Charles Barbara
ANNE-MARIE
édité en 1868
I
Fils unique de parents qui passaient dans leur province pour avoir trois ou quatre cent mille francs, et fiancé presque dès l'enfance à une petite amie dont les espérances étaient à peu près égales aux siennes, le jeune de Villers, satisfait des promesses de l'avenir, ne se sentait nullement le besoin d'une profession. Il perdit bientôt sa mère ; celle de sa fiancée mourut également, et ces pertes douloureuses, en lui assurant déjà pour sa majorité autant de fortune qu'il en sou haitait, n'étaient pas de nature à le rendre plus ambitieux. Néanmoins aux approches de la vingtième année, par complaisance pour son père qui le pressait d'embrasser une carrière quelconque, il fit quelques études mathématiques et entra cinquante ou soixantième à Saint-Cyr.
Sa conduite, durant les années d'épreuves qui suivirent, fut ce qu'il fallait attendre d'un jeune homme indolent, mais brave et plein d'honneur. Lieutenant à vingt-sept ans, il se maria enfin. C'en eût été assez pour lui faire prendre son mal en patience, si d'ailleurs sa femme, dont la santé était délicate, n'eût eu beaucoup à souffrir de l'instabilité de cette vie et des perpétuels changements de climat. Il était en Afrique : il y avait quelque cinq ou six mois qu'il était capitaine et venait d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur quand lui parvint la nouvelle que son père n'existait plus. Le lien qui le retenait encore au service était brisé. Sa résolution fut bientôt prise : il donna sa démission, prit congé de ses amis et quitta le régiment, emportant avec lui l'estime de ses chefs et les regrets de tous ses camarades.
Après s'être quelque temps consultés sur le lieu où ils fixeraient leur résidence, monsieur et madame de Villers, qui n'avaient à eux deux qu'une pensée et qu'un sentiment, et qui n'ai maient point à être en vue, vinrent se perdre, sinon se cacher dans Paris. Ils cherchèrent un quartier ni trop retiré, ni trop populeux, y louèrent un vaste appartement et s'intéressèrent à le décorer et à le meubler avec plus de goût encore que de luxe. Leur domestique se composa d'un homme et de deux femmes qui tous trois avaient été longtemps au service de la famille de Villers. Avec leurs revenus, ils eussent pu sans doute avoir un train de maison plus considérable ; mais, inca pables d'en imposer, ils préférèrent toujours pa raître moins riches qu'ils ne l'étaient en réalité. Ce fut d'après les mêmes principes qu'ils choisirent constamment leurs amis parmi des gens dont la fortune était de beaucoup inférieure à la leur.
Madame de Villers était une petite femme mignonne et pleine de grâce, toute simple, d'un ca ractère enjoué et affectueux ; son mari avait au moins deux têtes de plus qu'elle ; sous ses traits réguliers et un peu froid il n'était pas malaisé de deviner, à la douceur de l'œil, de la sensibilité et beaucoup de bienveillance.Peut-être dépensait- il dans sa toilette plus de coquetterie que sa femme n'avait l'air d'en mettre dans la sienne. Toujours est-il qu'il ne permettait encore à aucun fil d'argent de se glisser dans une moustache d'ailleurs peu menaçante. Insensiblement, le mari et la femme, comblés de considération, entourés de nombreuses sympathies, menèrent une existence conforme à leur humeur et à leurs goûts. Les magnificences et les curiosités que renfermeParis, les promenades, les concerts, les spectacles, les voyage enchaînèrent pour eux les dis tractions aux distractions ; et ils n'eussent certainement jamais connu l'ennui, n'eût été une chose qui leur était refusée, une chose dont se passeraient et se passent volontiers bien des gens, mais qui leur était à eux une source intarissable d'amertume et de regrets.
Chez l'une où chez l'autre de leurs connaissances, monsieur et madame de Villers n'allaient jamais que les poches et les mains pleines de bonbons et de joujoux ; dans les jardins publics, un attrait invincible les attirait toujours du côté où jouaient les enfants ; sur leur chemin, pas une joyeuse famille ne passait qu'ils n'eussent pour elle des regards chargés de tendresse. Et cependant un baby au sein de sa nourrice, une jolie poupée rose et bien vivante habillant sa poupée de carton, de beaux petits anges tapageant comme des diables, des petites filles sautant à la corde, ou encore deux ou trois chérubins remorqués, celui-ci par son papa, celui-là par sa maman, cet autre par sa bonne, tous les détails de ce genre, s'ils ne manquaient jamais d'exciter en eux le plus vif intérêt, les jetaient par contre-coup dans des sentiments indéfinissables d'ennui et de tristesse. A l'issue de ces rencontres, ils s'en retournaient le front penché et soucieux, soupiraient par intervalle, ne soufflaient mot, mais s'entre-regardaient furtivement et semblaient se dire :
– Nous ne connaîtrons jamais ces joies-là, nous.
Et ils rentraient chez eux, et s'y asseyaient en soupirant de nouveau, et ce chez eux si bien arrangé, si confortable, si brillant, si gai, ne leur paraissait plus qu'un tombeau froid, vide, morne, désolé. M. de Villers approchait de la quaran taine, madame de Villers allait avoir trente-cinq ans ; il y avait quelque douze ou treize ans qu'ils étaient en ménage : il y avait donc toute apparence de croire que ce cher héritier qu'ils n'a vaient pas, ils ne l'auraient jamais ; et voilà quel était à eux, qui n'auraient rien moins aimé que d'avoir une famille anglaise, à eux qui se sentaient si bien des entrailles de papa et de maman, qui avaient des trésors d'amour qu'une douzaine d'en fants n'eussent pas épuisés, voilà quel était à eux leur si, leur mais, leur petit ver rongeur, l'envers de leur vie en apparence si belle et si heureuse ; ils se croyaient à tout jamais frustrés d'une joie qu'ils préféraient à toutes les autres ; ils devaient désespérer de connaître jamais le bonheur eni vrant d'avoir un seul petit être à bercer, à cares ser, à chérir, à combler, à gâter.
Des heures entières, assis vis-à-vis l'un de l'autre, ils s'oubliaient dans leurs amères rêve ries, et quand on pouvait croire le mari bien loin de sa femme et réciproquement, il arrivait que leurs pensées avaient pris la même direction, longé les mêmes sentiers, suivi les mêmes détours, si bien que l'un se prenait à dire :
– Il y a tant de gens qui se plaignent d'en avoir trop !
L'autre répondait :
– Tandis qu'à nous, hélas ! le ciel n'en a pas donné seulement un seul !
Une fête délicieuse pour eux, une trêve à leurs soucis, presque un baume pour leurs blessures, ç'avait été d'être parrain et marraine ; ils l'avaient été jusqu'à trois fois. Quelque chose comme la fa talité s'en était mêlé. Les filleuls étaient morts successivement à des distances très-rapprochées l'une de l'autre, et monsieur et madame de Vil lers, consternés, navrés, désespérés, s'imaginant qu'ils portaient le malheur avec eux, se refusaient depuis opiniâtrement et bien à contre-cœur à cette espérance de consolation.
Ils songèrent, et sérieusement, à une adoption ; ils en étudièrent la portée et les conséquences, prirent en secret des renseignements, en devi sèrent longuement ensemble ; mais, en fin de compte, la chose leur parut si délicate, si épi neuse qu'ils en vinrent à y répugner et à se dire que dans ces matières-là, l'homme ne peut pas grand'chose, à moins que la Providence ne se fasse au moins de moitié complice. Et leur tristesse, leur mélancolie, leur chagrin, s'accrut de tous ces mécomptes. Et il leur était d'autant plus malaisé de s'en distraire qu'à chacun de leurs pas le sujet de leurs regrets était incessamment remis sous leurs yeux. C'était une désolation, une calamité, une persécution de la destinée ; toutes sortes de plaisirs surgissaient devant eux, les agaçaient, les provoquaient à l'oubli, et ils ne pouvaient se faire à cette privation. Des gens chargés de fa mille leur disaient :
– Vous ne connaissez pas votre bonheur.
Ils répondaient :
– Pour ce que vous appelez votre malheur, nous donnerions volontiers, nous, tous nos plai sirs.
Le mari en souffrait pour sa femme, et la femme pour son mari. Madame de Villers, toutefois, s'en affectait si profondément qu'elle perdait sa gaieté, son enjouement ; que bien des larmes secrètes coulaient de ses yeux, qu'elle en rêvait, qu'elle en avait des insomnies, qu'elle devenait toute lan guissante, qu'elle ne prenait plus d'intérêt à rien, et que sa santé déjà si débile en éprouvait par degré des atteintes alarmantes.
II
Il fut d'autant plus étrange de voir vers cette époque M. de Villers manquer par ci par là à ses vieilles habitudes conjugales. Lui qui, depuis sa démission, n'avait pas vécu une heure loin de sa femme, qui ne fût pas allé à la promenade, ni en visite, ni en soirée, ni au théâtre, à moins qu'elle ne vint avec lui, qui n'avait pas eu une pensée, une émotion, sans la lui communiquer, lui qui enfin avait toujours vécu dans une si étroite inti mité avec sa compagne qu'on n'eût pas trouvé entre leurs deux âmes même la place du plus léger nuage, commença à sortir seul, à dîner parfois en ville et à y passer les soirées sans elle, à dépenser des sommes bien fortes pour ses menus plaisirs personnels, à avoir enfin des intérêts séparés des siens. Le régiment où il avait servi était, pré tendait-il, à Paris ; il avait renoué avec d'anciens camarades ; c'était le moins qu'il déjeunât ou dinât de temps à autre avec eux ; et, attendu que ces camarades avaient gardé le célibat, madame de Villers ne pouvait naturellement être de ces parties.
Madame de Villers d'abord, bien loin de trou ver à redire contre ces écarts, s'empressa de les justifier.
– Pauvre Amédée, pensa-t-elle, je comprends, il s'ennuie près de moi ; mon voisinage nourrit sa désolation. N'est-il pas juste qu'il essaye un peu de se distraire de ses regrets loin de celle qui ne cesse de les lui rappeler ?
Il arriva une fois à M. de Villers de vouloir s'excuser. Elle se hâta de l'interrompre.
– Non, non, mon ami, lui dit-elle, c'est inu tile, je t'approuve, tu fais bien. Tout ce qui te plaît me plaît, et il me suffit de savoir que tu ne t'ennuies pas trop pour que je me sente moins triste et moins souffrante.
A l'hiver succéda le printemps, au printemps l'été, et M. de Villers ne parla pas d'aller aux eaux. Ses sorties clandestines, assez irrégulières dans le principe, cessèrent graduellement, puis reprirent à l'automne avec une fréquence nou velle. Si madame de Villers s'en étonna et s'en affecta même, on peut dire du moins qu'elle n'en souffrit jamais beaucoup,ayant toujours rencontré dans son mari le même homme complaisant et affectueux. Néanmoins, elle lui dit un jour :
– D'où vient que tu n'amènes pas tes amis chez nous ? Douterais-tu de mon empressement à les bien accueillir ? Il me semble que vous seriez aussi bien ici pour dîner et pour jouer que dans un lieu public.
– Ce serait bien loin pour eux, repartit M. de Villers d'un air embarrassé. J'y ai déjà songé ; ils te doivent au moins une visite ; il est probable qu'ils y penseront… Après cela, tu sais, ces vieux garçons, c'est original en diable ; une femme ma riée les effarouche ; et si tu ne les voyais pas, il ne faudrait pas non plus trop leur en vouloir.
Cependant M. de Villers ne rentrait pas tou jours d'un air bien gai. Un soir entre autres, son visage était si soucieux, que sa femme s'en in quiéta.
– Qu'as-tu donc, Amédée ? lui demanda-t-elle avec sollicitude.
– Rien, rien, ma chère.
– Pourquoi, alors, clignes-tu ainsi les yeux et parais-tu si troublé ?
M. de Villers réfléchit quelques instants et repartit :
– Une perte au jeu.
– N'est-ce que cela ?
– Oui, oui, dit M. de Villers d'un air délibéré, mais une perte, ma foi, assez ronde, un billet de mille francs, et je n'osais te le dire.
D'un air de reproche et de tendresse, madame de Villers s'écria :
– Me connais-tu donc si mal ? Le passé est-il déjà si loin de nous ? Aurions-nous donc mainte nant deux manières de voir et de sentir ?
En conséquence de cet aveu, le lendemain, M. de Villers, qui assurait avoir joué sur parole, prit un billet de mille francs et sortit ; il sortit et, malgré l'assurance qu'il avait donnée du contraire, il ne rentra pas pour dîner. Madame de Villers l'attendit une heure, deux heures et, ne le voyant pas venir, désespéra de diner avec lui, soupira et finit par se dire :
– On l'aura retenu, il n'aura pas osé refuser, il aura dû céder à la contrainte ; ce serait aussi par trop ridicule à moi de jalouser le plaisir que d'autres peuvent trouver à l'avoir avec eux.
Mais les heures passèrent ; minuit sonna, puis une heure du matin, et de M. de Villers point de nouvelles. Madame de Villers s'émut ; de vives inquiétudes l'oppressèrent, puis de poignantes angoisses. Jamais son mari n'avait passé la nuit dehors. Ne lui serait-il pas arrivé quelque acci dent ? Elle en trembla ; des flots de larmes jail lirent de ses yeux ; ses sanglots éclatèrent. Elle songea à sortir, à aller à la recherche de son mari. Mais où aller ? Dans sa torture, aucune place ne lui était bonne : elle s'asseyait, se levait, se fati guait en allées et venues, prêtait l'oreille à tous les bruits et recommençait de se lamenter et de sangloter à chaque voiture qui passait outre. La nuit s'écoula ainsi au milieu d'anxiétés dévo rantes, de mortelles alarmes, d'un état voisin du désespoir. Finalement, à six heures du matin, allant de sa chambre à celle de M. de Villers et de cette dernière à la porte d'entrée, elle poussa un cri d'espoir et de soulagement : un pas bien connu montait l'escalier, celui de son mari. Elle en éprouva une émotion si vive, si profonde, et cette émotion mettait fin à un si douloureux supplice que son premier regard fut tout d'amour et qu'elle ne songea pas même aux reproches.
Au surplus, M. de Villers la prévint. Pâle, dé fait, harassé de lassitude et dans un désordre qui attestait qu'il avait du passer la nuit debout, il s'empressa d'avouer, d'un air confus, qu'il avait de biens grands torts, qu'il avait beaucoup souffert de son échappée, mais qu'il lui avait été impos sible de résister aux instances de ses amis. Ceux ci, qui étaient à la veille de partir et qu'il ne re verrait peut être jamais, lui avaient fait violence en quelque sorte. Il lui avait fallu dîner, puis jouer, que de fil en aiguille la nuit s'était envolée, le matin était venu et cinq heures avaient sonné qu'il ne croyait pas qu'il fût seulement minuit. Il ajouta qu'il en avait de vifs regrets, un profond repentir, et que c'était bien du reste la première et dernière nuit si mauvaise qu'il faisait passer à sa chère femme. Bref, profondément touchée par cette confession, madame de Villers, les larmes aux yeux, sauta au col de son mari, I'embrassa tendrement et tout fut oublié.
Une paix durable succéda à ce petit orage, qui fut le premier et le dernier, comme M. de Villers l'avait vraiment dit. On touchait à l'hiver. Les visites, les soirées, les concerts, l'Opéra, furent des distractions dont le mari et la femme recom mencèrent de jouir en commun comme par le passé. Jamais M. de Villers ne s'était montré plus attentif, ni plus prévenant, ni plus affectueux ; c'est-à-dire que dans les soins dont il entourait sa femme, il se glissait peut-être une pointe de tendresse plus vive encore que de coutume. Il ne laissait pas toutefois que de sembler par ci par là un peu bizarre. Il lui arrivait, par exemple, de s'abandonner sans motif apparent à des élans de joie dont on ne l'aurait jamais cru susceptible ; puis, l'instant d'après, de devenir soucieux et in quiet, ou encore de piétiner et de marquer de l'impatience à faire croire qu'il marchait sur des clous. Mais sa femme, assurée de connaître d'où venaient ses bizarreries, loin de s'en offenser, l'en plaignait. Ainsi, le surprenant un jour à rêver, elle le considéra mélancoliquement et lui dit de sa voix la plus caressante :
– En vérité, mon ami, je me prends à re gretter que tes camarades aient changé de garni son ! Du moins, avec eux tu avais de bons moments, tu pouvais du moins quelquefois te distraire et oublier.
M. de Villers se récria. Sa femme reprit :
– Avoues-le franchement, Amédée, si, dans cette chambre-là, près de ce lit, il y eût eu un berceau et, dans ce berceau, un petit ange pour te regarder de ses beaux yeux et te sourire de sa jolie bouche, avoue franchement que tu n'eusses jamais songé à renouer avec des garçons, et à perdre ton argent au jeu.
Oh ! oui, repartit M. de Villers avec une sorte d'enthousiasme, oh ! oui, ma chère Maria, tu as raison, mille fois raison : si nous avions un seul petit enfant, je serais le plus heureux des hommes ; comme toi, j'en mettrais ma main au feu , tu serais la plus heureuse des femmes !
III
Depuis l'orage six semaines s'étaient écoulées.
Monsieur et madame de Villers déjeunaient. Entre deux bouchées M. de Villers déplia son journal, le Moniteur, et jeta un coup d'œil rapide sur le feuilleton. C'était un lundi. Le feuilleton était tout entier consacré à l'appréciation d'une pièce de théâtre. M. de Villers prenait un si vif intérêt à cette analyse qu'il en oubliait de manger. Sa femme s'en aperçut.
– Que lis-tu donc là de si intéressant, Amé dée ? lui demanda-t-elle,
– Eh mais ! répondit M. de Villers, le compte -rendu d'une pièce de théâtre qui doit être ma foi bien intéressante, si je m'en fie à cet enchanteur de feuilletoniste.
– Où cela ?
– Aux Français. Ce M. Théophile Gautier me met l'eau à la bouche, et j'ai bien envie de m'assurer par moi-même si la pièce vaut tout le talent qu'il dépense à la faire valoir. Si nous y allions !
– C'est une idée, répliqua madame de Villers. Nous n'avons précisément rien d'arrêté pour notre soirée d'aujourd'hui.
M. de Villers acheva de déjeuner. Il se leva peu après et dit :
– Je vais donc aller tout de suite m'assurer de deux places pour se soir. Autrement nous courrions grand risque de trouver visage de bois.
Sa femme l'approuva. Il sortit. Il ne devait faire qu'aller et venir ; il ne rentra à la maison que quatre heures plus tard. Au reste, madame de Villers n'y prit point garde. Préoccupée de sa toilette, elle n'avait pas songé à mesurer le temps. Deux heures au plus les séparaient du dîner. Autant elles furent courtes pour la femme, autant elles semblèrent longues pour le mari. Ils dînèrent à la hâte, puis, se pressant mutuelle ment, allèrent chacun dans sa chambre. De beau coup plus tôt prêt que sa femme, M. de Villers rôdait d'une pièce à l'autre, piétinait, s'arrêtait d'un air songeur, consultait sa montre, puis se remettait en marche. Enfin, consultant de nou veau sa montre , il alla vers sa femme et lui dit :
– Voyons, Maria, es-tu prêt ? Voici sept heures. La voiture nous attend. Encore un peu et nous arriverons après le lever du rideau.
– J'y suis ,j'y suis ! fit madame de Villers en achevant de se ganter.
M. de Villers lui laissa prendre les devants. Lui, tout à l'heure si impatient, ne se pressait plus. Sa femme, déjà dans l'antichambre, lui disait :
– Eh bien, Amédée, eh bien ?
Il s'écria :
– Étourneau que je suis ! Moi qui oubliais les jumelles ! Va toujours, va toujours, je te re joins.
Et il rentra précipitamment dans sa chambre.
Pendant ce temps-là, madame de Villers, suivie de sa femme de chambre, n'eut pas ouvert la porte du palier qu'elle s'arrêta stupéfaite et jeta un cri.
– Ah ! fit-elle. Qu'est-ce que cela, AngéIique ?
– Moi, madame, je ne sais pas, répondit la femme de chambre non moins étonnée que sa maîtresse.
Du fond de l'appartement au palier toutes les portes étant ouvertes, M. de Villers entendit ; il accourut d'une haleine.
– Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu'as-tu donc ?
La porte extérieure, par rapport à l'escalier, se présentait obliquement et formait avec le mur de face une encoignure assez profonde. Or, dans cette encoignure semi-sombre, madame de Villers venait d'apercevoir à ses pieds un objet d'un volume assez considérable et d'une forme assez particulière.
– Regarde ! dit-elle à son mari d'une voix altérée.
Avec toutes les apparences d'un homme que le danger rend à lui-même, M. de Villers, de son air le plus indolent et le plus froid, se pencha et dit :
– Qu'est-ce qu'il y a là de quoi tant t'émou voir ? Probablement un commissionnaire qui, ayant affaire aux étages supérieurs, aura, pour s'alléger, déposé là son fardeau. Il le reprendra en descendant. Allons, ma chère, allons, ne nous amusons pas, nous sommes en retard, des cendons.
Et il se dirigea. vers l'escalier. Sa femme l'arrêta.
– Un instant, lui dit-elle, tu es aussi trop pressé. Mon cœur bat étrangement. Il faut voir ce que c'est.
– Ne vas pas commettre une indiscrétion !
Sans s'arrêter à l'avertissement, madame de Villers se baissa, examina ce mystérieux paquet, en palpa les contours d'une main tremblante, sentit ployer de l'osier sous ses doigts, puis se redressa toute saisie et s'écria :
– Mon Dieu l mon Dieu I mais c'est un ber ceau !
– Mais oui, un berceau, répéta la femme de chambre qui suivait tous les mouvements de sa maîtresse.
– Un berceau ! fit à son tour M. de Villers.
Il se rapprocha vivement, se baissa, renouvela l'examen de sa femme et, non moins ému qu'elle, se redressa et ajouta :
– Effectivement, c'est est un ! voilà une his toire ! qui peut l'avoir mis là ? Il faut se dépê cher d'aller prévenir le concierge !
– Pourquoi ? dit madame de Villers en saisis sant le bras de son mari, qui déjà descendait. Plus qu'à tout autre, à nous qui avons trouvé ce berceau, n'est-ce pas le devoir de nous en inquié ter et d'en visiter l'intérieur ?
– À quoi bon ?
– Comment ! s'écria madame de Villers presqu'indignée. Tu n'y songes pas. Mais là-dedans il y a peut-être une petite créature qui souffre du froid et de la faim, et peut mourir faute de se cours. Aidez-moi, Angélique.
Angélique, femme assez robuste de quarante et quelques années, souleva le berceau et fit obser ver qu'elle le porterait bien toute seule. Elle ne semblait pas moins curieuse que sa maîtresse de savoir ce qu'il contenait. Madame de Villers en tra derrière sa femme de chambre. M. de Villers suivit sa femme et ferma la porte. Une exclama tion lui échappa, qui tendrait à faire croire qu'il n'était pas aussi indifférent qu'il le voulait paraî tre. Malgré toutes les précautions qu'elle y met tait, Angélique heurta légèrement son fardeau contre une porte, et M. de Villers de s'écrier d'un accent d'effroi :
– Prenez bien garde, Angélique !
Mais se reprenant aussitôt, il ajouta avec hu meur :
– Fâcheux contre temps l La pièce sera commencée. Nous n'y comprendrons plus rien.
Le berceau fut déposé dans le salon, sur deux chaises, sous la lumière, au coin du feu. Avec une agilité fébrile, madame de Villers, armée de ci seaux, s'empressa de découdre une grande cou ture qui allait d'un bout à l'autre de l'enveloppe. Elle ne démasqua que l'osier. Comme nouveau rempart contre le froid, une main maternelle avait cousu d'un bout à l'autre, de la tête aux pieds, une seconde toile plus fine et plus blanche que la première. Impatiente, à ne plus savoir ce qu'elle faisait, retenant son haleine, près de suf foquer, madame de Villers fit tout simplement une incision circulaire dans la toile, et arracha plutôt qu'elle ne défit cette seconde enveloppe. Elle tressaillit : un cri de stupeur et d'admiration lui échappa.
– Amédée ! Amédée ! fit-elle.
M. de Villers, qui observait cette scène du coin de l'œil, sans avoir l'air d'y prendre part, voyant sa femme chanceler, accourut la soutenir. En même temps, il plongeait habilement les yeux dans le berceau et disait :
– Eh bien ! Eh bien ! qu'as-tu ? Un magnifique baby ! Ya-t-il de quoi te trouver mal ?
– Monsieur a raison, dit Angélique dans le ra vissement une jolie petite créature, ma foi !
Madame de Villers se dégagea tout-à-coup des bras de son mari pour voir et revoir ce qu'elle n'a vait qu'entrevu. L'enfant endormi plongeait dans la plume comme un roitelet dans son nid. Une jolie capote en piqué blanc d'où s'échappait une petite ruche de valenciennes protégeait sa tête et encadrait gracieusement son visage. Il ne devait pas avoir plus de sept ou huit semaines. Ses sourcils déliés, déjà bien visibles, les longs cils dont ses paupières étaient frangées, l'harmo nie de ses traits, la pureté, la transparence, l'é clat de son teint, la sérénité de son sommeil, tout concourait à en faire la plus ravissante miniature qu'il fût possible d'imaginer. Rien dans son trous seau, d'ailleurs de la plus belle laine, de la plus fine batiste et d'une blancheur éclatante, rien dans ce trousseau, où ne manquait même pas la dentelle, n'annonçait la pauvreté. Madame de Villers tournait autour du berceau, regardait, re gardait encore, sautait, frappait dans ses mains, s'abandonnait aux élans de la plus folle joie, et à l'enthousiasme.
Le joli petit enfant ! disait-elle ; l'adorable créature ! le bijou ! Mais voyez donc, voyez donc cette bouche ! ne dirait-on pas une rose de mai ? Et ce front à se mirer ! et ces petits arcs d'amour ! et ces longs cils ! Quels beaux yeux il doit avoir ! J'en perdrai la tête, déjà je déraisonne. Ah ! si nous étions en décembre, je serais capable de croire que le petit Jésus m'a envoyé un ange dans un sabot de neige !
M. de Villers interrompit sa femme pour lui dire à mi-voix :
– Pas si fort donc, ma chère, tu vas la ré veiller.
– Tu as raison !… s'écria madame de Villers comme inspirée : ce doit être une petite fille, un garçon ne saurait être si beau !
– Oh ! s'empressa d'ajouter M. de Villers, j'ai dit cela sans y penser, comme j'aurais dit autre chose.
Cependant sa femme, soulevant par un coin la petite couverture de piqué qui cachait le maillot, aperçut un papier qui était fixé au lange par une épingle, Elle s'en empara vivement, le déplia, et, le tournant vers la lampe, jeta les yeux dessus.
– C'est une petite fille, fit-elle aussitôt avec ivresse ; tu avais deviné juste ! Une petite fille, le rêve de toute ma vie !
M. de Villers prit à son tour le papier et lut d'une voix mal assurée :
ANNE-MARIE, née le 19 octobre, de père et mère inconnus.
S'adressant à son mari qui semblait ne pouvoir détacher ses yeux du papier, madame de Villers lui dit avec émotion :
– Amédée !
M. de Villers leva la tête.
– Quoi, ma chère amie ? dit M. de Villers.
– Le Ciel nous a donc enfin entendus !
– Que veux-tu dire ?
– Cette enfant abandonnée…
– Qu'allons-nous en faire ?
– Belle question ! Toi que faisait sécher le chagrin de ne pas avoir d'enfants.
– Aurais-tu l'intention de la garder ?
Ce sang-froid jeta madame de Villers hors d'elle-même.
– Si j'ai l'intention de la garder ! s'écria-t-elle. Ah çà, à quoi songes-tu ? Laisse-moi te dire, Amédée, que depuis quelque temps tu es parfois bien bizarre ! Ton cœur se serait-il dérobé ? Toi qui disais qu'en ces sortes de choses la Providence doit faire au moins la moitié ! Elle en fait les trois quarts et tu hésiterais !
– Je songe simplement, ma chère amie, à te prémunir contre une déception. Si par exemple on se refusait à nous la laisser !
– Pourquoi ? qui cela ? Nous sommes aimés, nous avons de l'aisance, elle n'a pas de parents. Où est l'obstacle ? Ce serait à croire qu'une mère, nous devinant, a voulu combler nos vœux.
– Comment l'élèverons-nous ?
– Il ne manque pas de nourrices !
– Il faudra voir, ajouta M. de Villers , qui n'avait pas l'air encore bien décidé. En attendant, je crois bien que nous n'irons pas au théâtre. An gélique, il faudrait dire à Louis de descendre payer le cocher et congédier la voiture.
La petite dormait toujours ; elle fut installée dans la chambre et près du lit de madame de Villers ; elle devait dormir jusqu'au lendemain. Ani més, au fond, d'une même joie et d'une même ivresse, le mari et la femme veillèrent fort tard auprès du lit du petit ange et devisèrent long temps avant de pouvoir s'endormir.
Cependant Angélique s'empressait de raconter à l'office, au grand ébahissement de ses auditeurs, ce qui venait d'arriver. Elle ajoutait :
– Vous n'avez jamais vu rien de plus beau ! Madame en raffole déjà.
– Quelle histoire I quelle histoire !
– Seulement, reprit Angélique, monsieur n'a pas trop l'air de vouloir la garder.
– Bah ! fit observer Louis, si madame le veut bien, monsieur ne tardera pas à le vouloir aussi.
En somme, ces honnêtes gens, qui aimaient leurs maîtres, qui vivaient en quelque sorte de leur vie, semblaient tous également enchantés.
IV
Le lendemain matin, dès cinq heures, les son nettes mettaient la maison en mouvement ; en un clin d'œil chacun était à son poste. Anne-Marie venait d'ouvrir les yeux. Elle geignit d'abord, puis par ses cris gradués réclama bientôt des soins du ton d'une petite personne qui n'est pas habituée à attendre. Si les deux époux, dans son sommeil, la trouvaient déjà si jolie, ils la ju geaient maintenant, avec ses grands yeux bruns, un miracle de beauté. Non moins empêchés l'un que l'autre à ses cris, ils allaient et venaient autour d'elle, luttaient de sollicitude, de joie, d'admiration, lui prodiguaient des mots cares sants.
– Oui, mon petit ange, oui, ma belle colombe, lui disait madame de Villers, attends.
Elle la prit dans ses bras, la caressa avec ef fusion, la berça, la promena, essaya de la cal mer.
– Vois, Amédée , ajouta-t-elle, comme elle tourne à droite et à gauche sa petite bouche. C'est sa mère sans doute qu'elle cherche. Allons donc. Angélique, allons donc !
Angélique accourait avec un bol aux deux tiers plein d'un gruau très clair, coupé avec du lait. Madame de Villers essaya aussitôt d'en faire prendre à l'enfant. Celle-ci refusa et redoubla ses cris.
– Il me semble que tu t'y prends mal, dit M. de Villers à sa femme. Laisse-moi voir si je serais plus adroit.
Des bras de la femme, l'enfant passa dans ceux du mari. M. de Villers la renversa légèrement en arrière et lui porta la cuiller aux lèvres. Anne-Marie, cette fois, se calma et but volon tiers. Madame de Villers en eut les larmes aux yeux.
– Ce serait à croire, Amédée, que tu n'as fait que cela toute la vie, dit-elle ; on voit bien que tu étais né pour être père.
Elle reprit bientôt :
– Bien, bien, mon ami, je vois comment il faut s'y prendre ; rends-moi cette enfant. Il n'y a pas un instant à perdre. Tu as bien des choses à faire. La première, la plus importante, la plus pressée, c'est de prendre une voiture, de te mettre en quête d'une nourrice et de la ramener coûte que coûte avec toi.
– Une nourrice, une nourrice, répéta M. de Villers en remettant la petite à sa femme, tu en parles bien à ton aise. Où la trouver ? Moi, je ne sais pas, je n'ai pas l'habitude de ces choses. Ça n'est, d'ailleurs, guère l'affaire d'un homme. Enfin, enfin, puisque tu le veux, pour te faire plaisir, je vais m'informer, me mettre en quatre, fouiller tout Paris s'il le faut. J'aurais en somme bien du malheur si ma bonne volonté n'était pas couronnée de succès.
Madame de Villers ne comptait pas revoir son mari d'ici à bien des heures. S'il ne se fût agi que de trouver une nourrice quelconque, le pre mier bureau venu eût bientôt résolu la question. Il s'agissait d'en trouver une qui réunît tant de solides qualités que madame de Villers ne suppo sait pas que son mari pût mettre du premier coup la main sur une telle perle. Cependant une heure à peine était écoulée que M. de Villers rentrait triomphalement, annonçant qu'il croyait avoir réussi dans ses recherches.
– Que Louis descende sur-le-champ ! ajouta-t-il hors d'haleine. Elle est en bas à veiller sur ses malles que le cocher a déposées par terre.
Dans son impatience, madame de Villers ou blia de remarquer le prompt retour de son mari. Elle alla au-devant de la nourrice jusque sur l'es calier,
– Par ici, madame, par ici, lui dit-elle. Vous êtes la bienvenue ; on a grand besoin de vous.
Parvenue à la chambre de madame de Villers, la nourrice prit d'une main tremblante et sans oser lever les yeux l'enfant que lui présentait Angélique, s'assit, se dépouilla, embrassa furti vement son nourrisson et lui donna le sein. Ce fut l'affaire d'un instant.
Madame de Villers sauta au col de son mari, puis s'empressa de lui dire du ton de la prière :
– Ce n'est pas tout, mon ami. Il s'agit de ne pas différer ta déclaration et de remplir au plus vite les formalités nécessaires. Tu sais que je ne serai tranquille que quand nous serons bien et so lidement fondés à garder l'enfant.
Comprenant au surplus, lui aussi, l'urgence de ces démarches, M. de Villers prit à peine le temps de souffler et se hâta de sortir. Sa femme l'ac compagna jusqu'à la porte, puis retourna vive ment vers la nourrice.
C'était une jeune femme assez grande, bien et chaudement vêtue, dont l'extérieur mettait l'es prit bien en peine de décider à quelle profession elle appartenait. Elle semblait extrêmement ti mide, et s'obstinait à baisser les yeux sur son nourrisson. Madame de Villers s'assit auprès d'elle et lui demanda :
– Comment vous appelez-vous ?
– Élisabeth Perrot, madame.
Il y eut une pause. Madame de Villers reprit avec bonté :
– Vous serez traitée ici comme mon mari et moi. Il ne faut pas craindre de demander des choses dont vous aurez besoin. Nous tâcherons de vous rendre la maison agréable, et j'espère que nous réussirons.
Elisabeth, relevant la tête et d'un air de con fusion où perçait le contentement, repartit :
– Ce que vous me dites là, madame, me touche vivement. Je ne demande qu'à bien faire, et je ne serai heureuse qu'autant que vous serez con tente de moi.
Elle était brune et un peu pâle ; ses yeux avaient beaucoup d'expression et son sourire ne manquait pas de grâce. Sans être ce qu'on ap pelle une beauté, elle avait un visage agréable, heureux, qui prévenait tout de suite en sa fa veur.
– Vous ne devez pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois ans, lui fit observer madame de Villers.
– J'en ai vingt-cinq, madame.
– Comment êtes-vous nourrice ?
Élisabeth pencha la tête, mais pas assez vite pour que sa rougeur passât inaperçue.
– Mon père et ma mère sont morts, balbutia- t-elle. Je n'ai ni frère ni sœur. J'ai quitté mon pays pour cacher une faute. Mon enfant, qui avait trois mois, a péri dans les convulsions. J'ai songé alors pour vivre à devenir nourrice.
Madame de Villers se connaissait en physio nomie, et celle d'Élisabeth lui était particulière ment sympathique. Son mari, qui rentra peu après, interrompit l'entretien. Il rapportait les meilleures nouvelles. Tout était arrangé : le mari et la femme étaient autorisés à garder l'enfant, et pouvaient dès aujourd'hui s'occuper d'Anne -Marie comme de leur propre fille.
Avant de se faire à une situation pour elle si singulière et si pleine de charme, il arriva bien des fois à madame de Villers d'en mettre en doute la réalité, de se croire le jouet d'un rêve, de s'éveiller en sursaut pour courir au petit ange ou de saluer ses cris comme une voix qui lui eût affirmé qu'elle comptait bien réellement au nombre des mères. Insensiblement, elle et son mari menèrent une vie entièrement nouvelle. Au lieu de cette maison déserte, froide, morne, dé solée, où ils ne séjournaient que le moins pos sible, où ils ne rentraient. que le cœur triste et serré, ils eurent un intérieur qui ne cessa d'être en fête, qu'ils ne quittèrent plus qu'à regret, encore que la plupart du temps ce fût pour des emplettes qui concernaient Anne-Marie, où ils retournèrent toujours avec le plus joyeux empressement. Leurs amis ne reçurent plus que fort ra rement leurs visites ; ils eurent trop souvent des prétextes pour refuser une invitation ; les théâ tres et les concerts semblèrent complètement ou bliés. Venait-on les voir qu'ils s'empressaient d'étaler avec orgueil leur trésor et qu'ils n'arrê taient pas d'en parler, l'admiration dans les yeux, la tendresse dans la voix. Certains de leurs con vives habituels, de ceux qui avaient une progéni ture et nourrissaient probablement de secrètes espérances, certains des convives, voyant leur fol engouement, haussèrent les épaules et s'éloi gnèrent d'eux. Et de fait, c'était à qui, du mari et de la femme, raffolerait le plus de cette enfant. Si elle dormait, ils rôdaient autour d'elle et épiaient son réveil ; dès qu'elle ouvrait les yeux, ils se la disputaient. M. de Villers la prenait dans ses bras, l'embrassait avec passion, la promenait, lui prodiguait ces épithètes oiseuses qui d'ordinaire semblent si bêtes aux étrangers. Sa femme se mo quait de lui et, l'instant d'après, faisait plus de fo lies encore.
Élisabeth ne perdait aucun de ces détails ; elle les observait à la dérobée et semblait les re cueillir, comme un avare les éléments de son tré sor. Sa joie peut-être était encore plus vive, plus profonde que celle du mari et de la femme ; elle la contenait, et n'en laissait percer quelque chose que par éclairs, à son insu. Elle parlait peu, elle agissait. L'enfant à qui elle se donnait corps et âme ne recevait pas seulement d'elle la vie, mais encore tous ces soins délicats qui la perfection nent et la rendent chère. Elle s'oubliait dans sa tâche jusqu'à perdre de vue tout autre intérêt. C'était une mère, et une mère exceptionnelle, incomparable. D'ailleurs sa droiture, sa douceur, son affabilité, l'honnêteté irréprochable de ses mœurs, qui lui conciliaient rapidement l'estime et l'affection de tous, ne devaient pas cesser d'être la règle immuable de sa conduite. Monsieur et madame de Villers en étaient dans l'enchante ment. Si l'un, frappé de sa rare abnégation, lui marquait une considération particulière et la traitait toujours avec la plus exquise comme avec la plus affectueuse politesse, madame de Villers, elle, ne se lassait point de l'admirer, d'en faire l'éloge, d'assurer à son mari qu'il n'eût pas été possible de faire un meilleur choix et de le féli citer d'avoir eu la main si heureuse.
V
Tout alla bien. Le bonheur quit se fonde sur les sentiments dont le mari et la femme étaient ani més est peut-être le seul qui se renouvelle de lui-même, qui n'engendre ni lassitude ni dégoût. Anne-Marie traversa heureusement ces diverses phases de l'enfance qui décident pour une mère d'autant de surprises, de joies et de délices nou velles. Ils la firent baptiser. Son parrain et sa marraine étaient de vieilles gens qui vivaient en province et qu'elle ne devait jamais revoir. Déjà son teint, ses traits, ses yeux promettaient une rare beauté pour l'avenir. Madame de Villers en éprouvait une sorte d'enivrement. Il lui arrivait de ne plus se souvenir que cette enfant n'était pas issue d'elle et de ne point s'étonner quand quelque passant, après l'avoir admirée, disait :
– C'est tout le portrait de sa mère !
Enfin, elle et son mari, moins touchés peut- être encore de sa beauté que de son intelligence et de son naturel affectueux, l'idolâtraient, se pliaient à tous ses caprices, faisaient ses quatre petites volontés, la comblaient à l'envi et rêvaient pour elle des destinées splendides.
Quand Anne-Marie eut besoin de précepteurs moins indulgents que ne l'étaient sa nourrice, de venue sa gouvernante, et ceux qu'elle regardait comme son père et sa mère, elle fut placée dans le plus riche des couvents de Paris. Ce ne fut pas sans verser bien des larmes qu'elle quitta une maison où ses caprices étaient des lois ; mais le plaisir d'avoir des compagnes, de jouer, de riva liser avec elles, et surtout les visites fréquentes de monsieur et madame de Villers, accompagnés d'Élisabeth qu'elle aimait par-dessus tout, ne tardèrent pas à sécher ses yeux.
Pendant qu'Anne-Marie était au couvent, le mari et la femme, qui déjà formaient de vagues projets pour l'établissement de leur idole, son gèrent à vivre plus grandement qu'ils n'avaient vécu jusqu'alors. Eux qui personnellement avaient les goûts les plus modestes, qui ne visaient jamais au-dessus d'eux et n'aimaient point à paraître, se décidèrent, dans l'intérêt de leur fille bien-aimée, à mener une existence conforme à leur fortune. Ils changèrent de quartier, louèrent un apparte ment deux fois plus vaste que celui qu'ils quittaient, le firent meubler splendidement, re nouvelèrent entièrement leur domestique et achetèrent un équipage. À défaut de madame de Villers, empêchée par une santé toujours plus débile, ce fut à Élisabeth, qui s'était rendue digne de faire partie intégrante de la famille, qu'échut la tâche de mener cette nouvelle maison, de régler les dépenses, de donner des ordres et de veiller à ce que chacun fît bien son service. Par degrés in sensibles, monsieur et madame de Villers per dirent de vue leurs anciennes connaissances, s'en créèrent de nouvelles, et vécurent dans un milieu où la naissance de leur enfant d'adoption était un fait absolument inconnu.
Anne-Marie sortit du couvent. C'était une grande et souple jeune fille d'une physionomie parlante, admirable et d'une distinction suprême. Pour réaliser une beauté parfaite, ses compagnes s'amusaient quelquefois à emprunter de l'une le front, de l'autre les yeux, d'une autre encore la bouche, et ainsi de suite. De leur compagne Anne- Marie, dont les cheveux bruns, les sourcils soyeux et déliés, les yeux rayonnants, le teint, les traits, étaient également magnifiques, elles ne savaient qu'envier, elles se bornaient à dire : la belle Anne de Villers. Et, chose rare, son intelligence, la culture de son esprit, sa sensibilité répondaient à tant de beauté. Elle ramena dans la maison I'âme, la vie, qui, en son absence, y manquaient. Monsieur et madame de Villers jouirent d'une ivresse que tout contribuait à nourrir et à exalter. C'était plus pour eux qu'une enfant adorée, que cette belle jeune fille admirée et enviée de tous ; c'était encore l'œuvre de leurs mains, en quelque sorte leur création, et ce détail ne laissait pas que d'ajouter bien des satisfactions aux joies dont leur vie était comblée.
Anne-Marie, cependant, continuait de n'avoir aucun soupçon sur sa qualité d'enfant légitime et d'user de la fortune comme on use d'un droit. Monsieur et madame de Villers pensaient que le moment était venu de lui apprendre un secret qu'elle ne pouvait pas toujours ignorer ; mais au cun des deux, pour avoir trop tardé, ne se sentait le courage de lui faire cette confidence. De délai en délai, ils ne trouvèrent rien de plus simple que de charger Élisabeth d'instruire leur fille adoptive d'une circonstance que tôt ou tard il fal lait qu'elle sût.
Dans ses rapports journaliers avec la jeune fille, les façons d'Élisabeth avaient quelque chose de toujours plus singulier. Sea lèvres ne cessaient d'être discrètes ; ses caresses mêmes étaient rares ; en revanche, ses soins assidus, ses préve nances et surtout ses yeux disaient mille choses éloquentes et passionnées. Elle semblait craindre de la regarder ouvertement ; elle attendait qu'elle pût le faire sans être vue. Alors elle ne la regar dait pas seulement, elle la dévorait littéralement des yeux. D'ailleurs, pour lui parler, sa voix trou vait des notes attendries d'une douceur étrange, ses mains tremblaient en l'habillant, et l'on eût dit, dans ces occasions, qu'elle luttait pour ne pas l'étreindre et l'embrasser. Bien qu'il lui en coûtât au moins autant qu'à monsieur et madame de Villers de causer une peine à la jeune fille, elle s'y résigna néanmoins comme à l'inévitable. Par un jour pluvieux d'automne, qui conviait le mari et la femme à faire la méridienne au coin du feu, Anne-Marie étant venue s'asseoir près d'elle dans une pièce voisine, elle se mit à raconter des his toires ayant trait à son but, tergiversa longtemps, et put enfin dire sans paraître trop extraordi naire :
– Toi, par exemple, ma chère Anne-Marie, adorée comme tu l'es de monsieur et madame de Villers et appelée quand même à hériter d'eux, tu ne serais pas leur fille, en souffrirais-tu beau coup ?
La jeune fille repartit simplement :
– Tu me parles hébreu, que veux-tu que je te réponde ?
De la même voix tremblante, Élisabeth ajouta :
– Pas si hébreu, ma chère tille, que tu sembles le croire. Monsieur et madame de Villers t'aiment plus que toutes choses au monde ; ils ne vivent que pour toi ; tu auras en dot la moitié de leur fortune, et l'autre moitié à leur mort. Tu n'es pourtant bien, l'heure a sonné de te l'apprendre, que leur enfant d'adoption.
– Quelle imposture ! s'écria la jeune fille d'un accent indigné.
– Ce n'est pas une imposture.
– Moi, Anne de Villers, je ne serais pas leur fille ?
– C'est l'exacte vérité.
– Et ma mère, ma mère ?
– Tu ne la connaîtras probablement jamais.
– Comment m'auraient-ils adoptée ?
– Une femme qui, selon toutes apparences, n'ignorait pas combien ils souffraient d'être sans enfant, a mis un soir ton berceau sur leur chemin.
Anne-Marie fut atterrée. Elle avait quitté son siège, elle y retomba, se cacha la tête dans ses mains, fondit en larmes, donna toutes les marques de la plus vive douleur. Ses sanglots réveillèrent monsieur et madame de Villers. Ils accoururent, la prirent dans leurs bras, lui prodiguèrent les caresses, protestèrent que ses larmes et son dé sespoir étaient sans fondements, que le fait qu'on venait de lui apprendre était et resterait ignoré, qu'il ne changerait rien ni pour eux ni pour elle, qu'elle continuerait d'être, comme par le passé, leur fille chérie, et que d'ailleurs bientôt elle porterait légalement leur nom.
N'importe ! Il devait longtemps rester en elle des traces de cette crise. Si, insensiblement, elle reprit son air habituel, si elle parut oublier, si, comme autrefois, elle fut par instant joyeuse, au fond elle ne fut plus la même, elle eut à part soi des heures de mélancolie ; elle cessa de penser tout haut devant monsieur et madame de Yillers ; elle perdit de son aise en leur présence et eut des secrets pour eux. Élisabeth, au contraire, loin de rien perdre à ce changement d'humeur, en béné ficia ; elle fut plus chère à la jeune fille, elle de vint son refuge, elle en fut plus intimement traitée et reçut ses confidences.
– Quoi que tu prétendes, lui disait peu après Anne-Marie, je ne suis plus ce que j'étais. De combien ne baisserais-je pas dans l'estime de ceux qui me connaissent si le secret de ma naissance venait à être connu ! Et ce n'est rien. Vis-à-vis de monsieur et madame de Villers mes devoirs ont changé ; leur affection et leurs caresses sont toutes gratuites ; tout ce que je tiens d'eux est dons, sinon bienfaits ; je leur dois tout ; ils ont des droits exclusifs sur ma tendresse et jusque sur mes pensées. À ton égard même, il m'est défendu d'être trop démonstrative, de t'aimer ouvertement comme je l'ai fait jusqu'à ce jour. N'aurais-je pas l'air de leur dérober quelque chose ?
À ces idées se joignirent sourdement des sentiments d'un autre genre. On lui répétait si sou vent qu'elle était belle, elle lisait si clairement cette même opinion dans les yeux des gens dont les lèvres n'osaient parler, qu'il lui était bien permis, sans trop de vanité, de se croire de la beauté et de la distinction. Or, elle en vint fata lement à se demander de qui elle tenait ces yeux expressifs, ces cheveux superbes, ce teint écla tant, cette physionomie admirable ; à regretter amèrement de ne pas savoir quelle était sa mère, et, par degré, sinon à former l'espérance de la connaître, du moins à le désirer passionnément.
– Ce n'est pas, dit-elle un jour dans ses entre tiens furtifs avec sa chère confidente, que j'aie à me plaindre de la destinée. Monsieur et madame de Villers m'aiment peut-être plus que ne m'eût aimée ma mère, et je serai sans doute plus heu reuse avec eux que je ne l'eusse été avec elle. Mais, ma chère Lisbeth, quelle source intarissable de pensées douloureuses, d'amers regrets ? Songer qu'on n'a pas connu sa mère, que peut-être elle existe, et qu'on doit renoncer à l'espoir de l'em brasser jamais !
Et, dans un élan où était toute son âme, elle ajouta :
– Lisbeth, Lisbeth, je le jure, je sacrifierais volontiers une partie de la fortune que je dois avoir, je donnerais de grand cœur dix années de ma vie pour connaître et embrasser ma mère !
Un grand trouble parut dans l'extérieur d'Éli sabeth. Tout son corps vibra comme le bronze d'une cloche. Au fond de ses yeux subitement agrandis se multiplièrent des lueurs étranges. On eût dit de ses lèvres qu'elles voulussent parler, mais fussent retenues par une force intérieure. Évidemment une lutte la tenait en haleine et bourrelait son âme. Anne-Marie ne pouvait pas ne pas s'en apercevoir. Elle s'en aperçut en effet sur-le-champ et ne fut pas moins prompte à l'in terpréter.
– Rassure-toi, ma bonne, ma tendre Lisbeth, lui dit-elle en l'embrassant avec effusion, ne sois pas jalouse. C'est vrai, je souhaite passionnément connaître ma mère ; je serais mille fois heureuse de l'embrasser. Mais si vif que serait cet amour, ne crains rien, je le sens, jamais, oh ! non, ja mais, je ne pourrais l'aimer autant que je t'aime !
VI
Unique héritière de parents honorables dont on évaluait la fortune à près d'un million, Anne-Marie, grande et belle comme elle était, et, par dessus cela, pleine de grâce, d'esprit, de mérites, ne pouvait manquer d'adorateurs des mieux faits, des mieux nés, des plus riches. Des prétendants en effet, pour la plupart jeunes et distingués, gros sirent journellement sa cour, soupirèrent à qui mieux mieux, et les mères elles-mêmes, jalouses d'avoir une bru si belle et si riche, rivalisèrent auprès d'elle de soins, de prévenances, de flat teries.
Cet empressement satisfaisait encore plus la tendresse de monsieur et madame de Villers que leur orgueil. Ils se sentaient vieillir, ils avaient des inquiétudes, et confessaient qu'ils ne seraient tranquilles qu'après avoir rencontré pour leur fille bien-aimée un mari digne d'elle. Ce n'est pas qu'ils prétendissent le moins du monde lui imposer un parti quelconque ; exclusivement préoccupés de lui assurer un heureux avenir, ils ne songeaient qu'à la guider et à l'éclairer, si besoin était, dans son choix. Bien loin, d'ailleurs, de se défier de son jugement et de craindre que ce jugement ne la servît mal, l'opinion qu'ils avaient d'elle les autorisait à croire qu'elle choi sirait bien, et c'est précisément ce qui arriva.
L'homme en faveur de qui, après deux hivers d'épreuves et d'hésitations, se déclarèrent ses sentiments, pouvait avoir quelque quatre ou cinq ans de plus qu'elle. De l'avis de bien des gens, la position qu'il occupait était bien au-dessous de son mérite. Fils d'une veuve qui avait tout au plus de l'aisance, Léopold de Prilleux, avec beaucoup de savoir, un esprit étendu, une grande ap titude pour les affaires, végétait oublié, faute d'un peu de fortune, dans les bureaux d'une haute administration. Or, il n'est peut-être pas pour une femme de séduction comparable à celle de devi ner un homme de talent et de se dévouer à son ambition. Léopold de Prilleux, d'ailleurs, n'était point mal à tous égards. Sa taille répondait à celle d'Anne-Marie ; sonvisage, un peu froid, était néanmoins agréable ; loin de se mettre en évidence, il se tenait à l'écart et paraissait at tendre qu'on le distinguât. Bref, il plut également à tous les intéressés, et, à la suite d'un petit conciliabule dont Élisabeth fit partie comme de raison, il fut unanimement décidé qu'on répondrait favorablement aux ouvertures de la mère et du fils, quand ils jugeraient à propos d'en faire.
Restait un point délicat au sujet duquel la jeune fille ne se montrait pas trop rassurée : sa naissance. Elle tremblait qu'en apprenant ce dé tail, madame de Prilleux, sinon son fils, ne jugeât plus le mariage convenable. Il n'en fut rien. D'abord, de grands revers avaient éprouvé ma dame de Prilleux et modifié son opinion sur bien des choses ; ensuite, bien qu'elle fût fière de son fils et eût de lui la plus haute idée, elle n'ignorait pas qu'à moins d'un parti providentiel comme celui qui se présentait, il parviendrait diffici lement à sortir de l'ombre. Sommairement elle répondit, sans s'étonner du secret qui lui était confié, que peu importait du moment où Anne-Marie pourrait bientôt signer Anne de Villers, et que, connaissant assez bien son fils pour être assurée qu'il en jugerait de même, loin de retirer sa demande, elle serait heureuse et flattée de la voir bien accueillie. Le mariage fut con venu.
Madame de Villers devait avoir la consolation de le tenir pour certain, mais non celle d'y assis ter. Dans le même temps que son mari s'occupait de l'arrêt d'adoption et prenait ses mesures pour en restreindre la publicité, que l'on songeait à la rédaction du contrat, à la corbeille, aux robes de noces, la pauvre dame, dont la santé, depuis quelque temps, inspirait les plus sérieuses alarmes, tomba dans un tel état de faiblesse qu'elle dut renoncer à sortir de son lit. Il n'y avait plus guère d'illusions possibles. Ce n'était pas une ma ladie, c'était de l'épuisement ; elle-même sentit très bien que tout ressort en elle était usé et que les remèdes étaient inutiles. Sa résignation fut ce qu'on devait l'attendre d'une femme si douce et si aimable ; elle eut des regrets sans doute, pouvait -elle s'y soustraire ? Ils furent du moins singuliè rement adoucis par l'affection vive, profonde, sans bornes, dont elle fut jusqu'à son dernier moment enveloppée. Grâce à cette affection, elle s'éteignit sans souffrir, et fut portée de la vie dans la mort si doucement qu'elle s'en aperçut à peine. Aux regards troublés de ceux qui veillaient jour et nuit sur elle, à leurs inquiétudes poi gnantes qu'elle surprenait, aux larmes qu'ils s'efforçaient de contenir ou laissaient échapper furtivement, elle comprit que ceux qui restaient avaient plus qu'elle encore besoin de consolations.
Se voyant seule avec Anne-Marie qui s'épuisait à maîtriser ses sanglots, elle lui fit signe d'ap procher, la regarda avec amour et balbutia ten drement :
– Pourquoi pleurer, ma chérie ? pourquoi rou gir tes beaux yeux par les larmes ? Ton désespoir n'a pas de raison d'être. Ce n'est ni la maladie ni le chagrin qui m'emportent ; si ce n'était l'âge, ce serait plutôt l'ivresse dont tu n'as cessé de m'accabler. Oui, à toi, véritable don du ciel, je dois, avec le bonheur d'un époux que j'aimais de toute mon âme, moins encore qu'il n'en était digne, les plus vives et les plus pures jouissances que j'aie jamais éprouvées. Sans enfant, hélas ! malgré notre fortune, nous étions bien misérables ; nous ne traversions guère les plus belles fêtes sans amertume, nous ne rentrions jamais chez nous sans tristesse ; mes jours s'en allaient au cours des plus noirs chagrins. Ta présence, ô ma bien-aimée, a été pour nous le signal de la bénédiction, la réalisation d'une félicité que nous désespérions de jamais connaître. Grâce à toi, j'ai connu de la vie ce qu'elle a de plus aimable et de plus délicieux, j'ai ressenti toutes les joies d'une mère ; pendant vingt ans, sans me causer le moin dre souci, me fournissant au contraire chaque jour le sujet de m'applaudir et d'être fière, tu m'as rendue la plus heureuse des femmes. Pour quoi pleurer ? Je te bénis, mon ange, et je prie le ciel de te donner autant de bonheur que tu en mérites…
Bien que s'affaiblissant de plus en plus, ma dame de Villers trouva encore des forces pour louer Élisabeth de son irréprochable conduite et la remercier de ses soins, de sa patience, de son dévouement, des satisfactions qu'elle lui avait incessamment causées. Quant à M. de Villers, ce fut à peine si le pauvre homme put supporter les adieux de sa femme. Il l'interrompit. Son air avait quelque chose de hagard ; sa voix était brisée.
– Assez, mon amie, lui dit-il, assez : tu me dé chires l'âme. Toi, n'est-ce pas moi, comme moi je suis toi ? Hélas ! je le sens, si tu pars, je ne tar derai pas à te suivre. Que ferai-je, que devien drai-je, quand tu ne seras plus là ?
Il ne sentait que trop bien dire la vérité. Quoi qu'il dût en être, quelques jours plus tard ma dame de Villers, entourée des siens, expira comme une sainte, sans agonie, sans secousse, le sourire aux lèvres, la sérénité sur le front.
Cet événement recula naturellement l'époque assignée pour le mariage d'Anne-Marie avec M. de Prilleux. Le deuil fut profond et durable dans cette famille éprouvée, et les larmes eurent bien de la peine à y tarir. Anne-Marie crut d'abord qu'elle ne s'en consolerait jamais ; elle se jeta au col d'Élisabeth, pleura longtemps et finit par s'écrier :
– Quel vide, mon amie, quel vide ! Penses-tu qu'il puisse jamais être rempli ? Ne me manquera- t-il pas toujours quelque chose ? Ah I c'est main tenant surtout qu'il me serait doux de connaître celle qui m'a mise au monde ! ll me semble qu'il ne me faudrait rien moins que cette consolation pour sécher mes yeux et m'aider à supporter la perte que nous venons de faire. Ah I du moins, Lisbeth, chère Lisbeth, ne m'abandonne jamais ; quoi qu'il adviennne, je t'en conjure, reste toujours auprès de moi.
Élisabeth répondit par des larmes aux larmes de la jeune fille et au vœu qu'elle exprimait de nouveau par une pantomime étrange. Elle em brassa Anne-Marie, qui baissait la tête, d'un re gard tout effaré, agita les lèvres, ouvrit les bras, puis, par un brusque retour sur elle-même, se sauva éperdue, de l'air dont fuirait un saint de vant une tentation.
VII
Quelque profondément affligées qu'elles fussent l'une et l'autre, il y avait du moins apparence de croire qu'à la longue elles se consoleraient. Pour M. de Villers, d'eux trois de beaucoup le plus cruel lement atteint, il était probable qu'il ne se con solerait jamais et que sa douleur ne finirait qu'a vec lui. Il perdait une amie d'enfance, la moitié de lui-même, le témoin et l'écho de toutes ses joies et de toutes ses peines, une compagne avec qui il avait toujours vécu uni si étroitement que, dans l'espace de plus de trente ans, il n'avait pas été une seule fois en désaccord avec elle. La mort est sans empire sur de telles affections ; elle est impuissante à les altérer ; elle ne peut que les confondre sous une même pierre. Qu'il tournât la tête à droite ou à gauche, qu'il passât d'une chambre dans la voisine, qu'il jetât les yeux sur un objet quelconque, qu'il veillât ou dormît, le sou venir était toujours là comme un doigt levé pour l'avertir qu'elle était partie et qu'il ne la verrait jamais plus. Cette irréparable perte imprégnait de poison ses aliments, l'air qu'il respirait, jus qu'aux innocentes distractions qu'on essayait de lui faire prendre ; sa conscience lui eût fait un reproche de goûter un plaisir qu'elle ne pouvait plus partager ; c'était à peine si la piété filiale d'Anne-Marie et la tendresse plus que jamais vive qu'elle lui inspirait, pouvaient à de rares intervalles tempérer l'âpreté de ses regrets et amener un pâle sourire sur sa belle physionomie.
La vieillesse le marquait chaque jour de quel que atteinte nouvelle. Désintéressé de la vie, n'y tenant plus que par un fil, la plupart du temps plongé dans la stupeur sous l'œil du portrait de l'amie inoubliable, il comprit enfin, à l'affaiblis sement de sa mémoire et à la déperdition de ses forces, que ses jours étaient comptés, et que déjà menaçait l'heure où il n'aurait plus le libre exer cice de ses actes. Plutôt consolé qu'attristé par ces pressentiments, il se résolut à ne pas du moins se laisser surprendre et à ne rien laisser d'ina chevé derrière lui.
Réduit à quelques legs, son testament l'occupa à peine. Ce qui le touchait encore, c'était la des tinée de sa fille. Une fois qu'il saurait Anne-Marie sous la protection d'un homme estimable, plus rien ne lui resterait à faire ; il pourrait s'éteindre en paix et attendre patiemment le moment où il plairait à Dieu de le réunir à sa compagne. De son propre mouvement, il déclara donc à M. de Prilleux, qui en ces circonstances s'était comporté avec la plus rare discrétion, que c'était assez don ner aux larmes, que l'alliance convenue ne devait plus être différée, et qu'elle aurait lieu aussitôt après la publication des barns.
Ainsi fut-il fait. Aucune pompe ne présida au mariage. Voisin d'un grand deuil, il fut ce qu'il devait être, triste, grave, presque solennel, et en présence d'un très petit nombre de personnes. Selon des conventions préalables, les nouveaux mariés séjournèrent sous le même toit que M. de Villers. Élisabeth eut le gouvernement de toute la maison, et madame de Prilleux la mère, qui avait ses goûts et ses habitudes à elle, continua de vivre seule, comme déjà elle vivait depuis la majorité de son fils.
À dater de ce jour, l'existence de M. de Villers fut toute machinale : sans but, sans goüt, sans désir, il engrena les actions aux actions comme les dents d'une roue engrènent les dents d'une autre roue : ce n'était pas vivre, c'était languir. Ses forces diminuèrent rapidement ; vint la dé crépitude. Bientôt, dans ses promenades quoti diennes, un serviteur dut l'accompagner, veiller sur lui, parfois le soutenir ; insensiblement, ses jambes se refusant à le porter, il ne vit plus que rarement le soleil ; puis la paralysie gagna les mains, les bras ; puis sa langue embarrassée ne put que balbutier ce qu'il voulait dire, et cela jusqu'au jour où il lui fut très difficile de se mou voir et de se faire comprendre. Son cerveau, ses oreilles, ses yeux, dans une certaine mesure, res tèrent sains.
Élisabeth, d'autre part, était toujours de niveau avec le rôle que lui assignaient les événements. Pendant que madame de Prilleux, profondément affectée de l'état de son père, devait comprimer sa douleur pour aller dans le monde y compléter son éducation et y apprendre à servir l'ambition de son mari, Élisabeth, elle, providence du foyer, non contente de tout diriger, d'avoir l'œil à tout, entourait encore le vieillard des soins les plus dé licats et les plus affectueux. Elle avait été plus de vingt ans dans cette famille sans jamais compter avec elle ; loin de jamais prétendre à sa part de distractions, de plaisirs ou seulement de repos, elle ne s'était guère délassée d'un travail que par un autre travail. Affamée de devoirs comme d'autres le sont de jouissances, n'ayant de passion en quelque sorte que pour le sacrifice, s'oubliant dans les autres, elle avait porté le poids de la mai son à son propre insu et, encore à cette heure, de même qu'elle s'était donnée tout entière à Anne -Marie, de même qu'elle s'était prodiguée au lit de madame de Villers, de même elle s'épuisait à adoucir les derniers moments du vieillard. Ma dame de Prilleux en était surprise, émue, trans portée, et M. de Villers lui-même, qui avait cons cience de tout ce qu'il lui devait, semblait par fois touché jusqu'aux larmes.
Un soir, Anne de Prilleux et Élisabeth étant là toutes deux à veiller, M. de Villers fut saisi d'un accès de sensibilité surprenant. Ses yeux al lèrent longtemps de l'une à l'autre des deux femmes avec tendresse. Il n'arrêta enfin que pour regar der obstinément du côté d'un bureau. Son désir d'avoir l'un ou l'autre des objets rangés sur cette table n'était pas douteux. Madame de Prilleux y alla. N'apercevant que du papier, des enveloppes, des plumes, des crayons, de la cire, un éclair tra versa son esprit. Elle retourna vers le vieillard avec du papier et un crayon. C'était bien ce qu'il voulait ; malheureusement sa main était sans res sort ; le crayon qu'elle y mit tomba aussitôt de ses doigts inertes. Quelques instants elle eut l'es prit à la torture. Que faire, qu'imaginer, comment suppléer à ce qui manquait à M. de Villers pour se faire comprendre ? Elle lui glissa alors le crayon entre les dents et lui présenta alternati vement des lettres majuscules d'un dictionnaire. Son idée réussit d'abord. Le vieillard, en effet, pointa successivement plusieurs lettres, un E, un L, un I, un S ; mais, parvenu là, ce travail lui causa une telle fatigue qu'il ne put continuer. Pour être muette, cette scène n'en était ni moins émouvante, ni moins pathétique. Les deux femmes avaient la fièvre aux yeux, le cœur serré par des angoisses : elles respiraient à peine, elles hale taient. De toute évidence, M. de Villers avait quelque chose à confesser. Elles attendirent, elles espérèrent qu'il reprendrait des forces ; ce fut en vain. Sa sensibilité s'éteignit comme elle s'était ranimée et, peu à peu, il tomba dans une sorte d'assoupissement. Enfin, vers minuit, Éli sabeth, ne le voyant toujours pas remuer, s'en approcha et reconnut qu'il était mort…
– Hélas I s'écria Anne de Prilleux en fondant en larmes, le deuil ne quittera donc plus mon âme ? Dois-je donc voir ainsi s'en aller ceux que j'aime ?…
Et ce qui redoubla son désespoir fut la certitude que M. de Villers avait un secret et qu'il empor tait ce secret avec lui dans la tombe.
– Peut-être savait-il le nom de ma mère, disait-elle ; peut-être voulait-il me le révéler ? Ah ! c'est bien fini à présent, je le vois, il me faut renoncer à l'espérance de le savoir jamais l
– Qui sait ? fit Élisabeth, mais d'une voix si émue, si faible que la jeune femme, la couvrant de ses sanglots, n'entendit pas.
Monsieur et madame de Prilleux ne surent que quelques jours plus tard, à l'ouverture du testa ment de M. de Villers, qu'ils devaient servir à Élisabeth une rente viagère de quinze cents francs. Anne de Prilleux prit aussitôt l'alarme.
– Ce legs, dit-elle à Élisabeth, tout juste qu'il me semble, je ne suis pas loin de le regretter. Te voilà indépendante, tu peux me quitter ; que de viendrai-je alors ?
– Que cette crainte ne te trouble jamais, re partit Élisabeth ; je ne demande qu'à vivre et à m'éteindre près de toi. D'ailleurs, reprit-elle sim plement, ma tâche n'est pas finie ; il faut bien espérer que l'un ou l'autre de ces jours tu me donneras des petits enfants à élever…
M. de Villers s'était éteint dans la saison des fêtes, au cœur même de l'hiver ; tout le temps qui s'écoula de cette époque à l'hiver suivant, le mari et la femme le consacrèrent au deuil. L'absence d'Anne de Prilleux fut remarquée. Quand elle reparut, chacune de ses apparitions fut marquée par des succès. À cet âge où chaque année ajoute à une femme des charmes nouveaux, de même que la douleur, le recueillement, la concentration avaient mûri sa beauté, lui avaient donné un re lief et un éclat surprenants, de même l'étude et la méditation avaient fortifié son âme et déve loppé son esprit. Le temps des hésitations, des tâtonnements, des errements était passé pour elle ; le but qu'elle devait poursuivre et atteindre était nettement dessiné à ses yeux ; elle compre nait son mari, et était plus que jamais ferme ment résolue à servir une ambition que mainte nant elle partageait. Rivale des femmes les plus belles, les mieux nées et les plus riches, instruite, ayant véritablement de l'esprit et dédaignant de l'utiliser à ces traits qui ne créent que des ani mosités, prudente et discrète autant que sagace, elle semblait née pour jouer un rôle considérable, et tout annonçait effectivement qu'il en serait ainsi dans un avenir prochain. M. de Prilleux profitait déjà de l'admiration qu'inspirait partout sa femme ; on le distinguait, il était recherché et jugé digne d'avancement. À tous égards enfin, jamais alliance n'avait été plus heureuse ; Anne de Prilleux était plus qu'une compagne dans la plus douce acception du mot, elle doublait encore son mari et si bien, que son mari, homme d'une réelle distinction, capable de tenir les plus brillants emplois, en paraissait avoir une valeur dé cuple.
Cette rare fortune cependant touchait peu Elisabeth, la laissait presque froide. Quand, de retour d'un bal, madame de Prilleux lui faisait part de ses impressions, lui confiait ses succès, ses triomphes, et, se rappelant son humble ori gine, s'enivrait de sa fortune, elle n'écoutait d'un air ravi évidemment que par complaisance, puis que aussi bien l'instant d'après elle redevenait pen sive et soucieuse. On l'eût dit déçue, désappointée. L'ambition du mari et de la femme, leurs hautes visées, leurs grandes espérances, sans être lettres closes pour son esprit, n'étaient du moins que secondaires à ses yeux ; il n'y avait là qu'une bien maigre pâture pour son âme ; quelque autre chose lui faisait défaut et mettait à son front un pli, une inquiétude. Mais le jour où madame de Prilleux, après dix-huit mois environ de mariage, vint, émue, palpitante, la main sur le cœur, lui annon cer d'une voix altérée qu'elle croyait bien être mère, il en fut bien différemment. Son visage rayonna, ses yeux furent pleins d'éclairs, sa joie éclata comme un hymne. Elle ne s'en cacha plus : la source de ses tourments, de ses angoisses, de ses insomnies cessa d'être secrète : elle commen çait à craindre qu'il n'en fût d'Anne de Prilleux comme de madame de Villers, à perdre l'espérance de pouvoir jamais répandre les trésors de tendresse, d'amour, de dévouement qui la gê naient comme un poids depuis qu'Anne de Prilleux n'avait plus que faire de ses soins maternels, et à s'appesantir amèrement sur le douloureux mé compte qu'elle s'était préparé en fondant la con solation de ses vieux jours sur un événement qui semblait ne pas devoir venir.
L'espoir qui la ressaisit en fit une autre femme. Son besoin d'action allait maintenant jusqu'à la fièvre ; des accès de gaieté à faire douter de sa raison lui échappaient à l'improviste ; on la sur prenait à chanter une chanson de nourrice ou à tenir avec elle-même maintes conversations à mi-voix. C'était une véritable résurrection. Elle allait et venait autour d'Anne de Prilleux avec l'agilité d'un écureuil ; elle lui souriait d'un air de bonhomie ou encore l'observait d'un œil d'où ruisselaient des sentiments passionnés, indéfinis sables. Son esprit ne pouvait se distraire de l'é vénement qui, dans son impatience, n'approchait qu'à pas de tortue ; ses doigts agiles étaient im puissants à s'occuper d'autre chose que de ce qui lui rappelait ce grand jour. Il n'était permis qu'à elle de tailler, coudre, broder les petites chemises, les petites brassières, les petits bonnets, qui, à son apparition dans la vie, envelopperaient la tête et les membres du cher petit être Elle y employait ses soirées, ses nuits ; elle s'y épuisait, elle s'y brûlait les yeux. Il ne sortait que des chefs-d'œuvre de ses mains ; jamais petit prince n'aurait eu un trousseau plus blanc, ni mieux fait, ni plus mignon, ni plus riche. On eût dit parfois que l'ange attendu fût déjà dans ses bras ; elle lui parlait, le caressait des épithètes les plus tendres, le berçait, semblait déjà entendre ses cris et vou loir les apaiser. Elle gaspillait sa joie enfin, comme le prodigue ses trésors, sans se douter, la pauvre femme, que ce qu'elle prenait pour les pré ludes de son bonheur, devait en être la fin.
Un soir où, dans son ivresse, elle était encore plus expansive que de coutume, un soir où la belle Anne-Marie était venue s'asseoir auprès d'elle et la voir travailler, il lui arriva de laisser échapper un bout de phrase qui fit tressaillir la jeune femme.
– C'est chose plaisante en vérité ! se prit-elle tout à coup à dire en admirant avec complaisance la broderiequ'elle achevait.
– À quoi fais-tu allusion, ma bonne Lisbeth ? lui demanda madame de Prilleux au milieu d'un sourire plein de grâce.
Enivrée, hors d'elle-même, avec toutes les ap parences d'une femme qui ouvre la bouche sans trop savoir quelles seront ses paroles, elle con tinua :
– Dire que voilà la grand'mère qui brode la layette de son petit-fils !
Nous avons dit que madame de Frilleux tressaillit ; bondit serait plus près de la vérité. Elle quitta son siège, se redressa, et pâle, l'œil ha gard, demanda d'une voix éteinte :
– Que dis-tu là, Élisabeth ?
Plus étonnée qu'offensée par cette émotion, Élisabeth reprit :
– Il me semble que tu m'as répété assez de fois combien tu serais heureuse de connaître ta mère !
– Sans doute ; mais qu'y a-t-il de commun ?…
– Eh mais !… eh mais !…
– Serais-tu la mienne ?
-– À moins que tu n'en sois fâchée…
Il sembla qu'un coup atteignit la belle Anne en plein cœur. Elle recula d'un pas et, plus pâle, presque livide, l'œil fixe, la main sur la poitrine, elle eut quelques instants l'air pétrifié. Elle se secoua enfin, porta la main à ses yeux, renversa la tête en arrière, jeta un cri étouffé et se sauva tout éperdue.
Élisabeth, elle, plongeait dans la stupeur. Ma dame de Prilleux reparut presque aussitôt, plus troublée encore. Elle prêta l'oreille, verrouilla la porte et se retourna. Son visage altéré exprimait de poignantes angoisses.
– Voyons, voyons, balbutia-t-elle d'une voix sourde, haletante, impérieuse, point d'équivoque, point de réticence, ne perdons pas une seconde, parlez vite, vite, je veux tout savoir, tout, tout…
Tremblante, hors d'elle-même, près d'étouffer, Élisabeth fondit en larmes. Anne de Prilleux l'interrompit.
– De grâce, fit-elle d'une voix suppliante, point de larmes ! Je souffre mort et passion. M. de Prilleux peut rentrer d'un moment à l'autre. Je ne puis vivre dans de telles souffran ces. Je vous en conjure, essuyez vos yeux et parlez !
Ces manières, ce ton, ce langage étaient sans cause aux yeux d'Élisabeth ; elle eût bien voulu du moins en avoir l'explication ; mais, cédant à l'accent impérieux d'Anne-Marie, elle s'efforça de contenir ses larmes et se mit à raconter son his toire…
Elle était de Senlis. Son père, sous-officier en retraite, l'avait élevée un peu trop comme une de moiselle. Quoique laborieuse et très habile dans tous les ouvrages de femme, ayant toujours vécu en rentière, elle avait été bien embarrassée pour gagner sa vie quand son père était venu à mou rir. Ce qu'elle avait hérité lui avait d'abord permis de vivre comme de coutume ; mais in sensiblement ses ressources avaient diminué, la gêne s'était fait sentir, et quelques travaux mal payés, difficilement obtenus et encore avec force mortifications, ne l'avaient que bien faible ment aidée dans sa détresse croissante. Elle eût pu sans doute se marier, devenir la compagne d'un ouvrier ou d'un paysan ; malheureusement son éducation l'avait rendue un peu fière ; elle avait refusé divers partis, comme espérant tou jours mieux, et n'avait réussi qu'à décourager les prétendants.
Anne de Prilleux qui, dédaignant de s'asseoir, ne cessait d'aller et de venir par la chambre, s'arrêta ici devant Élisabeth, pour la conjurer de glisser sur ces détails et de courir au but.
– Vous voyez ce que je souffre I ajouta-t-elle. N'aurez-vous pas pitié de moi ? Faudra-t-il que je meure avant d'être instruite de ce qu'il me tarde tant de savoir ?
Plus que jamais éloignée de comprendre, dé vorée de la plus douloureuse incertitude, Élisa beth sentit de nouveau les larmes monter à ses yeux et ses sanglots près d'éclater. Dominée néanmoins cette fois encore par l'impatience fébrile de madame de Prilleux, elle eut la force de les comprimer et, non moins triste que per plexe, continua :
VIII
J'avais pour marraine la femme d'un tail leur. Ils avaient fondé à Paris une maison de confection qu'on disait prospère. Bien que je n'eusse pas vu cette marraine depuis des années, il me vint l'idée de lui écrire et de lui demander conseil. Sa réponse ne se fit pas attendre. Elle s'y montrait bien plus cordiale que je ne l'osais espérer ; elle m'y prodiguait les plus belles pro messes et me pressait de venir au plus tôt parta ger son aisance. Je la connaissais à peine, je ne pouvais douter de sa sincérité, je cédai à ses of fres. Hélas ! autant eût valu rester où j'étais ou aller tout de suite me jeter dans un puits. C'était une femme dure, avare, méchante et pleine de mauvaise foi. Elle ne me vit pas entre ses mains qu'elle s'occupa sans retard de me priver des moyens d'en jamais sortir, et à peine me crut -elle à sa merci qu'elle sembla prendre plaisir à m'accabler. Il me serait impossible de raconter tout ce que j'eus à souffrir. Non contente de m'as treindre aux travaux les plus grossiers, comme de balayer et de laver, quand je ne devais que bâtir et coudre, elle ne cessa bientôt plus de me maltraiter à tort et à travers et de m'avilir par des injures. Ses mauvais traitements, ses outra ges, son odieuse conduite pouvaient intéresser la pitié des voisins en ma faveur. Elle eut l'art de me faire passer pour ce que je n'étais pas, de me noircir, de me calomnier, de me rendre digne de mépris à tous les yeux. D'ailleurs, elle ne me payait aucun gage, me refusait de quoi me vêtir, et poussait la barbarie jusqu'à faire en sorte que je fusse toujours désagréable à voir et que ma jeunesse même disparût sous la malpropreté de mes vêtements. C'était déjà horrible ; je maigris sais, je jaunissais, je dépérissais à vue d'œil, sans lasser par ma douceur et ma patience la méchan ceté de mon implacable bourreau. Les persécu tions du mari, qui abusait de ma dépendance pour me faire des propositions honteuses, achevèrent de me faire prendre la vie en dégoût.
Si sa femme était méchante, lui, cynique et grossier, ne valait guère mieux. Il avait été maî tre tailleur dans le régiment où M. de Villers avait été capitaine et en était sorti à temps, à ce qu'il paraît, pour n'en être pas chassé. M. de Vil lers y venait quelquefois et s'y faisait faire de temps à autre quelque vêtement. Les mensonges de ma marraine ne l'empêchaient pas de me jeter, quand il le pouvait sans être vu, des regards de compassion. Il m'arriva un jour où l'on m'avait envoyée en course, et où j'étais un peu mieux ha billée que de coutume, de me rencontrer avec lui.
J'allais passer outre, sans même oser le saluer. Il m'arrêta. J'étais toute honteuse, encore plus triste, j'avais le cœur gros et je sentais qu'un mot suffirait à faire déborder les larmes de mes yeux. M. de Villers remarqua ma pâleur, mes paupières rouges, mon accablement ; il me pressa de ques tions et m'assura que je pouvais avoir confiance en lui, que jamais il ne répéterait aucune de mes confidences à personne. Son air de bonté m'en hardit ; j'eus le courage de tout lui confier, la brutalité, la mauvaise foi, la méchanceté de ma marraine, les persécutions du tailleur, enfin tous les maux qui faisaient de ma vie un supplice. L'indignation me rendait éloquente ; mon accent de douleur devait être irrésistible. M. de Villers ne me laissa pas même achever. Il me dit qu'il connaissait le mari et la femme de longue main, qu'il n'était point étonné de ce que je lui appre nais, que j'étais réellement bien à plaindre et que, si j'étais disposée à fuir une maison où je n'avais pas à me flatter d'être jamais plus heureuse, il m'en fournirait volontiers les moyens. M. de Villers, si doux, si poli, si bienveillant, surtout en comparaison des gens chez qui j'étais, me produisit l'effet d'une Providence. M'accuse, me blâme, me jette la pierre qui voudra, je l'avoue, je me laissai gagner et répondis aux avances qu'il me faisait. Mon malheur au surplus, je le répète, était tel, il m'était à ce point impossible d'espé rer une position meilleure à cause des calomnies de ma marraine, que bien des fois déjà j'avais roulé dans ma tête le projet d'aller me jeter dans la rivière.
À peine est-il besoin de parler du reste. Grâce aux libéralités de M. de Villers, il me fut permis de quitter une maison maudite et de me soustraire au martyre. Je cherchai loin, bien loin, un petit logement, et je m'y cachai, l'espoir et la recon naissance dans le cœur. M. de Villers ne vint m'y voir que fort rarement. Il ne me souvenait pas d'avoir entendu le tailleur et sa femme parler de lui ; d'un autre côté, sa discrétion sur tout ce qui le concernait était extrême. J'ignorais à cette époque qu'il fût marié, je ne m'en doutais même pas, je le jure ! Ce ne fut que quelque temps avant ta naissance que M. de Villers, qui devait me bien connaître, vint me voir plus fréquemment, et, l'air troublé, perplexe, osa un jour me décla rer qu'il y avait de par le monde une madame de Villers, que lui et sa femme étaient riches, mais que, faute d'avoir un héritier, ils vivaient dans un état voisin du désespoir. Il ajouta craintivement que, si je voulais bien ne pas m'y refuser, les choses pourraient s'arranger, non pas seulement à la grande satisfaction de sa femme et de lui, mais encore au plus grand avantage de mon en fant et de moi. Je connus alors son plan dans tous les détails. Il faut bien dire que ma déception fut non moins vive que ma surprise. Je compris que je n'avais été que le simple rouage d'une combinaison. À part cela, les propositions de M. de Villers me répugnèrent d'abord beaucoup ; il me parut bien dur de t'inscrire sous un autre nom que le mien, d'avoir l'air seulement de t'a bandonner et de renoncer au bonheur de t'appe ler jamais ma fille. Mais l'amour maternel triom pha bientôt de ces répugnances et de mes hésita tions ; je fus éblouie par le splendide avenir qui t'attendait, et, fermement résolue à m'y sacrifier, je finis par me prêter à tout ce qu'espérait de moi M. de Villers.
À dater de ce jour, ma vie a été, je ne dirai pas celle d'une sainte, mais du moins celle de la plus honnête et de la plus chaste des femmes. Dévouée tout entière à toi d'abord, puis aux bonnes gens qui me traitaient comme si j'eusse été de leur fa mille, je puis affirmer que dans l'espace de vingt ans je n'ai pas eu un regard, un mot, un souve nir même à me reprocher.
Tu n'as jamais vu en moi qu'une nourrice. Bien des fois cependant la tentation de te dire qui j'étais m'a prise à la gorge, et je n'y ai cédé au jourd'hui qu'autorisée par M. de Vlllers lui-même qui, à n'en point douter, voulait t'apprendre ce détail avant de mourir…
Tout en parlant, Élisabeth ne cessait d'obser ver madame de Prilleux et, au fur et à mesure qu'elle avançait dans son récit, voyant l'effet in quiétant qu'elle produisait sur la jeune femme, sa voix baissait d'un degré. Elle put à peine bal butier' ces derniers mots :
– Voilà ce que tu désirais savoir. Ta pâleur, tes yeux hagards, ton air d'épouvante me glacent. Daigneras-tu me dire à la fin ce que cela signi fie, d'où vient qu'en écoutant ces détails, que tu m'as en quelque sorte arrachés, tu éprouves de si étranges émotions ?
Debout au milieu de la chambre, la tête légè rement penchée, le coude sur une main, le bas du visage dans l'autre, Anne de Prilleux, dans sa morne immobilité, avait les apparences d'une statue. Elle s'anima tout à coup, porta les mains à sa tête, et, d'une voix sourde que faisait vibrer le plus sombre désespoir, s'écria :
– Qu'avez-vous fait, Élisabeth ?… Le secret que vous avez gardé jusqu'à ce jour, que ne le gardiez-vous jusqu'à la tombe I Vous avez pour jamais troublé ma vie ! C'est fait de moi. Dans quel abîme vous me précipitez !
– Comment I comment I que dis-tu ? es-tu folle ? fit Élisabeth hors d'elle-même.
Sans ajouter rien de plus, madame de Prilleux se retourna, alla vers la porte à pas comptés, la déverrouilla et disparut.
Impuissante à comprendre ses torts ou seule ment en quoi elle avait pu déplaire, Élisabeth passa une nuit affreuse. En proie à d'atroces anxiétés, elle ne put dormir, elle ne sut que ver ser des larmes, que sangloter, que torturer son esprit à chercher le mot de cette douloureuse énigme. Les heures lui parurent des jours. À peine le crépuscule parut-il qu'elle se leva. In certaine de ce qui allait arriver, oppressée par les plus sombres pressentiments, il lui fut impossible de s'intéresser à un travail quelconque, même à son cher trousseau. Elle allait, venait, rôdait par sa chambre, s'arrêtait, prêtait l'oreille à tous les bruits, attendait, souhaitait autant qu'elle redou tait la présence de sa fille. Madame de Prilleux parut enfin. Son mari venait de sortir. La fatigue de son visage annonçait qu'elle aussi avait dû peu dormir ; son air exprimait la plus profonde désolation. Sans s'arrêter à la pâleur, aux traits altérés, aux yeux rouges d'Élisabeth, à son air craintif, elle lui dit à mi-voix, mais résolûment :
– J'en suis au désespoir, Élisabeth, mais il faut nous séparer.
Élisabeth voulut l'interrompre.
– Ne m'interrompez pas. reprit-elle vivement. Point de larmes, point de récriminations, point de reproches, pas un mot, ce serait inutile… Vous allez dès aujourd'hui vous occuper de trou ver un logement. On y portera tout ce qui vous appartient, y compris le mobilier de cette cham bre, et vous irez vous y installer aussitôt après l'emménagement. Vous avez quinze cents francs de rentes. Si cela ne vous suffit pas, vous n'aurez qu'à me tenir au courant de vos besoins, j'y pour voirai. Mais, sauf cela, tout est fini entre nous, et si vous ne voulez pas me faire mourir de chagrin, vous obéirez sans même regarder en arrière.
Élisabeth se récria, pleura, se lamenta, voulut interroger madame de Prilleux. Celle-ci l'arrêta.
– C'est irrévocable, dit-elle. Il n'y a pas à reve nir là-dessus. J'en suis au désespoir, je vous le répète ; mais il le faut ! Résignez-vous donc, don nez-moi cette dernière preuve d'amour, je me jetterai à vos genoux, s'il est nécessaire…
Elle reprit haleine et ajouta :
M. de Prilleux est déjà prévenu. Je lui ai dit que vous vous sentiez fatiguée, que vous aviez besoin de repos et que vous désiriez désormais vivre paisiblement de vos revenus. Il y consent ; il assure que vous l'avez bien mérité et me donne carte blanche pour tout ce que je jugerai à pro pos de faire dans vos intérêts. J'aime à croire que vous ne me démentirez pas…
Là-dessus, Anne de Prilleux, profitant de l'ac cablement où Élisabeth était plongée, sortit.
En effet, pâle, les traits allongés, les yeux hors de la tête, Élisabeth rappelait une figure de cire. Il lui sembla que quelque chose se brisait dans sa poitrine ; elle avait les yeux brûlants, la gorge sèche, la respiration haletante. Elle essaya de se lever et retomba anéantie dans son fauteuil.
Insensiblement néanmoins les forces lui revin rent et, avec les forces, la réflexion. Elle se dit qu'elle avait dû commettre quelque faute, quelque imprudence ; qu'il fallait bien qu'il y eût dans tout cela quelque chose de grave, puisque madame de Prilleux l'affirmait, et qu'enfin il était de son devoir de tout souffrir, tout, même la mort, plu tôt que de s'exposer à compromettre le bonheur de sa fille ou seulement de lui causer une peine.
IX
Élisabeth céda en automate, comme le patient en face de l'échafaud se résigne au supplice, et le lendemain même la séparation était un fait ac compli. Ce fut une rude et longue épreuve. Se voyant tout à coup seule, après avoir vécu près de trente ans d'une heureuse vie de famille, il lui sembla descendre vivante dans une tombe. À songer que cette pauvre femme ne vivait que par le cœur, combien il est aisé de concevoir le fourmil lement de sensations, de souvenirs, de regrets qui l'aiguillonnaient, la persécutaient, la tenaient en quelque sorte au-dessus d'un brasier. Elle ne savait littéralement que faire d'elle-même. Son corps ne pouvait tenir en place ; ses doigts sem blaient frappés de paralysie ; ses yeux humides ne voyaient plus ; voulait-elle manger, les bou chées s'arrêtaient dans sa gorge. Elle sortait, se dirigeait instinctivement vers le quartier où de meurait Anne de Prilleux, rôdait des heures en tières autour de la maison ; puis, penchée sous la tristesse plus encore que sous la fatigue, rega gnait son logement pour y retrouver le même vide, la même solitude glaciale, et y verser de nouvelles larmes. Ses nuits n'étaient pas moins douloureuses ; un criminel en proie aux remords n'en eût pas eu de plus horribles. Elle se tournait et se retournait, soupirait, pleurait, se levait, se recouchait et, quand elle parvenait à s'assoupir, se réveillait sous le poids de quelque pesant cauchemar. Bien des gens, attirés par son honnête et douce physionomie, essayèrent de l'aborder et de causer avec elle ; elle ne cessa de montrer une humeur intraitable et sauvage. Une seule de ses voisines était exceptée, une pauvre femme dont elle ne dédaignait pas les services, et à qui, en échange, elle faisait du bien. Sauf cette femme, à qui elle donnait sa confiance et qui la méritait, elle se refusait opiniâtrement à toute connais sance, à toute amitié, à toute relation.
L'espérance était loin de l'avoir encore aban donnée. Au paroxysme de la plus sombre désola tion, elle se prenait à rêver, à se dire qu'il devait y avoir quelque malentendu, que madame de Prilleux s'était sans doute méprise, qu'elle fini rait par ouvrir les yeux et qu'elle viendrait un jour ou l'autre confesser ses torts et la supplier de reprendre la vie commune d'autrefois. Cette illusion, pour un temps, séchait ses yeux et l'ai dait à vivre. Mais les jours s'ajoutaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, et madame de Prilleux non seulement ne reparaissait pas, mais ne donnait même aucun signe de vie. Élisabeth alors retombait dans le marasme, le chagrin et les larmes. Et ces alter natives d'espoir et de découragement n'arrê taient pas. Puis, à mesure que le temps s'écoulait, à mesure qu'approchait l'heure de la délivrance d'Anne de Prilleux, Élisabeth sentait monter en son âme le niveau des regrets, de l'amertume, des alarmes. Elle songeait, elle que la seule idée de cette naissance enivrait, jetait dans des trans ports de joie, elle songeait qu'elle serait loin de sa fille, qu'elle ne serait pas là pour l'assister, pour recevoir dans ses bras le cher petit ange, l'habiller, le bercer, veiller sur lui ; que ces soins si doux que, dans sa tendresse passionnée, elle n'eût voulu partager avec personne, seraient abandonnés à des mains étrangères, et que peut- être même elle, la grand'mère, serait sans au cune nouvelle de l'événement ; et ces idées la tor turaient, lui causaient des spasmes déchirants, la jetaient aux prises avec une sorte de délire.
Ses inquiétudes enfin ne lui laissèrent plus de trève, ce qu'elle souffrait excéda la mesure de ses forces. Quand, faisant le calcul des jours et des mois, elle supposa madame de Prilleux sur le lit de douleur, et se vit privée même de Ia con solation de savoir ce qui se passait, il lui fut impossible de tenir contre un tel supplice. Poussée par la souffrance comme par un aiguillon rougi au feu, elle s'habilla et s'achemina vers la maison où était tout ce qu'elle avait de cher au monde. Le concierge la reconnut. Il remarqua combien elle était pâle et amaigrie, combien elle semblait gênée, et il lui demanda d'où venait qu'on ne l'avait pas revue depuis son départ, si par hasard elle avait été malade. S'efforçant de dominer son émotion et de sourire, elle répliqua qu'elle ne s'était jamais mieux portée, mais qu'elle demeurait fort loin et qu'elle se faisait casanière.
– Et ici, reprit-elle d'un air où il y avait de l'égarement, les choses marchent-elles toujours bien ?
– Oh ! ici, repartit le brave homme, tout le monde est bien heureux, car il y a une petite fille de plus.
– Une petite fille ! s'écria Élisabeth. Depuis quand ?
– Il n'y a pas plus de huit jours.
– Et madame de Prilleux, comment va-t-elle ?
– Parfaitement. Au surplus, montez donc. Je gagerais que votre visite les surprendra tous bien agréablement.
Partagée entre la crainte de faire quelque im prudence et celle de paraître bizarre, elle hésita. La passion d'avoir plus de détails et de respirer, ne serait-ce qu'un instant, le même air que sa fille, l'emporta enfin. Elle traversa timidement la cour, gagna l'escalier de service, le monta en s'arrêtant à chaque marche, puis frappa à la cuisine.
Il n'était pas un seul des gens de l'office qui n'eût gardé d'elle le meilleur souvenir et ne s'étonnât parfois de ne plus la voir. Ils furent non moins heureux que surpris en l'apercevant et lui firent le plus grand accueil. Tous, d'autre part, également frappés de son amaigrissement et de ses manières inquiètes, la questionnèrent à l'envi et de l'air du plus vif intérêt. Sans parler de sa douleur de revoir en étrangère un intérieur où elle avait vécu tant d'années comme chez elle, l'idée qu'elle contrevenait aux ordres de madame de Frilleux lui ôtait toutes ses forces. Elle s'af faissa sur une chaise, répondit sans trop savoir comment aux questions qui lui étaient faites, et s'enquit en tremblant des choses qui seules lui avaient donné le courage de venir. Tout en l'ob servant avec curiosité, chacun s'empressa de lui donner des nouvelles. Elle apprit de la sorte que l'événement s'était accompli heureusement, que la petite fille commençait à être ravissante, que madame de Prilleux allait si bien que, probable ment, elle ne tarderait pas à se lever, et qu'enfin il était déjà fortement question du baptême. Ces détails excitaient au moins autant d'envie que de bonheur en l'âme de la pauvre Élisabeth. Son visage respirait un mélange d'ivresse et de mé lancolie qui lui donnait quelque chose d'étrange, d'inexplicable. Puis, à chaque bruit, elle tressail lait, tournait la tête et marquait une sorte d'ef froi. À la voir ainsi, les uns et les autres semblaient intrigués et s'entre-regardaient avec étonnement. Une des femmes présentes se prit tout à coup à dire :
– Voulez-vous que j'aille vous annoncer ? Je suis certaine que madame sera très heureuse de vous voir.
Cette offre acheva de la troubler. Elle se leva vivement et dit d'un air hagard :
– Oh ! non. Je suis déjà restée trop long temps. Ne dites même pas que je suis venue. Madame de Prilleux pourrait être blessée en apprenant que je suis partie sans la voir. Je reviendrai…
Et elle s'en alla, à la fois heureuse et désolée : heureuse de ce qu'elle avait appris, désolée d'en être réduite à fuir si vite et à envier le sort de la dernière laveuse de vaisselle de cette maison. Peut-être du moins les domestiques ne parle raient-ils point de sa visite et pourrait-elle avant peu en tenter une seconde. Au cas contraire, elle se flattait, en se montrant si discrète, qu'elle trouverait grâce devant sa fille, que madame de Prilleuz se laisserait toucher et qu'elle n'aurait pas le courage de lui interdire cette suprême con solation. Il n'en fut malheureusement rien. Quel ques jours plus tard, alors qu'elle commençait un peu à se rassurer, elle reçut, sous une enveloppe au parfum duquel elle reconnut aussitôt sa fille, ce billet laconique et non signé qui lui fit froid jus que dans la moelle des os et la plongea dans une nouvelle crise de larmes et de désespoir :
« Après ce qui s'est passé entre nous, votre har diesse m'étonne et m'affecte douloureusement. Quand je me plaisais à croire à votre résignation, vous êtes reparue à l'improviste et n'avez pas craint de vous informer de moi d'une manière qui n'a pas laissé que d'intriguer mes gens. Est-ce un défi ? Avez-vous résolu de me braver ? Je ne puis le croire. Encore une fois, je vous en conjure, veuillez en prendre votre parti ; tâchez d'oublier, comme moi-même je m'efforce de le faire. À cette condition-là seulement vous m'épargnerez le supplice de vous haïr. »
De ce billet que, les larmes aux yeux et près d'étouffer, elle lut et relut jusqu'à vingt fois, Éli sabeth, bien entendu, ne saisit toujours que le sens littéral ; quant aux motifs qui inspiraient madame de Prilleux et lui avaient dicté ces lignes, ils continuèrent d'être pour elle impénétrables et mystérieux.
Elle avait beau se replier sur elle-même, se creuser l'esprit, se mettre l'imagination à la tor ture, elle ne comprenait toujours pas ce qui pou vait amener une fille si aimante et qui se savait tant aimée à se montrer si dure et si implacable.
Elle est folle, se disait-elle au milieu de ses sanglots, en allant d'un mur à l'autre de sa chambre d'un air éperdu. Que lui ai-je fait ? Quel est mon crime ? Me condamner à ne plus la voir ! Que dis-je ? à ne pas même avoir de ses nouvelles ! Mais c'est de la cruauté I Autant vaudrait tout de suite me priver d'air et de soleil. Me menacer de me haïr I Ah ! c'est trop fort ! Ne serait-ce pas me réduire à compter les heures par autant de morts douloureuses ? Oh I oui, elle est folle, bien certai nement elle est folle !…
Succombant sous le poids du chagrin, excédée par la privation d'aliments et de sommeil, elle tomba malade. Ses jambes fléchirent, elle ne put qu'avec peine se tenir debout, et même au coin du feu un frisson glacial la pénétra jusqu'au fond des os. Elle crut à sa dernière heure et se coucha, résignée à mourir. Sa voisine, alarmée, sortit et ramena un médecin. Ce n'était qu'une grosse fièvre qui ne présentait aucun caractère dange reux et ne demandait que du repos et de l'oubli. L'excitation énervante de cette fièvre lui procura près de trois semaines l'un et l'autre. Ses dou leurs s'assoupirent, un peu de calme se fit dans son esprit et la raison y reprit quelque influence.
– Elle ne veut pas que j'aille la voir, se dit- elle, elle ne veut pas même que je m'informe d'elle. Soit ! Mais, en s'y appliquant bien, est-ce qu'il serait impossible de la voir et d'avoir de ses nouvelles sans qu'elle le sache, sans même qu'elle s'en doute ? Nous verrons, nous verrons…
Insensiblement son moral se releva ; tout en tière à ses nouveaux projets, elle eut la volonté de se rétablir, et, en effet, son pauvre corps reprit chaque jour de nouvelles forces.
X
C'était au cœur de l'hiver, à ce moment où les fêtes s'enchaînent aux fêtes, les bals aux bals. Réfléchissant que madame de Prilleux ne nour rissait pas sa fille et qu'elle devait le soir accom pagner son mari, Élisabeth, avant même de se sentir encore bien solide, prit sa résolution. Elle s'habilla et se chaussa chaudement, s'enveloppa le corps d'une pelisse, se cacha la tête sous un capuchon et, ainsi déguisée, alla, dès que la nuit fut venue, se mettre en sentinelle non loin de la maison où demeuraient M. et madame de Prilleux. Il gelait à pierre fendre. Bien que ga gnée par le froid, Élisabeth resta ainsi de planton depuis six heures jusqu'à près de dix heures du soir. À peine voyait-elle s'ouvrir la grande porte et entendait-elle sous la voûte le piétinement des chevaux et le roulement d'un équipage qu'elle approchait vivement du coin de cette porte, et, abritée par son capuchon, plongeait ses yeux dans la voiture que précisément un bec de gaz voisin éclairait jusque dans ses profondeurs.
Ayant ainsi, plusieurs jours de suite, fait le guet et répété les mêmes manœuvres, et cela en vain, elle commençait à désespérer et à craindre que madame de Prilleux ne fût malade. Ses in quiétudes étaient au comble ; son esprit souffrait le martyre. Un soir, enfin, s'étant approchée comme de coutume au roulement d'un équipage qui sortait au pas, tous ses membres tressaillirent, ses yeux rayonnèrent sous son capuchon, elle porta la main à sa poitrine et dut s'appuyer au mur pour ne pas tomber. C'est que, cette fois, elle avait vu, bien vu, dévisagé, dévoré des yeux la belle Anne dans une toilette splendide, assise aux côtés de son mari. Seulement madame de Prilleux lui parut d'un degré plus pâle et plus sérieuse ; ses beaux sourcils bruns pesaient légèrement sur ses yeux et donnaient à sa physionomie quelque chose de grave et de soucieux qu'elle n'avait pas aupa ravant. N'importe ! ce soir-là Élisabeth n'éprouva ni froid ni fatigue, elle se sentit comme électrisée et rentra chez elle bien moins triste, presque heureuse. Elle avait vu sa fille, sa fille adorée, elle l'avait vue, embrassée des yeux, et elle avait l'espérance de pouvoir désormais la voir ainsi bien d'autres fois encore.
Effectivement, à plusieurs autres reprises, à la même heure, dans les mêmes circonstances, comme un chasseur à l'affût, s'enveloppant des mêmes précautions, elle usa des mêmes manèges avec le même succès. Son âme cessait d'autant souffrir ; son visage se rassérénait ; elle reprenait goût à la vie ; un peu de son ancienne vigueur lui revenait. Ni le froid intense, ni l'humidité péné trante, ni le vent, ni la neige, ne pouvaient la décider à déserter son poste et, du moment où elle avait seulement entrevu son Anne-Marie, qu'elle avait pu en passant l'admirer, en remplir ses yeux, elle bénissait le ciel du fond du cœur et estimait son bonheur mille fois au-dessus de sa peine. C'était bien peu, hélas ! elle s'en contentait pourtant ; eh bien, même cette faible consolation lui fut brusquement retirée.
Cette femme, cette espèce de fantôme encapu chonné qui le soir, chaque fois qu'ils sortaient, se trouvait là, à la même place, sur leur passage, et plongeait ses yeux dans la voiture avec une sorte d'avidité, finit par appeler l'attention de M. de Prilleux. Il ne songea d'abord qu'à quelque pauvre honteux et n'y prit pas autrement garde. Mais cette femme, en fin de compte, immobile comme un terme, semblait préoccupée de tout autre chose que de tendre la main. Dans sa surprise crois sante, il en parla à sa femme. Anne de Prilleux, une première fois, ne vit là rien de surprenant ; elle ne songea, comme son mari, qu'à une pau vresse et ne s'en inquiéta pas. Mais une deuxième fois, puis une troisième, alarmée par l'attitude de ce fantôme et son opiniâtreté, elle tressaillit, fou droya d'un regard la pauvre Élisabeth, que sans doute elle devina, et détourna la tête d'un air de sombre mécontentement qui frisait la colère. Élisabeth, elle aussi, ne comprit que trop bien ; elle éprouva un serrement de cœur à étouffer, et se retira en proie à une terreur instinctive. Le surlendemain, en effet, à son inexprimable déses poir, elle reçut un nouveau billet encore plus vif, plus dur, plus impératif que le premier.
« À quoi songez-vous ? y était-il dit. Vous avez donc résolu de me tuer par le chagrin ! Voilà maintenant qu'au mépris de mes prières et de nos conventions, vous m'espionnez, faites sentinelle à ma porte, et commettez des imprudeneea mille fois plus graves que les précédentes ! Jugez-en par ce seul détail. Mon mari vous a aperçue. Il a été frappé de votre persistance. Il pouvait vous reconnaître. Que dirait-il ? Mes gens aussi pou vaient vous remarquer et chercher à savoir qui vous êtes. Que supposeraient-ils ? Ces importu nités sont abominables, intolérables : elles me mettent au supplice ; vous ne sauriez trop absolu ment y mettre un terme. Songez-y bien ! Si vous ne cessiez à tout jamais ces persécutions, si vous continuiez à m'obséder de cet espionnage, si je devais encore vous retrouver sur mon chemin, en vain prétendriez-vous m'avoir aimée, en vain prétendriez-vous m'aimer encore, je ne croirais plus qu'à de l'animosité, qu'à une haine impla cable. »
Élisabeth fut atterrée ; de ses douleurs la me sure fut comble ; dans le premier moment, elle crut qu'elle allait mourir. D'une nature forte et pleine de vaillance, elle ne se refusait à aucun sa crifice, à aucun, hormis à celui de ne plus aimer sa fille et de la perdre complètement de vue.
Que voulait ce billet, sinon la contraindre à une sorte de suicide ? Elle palpitait sous le déses poir comme sous le poids d'un mur éboulé ; elle brûlait au stérile foyer d'amour qu'elle avait dans le cœur comme si le poison eût allumé un incendie dans sa poitrine. Et ses tortures étaient d'autant plus atroces qu'elle les jugeait sans guérison, qu'elle avait la prétention de les renfermer en elle-même et de n'en rien laisser voir au dehors. Comme dans ces inflammations de l'épiderme où l'application, ne serait-ce que d'un papier de soie, fait souffrir, elle ne pouvait plus rien endurer. Sa voisine même ne faisait que la gêner et l'irriter. Un soir, pour échapper aui soins obséquieux de cette femme, en présence de laquelle elle s'épui sait à contenir ses larmes et à étouffer ses cris, elle se sauva de son logement comme des murs étouffants d'une prison, et se mit à errer en vraie folle à travers les rues.
Un ciel sombre, bien que tout étoilé, s'étendait sur la grande ville. Soufflant sans bruit, le vent du nord n'en était ni moins vif ni moins cruel ; il faisait un froid à geler sur place. Elle descendit vers la Seine, longea les quais funèbres de l'île Saint-Louis, revint sur ses pas, passa et repassa sur le fleuve, et, marchant à l'aventure, au gré des souffrances qui la tenaient en haleine, parvint aux environs de l'Hôtel-de-Ville.
– Si elle savait ce que je souffre, si elle savait ce que je souffre ! ne cessait-elle de répéter ; oh ! oui, bien sûr, bien sûr, elle aurait pitié de moi !
Par cette heure avancée et par cette atmos phère, les passants aussi bien que les voitures étaient rares ; tout était silencieux, morne , dé sert.
Elle s'arrêta vers le milieu du pont, s'accouda sur le parapet et plongea ses yeux dans le gouffre ouvert à ses pieds. On sait par cœur cette psal modie monotone et sinistre de l'eau qui roule et ce qu'elle éveille en l'âme de mélancolie. Penchée sur ces ténèbres où à peine çà et là luisait un fu gitif reflet, Élisabeth prêta longtemps l'oreille à cette plainte comme à un écho de ses peines. Les grandes douleurs élèvent l'âme à des sommets d'où coule naturellement la poésie. Il lui sembla que cette voix était celle d'une amie, de quelque âme errante qui essayait de la bercer, de la con soler, de la distraire, et, insensiblement, ne pou vant plus se contenir, elle se prit à fondre en larmes, à sangloter, à converser avec cette eau mourante comme avec Dieu, à la supplier de monter jusqu'à elle, de l'étreindre, de l'entraîner, de lui donner l'oubli dans ses profondeurs. La tentation était puissante, irrésistible ; c'était de la fascination… Épouvantée, à la fin, de cette pente sur laquelle elle se sentait glisser, trop dé vote pour ne pas reculer devant l'idée de se dé truire, elle se redressa tout à coup et s'enfuit éperdue, se disant :
– Non, non, ce serait pour elle un trop rude coup, un trop cruel souvenir !
Paris n'était pas encore cette immense et mer veilleuse cité qui, aujourd'hui, n'a plus de rivale. L'édilité n'avait pas encore eu le temps de faire disparaître ces échiquiers de masures, ces ruches malsaines, ces quartiers fangeux, ces repaires du crime, qu'on visitait comme des curiosités im mondes.
Autour de I'Hôtel-de-Ville, notamment, la pioche et le levier n'en étaient qu'au début de leur œuvre ; sur la place, si belle aujourd'hui, n'avaient été rasés qu'en partie ces labyrinthes de ruelles sans nom, dont l'élégant palais souffrait comme d'une lèpre. L'horrible rue de la Lanterne existait encore. Quelques jours auparavant, Éli sabeth le savait, là, par une nuit pareille, un homme, fasciné peut-être par I'aspect misérable de ces bouges inhospitaliers et par cette solitude funèbre d'une poésie repoussante, un homme, et quel homme ! s'était pendu en face d'un égout. Soit hasard, soit instinct, soit parti pris, Élisabeth gagna cette rue, en descendit les marches, et s'arrêta à mi-chemin de l'escalier, vis-à-vis de cette fenêtre dont les barreaux avaient été le gibet volontaire d'un malheureux. Elle s'arrêta là longtemps à contempler le croisillon, gémissant et pleurant, le cœur brisé, et elle se prit à envier le courage et le sort de cet homme, sans se douter quel brave homme c'était, et quel homme de ta lent ! Puis, cette fois encore, la tentation lui fit peur et la fit reculer. Elle se sauva à travers d'autres ruelles. Surprise d'ailleurs de sortir vivante de ces passages dangereux, elle balbu tiait :
– Il n'y a donc plus d'assassins dans Paris ! Il n'y arrive donc plus d'accident ! Mais ces quartiers déserts assurent l'impunité ! Et puis une lame de couteau dans mon cœur serait une si bonne ac tion !
De détour en détour, sans le vouloir, elle gagna les Halles, autres ruines disparues sous de gran dioses et incomparables bazars, et s'affaissa tout à coup par terre comme morte. Hommes et femmes se pressèrent autour d'elle et supposèrent tout d'abord ce qui n'était pas. Des agents survinrent et la transportèrent dans un poste voisin où, sous l'action bienfaisante de la chaleur, elle ne tarda pas à reprendre ses sens. Questionnée avec solli citude, car tout dans son extérieur annonçait l'ai sance et l'honnêteté, elle répondit qu'elle s'était égarée et que, succombant à la fatigue et au froid, elle s'était trouvée mal. On s'empressa de la reconduire à son domicile. À peine y fut-elle de retour qu'elle perdit de nouveau connaissance. Sa voisine qui, en proie à une mortelle inquiétude, l'attendait, la mit au lit et veilla le reste de la nuit auprès d'elle.
Il y avait apparence que tant de secousses la tueraient. Loin de là. Elle tomba dans un profond assoupissement, d'où elle sortit bien faible sans doute, mais du moins presque résignée. Il semblait qu'il lui fût impossible de désespérer jamais entièrement. Déjà une lueur de cette espérance qui tient à notre âme comme la poix aux flancs du navire, déjà une lueur bien faible de cette es pérance la réchauffait et lui inspirait le désir de ne pas mourir encore.
XI
Voyant passer l'hiver et le printemps appro cher, elle fit ses calculs et se livra à de nouveaux rêves. Au premier rayon de soleil, à la première verdure, tout son pauvre être, à moitié refroidi, eut, lui aussi, une sorte de reverdissement et de floraison. Son goût pour le grand air et la prome nade la ressaisit avec une vivacité nouvelle. Ce goût était loin toutefois d'être désintéressé ; il prenait sa source dans un espoir qui ne tarda bientôt plus à être un secret. La maison où rési dait sa fille était comme toujours le pivot sur le quel exclusivement roulaient ses pensées, gra vitaient ses allées et venues. Seulement, pour en approcher et en observer les abords, elle redoubla de précautions, elle déploya une prudence de sau vage, et de toute évidence, à en juger par l'heure de midi à laquelle avaient lieu ses observations, madame de Prilleux, cette fois, ne devait pas être son point de mire.
Le temps fut prodigué par Élisabeth ; aucune station, si longue qu'elle fût, ne lui coüta ; sa patience fut inépuisable. Elle put se réjouir enfin d'avoir deviné juste. Presque chaque jour, en effet, vers deux heures, dans un élégant coupé, sortait de la maison une nourrice ayant un en fant sur ses genoux. C'était déjà quelque chose. Restait à savoir le quartier vers lequel était diri gée cette voiture et le point où on l'arrêtait. Elle s'y intéressa activement ; elle s'y donna tout en tière ; elle alla se poster tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ; et, quand elle se fut assurée de ce qu'elle désirait savoir, elle estima que sa peine n'était rien, tant elle ressentit de joie à la conquête de ce simple détail.
Le lendemain fut peut-être l'un des plus heu reux jours de toute sa vie. Elle mit sa plus belle robe, sa plus belle coiffe, son plus beau mantelet, et, allégée par des sentiments d'une nouveauté singulière, elle prit, vers une heure du soir, le chemin des Tuileries. Il n'y avait pas un nuage au ciel ; l'atmosphère était calme et tiède ; sur la verdure encore tendre des marronniers émer geaient à profusion ces ifs blancs et roses qui en sont la fleur. Elle entra, se mit en sentinelle non loin d'une certaine porte et, se promenant de long en large, observant tous les équipages, attendit. Ce ne fut pas du moins inutilement. Elle cessa tout à coup de marcher, son œil étincela, une vive émotion l'agita des pieds à la tête. Un coupé venait d'arrêter. La nourrice en descendit. Serrant affectueusement contre elle son nourrisson, eIle traversa le trottoir, pénétra dans le jardin et le coupa obliquement, dans la direction des par terres. Élisabeth, presque coudoyée par elle, n'eut pas l'air seulement de la voir ; elle lui laissa prendre une avance de trente pas environ, puis la suivit et l'observa de loin dans tous ses mouvements.
Par ce beau temps et cet air embaumé, les pro meneurs ne manquaient pas, et l'allée surtout qui longe la rue de Rivoli était animée par une foule joyeuse où brillaient les plus fraîches toilettes. Ce fut précisément de ce côté que se porta la nourrice. Bientôt perdue au milieu de cette mêlée, elle y fit deux on trois tours, puis, avisant une chaise, s'y assit au pied d'un arbre.
Ce point, pour Élisabeth, fut le centre vers le quel convergèrent toutes ses pensées comme tou tes ses circonvolutions. Elle décrivit d'abord de grands cercles à l'entour, puis de moindres, puis de plus petits, et par degrés, ne cessant de ga gner du terrain, elle ne fut plus séparée de Ia nourrice, à qui elle tournait le dos, que par l'épaisseur du marronnier. Un peu de hasard ici lui vint en aide. Des enfants, aux jeux desquels il semblait qu'elle fût sensible, l'obligèrent de s'écar ter. Elle marcha à reculons, se trouva de proche en proche à l'alignement de l'arbre, recula en core et put bientôt ainsi, de l'air le plus souriant et le plus naturel, abaisser à droite ses regards obliques du visage de la nourrice sur la petite fille qui reposait dans son giron.
La sensation qu'elle éprouva, douloureuse à force d'être violente, passe toute peinture. De son propre aveu, il lui fut à peine possible de la sup porter. Un coup d'œil, un seul, suffit à réveiller en elle un monde de souvenirs, et quels souve nirs ! Il lui sembla voir sa fille ! Oui, c'étaient les mêmes sourcils encadrant les mêmes yeux noirs expressifs, les mêmes traits charmants, la même bouche gracieuse, le même teint, le même ovale, la même physionomie adorable ! Un ins tant, elle fut folle et eut l'air d'être comme en équilibre. Attirée par un attrait invincible vers cette enfant qui était son enfant aussi à elle, qui avait dans les veines de son sang à elle aussi, Éli sabeth, peu s'en fallut qu'elle ne fit la faute irré parable de se précipiter sur le petit ange, de le prendre dans ses bras, de céder à l'ivresse de l'embrasser. Un mouvement de la nourrice, qui heureusement tournait la tête d'un autre côté, la toucha comme d'un aimant négatif et la fit pour ainsi dire rebrousser en elle-même. Elle tourna vivement sur les talons, et, toute frémissante, s'éloigna.
– Point d'imprudence, murmura-t-elle avec ivresse. Ménageons notre bonheur. Maintenant je puis vivre !…
Et, en effet, il se fit en elle une révolution des plus salutaires. La cure fut non moins rapide que merveilleuse. Avec le courage, lui revinrent l'appétit et le sommeil. Son corps se redressa, son visage cessa d'être aussi pâle et aussi cave, la fièvre d'allumer ses yeux. Elle-même s'éton nait de sa vigueur renaissante. La vue quoti dienne de ce petit être qui lui tenait au cœur par tant de liens, la faculté de le voir quelques ins tants, d'admirer sa beauté, de le caresser des yeux, suffisait à balancer ce qu'elle avait perdu, à diminuer ses regrets, à cicatriser ses blessures. De plus en plus sûre d'elle-même, à mesure que les épreuves se renouvelaient, il lui fut permis, un mois durant, en usant des mêmes précautions et des mêmes manèges, de s'enivrer en toute sé curité des mêmes délices. Et elle se flattait que du moins cette consolation clandestine serait durable, que madame de Prilleux elle-même se rait impuissante à l'en priver, puisqu'aussi bien il y avait apparence qu'elle n'en saurait jamais rien.
Malheureusement elle ne sut pas ou ne put pas s'en tenir là. Il en est un peu du bonheur comme des excitants : aujourd'hui un peu, demain da vantage, après demain beaucoup, et ainsi jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus jamais assez.
Bref, dans ses marches et contre-marches, elle cessa graduellement d'user de la même réserve et des mêmes ménagements. Il ne semblait pas au surplus que la nourrice, grosse et blanche Nor mande, au visage doux et honnête, eût des yeux à voir quoi que ce fût. À la longue néanmoins, elle finit par remarquer cette femme qui, tous les jours, passait et repassait devant elle, rôdait cau teleusement autour de sa chaise, et par instant s'arrêtait pour l'observer ; elle la remarqua, di sons-nous, mais sans toutefois s'étonner beaucoup ni en avoir aucune inquiétude. Sous l'influence de l'âge et de la souffrance, le visage d'Élisabeth avait pris un caractère de douceur et de sainteté qui le rendait presque beau à voir. Puis elle était bien vêtue, avait au col une chaîne d'or, une montre à la ceinture, des bagues à chacun de ses doigte, et ces détails surtout achevèrent de lui concilier les bonnes grâces de la nourrice. Insen siblement elle la considéra d'un air de sympathie non équivoque et l'on put même lire dans ses yeux une certaine envie de nouer connaissance. D'abord inébranlable dans l'intention de résister à ces avances, Élisabeth sentit bientôt fléchir sa résolution. Il lui arriva de s'approcher de plus en plus et de dire :
– Un bien beau temps !
– Ma foi oui, madame, répliqua la nourrice en souriant, un temps à souhait pour les biens de la terre.
Refoulant en elle tous les sentiments qui fai saient rage pour en déborder, Élisabeth n'eut garde cette première fois de s'intéresser à l'en fant ; elle feignit même de ne pas le voir ; elle se tint debout, parla quelques instants des choses les plus banales, regarda à sa montre, puis salua amicalement la nourrice et s'en alla.
Ce ne fut qu'après trois ou quatre de ces ren contres que, prolongeant toujours davantage ces petits colloques, elle osa dire d'une voix qui, ayant la prétention d'être calme, chevrotait néanmcins d'émotion :
– Vous avez là un bien beau nourrisson !
– Et bien, mignonne ! fit la nourrice en pressant la petite contre elle.
– C'est une petite fille !
– Oui, madame.
– Elle est bien belle !
Disant cela, elle s'assit ; puis, dans la crainte de se trahir, parla d'autre chose. Mais elle eut l'art, par ses remarques, d'amener la nourrice à lui faire observer d'elle-même :
– À ce que je vois, madame, vous aimez bien les enfants.
Remuée jusqu'au fond de l'âme, elle répliqua :
– Oh I oui, je les adore.
– Est-ce que vous n'en avez pas ?
– Je n'en ai plus. Et de grosses larmes brillèrent dans ses yeux.
En moins de quelques jours, une sorte d'habi tude s'établit entre les deux femmes. Dans le but d'être autorisée à questionner la nourrice, Élisa beth alla plus avant.
– J'ai de petits revenus, lui dit-elle, je suis à mon aise ; mais je suis seule, je m'ennuie, et je viens ici me promener pour me distraire et me consoler des enfants que j'ai perdus par la vue de ceux des autres.
Sans même en être priée, la nourrice rendit condidence pour confidence. Elle avoua qu'elle était dans une bonne maison, chez des maîtres aussi aimables que généreux, qu'elle aimait infi niment son nourrisson, et qu'elle était bien heu reuse.
Élisabeth soupira et envia ce bonheur. Puis, ne cessant de dévorer la petite fille des yeux, elle reprit, au moment de partir :
– Je comprends que vous chérissiez cette en fant. Il ne me souvient pas que vous m'ayez dit son nom.
– Isabelle.
– Elle est vraiment ravissante. C'est une petite merveille. Oomment faire, je vous le de mande, pour résister au plaisir de poser ses lèvres sur ces joues-là ? Tenez, de grâce, accordez-moi la permission de l'embrasser !
La nourrice n'y trouva point à redire. Mais non contente de ce baiser qui lui causa une émo tion à la rendre folle, Élisabeth, une autre fois, s'enhardit jusqu'à prendre la petite dans ses bras, jusqu'à solliciter son sourire, jusqu'à l'appeler sa chère Isabelle, jusqu'à couvrir ses joues de bai sers multipliés et passionnés. La nourrice à la fin fut scandalisée par l'ardeur de ces caresses ; elle reprit l'enfant vivement et dit d'un air assez peu gracieux :
– Oh I madame, si fort qu'on aime les enfants, il n'est pas bien d'embrasser ainsi les enfants qui ne sont pas à nous.
Élisabeth se repentit. Il était trop tard. Elle venait, bien sans s'en douter, de décider la dé chéance d'un bonheur qui, tout imparfait qu'il était, pouvait du moins lui faire prendre ses au tres privations en patience et prolonger sa vie encore bien des années.
Voici ce qui arriva.
D'abord la nourrice fut plusieurs jours sans reparaître.
Ensuite, quand elle reparut, ce fut pour se montrer bien différente de ce qu'elle avait été jusqu'alors. Au lieu de saluer Élisabeth comme d'habitude et de lui sourire, elle eut un visage froid, embarrassé, des manières pleines de gêne ; elle se détourna et sembla vouloir l'éviter. Enfin, quand la pauvre Élisabeth, qui ne soupçonnait toujours rien, voulut s'asseoir auprès d'elle et entamer la conversation, elle recula sa chaise et balbutia :
– Madame, il ne faut plus me parler.
– Comment ! comment ! fit Élisabeth toute saisie. Que voulez-vous dire ?
D'un air défiant et de plus en plus maussade, la nourrice repartit :
– Je ne vous cacherai pas que madame m'a questionnée et que je lui ai rapporté nos rencontres et nos conversations. Madame a été extrême ment mécontente, elle m'a beaucoup grondée ; elle m'a prévenue qu'elle ne voulait pas de cela à l'avenir, que j'eusse à bien prendre garde, qu'on venait de voler un enfant et que, s'il m'arrivait de parler encore à des étrangers, elle aviserait. Il ne faut donc plus me parler, madame ; je n'ai pas envie de perdre ma place. Après cela, ma dame a peut-être raison ; on ne sait pas, dans une si grande ville, à qui l'on a affaire. Vous avez sans doute l'air bien honnête, je n'en disconviens pas ; mais enfin ceux qui volent des enfants ne se gênent pas non plus pour emprunter de telles apparences. Encore une fois, madame, ne me par lez donc plus ; autrement vous me forceriez de prévenir un gardien.
Et à peine eut-elle achevé cette tirade, évidem ment apprise par cœur, qu'elle s'écarta.
Élisabeth ne savait plus où elle en était ; cha cune de ces paroles était comme un coup de mar teau qui faisait résonner sa poitrine. Elle avait des éblouissements, tout se brisait en elle, la dernière lueur d'espoir s'y éteignait, c'était le chaos. Longtemps elle resta comme pétrifiée ; puis elle se leva, regarda autour d'elle d'un air hagard et s'éloigna en trébuchant. Cette fois, c'était bien fini ; le dernier fil qui l'attachait à la vie était rompu ; elle ne voyait plus, n'entendait plus, ne se sentait plus. C'était la mort. Des Tui leries à son domicile, elle faillit vingt fois se faire écraser. Parvenue enfin, sans savoir comment, au seuil de la maison où elle demeurait, elle chan cela ; il fallut la soutenir, l'aider à gagner son logement où, s'affaissant dans un fauteuil, elle resta de longues heures anéantie.
XII
Vers le soir, elle eut des frissons ; ses dents cla quèrent fébrilement ; elle devint le jouet d'une fièvre violente, effroyable. Le médecin appelé hocha la tête, fit quelques quesfions, parut désespérer et se retira finalement sans rien prescrire. Cette fièvre empira rapidement et la jeta hors d'elle-même. En proie au délire, elle se livra à des soubresauts effrayants, elle voulut sortir de son lit, elle poussa des cris de folle, elle tint les propos les plus incohérents. La voisine épou vantée la prenait dans ses bras, s'épuisait à la contenir, à la calmer par de douces paroles. Elle continuait de s'agiter, de se tordre, de bondir, de jeter des cris ou d'être aux prises avec des élans d'indignation, inintelligibles au surplus pour qui conque n'avait pas la connaissance de son secret. Une fois, appuyant les mains sur son corps, elle s'écriait :
– Que je souffre ! Oh ! que je souffre ! On dirait que des chiens me déchirent et me rongent les entrailles. Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !
Une autre fois, s'asseyant à l'improviste, les yeux hagards, hors de la tête, les traits boulever sés, elle balbutiait avec une sorte de rage :
– Mais ce n'est pas une créature humaine ! mais c'est un tigre ! A-t-elle soif de mon sang ? A-t-elle juré ma mort ? Femme dénaturée, que t'ai-je fait ?
Puis de cette fureur passant tout à coup à l'at tendrissement, elle versait des larmes et ajoutait avec véhémence :
– Non ! non ! ne m'écoutez pas ! je mens ! je la calomnie ! c'est un ange ! Est-ce sa faute à elle si je suis aveugle et sourde ? Tais-toi, vieille sotte, tais-toi ! Allons, fais ton mea culpa, et va-t'en !
Et elle se frappait la poitrine à coups redoublés, et elle sanglotait, et elle recommençait de se tordre, de bondir, de délirer .
La nuit, le jour suivant, l'autre nuit encore et le surlendemain, se passèrent au milieu de ces crises, à peine interrompues çà et là par une heure de calme. Elle tomba enfin dans l'épuise ment ; puis peu à peu ses souvenirs surnagèrent, elle regarda autour d'elle et, apercevant sa voisine, elle la considéra quelques instants et lui dit :
– J'ai dû parler, il a dû m'échapper bien des choses : étiez-vous seule, au moins ?
– Je vous l'assure ; ne vous inquiétez pas.
– Je vous ai causé bien du mal, reprit-elle. Encore un peu de patience, ça ne sera plus bien long, et je ne vous oublierai pas.
Sa voisine essaya de la distraire. Elle l'inter rompit.
– Oh ! oh ! fit-elle, le temps des illusions est passé, croyez-Ie bien. Ma destinée est accomplie. Je suis de trop en ce monde ; j'ai trop vécu. Et ne me plaignez pas. La mort sera pour moi un véritable bienfait.
Sous l'empire de cette désolante certitude, elle oublia tout, hormis son mal, elle s'abandonna pieds et poings liés à un muet désespoir, elle ne fit plus que languir. Chaque bouffée d'air qui pé nétrait dans ses poumons était, en quelque sorte, une bouffée de douleurs qui la tuaient lentement, mais sûrement. Tantôt alitée, tantôt assise dans un fauteuil, toujours plus débile, en proie à une mélancolie funèbre, incurable, elle s'éteignait au gré du travail sourd, permanent de la consomption. Sa maigreur, sa peau sèche et luisante, ses yeux caves, ses tempes déprimées, ses cheveux de neige lui donnaient insensiblement les appa rences d'un spectre. Elle recevait volontiers les soins de sa voisine, elle s'y montrait sensible ; mais elle restait sourde à toutes ses consolations, elle semblait même en être importunée.
– Ah ! lui disait-elle un jour en secouant mé lancoliquement la tête, l'espérance, l'espérance, quand il en reste, ne serait-ce que gros comme ça, tout est possible ; on peut tout supporter, même les plus atroces douleurs. Et que mon es prit a été ingénieux à la retenir ! Que de fois je l'ai crue perdue, et elle n'était que cachée ! Mais à cette heure, hélas ! o'est bien fini. Elle est partie, partie pour ne jamais revenir, et tout est bien lourd, même l'étincelle de vie qui me reste.
Et à mesure que ses forces diminuèrent, sa ré signation augmenta. N'ayant plus que le souffle, réduite à garder le lit, elle envisageait la mort sans trembler, elle s'en entretenait comme d'un fait étrange, mystérieux, auquel elle se repro chait d'avoir trop rarement songé, et supputait avec calme le petit nombre de jours qui lui res tait encore à vivre. Il lui arriva, à la suite d'une crise qui semblait devoir être la dernière, de re marquer le visage alarmé de sa voisine.
– Rassurez-vous, lui dit-elle. L'heure appro che, mais elle ne sonnera pas aujourd'hui. Ce sera pour l'automne, quand tomberont les feuilles.
Elle ne se trompait que de bien peu. L'automne vint, les feuilles tombèrent ; elle vivait encore ; mais elle ne devait pas voir le printemps suivant. Au plus fort de l'hiver, un pressentiment l'avertit enfin qu'elle touchait au terme de sa trop longue agonie. À sa prière, un prêtre vint l'assister. Puis, le prêtre parti, elle fit signe à sa voisine d'appro cher.
Un dernier service, lui dit-elle d'une voix déjà singulièrement altérée. Elle se recueillit et continua : Vous allez vous habiller, et bien chau dement, car vous m'avez dit qu'il faisait froid ; puis vous irez sur-le-champ à l'adresse que voici. Elle glissa ses doigts sous le traversin, en retira une carte et reprit : C'est l'heure de leur dîner. Ils doivent y être. Vous demanderez à parler à madame de Prilleux de ma part. Peut-être vous fera-t-elle dire qu'elle n'y est pas ou qu'elle ne peut pas vous recevoir. Tout sera dit. Vous n'in sisterez pas et vous reviendrez. Si elle consent à vous voir, vous lui direz simplement, c'est-à-dire sans rien ajouter de plus, prenez bien garde à mes recommandations, qu'Élisabeth n'a plus que quel ques instants à vivre et que son souffle ne tient plus qu'à l'espoir de voir madame de Prilleux une dernière fois… M'avez-vous entendue ? me suis-je bien fait comprendre ?
– Oui, madame.
– Allez donc vite, je vous en prie, ne perdez pas un instant.
La voisine s'habilla et se rendit hâtivement à l'adresse indiquée. Il faisait excessivement froid. Monsieur et madame de Prilleux avaient dîné, et madame de Prilleux, de retour dans sa cham bre, achevait de se parer pour une fête qui devait être suivie d'un bal. Quand on vint lui dire qu'une femme demandait à lui parler de la part d'Éli sabeth, elle tressaillit, eut un instant d'hésitation et fut sur le point de répondre qu'elle n'y était pas. Mais, toutes réflexions faites, elle donna l'ordre de faire entrer, congédia sa femme de chambre et resta seule avec la messagère.
– Que me veut Élisabeth ? demanda-t-elle d'un accent d'inquiétude, en toisant la voisine de la tête aux pieds.
Éblouie d'une part par le luxe qu'elle avait sous les yeux, intimidée de l'autre par l'air vraiment grand de cette femme, dont la toilette rehaussait encore l'éclatante beauté, la voisine baissa les yeux et balbutia :
– Elle se meurt, madame, et elle ne forme plus qu'un vœu, celui de vous voir une dernière fois.
Madame de Prilleux jeta un cri et devint toute pâle.
– Elle se meurt ! s'écria-t-elle, Et de quoi ? C'est impossible ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta -t-elle en rejetant la tête en arrière.
Éperdue, elle quitta sa chambre et, suivie de la voisine, se précipita dans le cabinet de son mari. M. de Prilleux, à la brusque entrée de sa femme, leva la tête, et, la voyant tout effarée, lui demanda :
– Qu'y a-t-il ?
Simultanément madame de Prilleux disait d'une voix haletante :
– Une épouvantable nouvelle ! Élisabeth est à la dernière extrémité ; elle désire me voir.
M. de Prilleux fut plus surpris qu'ému.
– Que lui est-il arrivé ? fit-il. Elle n'était point malade, que je sache : nous eussions été prévenus. D'autre part, elle n'était point vieille encore.
– Tu ne trouveras point mauvais que j'y aille, reprit madame de Prilleux d'un accent fébrile. C'est elle qui m'a élevée.
– Non certainement, repartit M. de Prilleux. Cette femme était douée des qualités les plus rares ; son dévouement m'a toujours surpris. Tu fais bien, je t'approuve, c'est presque un devoir.
– Que cela ne t'empêche pas d'aller où nous sommes attendus, dit encore madame de Prilleux. Tu m'excuseras.
Ce à quoi M. de Prilleux ajouta simplement :
– Prends la voiture, tu arriveras plus vite. Il fait sec. Je sortirai bien à pied.
Madame de Prilleux emmena la voisine avec elle, la fit monter en voiture, donna l'adresse au cocher, lui recommanda de se presser, et partit. Elle était d'une mortelle pâleur, palpitante, cons ternée, avait les yeux tout gonflés de larmes. Dans son trouble et sa précipitation, elle avait oublié qu'elle avait des fleurs dans ses cheveux, qu'elle portait une robe de bal, qu'elle avait aux poignets, au col, aux oreilles, au front, des perles, des pierres précieuses, des diamants. Elle s'était bornée à jeter un châle sur ses épaules et à rabattre un capuchon sur sa tête. La distance que les chevaux avaient à parcourir fut promptement dévorée. Guidée par la voisine, madame de Peil leux pénétra dans la maison, monta rapidement l'escalier et arriva hors d'haleine à la porte d'Éli sabeth.
XIII
Le logement était au quatrième d'une maison d'honnête apparence et parfaitement entretenue. Une petite entrée séparait du palier la chambre où gisait la moribonde. Madame de Prilleux tra versa précipitamment cette sorte d'antichambre et entra ; elle entra et, jetant des regards effarés du côté du lit, s'arrêta haletante au milieu de la pièce.
Une lampe à globe dépoli, placée sur la che minée, répandait une discrète lumière. Il n'y avait dans le foyer qu'un monceau de braise ardente. Cet intérieur, en somme, théâtre de l'agonie d'une pauvre femme, était sombre, lamentable.
Au bruit de la porte, au froufrou de la soie, Élisabeth tourna lentement la tête. Madame de Prilleux n'était pas si bien enveloppée qu'on n'en trevit les vives couleurs de sa robe, ses dentelles ; quelques-uns même des diamants qu'elle portait jetaient des feux à éblouir. Élisabeth d'abord pa rut douter de ce qu'elle voyait et se demander ce que signifiait cette apparition. Néanmoins, après un temps de silence, elle dit à sa voisine :
– Laissez-nous.
La voisine ne fut pas sortie que madame de Frilleux, qui la voyait sans la regarder, alla vi vement tourner la clef dans la serrure. Puis elle rentra et, se débarrassant de son capuchon, lais sant tomber son châle, courut à sa mère et se pré cipita à genoux. Un coup d'œil lui avait suffi pour tout voir et tout comprendre.
– O ma mère ! s'écria-t-elle en fondant en larmes et d'un accent désespéré, c'est moi qui te tue, pardonne-moi !
Élisabeth la laissa un instant pleurer, puis bal butia :
– Ne te cache pas ainsi, que je puisse te voir.
Anne de Prilleux releva la tête. Ses traits étaient bouleversés ; de ses yeux débordaient les larmes. Elle joignit les mains et répéta avec passion :
– Pardonne-moi, bonne et tendre mère, par donne-moi !
Les yeux ternes d'Élisabeth se ranimèrent. Elle considéra longtemps sa fille d'un air d'ad miration et d'amour ; puis, au milieu d'un pâle sourire :
– Te pardonner, lui dit-elle, te pardonner ! à quoi songes-tu ? Est-ce que ta présence ici ne si gnifie pas oubli du passé ? Ah ! pour entendre de ta bouche ce doux nom de mère que tu me donnes pour la première fois, sache-le, ma fille, j'eusse consenti de grand cœur à souffrir dix fois plus encore que je n'ai souffert !
Ces paroles généreuses jetèrent madame de Prilleux hors d'elle-même.
– Non, non, fit-elle au milieu de nouvelles larmes, c'est trop, c'est trop ! Je ne suis pas digne d'un pareil amour. Toi qui m'as tant aimée, toi qui as sacrifié tes titres de mère à ma fortune, qui, pendant plus de vingt ans, as eu le courage de garder un secret si lourd, toi à qui je dois tout, j'ai payé ton dévouement, ta sublime abnégation, de la plus noire ingratitude ; je suis un monstre, je ne me consolerai jamais ; mon repentir et mes remords ne s'éteindront qu'avec moi !
Il y avait dans ces larmes et ce désespoir au moins un témoignage d'affection, et la vieille Élisabeth ne savait plus que penser.
– Tu m'aimes donc ? dit-elle d'un air indécis.
– Si je t'aime ! s'écria madame de Prilleux au comble de la stupeur ; si je t'aime ! En aurais-tu jamais douté?
Plus perplexe encore, Élisabeth continua :
– Explique-moi donc alors comment, m'ai mant comme tu m'aimes, tu t'es résolue à faire ton malheur et le mien…
Ce fut d'un air et d'une voix qui accusaient une immense douleur et plus de honte encore que madame de Prilleux, baissant la tête, ré pondit :
O mère ! ne l'aurais-tu vraiment jamais soupçonné ? Combien alors plus dure et plus mau vaise j'ai dû te paraître ! Mais c'est l'excès même de mon amour qui a décidé de notre séparation ! Si je t'eusse moins aimée, jamais l'idée de te fuir ne me fût venue… Vous m'aviez gâtée à l'envi. Aucun de vous, dans sa folle tendresse, n'avait songé à me garantir de l'orgueil et à en arrêter les développements en mon âme. À force d'entendre dire et redire que j'étais d'une beauté merveilleuse, d'une rare distinction, à part moi je faisais des rêves et me consolais d'être sans nom en me flattant d'être au moins le rejeton bâtard de quelque race illustre. Le se cret qu'un jour tu laissas échapper fut pour moi un coup de foudre.
Du haut de mon ambition, moi, Anne de Pril leux, qui me croyais du sang de prince dans les veines, je me pris à rougir d'être la fille de la pauvre Lisbeth. Une crainte horrible s'empara de moi. Personne ne s'arrêtait à ma naissance. Je passais unanimement pour la fille d'un hono rable capitaine qui m'avait laissé près d'un mil lion. Le monde, qui me taxerait de femme sans oœur s'il savait oomment j'ai agi à ton égard, m'eût-il pardonné, me voyant si naturellement fière, si ambitieuse, m'eût-il pardonné d'être ta fille ? Or, n'arriverait-il pas tôt ou tard à le savoir, toi restant près de moi ? Tu étais ma mère, je ne l'ignorais plus, et je sentais que je t'aimerais quand même. Nos gens sont nos es pions. De ta part ou de la mienne, il eût suffi d'un geste, d'un regard, d'un mot, d'une caresse, pour leur donner l'éveil et les conduire à la vé rité. Notre secret eût bientôt cessé d'en être un. Les femmes à qui je porte ombrage, dont j'excite la jalousie, sinon la haine, qui ne se lassent point de chercher des taches dans ce soleil qui les éblouit et les offusque, ces femmes n'eussent pas manqué d'exploiter perfidement la découverte. J'eusse été frappée dans ma considération et dans mon ambition. M. de Prilleux, du caractère dont je le connais, se fût peut-être détourné de moi.
J'étais folle de terreur, continua madame de Prilleux. Il fallait à tout prix me soustraire à ce péril, il fallait nous séparer, se résoudre à souf frir, à souffrir toujours, ne plus nous voir jamais, vivre absolument comme si nous étions mortes l'une à l'autre. C'était vil, lâche, odieux, j'en con viens : c'est ma honte et mon châtiment de te faire cette confession ; mais c'était ainsi. Le monde et ses préjugés, les animosités et l'envie auxquelles j'étais en butte, la surveillance jalouse dont j'étais l'objet me faisaient presque une loi de cette lâcheté. Pardonne-moi, ô ma mère ! je t'aime ! Je me repens. Ce que m'a coûté ce sa crifice, Dieu seul le sait ; je supposais bien que tu souffrais aussi ; mais hélas ! j'étais bien loin de croire que tu fusses de tant la plus malheu reuse.
Et madame de Prilleux recommença de se dé sespérer et de verser des flots de larmes.
Un seul détail, entre tous ces détails, toucha Élisabeth, c'est que sa fille l'aimait, c'est qu'elle n'avait pas cessé de l'aimer ; le reste l'intéressait peu.
– Je me le disais bien, fit-elle d'une voix affaiblie : il y avait là-dessous quelque chose qui m'échappait, et ce n'était pas ta faute en somme si je manquais de discernement… Moi qui m'ima ginais bonnement que le bonheur d'aimer, faute de celui de pouvoir l'être, était tout ce qu'il y avait de meilleur au monde !
Anne de Prilleux secoua la tête.
– Ce que les hommes cherchent, dit-elle, ce que pour la plupart ils poursuivent exclusive ment, même au mépris de leur santé et de leur repos, c'est la satisfaction de leur orgueil, ou, ce qui est pis, de leurs vanités.
Cet aveu jurait étrangement sur les lèvres d'une femme jeune, riche, adorablement belle, ruisselante de séductions. Élisabeth la regardait d'un air hébété, comme si on lui eût parlé une langue à elle inconnue. D'ailleurs, l'attention qu'elle avait prêtée à tout cela lui causait une profonde lassitude.
– C'est bien, dit-elle d'une voix de plus en plus faible, c'est bien ; tu m'aimes, je suis heu reuse. Il faut t'en aller. Prends la cassette qui est là sur cette console. Outre tes deux lettres elle contient une bague et un collier. La bague vient de ton père ; garde-la en souvenir de moi. Quant au collier, je l'ai acheté dans l'espérance que ma petite fille le porterait un jour…
Elle se reposa et dit encore :
– Il n'y a plus rien ici qui puisse te compro mettre. Ton mari hérite de quinze cents francs de rentes. Quant à mon mobilier et à mon linge, je laisse tout à une brave femme qui a eu soin de moi dans ma maladie. Veille à ce que cette femme ne soit pas inquiétée.
– Je te le promets, ma mère, tu seras obéie. Madame de Prilleux ne pouvait se résoudre à quitter cette chambre. Elle se tenait debout, dans une sombre immobilité, au chevet de sa mère. Élisabeth, qui semblait dormir, rouvrit tout à coup les yeux et, apercevant sa fille, dit :
– Encore là !
Anne de Prilleux tomba à genoux, se cacha la tête dans ses mains, éclata de nouveau en lar mes et s'écria d'une voix sanglotante :
– Mère, mère, pardonne-moi ! bénis-moi ! Si tu meurs, hélas ! je ne me consolerai jamais, ce sera ma plaie à moi, mon châtiment, et je ne sais, mon Dieu , si ton sort ne sera pas préférable au mien !
– Oh ! oui, oui, de cœur, fit Élisabeth d'une voix éteinte, je te pardonne, je te bénis.
Avec l'énergie du désespoir madame de Pril leux reprit :
– Mais non, non, tu ne mourras pas, c'est impossible ! tu reprendras courage, tu guériras, et tu sauras combien je t'aime ! Tu auras chaque jour de mes nouvelles, des nouvelles de ta petite -fille, et bientôt, oui bientôt, je te rappellerai près de moi, et nous vivrons l'une près de l'autre, comme par le passé.
Disant cela, elle pressait sa mère dans ses bras, et l'embrassait avec effusion. La moribonde essaya de l'éloigner et balbutia :
– Tu m'étouffes, ma fille ; laisse-moi. Tes cheveux sentent bien bon, mais ça m'incommode. Il faut t'en aller.
Anne de Prilleux se leva.
– Au revoir, ma mère, dit-elle.
– Adieu ! fit Élisabeth en se tournant du côté de la muraille.
S'enveloppant de son châle, se cachant la tête sous son capuchon, madame de Prilleux prit la cassette et, son mouchoir à la bouche, im puissante à maîtriser ses sanglots , ne sortit de cet intérieur qu'après s'être encore dix fois retournée.
Elle passa toute la nuit dans l'horreur et les Iarmes. A peine fit-il jour qu'elle se leva et envoya chercher des nouvelles d'Élisabeth. On vint bientôt lui rapporter qu'Élisabeth était morte pendant la nuit, vers une heure du matin.
XIV
Les jours, les mois passèrent ; à l'hiver succéda le printemps, au printemps l'été, à l'été l'au tomne ; le jour des morts arriva.
Madame de Prilleux s'habilla en grand deuil et se rendit auprès de son mari.
– Mon ami, lui dit-elle, tu sais que je me suis imposé le devoir d'aller chaque année, à pareille époque, visiter la tombe de monsieur et de madame de Villers. Ne veux tu pas m'accom pagner ?
– Pourquoi non ? repartit M. de Prilleux. Ton devoir, ce me semble, est aussi un peu le mien. La voiture est-elle prête ?
– Oui.
– Eh bien ! partons.
De chez eux au cimetière, le trajet était d'un quart d'heure à peine. Il faisait beau. La foule était considérable. Monsieur et madame de Pril leux descendirent et entrèrent. Après s'être arrêtée et avoir prié quelques instants sur le seuil du caveau où reposaient monsieur et ma dame de Villers, Anne de Prilleux entraîna son mari à travers d'autres allées et, de détour en détour, le conduisit à une autre tombe, à celle d'Élisabeth.
C'était une grande pierre verticale, surmontée d'une croix. Au pied fleurissait, entouré d'une galerie en bronze, un petit jardin bien entretenu. Sur la pierre, à la prière même de la défunte, il n'avait été gravé que ceci :
ELISABETH, morte dans la cinquante-sixième année de son âge.
À la croix qui surmontait la pierre pendaient deux couronnes toutes fraîches, une petite et une grande ; sur la première on lisait : À mon amie ; sur la seconde : Mère regrettée.
M. de Prilleux parut surpris.
– Élisabeth avait donc une fille ! dit-il.
– Oui, repartit Anne de Prilleux, en rougissant légèrement. Elle m'a parlé dans le temps de cette histoire. Les détails en sont épars dans mon souvenir. Je les y rassemblerai et te les dirai un de ces jours.
M. de Prilleux était un homme très occupé. Il ne paraissait pas d'ailleurs qu'il eût un bien vif désir de connaître cette histoire. Il oublia de la demander à sa femme, et madame de Prilleux, de son côté, négligea de la lui raconter.