Charles Barbara
UN DRAME IGNORÉ, EXTRAITS DES RAPPORTS D'UN AGENT DE POLICE
paru dans la Revue de Paris, 1er juin 1854, p. 685-715
paru dans Histoires émouvantes, 1867
I
Paris, 10 novembre 1845.
Conformément aux ordres que vous m'avez fait l'honneur de me transmettre, je suis allé, le 29 du mois dernier, vers cinq heures du matin, me mettre en faction au débarcadère du Nord. Une pluie battante, obstinée, faisait de chaque rue une petite rivière. J'eus quelque peine à découvrir mon homme dans la mêlée des voyageurs. Il avait à la main un paquet assez lourd, enveloppé dans un morceau de lustrine de couleur cendre et noué avec une sorte de ceinture étroite en laine verte, à boucle. Du signalement qui m'a été remis, ce paquet est peutêtre la seule chose désignée scrupuleusement, car, pour ce qui est de l'individu lui-même, monsieur l'employé aux passe-ports a fait son portrait bien à la diable. On m'a pourtant affirmé que ce monsieur est peintre. Après cela, vous me direz qu'une plume n'est pas un pinceau. Je ne saurais trop m'appesantir là-dessus. Dans nombres d'affaires, quand le succès ne répond pas à notre zèle, on nous taxe d'incapacité, tandis que, la plupart du temps, il ne faudrait s'en prendre qu'à la négligence de ces messieurs. Il me semble essentiel de mettre sous vos yeux ce signalement dérisoire :
« Agé de trente ans. – Taille d'un mètre 70 centimètres. – Cheveux châtains. – Front découvert. – Yeux bleus. – Nez moyen. – Bouche moyenne. – Barbe noire. – Menton rond. – Visage ovale. – Teint uni. – Signes particuliers, néant. »
Sans parler du nom qui s'orthographie Hégésippe Vannier et non pas Vanier, de deux choses l'une, monsieur, ou celui qui a tracé ce portrait est aveugle, ou il a prétendu se moquer de l'administration. Nonobstant le paquet précité, j'avais encore l'esprit fort perplexe. Pendant que le dit Hégésippe attendait la fin du déluge à l'extrémité de la galerie est, je l'ai soigneusement dévisagé, et cet examen m'a mis hors de moi. Il faut que vous sachiez que les cheveux sont noirs et non châtains, que l'œil est gris et point du tout bleu ; que la bouche et le nez sont plutôt grands que moyens. Mais ce qui notamment est à mettre sous verre est l'épithète noire appliquée à une barbe qu'on prendrait, ma foi, ou je suis borgne, pour des copeaux de palissandre. J'ajouterai que mon indignation a été sans borne quand j'ai aperçu au front du sieur Vannier, qui s'est décoiffé un instant, une cicatrice de la grandeur d'un haricot. Comment donc, aux signes particuliers, monsieur l'employé a-t-il écrit NÉANT avec les plus beaux parafes de sa plume ? Ces inqualifiables inexactitudes n'allaient à rien de moins qu'à me faire commettre une bévue et, partant, à me valoir une semonce de mon chef. D'honneur, je me serais démis, n'eussent été mes devoirs dont je suis esclave et ma passion pour l'état auquel je me suis voué.
Mais il me tarde de vous parler des mesures que j'ai prises en vue de parvenir directement et promptement au but que vous m'avez indiqué. Je crois avoir surpassé en conception mes plus célèbres confrères et avoir vraiment reculé les bornes de l'art.
Le sieur Vannier, en retard de trois termes, n'est revenu de voyage que pour recevoir un congé dans les règles. Mon étoile a permis qu'il y eût, à côté de la nouvelle chambre récemment louée par lui, un cabinet qui n'en est séparé que par une cloison assez mince. J'ai tout d'abord conquis les bonnes grâces du concierge par un denier à Dieu de cinq francs. Cet homme ne voulait rien moins que me faire l'histoire secrète de tous les locataires de la maison. Je n'en demandais pas tant. J'ai visité le nouveau logement de Vannier avec la plus scrupuleuse attention. Cette chambre est petite et obscure ; la fenêtre en est basse. Des poutrelles produisent au plafond une série d'entrevous pleins d'ombre. Toutes ces remarques cadraient on ne peut mieux avec le projet que je roulais dans ma tête.
L'enthousiasme ne me permettant pas un moment de délai, je suis arrivé le lendemain avec un coucher complet, des chaises, un fauteuil, une table et les outils nécessaires à l'édification de mon chef-d'œuvre. J'avais parfaitement observé, la veille, que le plafond uni de mon cabinet (ce cabinet est une annexe récente) était plus élevé que celui de la chambre de mon futur voisin. Juché sur un échafaudage construit avec ma table et une chaire, je pratiquai, à l'aide d'un vilebrequin, un trou juste à la jonction du plafond et du mur de la chambre de mon homme. Cette ouverture, grâce à mon coup d'œil, se trouva précisément entre deux poutrelles, dans un endroit où ne pénètre jamais le jour. Je l'arrondis en entonnoir au moyen d'une fraise, et j'y appliquai mon œil. Je constatai avec une joie indicible que je voyais l'intérieur de Vannier, non moins bien que si tout mon corps s'y trouvait.
Illuminé en quelque sorte par ce premier résultat, je poursuivis ma tâche qui n'était qu'à demi faite. J'eus recours à un ferblantier auquel je fis confectionner un petit tube dont le modèle m'était inspiré par les connaissances que j'ai puisées aux cours de la Sorbonne. Je n'eus pas plutôt cet instrument entre les mains que je courus à mon cabinet. À la même cloison, tout près du premier trou, je perçai sinueusement une ouverture du diamètre de mon tube, destiné dans ma pensée à remplir les fonctions d'un tuyau acoustique. Je fus contraint de m'y prendre à diverses reprises. Vannier, emménageant ses livres petit à petit, ne discontinuait pas d'aller et de venir. Puis, des outils d'une forme insolite me devenaient indispensables. Ma patience et mon courage eurent raison de tous les obstacles. Il ne s'agissait plus que de me livrer à une épreuve décisive et de savoir en fin de compte si j'avais plus de vanité que de mérite. Mon plan fut non moins vite réalisé que conçu.
Je descendis dans la loge et dis au concierge que mon état exigeait le plus grand calme, que je craignais bien d'être troublé par mon voisin et que, finalement, je désirais qu'il vînt m'aider dans une petite expérience.
Il s'empressa de me suivre.
Nous entrâmes d'abord chez Vannier où je m'assurai que mes deux ouvertures, situées dans un coin très sombre, ne pouvaient pas s'apercevoir. « Restez ici, dis-je ensuite au concierge. Je vais m'enfermer chez moi. Vous parlerez d'abord à haute voix, puis d'un ton moins haut, puis bas, puis très bas, enfin vous pousserez un soupir. » De là, j'allai à mon échafaudage et mis mon œil à l'ouverture. J'aperçus avec satisfaction le concierge qui, se promenant par la chambre, semblait supputer la valeur des meubles et fouillait curieusement dans les placards. Cet examen lui arracha même une assez vilaine grimace. « Y êtes-vous, monsieur ? » cria-t-il tout à coup avec force. Puis, moins haut, selon mes instructions. « Hop ! monsieur, entendez-vous quelque chose ? » Enfin, d'un ton graduellement de plus en plus bas, il répéta sa phrase et termina par un gros soupir. Il va sans dire que, si je ne perdis aucun de ses gestes, je recueillis jusqu'aux plus légères inflexions de sa voix.
Avais-je raison de m'enorgueillir ? À l'instar de l'araignée, j'ai tramé une si merveilleuse toile que le plus imperceptible mouvement de l'ennemi ne saurait m'échapper. Pensez-vous qu'on ait jamais réalisé le moyen efficace d'entrer aussi avant dans une poitrine d'homme, dans sa cervelle, dans sa conscience ? Je m'applaudis d'autant plus volontiers que le sujet soumis à mon analyse, soupçonné à bon droit, j'en ai la conviction, de pensées ténébreuses et de projets coupables, est insondable comme la mer, discret comme la tombe et semble se plaire à dérouter les yeux qui l'étudient. Ah ! il peut à l'avenir jouer au fin, s'enfermer à triple serrure, refuser au papier même l'apparence d'un aveu, se défier de ses plus intimes amis, même de sa maîtresse, je le dis avec orgueil : Je le tiens ! il est ma chose ! et j'aurai son secret, le cachât-il dans son talon !
N.-B. Pour tout cela, loyer, denier à Dieu, pourboires, mobilier, outils, etc., j'ai à peine dépensé, en dehors de mon salaire quotidien, la modique somme de cent cinquante francs. Aussi, monsieur, compté-je que vous ne me refuserez pas ce à quoi je tiens le plus au monde, votre estime et vos suffrages, et que vous daignerez me continuer votre bienveillance.
II
Paris, 15 novembre 1645.
En attendant, monsieur, que l'ennemi déchire le voile qui cache, à n'en pas douter, bien des scélératesses, je vous donnerai, vaille que vaille, un aperçu de l'intérieur du personnage et quelques détails sur sa manière de vivre. J'y joindrai la copie d'une lettre dont j'ai eu communication au Cabinet en me prévalant de votre signature. N'étaient vos ordres précis qui m'astreignent à noter religieusement les moindres faits et gestes du sieur Vannier, j'eusse passé tout cela sous silence. Au moins, si le présent rapport manque d'intérêt administratif, aurez-vous un spécimen de l'excellence de mon engin, et une idée approximative des services qu'on est en droit d'en attendre.
La chambre, à peu près carrée, est légèrement lambrissée du côté de la fenêtre. Une couchette en fer est placée le long de la muraille qui me fait face, de telle sorte que, de mon observatoire, je vois mon homme fermer les yeux et les ouvrir. À la tête du lit, la tête est à ma gauche et regarde la croisée, se voit une caisse noire dont il fait une table de nuit au moyen d'une planche encombrée de papiers et de livres. De mon côté, dans un angle, gît un pot à beurre que je devine au son qu'il rend, quand on y puise de l'eau. Je compte en outre deux chaises et une table grande comme la main, sur laquelle est rangé tout ce qu'il faut pour écrire. Mon ouverture est si savamment pratiquée que j'aperçois même, en imprimant à mes yeux la direction la plus perpendiculaire possible, les cordes et le ventre rouge d'un gros violon, accroché au mur qui nous sépare. Enfin, au pied du lit s'ouvre un placard dont les rayons sont chargés d'un tas de bouquins, de journaux, de papiers noircis et d'un peu de linge. Je crois bien que c'est tout le mobilier.
Il est jour à peine que Vannier se lève. Il fait son lit et balaye sa chambre ni plus ni moins qu'une ménagère. Je balance à continuer, tant la chose est hétéroclite. Il vide à demi sa fontaine dans un seau en zinc et commence une cérémonie à stupéfier des canards. Je vous certifie qu'il n'y va pas de main morte et qu'il n'a nulle crainte de s'user la peau. C'est chose nouvelle, près de moi, qu'une pareille rage d'ablution. Je ne me lave guère que les jours de barbe ; voilà bien vingt ans que je ne suis entré dans une rivière ou dans une baignoire, et je ne m'en porte pas plus mal pour ça. Il ne manque jamais ensuite de passer l'éponge mouillée sur tous les carreaux du plancher et de les essuyer avec une loque. Après quoi il s'habille et s'agenouille près de son lit, pour réciter à mi-voix, les mains jointes et le nez en l'air, avec une ferveur hypocrite, capable de tromper le diable : « Notre Père qui êtes dans les cieux, etc. » Cela fait, il s'assied à sa table et se met à écrire avec une sorte de fièvre. Je jurerais que ce sont des écrits incendiaires. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir son excessive contention d'esprit, les plis de son front, ses yeux hagards et méchants, les mouvements convulsifs de sa plume qui écorche le papier, et l'espèce de rage avec laquelle il rature parfois ce qu'il vient d'écrire. Dans ces moments, les veines de son front se gonflent à faire croire qu'elles vont éclater.
Vers dix heures, il ouvre son placard et en tire un pain de soldat, soigneusement enveloppé dans un linge blanc. Il en coupe une tranche, puise un verre d'eau, et déjeune. Je l'ai vu cependant compter et recompter plusieurs pièces de cinq francs. Enfin !… à la suite de cet étrange repas, il prend un livre et reste penché dessus jusqu'à midi, heure à laquelle il a coutume de sortir. Ce qu'il va ourdir dans les quartiers les plus éloignés, chez nombre de journalistes à juste titre suspects, je l'ignore encore ; mais au moins peut-on présumer que les choses ne marchent pas à sa guise. car je constate que sa figure s'assombrit haque jour davantage. Parvînt-il, au reste, à se composer un extérieur moins lugubre, que les airs qu'il joue sur son gros violon suffiraient à trahir le désespoir qui l'étreint. Je vous avoue, monsieur, que je n'ai jamais entendu geindre d'une façon aussi lamentable ; on en sangloterait volontiers. Je préférerais quelque chose de sautillant ; mais d'une âme aussi funèbre ne peut probablement sortir une plus agréable musique.
Chose à peine croyable, monsieur, il dîne aussi maigrement qu'il a déjeuné, avec un morceau de pain noir et un verre d'eau. Enfin, à la nuit, à la suite d'une nouvelle promenade, et après avoir dit son oraison du matin avec la même onction ridicule, il se couche et s'endort.
Voilà une fois pour toutes, sauf de rares exceptions, comment se partagent les jours de cet individu bizarre. Dans ces habitudes en quelque sorte sauvages, vous verrez comme moi, je n'en doute pas, une sourde révolte contre les coutumes sociales. La vie de cet homme, sa solitude, sa mélancolie, son mutisme, ses yeux de chat-huant cachent, j'en suis convaincu, les plus sinistres projets. Aussi, ne douté-je pas que n'aie avant peu, grâce à mon observatoire, à vous révéler bien des choses importantes.
Je transcrirai ici la lettre dont j'ai parlé, laquelle est à l'adresse d'un certain Eugène Vachelot, actuellement en résidence dans une petite ville du pays de Liège.
« J'aurai donc la douleur de n'avoir jamais rien d'heureux à t'écrire. Depuis mon retour ici, en dépit d'une dépense énorme de courage, aucun changement n'est encore survenu dans ma position. Je serais tenté de dire, comme le Spiegelberg de Schiller : « Le courage augmente avec le danger, la vigueur avec la contrainte. Le destin veut sans doute faire de moi un grand homme, puisqu'il me barre ainsi la route. » Mais je lutte vainement contre la puissance des pressentiments qui s'obstinent à troubler mon âme. Il est dans la vie des hommes de ces accidents mystérieux et en apparence fatidiques qui bouleverseraient la tête la plus solide. Récemment, je traversais le boulevard, abîmé dans mes rêveries, interrogeant les ténèbres de l'avenir quand, tout à coup, cette parole me fut glissée dans l'oreille : "Destiné à toujours végéter". Je levai les yeux et considérai avec stupeur un homme qui marchait d'un air pensif et ne faisait nulle attention à moi. J'en fus presque épouvanté. On le serait à moins. N'est-il pas extraordinaire que dans Paris, où s'agitent deux millions d'hommes peut-être, je me croise avec un inconnu juste à l'heure où glisse entre ses dents une phrase dont l'à-propos fait si nettement un oracle à mon adresse ? Sans doute, la raison me crie : Hasard ! préjugé ! Mais mon sentiment intime, malgré ma force de volonté, s'acharne à en faire contre moi des instruments de torture. ParIons d'autre chose.
Tu dois te le rappeler, tandis que, tout heureux, nous suivions en causant les rives de la Meuse, plusieurs fois, comme par hasard, un nom m'est venu aux lèvres, celui de Louise. Je n'attendais que la moindre marque d'une curiosité bien légitime pour te dire les détails d'une histoire que j'ai hâte d'accorder à ta discrétion. Aussi bien, à ne point mentir, est-ce ma consolation de parler d'une enfant que j'aime, et qu'à cause de cela précisément je dois m'abstenir de revoir. »
Son père et sa mère occupent la loge d'une maison dont ils auraient jadis pu être locataires. Note bien cela. Aubin m'y conduisit un jour, sous le prétexte de divers tableaux que ces bonnes gens conservent à titre de souvenirs de leur ancienne aisance. Un spectacle navrant y prit sur-le-champ toute mon attention. Une pauvre fille, renversée sur une chaise longue, et à demi cachée sous les plis d'un vieux châle, paraissait en proie à une lente agonie. Sauf des taches rouges de mauvais augure, son visage était d'une lividité de morte. Ses yeux caves, cerclés de noir, étincelaient, ou plutôt, flambaient de fièvre. Elle toussait par instant à se déchirer la poitrine. Ces ravages étaient le résultat de rigueurs qu'elle s'était subitement imposées sans raison connue. Loin de prendre soin d'elle, dès qu'elle se sentait mieux, elle recherchait de préférence des travaux grossiers et fatigants, et répugnait à se nourrir. L'hiver, par les plus grands froids, on la surprenait dans sa chambre sans feu, marchant pieds nus sur le carreau. Le père et la mère, dont elle est l'unique enfant, vivaient dans le désespoir. Louise, muette à leurs questions et à leurs caresses, sans tenir compte ni de leurs prières ni de leurs larmes, s'obstinait dans un genre de vie qui la tuait sûrement et rapidement.
Attiré par un intérêt invincible, je retournai dans cette maison et m'appliquai à recueillir les caractères de la maladie qui dévorait cette pauvre fille. Dans ma passion de connaître son secret, je ne me lassai pas de l'étudier. Elle fut bientôt pour moi d'une transparence de cristal. Il me fallut des épreuves réitérées pour ne pas croire à une erreur. Un orgueil sans mesure avait surgi soudainement dans l'âme de Louise pour y causer des désordres analogues à ceux d'un poison. Pour tout dire en une fois, elle rougissait comme d'un crime d'être la fille de concierges, et la honte et le dégoût de son état s'étaient développés en elle à ce point qu'elle avait résolu de se laisser mourir pour échapper au désespoir de vivre dans une loge de portier. C'est notre mal endémique d'aujourd'hui.
J'entrepris de la guérir, ou mieux, de la ressusciter. Nous nous étions senti tout d'abord de la sympathie l'un pour l'autre. Sans paraître me douter des idées fausses qui la rongeaient, je conduisis nos entretiens sur le terrain même de ses préoccupations incessantes. Je m'aperçus que la plupart des lieux communs sur ce sujet étaient nouveaux pour elle. J'y joignis tout ce que pouvait me suggérer ma propre conviction. Je réussis à la convaincre que la dignité est de tous les états, et qu'il est toujours possible, pour peu qu'on le veuille, de forcer le respect d'autrui. Je lui fis inexorablement sentir le côté ridicule de son désespoir et l'énormité de ses torts envers son père et sa mère…
Du jour où je la décidai à m'obéir, je la regardai comme sauvée. En effet, sous l'influence d'un régime, le calme d'esprit et surtout la volonté aidant, les symptômes alarmants disparurent et elle reprit sensiblement des forces. Aujourd'hui, elle est méconnaissable. Je voudrais que tu la visses. C'est une belle jeune fille, svelte et élégante, douée d'une physionomie expressive où brille un doux œil noir qui ruisselle pour moi de chastes tendresses. Le timbre musical de sa voix produit sur mon oreille l'effet d'une caresse et me remue jusqu'au fond de l'âme. Je ne connais pas, en somme, de charmes féminins qui lui manquent. Je ne parle pas de ce qu'elle sait, car à côté de ce qui est inhérent à elle, je regarde ce qu'elle a acquis comme fort peu de chose. L'enthousiasme avec lequel je t'en parle, te dis assez combien je l'aime. Mais se livrer bénévolement à une passion qui n'offre, si bien qu'on cherche, la perspective d'aucune issue heureuse, me semblerait l'acte d'un fou ou d'un malhonnête homme. Cette pauvre fille se fanerait et périrait dans un milieu misérable. Je me reprocherais à l'égal d'une lâcheté insigne de la prendre pour femme avec la certitude d'en faire une malheureuse. J'ai donc pris le parti de la fuir. Je prétends qu'elle cesse graduellement de voir en moi un personnage nécessaire à son existence, et qu'elle ne m'aime, pour ainsi dire, que sous bénéfice d'inventaire. Si mon horizon daignait se rasséréner un peu ; si, par impossible, je cessais de me briser la tête aux obstacles qui poussent sous mes pas, comme par enchantement ; si je pouvais enfin toucher au but de cette ambition, pourtant si raisonnable, de gagner ma vie à la sueur de mon front, nous aurions tout le temps alors de songer à te donner une sœur qui t'aime déjà presque autant que moi-même.
Par malheur, mon avenir se borne présentement à trente jours de vie assurée, et l'heure est proche où il faudra prendre un parti décisif. Pourvu qu'on n'exige rien de honteux, car alors plutôt mourir, je suis au moins décidé à faire tout, voire à donner la moitié de mon sang, pour conjurer cette fatalité qui semble me suivre des yeux comme font les corbeaux un convoi de morts. »
Pendant que j'y suis, monsieur je n'omettrai pas que Vannier vit en société d'un chat d'une beauté surprenante, je veux dire d'une chatte angora aussi blanche que la neige. Elle a de grands yeux rouges, un museau rose arrondi à la manière d'un museau de lion, des moustaches énormes, au total, un air bon enfant. Ses mœurs sont presque aussi singulières que celles de son maître. Je ne me rappelle pas l'avoir encore entendue miauler. Elle dort en rond et file tout son saoul tant que Vannier garde la chambre, et profite de son départ pour aller rôder dans la maison, par les corridors et sur les toits. Mais à peine l'entend-elle rentrer qu'elle accourt gratter à la porte. C'est tout au plus si elle vient de temps à autre se frôler le long des jambes de son maître pour en avoir quelques caresses.
Je ne dois pas non plus oublier que je donne fréquemment des pourboires au concierge, que je suis au mieux avec lui et qu'il est entièrement à ma discrétion. Voir la note ci-jointe.
III
Paris, 20 novembre 1845.
Dans l'anéantissement où me plonge le désespoir de vous avoir aliéné, je me jette à genoux, monsieur, et vous supplie de m'accorder une grâce, celle d'en appeler au tribunal de mon chef et de lui épargner peut-être la commission d'une injustice. Ah ! tout fier de mon merveilleux observatoire, il se peut bien que j'aie été un moment infatué de mon mérite et que ma chaleur de tête m'ait empiégé comme un sot. Mais Dieu m'est témoin que, pas une seconde, je n'ai cessé d'avoir la passion de l'obéissance passive et d'être relativement à vous ce que la bougie est au souffle qui l'éteint. J'ai tant de regret à vous avoir déplu que j'arracherais volontiers un de mes yeux pour expier mon oubli cacodémonique. Un sourire de vous est plus doux à mon âme qu'un rayon de soleil par un jour de pluie, et la foudre m'est moins redoutable qu'un de vos regards de colère. Ne doutez donc pas que je ne m'abstienne dorénavant de toutes réflexions personnelles, que je ne veille scrupuleusement sur mes écarts d'orgueil, et que je ne parvienne à devenir un modèle d'humilité et d'abnégation. Je prends l'engagement solennel de ne plus penser à l'avenir que quand il vous plaira de me le permettre.
Je notais des exceptions dans le régime que suit le sieur Vannier ; en voici une que j'ai assez habilement exploitée, bien qu'elle n'ait pas produit tout ce que j'en attendais.
Une ou deux fois par semaine, mon homme va le soir prendre son repas dans un cabaret, situé sur les boulevards extérieurs, et bien connu sous le nom de Maison verte. D'habitude, il s'attable dans un cabinet qui voit sur la cour, au fond de l'établissement. Quelques jeunes gens, trop orgueilleux sans doute pour se commettre avec le commun des mortels qui boit dans la salle d'entrée, fréquentent en cet endroit. Ces habitués, pour la plupart employés ou artistes, professent des opinions à ce point subversives que j'ai cru sage, à une époque bien antérieure, de glisser parmi eux un sous-agent chargé de tenir un journal quotidien de leurs faits et de leurs dits. Mons Hégésippe, en conscience, ne pouvait donc pas mieux tomber. Le hasard encore ici me favorisait.
Je signifiai l'ordre à mon agent d'accorder une attention spéciale au sieur Vannier et de tâcher, comme on dit, à lui arracher les paroles du ventre. Le sous-agent en question, sauf votre respect, est un pauvre diable que je suis parvenu, non sans mal, à dégrossir un peu, si bien qu'il comprend aujourd'hui, tant bien que mal, mes instructions et les exécute même quelquefois avec succès. Une chose que vous savez mieux que moi, monsieur, c'est que, dans notre état si difficile et si pénible, les hommes même médiocres sont rares, a fortiori les sujets capables.
Mon agent, grand gaillard, robuste et sanguin, qui zézaye un peu et porte des lunettes vertes, a réellement un extérieur impayable. Par malheur, il n'a guère autre chose. Pourtant, il manœuvra d'abord assez bien sa barque. A l'aide de détours adroits, il amena naturellement la conversation sur la politique. À cause d'un penchant décidé pour les logomachies et notamment d'une certaine facilité à parler de tout sans rien connaître et sans même se comprendre, il réussit auprès de bien des gens à passer pour un homme érudit et profond. De Campanella passant à Spinosa, de celui-ci à Malthus, de ce dernier à Saint-Simon, Pierre Leroux, Louis Blanc et Proudhon, il s'échauffa par degrés et s'éleva finalement avec violence contre le gouvernement. Ce Vannier, monsieur, se méfierait du bon Dieu. Malgré l'air candide et convaincu de mon agent, il faut croire qu'il eut des soupçons, car toutes ces provocations à la révolte le laissèrent de marbre, et l'hypocrite, sans défendre le pouvoir, trouva moyen de n'en dire ni bien ni mal. C'était à perdre patience. Mon agent était plus rouge qu'un homard cuit, à ce point que le sang lui sortait par les yeux ; il s'agitait comme un démoniaque et faisait du bruit en respirant autant qu'un soufflet de forge. À une nouvelle observation de Vannier, il feignit ne pouvoir se contenir davantage. Se tournant tout à coup vers ce Vannier, et frappant du poing sur la table : « Ta, ta !, lui cria-t-il du ton de la fureur, vous êtes un obscurant ! ! ! » Le croirez-vous, monsieur ? à cet air de furie et à cette injure, atroce, au dire de mon agent, le reptile se borna à hausser les épaules et à garder un silence absolu. Peu d'instants après, il sortit d'un air fort calme en saluant chacun avec politesse.
Jusque-là, c'était bien. Voici qui n'est pas mal encore.
Un des assistants, nouveau venu en cet endroit, demande ce qu'était ce Vannier. Mon agent, encore tout furieux, coupa la parole à celui qui répondait, et s'écria avec ce parfait naturel qu'il me doit :
« Peuh ! m'est avis que ça pourrait bien être un mouchard.
– Oh ! oh ! hasardèrent timidement quelques voix.
– Et si vous m'en croyez, continua mon agent sans prendre garde à ces oh ! oh !, la prochaine fois, nous le recevrons à coups de bâtons ! (Ce dernier trait ne manque pas de mérite. )
– Je crois, monsieur, que vous vous trompez », répondit un jeune homme.
La scène ne devait pas en rester là. Mon agent imbécile semblait avoir hâte de démentir ces premiers instincts de talent et de combler la mesure de son crétinisme et de sa lâcheté.
Quelques jours plus tard, Vannier retourna en ce lieu à une heure où mon agent n'était pas encore venu. Il est présumable qu'on lui apprit l'hypothèse injurieuse élevée contre lui. Mon agent, qui arriva peu après, remarqua qu'on l'accueillait avec un froid glacial. Il accrocha son chapeau à une patère et vint hardiment s'asseoir à la table et vis-à-vis du sieur Hégésippe. Mais, au même instant, celui-ci bondit avec une vivacité de tigre, devint plus blanc qu'un linge, ferma les poings et, fixant sur l'agent cet œil cruel que vous savez, s'écria d'une voix étouffée par la rage : « Mouchard ! ! !… »
Il faut renoncer à comprendre ce qui suivit. Cette simple démonstration suffit à effrayer mon lâche agent, lequel me disait de son air le plus bête : « Monsieur, je ne suis pas capon, non, certainement. Mais, voyez-vous, quand j'ai vu cet œil bleu devenir noir, cette pâleur qui tournait au vert, et puis je reviens là-dessus, cet œil qui m'entrait dans la chair comme une vrille et me poussait vers le mur avec une puissance irrésistible, ma foi, je l'avoue, je n'ai pu m'en défendre, j'ai eu une peur de diable, j'ai pris mon chapeau et je me suis sauvé. »
Et la table les séparait ! et cet agent d'ailleurs est d'une force d'Hercule ! et d'un coup de poing il écrasait ce serpent ! Non, monsieur, quand la nature n'y est point, l'éducation ne saurait y remédier. On ne tirera jamais rien de bon d'un homme qui s'amuse à trembler devant des yeux de chouette. Mon mécontentement est inexprimable. Par suite de sa couardise, cet homme s'est brûlé dans ce milieu, où il ne peut plus décemment reparaître. Je perds ainsi une occasion superbe de soulever un des coins du linceul sous lequel Vannier enterre ses pensées coupables. Par bonheur, je possède en mon observatoire un télescope miraculeux, bien plus sûr, pour fouiller dans les replis son âme, que la meilleure sonde et le plus solide harpon…
Je ne clôrai pas ce rapport sans faire au moins mention d'un incident de la journée d'hier, dimanche. Vannier a reçu un billet avec lequel il est allé au concert. J'ai pris une stalle au contrôle, et me suis placé de manière à ne pas perdre mon homme de vue. Ah ! monsieur, quelle sotte musique on fait en cet endroit ! On n'y a pas exécuté, que je sache, un seul quadrille, et je ne me souviens pas qu'on y ait chanté ce qu'on peut appeler une romance. J'y ai pourtant entendu un brouhaha de Derviches tourneurs, disait le programme, d'un M. Beethoven, qui a failli me faire tourner comme un toton ou, du moins, me donner des étourdissements. Je ne saurais attribuer à autre chose l'agitation extraordinaire dans laquelle Vannier est sorti de là.
Les bras croisés sur la poitrine, il arpentait sa chambre de long en large. Des sons inarticulés s'échappaient de sa gorge. Il se cachait la figure dans ses mains, puis la relevait brusquement vers le plafond, de l'air d'un homme qui n'a plus sa tête à lui. J'enregistre ses. phrases décousues sans y rien comprendre.
« Quel homme !… quel génie !, s'écriait-il. Et quelle destinée !… Dire que des douleurs atroces et implacables étaient la source de ses inspirations ! que sans le long et indicible supplice de sa surdité il manquait peut-être de cette mélancolie sublime et consolante qui coule à flots dans ses compositions impérissables !… »
Tout à coup, il est tombé à genoux en sanglotant, et s'est écrié, les mains appuyées sur son front : « Ô mon Dieu ! au prix de ces douleurs et de mille fois plus cruelles encore, que ne puis-je laisser de ces œuvres qui ébranlent toutes les âmes et font couler les larmes des yeux !… » À la suite de quoi, le visage encore tout mouillé, il a saisi son gros violon et s'est mis à jouer dessus des choses qui m'ont tout doucement assoupi.
IV
Paris, 25 novembre 1845.
Pour si gêné que je sois par la résolution que j'ai prise de m'effacer absolument, encore faut-il vous apprendre que la sténographie est un art auquel je ne suis point étranger. Jaloux d'étendre mes connaissances, mes rares loisirs ont été employés à la création et à l'exercice de tout un vocabulaire de signes et d'abréviations, et cela avec un tel succès que je suis parvenu à écrire presque aussi vite que la parole. On peut dire de mes rapports qu'ils sont de vraies photographies à la plume.
Aujourd'hui, à l'heure où Vannier a coutume de prendre son gros violon entre ses jambes et de lui faire suer des larmes, on a frappé à la porte d'une façon évidemment convenue. Vannier a ouvert tout de suite. Un nommé Aubin est entré. Cet individu aurait déjà pu se trouver au bout de ma plume, car le sieur Hégésippe a passé avec lui la plus grande partie du jour de son arrivée, et en a reçu déjà une visite. Mais je n'ai rien appris de compromettant sur son compte. Il est petit et peut avoir deux fois l'âge de Vannier, qu'il traite, au reste, d'une manière toute paternelle. Je me suis laissé dire qu'il était peintre en portrait. Sans perdre une seconde, je saisis ma planchette, garnie d'un encrier, de papier et de plumes et, l'œil au trou, l'oreille à mon tuyau acoustique, je m'apprêtai à noter religieusement ce que j'allais voir et entendre.
« J'ai vu Louise, a dit le peintre… Tout le temps de ma visite, elle n'a pas discontinué de me questionner sur vous. Elle s'étonne et s'inquiète beaucoup de votre indifférence. Tout me fait présumer qu'elle viendra ici, si vous n'allez pas chez eux.
– Pauvre fille ! » a fait Vannier d'un ton rêveur.
Il rêverait sans doute encore sans le peintre qui poursuivit…
Mes notes présentent ici une lacune que mes souvenirs ne suffisent pas à combler. Je les reprends à l'endroit où ma manche a cessé de boire l'encre fraîche et d'en faire un effroyable barbouillage. C'est Vannier qui parle :
« J'aime la vie avec passion, disait-il ; ce que j'ai fait et ce que je fais encore chaque jour en est la preuve irréfragable. Je ne suis point poitrinaire, j'ai de la santé et des forces, et, quoi qu'en puisse penser un croquemort de ma connaissance qui, me voyant gai, demandait si j'étais ivre, la tristesse ne fait pas partie intégrante de mon caractère. »
Il reprit haleine, et ajouta :
« J'ai eu jadis de l'ambition. À cette heure, elle est à mes yeux moins que du fumier ; je ne prétends pas un fétu sur cette fumée enivrante qu'on appelle gloire. Vivre, vivre, mon Dieu ! je ne demande pas autre chose, serait-ce au prix des plus rudes fatigues, voire à celui des travaux manuels. »
Le sieur Aubin penchait la tête et paraissait horriblement triste.
Montre en main, ils sont bien restés un quart d'heure sans rien dire.
« Ah ! mon ami, reprit enfin Vannier, l'étrange métier que celui des lettres ! (Quelles lettres ?) De mes seules tribulations, je tirerais aisément un gros livre tout aussi effrayant que celui des sept cercles infernaux du Dante. Je pourrais à la fois vous faire pleurer et vous faire rire…
Hier encore, j'ai eu l'inappréciable bonheur de voir le propriétaire d'un journal qui jouit de dix mille abonnés. Je me suis trouvé vis-à-vis d'un monsieur qui a la mine d'un valet de chambre, et qui m'a toisé d'un air insultant.
– Monsieur, ai-je dit avec politesse, je venais vous offrir un petit travail qui, je crois, ne jurerait pas trop avec la nuance habituelle de votre excellent journal.
– Monsieur, j'ai ma rédaction, je n'ai pas besoin d'articles…
– Je n'ai pas, monsieur, ai-je ajouté, l'insolente prétention de me faufiler subrepticement parmi vos rédacteurs ordinaires. Je suis un passant. Il se peut que, par hasard, j'aie fait quelque chose que vous jugiez susceptible de plaire à vos nombreux abonnés… Daignez seulement prendre connaissance de mon manuscrit…
– Ce serait inutile, monsieur.
– Voyez le titre, monsieur ; le titre dit beaucoup.
– Vous perdez votre temps, monsieur : je ne veux rien lire.
– Mais enfin, monsieur, dis-je encore, il se pourrait que je vous apportasse une chose curieuse, intéressante…
– Vous m'apporteriez un chef-d'œuvre, monsieur, un chef-d'œuvre incomparable, que je ne le lirais pas davantage.
Je restai confondu. Se redressant, il ajouta d'un air souverainement hautain et dédaigneux :
– D'ailleurs, monsieur, il me faut des NOMS…
Je lui tournai le dos. Dans le bureau qui précédait son cabinet, acajou et velours, je feuilletai un numéro de son journal, en vue de savoir ce que cet homme important entendait par des noms. J'y trouvai des articles signés, et cela est de la plus rigoureuse exactitude, Coquerlet, Janicot, Desnoisettes, etc., etc. Après cela, ce sont peut-être des académiciens… »
Les deux amis parlèrent ensuite d'un personnage bien connu, à ce qu'il paraît, dans le monde des arts, qui consacre sa vie, au dire du sieur Hégésippe, à se préparer de belles funérailles.
« Savez-vous, disait celui-ci, le tour étrange que m'a joué ce vieillard ? On m'engageait récemment à l'aller voir, me disant qu'il était de facile abord, d'une bonté inépuisable et méritait vraiment par là le surnom de père des artistes. Sur les vives instances d'un tiers, j'avais déjà reçu de lui, indirectement, un service tout à fait inefficace, purement négatif. Je choisis de lui rendre visite sous le prétexte de le saluer et le lui marquer ma reconnaissance.
– Bien, bien, me dit-il en me coupant la parole, j'aime à vous voir dans ces bons sentiments. Confiez-moi tous vos chagrins. J'ai des oreilles pour les entendre et un cœur pour y compatir.
Innocent j'ai été, je suis, je serai. Ému jusqu'au fond de l'âme :
– Je suis fermement résolu, lui répondis-je, à ne reculer devant aucun travail, quelque pénible qu'il soit, et je meurs littéralement de faim.
– Pauvre garçon ! dit-il d'un air de pitié profonde. Vous m'intéressez. Je veux faire quelque chose pour vous.
– Que je sois toute ma vie misérable, m'écriai-je avec une émotion croissante, si je l'oublie jamais !
– Bien, bien, dit-il encore, moi aussi je suis ému. Tenez, asseyez-vous là. Voici du papier, des plumes, de l'encre. Pendant que je vais réfléchir, mettez là-dessus, avec votre cœur, l'expression de cette reconnaissance.
Je le regardai avec stupéfaction.
– Oui, oui, ajouta-t-il, tout ce que vous voudrez, currente calamo… Et il passa dans une autre pièce.
À votre place, fit observer le peintre, je n'aurais rien écrit.
J'étais pris à l'improviste, répliqua Vannier. D'ailleurs, ce qu'il est bien de dire ou de faire ne me vient à l'idée que quand il n'est plus temps. J'écrivis machinalement ce qui me passa par la tête, une série de banalités.
Mon protecteur rentra. Je lui présentai mon griffonnage. Il le prit, le poudra de sablon, le plia soigneusement en quatre sans le lire et le serra non moins précieusement dans un carton. Puis, se tournant vers moi :
–J'ai votre affaire, dit-il. Je vais vous remettre une lettre. Je ne doute pas qu'on ne vous procure, à ma prière, un travail quelconque.
Je fus anéanti. Le cas était tellement extraordinaire que je ne sus ni que penser, ni que dire. Je pris la lettre qu'il m'offrait, et me retirai, la mort dans l'âme. Je n'ai pas encore pu m'expliquer cette précaution injurieuse. Jamais il ne m'est venu à l'idée de dire du mal de ce monsieur. S'il m'eût simplement répondu : Je ne puis rien, je n'eusse certes pas songé à me plaindre. A-t-il peur que je vienne un jour m'écrier sur sa tombe : – Il n'a rien fait pour moi ! ! !
Et la lettre ? demanda Aubin.
– J'en ferai l'épreuve dans quelques jours, répondit Vannier. Si j'obtiens quelque chose par elle, eh bien ! je me bornerai à dire que mon protecteur voulait prendre des arrhes sur ma reconnaissance.
À vous parler franchement, monsieur, je crains bien que cet homme n'ait le cerveau quelque peu dérangé. Je ne l'en crois que plus dangereux. Des feuillets que je retrouve pour avoir oublié, je ne sais comment, de les joindre à mon dernier rapport, me confirment de plus en plus dans cette opinion. Bien que Vannier ait des pipes, il ne fume pas, ou du moins ne fume plus. Au peintre qui lui en demandait la raison, il a répondu par des divagations qui m'ont causé un étonnement dont je ne suis pas revenu à l'heure que je vous écris.
« Non, a-t-il dit, je ne fume pas et ne veux plus fumer, parce que je suis fondé à croire la pipe une habitude immorale.
– Ah ! ah ! » s'est écrié le peintre.
– On devrait, à mon sens, a continué Vannier, rougir de fumer, comme on rougit d'une action honteuse.
– Vous allez trop loin, dit Aubin en aspirant et en rejetant la fumée d'un cigare.
– Écoutez-moi, a repris Hégésippe. Laissons de côté l'action physique du tabac sur le corps. Que, selon quelques physiologistes, il gâte les dents, affaiblisse les yeux et la mémoire, attire le sang à la tête et aux poumons, et dispose par conséquent aux maux de tête et aux affections de poitrine, et puisse occasionner des crachements de sang et la phthisie chez les personnes qui ont des prédispositions à ces maladies, peu importe. Je n'en veux parler qu'au point de vue des habitudes et des idées… Or, ma conviction, conviction imperturbable, est que la fumée du tabac agit d'une manière funeste sur le cerveau, qu'elle use et détruit à la longue toutes les facultés, même le sentiment…
Vous ne connaissez qu'une partie de mes misères ; il est en moi des plaies incurables… J'aimais ma mère de toutes les forces de mon âme. Cinquante années de douleurs inénarrables comblèrent sa vie. J'aspirais passionnément à vivre pour elle, à lui créer des jours supportables, un peu de bonheur pour tant de chagrins… Elle est morte, morte, sans même se douter combien je l'aimais !… Je sais un vieillard, le dévouement incarné. Je voudrais lui rendre un peu de l'amour dont il a enveloppé ma jeunesse. Il a aimé, il aime ma mère ; son unique promenade est d'aller visiter son tombeau. Ce vieillard souffre. Eh bien, il mourra peut-être, lui aussi, sans connaître mon âme, mon amour. Sont-ce des douleurs ! J'en passe… Une pipe ! et de ces sources de tortures vont jaillir des rêves consolants, et mon âme malade va flotter dans une sorte de clair-obscur poétique, et ma solitude va se transformer en paradis, et mon avenir incertain et sombre, en riante perspective… Non, je ne fumerai pas ! cette satisfaction serait infâme. Ce serait avouer que ceux que j'aime, je les aime d'un amour stérile, d'un amour égoïste qui s'épanche en paroles et en projets…
L'évidence nous crève les yeux, la pipe tend de plus en plus à isoler les hommes, à les rendre mous, lâches, indifférents, à amoindrir les facultés de leur âme, et, par tout cela, à détendre, à briser les intérêts qui nous lient, à dissoudre la société enière.
Je me résume ainsi : si le tabac avait des effets prompts, s'il attaquait ostensiblement l'organisme et le cerveau, on s'en défierait. Il ne procède point de la sorte. Longtemps même, ni le corps ni l'esprit ne paraissent en souffrir ; on dirait même par instants qu'il aide à l'élucubration des idées. Ce n'est que par des gradations, si bien ménagées qu'elles échappent à l'observation la plus pénétrante, qu'il énerve, use, flétrit, démoralise le corps et l'âme, c'est-à-dire tout l'omme, et le réduit fatalement, dans un temps plus ou moins long, à un état d'insensibilité complète… »
Que dites-vous, monsieur, de ce tissu d'extravagances ? Si ce n'était qu'extravagant, passe encore ; mais je vous ferai observer que, du train dont il y va, il arriverait promptement, si on le laissait faire, à la ruine du plus solide des gouvernements. Avais-je tort ou raison de l'appeler un fou dangereux ?
V
Paris, 5 décembre 1843.
Mes rapports se succèdent, monsieur, et je ne reçois toujours pas de nouveaux ordres. On m'assure que l'encombrement de divers services entrave pour un moment celui dont je fais partie. Je compte au moins que je ne serai pas tancé plus tard pour avoir omis de déclarer combien l'urgence de mon travail me paraît décidément contestable. Si mince que soit mon mérite, je me crois digne d'une tâche supérieure à celle d'observer une sorte de fesse-mathieu qui ravaude ses chaussettes et fera quelque jour la lessive. Sentinelle perdue, pour ainsi dire, esclave de mon devoir, je n'en resterai pas moins à mon poste jusqu'à l'heure où l'on jugera à propos de venir me relever…
Vers le milieu de la semaine dernière, le sieur Vannier a reçu la visite de la Louise dont il a été question. C'est, ma foi, une fille très appétissante qui, avec une peau d'un blanc de muguet, a des joues de roses et des yeux pétillants à la perdition de son âme. Elle releva, en entrant, la voilette noire qui cachait en partie son visage. Dans l'air de surprise d'Hégésippe, elle déchiffra apparemment un blâme.
« Puisque vous ne venez pas nous voir, dit-elle résolument, il faut bien que je vienne chez vous. »
Je m'aperçus que le sieur Vannier fermait sa porte dont la clef était en dedans, et je fus un peu alarmé. Je suis marié et père de famille, et puis bien dire le modèle des pères, car, encore que mon petit soit estropié et innocent, je l'aime autant que s'il était gentil et malin. J'ai été toujours considéré à cause de mes mœurs irréprochables… Hélas ! à quoi ne sommes-nous pas exposés ? Par bonheur, les choses se sont passées avec plus de décence que je n'espérais.
Assis vis-à-vis l'un de l'autre, ils se sont regardés longtemps comme des chiens de faïence, sauf ceci, qu'ils semblaient se dire un tas de choses avec les yeux.
« Voulez-vous savoir, a fait tout à coup Vannier, l'idée que vous éveillez en moi, avec votre robe noire et votre figure mélancolique ?
– Voyons, dites…
– Il me semble voir une gentillle veuve venant pleurer au cimetière sur une tombe.
– Quelle pensée funèbre !
– De l'abondance du cœur, la bouche parle.
– N'avez-vous pas quelque espérance ?
– On m'eût jadis écrasé sous un pressoir que les espérances eussent ruisselé à remplir des tonnes… Mon amie, la précieuse nourriture et les chauds vêtements pour une femme, que les espérances ! La douce consolation, pour un homme d'âme, de répondre à sa famille qui crie la faim et le froid . « Mes bien-aimés, le sang de ma chair, la moelle de mes os, tenez, rassasiez-vous, voici des espérances !… » Croyez-moi, Louise, ne prononcez jamais ce mot. C'est un pain qui trompe l'âme sans nourrir le corps. Il n'a été pour moi qu'une excitation perpétuelle à un travail d'écureuil. Si j'avais encore la folie d'en tenir compte et, sous son influence, de m'acharner à la poursuite d'un rêve jadis caressé avec passion, à mes souffrances personnelles je joindrais celle, tortures bien autrement atroces, d'être supplicié dans ma femme et dans mes enfants.
– Est-ce donc moi qui vous inspire cela ? dit Louise d'une voix attendrie.
– Et l'étendue de mon désespoir te donne la mesure de ma tendresse… À mon ambition de vivre pour ma mère avait succédé celle de vivre pour toi, en toi. J'oublierais tous mes mauvais jours si Dieu m'accordait le bonheur suprême de t'appeler ma femme et de descendre à tes côtés la vie, quand même si pénible.
– Pourquoi pas ? dit Louise les larmes aux yeux.
– Dans mon impuissance à te créer un milieu convenable, que signifie le mot aimer entre nous ? Où il fait froid et faim, l'amour est une misère de plus, et un ridicule par-dessus le marché. Un Werther en haillons soulèverait le cœur. L'amour est une des mille manifestations de l'âme. La première condition, la condition essentielle, pour que cette âme existe et se manifeste sous toutes ses formes, il faut que le corps vive. Un homme misérable n'est qu'une portion d'homme. Dans un corps affamé et mal vêtu, l'âme devient une superfluité gênante… Il faut attendre, subordonner inflexiblement nos sentiments à la nécessité, sous peine de les voir tourner à l'aigreur, peut-être à la haine, et peut-être encore, pensée horrible ! à l'indifférence… Puis, la misère isolée peut encore être digne. Au sein de la famille, elle est ignoble, elle pousse à toutes les indignités, à toutes les bassesses, elle avilit, dégrade l'homme sous une avalanche de pitié stérile…
– Venez au moins nous voir de temps à autre, dit la jeune fille ; je vous jure que je ne me lasserai jamais d'attendre.
– Chère enfant, a répondu Vannier, d'ici à quelques jours j'aurai mis un terme à toutes tes incertitudes. D'une façon ou d'une autre, mon avenir sera décidé… S'il est vrai, comme d'aucuns le prétendent, que la logique gouverne le monde, que nos actions s'engrènent fatalement et nous conduisent à un résultat fatal, que nous ne puissions rien sur les événements, pas plus que nous ne pouvons empêcher un fleuve de couler, au moins sommes-nous maîtres d'une chose, d'être des hommes ou des guenilles, de nous ennoblir ou de nous avilir, de nous développer en Dieu ou de descendre vers les animaux. Je serai digne quand même, aucune puissance humaine ne sera capable de faire que je m'avilisse, la faim même, je la dompterai !… Encore un peu de patience. »
Louise profita d'un moment où Vannier détournait la tête pour glisser sur la table, parmi des livres, un porte-monnaie qu'elle tenait caché dans sa main.
« Il ne faut plus revenir, reprit bientôt Hegesippe. J'ai besoin de tout mon courage. Les larmes énervent… Je vous écrirai… »
La jeune fille ne fut pas plutôt sortie que Vannier découvrit le porte-monnaie. D'un bond, il alla entr'ouvrir la porte et, d'un accent fébrile, rappela Louise qui descendait l'escalier. Celle-ci remonta, toute tremblante. Hégésippe, s'enfermant de nouveau avec elle, l'obliga de s'asseoir et s'agenouilla à ses pieds. Vous eussiez dit un saint transporté au septième ciel.
« Ah ! mon amie, dit tendrement Vannier, quoi qu'on en puisse dire, nous nous aimons bien autant que s'aimaient Roméo et Juliette. Notre amour ne participe d'aucune vanité ; c'est une sympathie à un degré d'intensité extrême. Je le comparerais volontiers à l'adhérence irrésistible de deux aimants. Tout est si bien commun entre nous, pensées, rêves, âmes, que je ne saurais concevoir une chose à toi qui ne soit pas à moi aussi… Mais, chère bien-aimée, je tiens pour absurdes les sacrifices inutiles… » Il fit voir le porte-monnaie et ajouta : « Si cet argent m'était nécessaire, je le garderais comme mon bien. Il ne peut me servir, autant vaudrait l'enfouir dans un puits : reprends-le… »
Louise, toute rouge, disait :
« Je n'ai que faire de cela, et vous pouvez en tirer parti. » Devant un refus plus ferme de Vannier, elle continua d'une voix éteinte par l'émotion : « Hégésippe, accepte cela pour l'amour de moi ! »
Vannier tint bon. La jeune fille se fâcha.
« Vous ne m'empêcherez pas de voir là, dit-elle avec une vivacité qui la faisait ravissante, une défiance blessante pour moi et, de votre part, un orgueil déplacé. »
Hégésippe la saisit par le milieu du corps.
« Si j'ai encore quelque orgueil, lui dit-il avec passion en imprimant un long baiser sur ses lèvres, c'est d'être aimé de toi ! »
Louise s'échappa toute bouleversée des bras d'Hégésippe. Peu après, elle s'en alla. Alors, le front dans ses mains, la tête renversée en arrière, Vannier s'écria :
« Mon Dieu, pitié pour cette enfant ! Mon Dieu, je vous en conjure, donnez-moi mon pain de chaque jour ! Amoncelez les chagrins en mon âme, que des douleurs d'une violence inconnue la déchirent ; mais, ô mon Dieu, faites que je vive ! »
VI
Paris, 10 décembre 1813.
Monsieur, j'apprends à la fois et que des mutations ont eu lieu dans le personnel des bureaux dont je relève, et que je suis sous un nouveau chef, et que la plupart de mes précédents rapports n'ont point encore été dépouillés. Dans l'espérance que vous lirez celui-ci prochainement, j'oserai me féliciter d'être sous les ordres d'un homme auprès de qui Rabelais n'eût fait œuvre, et qui passe, à bon droit, pour n'avoir pas moins d'esprit que n'en avait M. de Voltaire.
Votre prédécesseur, à la veille de prendre sa retraite, vous aura laissé bien de la besogne sur les hras. En vue d'économiser votre temps, je pourrais, sur le brouillon que je possède, faire un résumé succinct de mon travail. Après cela, il vous suffira peut-être de savoir qu'il s'agit d'un coquin original qui a la manie des ablutions, des prières, du pain noir trempé d'eau, des courses, des visites, et la rage de salir du papier ou de geindre sur un gros violon. Hors de cela, je le surprends des heures entières immobile comme un bloc de marbre. Le diable connaît seul ce qui se passe alors dans cette tête résolue et sinistre. S'il remue les lèvres, il parle toujours comme s'il pensait que je suis là pour l'entendre. Depuis quelques jours seulement, un travail nouveau l'occupe. Il passe en revue, avec un soin minutieux, tous les objets qui encombrent sa chambre, livres, papiers, lettres, etc. Il range ces choses dans un certain ordre et en fait des lots.
Il a pour ami un peintre avec lequel il s'entend à merveille pour faire mentir toutes mes prévisions. Cet ami est venu hier au moment où le sieur Hégésippe achevait de se toiletter.
« Louise est venue, a dit ce dernier. (Voir mon précédent rapport.)
– Je le sais, a dit l'autre. Elle m'a tout conté. Prenez-vous donc plaisir à briser le cœur de cette pauvre fille ?
– Mieux vaudrait sans doute, n'est-ce pas ? creuser dans son cœur un vide que je ne comblerai jamais, nourrir en elle l'espérance d'un bonheur dont la réalisation semble s'éloigner chaque jour davantage… »
Je passe ici une série de lamentations incompréhensibles, qui témoignent que ce Vannier a le cerveau bien malade. Je dois cependant, quelque dégoût que j'éprouve, ne pas omettre les détails et les résultats d'une visite que mon homme annonçait depuis plusieurs jours. Sa volubilité de langue me contraint, au reste, de ne vous offrir qu'un résumé de sa conversation avec le sieur Aubin.
« Je suis donc allé chez ce personnage, disait-il ; car c'en est un par sa position, son influence, sa fortune… Je lui dois la justice de dire qu'il m'a reçu d'une manière aimable. Il m'a fait asseoir… Après une lecture attentive de la lettre et un examen spécial de la signature, il m'a dit d'un air de surprise : « Que fait ce monsieur ? Je connais plusieurs personnes de ce nom… N'est-il pas ?… Ah ! oui, j'y suis ; je me rappelle l'avoir vu une fois… Enfin, peu importe ! Que me voulez-vous, monsieur ? »
Accablé de confusion d'abord, je repris courage à l'air bienveillant de mon interlocuteur. Je lui exposai en peu de mots que je travaillais depuis dix années, que, sans me croire un aigle, je pensais avoir quelque talent ; que, du reste, il m'apprécierait mieux que je ne faisais moi-même, s'il daignait me confier un travail. J'ajoutai tout ce que jugeai capable de lui donner une bonne opinion de moi et de le toucher…
Il m'interrompit pour me demander si j'étais marié et si j'avais des enfants. Il semblait penser : « À moins que de cela, comment m'intéresserais-je à vous ? » Ainsi, pour avoir manqué du triste courage de lier le sort d'une femme à mon horrible sort, et de voir à ma suite une demi-douzaine de misérables affamés, ma misère ne mérite aucun intérêt ! Diderot était plus juste : Ou n'ayez pas de famille, ou ayez du talent. Du reste, je me fais un plaisir de le répéter, il a été envers moi d'une politesse excessive. Une heure durant, il n'a pas discontinué de me tenir sous le charme de son éloquence. Les oreilles m'en tintent encore. Il pesait ses paroles et s'écoutait parler, comme il arrive aux hommes dont la pensée est le reflet de celle des autres. La littérature, à laquelle pourtant il doit d'être ce qu'il est, et qui est pour les rhéteurs de sa force un excellent véhicule au pays de Cocagne, était la cible qu'il trouait pédamment de lieux communs à jeter hors des gonds l'être le plus pacifique. Cette phrase : C'est un état qui ne peut nourrir son homme, était comme le tutti obligé de ses tirades plus longues que des fusées, mais, à coup sûr, moins brillantes. Enfin, après s'être épuisé en variations sur ce thème, il s'est recueilli dans une pause analogue à celle qui, dans un feu d'artifice, sépare le bouquet des autres pièces, et m'a dit de cet air et de ce ton qui présagent une chose sublime : « Tenez, récemment, notre grand poète national disait devant moi à une personne de marque : La littérature ne saurait être tout au plus qu'une badine, mais jamais une canne pour s'appuyer. »
Je n'avais qu'à courber la tête devant des autorités aussi graves. « D'ailleurs, ajouta-t-il, quand on veut tenir une plume il faut avoir quelque chose à dire. » D'accord. Mais que sait-il de moi ? Est-il disciple de Gall ou de Lavater ? J'avoue que, dans la bouche d'un homme aussi bien élevé, une pareille phrase m'étonne. À moins qu'il n'ait tenu à me prouver qu'il empruntait bien plus à sa mémoire qu'à son intelligence.
J'ai entamé le chapitre des places. La bureaucratie l'a fait parler d'or. L'expression bureau tenant lieu du mot lettres, il a renouvelé une argumentation identique à celle dont il venait de me combler. J'ai vu l'instant où il allait me dire : « Tenez, tel disait devant moi à tel : Le bureau ne saurait être tout au plus qu'un croquet pour tromper l'appétit, mais jamais une brioche pour le rassassier. » Finalement, il a bien voulu me donner le judicieux conseil de planter là le métier des lettres, de ne plus songer aux bureaux, et de tâcher à gagner ma vie avec autre chose. Avec quoi ?…
Ainsi, vous le voyez, avec le parti pris spontané de ne rien faire pour moi, il tenait encore à me prouver et à se prouver à lui-même qu'il était le meilleur des hommes et à acquérir des droits à ma reconnaissance… »
Je manquai à lui répondre bien des choses. Il ne m'eût même pas écouté. Il m'eût reproché amèrement mon endurcissement, sinon mon ingratitude, et m'eût jeté à la porte. Et j'eusse été privé du bonheur de toucher la main de cet honnête homme et du plaisir de l'entendre faire des vœux pour ma prospérité, ce qui certes ne m'a pas fait de mal. »
Vannier a ensuite parlé d'un voyage qu'il allait entreprendre. L'air singulier dont il a dit cela me porte à croire qu'il va enfin exécuter le mauvais coup qu'il prémédite depuis tant de jours. Je veille !
VII
Paris, 20 décembre 1843.
Monsieur, je vous écris sous l'influence d'une impression affreuse. Quand je considère la simplicité de la cause, je ne comprends pas d'où vient qu'elle a produit des effets si surprenants.
Je ne dors jamais que d'une oreille, l'autre fait toujours le guet. Je ne m'étonne donc point d'avoir été réveillé par un bruit aussi doux que le souffle d'une brise. Mais, en levant les paupières, mes yeux furent attirés vers le milieu de ma chambre, à la hauteur de ma tête, par deux regards rouges qui rayonnaient dans l'obscurité comme deux bougies au fond d'une lanterne. Donner une idée de la secousse que je ressentis est la chose du monde la plus impossible. Ces deux prunelles de démon, ardentes, immobiles, fixées sur moi, accrochaient ma chair comme deux crocs rouges du feu de la forge. Le ressentiment d'une douleur atroce qui courait jusqu'au fond de mes os faisait de mon corps un mur de cave humide, glaçait mon sang, me médusait. Mon cerveau même semblait de pierre. Si j'étais incapable d'action, je ne l'étais pas moins de penser et de vouloir.
J'obéissais, sans même chercher à m'en défendre, au mouvement circulaire, douloureux à l'excès à force de lenteur, de ces petits globes enflammés qui fouillaient obstinément dans ma poitrine et mes entrailles. Je ne saurais calculer combien de temps je restai en proie à cette folle terreur. J'ai été soumis à bien des épreuves : j'ai eu la jambe cassée d'un coup de pied de cheval ; j'ai dû me faire couper un doigt brisé d'un coup de bâton ; mais de ma vie, de mes jours, je n'ai aussi cruellement souffert que durant cette heure qui m'a semblé plus longue qu'un siècle. Un moment de plus, et je m 'évanouissais.
Par bonheur, un léger miaulement m'a débarrassé tout à coup de cet horrible cauchemar. J'ai compris que j'avais affaire à un chat, et ma satisfaction a été si profonde que je n'ai même pas songé à me mettre en colère. D'ailleurs, j'eusse craint d'appeler l'attention de mon voisin qui précisément, comme je le vis en appliquant mon œil au trou, ne dormait pas et travaillait toujours. J'ai entr ouvert ma porte avec précaution, et le chat s'est empressé de sortir pour aller gratter à la porte d'Hégésippe. J'ignore encore comment cette bête est entrée chez moi. Qu'elle ne tombe jamais sous ma main, dans un endroit sûr !
Au jour, Vannier était encore couché sur sa table, la plume à la main. Il était fort pâle et avait le tour des yeux tout violet. S'il fallait un exemple de ce que peuvent sur l'homme les passions détestables et la fainéantise, jusqu'à quel point elles sont capables de le changer et de le défigurer, il suffirait de montrer le sieur Hégésippe. Je l'ai vu, cet homme, le cœur gonflé d'envie et de rage, chaque jour maigrir et se courber. Actuellement, son visage n'a plus de chair, les lueurs sinistres de son œil brillent au fond de cavités profondes, le poids de sa tête fait ployer son corps décharné. Ceux qui l'ont rencontré il y a un mois ne le reconnaîtraient certainement plus à cette heure. Les bras croisés sur la poitrine et le front penché, il tourne parfois dans sa chambre comme une bête fauve dans sa cage. D'autres fois, il joint les mains et lève les yeux au ciel, l'hypocrite ! c'est le désespoir vivant.
Il avait prié le sieur Aubin de repasser dans quelques jours. Le peintre a été longtemps sans pouvoir obtenir une parole de lui. « Je vais enfin quitter cette chambre, a-t-il dit soudainement d'un air lugubre ; et je n'en suis point fâché. Tout ici m'inquiète et me fait mal. Il faut sans doute que le chagrin réagisse sur mon esprit et le trouble, car je suis aux prises avec les plus étranges visions. Il me semble qu'on m'espionne. Je suis obsédé par un individu que je trouve sur mon passage n'importe où que j'aille. J'ignore quel est cet homme à face plate, à l'air abruti, au teint livide, et en quelque sorte venimeux, sur lequel les yeux semblent jetés comme deux éclaboussures. Sa barbe est étiolée comme une toison galeuse. Je le sens à toute heure sur ma tête, mes reins, ma poitrine. Ici même, je ne puis me soustraire au poids de son œil qui paraît me tenir en laisse. C'est la fascination de la torpille. Sans doute l'imagination entre pour beaucoup dans cette impression. Toujours est-il que cette impression m'accable et m'engourdit… »
Tandis qu'il disait cela, il regardait précisément de mon côté. J'ai ôté involontairement mon œil du trou. On eût dit que son regard infernal passait à travers le mur et me dévisageait. Je ne pense pas cependant qu'il voulût parler de moi. Le miroir que je consulte me renvoie une image qui ne ressemble nullement au portrait…
Le peintre lui a demandé où il allait et quand il partait.
« Je vous écrirai, » a répondu Hégésippe. Il a ajouté, après un long silence, au moment où son ami se disposait à sortir : « J'attends de vous un service qui exige une grande ponctualité. Je vais devoir ici un terme. Je n'ai point d'argent, et je ne veux point avoir de discussion avec le propriétaire. Je lui abandonne ce qu'il y a ici. Je me suis arrêté à lui apprendre mon départ au moyen d'une lettre. » Puis, retirant de son pupitre une lettre écrite et cachetée depuis hier, et la remettant au peintre : « Voici cette lettre, a-t-il dit ; gardez-la jusqu'au 25. Ce jour-là, ni plus tôt ni plus tard, veuillez la remettre vous-même au concierge de la maison. » Il a beaucoup insisté sur ces détails et a fait promettre dix fois au peintre de s'y conformer rigoureusement.
Il a encore retenu son ami pour lui parler longuement de Louise. « Allez la voir souvent, a-t-il dit, et faites lui comprendre que le désespoir est une faiblesse stérile. Je ne suis pas plus maître de moi qu'un homme entre quatre gendarmes. Je pars, parce qu'il faut que je parte. Je me sépare d'elle avec la conviction de la revoir un jour.
Aubin s'est levé de nouveau. Vannier est devenu plus sombre.
« Peut-être ne nous reverrons-nous jamais, a-t-il balbutié d'une voix altérée. Le voyage que j'entreprends est long et périlleux… Mon vieil ami, vous m'avez vu bien jeune. Vous connaissez la maison où ma mère m'a mis au monde, la cour où j'ai joué, les champs, les vignes, la rivière dont le souvenir m'est si doux, le cimetière où je voudrais avoir une petite place à côté de cette mère que j'ai aimée, que j'aime éternellement… Vous avez été témoin de mes efforts ; mieux qu'un autre vous savez ma vie et mes douleurs… Avant de nous séparer, mon ami, que je vous serre la main et que je vous embrasse… »
Les larmes coulaient de ses yeux. Je vis l'instant où le peintre allait pleurer aussi. Il se hâta de partir.
« Mon Dieu, s'est écrié Vannier d'un air abattu et profondément mélancolique, détournez de moi ce calice ! » Puis, des sanglots dans la gorge : « Mon Dieu, a-t-il repris, que votre volonté s'accomplisse jusqu'au bout !… »
Le lendemain, à la suite d'une courte absence, Hégésippe est rentré avec un objet assez volumineux, enveloppé dans un papier épais. C'était un fourneau en terre cuite. – Voilà, pensai-je, un singulier ustensile pour voyager. Je supposai que mon homme, las de pain sec, allait cuisiner un peu pour se donner des forces. À ma grande surprise, dans la même journée, il est sorti trois fois et rentré, rapportant chaque fois, avec les mêmes précautions, un instrument semblable. Je me suis inutilement creusé la tête en vue de découvrir l'usage auquel il réserve ces trois fourneaux qu'il a soigneusement cachés dans son placard. Sa tristesse croissait de plus en plus. Il a employé une partie de la soirée à mettre le feu à des papiers et à des lettres, répétant sans cesse : « Mon Dieu, que votre volonté s'accomplisse !… »
Le 18, il a procédé à une acquisition notable de charbon. Il en a rempli ses trois fourneaux jusqu'aux bords. Moins que jamais, je comprends le but de ces préparatifs. Trois fourneaux pour un homme qui ne fait pas habituellement la cuisine et qui est à la veille de son départ, j'avoue que cela me paraît bien surprenant. J'ai vainement attendu l'arrivée des comestibles. Hégésippe continuait de manger son pain sec et de boire son verre d'eau. La chose de brûler ses papiers semblait le contrarier beaucoup ; son visage avait parfois la pâleur d'un mort. Je frémissais de rage, moi, car ces papiers noircis contenaient sans doute bien des secrets. Et toujours il levait les yeux au ciel et suppliait Dieu d'avoir compassion de lui. S'il est un Dieu, s'occupe-t-il d'un tartufe pareil ?
À l'heure que je vous écris, sa cheminée est à demi pleine de cendre noire, et sa fureur de brûler n'est pas encore affaiblie. Je saurai sans doute bientôt à quoi tendent toutes ces manigances. Il est présumable que mon prochain rapport satisfera pleinement votre curiosité à ce sujet. Je ne perds pas mon homme de vue. Je suis horriblement fatigué. J'ai dans la tête des douleurs névralgiques intolérables. Je ne serais nullement étonné, s'il m'arrivait de faire une maladie.
VIII
Paris, 25 décembre 1843.
Monsieur, je vous envoie mon dernier rapport sur le sieur Hégésippe Vannier. Une lettre, à la même adresse que la première, et que j'ai surprise de la manière que vous saurez plus loin, va vous apprendre comment j'ai décidément terminé ma tâche. Voici cette lettre :
« A l'heure où tu liras cette lettre, j'ai pris mes mesures, tout sera irrévocablement fini. On dira que, devenu fou d'impuissance, j'ai recouru au suicide. On dira peut-être la vérité, car je crois qu'un homme ne peut mourir qu'il n'ait produit tout ce qu'il avait à produire, qu'il ne soit plus, pour ainsi parler, qu'un sac vide. Cependant, jamais je n'eus plus de santé et d'énergie, jamais des facultés plus saines, jamais je ne me sentis plus voisin du but qu'à cette heure où je m'en vais. Ce serait le cas de s'écrier : Fatalité ! J'aurais mauvaise grâce, je ne commettrai point cette sottise. Enrayé par le besoin, provenu en partie d'une maturité trop tardive, j'ai échoué. Je pouvais tout aussi bien me trouver mûr juste au jour où la misère est venue s'asseoir à ma porte, et réussir, et la fatalité devenait destinée. D'où, avec raison : Destinée, conscience, a dit un Allemand, deux mots pour une même idée. Fatalité ! préjugé funeste contre lequel l'homme doit faire rage. L'être assez malheureux pour y croire ne tarde pas à être frappé de vertige ; il se tord lui-même les entrailles, quand il est convaincu de succomber sous la puissance d'un destin inexorable.
D'ailleurs, je ne suis pas libre de reproches. Il fallait, moins absorbé dans mon travail, moins âprement préoccupé du but, consacrer un temps à l'étude de la vie. Solitaire, je me suis fait le centre d'un cercle d'idées absolues, quand il n'est de possible en pratique que les idées relatives. L'homme assuré contre la faim peut seul, et encore ? suivre inflexiblement la ligne droite, se dispenser de mensonges, n'obéir, dans l'expression de ce qu'il sent et pense, qu'à l'influence de sa conviction. Au nécessiteux, le machiavélisme n'est pas moins nécessaire que le talent. Pour s'établir en ce monde, il faut y paraître établi. On ne tombe pas sous le coup d'un article du Code pour un peu intriguer, un peu mentir, un peu mendier, voire un peu voler. Faute de souplesse, je me brise. Je ne profère d'imprécations contre personne. J'ai rencontré nombre d'hommes de cœur. J'en connais un, entre autres, d'un caractère ferme et loyal, d'un esprit élevé, d'un grand talent, d'un jugement rare, à qui j'eusse de bon cœur ouvert mon âme. Mais précisément parce qu'il est ainsi, pour en avoir été bien traité, pour l'estimer profondément, à ses yeux moins qu'à ceux de tout autre, jamais je n'eusse consenti à manquer de dignité, à me faire mendiant…
Dieu connaît seul quelle était ma profonde passion de vivre. Que je ne regrette pas amèrement la vie, cela est impossible. N'y aurait-il que toi avec qui je comptais vivre un jour, et Louise, pauvre fille qui nous eût créé un intérieur si plein de charmes ; ne songerais-je qu'à ces peintures éblouissantes qui m'enivraient, à ces symphonies sublimes qui me causaient des joies ineffables, comment ne serais-je pas abîmé dans l'affliction ?
Si seulement il m'eût été possible de me cacher en ce monde, de m'enfouir dans quelque lieu comme dans un tombeau ! J'eusse été, simple machine aimante, en quelque ferme ou à quelque coin de rue offrir le service de mes bras. Cela ne peut être. Suppose-moi au fond de la Sibérie, ou en Chine, ou en Amérique, chez les sauvages, eh bien ! je ne sais par quel hasard, à une heure donnée, il passera un homme qui m'a connu et s'en ira dire où et comment je vis. Et de cela, je ne pus jamais supporter l'idée. S'il n'est pas vrai toujours de dire que passé oblige, au moins est-il sûr que celui qui a vécu dans un milieu intellectuel, qui a laissé s'accréditer sur son compte certaines idées, ne peut pas dans ce même milieu, ou dans tout autre où on pourrait le découvrir, consentir à descendre au niveau de l'idiot ou du cheval borgne.
Je ne prétends point donner ma mort en exemple. Je ne songe pas davantage à la justifier. Mais je voudrais que l'analyse de ma vie, la note de mes travaux incalculables, le récit des douleurs atroces qui m'ont conduit à me détruire, parvinssent partout où il y a des hommes vraiment pères. Si l'on pouvait connaître une fois pour toutes ce que vaut cette vie isolée, privée des joies de la famille, murée par la haine ou l'indifférence, grosse de terreurs et de doutes, et qui, la plupart du temps, n'aboutit qu'à la misère et au désespoir ! Si l'on pouvait enfin se convaincre combien celle du paysan ou de l'ouvrier est belle à côté, combien, après tout, il est préférable de respirer l'air à pleins poumons dans les champs ou même de s'étioler dans un étroit espace, de conduire une charrue ou de manier le rabot ou la lime !… Mais je ne dois laisser aucune trace. Je suis comme un fruit vert qu'un coup de vent arrache de l'arbre. Je n'ai pas écrit cent lignes jusqu'à ce jour que j'eusse volontiers signées de mon nom. J'ai brûlé tous mes papiers : projets, ébauches, manuscrits informes, idées décousues. Je ne laisse rien, et probablement il ne sera plus question de moi dans huit jours.
Du moins, on laissera mes cendres en paix, et mon ombre ne sera pas troublée par quelqu'un de ces généreux personnages qui prennent le tombeau des morts pour piédestal de leur colossale et indécente vanité.
Adieu, ami bien-aimé, ou plutôt, au revoir ! Je m'en vais dans la mélancolie, mais aussi dans la résignation et l'espérance. Quand, après une jeunesse privée de ses joies, arrive l'âge mur sans sécurité et sans considération, que reste-t-il en perspective, sinon une vieillesse isolée, misérable, maudite ? Je ne perds donc pas grand chose, je ne fais que devancer une heure qui tôt ou tard sonne pour chacun. L'homme a le tort de vouloir oublier un fait inévitable qui console et moralise. La mort, somme toute, n'est qu'une fontaine de Jouvence, et, à ce point de vue, n'a rien d'effrayant. Peut-être, qui sait ? me reverras-tu encore sous les traits d'un petit enfant, avec des bras pour te caresser et un cœur pour te chérir. »
Actuellement, monsieur, je reprends mon récit à l'endroit où je l'ai laissé. Le sieur Hégésippe n'a pas quitté sa chambre le 22. Je ne sache pas qu'il ait mangé en ce jour qu'il a employé, comme les précédents, à brûler des lettres, à ranger tout chez lui et à faire des paquets. Cette besogne l'a occupé jusqu'au soir. Sa chambre, dont le contenu, mis en lots étiquetés, était symétriquement entassé le long des murs, ressemblait en petit à la salle d'un commisaire-priseur. La nuit venue, je pensais qu'il allait dormir. À l'encontre de cette attente, il commença à écrire des lettres et me parut décidé à veiller fort tard. Je me couchai.
Au jour, je m'aperçus qu'il avait passé la nuit sur sa chaise et la plume à la main. L'excès de sa fatigue se trahissait par une excessive pâleur et un grand désordre dans ses traits. On voyait aussi qu'il avait pleuré. Il plia et cacheta trois lettres, y mit l'adresse, et dormit environ deux heures, le front dans ses mains et les coudes sur la table. De temps en temps, il rêvait tout haut et proférait des phrases entrecoupées. Un fois même, il s'est réveillé en faisant un bond. Son visage exprimait une profonde terreur. Il a rappelé ses souvenirs et a souri mélancoliquement…
En le voyant prendre une des lettres et se disposer à sortir sans chapeau, j'eus le pressentiment de ce qu'il allait faire. Je le devançai chez le concierge où je m'assis dans le coin le plus sombre. Vannier y entra en effet bientôt. « Veuillez, dit-il, jeter cette lettre à la poste. Je n'ai pas le temps de sortir, j'ai beaucoup à faire chez moi. » Il déposa la lettre et une pièce de deux francs sur la table et sortit. Je dis alors au concierge du ton le plus naturel : « Je vais précisément à la poste. Si vous ne voulez pas vous déranger, je ferai de bon cœur votre commission. » Cet homme ne demandait pas mieux. Je courus à mon autre domicile, je décachetai la lettre avec précaution et la copiai en toute hâte. Je fus promptement de retour à mon poste.
Voici maintenant, minute par minute, les dernières heures du sieur Hégésippe.
Je fus bien surpris, me doutant du dénouement, de voir ce Vannier prendre encore la peine de laver soigneusement le carreau de sa chambre, de défaire son lit, de retourner son matelas, de plier sa couverture en quatre, et enfin de mettre des draps blancs. Non content de cela, ce qui est encore plus incompréhensible, il s'est aspergé d'eau fraîche selon sa coutume, s'est parfumé la tête et la barbe et a passé sa meilleure chemise. Je l'ai vu ensuite tourner deux fois la clef dans sa serrure, boucher hermétiquement l'ouverture de sa cheminée, et introduire des chiffons dans les interstices de sa fenêtre. Après quoi il a tiré successivement les trois fourneaux du placard et s'est appliqué à mettre le feu au charbon.
Sa pâleur était livide ; ses mains tremblaient ; de ses lèvres frémissantes s'échappait à tout instant ce cri : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Sa passion d'ordre ne lui a pas laissé de repos qu'il n'ait eu plié proprement ses habits et noué son linge sale dans une serviette. Pendant ce temps-là, les fourneaux s'allumaient et la vapeur de charbon remplissait la chambre. Le chat dormait en rond sur l'une des chaises. Vannier s'est mis alors à genoux et a prié mentalement avec une ferveur extraordinaire.
Ah ! monsieur, mon état m'a souvent appelé dans les églises, mais j'avoue n'y avoir jamais vu une pantomime aussi merveilleuse. Bien des dévots eussent pu venir à mon observatoire prendre des leçons.
Le sieur Hégésippe a mis fin à sa prière en ces termes : « Mon Dieu ! je remets mon âme entre vos mains ! Mon Dieu ! Seigneur de toutes choses, mieux que moi-même, vous connaissez cette âme ! Pardonnez-moi, ô mon Dieu ! je pars pour rester digne de vous !… » J'étais haletant, monsieur, et vous le comprendrez. L'attention m'arrachait les yeux. Il s'est enveloppé dans ses draps comme dans un suaire. Les fourneaux étaient déjà presque ardents. Des flammes blanches et bleuâtres se promenaient sur les charbons rouges. Ces charbons pétillaient à la manière des gens qui jouent des coudes pour avoir de la place, et lançaient des étincelles, vraies paillettes d'or enflammées. C'était fort réjouissant à voir. Malgré moi, je songeais aux flammes si jolies du punch. Vannier passait du rouge au blanc et vice versa ; ses yeux roulaient machinalement dans leurs orbites…
Le chat s'est tout à coup réveillé. Il a ouvert un grand œil plein de frayeur. Il a fait le tour de la chambre, en vue évidemment de trouver une issue. Il s'est mis à hérisser ses poils et à faire des bonds. À ses miaulements plaintifs, Hégésippe s'est ranimé. « Pauvre bête, a-t-il dit, je t'oubliais. » Il s'est levé, non sans faire d'efforts, et, chancelant comme un homme ivre, est allé entr'ouvrir la porte. Le chat s'est échappé comme une flèche. Il poussait des cris déchirants à faire croire qu'il appelait au secours, ou voulait donner l'éveil. Il a parcouru ainsi toute la maison. Sa voix lamentable s'est graduellement perdue dans le lointain. On ne l'a revu depuis.
Les fourneaux étaient rouges. Un brouillard épais obscurcissait l'air. Vannier toussait fréquemment. Sa respiration devenait courte. Il étouffait. Sa peau ne discontinuait pas de changer de couleur et de prendre tour à tour des teintes rouges, noires, blanches, violettes…
À ce moment, on a frappé légèrement à la porte. Vannier entendit sans doute, car il fit un mouvement. Le heurt se renouvela et une voix se fit entendre, voix aussi douce qu'une musique : « Hégésippe ! Hégésippe ! » C'était Louise.
Vannier a un peu soulevé la tête et a dirigé ses yeux vers la porte. Un regret a horriblement contracté son visage. Il a ouvert la bouche et essayé de parler, et la voix a expiré sur les lèvres entr'ouvertes ; il a réuni toutes ses forces pour se lever, et ses membres déjà roides ont refusé d'obéir. C'était tellement horrible que, moi, qu'on ne taxera pas de sensiblerie, je faillis m'attendrir. La tête est retombée lourdement sur l'oreiller. Il était en proie à l'agonie. Comme des ombres funèbres, des nuages de sang noir passaient et repassaient sur son front ; on ne voyait déjà plus que le blanc des yeux, dont la prunelle discontinuait de s'agiter follement pour disparaître sous la paupière supérieure. Son râle battait une mesure de plus en plus précipitée ; il ouvrait la bouche grande, une mousse rose venait à ses lèvres et sortait de ses narines par petits flocons. Puis, tous ces symptômes de convulsions internes s'effacèrent graduellement, et les muscles contractés du visage reprirent peu à peu l'expression du calme. Enfin quelques soupirs analogues à ceux d'un soufflet sans âme, et je ne vis plus rien remuer…
J'entendis les pas de la jeune fille qui s'éloignait. Je ne pouvais pas me compromettre en la rappelant. D'ailleurs, à mon sens, la mort de ce Vannier était un bien et non un mal. C'était le cas ou jamais d'agir, comme à l'égard des repris de justice. À quoi bon intervenir, s'ils s'entr'égorgent ! c'est autant de besogne de moins pour nous, pour les juges et pour le jury. Je n'ai pas pensé qu'un homme de cette sorte méritât de la pitié. Il s'est fait justice lui-même. J'ajouterai que mes instructions me faisaient simplement le devoir de le surveiller, et non celui de lui sauver la vie.
Au moment de fermer ce rapport, je reçois l'ordre formel de quitter mon poste et de me tenir prêt à une nouvelle mission. Il me reste, monsieur, à me recommander à vous. On aura égard, je l'espère, à l'intelligence que j'ai déployée dans ce beau travail. Ce qu'il m'a fallu de patience, et ce que j'ai enduré de fatigues est inappréciable. Sans compter des courses interminables à travers Paris, et cela durant des jours entiers, j'ai dû quelquefois rester des vingt quatre heures sur ma chaise, sans bouger plus qu'un terme, l'œil au trou, la plume à la main, et n'ayant, pour me soutenir, d'autre nourriture qu'un peu de tabac dans ma bouche. Ma vue s'en est affaiblie et mon estomac en est tout dérangé. Je suis bien en outre l'Hercule de l'économie. Je gage que, depuis les sept semaines environ que cela dure, je n'ai pas dépensé sept cent francs, tout compris. On pèsera toutes ces considérations, et l'on trouvera légitime, j'en ai la confiance, le désir d'avancement que j'ose manifester. Je compte d'honorables services, et je doute qu'on découvre au monde un homme plus amoureux que moi de son état, et qui l'exerce avec une aussi profonde conscience. Enfin, je n'ai jamais failli à l'honneur, et je compte bien vivre perpétuellement dans ces bons sentiments.