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Charles Barbara

ANNE-MARIE

édité en 1868


 

I

Fils unique de parents qui passaient dans leur 
province pour avoir trois ou quatre cent mille 
francs, et fiancé presque dès l'enfance à une petite amie dont les espérances étaient à peu près 
égales aux siennes, le jeune de Villers, satisfait 
des promesses de l'avenir, ne se sentait nullement le besoin d'une profession. Il perdit bientôt 
sa mère ; celle de sa fiancée mourut également, 
et ces pertes douloureuses, en lui assurant déjà 
pour sa majorité autant de fortune qu'il en sou
haitait, n'étaient pas de nature à le rendre plus 
ambitieux. Néanmoins aux approches de la vingtième année, par complaisance pour son père qui 
le pressait d'embrasser une carrière quelconque, 
il fit quelques études mathématiques et entra cinquante ou soixantième à Saint-Cyr.

Sa conduite, durant les années d'épreuves qui 
suivirent, fut ce qu'il fallait attendre d'un jeune 
homme indolent, mais brave et plein d'honneur. 
Lieutenant à vingt-sept ans, il se maria enfin. 
C'en eût été assez pour lui faire prendre son mal en 
patience, si d'ailleurs sa femme, dont la santé 
était délicate, n'eût eu beaucoup à souffrir de 
l'instabilité de cette vie et des perpétuels changements de climat. Il était en Afrique : il y avait 
quelque cinq ou six mois qu'il était capitaine et 
venait d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur quand lui parvint la nouvelle que son père 
n'existait plus. Le lien qui le retenait encore au 
service était brisé. Sa résolution fut bientôt prise : 
il donna sa démission, prit congé de ses amis et 
quitta le régiment, emportant avec lui l'estime 
de ses chefs et les regrets de tous ses camarades.

Après s'être quelque temps consultés sur le 
lieu où ils fixeraient leur résidence, monsieur et 
madame de Villers, qui n'avaient à eux deux 
qu'une pensée et qu'un sentiment, et qui n'ai
maient point à être en vue, vinrent se perdre, 
sinon se cacher dans Paris. Ils cherchèrent un 
quartier ni trop retiré, ni trop populeux, y louèrent un vaste appartement et s'intéressèrent à le 
décorer et à le meubler avec plus de goût encore 
que de luxe. Leur domestique se composa d'un 
homme et de deux femmes qui tous trois avaient 
été longtemps au service de la famille de Villers. 
Avec leurs revenus, ils eussent pu sans doute avoir 
un train de maison plus considérable ; mais, inca
pables d'en imposer, ils préférèrent toujours pa
raître moins riches qu'ils ne l'étaient en réalité. 
Ce fut d'après les mêmes principes qu'ils choisirent 
constamment leurs amis parmi des gens dont la 
fortune était de beaucoup inférieure à la leur.

Madame de Villers était une petite femme mignonne et pleine de grâce, toute simple, d'un ca
ractère enjoué et affectueux ; son mari avait au 
moins deux têtes de plus qu'elle ; sous ses traits 
réguliers et un peu froid il n'était pas malaisé 
de deviner, à la douceur de l'œil, de la sensibilité 
et beaucoup de bienveillance.Peut-être dépensait-
il dans sa toilette plus de coquetterie que sa 
femme n'avait l'air d'en mettre dans la sienne. 
Toujours est-il qu'il ne permettait encore à aucun 
fil d'argent de se glisser dans une moustache 
d'ailleurs peu menaçante. Insensiblement, le mari 
et la femme, comblés de considération, entourés 
de nombreuses sympathies, menèrent une existence conforme à leur humeur et à leurs goûts. 
Les magnificences et les curiosités que renfermeParis, les promenades, les concerts, les spectacles, les voyage enchaînèrent pour eux les dis
tractions aux distractions ; et ils n'eussent certainement jamais connu l'ennui, n'eût été une chose 
qui leur était refusée, une chose dont se passeraient et se passent volontiers bien des gens, mais qui leur était à eux une source intarissable 
d'amertume et de regrets.

Chez l'une où chez l'autre de leurs connaissances, monsieur et madame de Villers n'allaient 
jamais que les poches et les mains pleines de bonbons et de joujoux ; dans les jardins publics, un 
attrait invincible les attirait toujours du côté où 
jouaient les enfants ; sur leur chemin, pas une 
joyeuse famille ne passait qu'ils n'eussent pour 
elle des regards chargés de tendresse. Et cependant un baby au sein de sa nourrice, une jolie 
poupée rose et bien vivante habillant sa poupée 
de carton, de beaux petits anges tapageant 
comme des diables, des petites filles sautant à la 
corde, ou encore deux ou trois chérubins remorqués, celui-ci par son papa, celui-là par sa maman, 
cet autre par sa bonne, tous les détails de ce 
genre, s'ils ne manquaient jamais d'exciter en 
eux le plus vif intérêt, les jetaient par contre-coup dans des sentiments indéfinissables d'ennui 
et de tristesse. A l'issue de ces rencontres, ils s'en 
retournaient le front penché et soucieux, soupiraient par intervalle, ne soufflaient mot, mais 
s'entre-regardaient furtivement et semblaient se 
dire :

– Nous ne connaîtrons jamais ces joies-là, 
nous.

Et ils rentraient chez eux, et s'y asseyaient en 
soupirant de nouveau, et ce chez eux si bien arrangé, si confortable, si brillant, si gai, ne leur 
paraissait plus qu'un tombeau froid, vide, morne, 
désolé. M. de Villers approchait de la quaran
taine, madame de Villers allait avoir trente-cinq 
ans ; il y avait quelque douze ou treize ans qu'ils 
étaient en ménage : il y avait donc toute apparence de croire que ce cher héritier qu'ils n'a
vaient pas, ils ne l'auraient jamais ; et voilà quel 
était à eux, qui n'auraient rien moins aimé que 
d'avoir une famille anglaise, à eux qui se sentaient 
si bien des entrailles de papa et de maman, qui 
avaient des trésors d'amour qu'une douzaine d'en
fants n'eussent pas épuisés, voilà quel était à eux 
leur si, leur mais, leur petit ver rongeur, l'envers 
de leur vie en apparence si belle et si heureuse ; 
ils se croyaient à tout jamais frustrés d'une joie 
qu'ils préféraient à toutes les autres ; ils devaient 
désespérer de connaître jamais le bonheur eni
vrant d'avoir un seul petit être à bercer, à cares
ser, à chérir, à combler, à gâter.

Des heures entières, assis vis-à-vis l'un de l'autre, ils s'oubliaient dans leurs amères rêve
ries, et quand on pouvait croire le mari bien loin 
de sa femme et réciproquement, il arrivait que 
leurs pensées avaient pris la même direction, 
longé les mêmes sentiers, suivi les mêmes détours, 
si bien que l'un se prenait à dire :

– Il y a tant de gens qui se plaignent d'en avoir 
trop !

L'autre répondait :

– Tandis qu'à nous, hélas ! le ciel n'en a pas 
donné seulement un seul !

Une fête délicieuse pour eux, une trêve à leurs 
soucis, presque un baume pour leurs blessures, 
ç'avait été d'être parrain et marraine ; ils l'avaient 
été jusqu'à trois fois. Quelque chose comme la fa
talité s'en était mêlé. Les filleuls étaient morts 
successivement à des distances très-rapprochées 
l'une de l'autre, et monsieur et madame de Vil
lers, consternés, navrés, désespérés, s'imaginant 
qu'ils portaient le malheur avec eux, se refusaient 
depuis opiniâtrement et bien à contre-cœur à 
cette espérance de consolation.

Ils songèrent, et sérieusement, à une adoption ; 
ils en étudièrent la portée et les conséquences, 
prirent en secret des renseignements, en devi
sèrent longuement ensemble ; mais, en fin de 
compte, la chose leur parut si délicate, si épi
neuse qu'ils en vinrent à y répugner et à se dire que dans ces matières-là, l'homme ne peut pas 
grand'chose, à moins que la Providence ne se fasse 
au moins de moitié complice. Et leur tristesse, 
leur mélancolie, leur chagrin, s'accrut de tous ces 
mécomptes. Et il leur était d'autant plus malaisé 
de s'en distraire qu'à chacun de leurs pas le sujet 
de leurs regrets était incessamment remis sous 
leurs yeux. C'était une désolation, une calamité, 
une persécution de la destinée ; toutes sortes de 
plaisirs surgissaient devant eux, les agaçaient, 
les provoquaient à l'oubli, et ils ne pouvaient se 
faire à cette privation. Des gens chargés de fa
mille leur disaient :

– Vous ne connaissez pas votre bonheur. 


Ils répondaient :

– Pour ce que vous appelez votre malheur, 
nous donnerions volontiers, nous, tous nos plai
sirs.

Le mari en souffrait pour sa femme, et la femme 
pour son mari. Madame de Villers, toutefois, s'en 
affectait si profondément qu'elle perdait sa gaieté, 
son enjouement ; que bien des larmes secrètes 
coulaient de ses yeux, qu'elle en rêvait, qu'elle en 
avait des insomnies, qu'elle devenait toute lan
guissante, qu'elle ne prenait plus d'intérêt à rien, 
et que sa santé déjà si débile en éprouvait par 
degré des atteintes alarmantes.

II

Il fut d'autant plus étrange de voir vers cette 
époque M. de Villers manquer par ci par là à ses 
vieilles habitudes conjugales. Lui qui, depuis sa 
démission, n'avait pas vécu une heure loin de sa 
femme, qui ne fût pas allé à la promenade, ni en 
visite, ni en soirée, ni au théâtre, à moins qu'elle 
ne vint avec lui, qui n'avait pas eu une pensée, 
une émotion, sans la lui communiquer, lui qui 
enfin avait toujours vécu dans une si étroite inti
mité avec sa compagne qu'on n'eût pas trouvé 
entre leurs deux âmes même la place du plus léger 
nuage, commença à sortir seul, à dîner parfois en 
ville et à y passer les soirées sans elle, à dépenser 
des sommes bien fortes pour ses menus plaisirs 
personnels, à avoir enfin des intérêts séparés des 
siens. Le régiment où il avait servi était, pré
tendait-il, à Paris ; il avait renoué avec d'anciens 
camarades ; c'était le moins qu'il déjeunât ou dinât 
de temps à autre avec eux ; et, attendu que ces 
camarades avaient gardé le célibat, madame de 
Villers ne pouvait naturellement être de ces 
parties.

Madame de Villers d'abord, bien loin de trou
ver à redire contre ces écarts, s'empressa de les 
justifier.

– Pauvre Amédée, pensa-t-elle, je comprends, 
il s'ennuie près de moi ; mon voisinage nourrit sa 
désolation. N'est-il pas juste qu'il essaye un peu 
de se distraire de ses regrets loin de celle qui ne 
cesse de les lui rappeler ?

Il arriva une fois à M. de Villers de vouloir 
s'excuser. Elle se hâta de l'interrompre.

– Non, non, mon ami, lui dit-elle, c'est inu
tile, je t'approuve, tu fais bien. Tout ce qui te 
plaît me plaît, et il me suffit de savoir que tu ne 
t'ennuies pas trop pour que je me sente moins 
triste et moins souffrante.

A l'hiver succéda le printemps, au printemps 
l'été, et M. de Villers ne parla pas d'aller aux 
eaux. Ses sorties clandestines, assez irrégulières 
dans le principe, cessèrent graduellement, puis 
reprirent à l'automne avec une fréquence nou
velle. Si madame de Villers s'en étonna et s'en 
affecta même, on peut dire du moins qu'elle n'en 
souffrit jamais beaucoup,ayant toujours rencontré 
dans son mari le même homme complaisant et 
affectueux. Néanmoins, elle lui dit un jour :

– D'où vient que tu n'amènes pas tes amis chez 
nous ? Douterais-tu de mon empressement à les 
bien accueillir ? Il me semble que vous seriez aussi bien ici pour dîner et pour jouer que dans un lieu 
public.

– Ce serait bien loin pour eux, repartit M. de 
Villers d'un air embarrassé. J'y ai déjà songé ; ils 
te doivent au moins une visite ; il est probable 
qu'ils y penseront… Après cela, tu sais, ces vieux 
garçons, c'est original en diable ; une femme ma
riée les effarouche ; et si tu ne les voyais pas, il 
ne faudrait pas non plus trop leur en vouloir.

Cependant M. de Villers ne rentrait pas tou
jours d'un air bien gai. Un soir entre autres, son 
visage était si soucieux, que sa femme s'en in
quiéta.

– Qu'as-tu donc, Amédée ? lui demanda-t-elle 
avec sollicitude.

– Rien, rien, ma chère.

– Pourquoi, alors, clignes-tu ainsi les yeux et parais-tu si troublé ?

M. de Villers réfléchit quelques instants et repartit :

– Une perte au jeu.

– N'est-ce que cela ?

– Oui, oui, dit M. de Villers d'un air délibéré, mais une perte, ma foi, assez ronde, un billet de 
mille francs, et je n'osais te le dire.

D'un air de reproche et de tendresse, madame 
de Villers s'écria :

– Me connais-tu donc si mal ? Le passé est-il déjà si loin de nous ? Aurions-nous donc mainte
nant deux manières de voir et de sentir ?

En conséquence de cet aveu, le lendemain, 
M. de Villers, qui assurait avoir joué sur parole, 
prit un billet de mille francs et sortit ; il sortit et, 
malgré l'assurance qu'il avait donnée du contraire, 
il ne rentra pas pour dîner. Madame de Villers 
l'attendit une heure, deux heures et, ne le voyant 
pas venir, désespéra de diner avec lui, soupira et 
finit par se dire :

– On l'aura retenu, il n'aura pas osé refuser, 
il aura dû céder à la contrainte ; ce serait aussi 
par trop ridicule à moi de jalouser le plaisir que 
d'autres peuvent trouver à l'avoir avec eux.

Mais les heures passèrent ; minuit sonna, puis 
une heure du matin, et de M. de Villers point de 
nouvelles. Madame de Villers s'émut ; de vives 
inquiétudes l'oppressèrent, puis de poignantes 
angoisses. Jamais son mari n'avait passé la nuit 
dehors. Ne lui serait-il pas arrivé quelque acci
dent ? Elle en trembla ; des flots de larmes jail
lirent de ses yeux ; ses sanglots éclatèrent. Elle 
songea à sortir, à aller à la recherche de son mari. 
Mais où aller ? Dans sa torture, aucune place ne 
lui était bonne : elle s'asseyait, se levait, se fati
guait en allées et venues, prêtait l'oreille à tous 
les bruits et recommençait de se lamenter et de 
sangloter à chaque voiture qui passait outre. La nuit s'écoula ainsi au milieu d'anxiétés dévo
rantes, de mortelles alarmes, d'un état voisin du 
désespoir. Finalement, à six heures du matin, allant de sa chambre à celle de M. de Villers et de 
cette dernière à la porte d'entrée, elle poussa un 
cri d'espoir et de soulagement : un pas bien connu 
montait l'escalier, celui de son mari. Elle en 
éprouva une émotion si vive, si profonde, et cette 
émotion mettait fin à un si douloureux supplice 
que son premier regard fut tout d'amour et qu'elle 
ne songea pas même aux reproches.

Au surplus, M. de Villers la prévint. Pâle, dé
fait, harassé de lassitude et dans un désordre qui 
attestait qu'il avait du passer la nuit debout, il 
s'empressa d'avouer, d'un air confus, qu'il avait 
de biens grands torts, qu'il avait beaucoup souffert 
de son échappée, mais qu'il lui avait été impos
sible de résister aux instances de ses amis. Ceux
ci, qui étaient à la veille de partir et qu'il ne re
verrait peut être jamais, lui avaient fait violence 
en quelque sorte. Il lui avait fallu dîner, puis 
jouer, que de fil en aiguille la nuit s'était envolée, 
le matin était venu et cinq heures avaient sonné 
qu'il ne croyait pas qu'il fût seulement minuit. Il 
ajouta qu'il en avait de vifs regrets, un profond 
repentir, et que c'était bien du reste la première 
et dernière nuit si mauvaise qu'il faisait passer à 
sa chère femme. Bref, profondément touchée par cette confession, madame de Villers, les larmes 
aux yeux, sauta au col de son mari, I'embrassa 
tendrement et tout fut oublié.

Une paix durable succéda à ce petit orage, qui 
fut le premier et le dernier, comme M. de Villers 
l'avait vraiment dit. On touchait à l'hiver. Les 
visites, les soirées, les concerts, l'Opéra, furent 
des distractions dont le mari et la femme recom
mencèrent de jouir en commun comme par le 
passé. Jamais M. de Villers ne s'était montré plus 
attentif, ni plus prévenant, ni plus affectueux ; c'est-à-dire que dans les soins dont il entourait sa 
femme, il se glissait peut-être une pointe de 
tendresse plus vive encore que de coutume. Il ne 
laissait pas toutefois que de sembler par ci par là 
un peu bizarre. Il lui arrivait, par exemple, de 
s'abandonner sans motif apparent à des élans de 
joie dont on ne l'aurait jamais cru susceptible ; 
puis, l'instant d'après, de devenir soucieux et in
quiet, ou encore de piétiner et de marquer de 
l'impatience à faire croire qu'il marchait sur des 
clous. Mais sa femme, assurée de connaître d'où 
venaient ses bizarreries, loin de s'en offenser, l'en 
plaignait. Ainsi, le surprenant un jour à rêver, 
elle le considéra mélancoliquement et lui dit de 
sa voix la plus caressante :

– En vérité, mon ami, je me prends à re
gretter que tes camarades aient changé de garni
son ! Du moins, avec eux tu avais de bons 
moments, tu pouvais du moins quelquefois te 
distraire et oublier.

M. de Villers se récria. Sa femme reprit :

– Avoues-le franchement, Amédée, si, dans 
cette chambre-là, près de ce lit, il y eût eu un 
berceau et, dans ce berceau, un petit ange pour 
te regarder de ses beaux yeux et te sourire de sa 
jolie bouche, avoue franchement que tu n'eusses 
jamais songé à renouer avec des garçons, et à 
perdre ton argent au jeu.

Oh ! oui, repartit M. de Villers avec une 
sorte d'enthousiasme, oh ! oui, ma chère Maria, 
tu as raison, mille fois raison : si nous avions 
un seul petit enfant, je serais le plus heureux 
des hommes ; comme toi, j'en mettrais ma 
main au feu , tu serais la plus heureuse des 
femmes !

III

Depuis l'orage six semaines s'étaient écoulées.

Monsieur et madame de Villers déjeunaient. 
Entre deux bouchées M. de Villers déplia son 
journal, le Moniteur, et jeta un coup d'œil rapide sur le feuilleton. C'était un lundi. Le feuilleton 
était tout entier consacré à l'appréciation d'une 
pièce de théâtre. M. de Villers prenait un si vif 
intérêt à cette analyse qu'il en oubliait de 
manger. Sa femme s'en aperçut.

– Que lis-tu donc là de si intéressant, Amé
dée ? lui demanda-t-elle,

– Eh mais ! répondit M. de Villers, le compte
-rendu d'une pièce de théâtre qui doit être ma foi 
bien intéressante, si je m'en fie à cet enchanteur 
de feuilletoniste.

– Où cela ?

– Aux Français. Ce M. Théophile Gautier 
me met l'eau à la bouche, et j'ai bien envie de 
m'assurer par moi-même si la pièce vaut tout 
le talent qu'il dépense à la faire valoir. Si nous y 
allions !

– C'est une idée, répliqua madame de Villers. Nous n'avons précisément rien d'arrêté pour notre 
soirée d'aujourd'hui.

M. de Villers acheva de déjeuner. Il se leva 
peu après et dit :

– Je vais donc aller tout de suite m'assurer 
de deux places pour se soir. Autrement nous 
courrions grand risque de trouver visage de bois.

Sa femme l'approuva. Il sortit. Il ne devait 
faire qu'aller et venir ; il ne rentra à la maison 
que quatre heures plus tard. Au reste, madame de Villers n'y prit point garde. Préoccupée de sa 
toilette, elle n'avait pas songé à mesurer le 
temps. Deux heures au plus les séparaient du 
dîner. Autant elles furent courtes pour la femme, 
autant elles semblèrent longues pour le mari. Ils 
dînèrent à la hâte, puis, se pressant mutuelle
ment, allèrent chacun dans sa chambre. De beau
coup plus tôt prêt que sa femme, M. de Villers 
rôdait d'une pièce à l'autre, piétinait, s'arrêtait 
d'un air songeur, consultait sa montre, puis se 
remettait en marche. Enfin, consultant de nou
veau sa montre , il alla vers sa femme et lui dit :

– Voyons, Maria, es-tu prêt ? Voici sept 
heures. La voiture nous attend. Encore un peu 
et nous arriverons après le lever du rideau.

– J'y suis ,j'y suis ! fit madame de Villers en 
achevant de se ganter.

M. de Villers lui laissa prendre les devants. Lui, tout à l'heure si impatient, ne se pressait 
plus. Sa femme, déjà dans l'antichambre, lui 
disait :

– Eh bien, Amédée, eh bien ?


Il s'écria :

– Étourneau que je suis ! Moi qui oubliais 
les jumelles ! Va toujours, va toujours, je te re
joins.

Et il rentra précipitamment dans sa chambre. 


Pendant ce temps-là, madame de Villers, suivie de sa femme de chambre, n'eut pas ouvert la 
porte du palier qu'elle s'arrêta stupéfaite et jeta 
un cri.

– Ah ! fit-elle. Qu'est-ce que cela, AngéIique ?

– Moi, madame, je ne sais pas, répondit la 
femme de chambre non moins étonnée que sa 
maîtresse.

Du fond de l'appartement au palier toutes les 
portes étant ouvertes, M. de Villers entendit ; il 
accourut d'une haleine.

– Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu'as-tu 
donc ?

La porte extérieure, par rapport à l'escalier, 
se présentait obliquement et formait avec le mur 
de face une encoignure assez profonde. Or, dans 
cette encoignure semi-sombre, madame de Villers 
venait d'apercevoir à ses pieds un objet d'un 
volume assez considérable et d'une forme assez 
particulière.

– Regarde ! dit-elle à son mari d'une voix 
altérée.

Avec toutes les apparences d'un homme que le 
danger rend à lui-même, M. de Villers, de son 
air le plus indolent et le plus froid, se pencha et 
dit :

– Qu'est-ce qu'il y a là de quoi tant t'émou
voir ? Probablement un commissionnaire qui, ayant affaire aux étages supérieurs, aura, pour 
s'alléger, déposé là son fardeau. Il le reprendra 
en descendant. Allons, ma chère, allons, ne 
nous amusons pas, nous sommes en retard, des
cendons.

Et il se dirigea. vers l'escalier. Sa femme 
l'arrêta.

– Un instant, lui dit-elle, tu es aussi trop 
pressé. Mon cœur bat étrangement. Il faut voir 
ce que c'est.

– Ne vas pas commettre une indiscrétion ! 


Sans s'arrêter à l'avertissement, madame de 
Villers se baissa, examina ce mystérieux paquet, 
en palpa les contours d'une main tremblante, 
sentit ployer de l'osier sous ses doigts, puis se 
redressa toute saisie et s'écria :

– Mon Dieu l mon Dieu I mais c'est un ber
ceau !

– Mais oui, un berceau, répéta la femme de 
chambre qui suivait tous les mouvements de sa 
maîtresse.

– Un berceau ! fit à son tour M. de Villers.

Il se rapprocha vivement, se baissa, renouvela 
l'examen de sa femme et, non moins ému qu'elle, 
se redressa et ajouta :

– Effectivement, c'est est un ! voilà une his
toire ! qui peut l'avoir mis là ? Il faut se dépê
cher d'aller prévenir le concierge !

– Pourquoi ? dit madame de Villers en saisis
sant le bras de son mari, qui déjà descendait. 
Plus qu'à tout autre, à nous qui avons trouvé ce 
berceau, n'est-ce pas le devoir de nous en inquié
ter et d'en visiter l'intérieur ?

– À quoi bon ?

– Comment ! s'écria madame de Villers presqu'indignée. Tu n'y songes pas. Mais là-dedans il 
y a peut-être une petite créature qui souffre du 
froid et de la faim, et peut mourir faute de se
cours. Aidez-moi, Angélique.

Angélique, femme assez robuste de quarante et 
quelques années, souleva le berceau et fit obser
ver qu'elle le porterait bien toute seule. Elle ne 
semblait pas moins curieuse que sa maîtresse de 
savoir ce qu'il contenait. Madame de Villers en
tra derrière sa femme de chambre. M. de Villers 
suivit sa femme et ferma la porte. Une exclama
tion lui échappa, qui tendrait à faire croire qu'il 
n'était pas aussi indifférent qu'il le voulait paraî
tre. Malgré toutes les précautions qu'elle y met
tait, Angélique heurta légèrement son fardeau 
contre une porte, et M. de Villers de s'écrier d'un 
accent d'effroi :

– Prenez bien garde, Angélique !

Mais se reprenant aussitôt, il ajouta avec hu
meur :

– Fâcheux contre temps l La pièce sera commencée. Nous n'y comprendrons plus rien.

Le berceau fut déposé dans le salon, sur deux 
chaises, sous la lumière, au coin du feu. Avec une 
agilité fébrile, madame de Villers, armée de ci
seaux, s'empressa de découdre une grande cou
ture qui allait d'un bout à l'autre de l'enveloppe. 
Elle ne démasqua que l'osier. Comme nouveau 
rempart contre le froid, une main maternelle 
avait cousu d'un bout à l'autre, de la tête aux 
pieds, une seconde toile plus fine et plus blanche 
que la première. Impatiente, à ne plus savoir ce 
qu'elle faisait, retenant son haleine, près de suf
foquer, madame de Villers fit tout simplement 
une incision circulaire dans la toile, et arracha 
plutôt qu'elle ne défit cette seconde enveloppe. 
Elle tressaillit : un cri de stupeur et d'admiration 
lui échappa.

– Amédée ! Amédée ! fit-elle.

M. de Villers, qui observait cette scène du coin 
de l'œil, sans avoir l'air d'y prendre part, voyant 
sa femme chanceler, accourut la soutenir. En 
même temps, il plongeait habilement les yeux 
dans le berceau et disait :

– Eh bien ! Eh bien ! qu'as-tu ? Un magnifique 
baby ! Ya-t-il de quoi te trouver mal ? 


– Monsieur a raison, dit Angélique dans le ra
vissement une jolie petite créature, ma foi !

Madame de Villers se dégagea tout-à-coup des bras de son mari pour voir et revoir ce qu'elle n'a
vait qu'entrevu. L'enfant endormi plongeait 
dans la plume comme un roitelet dans son nid. 
Une jolie capote en piqué blanc d'où s'échappait 
une petite ruche de valenciennes protégeait sa 
tête et encadrait gracieusement son visage. Il ne 
devait pas avoir plus de sept ou huit semaines. 
Ses sourcils déliés, déjà bien visibles, les longs 
cils dont ses paupières étaient frangées, l'harmo
nie de ses traits, la pureté, la transparence, l'é
clat de son teint, la sérénité de son sommeil, tout 
concourait à en faire la plus ravissante miniature 
qu'il fût possible d'imaginer. Rien dans son trous
seau, d'ailleurs de la plus belle laine, de la plus 
fine batiste et d'une blancheur éclatante, rien 
dans ce trousseau, où ne manquait même pas la 
dentelle, n'annonçait la pauvreté. Madame de 
Villers tournait autour du berceau, regardait, re
gardait encore, sautait, frappait dans ses mains, 
s'abandonnait aux élans de la plus folle joie, et à 
l'enthousiasme.

Le joli petit enfant ! disait-elle ; l'adorable 
créature ! le bijou ! Mais voyez donc, voyez donc 
cette bouche ! ne dirait-on pas une rose de mai ? 
Et ce front à se mirer ! et ces petits arcs d'amour ! 
et ces longs cils ! Quels beaux yeux il doit avoir ! 
J'en perdrai la tête, déjà je déraisonne. Ah ! si 
nous étions en décembre, je serais capable de croire que le petit Jésus m'a envoyé un ange dans 
un sabot de neige !

M. de Villers interrompit sa femme pour lui 
dire à mi-voix :

– Pas si fort donc, ma chère, tu vas la ré
veiller.

– Tu as raison !… s'écria madame de Villers 
comme inspirée : ce doit être une petite fille, un 
garçon ne saurait être si beau !

– Oh ! s'empressa d'ajouter M. de Villers, j'ai 
dit cela sans y penser, comme j'aurais dit autre 
chose.

Cependant sa femme, soulevant par un coin la 
petite couverture de piqué qui cachait le maillot, 
aperçut un papier qui était fixé au lange par une 
épingle, Elle s'en empara vivement, le déplia, et, 
le tournant vers la lampe, jeta les yeux dessus.

– C'est une petite fille, fit-elle aussitôt avec 
ivresse ; tu avais deviné juste ! Une petite fille, le 
rêve de toute ma vie !

M. de Villers prit à son tour le papier et lut 
d'une voix mal assurée :

ANNE-MARIE, née le 19 octobre, de père et mère inconnus.

S'adressant à son mari qui semblait ne pouvoir 
détacher ses yeux du papier, madame de Villers 
lui dit avec émotion :

– Amédée !

M. de Villers leva la tête.

– Quoi, ma chère amie ? dit M. de Villers.

– Le Ciel nous a donc enfin entendus !

– Que veux-tu dire ?

– Cette enfant abandonnée…

– Qu'allons-nous en faire ?

– Belle question ! Toi que faisait sécher le chagrin de ne pas avoir d'enfants.

– Aurais-tu l'intention de la garder ?

Ce sang-froid jeta madame de Villers hors 
d'elle-même.

– Si j'ai l'intention de la garder ! s'écria-t-elle. Ah çà, à quoi songes-tu ? Laisse-moi te dire, 
Amédée, que depuis quelque temps tu es parfois 
bien bizarre ! Ton cœur se serait-il dérobé ? Toi 
qui disais qu'en ces sortes de choses la Providence 
doit faire au moins la moitié ! Elle en fait les trois 
quarts et tu hésiterais !

– Je songe simplement, ma chère amie, à te 
prémunir contre une déception. Si par exemple 
on se refusait à nous la laisser !

– Pourquoi ? qui cela ? Nous sommes aimés, 
nous avons de l'aisance, elle n'a pas de parents. 
Où est l'obstacle ? Ce serait à croire qu'une mère, 
nous devinant, a voulu combler nos vœux.

– Comment l'élèverons-nous ?

– Il ne manque pas de nourrices !

– Il faudra voir, ajouta M. de Villers , qui n'avait pas l'air encore bien décidé. En attendant, 
je crois bien que nous n'irons pas au théâtre. An
gélique, il faudrait dire à Louis de descendre 
payer le cocher et congédier la voiture.

La petite dormait toujours ; elle fut installée 
dans la chambre et près du lit de madame de Villers ; elle devait dormir jusqu'au lendemain. Ani
més, au fond, d'une même joie et d'une même 
ivresse, le mari et la femme veillèrent fort tard 
auprès du lit du petit ange et devisèrent long
temps avant de pouvoir s'endormir.

Cependant Angélique s'empressait de raconter 
à l'office, au grand ébahissement de ses auditeurs, 
ce qui venait d'arriver. Elle ajoutait :

– Vous n'avez jamais vu rien de plus beau ! Madame en raffole déjà.

– Quelle histoire I quelle histoire !

– Seulement, reprit Angélique, monsieur n'a pas trop l'air de vouloir la garder.

– Bah ! fit observer Louis, si madame le 
veut bien, monsieur ne tardera pas à le vouloir 
aussi.

En somme, ces honnêtes gens, qui aimaient 
leurs maîtres, qui vivaient en quelque sorte de 
leur vie, semblaient tous également enchantés.

IV

Le lendemain matin, dès cinq heures, les son
nettes mettaient la maison en mouvement ; en 
un clin d'œil chacun était à son poste. Anne-Marie 
venait d'ouvrir les yeux. Elle geignit d'abord, 
puis par ses cris gradués réclama bientôt des 
soins du ton d'une petite personne qui n'est pas 
habituée à attendre. Si les deux époux, dans son 
sommeil, la trouvaient déjà si jolie, ils la ju
geaient maintenant, avec ses grands yeux bruns, 
un miracle de beauté. Non moins empêchés l'un 
que l'autre à ses cris, ils allaient et venaient 
autour d'elle, luttaient de sollicitude, de joie, 
d'admiration, lui prodiguaient des mots cares
sants.

– Oui, mon petit ange, oui, ma belle colombe, 
lui disait madame de Villers, attends.

Elle la prit dans ses bras, la caressa avec ef
fusion, la berça, la promena, essaya de la cal
mer.

– Vois, Amédée , ajouta-t-elle, comme elle 
tourne à droite et à gauche sa petite bouche. C'est sa mère sans doute qu'elle cherche. Allons donc. 
Angélique, allons donc !

Angélique accourait avec un bol aux deux tiers 
plein d'un gruau très clair, coupé avec du lait. 
Madame de Villers essaya aussitôt d'en faire 
prendre à l'enfant. Celle-ci refusa et redoubla ses 
cris.

– Il me semble que tu t'y prends mal, dit 
M. de Villers à sa femme. Laisse-moi voir si je 
serais plus adroit.

Des bras de la femme, l'enfant passa dans ceux 
du mari. M. de Villers la renversa légèrement 
en arrière et lui porta la cuiller aux lèvres. 
Anne-Marie, cette fois, se calma et but volon
tiers. Madame de Villers en eut les larmes aux 
yeux.

– Ce serait à croire, Amédée, que tu n'as fait 
que cela toute la vie, dit-elle ; on voit bien que 
tu étais né pour être père.

Elle reprit bientôt :

– Bien, bien, mon ami, je vois comment il 
faut s'y prendre ; rends-moi cette enfant. Il n'y a 
pas un instant à perdre. Tu as bien des choses à 
faire. La première, la plus importante, la plus 
pressée, c'est de prendre une voiture, de te mettre 
en quête d'une nourrice et de la ramener coûte 
que coûte avec toi.

– Une nourrice, une nourrice, répéta M. de Villers en remettant la petite à sa femme, tu en 
parles bien à ton aise. Où la trouver ? Moi, je ne 
sais pas, je n'ai pas l'habitude de ces choses. 
Ça n'est, d'ailleurs, guère l'affaire d'un homme. 
Enfin, enfin, puisque tu le veux, pour te faire 
plaisir, je vais m'informer, me mettre en quatre, 
fouiller tout Paris s'il le faut. J'aurais en somme 
bien du malheur si ma bonne volonté n'était pas 
couronnée de succès.

Madame de Villers ne comptait pas revoir son 
mari d'ici à bien des heures. S'il ne se fût agi 
que de trouver une nourrice quelconque, le pre
mier bureau venu eût bientôt résolu la question. 
Il s'agissait d'en trouver une qui réunît tant de 
solides qualités que madame de Villers ne suppo
sait pas que son mari pût mettre du premier coup 
la main sur une telle perle. Cependant une heure 
à peine était écoulée que M. de Villers rentrait 
triomphalement, annonçant qu'il croyait avoir 
réussi dans ses recherches.

– Que Louis descende sur-le-champ ! ajouta-t-il 
hors d'haleine. Elle est en bas à veiller sur ses 
malles que le cocher a déposées par terre.

Dans son impatience, madame de Villers ou
blia de remarquer le prompt retour de son mari. 
Elle alla au-devant de la nourrice jusque sur l'es
calier,

– Par ici, madame, par ici, lui dit-elle. Vous êtes la bienvenue ; on a grand besoin de vous.

Parvenue à la chambre de madame de Villers, 
la nourrice prit d'une main tremblante et sans 
oser lever les yeux l'enfant que lui présentait 
Angélique, s'assit, se dépouilla, embrassa furti
vement son nourrisson et lui donna le sein. Ce fut 
l'affaire d'un instant.

Madame de Villers sauta au col de son mari, 
puis s'empressa de lui dire du ton de la prière :

– Ce n'est pas tout, mon ami. Il s'agit de ne 
pas différer ta déclaration et de remplir au plus 
vite les formalités nécessaires. Tu sais que je ne 
serai tranquille que quand nous serons bien et so
lidement fondés à garder l'enfant.

Comprenant au surplus, lui aussi, l'urgence de 
ces démarches, M. de Villers prit à peine le temps 
de souffler et se hâta de sortir. Sa femme l'ac
compagna jusqu'à la porte, puis retourna vive
ment vers la nourrice.

C'était une jeune femme assez grande, bien et 
chaudement vêtue, dont l'extérieur mettait l'es
prit bien en peine de décider à quelle profession 
elle appartenait. Elle semblait extrêmement ti
mide, et s'obstinait à baisser les yeux sur son 
nourrisson. Madame de Villers s'assit auprès d'elle 
et lui demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

– Élisabeth Perrot, madame.

Il y eut une pause. Madame de Villers reprit 
avec bonté :

– Vous serez traitée ici comme mon mari et 
moi. Il ne faut pas craindre de demander des 
choses dont vous aurez besoin. Nous tâcherons de 
vous rendre la maison agréable, et j'espère que 
nous réussirons.

Elisabeth, relevant la tête et d'un air de con
fusion où perçait le contentement, repartit :

– Ce que vous me dites là, madame, me touche 
vivement. Je ne demande qu'à bien faire, et je 
ne serai heureuse qu'autant que vous serez con
tente de moi.

Elle était brune et un peu pâle ; ses yeux 
avaient beaucoup d'expression et son sourire ne 
manquait pas de grâce. Sans être ce qu'on ap
pelle une beauté, elle avait un visage agréable, 
heureux, qui prévenait tout de suite en sa fa
veur.

– Vous ne devez pas avoir plus de vingt-deux 
ou vingt-trois ans, lui fit observer madame de 
Villers.

– J'en ai vingt-cinq, madame.

– Comment êtes-vous nourrice ?

Élisabeth pencha la tête, mais pas assez vite 
pour que sa rougeur passât inaperçue.

– Mon père et ma mère sont morts, balbutia-
t-elle. Je n'ai ni frère ni sœur. J'ai quitté mon pays pour cacher une faute. Mon enfant, qui avait 
trois mois, a péri dans les convulsions. J'ai songé 
alors pour vivre à devenir nourrice.

Madame de Villers se connaissait en physio
nomie, et celle d'Élisabeth lui était particulière
ment sympathique. Son mari, qui rentra peu 
après, interrompit l'entretien. Il rapportait les 
meilleures nouvelles. Tout était arrangé : le mari 
et la femme étaient autorisés à garder l'enfant, 
et pouvaient dès aujourd'hui s'occuper d'Anne
-Marie comme de leur propre fille.

Avant de se faire à une situation pour elle si 
singulière et si pleine de charme, il arriva bien 
des fois à madame de Villers d'en mettre en 
doute la réalité, de se croire le jouet d'un rêve, 
de s'éveiller en sursaut pour courir au petit ange 
ou de saluer ses cris comme une voix qui lui eût 
affirmé qu'elle comptait bien réellement au 
nombre des mères. Insensiblement, elle et son 
mari menèrent une vie entièrement nouvelle. Au 
lieu de cette maison déserte, froide, morne, dé
solée, où ils ne séjournaient que le moins pos
sible, où ils ne rentraient. que le cœur triste et 
serré, ils eurent un intérieur qui ne cessa d'être 
en fête, qu'ils ne quittèrent plus qu'à regret, 
encore que la plupart du temps ce fût pour des 
emplettes qui concernaient Anne-Marie, où ils 
retournèrent toujours avec le plus joyeux empressement. Leurs amis ne reçurent plus que fort ra
rement leurs visites ; ils eurent trop souvent des 
prétextes pour refuser une invitation ; les théâ
tres et les concerts semblèrent complètement ou
bliés. Venait-on les voir qu'ils s'empressaient 
d'étaler avec orgueil leur trésor et qu'ils n'arrê
taient pas d'en parler, l'admiration dans les yeux, 
la tendresse dans la voix. Certains de leurs con
vives habituels, de ceux qui avaient une progéni
ture et nourrissaient probablement de secrètes 
espérances, certains des convives, voyant leur 
fol engouement, haussèrent les épaules et s'éloi
gnèrent d'eux. Et de fait, c'était à qui, du mari 
et de la femme, raffolerait le plus de cette enfant. 
Si elle dormait, ils rôdaient autour d'elle et 
épiaient son réveil ; dès qu'elle ouvrait les yeux, 
ils se la disputaient. M. de Villers la prenait dans 
ses bras, l'embrassait avec passion, la promenait, 
lui prodiguait ces épithètes oiseuses qui d'ordinaire 
semblent si bêtes aux étrangers. Sa femme se mo
quait de lui et, l'instant d'après, faisait plus de fo
lies encore.

Élisabeth ne perdait aucun de ces détails ; 
elle les observait à la dérobée et semblait les re
cueillir, comme un avare les éléments de son tré
sor. Sa joie peut-être était encore plus vive, plus 
profonde que celle du mari et de la femme ; elle 
la contenait, et n'en laissait percer quelque chose que par éclairs, à son insu. Elle parlait peu, elle 
agissait. L'enfant à qui elle se donnait corps et 
âme ne recevait pas seulement d'elle la vie, mais 
encore tous ces soins délicats qui la perfection
nent et la rendent chère. Elle s'oubliait dans sa 
tâche jusqu'à perdre de vue tout autre intérêt. 
C'était une mère, et une mère exceptionnelle, 
incomparable. D'ailleurs sa droiture, sa douceur, 
son affabilité, l'honnêteté irréprochable de ses 
mœurs, qui lui conciliaient rapidement l'estime 
et l'affection de tous, ne devaient pas cesser d'être 
la règle immuable de sa conduite. Monsieur et 
madame de Villers en étaient dans l'enchante
ment. Si l'un, frappé de sa rare abnégation, lui 
marquait une considération particulière et la 
traitait toujours avec la plus exquise comme avec 
la plus affectueuse politesse, madame de Villers, 
elle, ne se lassait point de l'admirer, d'en faire 
l'éloge, d'assurer à son mari qu'il n'eût pas été 
possible de faire un meilleur choix et de le féli
citer d'avoir eu la main si heureuse.

V

Tout alla bien. Le bonheur quit se fonde sur les 
sentiments dont le mari et la femme étaient ani
més est peut-être le seul qui se renouvelle de 
lui-même, qui n'engendre ni lassitude ni dégoût. 
Anne-Marie traversa heureusement ces diverses 
phases de l'enfance qui décident pour une mère 
d'autant de surprises, de joies et de délices nou
velles. Ils la firent baptiser. Son parrain et sa 
marraine étaient de vieilles gens qui vivaient en 
province et qu'elle ne devait jamais revoir. Déjà 
son teint, ses traits, ses yeux promettaient une 
rare beauté pour l'avenir. Madame de Villers en 
éprouvait une sorte d'enivrement. Il lui arrivait 
de ne plus se souvenir que cette enfant n'était 
pas issue d'elle et de ne point s'étonner quand 
quelque passant, après l'avoir admirée, disait :

– C'est tout le portrait de sa mère !

Enfin, elle et son mari, moins touchés peut-
être encore de sa beauté que de son intelligence 
et de son naturel affectueux, l'idolâtraient, se 
pliaient à tous ses caprices, faisaient ses quatre petites volontés, la comblaient à l'envi et rêvaient 
pour elle des destinées splendides.

Quand Anne-Marie eut besoin de précepteurs 
moins indulgents que ne l'étaient sa nourrice, de
venue sa gouvernante, et ceux qu'elle regardait 
comme son père et sa mère, elle fut placée dans 
le plus riche des couvents de Paris. Ce ne fut pas 
sans verser bien des larmes qu'elle quitta une 
maison où ses caprices étaient des lois ; mais le 
plaisir d'avoir des compagnes, de jouer, de riva
liser avec elles, et surtout les visites fréquentes 
de monsieur et madame de Villers, accompagnés 
d'Élisabeth qu'elle aimait par-dessus tout, ne 
tardèrent pas à sécher ses yeux.

Pendant qu'Anne-Marie était au couvent, le 
mari et la femme, qui déjà formaient de vagues 
projets pour l'établissement de leur idole, son
gèrent à vivre plus grandement qu'ils n'avaient 
vécu jusqu'alors. Eux qui personnellement avaient 
les goûts les plus modestes, qui ne visaient jamais 
au-dessus d'eux et n'aimaient point à paraître, se 
décidèrent, dans l'intérêt de leur fille bien-aimée, 
à mener une existence conforme à leur fortune. 
Ils changèrent de quartier, louèrent un apparte
ment deux fois plus vaste que celui qu'ils 
quittaient, le firent meubler splendidement, re
nouvelèrent entièrement leur domestique et 
achetèrent un équipage. À défaut de madame de Villers, empêchée par une santé toujours plus 
débile, ce fut à Élisabeth, qui s'était rendue digne 
de faire partie intégrante de la famille, qu'échut 
la tâche de mener cette nouvelle maison, de régler 
les dépenses, de donner des ordres et de veiller à 
ce que chacun fît bien son service. Par degrés in
sensibles, monsieur et madame de Villers per
dirent de vue leurs anciennes connaissances, s'en 
créèrent de nouvelles, et vécurent dans un milieu 
où la naissance de leur enfant d'adoption était un 
fait absolument inconnu.

Anne-Marie sortit du couvent. C'était une 
grande et souple jeune fille d'une physionomie 
parlante, admirable et d'une distinction suprême. 
Pour réaliser une beauté parfaite, ses compagnes 
s'amusaient quelquefois à emprunter de l'une le 
front, de l'autre les yeux, d'une autre encore la 
bouche, et ainsi de suite. De leur compagne Anne-
Marie, dont les cheveux bruns, les sourcils soyeux 
et déliés, les yeux rayonnants, le teint, les traits, 
étaient également magnifiques, elles ne savaient 
qu'envier, elles se bornaient à dire : la belle Anne 
de Villers. Et, chose rare, son intelligence, la 
culture de son esprit, sa sensibilité répondaient 
à tant de beauté. Elle ramena dans la maison 
I'âme, la vie, qui, en son absence, y manquaient. 
Monsieur et madame de Villers jouirent d'une 
ivresse que tout contribuait à nourrir et à exalter. C'était plus pour eux qu'une enfant adorée, que 
cette belle jeune fille admirée et enviée de tous ; 
c'était encore l'œuvre de leurs mains, en quelque 
sorte leur création, et ce détail ne laissait pas 
que d'ajouter bien des satisfactions aux joies dont 
leur vie était comblée.

Anne-Marie, cependant, continuait de n'avoir 
aucun soupçon sur sa qualité d'enfant légitime et 
d'user de la fortune comme on use d'un droit. 
Monsieur et madame de Villers pensaient que le 
moment était venu de lui apprendre un secret 
qu'elle ne pouvait pas toujours ignorer ; mais au
cun des deux, pour avoir trop tardé, ne se sentait 
le courage de lui faire cette confidence. De délai 
en délai, ils ne trouvèrent rien de plus simple 
que de charger Élisabeth d'instruire leur fille 
adoptive d'une circonstance que tôt ou tard il fal
lait qu'elle sût.

Dans ses rapports journaliers avec la jeune 
fille, les façons d'Élisabeth avaient quelque chose 
de toujours plus singulier. Sea lèvres ne cessaient 
d'être discrètes ; ses caresses mêmes étaient 
rares ; en revanche, ses soins assidus, ses préve
nances et surtout ses yeux disaient mille choses 
éloquentes et passionnées. Elle semblait craindre 
de la regarder ouvertement ; elle attendait qu'elle 
pût le faire sans être vue. Alors elle ne la regar
dait pas seulement, elle la dévorait littéralement des yeux. D'ailleurs, pour lui parler, sa voix trou
vait des notes attendries d'une douceur étrange, 
ses mains tremblaient en l'habillant, et l'on eût 
dit, dans ces occasions, qu'elle luttait pour ne pas 
l'étreindre et l'embrasser. Bien qu'il lui en coûtât 
au moins autant qu'à monsieur et madame de 
Villers de causer une peine à la jeune fille, elle 
s'y résigna néanmoins comme à l'inévitable. Par 
un jour pluvieux d'automne, qui conviait le mari 
et la femme à faire la méridienne au coin du feu, 
Anne-Marie étant venue s'asseoir près d'elle dans 
une pièce voisine, elle se mit à raconter des his
toires ayant trait à son but, tergiversa longtemps, 
et put enfin dire sans paraître trop extraordi
naire :

– Toi, par exemple, ma chère Anne-Marie, 
adorée comme tu l'es de monsieur et madame de 
Villers et appelée quand même à hériter d'eux, 
tu ne serais pas leur fille, en souffrirais-tu beau
coup ?

La jeune fille repartit simplement :

– Tu me parles hébreu, que veux-tu que je te 
réponde ?

De la même voix tremblante, Élisabeth ajouta :

– 
Pas si hébreu, ma chère tille, que tu sembles 
le croire. Monsieur et madame de Villers t'aiment 
plus que toutes choses au monde ; ils ne vivent 
que pour toi ; tu auras en dot la moitié de leur fortune, et l'autre moitié à leur mort. Tu n'es 
pourtant bien, l'heure a sonné de te l'apprendre, 
que leur enfant d'adoption.

– Quelle imposture ! s'écria la jeune fille d'un 
accent indigné.

– Ce n'est pas une imposture.

– Moi, Anne de Villers, je ne serais pas leur fille ?

– C'est l'exacte vérité.

– Et ma mère, ma mère ?

– Tu ne la connaîtras probablement jamais.

– Comment m'auraient-ils adoptée ?

– Une femme qui, selon toutes apparences, n'ignorait pas combien ils souffraient d'être sans 
enfant, a mis un soir ton berceau sur leur chemin.

Anne-Marie fut atterrée. Elle avait quitté son 
siège, elle y retomba, se cacha la tête dans ses 
mains, fondit en larmes, donna toutes les marques 
de la plus vive douleur. Ses sanglots réveillèrent 
monsieur et madame de Villers. Ils accoururent, 
la prirent dans leurs bras, lui prodiguèrent les 
caresses, protestèrent que ses larmes et son dé
sespoir étaient sans fondements, que le fait qu'on 
venait de lui apprendre était et resterait ignoré, 
qu'il ne changerait rien ni pour eux ni pour elle, 
qu'elle continuerait d'être, comme par le passé, 
leur fille chérie, et que d'ailleurs bientôt elle 
porterait légalement leur nom.

N'importe ! Il devait longtemps rester en elle 
des traces de cette crise. Si, insensiblement, elle 
reprit son air habituel, si elle parut oublier, si, 
comme autrefois, elle fut par instant joyeuse, au 
fond elle ne fut plus la même, elle eut à part soi 
des heures de mélancolie ; elle cessa de penser 
tout haut devant monsieur et madame de Yillers ; 
elle perdit de son aise en leur présence et eut des 
secrets pour eux. Élisabeth, au contraire, loin de 
rien perdre à ce changement d'humeur, en béné
ficia ; elle fut plus chère à la jeune fille, elle de
vint son refuge, elle en fut plus intimement traitée 
et reçut ses confidences.

– Quoi que tu prétendes, lui disait peu après 
Anne-Marie, je ne suis plus ce que j'étais. De 
combien ne baisserais-je pas dans l'estime de ceux 
qui me connaissent si le secret de ma naissance 
venait à être connu ! Et ce n'est rien. Vis-à-vis 
de monsieur et madame de Villers mes devoirs 
ont changé ; leur affection et leurs caresses sont 
toutes gratuites ; tout ce que je tiens d'eux est 
dons, sinon bienfaits ; je leur dois tout ; ils ont des 
droits exclusifs sur ma tendresse et jusque sur mes 
pensées. À ton égard même, il m'est défendu 
d'être trop démonstrative, de t'aimer ouvertement 
comme je l'ai fait jusqu'à ce jour. N'aurais-je pas 
l'air de leur dérober quelque chose ?

À ces idées se joignirent sourdement des sentiments d'un autre genre. On lui répétait si sou
vent qu'elle était belle, elle lisait si clairement 
cette même opinion dans les yeux des gens dont 
les lèvres n'osaient parler, qu'il lui était bien 
permis, sans trop de vanité, de se croire de la 
beauté et de la distinction. Or, elle en vint fata
lement à se demander de qui elle tenait ces yeux 
expressifs, ces cheveux superbes, ce teint écla
tant, cette physionomie admirable ; à regretter 
amèrement de ne pas savoir quelle était sa mère, 
et, par degré, sinon à former l'espérance de la 
connaître, du moins à le désirer passionnément.

– Ce n'est pas, dit-elle un jour dans ses entre
tiens furtifs avec sa chère confidente, que j'aie à 
me plaindre de la destinée. Monsieur et madame 
de Villers m'aiment peut-être plus que ne m'eût 
aimée ma mère, et je serai sans doute plus heu
reuse avec eux que je ne l'eusse été avec elle. 
Mais, ma chère Lisbeth, quelle source intarissable 
de pensées douloureuses, d'amers regrets ? Songer 
qu'on n'a pas connu sa mère, que peut-être elle 
existe, et qu'on doit renoncer à l'espoir de l'em
brasser jamais !

Et, dans un élan où était toute son âme, elle 
ajouta :

– Lisbeth, Lisbeth, je le jure, je sacrifierais 
volontiers une partie de la fortune que je dois 
avoir, je donnerais de grand cœur dix années de ma vie pour connaître et embrasser ma mère !

Un grand trouble parut dans l'extérieur d'Éli
sabeth. Tout son corps vibra comme le bronze 
d'une cloche. Au fond de ses yeux subitement 
agrandis se multiplièrent des lueurs étranges. On 
eût dit de ses lèvres qu'elles voulussent parler, 
mais fussent retenues par une force intérieure. 
Évidemment une lutte la tenait en haleine et 
bourrelait son âme. Anne-Marie ne pouvait pas 
ne pas s'en apercevoir. Elle s'en aperçut en effet 
sur-le-champ et ne fut pas moins prompte à l'in
terpréter.

– Rassure-toi, ma bonne, ma tendre Lisbeth, 
lui dit-elle en l'embrassant avec effusion, ne sois 
pas jalouse. C'est vrai, je souhaite passionnément 
connaître ma mère ; je serais mille fois heureuse 
de l'embrasser. Mais si vif que serait cet amour, 
ne crains rien, je le sens, jamais, oh ! non, ja
mais, je ne pourrais l'aimer autant que je t'aime !

VI

Unique héritière de parents honorables dont on 
évaluait la fortune à près d'un million, Anne-Marie, grande et belle comme elle était, et, par
 dessus cela, pleine de grâce, d'esprit, de mérites, 
ne pouvait manquer d'adorateurs des mieux faits, 
des mieux nés, des plus riches. Des prétendants en 
effet, pour la plupart jeunes et distingués, gros
sirent journellement sa cour, soupirèrent à qui 
mieux mieux, et les mères elles-mêmes, jalouses 
d'avoir une bru si belle et si riche, rivalisèrent 
auprès d'elle de soins, de prévenances, de flat
teries.

Cet empressement satisfaisait encore plus la 
tendresse de monsieur et madame de Villers que 
leur orgueil. Ils se sentaient vieillir, ils avaient 
des inquiétudes, et confessaient qu'ils ne seraient 
tranquilles qu'après avoir rencontré pour leur 
fille bien-aimée un mari digne d'elle. Ce n'est 
pas qu'ils prétendissent le moins du monde lui 
imposer un parti quelconque ; exclusivement 
préoccupés de lui assurer un heureux avenir, ils 
ne songeaient qu'à la guider et à l'éclairer, si 
besoin était, dans son choix. Bien loin, d'ailleurs, 
de se défier de son jugement et de craindre que 
ce jugement ne la servît mal, l'opinion qu'ils 
avaient d'elle les autorisait à croire qu'elle choi
sirait bien, et c'est précisément ce qui arriva.

L'homme en faveur de qui, après deux hivers 
d'épreuves et d'hésitations, se déclarèrent ses 
sentiments, pouvait avoir quelque quatre ou cinq ans de plus qu'elle. De l'avis de bien des gens, la 
position qu'il occupait était bien au-dessous de 
son mérite. Fils d'une veuve qui avait tout au 
plus de l'aisance, Léopold de Prilleux, avec beaucoup de savoir, un esprit étendu, une grande ap
titude pour les affaires, végétait oublié, faute 
d'un peu de fortune, dans les bureaux d'une haute 
administration. Or, il n'est peut-être pas pour une 
femme de séduction comparable à celle de devi
ner un homme de talent et de se dévouer à son 
ambition. Léopold de Prilleux, d'ailleurs, n'était 
point mal à tous égards. Sa taille répondait à 
celle d'Anne-Marie ; sonvisage, un peu froid, 
était néanmoins agréable ; loin de se mettre en 
évidence, il se tenait à l'écart et paraissait at
tendre qu'on le distinguât. Bref, il plut également 
à tous les intéressés, et, à la suite d'un petit 
conciliabule dont Élisabeth fit partie comme de 
raison, il fut unanimement décidé qu'on répondrait 
favorablement aux ouvertures de la mère et du 
fils, quand ils jugeraient à propos d'en faire.

Restait un point délicat au sujet duquel la 
jeune fille ne se montrait pas trop rassurée : sa 
naissance. Elle tremblait qu'en apprenant ce dé
tail, madame de Prilleux, sinon son fils, ne jugeât 
plus le mariage convenable. Il n'en fut rien. 
D'abord, de grands revers avaient éprouvé ma
dame de Prilleux et modifié son opinion sur bien des choses ; ensuite, bien qu'elle fût fière de son 
fils et eût de lui la plus haute idée, elle n'ignorait 
pas qu'à moins d'un parti providentiel comme 
celui qui se présentait, il parviendrait diffici
lement à sortir de l'ombre. Sommairement 
elle répondit, sans s'étonner du secret qui lui 
était confié, que peu importait du moment où 
Anne-Marie pourrait bientôt signer Anne de 
Villers, et que, connaissant assez bien son fils pour 
être assurée qu'il en jugerait de même, loin de 
retirer sa demande, elle serait heureuse et flattée 
de la voir bien accueillie. Le mariage fut con
venu.

Madame de Villers devait avoir la consolation 
de le tenir pour certain, mais non celle d'y assis
ter. Dans le même temps que son mari s'occupait 
de l'arrêt d'adoption et prenait ses mesures pour 
en restreindre la publicité, que l'on songeait à la 
rédaction du contrat, à la corbeille, aux robes de 
noces, la pauvre dame, dont la santé, depuis 
quelque temps, inspirait les plus sérieuses alarmes, 
tomba dans un tel état de faiblesse qu'elle dut 
renoncer à sortir de son lit. Il n'y avait plus 
guère d'illusions possibles. Ce n'était pas une ma
ladie, c'était de l'épuisement ; elle-même sentit 
très bien que tout ressort en elle était usé et que 
les remèdes étaient inutiles. Sa résignation fut ce 
qu'on devait l'attendre d'une femme si douce et si aimable ; elle eut des regrets sans doute, pouvait
-elle s'y soustraire ? Ils furent du moins singuliè
rement adoucis par l'affection vive, profonde, 
sans bornes, dont elle fut jusqu'à son dernier 
moment enveloppée. Grâce à cette affection, elle 
s'éteignit sans souffrir, et fut portée de la vie 
dans la mort si doucement qu'elle s'en aperçut à 
peine. Aux regards troublés de ceux qui veillaient 
jour et nuit sur elle, à leurs inquiétudes poi
gnantes qu'elle surprenait, aux larmes qu'ils 
s'efforçaient de contenir ou laissaient échapper 
furtivement, elle comprit que ceux qui restaient 
avaient plus qu'elle encore besoin de consolations.

Se voyant seule avec Anne-Marie qui s'épuisait 
à maîtriser ses sanglots, elle lui fit signe d'ap
procher, la regarda avec amour et balbutia ten
drement :

– Pourquoi pleurer, ma chérie ? pourquoi rou
gir tes beaux yeux par les larmes ? Ton désespoir 
n'a pas de raison d'être. Ce n'est ni la maladie ni 
le chagrin qui m'emportent ; si ce n'était l'âge, 
ce serait plutôt l'ivresse dont tu n'as cessé de 
m'accabler. Oui, à toi, véritable don du ciel, je 
dois, avec le bonheur d'un époux que j'aimais de 
toute mon âme, moins encore qu'il n'en était 
digne, les plus vives et les plus pures jouissances 
que j'aie jamais éprouvées. Sans enfant, hélas ! 
malgré notre fortune, nous étions bien misérables ; nous ne traversions guère les plus belles 
fêtes sans amertume, nous ne rentrions jamais 
chez nous sans tristesse ; mes jours s'en allaient 
au cours des plus noirs chagrins. Ta présence, ô 
ma bien-aimée, a été pour nous le signal de la 
bénédiction, la réalisation d'une félicité que nous 
désespérions de jamais connaître. Grâce à toi, j'ai 
connu de la vie ce qu'elle a de plus aimable et de 
plus délicieux, j'ai ressenti toutes les joies d'une 
mère ; pendant vingt ans, sans me causer le moin
dre souci, me fournissant au contraire chaque 
jour le sujet de m'applaudir et d'être fière, tu 
m'as rendue la plus heureuse des femmes. Pour
quoi pleurer ? Je te bénis, mon ange, et je prie 
le ciel de te donner autant de bonheur que tu en 
mérites…

Bien que s'affaiblissant de plus en plus, ma
dame de Villers trouva encore des forces pour 
louer Élisabeth de son irréprochable conduite et 
la remercier de ses soins, de sa patience, de son 
dévouement, des satisfactions qu'elle lui avait 
incessamment causées. Quant à M. de Villers, ce 
fut à peine si le pauvre homme put supporter 
les adieux de sa femme. Il l'interrompit. Son 
air avait quelque chose de hagard ; sa voix était 
brisée.

– Assez, mon amie, lui dit-il, assez : tu me dé
chires l'âme. Toi, n'est-ce pas moi, comme moi je suis toi ? Hélas ! je le sens, si tu pars, je ne tar
derai pas à te suivre. Que ferai-je, que devien
drai-je, quand tu ne seras plus là ?

Il ne sentait que trop bien dire la vérité. Quoi 
qu'il dût en être, quelques jours plus tard ma
dame de Villers, entourée des siens, expira comme 
une sainte, sans agonie, sans secousse, le sourire 
aux lèvres, la sérénité sur le front.

Cet événement recula naturellement l'époque 
assignée pour le mariage d'Anne-Marie avec 
M. de Prilleux. Le deuil fut profond et durable 
dans cette famille éprouvée, et les larmes eurent 
bien de la peine à y tarir. Anne-Marie crut 
d'abord qu'elle ne s'en consolerait jamais ; elle se 
jeta au col d'Élisabeth, pleura longtemps et finit 
par s'écrier :

– Quel vide, mon amie, quel vide ! Penses-tu 
qu'il puisse jamais être rempli ? Ne me manquera-
t-il pas toujours quelque chose ? Ah I c'est main
tenant surtout qu'il me serait doux de connaître 
celle qui m'a mise au monde ! ll me semble qu'il ne 
me faudrait rien moins que cette consolation pour 
sécher mes yeux et m'aider à supporter la perte 
que nous venons de faire. Ah I du moins, Lisbeth, 
chère Lisbeth, ne m'abandonne jamais ; quoi qu'il 
adviennne, je t'en conjure, reste toujours auprès 
de moi.

Élisabeth répondit par des larmes aux larmes de la jeune fille et au vœu qu'elle exprimait de 
nouveau par une pantomime étrange. Elle em
brassa Anne-Marie, qui baissait la tête, d'un re
gard tout effaré, agita les lèvres, ouvrit les bras, 
puis, par un brusque retour sur elle-même, se 
sauva éperdue, de l'air dont fuirait un saint de
vant une tentation.

VII

Quelque profondément affligées qu'elles fussent 
l'une et l'autre, il y avait du moins apparence de 
croire qu'à la longue elles se consoleraient. Pour 
M. de Villers, d'eux trois de beaucoup le plus cruel
lement atteint, il était probable qu'il ne se con
solerait jamais et que sa douleur ne finirait qu'a
vec lui. Il perdait une amie d'enfance, la moitié 
de lui-même, le témoin et l'écho de toutes ses 
joies et de toutes ses peines, une compagne avec 
qui il avait toujours vécu uni si étroitement que, 
dans l'espace de plus de trente ans, il n'avait 
pas été une seule fois en désaccord avec elle. La 
mort est sans empire sur de telles affections ; elle 
est impuissante à les altérer ; elle ne peut que les confondre sous une même pierre. Qu'il tournât la 
tête à droite ou à gauche, qu'il passât d'une 
chambre dans la voisine, qu'il jetât les yeux sur 
un objet quelconque, qu'il veillât ou dormît, le sou
venir était toujours là comme un doigt levé pour 
l'avertir qu'elle était partie et qu'il ne la verrait 
jamais plus. Cette irréparable perte imprégnait 
de poison ses aliments, l'air qu'il respirait, jus
qu'aux innocentes distractions qu'on essayait de 
lui faire prendre ; sa conscience lui eût fait un 
reproche de goûter un plaisir qu'elle ne pouvait 
plus partager ; c'était à peine si la piété filiale 
d'Anne-Marie et la tendresse plus que jamais 
vive qu'elle lui inspirait, pouvaient à de rares 
intervalles tempérer l'âpreté de ses regrets et 
amener un pâle sourire sur sa belle physionomie.

La vieillesse le marquait chaque jour de quel
que atteinte nouvelle. Désintéressé de la vie, n'y 
tenant plus que par un fil, la plupart du temps 
plongé dans la stupeur sous l'œil du portrait de 
l'amie inoubliable, il comprit enfin, à l'affaiblis
sement de sa mémoire et à la déperdition de ses 
forces, que ses jours étaient comptés, et que déjà 
menaçait l'heure où il n'aurait plus le libre exer
cice de ses actes. Plutôt consolé qu'attristé par 
ces pressentiments, il se résolut à ne pas du moins 
se laisser surprendre et à ne rien laisser d'ina
chevé derrière lui.

Réduit à quelques legs, son testament l'occupa 
à peine. Ce qui le touchait encore, c'était la des
tinée de sa fille. Une fois qu'il saurait Anne-Marie 
sous la protection d'un homme estimable, plus 
rien ne lui resterait à faire ; il pourrait s'éteindre 
en paix et attendre patiemment le moment où il 
plairait à Dieu de le réunir à sa compagne. De 
son propre mouvement, il déclara donc à M. de 
Prilleux, qui en ces circonstances s'était comporté 
avec la plus rare discrétion, que c'était assez don
ner aux larmes, que l'alliance convenue ne devait 
plus être différée, et qu'elle aurait lieu aussitôt 
après la publication des barns.

Ainsi fut-il fait. Aucune pompe ne présida au 
mariage. Voisin d'un grand deuil, il fut ce qu'il 
devait être, triste, grave, presque solennel, et en 
présence d'un très petit nombre de personnes. 
Selon des conventions préalables, les nouveaux 
mariés séjournèrent sous le même toit que M. de 
Villers. Élisabeth eut le gouvernement de toute 
la maison, et madame de Prilleux la mère, qui 
avait ses goûts et ses habitudes à elle, continua 
de vivre seule, comme déjà elle vivait depuis la 
majorité de son fils.

À dater de ce jour, l'existence de M. de Villers 
fut toute machinale : sans but, sans goüt, sans 
désir, il engrena les actions aux actions comme 
les dents d'une roue engrènent les dents d'une autre roue : ce n'était pas vivre, c'était languir. 
Ses forces diminuèrent rapidement ; vint la dé
crépitude. Bientôt, dans ses promenades quoti
diennes, un serviteur dut l'accompagner, veiller 
sur lui, parfois le soutenir ; insensiblement, ses 
jambes se refusant à le porter, il ne vit plus que 
rarement le soleil ; puis la paralysie gagna les 
mains, les bras ; puis sa langue embarrassée ne 
put que balbutier ce qu'il voulait dire, et cela 
jusqu'au jour où il lui fut très difficile de se mou
voir et de se faire comprendre. Son cerveau, ses 
oreilles, ses yeux, dans une certaine mesure, res
tèrent sains.

Élisabeth, d'autre part, était toujours de niveau 
avec le rôle que lui assignaient les événements. 
Pendant que madame de Prilleux, profondément 
affectée de l'état de son père, devait comprimer 
sa douleur pour aller dans le monde y compléter 
son éducation et y apprendre à servir l'ambition 
de son mari, Élisabeth, elle, providence du foyer, 
non contente de tout diriger, d'avoir l'œil à tout, 
entourait encore le vieillard des soins les plus dé
licats et les plus affectueux. Elle avait été plus de 
vingt ans dans cette famille sans jamais compter 
avec elle ; loin de jamais prétendre à sa part de 
distractions, de plaisirs ou seulement de repos, 
elle ne s'était guère délassée d'un travail que par 
un autre travail. Affamée de devoirs comme d'autres le sont de jouissances, n'ayant de passion 
en quelque sorte que pour le sacrifice, s'oubliant 
dans les autres, elle avait porté le poids de la mai
son à son propre insu et, encore à cette heure, de 
même qu'elle s'était donnée tout entière à Anne
-Marie, de même qu'elle s'était prodiguée au lit de 
madame de Villers, de même elle s'épuisait à 
adoucir les derniers moments du vieillard. Ma
dame de Prilleux en était surprise, émue, trans
portée, et M. de Villers lui-même, qui avait cons
cience de tout ce qu'il lui devait, semblait par
fois touché jusqu'aux larmes.

Un soir, Anne de Prilleux et Élisabeth étant 
là toutes deux à veiller, M. de Villers fut saisi 
d'un accès de sensibilité surprenant. Ses yeux al
lèrent longtemps de l'une à l'autre des deux femmes 
avec tendresse. Il n'arrêta enfin que pour regar
der obstinément du côté d'un bureau. Son désir 
d'avoir l'un ou l'autre des objets rangés sur cette 
table n'était pas douteux. Madame de Prilleux y 
alla. N'apercevant que du papier, des enveloppes, 
des plumes, des crayons, de la cire, un éclair tra
versa son esprit. Elle retourna vers le vieillard 
avec du papier et un crayon. C'était bien ce qu'il 
voulait ; malheureusement sa main était sans res
sort ; le crayon qu'elle y mit tomba aussitôt de 
ses doigts inertes. Quelques instants elle eut l'es
prit à la torture. Que faire, qu'imaginer, comment suppléer à ce qui manquait à M. de Villers pour 
se faire comprendre ? Elle lui glissa alors le 
crayon entre les dents et lui présenta alternati
vement des lettres majuscules d'un dictionnaire. 
Son idée réussit d'abord. Le vieillard, en effet, 
pointa successivement plusieurs lettres, un E, 
un L, un I, un S ; mais, parvenu là, ce travail lui 
causa une telle fatigue qu'il ne put continuer. 
Pour être muette, cette scène n'en était ni moins 
émouvante, ni moins pathétique. Les deux femmes 
avaient la fièvre aux yeux, le cœur serré par des 
angoisses : elles respiraient à peine, elles hale
taient. De toute évidence, M. de Villers avait 
quelque chose à confesser. Elles attendirent, 
elles espérèrent qu'il reprendrait des forces ; ce 
fut en vain. Sa sensibilité s'éteignit comme elle 
s'était ranimée et, peu à peu, il tomba dans une 
sorte d'assoupissement. Enfin, vers minuit, Éli
sabeth, ne le voyant toujours pas remuer, s'en 
approcha et reconnut qu'il était mort…

– Hélas I s'écria Anne de Prilleux en fondant 
en larmes, le deuil ne quittera donc plus mon 
âme ? Dois-je donc voir ainsi s'en aller ceux que j'aime ?…

Et ce qui redoubla son désespoir fut la certitude 
que M. de Villers avait un secret et qu'il empor
tait ce secret avec lui dans la tombe. 


– Peut-être savait-il le nom de ma mère, disait-elle ; peut-être voulait-il me le révéler ? Ah ! c'est 
bien fini à présent, je le vois, il me faut renoncer 
à l'espérance de le savoir jamais l

– Qui sait ? fit Élisabeth, mais d'une voix si 
émue, si faible que la jeune femme, la couvrant 
de ses sanglots, n'entendit pas.

Monsieur et madame de Prilleux ne surent que 
quelques jours plus tard, à l'ouverture du testa
ment de M. de Villers, qu'ils devaient servir à 
Élisabeth une rente viagère de quinze cents 
francs. Anne de Prilleux prit aussitôt l'alarme.

– Ce legs, dit-elle à Élisabeth, tout juste qu'il 
me semble, je ne suis pas loin de le regretter. Te 
voilà indépendante, tu peux me quitter ; que de
viendrai-je alors ?

– Que cette crainte ne te trouble jamais, re
partit Élisabeth ; je ne demande qu'à vivre et à 
m'éteindre près de toi. D'ailleurs, reprit-elle sim
plement, ma tâche n'est pas finie ; il faut bien 
espérer que l'un ou l'autre de ces jours tu me 
donneras des petits enfants à élever…

M. de Villers s'était éteint dans la saison des 
fêtes, au cœur même de l'hiver ; tout le temps qui 
s'écoula de cette époque à l'hiver suivant, le mari 
et la femme le consacrèrent au deuil. L'absence 
d'Anne de Prilleux fut remarquée. Quand elle 
reparut, chacune de ses apparitions fut marquée par des succès. À cet âge où chaque année ajoute à une femme des charmes nouveaux, de même 
que la douleur, le recueillement, la concentration 
avaient mûri sa beauté, lui avaient donné un re
lief et un éclat surprenants, de même l'étude et 
la méditation avaient fortifié son âme et déve
loppé son esprit. Le temps des hésitations, des 
tâtonnements, des errements était passé pour 
elle ; le but qu'elle devait poursuivre et atteindre 
était nettement dessiné à ses yeux ; elle compre
nait son mari, et était plus que jamais ferme
ment résolue à servir une ambition que mainte
nant elle partageait. Rivale des femmes les plus 
belles, les mieux nées et les plus riches, instruite, 
ayant véritablement de l'esprit et dédaignant de 
l'utiliser à ces traits qui ne créent que des ani
mosités, prudente et discrète autant que sagace, 
elle semblait née pour jouer un rôle considérable, 
et tout annonçait effectivement qu'il en serait 
ainsi dans un avenir prochain. M. de Prilleux 
profitait déjà de l'admiration qu'inspirait partout 
sa femme ; on le distinguait, il était recherché et 
jugé digne d'avancement. À tous égards enfin, 
jamais alliance n'avait été plus heureuse ; Anne 
de Prilleux était plus qu'une compagne dans la 
plus douce acception du mot, elle doublait encore 
son mari et si bien, que son mari, homme d'une 
réelle distinction, capable de tenir les plus brillants emplois, en paraissait avoir une valeur dé
cuple.

Cette rare fortune cependant touchait peu 
Elisabeth, la laissait presque froide. Quand, de 
retour d'un bal, madame de Prilleux lui faisait 
part de ses impressions, lui confiait ses succès, 
ses triomphes, et, se rappelant son humble ori
gine, s'enivrait de sa fortune, elle n'écoutait d'un 
air ravi évidemment que par complaisance, puis
que aussi bien l'instant d'après elle redevenait pen
sive et soucieuse. On l'eût dit déçue, désappointée. 
L'ambition du mari et de la femme, leurs hautes 
visées, leurs grandes espérances, sans être lettres 
closes pour son esprit, n'étaient du moins que 
secondaires à ses yeux ; il n'y avait là qu'une bien 
maigre pâture pour son âme ; quelque autre chose 
lui faisait défaut et mettait à son front un pli, une 
inquiétude. Mais le jour où madame de Prilleux, 
après dix-huit mois environ de mariage, vint, 
émue, palpitante, la main sur le cœur, lui annon
cer d'une voix altérée qu'elle croyait bien être 
mère, il en fut bien différemment. Son visage 
rayonna, ses yeux furent pleins d'éclairs, sa joie 
éclata comme un hymne. Elle ne s'en cacha plus : 
la source de ses tourments, de ses angoisses, de 
ses insomnies cessa d'être secrète : elle commen
çait à craindre qu'il n'en fût d'Anne de Prilleux 
comme de madame de Villers, à perdre l'espérance de pouvoir jamais répandre les trésors de 
tendresse, d'amour, de dévouement qui la gê
naient comme un poids depuis qu'Anne de Prilleux 
n'avait plus que faire de ses soins maternels, et à 
s'appesantir amèrement sur le douloureux mé
compte qu'elle s'était préparé en fondant la con
solation de ses vieux jours sur un événement qui 
semblait ne pas devoir venir.

L'espoir qui la ressaisit en fit une autre femme. Son besoin d'action allait maintenant jusqu'à la 
fièvre ; des accès de gaieté à faire douter de sa 
raison lui échappaient à l'improviste ; on la sur
prenait à chanter une chanson de nourrice ou à 
tenir avec elle-même maintes conversations à 
mi-voix. C'était une véritable résurrection. Elle 
allait et venait autour d'Anne de Prilleux avec 
l'agilité d'un écureuil ; elle lui souriait d'un air 
de bonhomie ou encore l'observait d'un œil d'où 
ruisselaient des sentiments passionnés, indéfinis
sables. Son esprit ne pouvait se distraire de l'é
vénement qui, dans son impatience, n'approchait 
qu'à pas de tortue ; ses doigts agiles étaient im
puissants à s'occuper d'autre chose que de ce qui 
lui rappelait ce grand jour. Il n'était permis qu'à 
elle de tailler, coudre, broder les petites chemises, 
les petites brassières, les petits bonnets, qui, à 
son apparition dans la vie, envelopperaient la 
tête et les membres du cher petit être Elle y employait ses soirées, ses nuits ; elle s'y épuisait, 
elle s'y brûlait les yeux. Il ne sortait que des 
chefs-d'œuvre de ses mains ; jamais petit prince 
n'aurait eu un trousseau plus blanc, ni mieux fait, 
ni plus mignon, ni plus riche. On eût dit parfois 
que l'ange attendu fût déjà dans ses bras ; elle lui 
parlait, le caressait des épithètes les plus tendres, 
le berçait, semblait déjà entendre ses cris et vou
loir les apaiser. Elle gaspillait sa joie enfin, 
comme le prodigue ses trésors, sans se douter, la 
pauvre femme, que ce qu'elle prenait pour les pré
ludes de son bonheur, devait en être la fin.

Un soir où, dans son ivresse, elle était encore 
plus expansive que de coutume, un soir où la 
belle Anne-Marie était venue s'asseoir auprès 
d'elle et la voir travailler, il lui arriva de laisser 
échapper un bout de phrase qui fit tressaillir la 
jeune femme.

– C'est chose plaisante en vérité ! se prit-elle 
tout à coup à dire en admirant avec complaisance 
la broderiequ'elle achevait.

– À quoi fais-tu allusion, ma bonne Lisbeth ? 
lui demanda madame de Prilleux au milieu d'un 
sourire plein de grâce.

Enivrée, hors d'elle-même, avec toutes les ap
parences d'une femme qui ouvre la bouche sans 
trop savoir quelles seront ses paroles, elle con
tinua :

– Dire que voilà la grand'mère qui brode la 
layette de son petit-fils !

Nous avons dit que madame de Frilleux tressaillit ; bondit serait plus près de la vérité. Elle 
quitta son siège, se redressa, et pâle, l'œil ha
gard, demanda d'une voix éteinte :

– Que dis-tu là, Élisabeth ?

Plus étonnée qu'offensée par cette émotion, 
Élisabeth reprit :

– Il me semble que tu m'as répété assez de 
fois combien tu serais heureuse de connaître ta 
mère !

– Sans doute ; mais qu'y a-t-il de commun ?…

– Eh mais !… eh mais !…

– Serais-tu la mienne ?

-– À moins que tu n'en sois fâchée…

Il sembla qu'un coup atteignit la belle Anne en 
plein cœur. Elle recula d'un pas et, plus pâle, 
presque livide, l'œil fixe, la main sur la poitrine, 
elle eut quelques instants l'air pétrifié. Elle se 
secoua enfin, porta la main à ses yeux, renversa 
la tête en arrière, jeta un cri étouffé et se sauva 
tout éperdue.

Élisabeth, elle, plongeait dans la stupeur. Ma
dame de Prilleux reparut presque aussitôt, plus 
troublée encore. Elle prêta l'oreille, verrouilla la 
porte et se retourna. Son visage altéré exprimait 
de poignantes angoisses.

– Voyons, voyons, balbutia-t-elle d'une voix 
sourde, haletante, impérieuse, point d'équivoque, 
point de réticence, ne perdons pas une seconde, 
parlez vite, vite, je veux tout savoir, tout, tout…

Tremblante, hors d'elle-même, près d'étouffer, 
Élisabeth fondit en larmes. Anne de Prilleux 
l'interrompit.

– De grâce, fit-elle d'une voix suppliante, 
point de larmes ! Je souffre mort et passion. 
M. de Prilleux peut rentrer d'un moment à 
l'autre. Je ne puis vivre dans de telles souffran
ces. Je vous en conjure, essuyez vos yeux et 
parlez !

Ces manières, ce ton, ce langage étaient sans 
cause aux yeux d'Élisabeth ; elle eût bien voulu 
du moins en avoir l'explication ; mais, cédant à 
l'accent impérieux d'Anne-Marie, elle s'efforça de 
contenir ses larmes et se mit à raconter son his
toire…

Elle était de Senlis. Son père, sous-officier en 
retraite, l'avait élevée un peu trop comme une de
moiselle. Quoique laborieuse et très habile dans 
tous les ouvrages de femme, ayant toujours vécu 
en rentière, elle avait été bien embarrassée pour 
gagner sa vie quand son père était venu à mou
rir. Ce qu'elle avait hérité lui avait d'abord 
permis de vivre comme de coutume ; mais in
sensiblement ses ressources avaient diminué, la gêne s'était fait sentir, et quelques travaux 
mal payés, difficilement obtenus et encore avec 
force mortifications, ne l'avaient que bien faible
ment aidée dans sa détresse croissante. Elle eût 
pu sans doute se marier, devenir la compagne 
d'un ouvrier ou d'un paysan ; malheureusement 
son éducation l'avait rendue un peu fière ; elle 
avait refusé divers partis, comme espérant tou
jours mieux, et n'avait réussi qu'à décourager les 
prétendants.

Anne de Prilleux qui, dédaignant de s'asseoir, 
ne cessait d'aller et de venir par la chambre, 
s'arrêta ici devant Élisabeth, pour la conjurer de 
glisser sur ces détails et de courir au but.

– Vous voyez ce que je souffre I ajouta-t-elle. N'aurez-vous pas pitié de moi ? Faudra-t-il que 
je meure avant d'être instruite de ce qu'il me 
tarde tant de savoir ?

Plus que jamais éloignée de comprendre, dé
vorée de la plus douloureuse incertitude, Élisa
beth sentit de nouveau les larmes monter à ses 
yeux et ses sanglots près d'éclater. Dominée 
néanmoins cette fois encore par l'impatience 
fébrile de madame de Prilleux, elle eut la force 
de les comprimer et, non moins triste que per
plexe, continua :

VIII

J'avais pour marraine la femme d'un tail
leur. Ils avaient fondé à Paris une maison de 
confection qu'on disait prospère. Bien que je 
n'eusse pas vu cette marraine depuis des années, 
il me vint l'idée de lui écrire et de lui demander 
conseil. Sa réponse ne se fit pas attendre. Elle 
s'y montrait bien plus cordiale que je ne l'osais 
espérer ; elle m'y prodiguait les plus belles pro
messes et me pressait de venir au plus tôt parta
ger son aisance. Je la connaissais à peine, je ne 
pouvais douter de sa sincérité, je cédai à ses of
fres. Hélas ! autant eût valu rester où j'étais ou 
aller tout de suite me jeter dans un puits. C'était 
une femme dure, avare, méchante et pleine de 
mauvaise foi. Elle ne me vit pas entre ses mains 
qu'elle s'occupa sans retard de me priver des 
moyens d'en jamais sortir, et à peine me crut
-elle à sa merci qu'elle sembla prendre plaisir à 
m'accabler. Il me serait impossible de raconter 
tout ce que j'eus à souffrir. Non contente de m'as
treindre aux travaux les plus grossiers, comme 
de balayer et de laver, quand je ne devais que bâtir et coudre, elle ne cessa bientôt plus de me 
maltraiter à tort et à travers et de m'avilir par 
des injures. Ses mauvais traitements, ses outra
ges, son odieuse conduite pouvaient intéresser 
la pitié des voisins en ma faveur. Elle eut l'art de 
me faire passer pour ce que je n'étais pas, de me 
noircir, de me calomnier, de me rendre digne de 
mépris à tous les yeux. D'ailleurs, elle ne me 
payait aucun gage, me refusait de quoi me vêtir, 
et poussait la barbarie jusqu'à faire en sorte que 
je fusse toujours désagréable à voir et que ma 
jeunesse même disparût sous la malpropreté de 
mes vêtements. C'était déjà horrible ; je maigris
sais, je jaunissais, je dépérissais à vue d'œil, sans 
lasser par ma douceur et ma patience la méchan
ceté de mon implacable bourreau. Les persécu
tions du mari, qui abusait de ma dépendance pour 
me faire des propositions honteuses, achevèrent 
de me faire prendre la vie en dégoût.

Si sa femme était méchante, lui, cynique et 
grossier, ne valait guère mieux. Il avait été maî
tre tailleur dans le régiment où M. de Villers 
avait été capitaine et en était sorti à temps, à ce 
qu'il paraît, pour n'en être pas chassé. M. de Vil
lers y venait quelquefois et s'y faisait faire de 
temps à autre quelque vêtement. Les mensonges 
de ma marraine ne l'empêchaient pas de me jeter, 
quand il le pouvait sans être vu, des regards de compassion. Il m'arriva un jour où l'on m'avait 
envoyée en course, et où j'étais un peu mieux ha
billée que de coutume, de me rencontrer avec 
lui.

J'allais passer outre, sans même oser le saluer. Il m'arrêta. J'étais toute honteuse, encore plus 
triste, j'avais le cœur gros et je sentais qu'un mot 
suffirait à faire déborder les larmes de mes yeux. 
M. de Villers remarqua ma pâleur, mes paupières 
rouges, mon accablement ; il me pressa de ques
tions et m'assura que je pouvais avoir confiance 
en lui, que jamais il ne répéterait aucune de mes 
confidences à personne. Son air de bonté m'en
hardit ; j'eus le courage de tout lui confier, la 
brutalité, la mauvaise foi, la méchanceté de ma 
marraine, les persécutions du tailleur, enfin tous 
les maux qui faisaient de ma vie un supplice. 
L'indignation me rendait éloquente ; mon accent 
de douleur devait être irrésistible. M. de Villers 
ne me laissa pas même achever. Il me dit qu'il 
connaissait le mari et la femme de longue main, 
qu'il n'était point étonné de ce que je lui appre
nais, que j'étais réellement bien à plaindre et que, 
si j'étais disposée à fuir une maison où je n'avais 
pas à me flatter d'être jamais plus heureuse, il 
m'en fournirait volontiers les moyens. M. de 
Villers, si doux, si poli, si bienveillant, surtout en 
comparaison des gens chez qui j'étais, me produisit l'effet d'une Providence. M'accuse, me 
blâme, me jette la pierre qui voudra, je l'avoue, 
je me laissai gagner et répondis aux avances qu'il 
me faisait. Mon malheur au surplus, je le répète, 
était tel, il m'était à ce point impossible d'espé
rer une position meilleure à cause des calomnies 
de ma marraine, que bien des fois déjà j'avais 
roulé dans ma tête le projet d'aller me jeter dans 
la rivière.

À peine est-il besoin de parler du reste. Grâce 
aux libéralités de M. de Villers, il me fut permis 
de quitter une maison maudite et de me soustraire 
au martyre. Je cherchai loin, bien loin, un petit 
logement, et je m'y cachai, l'espoir et la recon
naissance dans le cœur. M. de Villers ne vint m'y 
voir que fort rarement. Il ne me souvenait pas 
d'avoir entendu le tailleur et sa femme parler de 
lui ; d'un autre côté, sa discrétion sur tout ce qui 
le concernait était extrême. J'ignorais à cette 
époque qu'il fût marié, je ne m'en doutais même 
pas, je le jure ! Ce ne fut que quelque temps avant 
ta naissance que M. de Villers, qui devait me 
bien connaître, vint me voir plus fréquemment, 
et, l'air troublé, perplexe, osa un jour me décla
rer qu'il y avait de par le monde une madame de 
Villers, que lui et sa femme étaient riches, mais 
que, faute d'avoir un héritier, ils vivaient dans 
un état voisin du désespoir. Il ajouta craintivement que, si je voulais bien ne pas m'y refuser, les 
choses pourraient s'arranger, non pas seulement 
à la grande satisfaction de sa femme et de lui, 
mais encore au plus grand avantage de mon en
fant et de moi. Je connus alors son plan dans tous 
les détails. Il faut bien dire que ma déception 
fut non moins vive que ma surprise. Je compris 
que je n'avais été que le simple rouage d'une 
combinaison. À part cela, les propositions de 
M. de Villers me répugnèrent d'abord beaucoup ; 
il me parut bien dur de t'inscrire sous un autre 
nom que le mien, d'avoir l'air seulement de t'a
bandonner et de renoncer au bonheur de t'appe
ler jamais ma fille. Mais l'amour maternel triom
pha bientôt de ces répugnances et de mes hésita
tions ; je fus éblouie par le splendide avenir qui 
t'attendait, et, fermement résolue à m'y sacrifier, 
je finis par me prêter à tout ce qu'espérait de moi 
M. de Villers.

À dater de ce jour, ma vie a été, je ne dirai pas 
celle d'une sainte, mais du moins celle de la plus 
honnête et de la plus chaste des femmes. Dévouée 
tout entière à toi d'abord, puis aux bonnes gens 
qui me traitaient comme si j'eusse été de leur fa
mille, je puis affirmer que dans l'espace de vingt 
ans je n'ai pas eu un regard, un mot, un souve
nir même à me reprocher.

Tu n'as jamais vu en moi qu'une nourrice. Bien des fois cependant la tentation de te dire qui 
j'étais m'a prise à la gorge, et je n'y ai cédé au
jourd'hui qu'autorisée par M. de Vlllers lui-même 
qui, à n'en point douter, voulait t'apprendre ce 
détail avant de mourir…

Tout en parlant, Élisabeth ne cessait d'obser
ver madame de Prilleux et, au fur et à mesure 
qu'elle avançait dans son récit, voyant l'effet in
quiétant qu'elle produisait sur la jeune femme, 
sa voix baissait d'un degré. Elle put à peine bal
butier' ces derniers mots :

– Voilà ce que tu désirais savoir. Ta pâleur, 
tes yeux hagards, ton air d'épouvante me glacent. 
Daigneras-tu me dire à la fin ce que cela signi
fie, d'où vient qu'en écoutant ces détails, que tu 
m'as en quelque sorte arrachés, tu éprouves de 
si étranges émotions ?

Debout au milieu de la chambre, la tête légè
rement penchée, le coude sur une main, le bas 
du visage dans l'autre, Anne de Prilleux, dans 
sa morne immobilité, avait les apparences d'une 
statue. Elle s'anima tout à coup, porta les mains 
à sa tête, et, d'une voix sourde que faisait vibrer 
le plus sombre désespoir, s'écria :

– Qu'avez-vous fait, Élisabeth ?… Le secret 
que vous avez gardé jusqu'à ce jour, que ne le 
gardiez-vous jusqu'à la tombe I Vous avez pour jamais troublé ma vie ! C'est fait de moi. Dans quel abîme vous me précipitez !

– Comment I comment I que dis-tu ? es-tu 
folle ? fit Élisabeth hors d'elle-même.

Sans ajouter rien de plus, madame de Prilleux 
se retourna, alla vers la porte à pas comptés, la 
déverrouilla et disparut.

Impuissante à comprendre ses torts ou seule
ment en quoi elle avait pu déplaire, Élisabeth 
passa une nuit affreuse. En proie à d'atroces 
anxiétés, elle ne put dormir, elle ne sut que ver
ser des larmes, que sangloter, que torturer son 
esprit à chercher le mot de cette douloureuse 
énigme. Les heures lui parurent des jours. À 
peine le crépuscule parut-il qu'elle se leva. In
certaine de ce qui allait arriver, oppressée par les 
plus sombres pressentiments, il lui fut impossible 
de s'intéresser à un travail quelconque, même à 
son cher trousseau. Elle allait, venait, rôdait par 
sa chambre, s'arrêtait, prêtait l'oreille à tous les 
bruits, attendait, souhaitait autant qu'elle redou
tait la présence de sa fille. Madame de Prilleux 
parut enfin. Son mari venait de sortir. La fatigue 
de son visage annonçait qu'elle aussi avait dû 
peu dormir ; son air exprimait la plus profonde 
désolation. Sans s'arrêter à la pâleur, aux traits 
altérés, aux yeux rouges d'Élisabeth, à son air 
craintif, elle lui dit à mi-voix, mais résolûment :

– J'en suis au désespoir, Élisabeth, mais il faut 
nous séparer.

Élisabeth voulut l'interrompre.

– Ne m'interrompez pas. reprit-elle vivement. Point de larmes, point de récriminations, point 
de reproches, pas un mot, ce serait inutile… 
Vous allez dès aujourd'hui vous occuper de trou
ver un logement. On y portera tout ce qui vous 
appartient, y compris le mobilier de cette cham
bre, et vous irez vous y installer aussitôt après 
l'emménagement. Vous avez quinze cents francs 
de rentes. Si cela ne vous suffit pas, vous n'aurez 
qu'à me tenir au courant de vos besoins, j'y pour
voirai. Mais, sauf cela, tout est fini entre nous, et 
si vous ne voulez pas me faire mourir de chagrin, 
vous obéirez sans même regarder en arrière.

Élisabeth se récria, pleura, se lamenta, voulut 
interroger madame de Prilleux. Celle-ci l'arrêta.

– C'est irrévocable, dit-elle. Il n'y a pas à reve
nir là-dessus. J'en suis au désespoir, je vous le 
répète ; mais il le faut ! Résignez-vous donc, don
nez-moi cette dernière preuve d'amour, je me 
jetterai à vos genoux, s'il est nécessaire…

Elle reprit haleine et ajouta :

M. de Prilleux est déjà prévenu. Je lui ai 
dit que vous vous sentiez fatiguée, que vous aviez 
besoin de repos et que vous désiriez désormais 
vivre paisiblement de vos revenus. Il y consent ; il assure que vous l'avez bien mérité et me donne 
carte blanche pour tout ce que je jugerai à pro
pos de faire dans vos intérêts. J'aime à croire 
que vous ne me démentirez pas…

Là-dessus, Anne de Prilleux, profitant de l'ac
cablement où Élisabeth était plongée, sortit.

En effet, pâle, les traits allongés, les yeux hors 
de la tête, Élisabeth rappelait une figure de cire. 
Il lui sembla que quelque chose se brisait dans sa 
poitrine ; elle avait les yeux brûlants, la gorge 
sèche, la respiration haletante. Elle essaya de se 
lever et retomba anéantie dans son fauteuil.

Insensiblement néanmoins les forces lui revin
rent et, avec les forces, la réflexion. Elle se dit 
qu'elle avait dû commettre quelque faute, quelque 
imprudence ; qu'il fallait bien qu'il y eût dans 
tout cela quelque chose de grave, puisque madame 
de Prilleux l'affirmait, et qu'enfin il était de son 
devoir de tout souffrir, tout, même la mort, plu
tôt que de s'exposer à compromettre le bonheur 
de sa fille ou seulement de lui causer une peine.

IX

Élisabeth céda en automate, comme le patient 
en face de l'échafaud se résigne au supplice, et le 
lendemain même la séparation était un fait ac
compli. Ce fut une rude et longue épreuve. Se 
voyant tout à coup seule, après avoir vécu près 
de trente ans d'une heureuse vie de famille, il lui 
sembla descendre vivante dans une tombe. À songer que cette pauvre femme ne vivait que par le 
cœur, combien il est aisé de concevoir le fourmil
lement de sensations, de souvenirs, de regrets 
qui l'aiguillonnaient, la persécutaient, la tenaient 
en quelque sorte au-dessus d'un brasier. Elle ne 
savait littéralement que faire d'elle-même. Son 
corps ne pouvait tenir en place ; ses doigts sem
blaient frappés de paralysie ; ses yeux humides 
ne voyaient plus ; voulait-elle manger, les bou
chées s'arrêtaient dans sa gorge. Elle sortait, se 
dirigeait instinctivement vers le quartier où de
meurait Anne de Prilleux, rôdait des heures en
tières autour de la maison ; puis, penchée sous la 
tristesse plus encore que sous la fatigue, rega
gnait son logement pour y retrouver le même vide, la même solitude glaciale, et y verser de 
nouvelles larmes. Ses nuits n'étaient pas moins 
douloureuses ; un criminel en proie aux remords 
n'en eût pas eu de plus horribles. Elle se tournait 
et se retournait, soupirait, pleurait, se levait, se 
recouchait et, quand elle parvenait à s'assoupir, 
se réveillait sous le poids de quelque pesant cauchemar. Bien des gens, attirés par son honnête et douce physionomie, essayèrent de l'aborder et 
de causer avec elle ; elle ne cessa de montrer une 
humeur intraitable et sauvage. Une seule de ses 
voisines était exceptée, une pauvre femme dont 
elle ne dédaignait pas les services, et à qui, en 
échange, elle faisait du bien. Sauf cette femme, 
à qui elle donnait sa confiance et qui la méritait, 
elle se refusait opiniâtrement à toute connais
sance, à toute amitié, à toute relation.

L'espérance était loin de l'avoir encore aban
donnée. Au paroxysme de la plus sombre désola
tion, elle se prenait à rêver, à se dire qu'il devait 
y avoir quelque malentendu, que madame de 
Prilleux s'était sans doute méprise, qu'elle fini
rait par ouvrir les yeux et qu'elle viendrait un 
jour ou l'autre confesser ses torts et la supplier 
de reprendre la vie commune d'autrefois. Cette 
illusion, pour un temps, séchait ses yeux et l'ai
dait à vivre. Mais les jours s'ajoutaient aux 
jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, et madame de Prilleux non seulement ne 
reparaissait pas, mais ne donnait même aucun 
signe de vie. Élisabeth alors retombait dans le 
marasme, le chagrin et les larmes. Et ces alter
natives d'espoir et de découragement n'arrê
taient pas. Puis, à mesure que le temps s'écoulait, 
à mesure qu'approchait l'heure de la délivrance 
d'Anne de Prilleux, Élisabeth sentait monter en 
son âme le niveau des regrets, de l'amertume, 
des alarmes. Elle songeait, elle que la seule idée 
de cette naissance enivrait, jetait dans des trans
ports de joie, elle songeait qu'elle serait loin de 
sa fille, qu'elle ne serait pas là pour l'assister, 
pour recevoir dans ses bras le cher petit ange, 
l'habiller, le bercer, veiller sur lui ; que ces soins 
si doux que, dans sa tendresse passionnée, elle 
n'eût voulu partager avec personne, seraient 
abandonnés à des mains étrangères, et que peut-
être même elle, la grand'mère, serait sans au
cune nouvelle de l'événement ; et ces idées la tor
turaient, lui causaient des spasmes déchirants, la 
jetaient aux prises avec une sorte de délire.

Ses inquiétudes enfin ne lui laissèrent plus de 
trève, ce qu'elle souffrait excéda la mesure de 
ses forces. Quand, faisant le calcul des jours et 
des mois, elle supposa madame de Prilleux sur le 
lit de douleur, et se vit privée même de Ia con
solation de savoir ce qui se passait, il lui fut impossible de tenir contre un tel supplice. Poussée 
par la souffrance comme par un aiguillon rougi au feu, elle s'habilla et s'achemina vers la maison où était tout ce qu'elle avait de cher au 
monde. Le concierge la reconnut. Il remarqua 
combien elle était pâle et amaigrie, combien elle 
semblait gênée, et il lui demanda d'où venait 
qu'on ne l'avait pas revue depuis son départ, si 
par hasard elle avait été malade. S'efforçant de 
dominer son émotion et de sourire, elle répliqua 
qu'elle ne s'était jamais mieux portée, mais 
qu'elle demeurait fort loin et qu'elle se faisait 
casanière.

– Et ici, reprit-elle d'un air où il y avait de 
l'égarement, les choses marchent-elles toujours 
bien ?

– Oh ! ici, repartit le brave homme, tout le 
monde est bien heureux, car il y a une petite fille 
de plus.

– Une petite fille ! s'écria Élisabeth. Depuis quand ?

– Il n'y a pas plus de huit jours.

– Et madame de Prilleux, comment va-t-elle ?

– 
Parfaitement. Au surplus, montez donc. Je gagerais que votre visite les surprendra tous bien 
agréablement.

Partagée entre la crainte de faire quelque im
prudence et celle de paraître bizarre, elle hésita. La passion d'avoir plus de détails et de respirer, 
ne serait-ce qu'un instant, le même air que sa 
fille, l'emporta enfin. Elle traversa timidement 
la cour, gagna l'escalier de service, le monta en 
s'arrêtant à chaque marche, puis frappa à la 
cuisine.

Il n'était pas un seul des gens de l'office qui 
n'eût gardé d'elle le meilleur souvenir et ne 
s'étonnât parfois de ne plus la voir. Ils furent 
non moins heureux que surpris en l'apercevant 
et lui firent le plus grand accueil. Tous, d'autre 
part, également frappés de son amaigrissement 
et de ses manières inquiètes, la questionnèrent à 
l'envi et de l'air du plus vif intérêt. Sans parler 
de sa douleur de revoir en étrangère un intérieur 
où elle avait vécu tant d'années comme chez elle, 
l'idée qu'elle contrevenait aux ordres de madame 
de Frilleux lui ôtait toutes ses forces. Elle s'af
faissa sur une chaise, répondit sans trop savoir 
comment aux questions qui lui étaient faites, et 
s'enquit en tremblant des choses qui seules lui 
avaient donné le courage de venir. Tout en l'ob
servant avec curiosité, chacun s'empressa de lui 
donner des nouvelles. Elle apprit de la sorte que 
l'événement s'était accompli heureusement, que 
la petite fille commençait à être ravissante, que 
madame de Prilleux allait si bien que, probable
ment, elle ne tarderait pas à se lever, et qu'enfin il était déjà fortement question du baptême. Ces 
détails excitaient au moins autant d'envie que de 
bonheur en l'âme de la pauvre Élisabeth. Son 
visage respirait un mélange d'ivresse et de mé
lancolie qui lui donnait quelque chose d'étrange, 
d'inexplicable. Puis, à chaque bruit, elle tressail
lait, tournait la tête et marquait une sorte d'ef
froi. À la voir ainsi, les uns et les autres semblaient 
intrigués et s'entre-regardaient avec étonnement. 
Une des femmes présentes se prit tout à coup à 
dire :

– Voulez-vous que j'aille vous annoncer ? Je 
suis certaine que madame sera très heureuse de 
vous voir.

Cette offre acheva de la troubler. Elle se leva 
vivement et dit d'un air hagard :

– Oh ! non. Je suis déjà restée trop long
temps. Ne dites même pas que je suis venue. 
Madame de Prilleux pourrait être blessée en 
apprenant que je suis partie sans la voir. Je 
reviendrai…

Et elle s'en alla, à la fois heureuse et désolée : 
heureuse de ce qu'elle avait appris, désolée d'en 
être réduite à fuir si vite et à envier le sort de la 
dernière laveuse de vaisselle de cette maison. 
Peut-être du moins les domestiques ne parle
raient-ils point de sa visite et pourrait-elle avant 
peu en tenter une seconde. Au cas contraire, elle se flattait, en se montrant si discrète, qu'elle 
trouverait grâce devant sa fille, que madame de 
Prilleuz se laisserait toucher et qu'elle n'aurait 
pas le courage de lui interdire cette suprême con
solation. Il n'en fut malheureusement rien. Quel
ques jours plus tard, alors qu'elle commençait un 
peu à se rassurer, elle reçut, sous une enveloppe 
au parfum duquel elle reconnut aussitôt sa fille, ce 
billet laconique et non signé qui lui fit froid jus
que dans la moelle des os et la plongea dans une 
nouvelle crise de larmes et de désespoir :

« Après ce qui s'est passé entre nous, votre har
diesse m'étonne et m'affecte douloureusement. 
Quand je me plaisais à croire à votre résignation, 
vous êtes reparue à l'improviste et n'avez pas 
craint de vous informer de moi d'une manière qui 
n'a pas laissé que d'intriguer mes gens. Est-ce un 
défi ? Avez-vous résolu de me braver ? Je ne puis 
le croire. Encore une fois, je vous en conjure, 
veuillez en prendre votre parti ; tâchez d'oublier, 
comme moi-même je m'efforce de le faire. À cette 
condition-là seulement vous m'épargnerez le 
supplice de vous haïr. »

De ce billet que, les larmes aux yeux et près 
d'étouffer, elle lut et relut jusqu'à vingt fois, Éli
sabeth, bien entendu, ne saisit toujours que le 
sens littéral ; quant aux motifs qui inspiraient 
madame de Prilleux et lui avaient dicté ces lignes, ils continuèrent d'être pour elle impénétrables et 
mystérieux.

Elle avait beau se replier sur elle-même, se 
creuser l'esprit, se mettre l'imagination à la tor
ture, elle ne comprenait toujours pas ce qui pou
vait amener une fille si aimante et qui se savait 
tant aimée à se montrer si dure et si implacable.

Elle est folle, se disait-elle au milieu de ses 
sanglots, en allant d'un mur à l'autre de sa 
chambre d'un air éperdu. Que lui ai-je fait ? Quel 
est mon crime ? Me condamner à ne plus la voir ! 
Que dis-je ? à ne pas même avoir de ses nouvelles ! 
Mais c'est de la cruauté I Autant vaudrait tout de 
suite me priver d'air et de soleil. Me menacer de 
me haïr I Ah ! c'est trop fort ! Ne serait-ce pas me 
réduire à compter les heures par autant de morts 
douloureuses ? Oh I oui, elle est folle, bien certai
nement elle est folle !…

Succombant sous le poids du chagrin, excédée 
par la privation d'aliments et de sommeil, elle 
tomba malade. Ses jambes fléchirent, elle ne put 
qu'avec peine se tenir debout, et même au coin 
du feu un frisson glacial la pénétra jusqu'au fond 
des os. Elle crut à sa dernière heure et se coucha, 
résignée à mourir. Sa voisine, alarmée, sortit et 
ramena un médecin. Ce n'était qu'une grosse 
fièvre qui ne présentait aucun caractère dange
reux et ne demandait que du repos et de l'oubli. L'excitation énervante de cette fièvre lui procura 
près de trois semaines l'un et l'autre. Ses dou
leurs s'assoupirent, un peu de calme se fit dans 
son esprit et la raison y reprit quelque influence.

– Elle ne veut pas que j'aille la voir, se dit-
elle, elle ne veut pas même que je m'informe 
d'elle. Soit ! Mais, en s'y appliquant bien, est-ce 
qu'il serait impossible de la voir et d'avoir de ses 
nouvelles sans qu'elle le sache, sans même qu'elle 
s'en doute ? Nous verrons, nous verrons…

Insensiblement son moral se releva ; tout en
tière à ses nouveaux projets, elle eut la volonté 
de se rétablir, et, en effet, son pauvre corps reprit 
chaque jour de nouvelles forces.

X

C'était au cœur de l'hiver, à ce moment où les 
fêtes s'enchaînent aux fêtes, les bals aux bals. 
Réfléchissant que madame de Prilleux ne nour
rissait pas sa fille et qu'elle devait le soir accom
pagner son mari, Élisabeth, avant même de se 
sentir encore bien solide, prit sa résolution. Elle 
s'habilla et se chaussa chaudement, s'enveloppa le corps d'une pelisse, se cacha la tête sous un 
capuchon et, ainsi déguisée, alla, dès que la 
nuit fut venue, se mettre en sentinelle non loin 
de la maison où demeuraient M. et madame de 
Prilleux. Il gelait à pierre fendre. Bien que ga
gnée par le froid, Élisabeth resta ainsi de planton 
depuis six heures jusqu'à près de dix heures du 
soir. À peine voyait-elle s'ouvrir la grande porte 
et entendait-elle sous la voûte le piétinement des 
chevaux et le roulement d'un équipage qu'elle 
approchait vivement du coin de cette porte, et, 
abritée par son capuchon, plongeait ses yeux dans 
la voiture que précisément un bec de gaz voisin 
éclairait jusque dans ses profondeurs.

Ayant ainsi, plusieurs jours de suite, fait le 
guet et répété les mêmes manœuvres, et cela en 
vain, elle commençait à désespérer et à craindre 
que madame de Prilleux ne fût malade. Ses in
quiétudes étaient au comble ; son esprit souffrait 
le martyre. Un soir, enfin, s'étant approchée 
comme de coutume au roulement d'un équipage 
qui sortait au pas, tous ses membres tressaillirent, 
ses yeux rayonnèrent sous son capuchon, elle 
porta la main à sa poitrine et dut s'appuyer au 
mur pour ne pas tomber. C'est que, cette fois, elle 
avait vu, bien vu, dévisagé, dévoré des yeux la 
belle Anne dans une toilette splendide, assise aux 
côtés de son mari. Seulement madame de Prilleux lui parut d'un degré plus pâle et plus sérieuse ; ses 
beaux sourcils bruns pesaient légèrement sur ses 
yeux et donnaient à sa physionomie quelque chose 
de grave et de soucieux qu'elle n'avait pas aupa
ravant. N'importe ! ce soir-là Élisabeth n'éprouva 
ni froid ni fatigue, elle se sentit comme électrisée 
et rentra chez elle bien moins triste, presque 
heureuse. Elle avait vu sa fille, sa fille adorée, 
elle l'avait vue, embrassée des yeux, et elle avait 
l'espérance de pouvoir désormais la voir ainsi 
bien d'autres fois encore.

Effectivement, à plusieurs autres reprises, à la 
même heure, dans les mêmes circonstances, 
comme un chasseur à l'affût, s'enveloppant des 
mêmes précautions, elle usa des mêmes manèges 
avec le même succès. Son âme cessait d'autant 
souffrir ; son visage se rassérénait ; elle reprenait 
goût à la vie ; un peu de son ancienne vigueur lui 
revenait. Ni le froid intense, ni l'humidité péné
trante, ni le vent, ni la neige, ne pouvaient la 
décider à déserter son poste et, du moment où 
elle avait seulement entrevu son Anne-Marie, 
qu'elle avait pu en passant l'admirer, en remplir 
ses yeux, elle bénissait le ciel du fond du cœur et 
estimait son bonheur mille fois au-dessus de sa 
peine. C'était bien peu, hélas ! elle s'en contentait 
pourtant ; eh bien, même cette faible consolation 
lui fut brusquement retirée.

Cette femme, cette espèce de fantôme encapu
chonné qui le soir, chaque fois qu'ils sortaient, se 
trouvait là, à la même place, sur leur passage, et 
plongeait ses yeux dans la voiture avec une sorte 
d'avidité, finit par appeler l'attention de M. de 
Prilleux. Il ne songea d'abord qu'à quelque pauvre 
honteux et n'y prit pas autrement garde. Mais 
cette femme, en fin de compte, immobile comme 
un terme, semblait préoccupée de tout autre chose 
que de tendre la main. Dans sa surprise crois
sante, il en parla à sa femme. Anne de Prilleux, 
une première fois, ne vit là rien de surprenant ; 
elle ne songea, comme son mari, qu'à une pau
vresse et ne s'en inquiéta pas. Mais une deuxième 
fois, puis une troisième, alarmée par l'attitude de 
ce fantôme et son opiniâtreté, elle tressaillit, fou
droya d'un regard la pauvre Élisabeth, que sans 
doute elle devina, et détourna la tête d'un air de 
sombre mécontentement qui frisait la colère. 
Élisabeth, elle aussi, ne comprit que trop bien ; 
elle éprouva un serrement de cœur à étouffer, et 
se retira en proie à une terreur instinctive. Le 
surlendemain, en effet, à son inexprimable déses
poir, elle reçut un nouveau billet encore plus vif, 
plus dur, plus impératif que le premier.

« À quoi songez-vous ? y était-il dit. Vous avez 
donc résolu de me tuer par le chagrin ! Voilà 
maintenant qu'au mépris de mes prières et de nos conventions, vous m'espionnez, faites sentinelle 
à ma porte, et commettez des imprudeneea mille 
fois plus graves que les précédentes ! Jugez-en 
par ce seul détail. Mon mari vous a aperçue. Il a 
été frappé de votre persistance. Il pouvait vous 
reconnaître. Que dirait-il ? Mes gens aussi pou
vaient vous remarquer et chercher à savoir qui 
vous êtes. Que supposeraient-ils ? Ces importu
nités sont abominables, intolérables : elles me 
mettent au supplice ; vous ne sauriez trop absolu
ment y mettre un terme. Songez-y bien ! Si vous 
ne cessiez à tout jamais ces persécutions, si vous 
continuiez à m'obséder de cet espionnage, si je 
devais encore vous retrouver sur mon chemin, en 
vain prétendriez-vous m'avoir aimée, en vain 
prétendriez-vous m'aimer encore, je ne croirais 
plus qu'à de l'animosité, qu'à une haine impla
cable. »

Élisabeth fut atterrée ; de ses douleurs la me
sure fut comble ; dans le premier moment, elle 
crut qu'elle allait mourir. D'une nature forte et 
pleine de vaillance, elle ne se refusait à aucun sa
crifice, à aucun, hormis à celui de ne plus aimer 
sa fille et de la perdre complètement de vue.

Que voulait ce billet, sinon la contraindre à 
une sorte de suicide ? Elle palpitait sous le déses
poir comme sous le poids d'un mur éboulé ; elle 
brûlait au stérile foyer d'amour qu'elle avait dans le cœur comme si le poison eût allumé un incendie 
dans sa poitrine. Et ses tortures étaient d'autant 
plus atroces qu'elle les jugeait sans guérison, 
qu'elle avait la prétention de les renfermer en 
elle-même et de n'en rien laisser voir au dehors. 
Comme dans ces inflammations de l'épiderme où 
l'application, ne serait-ce que d'un papier de soie, 
fait souffrir, elle ne pouvait plus rien endurer. Sa 
voisine même ne faisait que la gêner et l'irriter. 
Un soir, pour échapper aui soins obséquieux de 
cette femme, en présence de laquelle elle s'épui
sait à contenir ses larmes et à étouffer ses cris, elle se sauva de son logement comme des murs 
étouffants d'une prison, et se mit à errer en vraie 
folle à travers les rues.

Un ciel sombre, bien que tout étoilé, s'étendait 
sur la grande ville. Soufflant sans bruit, le vent 
du nord n'en était ni moins vif ni moins cruel ; il 
faisait un froid à geler sur place. Elle descendit 
vers la Seine, longea les quais funèbres de l'île 
Saint-Louis, revint sur ses pas, passa et repassa 
sur le fleuve, et, marchant à l'aventure, au gré 
des souffrances qui la tenaient en haleine, parvint 
aux environs de l'Hôtel-de-Ville.

– Si elle savait ce que je souffre, si elle savait 
ce que je souffre ! ne cessait-elle de répéter ; 
oh ! oui, bien sûr, bien sûr, elle aurait pitié de 
moi !

Par cette heure avancée et par cette atmos
phère, les passants aussi bien que les voitures 
étaient rares ; tout était silencieux, morne , dé
sert.

Elle s'arrêta vers le milieu du pont, s'accouda 
sur le parapet et plongea ses yeux dans le gouffre 
ouvert à ses pieds. On sait par cœur cette psal
modie monotone et sinistre de l'eau qui roule et 
ce qu'elle éveille en l'âme de mélancolie. Penchée 
sur ces ténèbres où à peine çà et là luisait un fu
gitif reflet, Élisabeth prêta longtemps l'oreille à 
cette plainte comme à un écho de ses peines. Les 
grandes douleurs élèvent l'âme à des sommets 
d'où coule naturellement la poésie. Il lui sembla 
que cette voix était celle d'une amie, de quelque 
âme errante qui essayait de la bercer, de la con
soler, de la distraire, et, insensiblement, ne pou
vant plus se contenir, elle se prit à fondre en 
larmes, à sangloter, à converser avec cette eau 
mourante comme avec Dieu, à la supplier de 
monter jusqu'à elle, de l'étreindre, de l'entraîner, 
de lui donner l'oubli dans ses profondeurs. La 
tentation était puissante, irrésistible ; c'était de 
la fascination… Épouvantée, à la fin, de cette 
pente sur laquelle elle se sentait glisser, trop dé
vote pour ne pas reculer devant l'idée de se dé
truire, elle se redressa tout à coup et s'enfuit 
éperdue, se disant :

– Non, non, ce serait pour elle un trop rude 
coup, un trop cruel souvenir !

Paris n'était pas encore cette immense et mer
veilleuse cité qui, aujourd'hui, n'a plus de rivale. 
L'édilité n'avait pas encore eu le temps de faire 
disparaître ces échiquiers de masures, ces ruches 
malsaines, ces quartiers fangeux, ces repaires 
du crime, qu'on visitait comme des curiosités im
mondes.

Autour de I'Hôtel-de-Ville, notamment, la 
pioche et le levier n'en étaient qu'au début de 
leur œuvre ; sur la place, si belle aujourd'hui, 
n'avaient été rasés qu'en partie ces labyrinthes de 
ruelles sans nom, dont l'élégant palais souffrait 
comme d'une lèpre. L'horrible rue de la Lanterne 
existait encore. Quelques jours auparavant, Éli
sabeth le savait, là, par une nuit pareille, un 
homme, fasciné peut-être par I'aspect misérable 
de ces bouges inhospitaliers et par cette solitude 
funèbre d'une poésie repoussante, un homme, et 
quel homme ! s'était pendu en face d'un égout. 
Soit hasard, soit instinct, soit parti pris, Élisabeth 
gagna cette rue, en descendit les marches, et 
s'arrêta à mi-chemin de l'escalier, vis-à-vis de 
cette fenêtre dont les barreaux avaient été le 
gibet volontaire d'un malheureux. Elle s'arrêta 
là longtemps à contempler le croisillon, gémissant 
et pleurant, le cœur brisé, et elle se prit à envier le courage et le sort de cet homme, sans se douter 
quel brave homme c'était, et quel homme de ta
lent ! Puis, cette fois encore, la tentation lui fit 
peur et la fit reculer. Elle se sauva à travers 
d'autres ruelles. Surprise d'ailleurs de sortir 
vivante de ces passages dangereux, elle balbu
tiait :

– Il n'y a donc plus d'assassins dans Paris ! Il 
n'y arrive donc plus d'accident ! Mais ces quartiers 
déserts assurent l'impunité ! Et puis une lame de 
couteau dans mon cœur serait une si bonne ac
tion !

De détour en détour, sans le vouloir, elle gagna 
les Halles, autres ruines disparues sous de gran
dioses et incomparables bazars, et s'affaissa tout à 
coup par terre comme morte. Hommes et femmes 
se pressèrent autour d'elle et supposèrent tout 
d'abord ce qui n'était pas. Des agents survinrent 
et la transportèrent dans un poste voisin où, sous 
l'action bienfaisante de la chaleur, elle ne tarda 
pas à reprendre ses sens. Questionnée avec solli
citude, car tout dans son extérieur annonçait l'ai
sance et l'honnêteté, elle répondit qu'elle s'était 
égarée et que, succombant à la fatigue et au 
froid, elle s'était trouvée mal. On s'empressa de 
la reconduire à son domicile. À peine y fut-elle 
de retour qu'elle perdit de nouveau connaissance. 
Sa voisine qui, en proie à une mortelle inquiétude, l'attendait, la mit au lit et veilla le reste de 
la nuit auprès d'elle.

Il y avait apparence que tant de secousses la 
tueraient. Loin de là. Elle tomba dans un profond 
assoupissement, d'où elle sortit bien faible sans doute, mais du moins presque résignée. Il semblait qu'il lui fût impossible de désespérer jamais 
entièrement. Déjà une lueur de cette espérance 
qui tient à notre âme comme la poix aux flancs 
du navire, déjà une lueur bien faible de cette es
pérance la réchauffait et lui inspirait le désir de 
ne pas mourir encore.

XI

Voyant passer l'hiver et le printemps appro
cher, elle fit ses calculs et se livra à de nouveaux 
rêves. Au premier rayon de soleil, à la première 
verdure, tout son pauvre être, à moitié refroidi, 
eut, lui aussi, une sorte de reverdissement et de 
floraison. Son goût pour le grand air et la prome
nade la ressaisit avec une vivacité nouvelle. Ce 
goût était loin toutefois d'être désintéressé ; il 
prenait sa source dans un espoir qui ne tarda bientôt plus à être un secret. La maison où rési
dait sa fille était comme toujours le pivot sur le
quel exclusivement roulaient ses pensées, gra
vitaient ses allées et venues. Seulement, pour en 
approcher et en observer les abords, elle redoubla 
de précautions, elle déploya une prudence de sau
vage, et de toute évidence, à en juger par l'heure 
de midi à laquelle avaient lieu ses observations, 
madame de Prilleux, cette fois, ne devait pas être 
son point de mire.

Le temps fut prodigué par Élisabeth ; aucune 
station, si longue qu'elle fût, ne lui coüta ; sa 
patience fut inépuisable. Elle put se réjouir enfin 
d'avoir deviné juste. Presque chaque jour, en 
effet, vers deux heures, dans un élégant coupé, 
sortait de la maison une nourrice ayant un en
fant sur ses genoux. C'était déjà quelque chose. 
Restait à savoir le quartier vers lequel était diri
gée cette voiture et le point où on l'arrêtait. Elle 
s'y intéressa activement ; elle s'y donna tout en
tière ; elle alla se poster tantôt dans un endroit, 
tantôt dans un autre ; et, quand elle se fut assurée 
de ce qu'elle désirait savoir, elle estima que sa 
peine n'était rien, tant elle ressentit de joie à la 
conquête de ce simple détail.

Le lendemain fut peut-être l'un des plus heu
reux jours de toute sa vie. Elle mit sa plus belle 
robe, sa plus belle coiffe, son plus beau mantelet, et, allégée par des sentiments d'une nouveauté 
singulière, elle prit, vers une heure du soir, le 
chemin des Tuileries. Il n'y avait pas un nuage 
au ciel ; l'atmosphère était calme et tiède ; sur la 
verdure encore tendre des marronniers émer
geaient à profusion ces ifs blancs et roses qui en 
sont la fleur. Elle entra, se mit en sentinelle non 
loin d'une certaine porte et, se promenant de long 
en large, observant tous les équipages, attendit. 
Ce ne fut pas du moins inutilement. Elle cessa 
tout à coup de marcher, son œil étincela, une 
vive émotion l'agita des pieds à la tête. Un coupé 
venait d'arrêter. La nourrice en descendit. Serrant affectueusement contre elle son nourrisson, 
eIle traversa le trottoir, pénétra dans le jardin et 
le coupa obliquement, dans la direction des par
terres. Élisabeth, presque coudoyée par elle, 
n'eut pas l'air seulement de la voir ; elle lui 
laissa prendre une avance de trente pas environ, 
puis la suivit et l'observa de loin dans tous ses 
mouvements.

Par ce beau temps et cet air embaumé, les pro
meneurs ne manquaient pas, et l'allée surtout 
qui longe la rue de Rivoli était animée par 
une foule joyeuse où brillaient les plus fraîches 
toilettes. Ce fut précisément de ce côté que se 
porta la nourrice. Bientôt perdue au milieu de 
cette mêlée, elle y fit deux on trois tours, puis, avisant une chaise, s'y assit au pied d'un arbre.

Ce point, pour Élisabeth, fut le centre vers le
quel convergèrent toutes ses pensées comme tou
tes ses circonvolutions. Elle décrivit d'abord de 
grands cercles à l'entour, puis de moindres, puis 
de plus petits, et par degrés, ne cessant de ga
gner du terrain, elle ne fut plus séparée de Ia 
nourrice, à qui elle tournait le dos, que par 
l'épaisseur du marronnier. Un peu de hasard ici 
lui vint en aide. Des enfants, aux jeux desquels il 
semblait qu'elle fût sensible, l'obligèrent de s'écar
ter. Elle marcha à reculons, se trouva de proche 
en proche à l'alignement de l'arbre, recula en
core et put bientôt ainsi, de l'air le plus souriant 
et le plus naturel, abaisser à droite ses regards obliques du visage de la nourrice sur la petite fille 
qui reposait dans son giron.

La sensation qu'elle éprouva, douloureuse à 
force d'être violente, passe toute peinture. De son 
propre aveu, il lui fut à peine possible de la sup
porter. Un coup d'œil, un seul, suffit à réveiller 
en elle un monde de souvenirs, et quels souve
nirs ! Il lui sembla voir sa fille ! Oui, c'étaient 
les mêmes sourcils encadrant les mêmes yeux 
noirs expressifs, les mêmes traits charmants, la 
même bouche gracieuse, le même teint, le même 
ovale, la même physionomie adorable ! Un ins
tant, elle fut folle et eut l'air d'être comme en équilibre. Attirée par un attrait invincible vers cette enfant qui était son enfant aussi à elle, qui 
avait dans les veines de son sang à elle aussi, Éli
sabeth, peu s'en fallut qu'elle ne fit la faute irré
parable de se précipiter sur le petit ange, de le 
prendre dans ses bras, de céder à l'ivresse de 
l'embrasser. Un mouvement de la nourrice, qui 
heureusement tournait la tête d'un autre côté, la 
toucha comme d'un aimant négatif et la fit pour 
ainsi dire rebrousser en elle-même. Elle tourna 
vivement sur les talons, et, toute frémissante, 
s'éloigna.

– Point d'imprudence, murmura-t-elle avec 
ivresse. Ménageons notre bonheur. Maintenant je puis vivre !…

Et, en effet, il se fit en elle une révolution des 
plus salutaires. La cure fut non moins rapide 
que merveilleuse. Avec le courage, lui revinrent 
l'appétit et le sommeil. Son corps se redressa, 
son visage cessa d'être aussi pâle et aussi cave, 
la fièvre d'allumer ses yeux. Elle-même s'éton
nait de sa vigueur renaissante. La vue quoti
dienne de ce petit être qui lui tenait au cœur par 
tant de liens, la faculté de le voir quelques ins
tants, d'admirer sa beauté, de le caresser des 
yeux, suffisait à balancer ce qu'elle avait perdu, 
à diminuer ses regrets, à cicatriser ses blessures. 
De plus en plus sûre d'elle-même, à mesure que les épreuves se renouvelaient, il lui fut permis, 
un mois durant, en usant des mêmes précautions 
et des mêmes manèges, de s'enivrer en toute sé
curité des mêmes délices. Et elle se flattait que 
du moins cette consolation clandestine serait 
durable, que madame de Prilleux elle-même se
rait impuissante à l'en priver, puisqu'aussi bien 
il y avait apparence qu'elle n'en saurait jamais 
rien.

Malheureusement elle ne sut pas ou ne put pas 
s'en tenir là. Il en est un peu du bonheur comme 
des excitants : aujourd'hui un peu, demain da
vantage, après demain beaucoup, et ainsi jusqu'à 
ce qu'il n'y en ait plus jamais assez.

Bref, dans ses marches et contre-marches, elle 
cessa graduellement d'user de la même réserve et 
des mêmes ménagements. Il ne semblait pas au 
surplus que la nourrice, grosse et blanche Nor
mande, au visage doux et honnête, eût des yeux 
à voir quoi que ce fût. À la longue néanmoins, 
elle finit par remarquer cette femme qui, tous les 
jours, passait et repassait devant elle, rôdait cau
teleusement autour de sa chaise, et par instant 
s'arrêtait pour l'observer ; elle la remarqua, di
sons-nous, mais sans toutefois s'étonner beaucoup 
ni en avoir aucune inquiétude. Sous l'influence 
de l'âge et de la souffrance, le visage d'Élisabeth 
avait pris un caractère de douceur et de sainteté qui le rendait presque beau à voir. Puis elle était 
bien vêtue, avait au col une chaîne d'or, une 
montre à la ceinture, des bagues à chacun de ses 
doigte, et ces détails surtout achevèrent de lui 
concilier les bonnes grâces de la nourrice. Insen
siblement elle la considéra d'un air de sympathie 
non équivoque et l'on put même lire dans ses 
yeux une certaine envie de nouer connaissance. 
D'abord inébranlable dans l'intention de résister 
à ces avances, Élisabeth sentit bientôt fléchir sa 
résolution. Il lui arriva de s'approcher de plus en plus et de dire :

– Un bien beau temps !

– Ma foi oui, madame, répliqua la nourrice en souriant, un temps à souhait pour les biens de 
la terre.

Refoulant en elle tous les sentiments qui fai
saient rage pour en déborder, Élisabeth n'eut 
garde cette première fois de s'intéresser à l'en
fant ; elle feignit même de ne pas le voir ; elle se 
tint debout, parla quelques instants des choses les 
plus banales, regarda à sa montre, puis salua 
amicalement la nourrice et s'en alla.

Ce ne fut qu'après trois ou quatre de ces ren
contres que, prolongeant toujours davantage ces 
petits colloques, elle osa dire d'une voix qui, ayant 
la prétention d'être calme, chevrotait néanmcins 
d'émotion :

– Vous avez là un bien beau nourrisson !

– Et bien, mignonne ! fit la nourrice en pressant la petite contre elle. 


– C'est une petite fille !

– Oui, madame.

– Elle est bien belle !

Disant cela, elle s'assit ; puis, dans la crainte 
de se trahir, parla d'autre chose. Mais elle eut 
l'art, par ses remarques, d'amener la nourrice à 
lui faire observer d'elle-même :

– À ce que je vois, madame, vous aimez bien les enfants.

Remuée jusqu'au fond de l'âme, elle répliqua :

– Oh I oui, je les adore.

– Est-ce que vous n'en avez pas ?

– Je n'en ai plus. Et de grosses larmes brillèrent dans ses yeux.

En moins de quelques jours, une sorte d'habi
tude s'établit entre les deux femmes. Dans le but 
d'être autorisée à questionner la nourrice, Élisa
beth alla plus avant.

– J'ai de petits revenus, lui dit-elle, je suis à 
mon aise ; mais je suis seule, je m'ennuie, et je 
viens ici me promener pour me distraire et me 
consoler des enfants que j'ai perdus par la vue de ceux des autres.

Sans même en être priée, la nourrice rendit condidence pour confidence. Elle avoua qu'elle 
était dans une bonne maison, chez des maîtres 
aussi aimables que généreux, qu'elle aimait infi
niment son nourrisson, et qu'elle était bien heu
reuse.

Élisabeth soupira et envia ce bonheur. Puis, ne 
cessant de dévorer la petite fille des yeux, elle 
reprit, au moment de partir :

– Je comprends que vous chérissiez cette en
fant. Il ne me souvient pas que vous m'ayez dit 
son nom.

– Isabelle.

– Elle est vraiment ravissante. C'est une petite merveille. Oomment faire, je vous le de
mande, pour résister au plaisir de poser ses lèvres 
sur ces joues-là ? Tenez, de grâce, accordez-moi 
la permission de l'embrasser !

La nourrice n'y trouva point à redire. Mais 
non contente de ce baiser qui lui causa une émo
tion à la rendre folle, Élisabeth, une autre fois, 
s'enhardit jusqu'à prendre la petite dans ses bras, 
jusqu'à solliciter son sourire, jusqu'à l'appeler sa 
chère Isabelle, jusqu'à couvrir ses joues de bai
sers multipliés et passionnés. La nourrice à la 
fin fut scandalisée par l'ardeur de ces caresses ; 
elle reprit l'enfant vivement et dit d'un air assez 
peu gracieux :

– Oh I madame, si fort qu'on aime les enfants, il n'est pas bien d'embrasser ainsi les enfants qui 
ne sont pas à nous.

Élisabeth se repentit. Il était trop tard. Elle 
venait, bien sans s'en douter, de décider la dé
chéance d'un bonheur qui, tout imparfait qu'il 
était, pouvait du moins lui faire prendre ses au
tres privations en patience et prolonger sa vie 
encore bien des années.

Voici ce qui arriva.

D'abord la nourrice fut plusieurs jours sans 
reparaître.

Ensuite, quand elle reparut, ce fut pour se 
montrer bien différente de ce qu'elle avait été 
jusqu'alors. Au lieu de saluer Élisabeth comme 
d'habitude et de lui sourire, elle eut un visage 
froid, embarrassé, des manières pleines de gêne ; 
elle se détourna et sembla vouloir l'éviter. Enfin, 
quand la pauvre Élisabeth, qui ne soupçonnait 
toujours rien, voulut s'asseoir auprès d'elle et 
entamer la conversation, elle recula sa chaise et 
balbutia :

– Madame, il ne faut plus me parler.

– Comment ! comment ! fit Élisabeth toute saisie. Que voulez-vous dire ?

D'un air défiant et de plus en plus maussade, 
la nourrice repartit :

– Je ne vous cacherai pas que madame m'a 
questionnée et que je lui ai rapporté nos rencontres et nos conversations. Madame a été extrême
ment mécontente, elle m'a beaucoup grondée ; 
elle m'a prévenue qu'elle ne voulait pas de cela à 
l'avenir, que j'eusse à bien prendre garde, qu'on 
venait de voler un enfant et que, s'il m'arrivait 
de parler encore à des étrangers, elle aviserait. 
Il ne faut donc plus me parler, madame ; je n'ai 
pas envie de perdre ma place. Après cela, ma
dame a peut-être raison ; on ne sait pas, dans une 
si grande ville, à qui l'on a affaire. Vous avez sans 
doute l'air bien honnête, je n'en disconviens pas ; 
mais enfin ceux qui volent des enfants ne se 
gênent pas non plus pour emprunter de telles 
apparences. Encore une fois, madame, ne me par
lez donc plus ; autrement vous me forceriez de 
prévenir un gardien.

Et à peine eut-elle achevé cette tirade, évidem
ment apprise par cœur, qu'elle s'écarta.

Élisabeth ne savait plus où elle en était ; cha
cune de ces paroles était comme un coup de mar
teau qui faisait résonner sa poitrine. Elle avait 
des éblouissements, tout se brisait en elle, la 
dernière lueur d'espoir s'y éteignait, c'était le 
chaos. Longtemps elle resta comme pétrifiée ; 
puis elle se leva, regarda autour d'elle d'un air 
hagard et s'éloigna en trébuchant. Cette fois, 
c'était bien fini ; le dernier fil qui l'attachait à la 
vie était rompu ; elle ne voyait plus, n'entendait plus, ne se sentait plus. C'était la mort. Des Tui
leries à son domicile, elle faillit vingt fois se faire 
écraser. Parvenue enfin, sans savoir comment, au 
seuil de la maison où elle demeurait, elle chan
cela ; il fallut la soutenir, l'aider à gagner son 
logement où, s'affaissant dans un fauteuil, elle 
resta de longues heures anéantie.

XII

Vers le soir, elle eut des frissons ; ses dents cla
quèrent fébrilement ; elle devint le jouet d'une 
fièvre violente, effroyable. Le médecin appelé 
hocha la tête, fit quelques quesfions, parut désespérer et se retira finalement sans rien prescrire. 
Cette fièvre empira rapidement et la jeta hors 
d'elle-même. En proie au délire, elle se livra à 
des soubresauts effrayants, elle voulut sortir de 
son lit, elle poussa des cris de folle, elle tint les 
propos les plus incohérents. La voisine épou
vantée la prenait dans ses bras, s'épuisait à la 
contenir, à la calmer par de douces paroles. Elle 
continuait de s'agiter, de se tordre, de bondir, de 
jeter des cris ou d'être aux prises avec des élans d'indignation, inintelligibles au surplus pour qui
conque n'avait pas la connaissance de son secret. 
Une fois, appuyant les mains sur son corps, elle 
s'écriait :

– Que je souffre ! Oh ! que je souffre ! On dirait 
que des chiens me déchirent et me rongent les 
entrailles. Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de 
moi !

Une autre fois, s'asseyant à l'improviste, les 
yeux hagards, hors de la tête, les traits boulever
sés, elle balbutiait avec une sorte de rage :

– Mais ce n'est pas une créature humaine ! 
mais c'est un tigre ! A-t-elle soif de mon sang ? 
A-t-elle juré ma mort ? Femme dénaturée, que 
t'ai-je fait ?

Puis de cette fureur passant tout à coup à l'at
tendrissement, elle versait des larmes et ajoutait avec véhémence :

– Non ! non ! ne m'écoutez pas ! je mens ! 
je la calomnie ! c'est un ange ! Est-ce sa faute 
à elle si je suis aveugle et sourde ? Tais-toi, 
vieille sotte, tais-toi ! Allons, fais ton mea culpa, 
et va-t'en !

Et elle se frappait la poitrine à coups redoublés, 
et elle sanglotait, et elle recommençait de se 
tordre, de bondir, de délirer .

La nuit, le jour suivant, l'autre nuit encore 
et le surlendemain, se passèrent au milieu de ces crises, à peine interrompues çà et là par une 
heure de calme. Elle tomba enfin dans l'épuise
ment ; puis peu à peu ses souvenirs surnagèrent, elle 
regarda autour d'elle et, apercevant sa voisine, 
elle la considéra quelques instants et lui dit :

– J'ai dû parler, il a dû m'échapper bien des 
choses : étiez-vous seule, au moins ?

– Je vous l'assure ; ne vous inquiétez pas.

– Je vous ai causé bien du mal, reprit-elle. Encore un peu de patience, ça ne sera plus bien 
long, et je ne vous oublierai pas.

Sa voisine essaya de la distraire. Elle l'inter
rompit.

– Oh ! oh ! fit-elle, le temps des illusions est 
passé, croyez-Ie bien. Ma destinée est accomplie. 
Je suis de trop en ce monde ; j'ai trop vécu. Et 
ne me plaignez pas. La mort sera pour moi un 
véritable bienfait.

Sous l'empire de cette désolante certitude, elle 
oublia tout, hormis son mal, elle s'abandonna 
pieds et poings liés à un muet désespoir, elle ne 
fit plus que languir. Chaque bouffée d'air qui pé
nétrait dans ses poumons était, en quelque sorte, 
une bouffée de douleurs qui la tuaient lentement, 
mais sûrement. Tantôt alitée, tantôt assise dans 
un fauteuil, toujours plus débile, en proie à une 
mélancolie funèbre, incurable, elle s'éteignait au 
gré du travail sourd, permanent de la consomption. Sa maigreur, sa peau sèche et luisante, ses 
yeux caves, ses tempes déprimées, ses cheveux 
de neige lui donnaient insensiblement les appa
rences d'un spectre. Elle recevait volontiers les 
soins de sa voisine, elle s'y montrait sensible ; 
mais elle restait sourde à toutes ses consolations, 
elle semblait même en être importunée.

– Ah ! lui disait-elle un jour en secouant mé
lancoliquement la tête, l'espérance, l'espérance, 
quand il en reste, ne serait-ce que gros comme 
ça, tout est possible ; on peut tout supporter, 
même les plus atroces douleurs. Et que mon es
prit a été ingénieux à la retenir ! Que de fois je 
l'ai crue perdue, et elle n'était que cachée ! Mais 
à cette heure, hélas ! o'est bien fini. Elle est 
partie, partie pour ne jamais revenir, et tout 
est bien lourd, même l'étincelle de vie qui me 
reste.

Et à mesure que ses forces diminuèrent, sa ré
signation augmenta. N'ayant plus que le souffle, 
réduite à garder le lit, elle envisageait la mort 
sans trembler, elle s'en entretenait comme d'un 
fait étrange, mystérieux, auquel elle se repro
chait d'avoir trop rarement songé, et supputait 
avec calme le petit nombre de jours qui lui res
tait encore à vivre. Il lui arriva, à la suite d'une 
crise qui semblait devoir être la dernière, de re
marquer le visage alarmé de sa voisine.

– Rassurez-vous, lui dit-elle. L'heure appro
che, mais elle ne sonnera pas aujourd'hui. Ce sera 
pour l'automne, quand tomberont les feuilles.

Elle ne se trompait que de bien peu. L'automne 
vint, les feuilles tombèrent ; elle vivait encore ; 
mais elle ne devait pas voir le printemps suivant. 
Au plus fort de l'hiver, un pressentiment l'avertit 
enfin qu'elle touchait au terme de sa trop longue 
agonie. À sa prière, un prêtre vint l'assister. Puis, 
le prêtre parti, elle fit signe à sa voisine d'appro
cher.

Un dernier service, lui dit-elle d'une voix 
déjà singulièrement altérée. Elle se recueillit et 
continua : Vous allez vous habiller, et bien chau
dement, car vous m'avez dit qu'il faisait froid ; 
puis vous irez sur-le-champ à l'adresse que voici. 
Elle glissa ses doigts sous le traversin, en retira 
une carte et reprit : C'est l'heure de leur dîner. 
Ils doivent y être. Vous demanderez à parler à 
madame de Prilleux de ma part. Peut-être vous 
fera-t-elle dire qu'elle n'y est pas ou qu'elle ne 
peut pas vous recevoir. Tout sera dit. Vous n'in
sisterez pas et vous reviendrez. Si elle consent à 
vous voir, vous lui direz simplement, c'est-à-dire 
sans rien ajouter de plus, prenez bien garde à mes 
recommandations, qu'Élisabeth n'a plus que quel
ques instants à vivre et que son souffle ne tient 
plus qu'à l'espoir de voir madame de Prilleux une dernière fois… M'avez-vous entendue ? me suis-je 
bien fait comprendre ?

– Oui, madame.

– Allez donc vite, je vous en prie, ne perdez pas un instant.

La voisine s'habilla et se rendit hâtivement à 
l'adresse indiquée. Il faisait excessivement froid. 
Monsieur et madame de Prilleux avaient dîné, 
et madame de Prilleux, de retour dans sa cham
bre, achevait de se parer pour une fête qui devait 
être suivie d'un bal. Quand on vint lui dire qu'une 
femme demandait à lui parler de la part d'Éli
sabeth, elle tressaillit, eut un instant d'hésitation 
et fut sur le point de répondre qu'elle n'y était 
pas. Mais, toutes réflexions faites, elle donna 
l'ordre de faire entrer, congédia sa femme de 
chambre et resta seule avec la messagère.

– Que me veut Élisabeth ? demanda-t-elle d'un 
accent d'inquiétude, en toisant la voisine de la 
tête aux pieds.

Éblouie d'une part par le luxe qu'elle avait sous 
les yeux, intimidée de l'autre par l'air vraiment 
grand de cette femme, dont la toilette rehaussait 
encore l'éclatante beauté, la voisine baissa les 
yeux et balbutia :

– Elle se meurt, madame, et elle ne forme 
plus qu'un vœu, celui de vous voir une dernière 
fois.

Madame de Prilleux jeta un cri et devint toute 
pâle.

– Elle se meurt ! s'écria-t-elle, Et de quoi ? 
C'est impossible ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta
-t-elle en rejetant la tête en arrière.

Éperdue, elle quitta sa chambre et, suivie de 
la voisine, se précipita dans le cabinet de son 
mari. M. de Prilleux, à la brusque entrée de sa 
femme, leva la tête, et, la voyant tout effarée, 
lui demanda :

– Qu'y a-t-il ?

Simultanément madame de Prilleux disait 
d'une voix haletante :

– Une épouvantable nouvelle ! Élisabeth est 
à la dernière extrémité ; elle désire me voir.

M. de Prilleux fut plus surpris qu'ému.

– Que lui est-il arrivé ? fit-il. Elle n'était 
point malade, que je sache : nous eussions été 
prévenus. D'autre part, elle n'était point vieille 
encore.

– Tu ne trouveras point mauvais que j'y aille, 
reprit madame de Prilleux d'un accent fébrile. 
C'est elle qui m'a élevée.

– Non certainement, repartit M. de Prilleux. Cette femme était douée des qualités les plus 
rares ; son dévouement m'a toujours surpris. Tu 
fais bien, je t'approuve, c'est presque un devoir.

– Que cela ne t'empêche pas d'aller où nous sommes attendus, dit encore madame de Prilleux. 
Tu m'excuseras.

Ce à quoi M. de Prilleux ajouta simplement :

– 
Prends la voiture, tu arriveras plus vite. Il 
fait sec. Je sortirai bien à pied.

Madame de Prilleux emmena la voisine avec 
elle, la fit monter en voiture, donna l'adresse au 
cocher, lui recommanda de se presser, et partit. 
Elle était d'une mortelle pâleur, palpitante, cons
ternée, avait les yeux tout gonflés de larmes. 
Dans son trouble et sa précipitation, elle avait 
oublié qu'elle avait des fleurs dans ses cheveux, 
qu'elle portait une robe de bal, qu'elle avait 
aux poignets, au col, aux oreilles, au front, des 
perles, des pierres précieuses, des diamants. Elle 
s'était bornée à jeter un châle sur ses épaules et à 
rabattre un capuchon sur sa tête. La distance que 
les chevaux avaient à parcourir fut promptement 
dévorée. Guidée par la voisine, madame de Peil
leux pénétra dans la maison, monta rapidement 
l'escalier et arriva hors d'haleine à la porte d'Éli
sabeth.

XIII

Le logement était au quatrième d'une maison 
d'honnête apparence et parfaitement entretenue. 
Une petite entrée séparait du palier la chambre 
où gisait la moribonde. Madame de Prilleux tra
versa précipitamment cette sorte d'antichambre 
et entra ; elle entra et, jetant des regards effarés 
du côté du lit, s'arrêta haletante au milieu de la 
pièce.

Une lampe à globe dépoli, placée sur la che
minée, répandait une discrète lumière. Il n'y avait 
dans le foyer qu'un monceau de braise ardente. 
Cet intérieur, en somme, théâtre de l'agonie 
d'une pauvre femme, était sombre, lamentable.

Au bruit de la porte, au froufrou de la soie, 
Élisabeth tourna lentement la tête. Madame de 
Prilleux n'était pas si bien enveloppée qu'on n'en
trevit les vives couleurs de sa robe, ses dentelles ; 
quelques-uns même des diamants qu'elle portait 
jetaient des feux à éblouir. Élisabeth d'abord pa
rut douter de ce qu'elle voyait et se demander 
ce que signifiait cette apparition. Néanmoins, après un temps de silence, elle dit à sa voisine : 


– Laissez-nous.

La voisine ne fut pas sortie que madame de 
Frilleux, qui la voyait sans la regarder, alla vi
vement tourner la clef dans la serrure. Puis elle 
rentra et, se débarrassant de son capuchon, lais
sant tomber son châle, courut à sa mère et se pré
cipita à genoux. Un coup d'œil lui avait suffi 
pour tout voir et tout comprendre.

– O ma mère ! s'écria-t-elle en fondant en 
larmes et d'un accent désespéré, c'est moi qui te 
tue, pardonne-moi !

Élisabeth la laissa un instant pleurer, puis bal
butia :

– Ne te cache pas ainsi, que je puisse te voir.

Anne de Prilleux releva la tête. Ses traits 
étaient bouleversés ; de ses yeux débordaient 
les larmes. Elle joignit les mains et répéta avec 
passion :

– Pardonne-moi, bonne et tendre mère, par
donne-moi !

Les yeux ternes d'Élisabeth se ranimèrent. Elle considéra longtemps sa fille d'un air d'ad
miration et d'amour ; puis, au milieu d'un pâle 
sourire :

– Te pardonner, lui dit-elle, te pardonner ! à 
quoi songes-tu ? Est-ce que ta présence ici ne si
gnifie pas oubli du passé ? Ah ! pour entendre de ta bouche ce doux nom de mère que tu me donnes 
pour la première fois, sache-le, ma fille, j'eusse 
consenti de grand cœur à souffrir dix fois plus 
encore que je n'ai souffert !

Ces paroles généreuses jetèrent madame de 
Prilleux hors d'elle-même.

– Non, non, fit-elle au milieu de nouvelles 
larmes, c'est trop, c'est trop ! Je ne suis pas 
digne d'un pareil amour. Toi qui m'as tant aimée, 
toi qui as sacrifié tes titres de mère à ma fortune, 
qui, pendant plus de vingt ans, as eu le courage 
de garder un secret si lourd, toi à qui je dois tout, 
j'ai payé ton dévouement, ta sublime abnégation, 
de la plus noire ingratitude ; je suis un monstre, 
je ne me consolerai jamais ; mon repentir et mes 
remords ne s'éteindront qu'avec moi !

Il y avait dans ces larmes et ce désespoir au 
moins un témoignage d'affection, et la vieille 
Élisabeth ne savait plus que penser.

– Tu m'aimes donc ? dit-elle d'un air indécis.

– Si je t'aime ! s'écria madame de Prilleux au comble de la stupeur ; si je t'aime ! En aurais-tu 
jamais douté?

Plus perplexe encore, Élisabeth continua :

– Explique-moi donc alors comment, m'ai
mant comme tu m'aimes, tu t'es résolue à faire 
ton malheur et le mien…

Ce fut d'un air et d'une voix qui accusaient une immense douleur et plus de honte encore 
que madame de Prilleux, baissant la tête, ré
pondit :

O mère ! ne l'aurais-tu vraiment jamais 
soupçonné ? Combien alors plus dure et plus mau
vaise j'ai dû te paraître ! Mais c'est l'excès même 
de mon amour qui a décidé de notre séparation ! 
Si je t'eusse moins aimée, jamais l'idée de te 
fuir ne me fût venue… Vous m'aviez gâtée à 
l'envi. Aucun de vous, dans sa folle tendresse, 
n'avait songé à me garantir de l'orgueil et à en 
arrêter les développements en mon âme. À 
force d'entendre dire et redire que j'étais d'une 
beauté merveilleuse, d'une rare distinction, à 
part moi je faisais des rêves et me consolais 
d'être sans nom en me flattant d'être au moins 
le rejeton bâtard de quelque race illustre. Le se
cret qu'un jour tu laissas échapper fut pour moi 
un coup de foudre.

Du haut de mon ambition, moi, Anne de Pril
leux, qui me croyais du sang de prince dans les 
veines, je me pris à rougir d'être la fille de la 
pauvre Lisbeth. Une crainte horrible s'empara 
de moi. Personne ne s'arrêtait à ma naissance. 
Je passais unanimement pour la fille d'un hono
rable capitaine qui m'avait laissé près d'un mil
lion. Le monde, qui me taxerait de femme sans 
oœur s'il savait oomment j'ai agi à ton égard, m'eût-il pardonné, me voyant si naturellement 
fière, si ambitieuse, m'eût-il pardonné d'être 
ta fille ? Or, n'arriverait-il pas tôt ou tard à le 
savoir, toi restant près de moi ? Tu étais ma 
mère, je ne l'ignorais plus, et je sentais que je 
t'aimerais quand même. Nos gens sont nos es
pions. De ta part ou de la mienne, il eût suffi 
d'un geste, d'un regard, d'un mot, d'une caresse, 
pour leur donner l'éveil et les conduire à la vé
rité. Notre secret eût bientôt cessé d'en être un. 
Les femmes à qui je porte ombrage, dont j'excite 
la jalousie, sinon la haine, qui ne se lassent point 
de chercher des taches dans ce soleil qui les 
éblouit et les offusque, ces femmes n'eussent pas 
manqué d'exploiter perfidement la découverte. 
J'eusse été frappée dans ma considération et 
dans mon ambition. M. de Prilleux, du caractère 
dont je le connais, se fût peut-être détourné de 
moi.

J'étais folle de terreur, continua madame de 
Prilleux. Il fallait à tout prix me soustraire à ce 
péril, il fallait nous séparer, se résoudre à souf
frir, à souffrir toujours, ne plus nous voir jamais, 
vivre absolument comme si nous étions mortes 
l'une à l'autre. C'était vil, lâche, odieux, j'en con
viens : c'est ma honte et mon châtiment de te 
faire cette confession ; mais c'était ainsi. Le 
monde et ses préjugés, les animosités et l'envie auxquelles j'étais en butte, la surveillance jalouse 
dont j'étais l'objet me faisaient presque une loi 
de cette lâcheté. Pardonne-moi, ô ma mère ! je 
t'aime ! Je me repens. Ce que m'a coûté ce sa
crifice, Dieu seul le sait ; je supposais bien que 
tu souffrais aussi ; mais hélas ! j'étais bien loin 
de croire que tu fusses de tant la plus malheu
reuse.

Et madame de Prilleux recommença de se dé
sespérer et de verser des flots de larmes.

Un seul détail, entre tous ces détails, toucha 
Élisabeth, c'est que sa fille l'aimait, c'est qu'elle 
n'avait pas cessé de l'aimer ; le reste l'intéressait 
peu.

– Je me le disais bien, fit-elle d'une voix 
affaiblie : il y avait là-dessous quelque chose qui 
m'échappait, et ce n'était pas ta faute en somme 
si je manquais de discernement… Moi qui m'ima
ginais bonnement que le bonheur d'aimer, faute 
de celui de pouvoir l'être, était tout ce qu'il y 
avait de meilleur au monde !

Anne de Prilleux secoua la tête.

– Ce que les hommes cherchent, dit-elle, ce 
que pour la plupart ils poursuivent exclusive
ment, même au mépris de leur santé et de leur 
repos, c'est la satisfaction de leur orgueil, ou, ce 
qui est pis, de leurs vanités.

Cet aveu jurait étrangement sur les lèvres d'une femme jeune, riche, adorablement belle, ruisselante de séductions. Élisabeth la regardait 
d'un air hébété, comme si on lui eût parlé une 
langue à elle inconnue. D'ailleurs, l'attention 
qu'elle avait prêtée à tout cela lui causait une 
profonde lassitude.

– C'est bien, dit-elle d'une voix de plus en 
plus faible, c'est bien ; tu m'aimes, je suis heu
reuse. Il faut t'en aller. Prends la cassette qui 
est là sur cette console. Outre tes deux lettres elle 
contient une bague et un collier. La bague vient 
de ton père ; garde-la en souvenir de moi. Quant 
au collier, je l'ai acheté dans l'espérance que ma 
petite fille le porterait un jour…

Elle se reposa et dit encore :

– Il n'y a plus rien ici qui puisse te compro
mettre. Ton mari hérite de quinze cents francs 
de rentes. Quant à mon mobilier et à mon linge, 
je laisse tout à une brave femme qui a eu soin de 
moi dans ma maladie. Veille à ce que cette femme 
ne soit pas inquiétée.

– Je te le promets, ma mère, tu seras obéie. 
Madame de Prilleux ne pouvait se résoudre à 
quitter cette chambre. Elle se tenait debout, 
dans une sombre immobilité, au chevet de sa 
mère. Élisabeth, qui semblait dormir, rouvrit 
tout à coup les yeux et, apercevant sa fille, 
dit :

– Encore là !

Anne de Prilleux tomba à genoux, se cacha la 
tête dans ses mains, éclata de nouveau en lar
mes et s'écria d'une voix sanglotante :

– Mère, mère, pardonne-moi ! bénis-moi ! Si 
tu meurs, hélas ! je ne me consolerai jamais, ce 
sera ma plaie à moi, mon châtiment, et je ne sais, 
mon Dieu , si ton sort ne sera pas préférable au 
mien !

– Oh ! oui, oui, de cœur, fit Élisabeth d'une 
voix éteinte, je te pardonne, je te bénis.

Avec l'énergie du désespoir madame de Pril
leux reprit :

– Mais non, non, tu ne mourras pas, c'est 
impossible ! tu reprendras courage, tu guériras, 
et tu sauras combien je t'aime ! Tu auras chaque 
jour de mes nouvelles, des nouvelles de ta petite
-fille, et bientôt, oui bientôt, je te rappellerai près 
de moi, et nous vivrons l'une près de l'autre, 
comme par le passé.

Disant cela, elle pressait sa mère dans ses 
bras, et l'embrassait avec effusion. La moribonde 
essaya de l'éloigner et balbutia :

– Tu m'étouffes, ma fille ; laisse-moi. Tes 
cheveux sentent bien bon, mais ça m'incommode. 
Il faut t'en aller.

Anne de Prilleux se leva.

– Au revoir, ma mère, dit-elle.

– Adieu ! fit Élisabeth en se tournant du côté 
de la muraille.

S'enveloppant de son châle, se cachant la tête sous son capuchon, madame de Prilleux prit 
la cassette et, son mouchoir à la bouche, im
puissante à maîtriser ses sanglots , ne sortit 
de cet intérieur qu'après s'être encore dix fois 
retournée.

Elle passa toute la nuit dans l'horreur et les Iarmes. A peine fit-il jour qu'elle se leva et 
envoya chercher des nouvelles d'Élisabeth. On 
vint bientôt lui rapporter qu'Élisabeth était 
morte pendant la nuit, vers une heure du matin.

XIV

Les jours, les mois passèrent ; à l'hiver succéda 
le printemps, au printemps l'été, à l'été l'au
tomne ; le jour des morts arriva.

Madame de Prilleux s'habilla en grand deuil 
et se rendit auprès de son mari.

– Mon ami, lui dit-elle, tu sais que je me suis 
imposé le devoir d'aller chaque année, à pareille 
époque, visiter la tombe de monsieur et de madame de Villers. Ne veux tu pas m'accom
pagner ?

– Pourquoi non ? repartit M. de Prilleux. Ton 
devoir, ce me semble, est aussi un peu le mien. 
La voiture est-elle prête ?

– Oui.

– Eh bien ! partons.

De chez eux au cimetière, le trajet était d'un 
quart d'heure à peine. Il faisait beau. La foule 
était considérable. Monsieur et madame de Pril
leux descendirent et entrèrent. Après s'être 
arrêtée et avoir prié quelques instants sur le 
seuil du caveau où reposaient monsieur et ma
dame de Villers, Anne de Prilleux entraîna son 
mari à travers d'autres allées et, de détour en 
détour, le conduisit à une autre tombe, à celle 
d'Élisabeth.

C'était une grande pierre verticale, surmontée 
d'une croix. Au pied fleurissait, entouré d'une 
galerie en bronze, un petit jardin bien entretenu. 
Sur la pierre, à la prière même de la défunte, il 
n'avait été gravé que ceci :

ELISABETH, morte dans la cinquante-sixième année de son âge.

À la croix qui surmontait la pierre pendaient 
deux couronnes toutes fraîches, une petite et une 
grande ; sur la première on lisait : À mon amie ; 
sur la seconde : Mère regrettée.

M. de Prilleux parut surpris.

– Élisabeth avait donc une fille ! dit-il.

– Oui, repartit Anne de Prilleux, en rougissant légèrement. Elle m'a parlé dans le temps de cette histoire. Les détails en sont épars dans mon souvenir. Je les y rassemblerai et te les dirai un de ces jours.

M. de Prilleux était un homme très occupé. Il ne paraissait pas d'ailleurs qu'il eût un bien vif désir de connaître cette histoire. Il oublia de la demander à sa femme, et madame de Prilleux, de son côté, négligea de la lui raconter.

 


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