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Charles Barbara

LES DOULEURS D'UN NOM

paru dans Le Paris en juillet 1853 et dans Histoires émouvantes en 1856


 

À tout dire en une fois, l'héroïne de ces quelques pages était une jeune et belle personne, pleine de grâce et pleine de goût, et d'une modestie fort rare. Elle n'avait qu'un défaut, si toutefois l'on peut qualifier de tel, par exemple, le souffle qui ternit le coin d'un miroir splendide ; c'était plutôt un malheur, et en ce sens un tort grave pour le commun des hommes, celui de s'appeler … Mais comment faire ? au moment de l'écrire, les doigts s'y refusent. Jamais nom en effet ne sonna plus mal. Il ne paraît pas même, au souvenir de l'injure grossière qu'il éveille dans l'esprit, qu'un puisse en articuler les deux syllabes sans blesser les oreilles les plus délicates. Que de douleurs et de larmes lui coûta cette impertinence maligne du destin.

Elle était fille d'un homme honnête, qui régissait les biens de la comtesse de Gournay. Cette femme excellente, à la mort de son régisseur, se chargeait volontiers des intérêts de l'orpheline. Élevée avec soin, la jeune fille, à peine âgée de dix-huit ans, sortait de pension pour devenir gouvernante des enfants du baron Anatole, fils de la comtesse. Quatre ou cinq personnes tout au plus étaient dans le secret de son nom ; on ne l'appelait que mademoiselle Hélène, comme jadis, en parlant de son père, on disait monsieur François. La jalousie d'une femme vindicative ne devait pas la laisser longtemps dans une position elle n'eût rien tant souhaité que de vieillir.

Il prit tout à coup fantaisie à M. Anatole, dégoûté de son intérieur par l'humeur tracassière et les emportements de sa femme, de tirer d'un étui un violon qui y dormait depuis son mariage, et de jouer des sonates avec la gouvernante de ses filles. Ces relations musicales décidèrent d'un goût très vif du baron pour Hélène. Mais la baronne Stéphanie, à qui la découverte de cette passion inspira une haine implacable pour sa rivale, devint graduellement d'une exigence outrée avec celle-ci, saisit passionnément les occasions de la blesser, et cela jusqu'au jour où, d'épigrammes en épigrammes, elle en vint à l'insulte. Hélène, dans l'ignorance du motif de ces persécutions, ne savait que s'étonner et pleurer en secret. Mme de Gournay, aussi peu perspicace que sa pupille, perdait son temps à essayer des réconciliations entre le mari et la femme, dont les rapports devenaient chaque jour de plus en plus aigres. La catastrophe qu'il était aisé de prévoir eut lieu à la suite d'un dîner de famille, en présence de vingt personnes au moins, et tomba sur la jeune fille comme un coup de foudre. Affectant subitement des airs de tendresse, la baronne exprima le désir d'aller se promener en voiture avec son mari. M. Anatole regarda sa femme avec surprise et refusa net. Madame Stéphanie insista avec d'autant plus d'âpreté qu'elle connaissait les mesures prises par son mari pour passer la soirée auprès d'Hélène. Parvenue peu à peu au comble de l'exaspération, par suite des refus opiniâtres qu'elle essuyait, elle perdit la force de se contenir.

Son visage était d'une pâleur extrême ; une hauteur dédaigneuse en crispait les muscles ; son corps tremblait. L'accent amer et contenu dont cette phrase s'échappa de ses lèvres trahit enfin toute sa colère : « Ah ! sans doute, monsieur le baron aime mieux faire de la musique avec mademoiselle … ! »

Aux prises avec un emportement irrésistible, elle ne balança point à prononcer énergiquement un nom qui, même parmi des gens d'un rang bien inférieur, eût produit l'effet d'une incongruité. Le silence funèbre qui suivit cette sortie étrange fut instantanément troublé par le bruit d'un soufflet. Le baron, jeté hors de lui par cette indiscrétion injurieuse de sa femme, venait de commettre, pour la première fois de sa vie, un acte de violence. Il s'en suivit une scène très pénible. Mme Stéphanie se trouva mal. Elle ne revint de son évanouissement que pour déclarer son intention de former, dès le lendemain, une demande en séparation. Durant plusieurs jours, le souvenir de l'injure la maintint dans un état de surexcitation indicible et la rendit inabordable. Ni le repentir de son mari, ni les pleurs de sa belle-mère, ni la vue de sa filles ne suffirent à l'apaiser.

On ne parvint finalement à vaincre son ressentiment qu'à la condition de congédier la jeune gouvernante et de lui interdire l'entrée de l'hôtel…

Hélène ne se doutait pas encore que son nom pût lui être jeté au visage, à l'égal d'une flétrissure. Cette disgrâce, au reste, la trouva pleine de résignation. L'héritage paternel, grossi des libéralités de la comtesse, lui constituait ce qu'on appelle une honnête aisance. À s'en tenir aux apparences, quelle heureuse vie que la sienne ! Une servante dévouée l'avait suivie dans sa retraite et prenait soin de son petit intérieur, commode et élégant. Libre d'étudier selon ses goûts, estimée de tous ceux qui la connaissaient, ayant la tendresse exclusive d'une jeune héritière qu'elle avait connue au couvent et qui ne pouvait passer un seul jour sans la voir ou sans lui écrire, accueillie avec faveur partout où elle daignanit se monter, il ne semblait pas que le chagrin pût l'atteindre. Mais qui n'a pas sa source cachée d'amertume ?

Il ne lui en eût pas plus coûté pour se faire une réputation de beauté et d'esprit qu'il n'en coûte au diamant pour absorber la lumière et éblouir les yeux, et précisément elle dépensait toute sa prudence à passer inaperçue, à n'être pour tout le monde que l'insignifiance même ; car, pour peu que les yeux se fussent ouverts sur ses mérites, on n'eût pas manque de dire aussitôt : « D'où vient cette jeune fille? quel est son nom ? » Et la curiosité n'eût point été lasse avant d'avoir une réponse précise. Ce passage d'une lettre à son amie, Estelle Locar, alors en province chez une grand'mère qui, incapable de remuer, exigeait que sa petite-fille vînt chaque année passer plusieurs mois auprès d'elle, donne le secret de ses préoccupation : « J'ai composé une valse dans le goût allemand et j'ai fait des vers que je crois bons, parce que je ne les ai point cherchés et qu'ils sont venus tout seuls dans ma tête. Mais supposons ma valse un chef-d'oeuvre et mes vers autant de perles : écris mon nom dessous, et juge de l'effet ! Des amis sincères me consolent d'user de la tolérance qui existe à l'égard des noms, de modifier le mien, d'en supprimer, par exemple, le première syllabe et de signer hardiment H.S. Lope. Je trouve cela d'une petitesse indigne. Je répugne à une supercherie qui pourrait se découvrir et me valoir un ridicule pour le coup mérité. D'ailleurs, franchement, je ne suis pas fâchée de sentir un frein à ma vanité de poète. Les femmes auteurs, sauf de rares exceptions, m'ont toujours semblé de fort vilaines choses et je sens que, si Humiliationsj'étais homme, je ne les aimerais pas. Je ne puis oublier ce qu'en pensaient Jean-Paul et Hoffmann. L'un, tu dois te le rappeler, les appelait des chardons flamboyants, et l'autre, dès qu'il en savait une à côté de lui, prenant sa serviette et son couvert et courait chercher une autre place.

Hors ce cercle, dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, Hélène était chaque jour en butte à de nouvelles épreuves, et sa bonne grâce, ses manières distinguées ne la garantissaient pas toujours des plus dures humiliations. Elle alla, un matin, avec sa servante, dans le bureau d'un journal de théâtre pour y prendre un abonnement. La même salle, large et profonde, servait à l'administration de plusieurs entreprises. À son entrée, quinze ou vingt commis la regardèrent comme des écoliers qui verraient apparaître dans une classe la soeur d'un de leurs camarades. Cette sorte d'inquisition insolente intimida beaucoup la jeune fille. Le caissier, enfermé dans son treillis en fil de fer comme dans une cage, prit un registre et lui dit d'une grosse voix :

« Votre nom, madame ? »

Au profond silence qui s'établit, Hélène fut persuadée que toutes les oreilles étaient attentives, et cette persuasion accrut son malaise. Elle balbutia son nom. Le caissier n'en entendit que la moitié.

« Hélène ?... » dit-il en faisant rouler sa plume entre ses doigts.

Les commis, pour mieux entendre, ne respiraient plus. La jeune fille, secouant sa pusillanimité, prononça clairement son nom. L'effet en fut triste, comme de coutume. Il sembla que tous ces commis, rivés à une même chaîne, eussent reçu simultanément une forte commotion électrique. Leurs visages exprimèrent la même stupéfaction. Ils s'entre-regardèrent, puis baissèrent la tête avec un ensemble machinal, et le bruissement d'un rire comprimé circula dans la pièce. Hélène, dont tout le sang affluait au coeur, s'exagéra peut-être ces détails. Toujours est-il qu'elle en ressentit une douleur à se trouver mal. L'air impassible et sarcastique du caissier acheva de la déconcerter. S'imaginant voir sur les lèvres de celui-ci le commencement d'un sourire, et s'en alla persuadée qu'il n'attendait que son départ pour partager la gaieté malséante des autres.

Cependant, Hélène, en dépit de son ferme vouloir, ne réussissait qu'imparfaitement à éteindre l'éclat de ses yeux, à effacer de son visage le charme de la jeunesse, et surtout à se délivrer de cette grâce native que révélait chacun de ses gestes. Le nombre croissant de ceux qui lui marquaient de la sympathie et de l'attachement commençait à l'effrayer.

Dans les lettres à son amie, à qui elle confiait ses alarmes, il était plus particulièrement fait mention de deux personnes dont les prévenances intéressées n'avaient pas à ses yeux, ce semble, un prix égal.

« Je suis, écrivait-elle, à la tête de deux adorateurs effectifs. Figure-toi, d'une part, un monsieur d'une longueur qui n'en finit point, très aimable quoique d'une galanterie surannée, ce qu'explique son âge ; il a quarante ans révolus, paraît madré comme un juge d'instruction qu'il est, toujours mis avec négligence, peu soigneux de sa personne, ne discontinuant pas de puiser, dans une tabatière en or, d'énormes prises de tabac dont il se barbouille le nez et souille son gilet blanc ; et, par dessus cela, veuf avec deux filles qu'on dit fort jolies. D'autre part, un docteur en droit, un tout jeune homme, d'un extérieur charmant, d'une tenue où il n'y a rien à reprendre, ayant de beaux yeux, de l'âme dans la voix, et s'exprimant avec une réserve qui annonce du mérite. Les compliments du premier glissent sur mon âme comme des gouttes d'eau le long d'une glace ; quant à l'autre, il m'intéresse, il m'entraîne, et je ne puis me lasser de l'entendre, et je crois m'apercevoir que je ne lui cause pas une moins vive impression. En le supposant tel que je le vois et aussi sincèrement épris que cela me semble, il passerait certainement par dessus les considérations qui me font si malheureuse. Chère, chère amie, la Providence prendrait-elle enfin mes misères en pitié ! »

À part ce que sa sagacité lui permettait de saisir, Hélène ne savait rien du jeune docteur, sinon qu'il était docteur en droit, qu'il postulait la place de juge, qu'il avait quelque fortune, et qu'il s'allelait Arthur. Arthur comment ? Au moment de le lui demander, la crainte de s'entendre faire une question semblable paralysait sa langue. Elle écrivait encore :

« « Arthur, je n'aime pas ce prénom, mais je remédierai à cela en ne l'appelant que par son nom de famille. Je voudrais bien savoir ce nom. Tu comprendras pourquoi je ne le questionne pas à ce sujet. Qu'importe! Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il ait là-dessus l'indifférence que j'affecte d'avoir, et qu'il se contente de savoir que je m'appelle Hélène. Après cela, qui sait? peut-être me connaît-il mieux que je ne m'en doute. »

Les préférences d'Hélène pour le jeune docteur n'échappaient point à M. le juge d'Instruction, qui, soit fatuité, soit tout autre motif, ne semblait en ressentir ni peur ni peine. Attentif à ne point troubler les longues causeries des deux amoureux, il laissait aux convenances le soin d'y mettre un terme. Son heure sonnait alors de venir discrètement s'asseoir auprès de la jeune fille et lui réciter son chapelet de galanteries. On ne voyait trace ni d'humeur ni de jalousie dans son air ; loin de là, il était d'un enjouement extrême, et trouvait le moyen, malgré son âge, de ne pas être un galant trop ridicule. Prétendre à de l'amour n'était plus de son age ; un peu d'amitié suffirait à son ambition. Il poussait la mansuétude et l'oubli de lui-même jusqu'à rechercher l'amitié de son rival et à faire son éloge. À cause de cela surtout, Hélène ne laissait pas de trouver quelque plaisir en sa compagnie.

Les salons de madame Locar étaient ouverts à une foule mêlée où se glissaient des originaux de toutes sortes. Un médecin encore jeune, qu'on appelait le docteur Bidault, n'en était certes pas le moins curieux. La convenance parfaite de ses préoccupations d'alors avec le sujet du présent récit le fera croire une figure imaginée à plaisir ou du moins placée de parti pris dans ce cadre, tandis que son existence n'est pas moins réelle que celle du milieu où il a brillé. Ce docteur, avec sa longue tête chauve, sa face pleine et blême, encadrée de favoris plats roux tendre, et coupée transversalement par des bésicles en or, avec son front lisse, ses lèvres satisfaites, son maintien austère, s'était tour à tour appliqué à la phrénologie, au magnétisme, à tous ces système qui touchent plus ou moins à la médecine et plaisent d'autant mieux à certaines gens qu'ils sont plus mal connus et plus mystérieux. Récemment, entraîné par son penchant à tout systématiser, il avait imaginé, après vingt autres, mais d'une manière plus absolue, une théorie fondée sur les rapports des noms propres et de l'extérieur uni au moral des individus. Ses prétentions allaient à rien moins qu'à deviner en certains cas le nom d'une personne à première vue. On parlait diversement d'une brochure de lui sur ce sujet. Le ton dogmatique el pédantesque, l'air de conviction sereine dont il développait et défendait de puériles idées, les analogies étranges qu'on l'entendait appeler à son aide faisaient qu'aux yeux des uns il passait pour un esprit profond, et à ceux des autres pour un simple charlatan.

Une des soirées que donnait madame Locar se trouva être, par exception, musicale et dansante. Le docteur, dont la gravité ne s'accommodait ni du bruit ni de l'agitation, alla saluer la marquise de Couvry, jeune femme d'un caractère peu bienveillant, qui ne venait guère chez la veuve de son ex-banquier qu'afin d'alimenter son humeur critique et railleuse. Ne voyant dans le médecin qu'une divertissante caricature, elle s'amusait de ses travers et ne se faisait pas faute, à l'occasion, de le mystifier. Il s'assit à ses côtés, dans un endroit d'où l'oeil pouvait embrasser toute la compagnie, et se mit à lui expliquer son système d'unair empesé et magistral. Ses développements à perte de vue, en un pathos dont la trivialité le disputait à l'emphase, pouvaient se réduire à ceci :

« Les noms, quels qu'ils soient, ne furent dans le principe que des sobriquets. Ces sobriquets peignaient d'une façon brutale ou fine un côté saillant moral ou matériel de l'individu. Or, on ne s'étonne point, tant la chose est commune, de voir les membres d'une famille perpétuer, en se multipliant, quelques-uns des traits de leurs aïeux. Donc, par cela même, rien ne doit être moins rare que de rencontrer des hommes qui, même après un long espace de temps, justifient par quelque côté le nom sous lequel fut baptisée la souche de leur arbre généalogique. »

La marquise, d'un ton moitié sérieux, moitié ironique, objecta avec réserve que les physionomies, les tempéraments, les caractères devaient, vraisemblablement, dans l'espace de deux siècles, subir des modifications radicales par suite des mariages, des maladies, des accidents, des moeurs, des occupations, du développement intellectuel, de la réaction du moral sur le physique, etc etc. ; mais s'apercevant que l'esprit du docteur, à ces objections, de trouble qu'il était devenait bourbeux, elle feignit, par pitié, et aussi pour s'en débarrasser, de lui donner raison. Le médecin n'eut pas la discrétion de s'en tenir là. Il fallait vraiment le bien connaître pour voir autre chose qu'un badinage dans les rapprochements que lui suggéra sa théorie. Rajustant ses bésicles, et, du même geste, indiquant une personne de haute taille qui, non loin d'eux, parlait avec volubilité et gesticulait beaucoup, il dit à mi-voix, d'un air fin :

« Je vous ferai observer, madame la marquise, que ce monsieur, non content de s'appeler Moulin, est procureur général, et bien le plus verbeux des procureurs-généraux. »

La question, envisagée sous cette face, parut plaire davantage à la marquise… Elle sourit.

« Ce n'est rien encore, continua le docteur. Rappelez-vous M. Génie, un des familiers de cette maison ; vous ne savez peut-être pas, Madame, que ce M. Génie est un ingénieur remarquable, et, en outre, l'inventeur des plus ingénieuses machines.

– C'est prodigieux! fit hypocritement Mme de Couvry.

– Et M. Rétif ! s'écria le médecin, d'un air inspiré; vous connaissez son goût pour le paradoxe, son penchant à la contradiction, ses emportements contre le sens commun. »

Le docteur prit le nouveau sourire de la marquise pour une approbation décisive.

« Je multiplierais les preuves, ajouta-t il, si je ne ne vous voyais enfin convaincue. Toutefois, j'y songe, encore un exemple. Je suis persuadé, Madame, que, comme moi, vous tenez monsieur de Beaufort, ce chanteur que jalouse plus d'un artiste, pour un homme fort beau. »

La marquise, dont la liaison avec M. de Beaufort n'était ignorée de personne, hormis peut-être du médecin, prit le jeu de mots pour une épigramme, et voulut s'en venger par une mystification immédiate.

« Vous êtes un terrible logicien, docteur, dit-elle, avec l'accent de la raillerie; il n'y a pas moyen de vous résister. Décidément, je suis des vôtres, et je prétends vous prouver mon zèle en vous fournissant, sans différer, des armes contre vos adversaires.

Ni Mme de Couvry ni le médecin n'avaient remarqué qu'un tout jeune homme était venu s'asseoir derrière leurs sièges et écoutait leur conversation comme s'il eût fait la chose du monde la plus naturelle.

« Tenez, docteur, continua Mme de Couvry, auprès de la cheminée deux hommes debout causent amicalement ; savez-vous qui ils sont ?

— Non, madame.

— Je vais vous le dire. Vous conviendrez avec moi que le plus jeune a une physionomie heureuse ; je lui trouve même un certain air de distinction. Il est docteur je ne sais plus en quelle chose. On ne lui reproche que d'être un peu triste. L'autre, au contraire, qui a vieilli dans le métier de juge d'instruction, a le tort d'une insouciance déplorable à l'endroit de la toilette. Il aspire à convoler en secondes noces pour n'avoir plus le souci de deux petites filles dont il ne sait pas plus prendre soin que de lui-même.

— J'ignorais ces détails, dit le médecin en forme de parenthèse.

— Eh bien! docteur, reprit la marquise d'un air à tromper même le plus fin diplomate, l'un s'appelle M. Marie, et l'autre, qu'on jugerait avoir été baptisé par quelque vaudevilliste, s'appelle très réellement du nom absurde d'Arthur Cochonnet. »

Le candide médecin ne soupçonna pas même le piège; il y donna tête baissée avec l'irréflexion d'un enfant, tant le triomphe de ses idées lui tenait au coeur. Il se hâta d'appliquer le nom de Cochonnet au juge d'instruction et celui de Marie au jeune docteur en droit, ce qui manqua d'arracher un éclat de rire à Mme de Couvry. Par malheur, la marquise, curieuse d'étendre et de compléter sa vengeance, réprima un accès d'hilarité qui eût peut-être donné l'éveil au médecin. Elle lui indiqua deux autres personnes, deux femmes, dont l'une était Hélène et l'autre une fille laide et contrefaite qu'on appelait Mlle Gabrielle de l'Ange.

« Commençons par celle qui joue au whist, dit Mme de Couvry. Sans parler de sa gaucherie, voyez ses cheveux roux, son teint jaune, son oeil éteint, son nez aplati, sa bouche de travers, ses épaules difformes. Il faut encore que sa physionomie désagréable soit l'image parfaite de son caractère. Sa fortune en fait un brillant parti, et son envie de se marier ne la rendrait rien moins que difficile sur le choix d'un époux. Il ne s'est pourtant pas encore rencontré un homme assez brave pour entreprendre sa conquête. Comparez mintenant le petit monstre à cette jeune personne belle et bien faite qui là-bas fait tapisserie. C'est une fille simple, pleine de sens et du naturel le meilleur. L'existence de ce résumé des perfections est à peine compréhensible. Je suis certaine, docteur, ajouta la marquise après une pause, de ne pas vous proposer une énigme en vous disant que l'une se nomme Gabrielle de l'Ange et l'autre Hélène … »

Madame de Courcy, que la soif de vengeance rendait peu scrupuleuse, ne craignit pas d'articuler nettement le nom de la pauvre fille.

« Ou mon système est profondément absurde, et, dans ce cas, je le serai plus encore que mon système, répliqua le médecin avec l'accent de la certitude, ou voici Gabrielle de l'Ange, et il indiquait Hélène, et voilà Hélène, et il indiquait la jeune fille rousse.

— Vous êtes sorcier, docteur, s'écria Mme de Couvry, joyeuse autant qu'une petite fille coupable d'une malice cruelle. C'est à ne pas y croire. Réellement, je veux aider de toutes mes forces à la propagation de votre admirable théorie… »

En ce moment, le jeune homme, qui n'avait pas cessé de prêter l'oreille à ce qu'avaient dit la marquise et le médecin, se leva et se plongea dans la foule. Collégien à peine émancipé, il débutait dans le monde et brûlait d'y jouer un rôle. Son moindre défaut était l'indiscrétion : la présomption, la fatuité, la vanité se disputaient sa mignarde personne. Non content d'avoir fait preuve d'un manque absolu de savoir-vivre, il essaya de se faire valoir à l'aide des détails que son indélicatesse lui avait permis de surprendre. Il tourna quelque temps autour d'Hélène, et se décida enfin à la prier pour un quadrille. Voici ce qui arriva d'après le récit même de la jeune fille. À peine debout auprès d'elle :

« Ne pourriez-vous, mademoiselle, lui dit-il, m'aider à retrouver le nom du docteur qui cause dans ce coin du salon avec madame la marquise?

– Vous voulez sans doute parler du docteur Bidault, répondit Hélène.

– Ah ! oui, oui, fit le jeune homme de l'air d'une personne qui retrouve un souvenir ; une des lumières de la science, un esprit universel, un homme qu'on eût brûlé vif du temps où l'on croyait aux sorciers !

– J'avoue, monsieur, répliqua la jeune fille, que, pour la première fois, j'en entends parler avec cet enthousiasme.

– Ah ! Ah ! si vous le connaissiez, mademoiselle ! s'écria le fat, dont le corps ne remuait pas moins que la langue. Je m'entretenais tout à l'heure avec lui et le marquis. Oh! quel homme! il nous a développé un système, ah! ah! qui fera certainement du bruit. »

Hélène, qui craignait instinctivement le bavardage de ce monsieur, ne répondit pas. Sans s'inquiéter de ce silence, l'impertinent continua :

« Imaginez-vous, mademoiselle, que ce docteur singulier, sans autre indice que l'extérieur d'une personne, devine comment s'appelle cette personne. »

On ne pouvait pas entamer le chapitre des noms devant la jeune fille sans la faire tressaillir. Elle tourna brusquement la tête vers son cavalier et le regarda avec stupeur. Celui-ci, croyant de bonne foi l'intéresser, poursuivit :

« Je comprends votre surprise, mademoiselle; je ne dis rien que de vrai cependant. Le docteur,je viens d'être témoin du prodige, bien que votre nom lui fût inconnu, n'a pas hésité une seconde à dire comment vous vous appeliez. Je vous fais mon compliment, mademoiselle, ajouta-t-il en s'inclinant, un nom adorable et qui vous peint tout entière… »

Hélène porta la main à sa poitrine pour en comprimer la douleur et l'indignation. À voir ses yeux démesurément ouverts et fixes, vous l'eussiez crue anéantie. L'imperturbable fat parlait toujours.

« En revanche, mademoiselle, vous ne vous douteriez jamais comment se nomme cette vilaine fille rousse que vous voyez à cette table de whist. Ah! Ah! on trouverait difficilement un nom qui lui convînt mieux. M'autorisez- vous à vous le dire? sans quoi je n'en ferai rien; j'aurais peur de vous déplaire. Je vous préviens qu'on ne s'est jamais appelé ainsi. Un nom, mademoiselle, à se faire refuser toutes les portes… »

Le misérable jeune homme ne cessa pas durant quelques instants de parler sur ce ton, sans se douter de ce que souffrait la jeune fille. Celle-ci le regardait d'un air hébété, et semblait toujours chercher le mot de ce qui était pour son âme une atroce énigme. À la fin, importunée et poussée à bout par le verbiage, les circonlocutions, les réticences de son bourreau, elle le regarda en face, et lui dit sèchement :

« Mais enfin, monsieur, daignez donc me donner la clef de vos phrases, car je vous avoue n'en comprendre absolument rien. »

Le jeune homme que tourmentait l'envie d'être plus clair, repartit :

« Ah ! ah! mademoiselle, je n'ai plus rien à objecter, je suis tout entier à votre service… » Et, indiquant Gabrielle de l'Ange, il lui appliqua le nom d'Hélène.

La pauvre fille recula d'un pas , et parut sur le point de succomber sous le poids de cet affront gratuit. La vérité éclata tout à coup à ses yeux. On ne pouvait supposer chez un aussi jeune homme tant de méchanceté et d'audace. Lui-même sans doute était dupe d'une mystification. Le toisant avec hauteur et dédain :

« Vous vous méprenez, monsieur, lui dit la jeune fille ; car le nom dont vous appelez mademoiselle Gabrielle de l'Ange est précisément le mien. »

Hélène, là-dessus, lui tourna le dos et retourna à sa place. Le maladroit jeune homme fut atterré. Il disparut comme fait l'ombre à l'apparition subite du soleil. À dater de ce jour, on ne le revit plus chez Mme Locar. Mais à sa maladresse il ajouta l'impudence de colporter l'aventure, en ayant soin, toutefois, de la mettre sur le compte du meilleur de ses amis.

Dans ses lettres, Hélène, après avoir conté cette scène et avoué de poignantes douleurs, s'estimait encore heureuse d'avoir un préservatif contre le désespoir; ce qui était une allusion à son mariage prochain.

Elle en parlait avec un calme heureux dont souvent les malades, la veille même de leur mort, parlent des jours à venir. La fièvre ne la quittait plus; une sorte de désordre plein de délices se substituait dans ses veines aux mouvements réguliers de la vie. Elle était toute de feu, toute de passion, toute d'enthousiasme. Le jeune Arthur n'était pas seulement un mari selon ses rêves les plus chers, c'était encore un libérateur, celui qui devait, pour ainsi parler, la tirer des limbes, et lui faire une vie nouvelle et éclatante : aussi ne s'en cachait-elle point; elle l'avouait en termes vibrants de tendresse, elle l'aimait, ah! saintes voluptés ! comme on n'aime plus guère aujourd'hui.

Un point à bien établir est que le docteur en droit ne savait point encore le nom de famille d'Hélène. Cela est étrange sans doute, mais c'est un fait, un fait authentique. La jeune fille, par exemple, le supposait à tort indifférent. Loin de là, le désir de connaître connaître le nom de sa femme future était sa préoccupation incessante. Seulement, parce que tout contribuait à l'endormir, l'opiniâtreté de ses recherches avait des bornes. Si madame Locar et sa fille n'étaient pas seules à savoir le nom d'Hélène, comme le croyait celle-ci, le nombre de ceux qui le connaissaient était réellement fort restreint. Comment s'étonner, après cela, si les gens à qui M. Arthur s'était adressé, non sans précautions délicates, n'avaient pu lui répondre d'une manière satisfaisante ? Le juge d'instruction, son rival avoué, ne s'était pas départi, en cette ocasion, de son amabilité habituelle. « Je sais peu de chose, avait-il dit. Son père était intendant de la comtesse de Gournay. C'était un honnête homme, la perle des intendants, fort estimé de la comtesse. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'Hélène a reçu une brillante éducation. Vous parler de ses connaissances serait chose superflue : vous savez qu'elle est excellente musicienne, joue admirablemenr du piano et parle plusieurs langues. Quant à sa beauté, à son esprit, à son caractère, à sa sensibilité, vous êtes juge plus compétent que moi en pareilles matières. Pour me résumer, je ne connais pas de femme à qui je la préférerais. » Le rusé et prudent magistrat qui, en toute cette aventure, donna des preuves d'une profonde habileté, ne fut discret que relativement au nom de famille d'Hélène. Il noya adroitement ce détail dans le clair-obscur des ambages. Le nom de la jeune fille lui échappait. Quoi de plus rassurant pour le jeune docteur ? Son rival ne se souvenait plus du nom d'Hélène, après l'avoir entendu prononcer ! Évidemment, ce nom n'avait rien de bizarre, rien de choquant, c'était un nom qui, à tout prendre, serait encore mille fois préférable au sien. Le fait est que la première syllabe de ce nom ne lui était pas connue, quand, après avoir reculé jusqu'à ce jour devant un entretien décisif avec Hélène, à cause de scrupules analogues à ceux qui tourmentaient celle-ci, il se décida enfin à lui parler de la grave et importante question du mariage.

Son visage avait une nuance de mélancolie plus foncée que de coutume, le soir où, s'asseyant à côté d'Hélène, il souhaitait qu'il lui plût entendre des choses de la plus haute gravité. Cela fit tressaillir d'aise la jeune fille, qui devina tout de suite à quoi tendait ce début.

« Oh ! mon Dieu, vous m'effrayez ! dit-elle d'un ton qui la contredisait.

– La faiblesse que j'ai eue de reculer jusqu'à ce jour cette confidence fait qu'il me faut aujourd'hui un grand courage…

– On dirait, à votre air, que vous allez prononcer un réquisitoire, dit Hélène, se raillant d'un préambule qu'elle trouvait au moins inutile.

– Voulez-vous donc que je sois d'une gaîté folle, répliqua le docteur, au moment où vous allez décider si je dois vivre ou mourir?

– Alors, me voilà jury et vous êtes tribunal, y compris l'inculpé? » dit Hélène, qui avait peine à contenir sa joie.

La conversation alla de ce train jusqu'au moment où le jeune homme, d'autant plus triste qu'Hélène devenait d'une humeur plus enjouée, dit :

« Votre disposition à rire me convainc que vous ne vous doutez pas même de ce qui me préoccupe… Quant à moi, au moment d'en parler, la sueur me vient au front et les forces me manquent… »

Hélène devint tout à coup sérieuse.

« Je me perds, dit-elle, dans les détours du chemin que vous prenez. »

Le docteur continua, en baissant tristement la tête :

« Je vous ai dit, Hélène, que je sollicitais une place de juge… J'aurais dû ajouter que je savais prendre une peine inutile.

– Le grand mal ! N'y a-t-il rien au-dessus du bonheur de dormir sa vie dans un fauteuil de tribunal ? Que n'essayez-vous de vous faire une clientèle au palais, comme vous dites?

– Les mêmes raisons s'y opposent. D'ailleurs, l'obstacle qui me barre le chemin peut être tourné… Cela dépend entièrement de vous, Hélène.

– Pourquoi donc hésiter ainsi ? s'écria la jeune fille avec vivacité.

– Depuis notre liaison, continua le docteur d'une voix tremblante, je ne sache pas que vous ayez songé à me demander comment je m'appelle... Quelqu'un vous l'aurait il appris ? »

Hélène ressentit la secousse qui ne manquait jamais de l'ébranler chaque fois qu'on touchait devant elle à cette malheureuse question des noms propres. Mais son esprit était trop loin de la vérité pour la pressentir. Elle répondit négativement par un signe de tête.

« Oh! seulement à cette heure, dit le jeune homme, je sens profondément mon tort... J'aurais dû vous avertir plus tôt. Mais je n'ai pas cessé d'être, près de vous, dans un enivrement qui m'a fermé les yeux sur l'avenir...

– Par grâce, monsieur, expliquez-vous ! » fit d'une voix éteinte la pauvre Hélène, dont le visage exprima à la fois de la surprise et de vives inquiétudes.

Le docteur répondit, mais d'un ton si bas, si bas que la jeune fille eut besoin de se pencher vers lui pour l'entendre :

« Hélas ! j'ai le malheur d'avoir un nom qui équivaut à la négation de ma personnalité, de mon travail, de mon mérite... »

Toutes les images, comparaisons et analogies, connues et imaginables, seraient impuissantes pour exprimer la douleur du coup que la jeune fille reçut au coeur. Elle s'étonnait, depuis, d'avoir survécu à un tel ébranlement. Il est vrai qu'une lueur d'espoir en avait tout à coup modéré la violence. L'idée que le docteur s'abusait ou du moins s'exagérait le mal avait traversé son esprit.

« Mais encore, monsieur, dit-elle avec l'accent saccadé, fébrile d'une personne qui étouffe, ce nom?... »

Le jeune homme, dans un état à faire pitié, plongea machinalement la main dans sa poche et en tira une carte de visite qu'il remit à Hélène d'un air honteux. Celle-ci prit la carte avec vivacité et la déchiffra avidement. Quelques instants, ses yeux restèrent fixés sur le NOM!... Puis, ses nerfs, tendus par une curiosité excessive, se détendirent sous l'influence de la douleur qui l'envahit jusqu'à la moelle des os ; ses bras tombèrent sur ses genoux, sa tête pencha en avant, et tout le corps sembla prêt à s'affaisser comme un mur sans fondations. L'affluence impétueuse du sang à ses tempes emplissait sa tête d'un bourdonnement à travers lequel lui arrivait, comme un bruit lointain, la voix de M. Arthur, lequel disait :

« Le malheur qui me présage votre accablement ne me prendra pas au dépourvu... Je ne puis pas dire ce que j'ai déjà souffert à cause de ce nom, ce qu'il m'a valu de mécomptes, d'avanies cruelles, et jusqu'à quel point mes jours en ont été assombris et empoisonnés... Je vous affirme qu'il est des douleurs qui, pour être singulières, n'en sont ni moins sérieuses ni moins poignantes... Dans un milieu plus humble, peut-être m'eût-on moins cruellement persécuté... Je vis précisément parmi des gens qui se piquent bien moins au fond de valoir quelque chose que de paraître et de parler d'or. »

Hélène essayait de se raidir contre le mal cruel qui la déchirait, et, par instants, de se redresser et de parler; mais ses membres avaient perdu tout ressort, et ses lèvres semblaient paralysées. Elle luttait contre une inertie plus forte que sa volonté, comme dans le cauchemar.

M. Arthur, toujours plus triste, lui laissa entendre que la situation, en apparence inextricable, pouvait se dénouer à la satisfaction de chacun… Elle releva lentement son visage pâle, contracté par les angoisses du doute, et attacha sur le jeune homme ses yeux ardents de fièvre.

Le docteur baissa les siens et reprit :

« En m'épousant, vous devriez abandonner votre nom pour prendre le mien, et je comprends votre répugnance. Mais qui empêche, à moins que ce ne soit vous, que le contraire n'ait lieu, et qu'on vous épousant je n'abandonne mon nom pour prendre le vôtre ? »

Hélène laissa retomber lourdement sa tête.

« Si vous m'aimez, ajouta le jeune homme, où est l'obstacle ? Un homme qui a du crédit m'a promis formellement de me faire obtenir la faculté de prendre le nom de ma femme aussitôt après mon mariage… »

De grosses larmes jaillirent tout à coup des yeux d'Hélène et glissèrent sur ses genoux.

« Je vous jure que je ne songeais pas à cela quand je vous ai connue.

– Je le crois, balbutia la jeune fille d'une voix étouffée par les sanglots.

– Il n'a rien moins fallu que mon amour profond, et la certitude de ne pas vous être indifférent, pour me faire concevoir le plan dont je parle. Du reste, ne craignez pas que je me plaigne au cas où vous refuseriez de lier votre sort au mien… J'ai mesuré la profondeur et l'étendue du sacrifice que je vous demande; je comprends qu'il soit au-dessus de vos forces... »

Hélène continuait de pleurer.

« Ne vous affligez pas ainsi, chère Hélène, reprit le docteur. Je ne puis pas croire que mon souvenir ait en vous des racines bien profondes encore... Vous m'oublierez… Quant à moi, je me suis fait à ce triste dénouement... » Ici le jeune homme se leva. « Si ma destinée voulait devenir moins dure, continua-t-il, et permettre que vous vous rendissiez à mes raisons, daignez me le faire connaître par un mot de votre main... Je désire au moins vous savoir convaincue qu'il n'est pas au monde d'homme qui vous comprenne mieux que moi, vous aime davantage et souhaite plus ardemment votre bonheur. »

M. Marie, qui n'avait pas quitté les deux jeunes gens des yeux, et semblait épier le départ de son rival, ne vit pas plutôt celui-ci hors du salon qu'il s'approcha. Se composant un air de circonstance, c'est-à-dire fort triste, il dit à Hélène :

« Qu'avez-vous donc, ma chère enfant? vous avez vos jolis yeux tout rouges, et vous paraissez affectée bien douloureusement.

Hélène ne répondit pas.

« Le moment serait mal choisi, continua le juge d'instruction, pour vous parler de mes sentiments. N'oubliez pas toutefois, cher ange, que je suis tout entier à votre service, et que je ne serai jamais aussi heureux que le jour où vous mettrez mon dévouement à l'épreuve. »

M. Marie savait apparemment que, quand on souffre, rien n'irrite autant que les phrases banales et les condoléances non senties. Il s'en tint là.

Hélène passa une partie de la nuit à sangloter et à se désespérer. L'amertume, en gonflant son âme, y faisait naître cette conviction qu'aucune puissance humaine ne pouvait réduire le mal d'un fétu, que le désastre était irréparable. Les lentes tortures de la résignation seules lui restaient.

« Oh! mon coeur! mon coeur ! s'écriait-elle, indignée de souffrir si inutilement, que ne puis-je te réduire au silence ! »

Ce qui centuplait son chagrin et achevait de l'accabler était le ridicule aoncela**** en toute cette affaire. Pouvait-on imaginer rien de plus burlesque que la scène qui avait clos ses amours avec le jeune docteur ? N'était-ce pas à devenir la fable du monde entier ?

Le sommeil ne ferma que peu d'instants ses yeux. Au matin, un serrement de cœur l'éveilla. Ses larmes coulèrent de nouveau et de nouvelles plaintes errèrent sur ses lèvres. L'intensité de son chagrin ne lui faisait trouver du charme que dans les partis violents. Le cloître lui apparut enfin comme le seul refuge qui lui restât désormais. Un besoin impérieux d'épanchement lui inspira l'obligation d'écrire à son amie et de lui conter en détail la scène de la veille. Sa lettre respirait d'un bout à l'autre la résolution d'en finir avec des douleurs stériles et de quitter le monde. M. Arthur occupa ensuite sa pensée. Après avoir mûrement réfléchi, elle crut ne pouvoir mieux faire que de lui adresser ce billet laconique, signé de ses nom et prénoms écrits en toutes lettres, en caractères nettement tracés :

« Monsieur, vous ne serez pas surpris si, en réponse à votre déclaration d'hier soir, je me borne à vous envoyer la signature de votre très humble servante, etc. »

Mais les choses ne devaient pas en rester là. Estelle Locar qui, vers cette époque, revint de province, s'empressa d'aller embrasser sa chère Hélène. Il sembla, dans le principe, que celle-ci resterait insensible à toutes les consolations. Peu à peu, cependant, elle renonça à ses projets de retraite et se décida même à reparaître dans le monde. Ses absences aux soirées de madame Locar avaient été remarquées; on l'y revit avec plaisir. Bien que son visage fût calme, un œil exercé n'eût pas manqué d'y apercevoir des traces de fatigue et de larmes.

En apprenant Ie nom de la jeune fille, M. Arthur avait été surpris, mais non désolé. Il ne voyait point là d'obstacle sérieux à son mariage, et il pensait en outre avec satisfaction qu'Hélène n'aurait pas de sacrifice à lui faire.

Le jeune docteur vint à sa rencontre d'un air délibéré et presque joyeux qui la surprit. M. Arthur, en l'extérieur duquel tout autrefois respirait la mélancolie et la gêne, avait maintenant la mine alerte d'un homme débarrassé d'un joug pesant. Hélène, faute d'être prévenue, tomba dans une étrange méprise. « Il m'aimait donc bien peu, pensa-t-elle avec amertume, que le voilà déjà consolé. » Cette réflexion pénible lui inspira sur-le-champ l'envie de paraître tranquille. Son air réservé, ses manières froides, son accent ironique frappèrent douloureusement le jeune docteur. Il l'interrogea. Non contente d'éluder ses questions, Hélène parit*** jalouse de lui fermer la bouche. Cette conduite singulière eut pour effet final d'exaspérer M. Arthur qui, à son tour, se piqua de jouer la froideur et l'indifférence. La jeune fille, de colère, outra encore l'expression de ses dédains. Ils se quittèrent fort mécontents l'un de l'autre. Les jours qui suivirent, Estelle Locar, devenue leur amie commune, essaya vainement à diverses reprises de les réconcilier. Leur ressentiment mutuel persévéra, et cela au point qu'un moment on put croire qu'ils étaient sérieusement brouillés et que tout était rompu entre eux.

À part soi, le rusé juge d'instruction se réjouissait de la querelle et se flattait de la voir s'envenimer. M. Marie n'était pas seulement un homme fin, c'était encore un homme froid, méthodique, sans faux orgueil, qui alignait les raisonnements comme un comptable fait de ses chiffres. Un coup d'œil lui avait suffi pour comprendre qu'Hélène serait un vrai trésor dans un ménage, et il s'était résolu à tenter le possible pour qu'elle enrichît le sien. Le hasard le servit autant et plus que son habileté. Hélène se lia précisément avec un homme qui ne pouvait pas devenir son mari, un homme qui avait des préoccupations identiques aux siennes, et qui, par cela même, devait inévitablement rompre avec elle un jour ou l'autre. Plus l'amour de la jeune fille serait profond, plus M. Marie se croyait sûr du succès; 
puisque sans doute son besoin d'être consolée serait en raison directe de la vivacité de son chagrin. Il espérait simplement que la douleur, la solitude, le désespoir, jetteraient Hélène dans ses bras.

Sa tactique jusqu'à ce jour avait consisté à être patient, discret, complaisant, toujours prêt à sourire ou à s'affliger selon l'occurrence, à tâcher enfin de ne pas déplaire. Son œil pénétrant n'avait perdu aucun détail de ce petit drame intime dont le dénoûment prochain, par suite de péripéties prévues, semblait devoir répondre à son ambition. Hélène le traitait bien et l'écoutait volontiers. M. Marie croyait le moment venu de la raisonner, en attendant que vînt celui de la guérir radicalement. Son humeur le portait à procéder par insinuations. « Nos douleurs, lui disait-il d'un ton patelin, prennent leur source, la plupart du temps, dans des idées, et notre esprit, pour peu qu'il le veuille, a la propriété merveilleuse de guérir ses propres blessures. Mais défions-nous de l'imagination, chère Hélène, l'imagination est notre plus grande ennemie. » Le jour suivant le trouvait plus hardi. « A quoi bon se désoler ? Les efforts sont pour nous : les résultats sont dans les mains d'un autre. Une heureuse quiétude ne tarde pas à récompenser la résignation. D'ailleurs, tout passe, la 
jeunesse et la beauté, et l'amour encore plus vite que le reste. Les ressources de l'esprit sont seules inépuisables, etc » À l'air dont Hélène écoutait ces prédications, M. Marie s'imaginait de bonne foi la convaincre et la gagner, et l'espérance de l'avoir bientôt pour femme prenait chaque jour plus de place en son esprit.

L'événement vint brutalement dissiper ce beau rêve. Grâce aux soins infatigables d'Estelle et peut-être aussi à quelque autre cause, un rapprochement eut lieu tout à coup entre Hélène et le jeune docteur. Les deux amants reprirent insensiblement leurs longs entretiens. M. Marie remarqua bientôt avec inquiétude que jamais leur intimité n'avait été ni plus franche, ni plus vive. À mesure que les jours passèrent, le tendre spectacle dont il fut I'infortuné témoin multiplia ses perplexités. 
Cette réconciliation cachait évidemment un secret. Le Moniteur lui en donna un matin la clef. Jetant par hasard un coup d'œil sur la quatrième page, il lut ce petit paragraphe plus redoutable à ses yeux que le Mané, Thécel, Pharès aux yeux de Balthazar :

« M. Arthur Cochonnet, docteur en droit, en instance auprès de M. le ministre de la justice pour 
changer de nom, vient d'être autorisé à s'appeler dorénavant Arthur Verneuil. »

Le désappointement et la confusion de M. Marie ne peuvent pas se peindre. Un prétexte quelconque lui servit à ne pas montrer son visage durant quelque temps. De nouveaux projets l'arrachèrent de sa retraite. Dans sa résolution de mettre quand même un terme à son veuvage, il puisa le courage de s'afficher auprès de mademoiselle de l'Ange. Cette demoiselle ne pensait guère au mariage que comme on songe à gagner le gros lot d'une loterie. Elle faillit perdre connaissance aux premières ouvertures du juge d'instruction. Dans l'ivresse où la jeta l'espérance de ce mariage et par peur de le voir manquer, elle prit à peine le temps de réfléchir. Malgré une parole échangée et les conventions les plus positives, la pauvre fille avait vécu jusqu'alors dans une telle incrédulité au sujet d'un mari qu'elle ne crût réellement ne pas faire un rêve le jour de la signature du contrat.

Au nombre des personnes qui assistaient au mariage d'Hélène, on remarquait, outre madame Locar et sa fille, M. Génie, M. Moulin, M. Rétif, M. de Beaufort, la marquise de Couvry et enfin le docteur Bidault. Celui-ci, au nom d'Hélène, se pencha à l'oreille de la marquise et lui dit à voix basse :

« Qu'entends-je, madame ? Cette demoiselle ne serait pas Gabrielle de l'Ange ?

– Non, docteur.

– Mais alors, Madame, vous vous êtes donc moquée de moi ! »

La marquise, à cette naïveté, ne peut s'empêcher de sourire. Le docteur parit frappé de la foudre. Il devint de la couleur des branches de ses lunettes et resta plongé dans un morne abattement.

À partir de cette époque, on ne l'entendit plus parler de son système du Rapport des noms propres et du physique uni au moral des individus; mais il ne tarda pas à en embrasser un autre, qui ne valait sans doute guère mieux; car qu'est-ce qu'un système, sinon, la plupart du temps, pour parler par figure, une grande cuve imaginaire où quelque esprit ingénieux ou absurde brasse studieusement une petite vérité avec cent mille erreurs ?

FIN


RÉSUMÉ :

Hélène était jeune et belle, mais sa vie était gâchée par le nom de famille qu'elle portait : Salope.
Alors qu'elle occupait la fonction de gouvernante chez un baron, elle fut congédiée le jour où celui-ci, qui l'avait prise en amitié, gifla sa femme parce que, jalouse de la jeune fille, elle l'avait appelée haut et fort
mademoiselle Salope.
Hélène avait deux adorateurs : un juge d'instruction de 40 ans, M. Marie, et un jeune docteur en droit, Arthur Cochonnet.
Dans le salon d'une Mme Locar, s'affichait un certain docteur Bidault qui prétendait qu'il lui suffisait de voir une personne pour deviner son nom. La marquise de Couvry voulut se moquer de lui en le mettant à l'épreuve. Elle lui montra, parmi les invités, le jeune docteur en droit, un homme très distingué, et le juge d'instruction, à la mise assez négligée, et elle lui demanda de déterminer lequel s'appelait M. Marie et lequel s'appelait Arthur Cochonnet. Évidemment le docteur Bidault tomba dans le piège. Puis elle lui montra Hélène et une jeune femme rousse plutôt laide en lui disait que l'une s'appelait Salope et l'autre Gabrielle de l'Ange; et le docteur attribua à Hélène le nom de Gabrielle de l'Ange et à la femme rousse le nom de Salope.
Un jeune homme, qui avait surpris la conversation entre la marquise et le docteur Bidault, en conclut qu'Hélène portait le beau nom de Gabrielle de l'Ange et, pour la séduire, il lui fit compliment de son nom adorable qui, dit-il, la peignait tout entière ; en revanche il se moqua du nom de Salope que portait la rousse. Hélène, furieuse, fut contrainte de rétablir la vérité
Hélène rêvait d'épouser le jeune docteur. Curieusement, elle ne connaissait pas son nom de famille, pas plus que le garçon ne connaissait le sien. Honnêtement le docteur lui révéla qu'il avait pour nom Cochonnet et il lui proposa, une fois marié, de prendre le nom de famille d'Hélène (qu'il ne connaissait toujours pas). Devant la réaction d'Hélène, il renonça à elle. Alors elle lui révéla que, s'il prenait le nom de son épouse, il s'appellerait Arthur Salope…
Hélène étant libre, le juge souhaita l'épouser et lui fit la cour. Mariée avec lui, Hélène s'appellerait donc Hélène Marie-Salope…
Finalement tout s'arrangea : Arthur Cochonnet fit changer son nom en Arthur Verneuil et épousa Hélène.
Désappointé, le juge Marie décida d'épouser la fille rousse et laide, qui portait le beau nom de Gabrielle de l'Ange.

 

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VERSION PARUE DANS LE BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES (15 mars 1853)
SOUS LE TITRE :

MADEMOISELLE HÉLÈNE C…

Dans cette première version, les noms des personnages étaient différents : le vieux juge s'appelait Le Beau, le docteur en droit Arthur Salopin, Hélène était Hélène Cochon et la femme rousse Gabrielle de Blanche-Hermine. Le dénouement n'était pas le même : Hélène épousait le juge et devenait Hélène Le Beau-Cochon ; le docteur épousait la femme rousse, Gabrielle de Blanche-Hermine, qui devenait Gabrielle Salopin.

***

D'une beauté à enchérir sur les plus belles conceptions d'un rêveur de génie, et avec cela, ce qui est rare, de l'esprit et de l'âme, elle n'avait qu'un défaut, et encore un défaut, si l'on peut qualifier de tel, par exemple, le souffle qui ternit accidentellement le coin d'un miroir splendide, plutôt un malheur, et en ce sens un tort grave pour le commun des hommes, celui de s'appeler … Eh bien! pruderie à part, les doigts balancent à l'écrire. À vrai dire, jamais nom plus malsonnant n'échut en héritage à une aussi belle personne, et il semble que toujours assez tôt il viendra blesser les oreilles délicates. Ce que lui coûta de douleurs et de larmes cette impertinence maligne du destin est inappréciable…

Elle était fille d'un homme honnête, qui régissait les biens de la comtesse de Gournay. Cette dame, à la mort de son régisseur, se chargeait volontiers des intérêts de l'orpheline. Elle lui faisait donner la même éducation qu'à ses propres enfants, et la plaçait, à dix-huit ans, à titre de gouvernante, auprès des deux filles de son fils, M. le baron Anatole. Il n'était dans l'hôtel que quatre ou cinq personnes qui fussent dans le secret de son nom ; on ne l'y appelait que Mlle Hélène, comme jadis, en parlant de son père, on disait M. François. La jalousie d'une femme vindicative ne devait pas la laisser longtemps dans une position où, de son aveu, elle n'eût rien tant souhaité que de vieillir.

Il prit tout à coup fantaisie à M. Anatole, dégoûté de son intérieur par l'humeur tracassière et les emportements de sa femme, de tirer d'un étui un violon qui y dormait depuis son mariage, et de jouer des sonates avec la jeune fille. Ces relations musicales décidèrent d'un goût très vif du baron pour Hélène. Mais la baronne Stéphanie soupçonna à peine cette passion qu'elle voua à sa rivale une haine implacable. Elle devint d'une exigence outrée avec la jeune fille, et saisit avec empressement les occasions de la blesser, jusqu'au jour où, d'épigrammes en épigrammes, elle en vint à l'insulte. Hélène, dans une ignorance absolue du motif de ces persécutions, ne savait que s'étonner et pleurer en secret. La comtesse, aussi peu perspicace que sa pupille, perdait son temps à essayer des réconciliations entre le mari et la femme dont les rapports devenaient chaque jour de plus en plus aigres. Il était aisé de prévoir une catastrophe. Elle eut lieu à la suite d'un dîner de famille, en présence de vingt personnes au moins, et tomba sur la jeune fille comme un coup de foudre. Affectant subitement des airs de tendresse, la baronne exprima le désir d'aller promener en voiture avec son mari. M. Anatole regarda sa femme avec surprise et refusa net. Mme Stéphanie insista avec d'autant plus d'âpreté qu'elle connaissait les mesures prises par son mari pour passer la soirée auprès de Mlle Hélène. Parvenue graduellementau comble de l'exaspération, par suite des refus opiniâtres et froids qu'elle essuyait, elle perdit la patience et la force de se contenir. Éperdue, pâle et tremblante de fureur, de son esprit, tendu comme un arc, jaillit une flèche empoisonnée. Elle dit entre ses dents, d'un ton contenu et amer, et d'un air de dédain : — Ah ! sans doute, monsieur le baron aime mieux faire de la musique avec Mlle Cochon… Le silence funèbre qui suivit cette sortie étrange fut instantanément troublé par le bruit d'un soufflet. Le baron, que cette indiscrétion injurieuse avait rendu aussi peu maître de lui que sa femme l'était d'elle, venait de commettre, pour la première fois de sa vie, un acte de violence. Il s'en suivit une scène très pénible. Mme Stéphanie se trouva mal. Elle ne revint à elle que pour déclarer énergiquement qu'elle formerait, dès le lendemain, une demande en séparation. Durant plusieurs jours, le souvenir de l'injure la maintint dans un état de surexcitation indicible et la rendit inabordable. Ni le repentir de son mari, ni les pleurs de sa belle-mère, ni la vue de sa fille ne suffirent à l'apaiser. Si enfin elle consentit à pardonner, sinon à oublier, ce fut à la condition expresse que Mlle Hélène quitterait l'hôtel dans le plus bref délai…

Certes Hélène, au couvent, avait élé éprouvée par bien des tribulations ; mais elle ne se doutait pas encore que son nom pût jamais lui être jeté au visage, à l'égal d'une flétrissure… L'héritage paternel, grossi des libéralités de la comtesse, lui constituait un revenu d'environ trois mille huit cents flancs. Résignée dignement à sa disgrâce, elle s'installa dans un petit appartement, en compagnie d'une vieille servante, et réalisa le projet, jusqu'alors traversé par les devoirs de sa place, d'étudier sérieusement la musique et la littérature musicale. Elle puisa de telles jouissances dans ces études que bientôt les jours ne lui semblèrent plus contenir assez d'heures. Ses distractions se bornaient à aller de temps à autre en soirée. Le salon de Mme Locar, veuve d'un riche banquier, était celui qu'elle fréquentait de préférence à cause de l'affection inaltérable qu'avait pour elle la fille de la maison. Elle se plaisait d'autant mieux en cet endroit, vrai microcosme où se coudoyaient tous les rangs et où se heurtaient les noms les plus bizarres, qu'elle pensait fermement n'y être connue que de Mme Locar et de sa fille. D'ailleurs, ce milieu était on ne peut plus favorable à l'épanouissement d'une espérance qu'elle caressait secrètement. Les nuages de l'avenir revêtaient parfois à son imagination la forme d'un homme jeune, doué d'un fonds inépuisable de tendresse, qui, l'apercevant, l'appréciait d'un coup d'œil et se faisait une joie, une gloire, de réparer le tort du hasard en la protégeant de son nom. Alors, tout devenait beau dans sa vie; le souvenir des larmes et des affronts reçus était promplement éteint. Affranchie du malheur qui pesait sur elle par cet amour généreux, elle relevait son front humilié ; ses paupières n'avaient plus à intercepter les rayons de ses yeux éblouissants; elle voyait avec ivresse les hommes s'extasier subitement à sa beauté et à son âme. Il lui semblait que, nouvelle Cendrillon, condamnée de longs jours à la solitude et à l'obscurité, elle tirait tout à coup vengeance du dédain des femmes en les jetant en proie aux morsures de la jalousie.

Dans la foule mêlée qui remplissait les salons de Mme Locar se glissaient des originaux de toutes sortes. Un médecin encore jeune, qu'on appelait le docteur Bidault, n'en était certes pas le moins curieux. La convenance parfaite de ses préoccupations d'alors avec le sujet du présent récit le fera croire une figure imaginée à plaisir ou du moins placée de parti pris dans ce cadre ; tandis que la rencontre, si heureuse qu'elle soit, appartient tout entière au hasard qui, à bien observer, ne manque pas toujours d'à-propos. Ce docteur, avec sa longue tête chauve, sa face pleine et blême, encadrée de favoris plats roux tendre, et coupée transversalement par des bésicles en or, avec son front lisse, ses lèvres satisfaites, son maintien austère, s'était épris tour à tour des systèmes : la phrénologie, le magnétisme, par exemple, qui touchent plus ou moins à la médecine et plaisent d'autant mieux à certaines gens qu'ils sont mal connus et plus mystérieux. Récemment entraîné par son penchant à tout systématiser, il avait imaginé, après vingt autres, mais d'une manière plus absolue, une théorie fondée sur les rapports des noms propres et de l'extérieur uni au moral des individus. Il affirmait être capable de deviner par elle, en certains cas, le nom d'une personne rien qu'à la voir. Il venait de publier une brochure là-dessus. Le ton dogmatique el pédantesque, l'air de conviction sereine dont il développait et défendait de puériles idées, les analogies étranges qu'il appelait à son aide faisaient qu'aux yeux des uns il passait pour un esprit profond, et à ceux des autres pour un simple charlatan.

Dans une soirée où, par exception, au jeu, à la conversation et à la musique s'ajoutait la danse, il alla saluer la marquise de Couvry, jeune femme très jolie, mais d'un caractère peu bienveillant, qui ne venait guère chez la veuve de son ex-banquier qu'en vue d'alimenter son humeur critique et railleuse, et qui notamment ne voyait dans le docteur qu'une divertissante caricature. Elle ne se faisait pas faute, à l'occasion, de s'amuser des travers qu'elle lui connaissait et même de le mystifier. Il s'assit auprès d'elle dans un endroit d'où on pouvait embrasser la société d'un coup d'oeil, et se mit à lui expliquer son système de cet air empesé et magistral qui ne le quittait jamais. Ses développements à perte de vue, en un langage dont la trivialité le disputait à l'emphase, pouvaient se réduire à ceci, le reste n'était que de la bourre, comme on eût dit jadis.

« Les noms, quels qu'ils soient, ne furent dans le principe que des sobriquets. Les sobriquets peignant d'une façon brutale ou fine un côté saillant moral ou matériel de l'individu. Or, on ne s'étonne point, tant la chose est commune, de voir les membres d'une famille perpétuer, en se multipliant, quelques-uns des traits de leurs aïeux. Donc, par cela même, rien ne doit être moins rare que de rencontrer des hommes qui, même après un long espace de temps, justifient par quelque côté le nom sous lequel fut baptisée la souche de leur arbre généalogique. »

La marquise, d'un ton moitié sérieux, moitié ironique, objecta avec réserve que les physionomies, les tempéraments, les caractères devaient, vraisemblablement, dans l'espace de deux siècles, subir des modifications radicales par suite des mariages, des maladies, des accidents, des moeurs, des occupations, du développement intellectuel, de la réaction du moral sur le physique, etc etc. ; mais s'apercevant que l'esprit du docteur, à ces objections, de trouble qu'il était devenait bourbeux, elle lui avoua par pitié et aussi pour s'en débarrasser, qu'il se pourrait qu'il eût raison. Le médecin n'eut pas la discrétion de s'en tenir là. Il fallait vraiment le bien connaître pour voir autre chose qu'un badinage dans les rapprochements dont il étaya ensuite sa théorie. Rajustant ses bésicles, et, du même geste, indiquant une personne de haute taille qui, non loin d'eux, parlait avec volubilité et gesticulait beaucoup, il dit à mi-voix, d'un air fin : – Je vous ferai observer, madame la marquise, que ce monsieur s'appelle Moulin, qu'il est procureur général, et qu'il est bien le plus verbeux des procureurs-généraux.

La question, envisagée sous cette face, parut plaire davantage à la marquise… elle sourit.

– Ce n'est rien encore, continua le docteur. Rappelez-vous M. Génie, un des familiers de cette maison ; vous ne savez peut-être pas, Madame, que ce M. Génie est un ingénieur remarquable, et, en outre, l'inventeur des plus ingénieuses machines.

– C'est prodigieux! fit hypocritement Mme de Couvry.

– Et M. Rétif ! s'écria le médecin, d'un air inspiré; vous connaissez son goût pour le paradoxe, son penchant à la contradiction, ses emportements contre le sens commun. Le docteur prit le nouveau sourire de la marquise pour une approbation décisive.

– Je multiplierais les preuves, ajouta-t il, si je ne ne vous voyais enfin convaincue. Toutefois, j'y songe, reprit-il, encore un exemple. Je suis persuadé, Madame, que, comme moi, vous tenez monsieur de Beaufort, ce chanteur que jalouse plus d'un artiste, pour un homme fort beau. La marquise, dont la liaison avec M. de Beaufort n'était ignorée de personne, hormis peut-être du médecin, prit le jeu de mots pour une épigramme, et voulut s'en venger par une mystification immédiate.

– Vous êtes un terrible logicien, docteur, dit-elle, avec l'accent de la raillerie; il n'y a pas moyen de vous résister. Je me rends, je suis des vôtres, et je prétends vous prouver mon zèle en vous fournissant, sans différer, des armes contre vos adversaires.

Il ne fallait rien moins que ce songe pour la consoler un peu des amertumes du présent. Il ne lui en eût pas plus coûté pour se faire une réputation de beauté et d'esprit qu'il n'en coûte au diamant pour absorber la lumière et éblouir les yeux, et précisément elle dépensait toute sa prudence à passer inaperçue, à n'être pour tout le monde que l'insignifiance même. Car, pour peu qu'elle fût sortie de son ombre et de son humilité, on n'eût pas manqué de dire aussitôt : – Quelle est cette jeune fille ? Comment se nomme-t-elle ? Et la curiosité n'eût point été lasse avant d'avoir obtenu une réponse précise. Elle écrivait à son amie, Mlle Locar, alors en province chez une vieille grand'mère, qui, incapable de remuer, exigeait que sa petite-fille vînt chaque année passer plusieurs mois auprès d'elle : « J'ai composé une valse dans le goût allemand et j'ai fait des vers que je crois bien, parce que je ne les ai point cherchés et qu'ils sont venus tout seuls dans ma tête. Mais je suppose ma valse un chef-d'oeuvre et mes vers autant de perles, écris mon nom dessous, et juge de l'effet si tu en as l'audace. Des amis sincères me consolent d'user de la tolérance qui existe à l'égard des noms, de changer ou de modifier le mien. Je trouve cela d'une petitesse indigne. Je répugne à une supercherie qui pourrait se découvrir et me valoir un ridicule pour le coup mérité. D'ailleurs, franchement, je ne suis pas fâchée de sentir un frein à ma vanité de poète. »

Hors de ce cercle , dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, elle était chaque jour en butte à de nouvelles épreuves, et sa bonne grâce, ses manières excellentes ne la garantissaient pas toujours des plus dures humiliations. Elle alla, un matin, avec sa servante, dans le bureau d'un journal de théâtre pour y prendre un abonnement. La même salle, large et profonde, servait à l'administration de plusieurs entreprises. Quand elle entra, quinze ou vingt commis la regardèrent comme des écoliers qui verraient apparaître dans une classe la soeur d'un de leurs camarades. Cette sorte d'inquisition insolente intimida beaucoup la jeune fille. Le caissier, enfermé dans son treillis en fil de fer comme dans une cage, lui demanda ce qu'elle voulait. Il prit un registre et lui dit d'une grosse voix : — Votre nom, madame ? Au profond silence qui s'établit, Hélène fut persuadée que toutes les oreilles étaient attentives, et cette persuasion accrut son malaise. Elle balbutia son nom. Le caissier n'en entendit que la moitié. — Hélène ?... dit-il en faisant rouler sa plume entre ses doigts. Les commis, pour mieux entendre, ne respiraient plus. La jeune fille,, secouant une pusillanimité dont elle rougissait, prononça clairement son nom. L'effet en fut triste, comme de coutume. Il sembla que tous ces commis, rivés à une même chaîne, eussent reçu simultanément une forte décharge d'électricité. Leurs visages exprimèrent la même stupéfaction. Ils s'entre-regardèrent, puis baissèrent la tête avec un ensemble mécanique, et l'on entendit circuler dans la salle le bruissement d'un rire comprimé. Hélène, dont tout le sang affluait au coeur, s'exagéra peut-être ces détails. Toujours est-il qu'elle en ressentit une douleur à se trouver mal. L'air impassible et sarcastique du caissier acheva de la déconcerter. Elle vit ou crut voir sur ses lèvres le commencement d'un sourire, et s'en alla convaincue qu'il n'attendait que son départ pour éclater et unir ses railleries à celles des autres.

Cependant, malgré qu'elle en eût, Hélène ne réussissait qu'imparfaitement à éteindre l'éclat de ses yeux, à effacer de son visage le charme de la jeunesse, et surtout à se délivrer de cette grâce native que révélait chacun de ses gestes. Elle était effrayée autant que confuse du nombre de ceux qui lui marquaient de la sympathie et de l'attachement. Dans les lettres à son amie, à qui elle confiait ses alarmes, il était plus particulièrement fait mention de deux personnes dont les prévenances intéressées n'avaient pas à ses yeux, ce semble, un prix égal. Elle écrivait : « Je suis présentement à la tête de deux adorateurs effectifs. Figure-toi, d'une part, un monsieur d'une longueur qui n'en finit point, très aimable quoique d'une galanterie surannée, ce qu'explique son âge ; il a quarante ans révolus, paraît madré comme un juge d'instruction qu'il est ; toujours mis avec négligence, il est peu soigneux de sa personne, ne discontinue pas de puiser dans une tabatière en or d'énormes prises de tabac dont il se barbouille le nez et souille son gilet blanc ; et, par dessus cela, il est veuf avec deux filles qu'on dit fort jolies. D'autre part, un docteur en droit, un tout jeune homme, d'un extérieur charmant, d'une tenue où il n'y a rien à reprendre, ayant de beaux yeux, de l'âme dans la voix, et s'exprimant avec une réserve qui annonce du mérite. Les compliments du premier glissent sur mon âme comme des gouttes d'eau le long d'une glace ; quant à l'autre, tout ce qu'il dit, il le sent ; il m'intéresse, il m'entraîne, et je crois m'apercevoir que je ne lui cause pas une moins vive impression. En le supposant tel que je le vois et aussi sincèrement après que cela me semble, il passerait certainement par dessus les considérations qui me font si malheureuse. Chère, chère amie, la Providence prendrait-elle enfin mes misères en pitié ! » Hormis ses appréciations personnelles qui ne manquaient pas de justesse, Hélène ne savait rien du jeune docteur, sinon qu'il était docteur en droit, qu'il postulait la place de juge, qu'il avait quelque fortune, et qu'il s'appelait Arthur. Arthur comment ? Elle n'osait pas le lui demander par crainte de sa part d'une curiosité semblable. Elle écrivait encore : « Arthur, je n'aime pas ce prénom, mais je remédierai à cela en ne l'appelant que par son nom de famille. Je voudrais bien savoir ce nom. Tu comprendras pourquoi je ne le questionne pas à ce sujet. Qu'importe! Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il ait là-dessus l'indifférence que j'affecte d'avoir, et qu'il se contente de savoir que je m'appelle Hélène. Après cela, qui sait? peut-être me connaît-il mieux que je ne m'en doute. »

Les préférences d'Hélène pour le jeune docteur n'échappaient point à M. le juge d'Instruction, qui, soit fatuité, soit tout autre motif, ne semblait en ressentir ni peur ni peine. Il se fût fait un scrupule de troubler les longues causeries des deux amoureux. Il laissait aux convenances le soin d'y mettre un terme. Alors seulement il venait discrètement s'asseoir auprès de la jeune fille et lui réciter son chapelet de galanterie. Il n'y avait ni humeur ni jalousie dans ce qu'il disait; loin de là, il était d'un enjouement extrême, et trouvait le moyen, malgré son âge, de ne pas être un galant trop ridicule. Il ne prétendait point à de l'amour; un peu d'amitié suffisait à son ambition. Il poussait la mansuétude el l'oubli de lui-même jusqu'à rechercher l'amitié de son rival et à faire son éloge. A cause de cela surtout, Hélène ne laissait pas de trouver quelque plaisir en sa compagnie.

Ni Mme de Couvry ni le médecin n'avaient remarqué qu'un tout jeune homme était venu s'asseoir derrière leurs sièges et écoutait leur conversation comme s'il eût fait la chose du monde la plus naturelle.

– Tenez, docteur, continua Mme de Couvry, auprès de la cheminée deux hommes debout causent amicalement ; savez-vous qui ils sont ? — Non, madame. — Je vais vous le dire. Vous conviendrez avec moi que le plus jeune a une physionomie heureuse ; je lui trouve même un certain air de distinction. Il est docteur je ne sais plus en quelle chose. On ne lui reproche que d'être un peu triste. L'autre, au contraire, qui a vieilli dans le métier de juge d'instruction, a le tort d'une insouciance déplorable à l'endroit de la toilette. Il aspire à convoler en secondes noces pour n'avoir plus le souci de deux petites filles dont il ne sait pas plus prendre soin que de lui-même. — J'ignorais ces détails, dit le médecin en forme de parenthèse. — Eh bien! docteur, reprit la marquise d'un air à tromper même le plus fin diplomate, l'un s'appelle M. Le Beau, et l'autre, j'hésite à le dire, M. Arthur Salopin. Qu'en pensez-vous? Le candide médecin ne soupçonna pas même le piège; il y donna tête baissée avec l'irréflexion d'un enfant, tant le triomphe de ses idées lui tenait au coeur. Il se hâta d'appliquer le nom de Salopin au juge d'instruction et celui de Le Beau au jeune docteur en droit, ce qui manqua d'arracher un éclat de rire à Mme de Couvry. Par malheur, la marquise, curieuse d'étendre et de compléter sa vengeance, réprima un accès d'hilarité qui eût peut-être donné l'éveil au médecin. Elle lui indiqua deux autres personnes, deux femmes, dont l'une était Hélène et l'autre une fille laide et contrefaite qu'on appelait Mlle Gabrielle de Blanche-Hermine. Regardez celle qui joue gauchement au wisth, dit Mme de Couvry. Ce n'est point assez qu'elle ait les cheveux roux, le teint jaune, l'oeil éteint, le nez aplati, la bouche de travers, les épaules difformes et la mine malpropre, il faut encore que son visage désagréable soit l'empreinte parfaite de son caractère. Entre nous, elle désire si ardemment se marier qu'elle ne serait rien moins que difficile sur le choix d'un mari. Cependant, bien qu'elle soit fort riche, il ne s'est pas encore trouvé un homme assez brave pour s'afficher auprès d'elle. Les apparences de l'autre, qui fait là-bas tapisserie, ne sont pas plus trompeuses que celles de ce petit monstre. Elle n'est pas seulement belle et charmante, je puis vous affirmer qu'elle est en même temps une fille simple, pleine de sens et du naturel le meilleur. L'existence de ce résumé des perfections est à peine compréhensible. Je suis convaincue ,docteur, ajouta la marquise après une pause, que vous aurez bien vite deviné laquelle des deux a nom Hélène Cochon et celle qu'on nomme Gabrielle de Blanche-Hermine. — Ou mon système est profondément absurde, et, dans ce cas, je le serai plus encore que mon système, répliqua le médecin avec l'accent de la certitude, ou voici Gabrielle de Blanche-Hermine, et il désignait Hélène, et voilà Hélène, et il indiquait la jeune fille rousse. — Décidément, vous êtes sorcier, docteur, s'écria Mme de Couvry, joyeuse autant qu'une petite fille coupable d'une malice cruelle. C'est à ne pas y croire. Réellement, je veux aider de toutes mes forces à la propagation de votre admirable théorie…

En ce moment, le jeune homme, qui n'avait pas cessé de prêter l'oreille à ce qu'avaient dit la marquise et le médecin, se leva et se plongea dans la foule. Collégien à peine émancipé, il débutait dans le monde et brûlait d'y jouer unrôle. Son moindre défaut était l'indiscrétion, car de la présomption, de la fatuité et de la vanité, il en avait à revendre. Non content d'avoir fait preuve d'un manque absolu de savoir-vivre, il mit le comble à son inconséquence en essayant de se faire valoir à l'aide des détails qu'il avait si indélicatement surpris. Il tourna quelque temps autour d'Hélène, et se décida enfin à la prier pour un quadrille. Voici ce qui arriva d'après le récit même de la jeune fille. Il ne fut pas plutôt debout auprès d'elle que, lui portant la parole :

– Ne pourriez-vous, mademoiselle, dit-il, m'aider à retrouver le nom du docteur qui cause dans ce coin du salon avec madame la marquise?

– Vous voulez sans doute parler du docteur Bidault, répondit Hélène.

– Ah ! oui, oui, fit le jeune homme d'un air à faire croire qu'il retrouvait un souvenir ; une des lumières de la science, un esprit universel, un homme qu'on eût brûlé vif du temps où il y avait des sorciers.

– J'avoue, monsieur, répliqua la jeune fille, que, pour la première fois, j'en entends parler avec cet enthousiasme.

– Ha ! ha ! si vous le connaissiez, mademoiselle, s'écria le fat, dont le corps ne remuait pas moins que la langue ; je m'entretenais tout à l'heure avec lui et le marquis. Ho! quel homme! il nous a développé un système, ha ! ha ! qui fera certainement du bruit. Hélène craignait indistinctement le bavardage de ce monsieur; elle ne répondit pas. Sans s'inquiéter de ce silence, il continua : – Imaginez-vous, mademoiselle, que ce docteur singulier, sans autre indice que l'extérieur d'une personne, devine comment s'appelle cette personne. On ne pouvait pas entamer le chapitre des noms devant la jeune fille sans la faire tressaillir. Elle tourna brusquement la tête vers son cavalier et le regarda avec stupeur. Celui-ci, croyant de bonne foi l'intéresser, poursuivit : – Je comprends votre surprise, mademoiselle; je ne dis rien que de vrai cependant. Je puis certifier sur ma tête que le docteur, il n'y a qu'un instant, bien qu'il ne sût pas votre nom, n'a pas hésité uneseconde à dire comment vous vous appeliez. Je vous fais mon compliment, mademoiselle, ajouta-t-il en s'inclinant, un nom adorable et qui vous peint tout entière…

Hélène porta la main à sa poitrine pour en comprimer la douleur et l'indignation. Il sembla, à voir ses yeux démesurément ouverts et fixes, qu'elle fût anéantie. L'imperturbable fat parlait toujours.

– En revanche, disait-il, vous ne vous douteriez jamais comment se nomme cette vilaine fille rousse que vous voyez à cette table de whist. Ha! ha! il serait certainement difficile de trouver un nom qui lui convînt mieux. M'autorisez- vous à vous le dire? sans quoi je n'en ferai rien; j'aurais peur de vous déplaire. Je vous préviens qu'on ne s'est jamais appelé ainsi. Un nom, mademoiselle, à se faire refuser toutes les portes…

Le misérable jeune homme ne cessa pas durant quelques instants de parler sur ce ton, ne se doutant pas qu'il tournait et retournait la jeune fille sur des charbons ardents. Elle le regardait d'un air hébété, et semblait toujours chercher le mot de ce qui était pour elle une atroce énigme. A la fin, importunée et poussée à bout par le verbiage, les circonlocutions, les réticences de son bourreau, elle le regarda en face, et lui dit sèchement :

– Mais enfin, monsieur, daignez donc me donner la clef de vos phrases, car je vous avoue n'en comprendre absolument rien. Le jeune homme se mourait de l'envie d'être plus clair.

– Ha ! ha! fit-il, je n'ai plus rien à objecter, je suis tout entier à votre service et, indiquant Gabrielle de Blanche-Hermine, il lui appliqua le nom d'Hélène.

La pauvre fille recula d'un pas , et parut sur le point de succomber sous le poids de cet affront gratuit. Elle pressentit tout à coup la vérité. Ne pouvant supposer dans un aussi jeune homme autant de méchanceté compliquée d'autant d'audace, elle finit par croire que lui-même était dupe d'une mystification. Le toisant avec hauteur et dédain :

– Vous vous méprenez, monsieur, lui dit-elle, ou l'on s'est joué de vous, car le nom que vous attribuez à Mlle Gabrielle de Blanche-Hermine est précisément le mien. Hélène, là-dessus, lui tourna le dos et retourna à sa place. Le maladroit jeune homme était atterré. Il disparut comme fait l'ombre à l'apparition subite du soleil. À dater de ce jour, on ne le revit plus chez Mme Locar. Mais à sa maladresse il ajouta l'impudence de colporter l'aventure dans les salons où il était reçu, en ayant soin, toutefois, de la mettre sur le compte du meilleur de ses amis.

Dans ses lettres, Hélène, après avoir conté cette scène et accusé les douleurs poignantes qu'elle en avait eues, ajoutait qu'il ne fallait pas s'étonner de la voir si forte en face de tels supplices, puisque aussi bien elle avait un préservatif contre le désespoir; ce qui était une allusion à son mariage prochain.

Elle en parlait avec un calme heureux dont souvent les malades, la veille même de leur mort, parlent de longs jours qu'ils ont encore à vivre. La fièvre ne la quittait plus; une sorte de désordre plein de délices se substituait en elle aux mouvements réguliers de la vie. Elle était toute de feu, toute de passion, toute d'enthousiasme! Le jeune Arthur n'était plus seulement pour elle un mari selon ses rêves les plus chers, c'était encore un libérateur, celui qui devait, pour ainsi parler, la tirer des limbes, et lui faire une vie nouvelle et éclatante : aussi ne s'en cachait-elle point; elle s'avouait, en termes vibrants de tendresse, qu'elle l'aimait, ah! sainte volupté ! comme on n'aime plus guère aujourd'hui !

Ici, il est un point à bien établir. Le docteur en droit ne savait point encore le nom d'Hélène. Cela est étrange sans doute, mais c'est un fait, un fait authentique. Il n'avait pas toutefois, sur ce point, l'indifférence que lui supposait la jeune fille. Il devait être au moins curieux, lui surtout! de connaître le nom de la femme dont il recherchait l'alliance; et il avait bien une préoccupation effective de la chose. Seulement, pourquoi se fut-il opiniâtré dans ses recherches? Il n'avait pas de défiance, au contraire, tout contribuait à sa sécurité. Si Mme Locar et sa fille n'étaient pas seules à savoir le nom d'Hélène, comme le croyait celle-ci, le nombre de ceux qui le connaissaient était réellement fort restreint. Il n'y a donc pas à être surpris si les gens à qui M. Arthur s'était adressé, non sans précautions délicates, n'avaient pu lui apprendre ce qu'il désirait. Chose à remarquer, les quelques détails exacts dont il avait bien fallu qu'il se contentât, il les tenait précisément du juge d'instruction, son rival avoué, lequel, en cette occasion, ne s'était pas départi de son amabilité habituelle. « Je sais peu de chose sur elle, avait-il dit. Son père était intendant de la comtesse de Gournay. C'était un honnête homme, la perle des intendants, fort estimé de la comtesse. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'Hélène a reçu une brillante éducation.Vous devez savoir qu'elle a des connaissances très étendues, qu'elle parle plusieurs langues, qu'elle est excellente musicienne et qu'elle joue admirablement du piano. Quant à sa beauté, à son esprit, à son caractère, à sa sensibilité, vous êtes juge plus compétent que moi en telles matières. Pour me résumer, je ne connais pas de femme à qui je la préférerais. » Le rusé et prudent magistrat qui, en toute cette aventure, donna des preuves d'une habileté incomparable, ne fut discret que relativement au nom de famille d'Hélène. Il noya adroitement ce détail dans le clair-obscur des ambages, et réussit, qu'il visât à cela ou à autre chose, à donner le change au docteur. Il dit ne pas bien se le rappeler. Quel piège pour le jeune homme! Comment, son rival avait entendu prononcer le nom d'Hélène, et il ne se le rappelait pas ! Évidemment, ce nom n'avait rien de bizarre, rien de choquant, c'était un nom qui, à tout prendre, serait encore mille fois préférable au sien. Toujours est-il qu'il ne savait pas la première syllabe de ce nom quand, après avoir reculé jusqu'à ce jour devant un entretien décisif avec Hélène, à cause de scrupules analogues à ceux qui tourmentaient celle-ci, il se décida enfin à lui parler de la grave et importante question du mariage.

Son visage avait une nuance de mélancolie plus foncée que de coutume, le soir où il s'asseyait à côté d'Hélène, et lui demandait s'il lui plairait entendre des choses de la plus haute gravité. Cela fit tressaillir d'aise la jeune fille, qui devina tout de suite à quoi tendait ce début.

– Oh ! mon Dieu, vous m'effrayez ! dit-elle d'un ton qui la contredisait.

– La faiblesse que j'ai eue de reculer chaque jour cette confidence fait qu'il me faut aujourd'hui un grand courage…

– On dirait, à votre air, que vous allez prononcer un réquisitoire, dit Hélène, se raillant d'un préambule qu'elle trouvait au moins inutile.

– Voulez-vous donc que je sois d'une gaîté folle, répliqua le docteur, au moment où vous allez décider si je dois vivre ou mourir?

– Alors, me voilà jury et vous êtes tribunal, y compris l'inculpé? dit Hélène, qui avait peine à contenir sa joie.

La conversation alla de ce train jusqu'au moment où le jeune homme, d'autant plus triste qu'Hélène devenait d'une humeur plus enjouée, dit :

– Votre disposition à rire me convainc que vous ne vous doutez pas même de ce qui me préoccupe… Tenez, moi, à l'heure d'en parler, la sueur me vient au front et les forces me manquent…

Hélène devint tout à coup sérieuse.

– Je me perds, dit-elle, dans les détours du chemin que vous prenez.

Le docteur continua, en baissant tristement la tête :

– Je vous ai dit, Hélène, que je sollicitais une place de juge… J'aurais dû ajouter que je savais prendre une peine inutile.

– Le grand mal ! N'y a-t-il rien au-dessus du bonheur de dormir sa vie dans un fauteuil de tribunal ? Que n'essayez-vous de vous faire une clientèle au palais, comme vous dites?

– Les mêmes raisons s'y opposent. D'ailleurs, l'obstacle qui me barre le chemin peut être tourné… Cela dépend entièrement de vous, Hélène.

– Expliquez-vous donc, par grâce!... s'écria la jeune fille avec vivacité.

– Depuis notre liaison, continua le docteur d'une voix tremblante, je ne sache pas que vous ayez songé à me demander comment je m'appelle... Quelqu'un vous l'aurait il appris ?

La secousse que ressentit Hélène ne fut que celle qui l'ébranlait chaque fois qu'on touchait devant elle à cette malheureuse question des noms propres ; car, pour ce qui est de la vérité, elle en eut à peine un pressentiment. Elle répondit négativement par un signe de tête.

– Oh! seulement à cette heure, dit le jeune homme, je sens profondément mon tort... J'aurais dû vous avertir plus tôt. Mais je n'ai pas cessé d'être, près de vous, dans un enivrement qui m'a fermé les yeux sur l'avenir...

– Au fait, je vous en supplie, monsieur Arthur! fit d'une voix éteinte la pauvre Hélène, dont le visage exprima à la fois de la surprise et de vives inquiétudes.

Le docteur répondit ,mais d'un ton si bas, si bas que la jeune fille eut besoin de se pencher vers lui pour l'entendre :

– Hélas ! j'ai le malheur d'avoir un nom qui équivaut à la négation de ma personnalité, de mon travail, de mon mérite...

Toutes les images, comparaisons et analogies, connues et imaginables, seraient impuissantes pour exprimer la douleur du coup que Ja jeune fille reçut au coeur. Elle s'étonnait depuis d'avoir survécu à un tel ébranlement. Il est vrai qu'une lueur d'espoir en avait tout à coup modéré la violence. L'idée que le docteur s'abusait ou du moins s'exagérait le mal avait traversé son esprit.

– Mais encore, monsieur, dit-elle avec l'accent saccadé, fébrile d'une personne qui étouffe, ce nom?...

Le jeune homme, dans un état à faire pitié, plongea machinalement la main dans sa poche et en tira une carte de visite qu'il remit à Hélène d'un air honteux. Celle-ci prit la carte avec vivacité et la déchiffra avidement. Quelques instants, ses yeux restèrent fixés sur le NOM!... Puis, ses nerfs, tendus par une curiosité excessive, se détendirent sous l'influence de la douleur qui l'envahit jusqu'à la moelle des os. Ses bras tombèrent sur ses genoux, sa tête pencha en avant, et tout le corps sembla prêt à s'affaisser comme un mur sans fondations. L'affluence impétueuse du sang à ses tempes emplissait sa tête d'un bourdonnement à travers lequel lui arrivait, comme un bruit lointain, la voix de M. Arthur, lequel disait :

– Le malheur qui me présage votre accablement ne me prendra pas au dépourvu... Je ne puis pas dire ce que j'ai déjà souffert, à cause de ce nom, ce qu'il m'a valu de mécomptes, d'avanies cruelles, et jusqu'à quel point mes jours en ont élé assombris et empoisonnés, on me taxerait d'exagération... Je vous affirme qu'il est des douleurs qui, pour être singulières, n'en sont ni moins sérieuses ni moins poignantes... Dans un milieu plus semblable, peut-être m'eût-ou moins cruellement persécuté... Je vis précisément parmi des gens qui se piquent bien moins au fond de valoir quelque chose que de paraître et de parler d'or...

Hélène tâchait de se raidir contre le mal cruel qui la déchirait à la manière d'un poison violent, et essayait, par instant, de se redresser et de parler; mais ses membres avaient perdu tout ressort, et ses lèvres semblaient paralysées. Elle luttait contre une inertie plus forte que sa volonté, comme dans le cauchemar.

M. Arthur, toujours plus triste, lui rappela qu'il ne dépendait que d'elle d'arranger l'affaire, si mauvaise qu'elle fût en apparence, à la satisfaction de chacun... Elle releva lentement son visage pâle, contracté par les angoisses du doute, et attacha sur le jeune homme ses yeux ardents de fièvre.

Le docteur baissa les siens et reprit :

– Au moment où je vous ai rencontrée, j'étais en instance auprès du ministre de la Justice pour m'appeler dorénavant dunom de Verneuil… Ma mère était cousine germaine de mon père… Je n'avais pas de raison pour m'appeler Verneuil plutôt que Verteuil... Je pensai d'ailleurs qu'il serait plus logique, plus convenable de demander à porter le nom de ma femme...

Hélène laissa retomber lourdement sa tête.

– Ce que je vous dis est positif comme de l'algèbre, ajouta le jeune homme. À cette heure, j'ai la promesse formelle d'un homme qui a un grand crédit d'obtenir la faculté de prendre le nom de ma femme aussitôt après mon mariage...

De grosses larmes jaillirent tout à coup des yeux d'Hélène et glissèrent sur ses genoux.

– Je vous jure que je ne songeais pas à cela quand je vous ai connue.

– Je le crois, balbutia la jeune fille d'une voix étouffée par les sanglots.

– Il n'a rien moins fallu que mon amour profond, et la certitude de ne pas vous être indifférent, pour concevoir le plan dont je parle... Du reste, ne craignez pas que je me plaigne au cas où vous refuseriez de lier votre sort au mien. Mon amour est tout dévouement... J'ai mesuré la profondeur et l'étendue du sacrifice que je vous demande; je comprends qu'il soit au-dessus de vos forces...

Hélène continuait de pleurer.

– Ne vous affligez pas ainsi, chère Hélène, reprit le docteur, je ne puis pas croire que mon souvenir ait en vous des racines bien profondes encore... Vous m'oublierez… Quant à moi, je me suis fait à ce triste dénouement... Ici le jeune homme se leva. – Si ma destinée voulait devenir moins dure, continua-t-il, et permettre que vous vous rendissiez à mes raisons, daignez me le faire connaître par un mot de votre main... Je désire au moins vous savoir convaincue qu'il n'est pas au monde d'homme qui vous comprenne mieux que moi, vous aime davantage et souhaite plus ardemment votre bonheur.

M. Le Beau, qui n'avait pas quitté les deux jeunes gens des yeux, et qui semblait épier le départ de son rival, ne vit pas plutôt celui-ci hors du salon qu'il s'approcha. Se composant un air de circonstance, c'est-à-dire fort triste, il dit à Hélène : – Qu'avez-vous donc, ma chère enfant? vous avez vos jolis yeux tout rouges, et vous paraissez affectée bien douloureusement. Hélène ne répondit pas. – Le moment serait mal choisi, continua le juge d'instruction, pour vous parler de mes sentiments. N'oubliez pas toutefois, cher ange, que je suis tout entier à votre service, et que je ne serai jamais aussi heureux que le jour où vous mettrez mon dévouement à l'épreuve. M. Le Beau savait apparemment que, quand on souffre, rien n'irrite autant que les phrases banales et les condoléances non senties. Il s'en tint là. Hélène avouait quelques jours plus tard que, la tête perdue à force de souffrir, elle avait été sur le point de rappeler le juge d'instruction, qui se retirait discrètement, et de lui crier :

– Comment vous appelez-vous, Monsieur ?

Hélène passa une de ces nuits qui mûrissent vite une jeune tête. Elle éclata en sanglots et inonda Son oreiller de larmes. Elle approfondit ensuite sa situation, et resta convaincue qu'aucune puissance humaine n'était capable de réduire le mal d'un fétu, que c'était dans sa vie un désastre irréparable, et qu'il fallait au plus tôt étouffer l'amour en son âme, dût-elle en mourir. Les lentes tortures de la résignation seules lui restaient Ce qui centuplait son chagrin et la jetait dans le désespoir, c'était le ridicule amoncelé en toute cette affaire. Pouvait-on rien imaginer de plus burlesque que la scène qui avait clos ses amours avec le docteur? Elle se voyait déjà la fable du monde entier. Le cloître lui apparaissait comme le seul lieu où elle pût vivre désormais. Mais d'amères voluptés, engendrées par l'excès même de sa douleur, préparaient sourdement une révolution dans son âme. Nos douleurs prennent leur source, la plupart du temps, dans des idées, et notre esprit, pour peu qu'il le veuille, a la propriété merveilleuse de guérir ses propres blessures. En tout cela, peut-être y avait-il de la part d'Hélène, sans qu'elle s'en aperçût, autant d'imagination que de sentiment. Aussi s'indigna-t-elle à la fin d'endurer tant de souffrances inutiles.

– Oh! mon coeur! mon coeur ! s'écria-t-elle, je te réduirai au silence. Je m'étourdirai. Je serai ambitieuse.

Puis vint une série de considérations qu'elle eût repoussées la veille comme autant de lieux communs odieux. « La vie est ce qu'elle est. Les efforts sont pour nous : les résultats sont dans les mains d'un autre. Vais-je donner des ordres à celui en puissance duquel je suis? D'ailleurs, tout passe, la jeunesse et la beauté, et l'amour encore plus vite que le reste. Les ressources de l'esprit au contraire sont inépuisables, etc. » Finalement, c'est dans ces idées, qui lui rendirent un peu de calme, qu'elle s'endormit.

Au réveil, elle eut bien encore des serrements de coeur, des larmes dans les yeux, des plaintes sur les lèvres. Du moins, elle était désormais plus forte que la douleur, et sentait l'amour de la vie plus puissant que jamais en elle. De nouveaux rêves germaient déjà dans son esprit. Elle envoya à son amie un récit de ce qui lui arrivait et une analyse minutieuse de ce qu'elle avait souffert et souffraitencore; à la suite de quoi, du ton le plus passionné, elle la priait de revenir bientôt. Elle s'occupa ensuite de M. Arthur, auquel elle adressa ce billet laconique, signé de ses nom et prénom écrits en toutes lettres, en caractères moulés :

« Monsieur, vous ne serez pas surpris si, en réponse à votre déclaration d'hier soir, je me borne à vous envoyer la signature de votre très humble servante, etc… »

Hélène se dit spirituellement qu'elle avait fait un mauvais rêve et retourna en soirée après avoir effacé soigneusement de son visage toute trace de chagrin. Elle salua le docteur de son air affectueux habituel, et causa avec lui sûr le même ton enjoué, évitant jusqu'à la plus légère allusion à ce qui s'était passé entre eux. Par cette conduite, dont le jeune homme comprit le sens et à laquelle il se prêta, Hélène voulait donner le change aux curieux et notamment au juge d'instruction. En d'autres termes, avec ce dernier, dont elle savait le nom depuis peu, elle prétendait jouer au fin, ou du moins ne pas lui avouer trop brutalement qu'elle n'accueillait ses compliments que par déception d'ailleurs.

M. Le Beau devait bien rire à part soi, car la poitrine d'Hélène était pour lui de verre, et il voyait évidemment le but de tous les petits manèges de la jeune fille. Certes, c'était un homme fin, ce M. Le Beau, c'était encore un homme froid, méthodique, sans faux orgueil, qui alignait les raisonnemens comme un comptable ses chiffres. Il était l'homme du monde le plus curieux des mobiles secrets qui nous agitent, et le plus habile à les pénétrer ; et quand il remarquait une idée fixe sur un visage, il ne tardait pas à la savoir. Dès le principe, il avait compris qu'Hélène serait un vrai trésor dans son ménage, et il avait décidé de tenter le possible pour qu'elle enrichît le sien. Il faut bien avouer que le hasard le servit autant que son habileté. Hélène se lia précisément avec un homme qui ne pouvait pas devenir son mari, un homme qui avait des préoccupations identiques aux siennes, et qui, par cela même, devait inévitablement rompre avec elle un jour ou l'autre. Plus leur amour serait sincère et profond, plus M. Le Beau se croyait sûr du succès : car, plus la douleur serait grande, et plus elle aurait besoin d'être consolée. Il espérait simplement que le chagrin, la solitude, le désespoir, jetteraient Hélène dans ses bras. Il lui suffisait d'attendre, d'être discret, complaisant, de bonne humeur, et de tâcher à ne pas déplaire. Il avait suivi de son oeil profond le développement de ce petit drame intime, et, après les péripéties prévues, il le voyait se dénouer selon qu'il le souhaitait. Il redoubla d'amabilité auprès d'Hélène et la pressa avec des instances de plus en plus vives, si bien que la jeune fiile n'eut l'air de céder qu'aux sollicitations les plus passionnées. Au fond, M. Le Beau l'avait gagnée par sa complaisance, sa patience, et les charmes de son esprit.

Mme Locar, à l'imitation de sa fille, se chargea, dans cette affaire, de débattre les intérêts d'Hélène, à la suite de quoi l'époque des fiançailles fut définitivement fixée.

Par suite d'une délicatesse analogue à celle d'Hélène, qui certainement n'eût point agréé les hommages d'un homme capable de soutenir la comparaison avec M. Arthur, celui-ci, impatient de se marier, s'était résolu de son côté à choisir une femme accablée de disgrâces, et il ne le fallait rien moins que dans ce train d'idées pour qu'il ne reculât pas devant la laideur de Mlle Gabrielle de Blanche-Hermine. Cette demoiselle, qui ne pensait guère au mariage que comme on songe à gagner le gros lot d'une Ioterie faillit perdre connaissance aux premières ouvertures du jeune avocat. Dans l'ivresse où la jeta l'espérance de ce mariage, et par peur de le voir manquer, elle assura à M. Arthur qu'elle consentirait sans aucune peine à porter son nom au cas où le ministre de la Justice refuserait de l'autoriser à en prendre un autre. Malgré une parole échangée et les conventions les plus positives, la pauvre fille avait vécu jusqu'alors dans une telle incrédulité à l'endroit d'un mari qu'elle crut réellement ne pas faire un rêve que le jour de la signature du contrat...

Au nombre des gens qui assistaient au mariage d'Hélène, on remarquait, outre Mme Locar et sa fille, M. Génie, M. Moulin, M. Rétif, M. de Beaufort, Mme la marquise de Couvry, et enfin le docteur Bidault, qui était à côté d'elle. Derrière eux, parmi d'autres enfants, se tenait gravement le fils de M. Génie, un enfant terrible, innocemment féroce. Le docteur se pencha tout à coup vers la marquise, et lui dit :

– Eh bien! madame, vous avez prétendu vous moquer de moi. C'était indubitablement très spirituel, et cependant vous voyez que je finis par avoir raison. Quand le sort se trompe, madame, il se hâte de réparer ses erreurs. À l'avenir, Mlle Gabrielle de Blanche-Hermine, ce résumé de toutes les imperfections, se nommera vous savez comment, et cette tant jolie Hélène, qui n'a pas sa pareille pour les grâces et les talents, s'appellera désormais… Ici le docteur fut interrompu brusquement par quelqu'un qui le tirait par la basque de son habit... Il se retourna et aperçut le fils de M. Génie, lequel lui coupait la parole pour lancer cette malice : – À cette heure, monsieur le docteur, elle s'appellera Le Beau Cochon, ce sera flatteur. La marquise eut besoin d'un grand effort pour ne pas rire aux éclats. Le docteur parut frappé de la foudre. Il devint de la couleur de ses lunettes, et, à le voir regarder le jeune Génie, on eût dit qu'il avait quelque serpent venimeux sous les yeux. Il n'eut pas le courage d'ajouter un mot. Il resta enseveli dans une morne tristesse. À partir de cette époque, on ne l'entendit plus parler de son système du Rapport des noms propres et du physique uni au moral des individus; mais il ne tarda pas à en embrasser un autre, qui ne valait sans doute guère mieux; car, un système, qu'est-ce? sinon, la plupart du temps, pour parler par figure, qu'une grande cuve imaginaire où quelque esprit ingénieux ou absurde brasse studieusement une petite vérité avec cent mille erreurs.

 


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