<== Retour


Charles Barbara

L'ACCORDEUR (1868)


 

I

En septembre 1767, Mozart alla de nouveau à Vienne avec son père, et y séjourna jusqu'en  de mais sans lui attirer de bien grandes largesses. Joseph II lui-même donna à cet égard un exemple qui ne fut que trop généralement suivi.

Mozart et son père avaient leur domicile dans l'un des faubourgs. La tristesse et le découragement en étaient à peu près le seul luxe. Par intervalle, néanmoins, le jeune maître, en préludant à cette musique qui, par-dessus toutes les autres, ne s'empare des sens que pour enivrer l'âme, agrandissait cet intérieur, le revêtait d'or, de peintures, l'inondait de lumière, le peuplait d'un monde idéal et merveilleux.

Un homme en était l'hôte assidu, celui qui leur avait loué le piano. Sous le prétexte de visiter l'instrument et de l'accorder, cet homme venait jusqu'à deux et trois fois par semaine. Sa perruque bien frisée, son jabot et ses manchettes en dentelle, son habit marron à boutons brillants, ses bas de soie, ses souliers à boucles, sa bonne mine, le faisaient ressembler à bien des gens. Seulement, il était taciturne et un peu bizarre. Ainsi, après avoir parcouru le clavier et s'être assuré que toutes les notes en étaient justes, il avait coutume de s'asseoir dans un coin pour regarder le jeune prodige en souriant et avec des yeux d'où ruisselait une sorte de magnétisme.

C'était en réalité une influence à laquelle Mozart ne savait pas se soustraire. Il allait docilement au piano, préludait, imaginait un thème, le reproduisait et le variait dans une série d'improvisations, ouvrait ensuite quelque cahier de Sébastien Bach, jouait des fugues, des gigues, des sarabandes ; puis, quand on pouvais le croire sur les dents, exécutait souvent encore tout un concerto.

Bien des fois, Léopold Mozart avait été sur le point de dire à ce visiteur indiscret :

– Vous venez trop souvent, Monsieur Fischer. Le piano est d'accord. C'est grossir votre note à plaisir. Nous vous devons déjà beaucoup, et nous sommes bien pauvres.

Un regard de son fils, heureux d'avoir un auditeur si attentif, si fervent, si enthousiaste, l'en avait toujours détourné.

Sur ces entrefaites, Léopold Mozart se résolut à faire un voyage en Italie. Il s'occupa de prendre congé des amis qu'il avait et de mettre ordre à ses affaires. Fischer, averti, envoya, la veille de leur départ, deux hommes chercher son piano. Lui-même entra peu après. A son air soucieux, embarrassé, il y avait lieu de croire qu'il attendait son dû. Aussi le père, cachant mal son inquiétude et sa tristesse, s'empressa-t-il de tirer sa bourse déjà, hélas ! bien légère, et de dire :

– Réglons nos comptes, Monsieur. Nous avons votre piano depuis trente mois, ce qui, à raison de deux florins par mois, fait juste soixante florins. Il y a les accords en plus. Ils sont nombreux. Je n'en sais pas le chiffre exact ; mais vous les avez sans doute marqués ...

L'accordeur releva la tête.

– Nos comptes, fit-il de l'air d'un homme qui n'est pas à ce qu'on lui dit, nos comptes ! A quoi pensez-vous ? Mais vous ne me devez rien.

– Rien !

– S'il y a ici un débiteur, c'est moi.

– Voyons, Monsieur, voyons, reprit Léopold Mozart avec quelque vivacité, parlons sérieusement. Faites vos calculs en conscience et dites-moi combien nous vous devons. Vous êtes venu souvent, bien souvent, et je ne prétends pas que vous vous soyez dérangé pour rien.

Fischer fronça les sourcils, prit un air bourru et répliqua :

– Parlons donc sérieusement… Oui, c'est vrai, vous me devez soixante florins de loyer et peut-être autant d'accords.

Il se leva et poursuivit :

– Mais moi, moi, est-ce que je n'ai pas aussi un mémoire à acquitter ?… Voilà près de deux ans que je viens chez vous trois fois par semaine, que l'admirable Wolfgang me berce des heures entières de son enchanteresse musique, m'enivre des plus pures jouissances, me ravit jusqu'au troisième ciel. Vous imagineriez-vous par hasard que cela ne vaut pas aussi quelque chose ? Ce serait singulier. Mettez la séance à un florin seulement, ce qui, à mon avis, est bien peu, calculez, et vous verrez que c'est moi qui vous suis redevable, et de beaucoup.

Léopold Mozart ne pouvait croire à un pareil désintéressement. Il ouvrait de grands yeux, étudiait le visage de l'accordeur avec surprise. D'un air chagrin, celui-ci ajouta :

– Je n'ai qu'un regret, celui ne vous voir partir et de perdre le bonheur d'entendre votre incomparable fils aux mêmes conditions.

La satisfaction du père n'était plus retardée que par de légers doutes.

– Vous allez entreprendre un grand voyage, dit encore l'accordeur, et vous n'avez pas fait ici de brillantes affaires. Gardez votre argent, il vous en faut ; tandis que moi, gagnant au delà de mes besoins, j'ai de tout à profusion.

Cette économie de deniers dans un pareil moment causa au père de Mozart une profonde joie. Il était confondu de la générosité du brave homme, et ne savait comment l'en remercier.

Présent à cette scène, Mozart ne soufflait mot. Il n'avait jamais été enfant. Une sensibilité des plus vives, comme une rare intelligence, l'avait toujours caractérisé. Il comprit que Fischer avait deviné leur détresse et prenait ce tour délicat pour leur venir en aide. Son émotion éclata. Il s'empara des mains de l'accordeur, les serra vivement, et dit avec assurance :

– Soit, monsieur Fischer, soit, nous acceptons. C'est une dette d'honneur que je contracte, et j'espère bien être en mesure de l'acquitter un jour.

– Bien, bien, dit le brave homme tout attendri, partez, ne vous inquiétez pas de cela ; songez à vous, à votre art, à votre fortune. Je ne demande qu'à ne pas mourir sans avoir la consolation de vous revoir et de vous entendre encore ...

II

Aucun détail du voyage de Mozart en Italie n'a échappé aux biographes. On sait qu'à Vérone, à Milan, à Mantoue, à Florence, à Naples, il reçut des ovations, qu'il fut chanté par les poètes, qu'on frappa des médailles à son effigie, qu'à Rome et à Bologne les plus célèbres professeurs déclarèrent n'avoir rien à lui apprendre. Frappé des formes et de la correction d'une antienne à quatre parties que n'eût pas reniée Palestrina, le père Martini, savant musicien, l'appelait l'illustre maître, et Adolphe Hasse, surnommé par les Italiens le divin Saxon, après avoir entendu un opéra et une cantate, dans lesquels probablement il se retrouvait lui-même , disait : « Cet enfant nous fera tous oublier. »

Jusqu'en 1781, époque à laquelle il retourna à Vienne pour s'y fixer, Mozart ne cessa d'aller et de venir d'un pays dans un autre. Le nombre de ses compositions était considérable. Il avait composé des opéras italiens, des opéras allemands, des cantates, de la musique d'église, des symphonies, des concertos, des quatuors, et promettait déjà un maître dans tous les genres. Hormis en France, il avait partout causé une émotion extraordinaire. Si sa fortune eût seulement approché du retentissement qu'avait son nom, il eût eu l'opulence d'un prince. Cependant, il reparut à Vienne à peu près aussi pauvre qu'il en était parti.

Sur les instances d'une comtesse et d'un prince, Joseph II se décida enfin à le nommer son maître de chapelle et à lui demander un opéra pour la cour. L'Enlèvement au sérail fut composé. Cet opéra eut un succès prodigieux. Mozart fut proclamé par les musiciens eux-mêmes le plus grand artiste de son temps.

Douze années s'étaient écoulées depuis son départ pour l'Italie avec son père, et dans ce laps de temps comblé par les voyages, les travaux et les soucis, au fond de sa mémoire, toute surprenante qu'elle était, bien des souvenirs avaient fait naufrage.

Un jour, sans être le moins du monde troublé par la partition de l'homme qui, en ce moment même, accordait son piano, ni par le bruit des conversations de sept ou huit visiteurs, il composait sur le coin d'une table. Par intervalle, ses doigts s'arrêtaient, ses lèvres jetaient un mot au vol, ses regards allaient au hasard d'un objet à un autre. À diverses reprises, le visage de l'accordeur fut ainsi au bout de ses yeux. D'abord il n'y prit point garde. L'instant d'après il y retourna. Il lui sembla ensuite que les traits de ce visage ne lui étaient pas inconnus. Puis il fut évident, à son air rêveur et à la mobilité de ses yeux, qu'il était préoccupé d'un souvenir et cherchait à quel instant et à quelle circonstance de sa vie il devait le rapporter.

Cet accordeur était vieux et cassé. De sa perruque en désordre et mal mise s'échappaient par-ci, par-là, des mèches de cheveux jaunâtres. Ses sourcils pesants, ses traits gras et affaissés, son teint rouge, son œil en dessous, l'arc de ses lèvres minces lui donnaient une physionomie particulièrement sombre, amère, morose. Jusque dans le laisser-aller de son habillement, sinon malpropre, du moins excessivement pauvre, on devinait l'un de ces hommes qui, par mépris et par dégoût, arrivent à faire litière de la répugnance d'autrui.

Sa besogne terminée, il rangea ses outils dans un étui de cuir, abaissa le couvercle du piano ; puis, d'un air honteux, farouche, essaya de gagner la porte derrière les causeurs qui faisaient cercle autour du maître. Mozart l'arrêta.

– Attendez donc, bon vieillard, lui dit-il.

À cette parole amicale, le pauvre homme frémit de la tête aux pieds. Il se retourna, chancela, sembla comme ébloui.

– Que vous est-il dû ? lui demanda Mozart.

– Monsieur le maître de chapelle de Sa Majesté Impériale, balbutia l'accordeur de plus en plus troublé… rien, peu de chose, je ne suis pas resté longtemps… vous me donnerez un thaler.

– Un thaler ! fit Mozart en plongeant la main dans son gousset. Allons donc ! un brave homme comme vous ne peut se déranger pour un thaler. Et il lui offrit une poignée de florins.

L'effet de cette libéralité fut tout autre que celui qu'on devait en attendre. Une sourde révolte crispa les traits du vieillard. Il recula d'un pas, agita les lèvres, parut sur le point de s'emporter. Puis, non moins vivement, ses muscles se détendirent, sa colère s'éteignit. Il se borna à dire d'une voix tremblante, profondément altérée :

– Maître, remettez, de grâce, ces florins dans votre poche. De l'empereur lui-même je ne recevrais pas un kreutzer de plus que ce que mérite ma peine.

Non moins ému que surpris, Mozart lui donna un thaler et le laissa partir.

Ce mélange de pauvreté et d'orgueil fut critiqué par les uns et raillé par les autres. Mozart, lui, ne vit là matière ni au blâme ni à la raillerie.

– Cet homme, dit-il, n'a probablement pas été toujours ce que vous le voyez. Quelque catastrophe l'aura courbé, abattu. Tout à l'heure, on pouvait croire que sous ces chairs flasques, sous ces traits déprimés, se cachait une âme éteinte. Un éclair en a soudain jailli, et, ne l'avez-vous pas remarqué ? sa taille s'est redressée, sa figure a laissé paraître du feu, une expression presque noble. Je me suis rappelé ces ruines auxquelles un rayon de soleil redonne pour un instant là vie…

Il quitta son siége, arpenta sa chambre et devint si songeur, si soucieux que ses amis peu après, croyant s'apercevoir qu'ils étaient gênants, levèrent la séance et le laissèrent seul.

III

Dans le courant de cette même journée, Mozart, ne pouvant se distraire du vieillard, courut chez Stein, le plus habile facteur de pianos d'alors.

– Vous m'avez envoyé, lui dit-il, un accordeur qui m'intrigue vivement. Il me semble le connaître. Je ne puis me rappeler où je l'ai vu. Comment s'appelle-t-il ? Son nom me remettra peut-être sur la voie.

– Quelle espèce d'homme est-ce ? demanda Stein. Je ne sais déjà plus qui je vous ai envoyé. Petit ou grand, vieux ou jeune ?

– Un pauvre vieux.

– Mal vêtu ?

– Oh ! très-mal.

– C'est Fischer.

Mozart fit un mouvement.

– Fischer, dit-il. Attendez donc, Fischer ? Il était marié à la fille d'un musicien de Prague, il se désolait d'être sans enfant, il demeurait dans le faubourg de Gumpendorf.

– Il y demeure encore.

D'un bond, Mozart se reporta de douze ans en arrière et se ressouvint tout à coup d'une scène qu'il avait oubliée. Il tressaillit, puis s'écria :

– J'y suis ! Fischer ! comment ai-je pu l'oublier ? Et comment l'aurais-je reconnu ? Il est si différent de lui-même, il a tant vieilli, il a l'air si pauvre, si malheureux ! Que lui est-il arrivé ?

Avec autant de calme que Mozart y mettait de feu, Stein, hochant la tête, répliqua :

– Un pauvre homme. Le désordre incarné. Il y a douze ans, ses affaires étaient florissantes ; il possédait une dizaine de pianos et avait la plus riche clientèle comme accordeur. Ses sottes prodigalités, son orgueil, ses passions, ses maladresses l'ont insensiblement mené à la ruine. Il donnait de préférence aux artistes ses pianos en location et négligeait de s'en faire payer ; non content de cela, il prêtait de l'argent aux uns, nourrissait et habillait les autres. C'en était déjà plus qu'il ne fallait pour lui créer une situation précaire. Il avait en outre le tort grave de blesser à tort et à travers les plus hauts personnages par son ton tranchant, ses boutades, ses opinions passionnées. La princesse de Lobkowitz disait un jour devant lui que Bach était ennuyeux. Il abandonna aussitôt le piano qu'il était en train d'accorder, ramassa ses outils et sortit rouge de colère. Il s'est aliéné ainsi presque tous ses clients. Nombre de gens ne peuvent plus seulement le voir en peinture. Et cette antipathie, comme vous le pensez bien, n'a pas servi ses intérêts. Il est tombé dans un état voisin de la détresse. Une longue maladie l'a achevé. Et ce qu'il y a de pis, c'est que tant de désastres ne l'ont pas corrigé. Je veux bien croire qu'il a eu de réelles déceptions et que sa misanthropie n'est pas sans quelque fondement. Il y a toutefois aussi beaucoup de gens qui savent l'apprécier et sont prêts à lui rendre service. Par malheur, la misère l'a rendu plus que jamais susceptible, ombrageux, fier, intraitable. A peine lui montre-t-on quelque pitié et parle-t-on de lui venir en aide qu'il entre en fureur. Sa femme, la meilleure des femmes et la plus digne, souffre horriblement de tout cela, mais sans oser le contredire. Encore un peu, et ces pauvres gens n'auront plus de domicile et iront mourir à l'hôpital.

Ces détails affectèrent profondément Mozart.

Sans savoir encore ce qu'il ferait, il prit congé de Stein et se dirigea machinalement vers le faubourg de Gumpendorf.

– La pauvreté a toujours tort, se disait-il ; on oublie volontiers les griefs dont le malheureux Fischer peut avoir à se plaindre, tandis qu'on exagère ses fautes comme à plaisir. À ne parler que de cette prodigalité qu'on lui reproche si amèrement, vais-je me joindre à ses accusateurs pour lui en faire un crime, moi qui tout le premier en ai si largement profité ? Ce serait odieux. Avisons, au contraire, à le sortir de là en ménageant autant qu'il sera possible sa malheureuse susceptibilité.

Mozart était loin lui-même d'être riche. Son aisance était tout extérieure. Au milieu de sa vie de travail et de plaisirs, mille inquiétudes le troublaient et le mettaient trop souvent dans la nécessité de recourir aux expédients, tout autant de prétextes légitimes pour borner l'expansion de ses sentiments généreux.

Au moment où il touchait aux premières maisons du faubourg, les sons affaiblis d'un orgue lui flrent lever la tête. Une église était proche. Le calendrier ne marquait aucune fête. Il devait s'agir de quelque répétition. Par curiosité, il entra.

L'église n'avait rien de remarquable et la musique qu'on y répétait valait encore moins que l'architecture banale de l'église.

Il se retournait pour sortir.

Une série d'affiches à la main, juxtaposées dans un grand cadre de la largeur du mur qui séparait l'une des portes basses de la grande porte, attira son attention.

Il était d'usage alors, à Vienne, d'afficher en toutes lettres dans les églises le nom des débiteurs insolvables. Cet usage existe encore dans un pays tout voisin de nous. Telles étaient ces affiches.

Mozart en approcha et les parcourut. Un nom le frappa, celui de Fischer. Il lut tout d'une haleine :

« Fischer (Abraham), accordeur, luthier et marchand d'instruments, demeurant dans le quaterzième district, doit … »

Ici était rangée de haut en bas la liste des créanciers, liste assez longue, avec un chiffre en regard de chacun. Le total de la dette montait à la somme de cinq ou six cents florins, somme, pour le temps, relativement considérable. Il était ajouté :

« Et attendu que ledit Fischer, soit impuissance, soit mauvais vouloir, après un mois d'affiche dans cette église, se déclare hors d'état de payer, avertissons qu'il sera procédé chez lui, le 30 août du présent mois, selon les us et coutumes, à la vente des objets dont nous avons dressé l'inventaire.

« Fait ce ...

« Hermann, syndic. »

Mozart s'échappa de l'église. Il était bouleversé.

– Le 30, se disait-il, le 30 ! Et nous sommes aujourd'hui le 24. Que faire, que faire ? Souffrirai-je que cette vente ait Iieu I que ces braves gens soient exclus de leur domicile, réduits à la mendicité ? Non, c'est impossible. Ils sont vieux, je suis jeune, l'avenir est à moi. Plutôt moi-même…

Il fit quelques pas en silence. Du choc des idées qui se croisaient en son esprit jaillit tout à coup une inspiration.

– Eh mais, se dit-il, pourquoi pas ? Au lieu de me faire entendre chez le prince Z… ou la comtesse de T… , moyennant une gratification de quelques ducats, pourquoi ne pas chercher une salle particulière et, comme cela se pratique ailleurs, m'adresser directement au public ?… Voyons, voyons, ne perdons pas un instant. J'ai six jours devant moi. Qu'est-ce qu'un millier de florins ? Pour peu que je réussisse, la ruine de ces bonnes gens peut encore être conjurée…

IV

Stein, à qui il alla sur-le-champ confier ce projet de concert à bref délai, se chargea volontiers d'une partie de la tâche. Croyant travailler uniquement dans les intérêts du jeune maître, il montra un rare désintéressement et déploya une activité exemplaire. Tout ce qui concernait le matériel du concert lui incomba et fut en grande partie à ses frais. Il s'intéressa à convertir, au moyen de travaux précipités, le premier de son vaste établissement en une salle immense. Les murailles en furent tapissées de draperies et de glaces ; à l'opposé des portes, une estrade fut dressée ; des fauteuils, des sièges de toutes sortes, des banquettes en comblèrent l'étendue ; du plafond descendirent de magniflques lustres chargés de bougies.

Cependant Mozart vit les musiciens, courut de chez l'un chez l'autre, leur parla d'une grande infortune à soulager, s'assura de leur concours. Puis il se hâta, prenant sur son sommeil, d'achever divers manuscrits et de coordonner un programme. Puis ce furent répétitions sur répétitions. Puis, dans l'intervalle, il alla lui-même de-ci de-là annoncer le concert et placer des billets. Plusieurs semaines n'eussent pas suffi à un autre homme pour faire ce que, sous l'inspiration d'une pensée généreuse, il fit en quelques jours.

Enfin, quand tout fut prêt vaille que vaille, le 28 au soir, la veille du concert, harassé de lassitude, tombant de sommeil, à peine avait-il dormi quelques heures depuis que ce concert l'occupait ; avant de gagner son lit, il se rendit chez Fischer, au faubourg de Gumpendorf.

Le logement de l'accordeur était au troisième étage de l'une des plus vieilles maisons du quartier. Mozart gagna cette maison, gravit les marches, parvint au troisième. Il n'avait plus que deux portes à franchir. Le bruit d'une querelle l'arrêta sur le seuil de la seconde.

Cette seconde porte donnait accès dans une pièce large et profonde, extrêmement basse, éclairée par trois fenêtres. Elle était sombre, non pas seulement parce que le jour tombait, mais encore parce que, sans parler des meubles et des instruments qui l'encombraient, une collection de luths, de théorbes, de mandolines, de violes pendait au plafond, le masquait et en diminuait la hauteur.

Sur le seuil, où il se tenait sans bruit, Mozart était perdu dans les ténèbres.

Il n'y avait un peu de jour qu'à l'extrémité opposée, du côté des fenêtres.

Là, il vit très bien, à gauche, sur le crépuscule, le dessin d'une vieille femme, affaissée sous le poids de la douleur, et, à droite, les silhouettes de deux hommes dans l'un desquels il était aisé de reconnaître Fischer.

Quelques mots suffirent à mettre Mozart au fait de la dispute.

Un créancier, en ce qui le concernait, était venu faire au vieil accordeur des offres que celui-ci refusait.

– Voyons, Fischer, disait le créancier, voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? La patience m'échappe. Il est sans exemple vraiment de se montrer si libéral et de se voir si mal accueilli. Réfléchissez, décidez-vous. Encore un peu, et je m'en vais, et, en m'en allant, je retire mes propositions.

– Que m'importe ! repartit violemment Fischer. Allez-vous-en ! laissez-moi en paix !

– Votre piano ne vaut pas vingt florins.

– Vous m'en offririez une fortune, dit le vieil accordeur, que vous ne l'auriez pas ! S'il ne reste pas entre mes mains, il arrivera un malheur.

– Un dernier mot, reprit le créancier. Vous pourriez croire que je tiens beaucoup à votre instrument et que j'attache quelque prix secret à sa possession ; détrompez-vous. Le fait, le voici : d'un côté, je n'ai pas le cœur dur, votre détresse me touche, et il me répugne extrêmement de participer à la vente de vos meubles ; de l'autre, je veux faire apprendre la musique à ma fille, j'ai besoin d'un piano, et je suis moi-même si pauvre que je ne puis en acheter un. Le vôtre ne sera pas vendu plus de quinze ou seize florins et vous m'en devez quarante. Je me suis au préalable mis d'accord avec le syndic. Laissez-moi emporter le piano et je vous fais remise entière de votre dette.

Ces bonnes paroles, loin de calmer l'accordeur, ne firent que provoquer en lui un emportement plus violent encore.

– Je ne veux pas de votre pitié ! fit-il avec véhémence ; je ne veux de là pitié de personne ! Que ma destinée s'accomplisse ! Ce que j'ai dit, je l'ai dit, je n'en démordrai pas ! Qu'on vende tout chez moi, cette basse de viole qui a appartenu au Porpora, ce clavecin sur lequel a composé Sébastien Bach, tous ces vieux instruments qui sont comme autant de verres de mon sang ; qu'on me jette sur la paille, nu et sans pain, soit, j'y suis résigné ; mais je ne me séparerai de ce piano qu'avec la vie !

Ne comprenant rien à l'entêtement de Fischer, Mozart était tout près de le blâmer et de le taxer de folie, lorsque le vieillard, hors de lui, ajouta :

– Vous ne savez donc pas que ce piano pour moi est une relique ! Vous ne savez donc pas que pendant deux ans il a résonné sous les doigts du divin Mozart ! Vous ne savez donc pas que pendant deux ans ce maître illustre y a préludé à cette musique céleste qui durera autant que le monde ! Vous ne savez donc pas que la vue seule de ce clavier me rappelle les plus belles heures de ma vie et me plonge dans l'extase ! Et l'on voudrait m'en séparer ! Jamais, jamais, vous dis-je ! Qu'on y renonce ! Je vendrai mon lit, mes chaises, tout ce que me laisse la loi, jusqu'à ma dernière guenille, et je mettrai les enchères dessus !

Devant cet enthousiasme qui tenait du délire, le créancier interdit jugea qu'il n'avait plus qu'à battre en retraite, et c'est ce qu'il s'empressa de faire.

Mozart avait fait quelques pas de côté et s'était caché dans l'ombre d'un meuble. Il se dirigea ensuite avec précaution vers le vieil accordeur qui, entendant du bruit et voyant s'agiter quelqu'un au milieu de l'obscurité croissante, demanda brusquement :

– Est-ce encore vous ? Une voix répondit :

– Non, Fischer, c'est Mozart.

Mozart ne songeait nullement à produire de l'effet ; il en produisit un néanmoins des plus extraordinaires.

– Mozart ! Mozart ! répéta Fischer d'une voix éteinte. Vous ici, maître ! Que puis-je ?…

Il ajouta presque aussitôt.

– Femme, de la lumière, des lumières ; Mozart, le grand Mozart est chez nous.

Mozart l'arrêta d'un geste.

– Ne vous dérangez pas, dit-il. J'étais venu simplement vous demander un service.

– Un service ?

– Oui.

– Et quel service, maître, aurais-je le bonheur d'être en état de vous rendre ?

– Je donne demain un concert.

– Hélas ! je le sais, dit le vieillard, que, faute d'argent, consumait le désespoir de ne pouvoir y assister.

– Vous y viendrez.

– J'y viendrai !… Est-ce possible ?... A quels titres !

– C'est vous qui accorderez le piano.

– Accorder ... moi ! ... Et Stein, que dira-t-il ?

– Je l'ai vu, je lui ai fait part de mon désir, et il n'a fait aucune objection.

–  Oh ! alors j'irai, maître, j'irai, n'en doutez pas, fussé-je à la mort, dussé-je m'y traîner sur les genoux !

– À demain donc, Fischer, et bon courage !

Là-dessus Mozart se retourna, gagna la porte à tâtons et disparut.

Il laissait le vieil accordeur ému, transporté, oubliant sa misère pour s'enivrer par avance des délices que lui promettait la soirée du lendemain.

V

De cette soirée, nous ne dirons que quelques mots. Elle fut presque un événement. La nouveauté par-dessus tout peut-être en assura le succès.

Dans cette salle, tendue de riches draperies et splendidement éclairée, se pressa insensiblement la noblesse de Vienne. Des membres de la famille impériale ne dédaignèrent pas de s'y mêler. Aux premiers rangs, parmi un essaim de femmes éblouissantes de pierreries, vinrent s'asseoir les archiduchesses. Les princes, les comtes, les magnats, dans leurs riches costumes, prirent place derrière. Des familles de la bourgeoisie, de la finance, du haut commerce, il n'y en eut pas une qui n'eût là aussi ses représentants. En peu de temps la salle fut comble. Cette salle, si spacieuse qu'elle fût, se trouva de moitié trop petite. Une foule assiégeait encore les portes. Elle se retira fort désappointée. La recette atteignit un chiffre qui dépassait toutes les prévisions.

Ces heures devaient compter parmi les plus heureuses et les plus belles de la vie du jeune maître. Il était alors dans la plénitude de son génie. C'était l'époque de la symphonie en sol mineur et du Don Juan. Il se montra au-dessus de lui-même. Le public ravi ne cessa de l'acclamer. D'un bout à l'autre ce concert fut pour lui un triomphe.

Fischer n'avait eu garde de manquer au rendez-vous. Retiré dans un angle de l'orchestre, derrière les musiciens, il écoutait de toutes ses oreilles, se pâmait, pleurait, semblait fou de joie, applaudissait à tout rompre, à ce point que par instants il faisait scandale et attirait tous les yeux de son côté.

Mozart ne le perdait pas de vue. Vers le milieu de la soirée, entre deux morceaux, il se faufila à travers les musiciens, s'approcha du brave homme et lui dit :

– Quand tout sera terminé, ne vous en allez pas, Fischer, veuillez m'attendre : j'ai besoin de vous.

Il en fut de la seconde partie de cette fête comme de la première : l'intérêt se soutint, l'émotion ne fut pas moins vive, elle monta même au plus haut degré de l'enthousiasme. Mozart, une fois par hasard, fut traité par cette foule comme il le méritait. Princes, princesses, comtes, magnats, l'entourèrent, lui firent fête, le complimentèrent à l'envi. Et l'orchestre fut unanime à renchérir sur ces ovations. Après l'avoir rangé précédemment au nombre des plus grands artistes qui vivaient alors, il n'hésita plus à le proclamer le premier musicien de tous les temps.

Cependant le public déserta peu à peu la salle. Au tonnerre des applaudissements succéda le bruit des gens de service, des portières fermées, du piétinement des chevaux, du roulement des équipages. Puis tout rentra dans le silence. Les lumières furent éteintes. Il ne resta plus que quelques employés.

Mozart, qui s'était absenté un instant, reparut et gagna une pièce voisine où l'attendaient le contrôleur et Fischer.

Celui-ci se tenait dans un coin. Le contrôleur était à une table auprès d'une caisse massive qui contenait l'or et l'argent de la recette. A l'entrée du maître, il se leva, lui remit la clef de la cassette et se retira.

– Je vous remercie de m'avoir attendu, dit alors Mozart au vieil accordeur : j'ai un nouveau service à vous demander.

– A vous corps et âme, maître ! repartit Fischer avec émotion.

Le visage de Mozart, ses yeux, son attitude accusaient la plus vive indécision. Il semblait qu'il ne sût pas le premier mot de ce qu'il devait dire à Fischer. La main sur la cassette, il lui demanda enfin :

– Vous sentiriez-vous la force de porter cette caisse un peu loin ?

Le vieil accordeur crut comprendre.

– N'est-ce que cela, maître ? fit-il en souriant. Pour vous, je ferais bien deux lieues avec une maison sur mon dos.

– Eh bien, reprit Mozart, faites-moi le plaisir d'emporter simplement cette caisse chez vous.

Fischer tressaillit, ses traits s'assombrirent, il promena à droite et à gauche des regards soupçonneux et parut débattre en lui-même la question de savoir si quelque piège ne lui était pas tendu.

Ces symptômes achevèrent de convaincre Mozart que la franchise en cette occasion n'était pas bonne, que des offres directes blesseraient l'intraitable vieillard en pure perte et lui dicteraient probablement un refus sur lequel il se ferait un point d'honneur de ne pas revenir.

– Ne voudriez-vous pas ? fit-il tranquillement.

– Je ne dis pas cela, balbutia l'accordeur… cela dépend… il faut s'entendre.

– Entendons-nous, dit Mozart d'un accent délibéré. Je passe la nuit dehors, on m'attend ici près et je demeure, comme vous savez, fort loin. Or, je ne me soucie nullement à cette heure de courir chez moi pour m'en retourner au lieu où je suis attendu. D'un autre côté, je ne puis pourtant pas emporter cet argent dans mes poches. Voilà pourquoi je vous demande comme une grâce de vouloir bien l'emporter chez vous.

Le vieillard se décida, mais presque aussitôt il se rembrunit.

– C'est que… fit-il.

– Expliquez-vous.

– Demain…

– Demain ?

– Il me souvient…

– De quoi ? fit Mozart avec impatience. Emportez, de grâce, emportez, le temps presse. Demain je serai chez vous et j'emporterai mon argent.

– De bonne heure, alors dit Fischer de plus en plus sombre ; car à midi…

– À midi ! s'écria Mozart. Vous voilà encore, mon cher Fischer, avec vos réticences ! A midi ! que voulez-vous dire ?

– Rien, rien, maître, des affaires… seulement venez avant midi.

– Avant midi soit.

Mozart et le vieil accordeur, celui-ci chargé de la caisse, descendirent, gagnèrent la rue, marchèrent quelques instants l'un à côté de l'autre, puis se séparèrent.

VI

Avec quelques-uns de ses amis à qui il avait donné le mot, Mozart, le lendemain, gagna le faubourg et monta chez Fischer.

Tout y était bouleversé. Les meubles et les instruments y avaient été, le long des murs, empilés les uns sur les autres. Dans cette salle ainsi dégagée pouvait se mouvoir un nombreux public. À quelques pas de la fenêtre du milieu se dressait une table autour de laquelle étaient assis plusieurs hommes. Devant cette table ne cessaient de grossir, du côté de la porte, des groupes de marchands et de revendeurs, ou encore le nombre des gens qu'attirait le spectacle assez rare d'une telle vente.

Près de la fenêtre de droite, se tenait l'accordeur, dans une sombre immobilité. À peine aperçut-il le jeune maître fendant la foule qu'il alla à lui et l'entraîna dans une chambre où précisément la pauvre madame Fischer cachait sa honte et pleurait toutes ses larmes.

– Je vous attendais de meilleure heure, dit vivement Fischer à Mozart. N'importe ! Voici votre caisse telle que vous me l'aviez confiée. Vous vous êtes sans doute fait accompagner par quelqu'un pour la porter chez vous ?

– Oui, oui, dit Mozart, et même de plusieurs personnes… Mais, reprit-il, qu'est-ce donc que tous ces gens que je viens de voir dans la salle à côté ?

– Ces gens ! fit l'accordeur en détournant la tête d'un air de confusion.

– Oui, ces gens…  Et pourquoi cette bonne madame Fischer semble-t-elle si désolée ?

Fischer roula autour de lui des regards farouches et répliqua :

– Ma femme !... Elle vient d'apprendre la mort d'un parent. Ces gens… ce sont des curieux que j'ai invités à voir certaines expériences…

Mozart regarda l'accordeur entre les deux yeux.

– Voyons, monsieur Fischer, voyons, répondez-moi franchement : ne puis-je rien pour vous ?

– Hein ! plaît-il ? fit le vieillard en se redressant. Pour moi ! Que voulez-vous dire ? Rien, maître, absolument rien.

Mozart reprit :

– Ma fantaisie et mes plaisirs sont un gouffre où je vais aller verser en pure perte l'argent de cette cassette. Ne vaudrait-il pas mieux le confier à un brave homme pour l'aider dans ses affaires et le mettre en état d'assurer le pain de ses vieux jours ? Qu'en pensez-vous ?

– Ce que j'en pense l fit rudement le vieil accordeur. Vous êtes prince par le génie et vous devez vivre en prince. Si grande que soit votre fortune, elle n'atteindra jamais à celle que vous méritez.

Quant à moi, continua Fischer, mon sort est réglé. Je suis, j'en conviens, bourru, orgueilleux, sauvage, tout ce qu'on voudra, mais aussi trop vieux pour changer maintenant d'humeur et de caractère, et, ne vous en offensez pas, maître, vous sèmeriez en aumônes tous les ducats de cette caisse dans la rue que je subirais la mort avant de les ramasser…

Sur le visage du vieillard éclatait en caractères de feu l'inflexible résolution de ne pas avouer sa misère, de repousser la compassion d'autrui, de rester sourd à toute offre de service. Il y avait même lieu de croire qu'en insistant on ne ferait qu'affermir le furieux dans sa volonté inexorable. Aussi Mozart, résolu à le sauver quand même, songea-t-il à quelque autre moyen pour y parvenir.

Se résignant à emporter la cassette, il sortit par une porte qui ouvrait sur l'escalier, fit mine de gagner la rue, et rentra quelque peu après dans la grande salle, où, derrière la foule, I'attendaient ses amis.

Le vieil accordeur ne disait pas une parole légèrement. Il avait annoncé qu'il vendrait son lit, et, en effet, ce fut le premier objet que les commissaires-priseurs mirent en vente.

– Un lit en vieux chêne, à baldaquin, avec matelas, coussins, couvertures et courtines ! On peut le visiter dans la chambre à gauche… Deux ducats (1)…

Plusieurs revendeurs, qui s'entendaient comme larrons en foire, renchérirent fort discrètement.

– Et trois florins ! dit un premier.

– Deux ducats et trois florins !

– Trois ducats ! fit un deuxième.

– Trois ducats !

– Trois ducats et un florin ! ajouta un troisième.

Ce peu d'empressement n'indiquait rien de bon. On pouvait parier à coup sûr que le lit serait adjugé par surprise à un prix bien inférieur à celui qu'il valait .

Une voix qui fit dresser toutes les têtes s'écria tout à coup du milieu de la foule :

– Dix ducats !

Les marchands, stupéfaits, cherchèrent des yeux l'auteur de cette folle enchère. Apercevant un groupe de jeunes gens qui riaient et semblaient chercher l'ombre, il crurent à une trame d'écoliers, et l'un d'eux les gourmanda de venir s'amuser en pareil lieu.

– Qui parle de plaisanterie ? demanda Mozart.

– Et l'on paye comptant ! ajouta le trouble-fête.

– Qu'à cela ne tienne ! dit Mozart en puisant dans la cassette.

L'un de ses amis prit une poignée d'or, se fit faire place, approcha de la table, y déposa dix ducats, glissa un nom dans l'oreille du receveur, et s'en retourna avec une quittance délivrée à ce nom.

Fischer avait suivi cette enchère au milieu de véritables angoisses. Quand il se vit dix ducats assurés, il respira à pleins poumons, parut tout heureux, et, se frottant les mains, balbutia entre ses dents :

– Maintenant vendez, vendez, comme vous l'entendrez, tout ce que vous voudrez. Peu m'importe ! j'aurai mon piano !

Ensuite, comme il savait par le tableau de vente que le piano ne serait vendu qu'en dernier, il alla attendre cet instant dans la chambre où était sa femme, ne voulant pas avoir la mortification de voir, sous ses yeux, adjuger au plus offrant ses instruments et ses meubles.

La séance continua.

Distraits, quoi qu'ils en eussent, de l'incident qui venait d'avoir lieu, par de nouveaux intérêts, les marchands ne songèrent plus qu'à se disputer à vil prix les dépouilles du malheureux Fischer.

Un buffet en chêne massif, parfaitement sculpté, était particulièrement l'objet de leurs convoitise. La mise à prix. ne fut que de trois florins. Il monta rapidement à trois, quatre, cinq ducats, et il allait appartenir à celui qui en offrait quelques florins de plus, quand une voix cria, cette même voix qui déjà leur avait causé une si cruelle déception :

– Neuf ducats !

Dans leur camp l'alarme fut vive. Comme précédemment, ils voulurent douter que ce fût sérieux, et se flattèrent un instant de voir l'enchérisseur, faute de pouvoir payer, couvert de confusion. Mais le même jeune homme, qui, une première fois, était allé au bureau, y alla une deuxième fois compter ses ducats et retirer sa quittance.

Néanmoins, ils tinrent bon encore. Dans leur conviction, ces folles enchères ne pouvaient manquer d'avoir un terme. En supposant l'extravagance de ces jeunes gens Inépuisable, il ne devait pas en être de même de leur bourse, et il était probable qu'à force d'y puiser ils finiraient par en trouver le fond.

Il n'en fut rien.

À chaque mise en vente nouvelle, la même scène se renouvela. Tous les meubles, tous les lots d'instruments furent successivement adjugés au même inconnu, qui, le sourire aux lèvres, perça la foule et alla au bureau y ranger ses pièces d'or,

Insensiblement, parmi les revendeurs, s'étaient élevés des cris d'indignation et de colère. Quelques-uns avaient déserté la salle. D'autres n'avaient pas craint de dire :

– Ces jeunes gens sont fous. Ils ont été trop tôt émancipés. Il faudra que la justice s'en mêle.

Leur mauvaise humeur n'avait pas empêché la vente de suivre son cours, et les piles de ducats de se multiplier sur la table. C'était fabuleux. Chaque objet avait été payé en moyenne trois fois plus qu'il ne valait. On arriva au piano.

Fischer, qu'on alla prévenir, accourut comme un fou. Dans sa préoccupation, il ne vit rien, ni que le bureau était chargé d'argent et d'or, ni que dans la salle, où se pressait la foule une heure auparavant, il ne restait plus çà et là que quelques personnes. Ne songeant qu'à l'enchère qui allait avoir lieu, il prit un siëge et s'y tint immobile.

– Un piano en acajou, dit le commissaire-priseur, à cinq octaves et demie, deux cordes, deux pédales… trois ducats !

– Quatre ducats ! dit aussitôt Fischer.

– Quatre ducats !

Se tenant caché derrière ses amis et déguisant sa voix, Mozart dit à son tour :

– Cinq ducats !

– Cinq ducats !

Le vieil accordeur, qui ignorait absolument ce qui s'était passé, ne ressentit encore aucune inquiétude.

– Six ducats ! dit-il d'un air triomphant.

L'instrument ne valait pas cela, et il ne pouvait croire qu'un enchérisseur serait assez fou pour en donner davantage.

Aussi sa stupeur fut-elle grande quand il entendit crier :

– Huit ducats !

Il tressaillit, la sueur lui vint au front, il trembla de tous ses membres.

– Neuf ducats ! balbutia-t-il.

Et avant même que l'autre voix se fît entendre, dans sa crainte folle de se voir enlever l'instrument, il ajouta, ne sachant plus ce qu'il faisait, renchérissant sur lui-même :

– Dix ducats !

– Dix ducats…

Il se fit un grand silence, un silence solennel. Fischer ne respirait plus, il étouffait, il se sentait défaillir.

Qu'on juge de son émotion, quand cette enchère retentit à ses oreilles :

– Quinze ducats !

Il jeta un cri étouffé, ferma les yeux, s'affaissa sur le dossier de sa chaise et y resta anéanti…

Pendant qu'on s'empressait autour de lui et qu'on s'assurait qu'il n'y avait rien de grave dans son état, Mozart avait de nouveau recours à sa cassette, se faisait délivrer quittance, donnait l'ordre de porter l'instrument chez lui et s'échappait au moment même où le vieillard rouvrait les yeux.

VII

Le premier souvenir qui se dégagea du cerveau troublé de Fischer fut celui du piano. Il le chercha des yeux, et, ne le voyant plus, retomba sous le poids d'un muet et sombre désespoir.

Sa femme, la victime résignée de ses passions et de son orgueil, lui prit les mains, essaya de le ranimer. Elle savait déjà le chiffre surprenant auquel avait monté la vente.

– Console-toi, mon ami, lui dit-elle. Nous avons beaucoup plus d'argent que les apparences ne nous le promettaient. Tu iras voir celui qui a ton piano, et tu pourras le lui racheter.

Il n'eut pas l'air de l'entendre.

Il n'y avait plus là autour de la table que les gens qui avaient procédé à la vente. Le commissaire-priseur, tout entier à ses paperasses, les feuilletait, prenait note des chiffres, additionnait, reportait, séparait l'or de l'argent, en faisait des groupes. Quand il eut terminé sa besogne, il se tourna vers l'accordeur et lui dit :

– Faites un effort, Monsieur Fischer, et tâchez de me prêter quelques minutes d'attention,

Le vieillard ne fit aucun mouvement.

– Je ne puis rester ici jusqu'à ce soir, ajouta le commissaire-priseur. Il faut que je vous rende mes comptes. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas m'ëcouter ?

Fischer resta immobile. L'autre continua :

– Votre humeur sombre est incompréhensible. Un méchant piano !… Vous devriez plutôt vous réjouir. Il y a bien des années que j'exerce, et je ne me rappelle pas avoir jamais fait une vente pareille. C'est-à-dire que j'ai eu besoin de me tâter pour m'assurer que je ne dormais pas… Jetez seulement les yeux de mon côté et voyez les résultats de la bataille. Hé ! hé ! mon cher Fischer, votre défaite vaut une victoire.

Le vieil accordeur regarda machinalement du côté de la table. Il ouvrit de grands yeux et parut fasciné.

Content de cette marque d'attention, le commissaire-priseur reprit :

– Voici un résumé de l'opération… Le chiffre de la vente a atteint la somme fabuleuse de deux cent trente ducats. Hein !… trois fois ce que valaient vos instruments et vos meubles. Sur cette somme, j'ai charge de retenir cinq cents florins que réclament par titres authentiques vos créanciers. Reste donc à votre avoir un boni d'une centaine de ducats, ce qui est, ce me semble, une assez jolie fiche de consolation.

Fischer tressaillit.

– Deux cent trente ducats ! s'écria-t-il.

– Ni plus, ni moins.

– Et ce n'est point un rêve !

– Approchez et touchez,

L'accordeur se leva, approcha de la table, regarda de tous ses yeux, puis, hors de lui, répéta :

– Deux cent trente ducats ! deux cent trente ducats ! Comment se fait-il ?… Pourquoi ne pas me l'avoir dit tout de suite ? Le piano ne serait jamais sorti de mes mains ! Et qui donc l'a acheté ? Vous devez le savoir. Hâtez-vous de me le dire. Peut-être me sera-t-il encore possible…

– Celui qui a acheté votre piano, lui fut-il répondu, est le même qui s'est rendu acquéreur de tous vos instruments et de tous vos meubles.

– C'est inexplicable ! N'importe ! Qu'il reprenne son or, qu'il garde instruments et tout le reste, mais qu'il me rende mon piano ! Comment s'appelle-t-il ! Où demeure-t-il ?

– Voici : il s'appelle Wolfgang-Amédée Mozart.

À ce nom, l'un des rares noms qui lui imposaient, Fischer parut foudroyé. Son âme ulcérée, sa misanthropie le disposaient à voir faux, à prendre tout en mauvaise part, à arrêter aux illusions les plus étranges. Il s'imagina sur-lechamp que le jeune maître avait à se plaindre, qu'il lui gardait rancune et usait de représailles.

– Que lui ai-je fait ? balbutia-t-il.

Il se croisa les bras, pencha la tête, et quelques instants se promena de long en large avec agitation. Puis il s'arrêta tout à coup et ajouta :

– Je ne puis vivre ainsi ! Il faut que je sache à l'instant même quels sont mes torts. Comment, moi, Fischer, je me serais aliéné un si grand homme ! C'est Impossible…

Et il sortit brusquement.

VIII

Comptant sur cette visite, Mozart avait congédié ses amis, afin d'être seul. Il alla, le sourire aux lèvres, au-devant du vieil accordeur, qui entrait comme un ouragan, et lui dit :

– Qu'avez-vous, Monsieur Fischer ? Comme vous voilà essoufflé ! Asseyez-vous donc !

Fischer tomba sur un siége et regarda furtivement autour de lui. Le piano l'arrêta, Il essaya d'en détourner les yeux. Cela lui fut impossible.

Il était de fer et le piano d'aimant.

Mozart reprit :

– Que regardez-vous donc là avec tant d'obstination ?… Ce piano !… En auriez-vous en vie ?… Avouez-le. Je suis prêt à vous le céder.

– Oh ! oui, maître, fit le vieillard d'un air suppliant et les mains jointes, de grâce, cédez-le-moi ! Je vous donnerai en échange tout ce que yous voudrez !

– Comment donc ! mais certainement, dit Mozart. Ce piano est à vous. Je n'y mets qu'une condition,

– Laquelle, maître, laquelle ?…

À la suite d'une pause, Mozart repartit :

– Vous savez, sans doute, que je viens de me rendre adjudicataire , moyennant la somme de deux cent trente ducats, de tout ce qu'il y avait à vendre chez vous. Eh bien, consentez à me faire le plaisir de déchirer toutes ces quittances, de garder votre mobilier, vos instruments et aussi les ducats, et je vous permettrai de grand cœur d'emporter également ce piano…

La lumière brilla enfin dans l'esprit ténébreux du vieil accordeur. Il rassembla ses souvenirs, se rappela les diverses tentatives de Mozart, et vit clairement où le jeune maître voulait en venir. Tout ce qu'il avait de susceptibilité ombrageuse et d'orgueil se révolta à l'idée qu'on prétendait lui faire violence et l'obliger malgré lui. Ce caractère serait invraisemblable, si l'on ne connaissait la misanthropie et ses effets étranges. Il n'avait jamais eu conscience de ses maladresses, il ne s'était jamais aperçu qu'il n'avait cherché son indépendance qu'aux dépens de celle d'autrui ; que, s'il avait semé des services, il avait tout fait pour ne recueillir que l'ingratitude et la misère. Sa haine contre les hommes, il la croyait solidement fondée, et, dans son opiniâtreté effroyable, il semblait s'être juré de fermer les yeux et les oreilles à tout ce qui pourrait l'en faire démordre.

– Ce que vous faites est cruel, dit-il d'une voix profondément altérée. Vous pouvez tout exiger de moi, tout, hormis de me faire agréer ces offres. Entre le monde et moi il n'y a pas de transactions possibles. Au prix que vous y mettez, ce piano ne sera jamais à moi. Gardez-le, j'y renonce. Atteint au cœur par vous-même, je souffrirai sans me plaindre.

Il se dirigea vers la porte. Mozart lui barra le passage.

– Attendez donc, monsieur Fischer, dit-il. Laissons cela de côté ; asseyez-vous et causons d'autre chose. Une petite histoire !… Il fit deux ou trois tours dans la chambre et poursuivit : Il y a de cela douze ou treize ans, mon cher père, las de me voir végéter dans cette même ville, se résolut à faire un voyage en Italie. Son gousset était bien mal garni ; il était pauvre, et il devait beaucoup. Il paya néanmoins, paya, paya encore. Restait une dette, la plus grosse, qui montait, si j'ai bonne mémoire, à cent cinquante florins. Cette dette payée, c'est à peine si nous aurions de quoi nous assurer deux mauvaises places. Notez qu'elle était due, légitimement due, à un homme, à un brave homme, qui, lui-même, n'était pas des plus riches. Cependant cet homme, devinant notre détresse, se refusa à rien recevoir de nous, et, par un détour délicat, nous obligea à garder ces cent cinquante florins. J'en fus vivement touché, et je me promis mentalement de ne jamais oublier un pareil trait.

Fischer voulut l'interrompre.

– De grâce, laissez-moi achever, dit Mozart vivement. J'aime la fierté, Monsieur, et moi-même je suis fier. Il est certain que cette répugnance à se laisser obliger par le premier venu est la marque d'une âme délicate et d'un caractère honorable. Mais pensez-vous que du moment où moi, dont vous semblez apprécier la valeur, ai consenti à recevoir vos services, pensez-vous, dis-je, que vous soyez fondé à repousser les miens et à en rougir ? Voyons, Monsieur Fischer, réfléchissez et répondez-moi.

Bien que légèrement décontenancé, le vieillard opiniâtre ne se tint pas pour battu.

– Que sont cent cinquante florins, s'écria-t-il, à côté de ce que vous prétendez me faire accepter !

– Comment ! fit Mozart, mais vous n'y pensez pas ! mais ces cent cinquante florins entre les mains d'un homme habile pouvaient, en quatorze ans, produire toute une fortune !

Fischer, maintenant, semblait avoir peur de lui-même.

– N'insistez pas, maître, dit-il, je vous en conjure, n'insistez pas !

– Vous accepterez ou nous nous brouillerons.

Sentant l'émotion le gagner, le vieillard se tut. Mozart, qui l'observait, reprit :

– Respectez ma susceptibilité comme je respecte la vôtre, et ne me privez pas du céleste plaisir d'acquitter une dette sacrée. Tous vos créanciers sont payés, et il vous reste cent ducats et plus. On a vu quelquefois des prodigues devenir avares. Que ce miracle s'opère en vous, et j'en serai heureux. Devenez riche : vous aurez à la fois la considération et l'indépendance. Et plaise à Dieu que je puisse moi-même profiter des conseils que je vous donne ! Mais cela me semble bien difficile. Vous, du moins, économisez, soyez ma réserve. Je vous promets que si jamais j'ai besoin d'argent, je ne me gênerai pas pour aller vous en demander. Songez, en outre, à votre femme, à votre vieille compagne, songez à la vieillesse, à l'amertume du pain que, finalement, vous seriez contraint d'aller demander aux autres. Acceptez, mon cher Fischer, acceptez pour l'amour de moi, et nous serons les meilleurs amis du monde…

Le vieillard était profondément touché, il tremblait, il avait des larmes plein les yeux.

– Est-ce vrai, mon Dieu, tout ce que j'entends ? balbutia-t-il d'une voix sanglotante.

– En douteriez--vous ?

– Un si grand cœur uni à de si grands talents, c'est si rare !

– Diantre ! fit Mozart, il ne fait pas bon d'avoir du talent avec vous. N'importe, vous acceptez…

Il y avait encore dans l'attitude du vieil accordeur une nuance d'hésitation. Mozart ajouta :

– Je ne vous dirai plus qu'un mot. Si vous me refusez, je vous donne ma parole d'honnête homme que vous ne m'entendrez plus jamais de votre vie. Au contraire, si vous acceptez, vous aurez vos entrées libres chez moi et vous m'entendrez autant qu'il vous plaira. Et tenez, pour commencer…

Il courut au piano, l'ouvrit, préluda, imagina un motif des plus heureux, s'échauffa, et, graduellement, se montra inspiré jusqu'au sublime.

Le vieillard n'y tint plus. Il éclata en larmes, en sanglots, et frappant des mains, levant les yeux au ciel, il s'écria :

– Je me rends, maître, je me rends, ô divin maître ! Tout ce que vous voudrez : votre argent, votre piano, tout, tout. Pardonnez-moi I j'ai été si cruellement éprouvé ! Mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il en joignant les mains et en glissant sur ses genoux, se peut-il qu'un pauvre homme éprouve tant de bonheur à la fois sans mourir ?…

–––––––––––––––

 (1) Le ducat, on le sait, vaut environ dix francs, et le florin le quart du ducat.


<== Retour