manger les feuilles, et l'on reconnut que c'était la Scrofularia nodosa. Depuis, elle n'a cessé d'être utilisée contre la rage, et toujours avec succès… Maintenant, monsieur, ajouta-t-il en me tendant la main d'un air d'amitié, séparons-nous. J'ai une longue traite à faire aujourd'hui, il faut que j'allonge le pas. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais.

– Un dernier mot, monsieur, lui dis-je en retenant sa main, un dernier. Tout ce qu'il y a de tendre et de délicat dans mes sympathies vous appartient. En ce qui vous concerne, ma curiosité n'a rien de puéril ni de vulgaire. Ne sauriez-vous me dire comment, avec tant de moyens de vous assurer des jours plus tranquilles, vous menez cette vie errante qui, sans être bien lucrative, ne laisse pas que d'être excessivement pénible ?

Il devint triste, pencha la tête, passa la main sur ses yeux et me répondit :

– Un événement, monsieur, un événement funeste m'a imposé en quelque sorte la vie que je mène… Le mot bonheur, en tant qu'il prétend à peindre quelque chose de durable, n'exprime qu'un rêve. Retranchez de la vie les plus grands malheurs, il restera encore l'ennui. Nul n'y échappe, quels que soient d'ailleurs sa fortune, son rang, ses facultés et ce qu'on appelle sa chance. J'étais pénétré de cela. Aussi n'aspirais-je qu'à cet état de calme relatif qui, s'il n'abonde pas en vives joies, me semblait du moins à l'abri des grands maux. En ce dernier point, je me trompais. Quand un homme est marqué pour les grandes peines, sa modération en tout ne saurait l'en préserver. J'avais à Paris un établissement prospère. Ma femme était une bonne femme, simple, honnête, qui semblait avoir été faite pour moi. Nous avions un petit garçon de huit ans, lequel promettait d'être aussi doux, aussi probe, aussi laborieux que nous pouvions le désirer. L'avenir nous souriait. J'y touchais en imagination, je voyais mon garçon grandi trouver une femme comme sa mère et me remplacer.

Nous nous retirions dans le voisinage et connaissions le doux plaisir de voir pousser les petits-enfants sous nos yeux. C'était modeste, n'est-il pas vrai, monsieur, que cette résultante pour trente ou quarante ans de labeurs ! Eh bien ! tout cela s'est évanoui à l'improviste comme un songe. Rappelez-vous la date funèbre du 8 mai 1842, rappelez-vous cette catastrophe du chemin de fer où périt le contre-amiral Dumont d'Urville. Nous y étions tous trois, monsieur. Je n'en échappai que pour retirer des décombres les restes de ma femme et ceux de mon fils. Depuis cette époque, il ne m'a pas été possible de rester en place ; depuis cette époque, me poursuivent de sombres souvenirs, d'amers regrets, que je ne puis conjurer que par le mouvement. Pour peu que je m'arrête, que je sois inoccupé, ces pauvres êtres revivent là sous mes yeux : j'entends leurs cris, je sonde leurs plaies, je les vois mourir, et je les regrette à en verser des larmes. Il faut que je marche, que je m'étourdisse, que je me crée des intérêts quelconques. Voilà, monsieur, le secret de ma vocation, et comment j'ai été amené à vivre de cette vie vagabonde et fatigante qui vous étonne…

Ma mémoire me permet de rapporter à peu près exactement les confidences de cet homme. Quant à la douleur discrète, chaste pour ainsi dire, que décelait sa voix, elle est inexprimable.

J'ai accompli ma promesse, j'ai terminé ma tâche. Aux hommes en qui des sentiments d'humanité sont unis au savoir à faire le reste. Les risques à courir ne sont pas considérables. Au contraire, qui n'est en mesure d'apprécier l'immense portée des épreuves, au cas où elles aboutiraient à confirmer les assertions de l'herboriste ?


FABLE OU VÉRITÉ

Le Moniteur universel du soir, dans son feuilleton des 11, 13, 14 et 15 avril, a publié un récit intitulé l'Herboriste.

Sans mensonge ni folie, solidement fondé à croire entre mes mains un remède efficace contre l'horrible mal de la rage, et fermement résolu à le dénoncer, au risque même d'encourir le ridicule et la confusion, je n'ai rien trouvé de plus rationnel et de plus sûr que de faire ledit récit, c'est-à-dire de raconter simplement comment ce remède est venu à ma connaissance.

Ce qu'il était aisé de prévoir est arrivé. Parmi les lecteurs que ce récit a intéressés, les uns sont arrêtés par des doutes, les autres ne veulent y voir qu'un rêve ou ce qu'on pourrait appeler un canard au remède. De nombreuses lettres m'ont été adressées à ce sujet. Je citerai l'une d'entre elles, non pas seulement parce qu'elle les résume toutes et qu'en y répondant je répondrai à toutes, mais encore parce qu'elle a été écrite sous rempire de sentiments dont la portée n'échappera à personne.

Cette lettre, la voici :

« Monsieur,
« Ayant éprouvé l'année dernière toutes les angoisses que peuvent causer les terreurs de la rage, occasionnées par la morsure d'un chien, j'ai été vivement frappée de votre récit. Mais dans la forme que vous lui donnez, le doute reste. Est-ce une fable ? est-ce une guérison réelle ? Si vous avez la conviction que la Scrofularia nodosa guérit cette horrible maladie, affirmez-en de nouveau l'efficacité, afin que l'opinion publique s'en préoccupe de plus en plus, et que des expériences sérieuses soient faites dans les cas les plus désespérés.
« C'est un immense service à rendre à notre pauvre humanité que de contribuer à diminuer le nombre de ses infirmités.
« Recevez, Monsieur, etc.,
« Une abonnée du Moniteur universel du soir. »

L'inconvénient est grave, comme on voit, de faire profession d'écrire des contes. Dès que, sortant du domaine de l'imagination pour rentrer dans celui de la réalité pure, il vous arrive de raconter quelque fait rigoureusement exact, le lecteur déconcerté ne peut se décider à vous croire.

Où trouverai-je cet accent pénétré, irrésistible, qui imposera et convaincra les plus soupçonneux comme les plus incrédules ?

Ma certitude n'est troublée par aucun doute, le remède que je signale n'est nullement une chimère : c'est un remède sérieux, efficace, en usage de temps immémorial dans une contrée d'Europe où la cautérisation n'est jamais pratiquée ; l'étranger, le proscrit dont je parle, n'est point un mythe, il existe, et c'est l'homme le plus loyal, le plus désintéressé, le plus éclairé qu'il soit possible de connaître.

Que me suis-je proposé, sinon précisément ce que demande la lettre que je viens de citer ? Frapper l'attention, préoccuper l'opinion publique, éveiller des doutes dans l'esprit des hommes compétents, les détourner de rejeter sans examen ce remède comme remède de bonne femme ou spécifique de charlatan, et finalement les amener à des expériences sérieuses, approfondies, décisives. Que puis-je de plus ? Je ne suis rien qu'un homme de lettres très obscur, libre de toute prétention, sans aucune autorité en ces matières ; j'affirmerais avec vingt fois plus d'énergie que ma parole ne serait toujours que la parole d'un profane, et, de toute évidence, le remède que je dénonce ne sera un remède que le jour où la science se sera solennellement prononcée.

C'est donc, en dernier ressort, aux hommes spéciaux qu'incombe désormais la responsabilité ; c'est à eux seuls, prodigues souvent des plus patientes et des plus coûteuses expériences dans des cas bien moins importants, qu'il appartient de lever tous les doutes, d'éclairer l'opinion, de déclarer si je ne suis qu'un visionnaire ou si nous avons l'immense satisfaction de compter enfin un antidote sérieux, efficace contre le redoutable poison qu'inocule la morsure du chien enragé.

On peut hausser les épaules devant la faconde d'un empirique, et sourire de l'entendre, à grand renfort de fanfares, vanter des secrets dont il retire de gros profits. Mais il ne s'agit ici ni de réclame ni de spéculation. Ce spécifique est-il un spécifique sérieux, efficace ? Qu'on s'en assure. La chose en vaut la peine. Il sera sur-le-champ la propriété de tous.

Des expériences ! des expériences ! Je les sollicite avec ferveur, avec passion. Je n'aurai certes pas l'extravagance héroïque d'aller me livrer à la gueule d'un chien malade. Mais, si le hasard voulait que je fusse victime d'un accident de ce genre, je l'affirme, je suis si bien convaincu, si absolument convaincu, que je n'hésiterais pas un seul instant à me soumettre au traitement que je préconise.


ENCORE L'HERBORISTE

Depuis que sous ce titre : Fable ou Vérité, le 27 du mois précédent, j'ai répondu de mon mieux aux lettres si honorables que m'a values l'Herboriste, d'autres lettres m'ont été adressées, et en grand nombre. Il m'en parvient encore chaque jour. Les observations justes, curieuses, dignes d'examen, y abondent. Plusieurs contiennent des récits qui mériteraient d'être publiés, témoin celle de M. Edouard Dutillet, ancien officier de la garde du premier empire, où est cité un cas saisissant de guérison, avec pustules autour des morsures. De toutes profitera une cause à laquelle s'intéresse si vivement le public.

Rien de moins rare que d'entendre tout à coup parler d'une découverte, d'une invention, d'un progrès, d'un spécifique. Les journaux, certes, ne sont point avares de publicité. Pour la plupart, ils n'hésitent pas à mentionner la nouvelle ; en un clin d'œil, elle est partout répandue. Puis, chose étrange, il n'en est plus jamais question. N'est-on pas en droit d'être surpris ? Que deviennent ces découvertes, ces inventions, ces spéciques ? Où vont-ils ? Ne semble-t-il pas d'une gageure pour combler ce gouffre d'oubli qui ne dit jamais : Assez ?

Au mois de juin de l'année dernière, un journal, la Ferme, annonce que M. le docteur Buisson s'est guéri lui-même d'un accident rabique par des bains de vapeur. Ce fait curieux et intéressant est-il étouffé sous le silence ? Loin de là, la plupart des journaux s'empressent de le publier. Il y a lieu de croire qu'il n'est ignoré de personne, qu'il va faire sensation, fixer l'attention des hommes spéciaux, soulever des polémiques, décider de sérieuses épreuves. Point du tout. Il en est de cette nouvelle comme d'un simple fait divers. On le lit ; quelques âmes charitables s'en émeuvent ; on en parle un moment ; puis on passe à autre chose, et il est précipité dans ce gouffre dont je parlais, où, sous des avalanches d'erreurs et de choses futiles, sommeille probablement plus d'une précieuse découverte.

A qui s'en prendre ?

L'un de mes correspondants s'étonne que le Moniteur du soir, où l'hospitalité la plus large est assurée à tout ce qui peut intéresser la santé comme la moralité publique, après avoir mentionné le cas du docteur Buisson, n'y soit pas revenu. Il voudrait qu'un journal ne parlât point d'un fait avant d'en avoir au préalable contrôlé l'authenticité. Est-ce bien libéral ? Que de paradoxes d'aujourd'hui qui demain peut-être seront des vérités, ne pourraient jamais se produire l Un journal n'est pas une académie. Quand, sous toute réserve, il a prêté sa publicité à une découverte, donné l'éveil à la science, sollicité son contrôle, il a fait de ce côté tout ce qu'il est raisonnable d'en attendre.

Un hasard livre à ma discrétion un spécifique certain contre l'une des plus redoutables maladies dont l'homme ait à se préoccuper. Ce qui s'est passé sous mes yeux ne me laisse pas la moindre incertitude ; ma conviction est profonde et inébranlable.

Que faire ?

Que d'inventeurs, de découvreurs de vérités ont été arrêtés tout d'abord par ce terrible point d'interrogation !

De mes souvenirs et de mes impressions, du récit auquel je m'arrête, nombre de lecteurs sont frappés. Un pareil succès est certainement des plus enviables. Mais, en même temps, tout me démontre qu'à cela je ne puis me borner ; qu'à m'en tenir là, autant valait ne pas commencer l'entreprise.

Quoi qu'il m'en coûte, il faut donc insister, ne pas craindre de répéter des détails auxquels, on me l'assure du moins, je ne saurais jamais donner une publicité suffisante.

La Scrofularia nodosa est bien connue de tous les botanistes. Elle porte des fleurs en épis d'un pourpre noirâtre. Sa racine horizontale, noueuse, vivace, produit une tige quadrangulaire, d'un rouge brun, haute de deux à quatre pieds, dont les feuilles ovales, en fer de lance, glabres, d'un vert sombre, sont bordées de dents inégales et aiguës.

On employait jadis sa racine ainsi que ses feuilles, surtout à l'extérieur, contre les tumeurs scrofuleuses, la gale, les dartres, etc. Au siège de la Rochelle, où on l'appliqua sur les blessures, elle fit, dit-on, des miracles.

Cependant l'humble plante, méprisée longtemps, si ce n'est complétement oubliée, relève aujourd'hui la tête, proteste, en appelle, revendique son droit à être rangée parmi les plantes utiles,  parmi nos plantes indigènes les plus précieuses.

Une foule de médicaments ne s'administrent pas d'une manière moins bizarre.

Sa racine et ses feuilles, cueillies au mois d'août et séchées à l'ombre, doivent être écrasées et réduites en poudre.

Pour l'administrer à celui que menacerait l'horrible mal de la rage, on coupe des tranches de pain, on y étale du beurre et l'on saupoudre le beurre de cette scrofulaire pulvérisée.

Le nombre de ces tranches de pain, ainsi préparées, est de trois par jour pendant quatorze jours.

En outre, également pendant ces quatorze jours, et chaque jour, le malade boira trois verres de I'infusion des feuilles séchées de ladite scrofulaire.

Enfin, du treizième au quatorzième jour, on examine la bouche , et dans le cas où l'on découvre des pustules sous la langue, on les brûle soigneusement avec la pierre infernale, opération que l'on fait suivre d'un gargarisme à l'eau salée.

Notez que ces pustules qui, dans l'état actuel des connaissances, apparaissent tantôt neuf jours tantôt vingt jours et même plus après les morsures, sous l'influence de la scrofulaire noueuse, se produisent invariablement, quand elles doivent se produire, du treizième au quatorzième jour (1),

Un bonhomme, un vieillard, que de douloureux souvenirs chassent de province en province, de chaumière en chaumière, un homme de la plus exquise simplicité, étranger à toute pensée de lucre, au milieu d'incrédules du nombre desquels je n'étais pas le moins opiniâtre, a traité par ce spécifique, au mépris du fer rouge, un jeune garçon mordu profondément au poignet, et ce jeune garçon a été guéri.

De temps immémorial, dans une contrée du Nord, où la cautérisation n'est connue que de nom, ce spécifique ne cesse d'être en usage, et toujours avec un même succès.

Qu'on taxe de chimériques des assertions si formelles ! qu'on flétrisse ce brave homme, cet homme de bien sans le savoir, du nom de guérisseur !

Que ce ne soit pas du moins sans dire sur quoi sont fondées ces fins de non-recevoir !

D'autant que, nul ne le conteste, la cautérisation n'est qu'un expédient, et un expédient des plus tristes. Dans les villes, les mains exercées ne manquent pas ; où les trouver dans les campagnes ? Qu'attendre d'un homme que le sentiment de son ignorance et de sa maladresse fait trembler ? Et c'est peu. N'est-il pas vrai que le fer rouge est souvent infidèle, même appliqué à temps ; qu'on ne saurait préciser combien d'instants après la morsure il est efficace, mais qu'au bout d'une heure il est trop tard ? On brûle quand même néanmoins. Et pendant la période d'incubation, période dont la durée peut être de trois mois, trois siècles ! rien n'est tenté. On s'en fie moins aux effets du fer rouge qu'à la nature capricieuse du mal, qui fort heureusement avorte, paraît-il, deux fois sur trois, même sans la cautérisation.

Je le sais, il n'est peut-être pas en France de village où quelque recette contre la rage ne soit préconisée. Je le sais, les académies ne cessent d'avoir à se garantir contre de véritables cyclones de brochures, de mémoires, d'inventions, de découvertes, de spécifiques. Celui-ci a enfin trouvé le mouvement perpétuel, celui-là la quadrature du cercle, cet autre une panacée contre tous les maux. Tout récemment, à propos du choléra, l'Académie des sciences dut élever une digue contre le flot montant des remèdes qui lui étaient proposés.

Est-ce à dire qu'il faille fermer les yeux, se boucher les oreilles !

N'y a-t-il plus qu'à se croiser les bras ?

De ces fourgons chargés de rêveries ne se peut-il pas qu'il y ait quelques bonnes gerbes à recueillir ?

Est-il donc en somme si absurde, au souvenir seulement de cette écorce d'arbre qui coupe la fièvre, d'attribuer à une plante la vertu de neutraliser dans nos veines les effets d'un poison ?

Il existe un établissement où les dispositions les plus habiles facilitent les expérimentations sans exposer les expérimentateurs à aucun danger : c'est Alfort.

Dans la science sont nombreux, Dieu merci, les hommes intègres, désintéressés, que n'égare aucun parti pris, qui ne se vantent pas d'être philanthropes, qui font mieux, qui le prouvent, qui dans l'ombre et le silence usent leur vie à des travaux dont profite l'humanité tout entière.

Le gouffre est là béant, insatiable, et de ces hommes dépend que mon humble plante n'y sombre pas avec toutes ses vertus.

Soutenu par les sympathies d'un nombreux public dont je ne suis plus aujourd'hui que l'écho, à ces hommes de bien, je ne cesserai pas de demander que, sur leur initiative, soient faites des expériences sérieuses, en nombre suffisant, concluantes.

D'une commission d'experts, l'arrêt, quel qu'il soit, dût-il proclamer qu'il ne s'agit cette fois encore que d'une illusion, sera un bien. Il nous laissera du moins l'espérance.

Faut-il renoncer à l'obtenir ?

Autrefois, à Delphes, les dévots bien souvent devaient jusqu'à dix fois solliciter l'oracle avant d'en recevoir une réponse. Ainsi ferai-je, aucun délai ne me lassera ; mon opiniâtreté finira bien par toucher les tièdes, si même elle ne parvient à troubler dans son inertie cet aimable monstre, à la face pâle, aux grands yeux vides, qu'on nomme l'Indifférence.

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(1) Il s'entend de reste que je ne suis pas médecin, et que m'interroger sur certains détails, comme par exemple sur le régime à suivre, c'est m'embarrasser gratuitement. Quant à la trop aimable lettre signée Julius, qui m'arrive aujourd'hui même, j'y répondrai en temps et lieu avec la même franchise.

 


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