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ANATOLE BAILLY

POUR LUI

roman inédit - manuscrit conservé à la Médiathèque d'Orléans


 

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C’était une journée de juin, sereine et très douce. La chaleur, qui commençait à se faire sentir après une quinzaine presque constamment pluvieuse, avait attiédi l’atmosphère et, même à l’heure tardive, l’air restait comme imprégné de chaudes haleines que tempérait agréablement la brise de Loire. Huit heures venaient de sonner aux diverses églises dont les horloges se renvoyaient leurs notes aiguës ou graves, inégalement assourdies par l’éloignement plus ou moins lointain ; dans le quartier commerçant, Saint-Nicolas venait d’achever sa sonnerie dont les vibrations n’étaient pas encore éteintes, mêlant leurs notes argentines à la mélancolie de cette dernière heure du jour.

Dans toutes les voies du quartier, la circulation habituelle à cette heure et en cette saison : promeneurs allant respirer le frais sur le cours ou sur les quais, flânant en chemin, s’arrêtant une minute devant les magasins ; sur la place Graslin, les rangées de tables et de chaises du café envahies par la foule des consommateurs et, devant eux, les deux virtuoses de chaque soir préludant, sur le violon ou la harpe, au concert en plein vent dont les habitués du café écoutaient nonchalamment les accords ; surtout ouvriers ou manœuvres dont la journée venait de finir et qui traversaient, sans y faire autrement attention, ce quartier de luxe, s’y engageant parce que c’était le plus court chemin et regagnant d’un pas lourd les pauvres logis voisins des quais ou les masures de la Ville-en-bois ; plus souvent ouvrières sortant des ateliers de femmes ou magasins de modes si nombreux dans cette région de la ville : rue du Calvaire, rue Crébillon, rue Fosse, elles se succédaient par groupes, et les passants n’avançaient guère sans être obligés de faire place à quelque fillette qui les frôlait d’un pas alerte, jetant un coup d’œil à la dérobée et se glissant au milieu des allants et venants avec une souplesse que leur aurait enviée plus d’un trottin de la rue Vivienne ou du faubourg Montmartre.

Toutes elles partaient allègrement, joyeuses de la journée finie, du bon air qu’elles allaient respirer après tant d’heures de réclusion et pressées de regagner le logis où les attendaient le maigre repas, et, pour plus d’une peut-être, des tristesses plus dures que le dur labeur quotidien : elles allaient ainsi, deux par deux, trois par trois, jusqu’au début de la rue prochaine où l’une se détachait du groupe, tandis que les deux autres continuaient quelques instants pour se séparer à leur tour un peu plus loin.

Pour plus d’une à partir de ce moment le trajet ne s’achevait pas toujours sans incidents. Du coin d’une rue, d’une embrasure de porte, du couvert d’un porche surgissait soudain un ami embusqué là depuis un bout de temps : un bonjour les yeux dans les yeux, un serrement de main rapide, puis on continuait la route ensemble ; heure délicieuse de l’amour naissant ; moments heureux dont l’attente seule avait rendu moins pesante la tâche du jour et dont la joie consolait par avance des soucis qu’on allait retrouver dans la mansarde.

Car elles n’y sont pas toujours heureuses ni bien reçues les pauvres filles : misérables pour la plupart dès la première enfance, mal nourries, et, ce qui souvent leur est plus pénible, mal vêtues jusqu’au jour où elles commencent à gagner quelque argent, elles rentrent au logis pour y voir les murs nus, les haillons, les petits malpropres. Brusquées par la mère qui leur reproche certaines élégances coûteuses, parfois battues par le père ivre, la plus légère marque de sympathie leur est un baume. S’il s’y mêle une nuance d’égard ou de respect, elles sont dans le septième ciel et le premier regard affectueux, la première parole d’amour les trouve sans défense. Se sentir aimées, avoir la vision qu’elles pourraient sortir de l’enfer où elles se débattent, c’est pour elles comme la révélation d’une nouvelle vie ; et c’est chez elles une impression si délicieuse et profonde qu’elle survivra même aux désillusions. Quand viendront les chagrins, les amertumes, les douleurs, le souvenir de ces heures bénies leur remontera au cœur ; avec le jour de la première communion, avec le jour du mariage elles revivront jusqu’au dernier instant la minute sacrée où l’inconnu, chaque jour aperçu depuis quelque temps, chaque jour rencontré sur le chemin, mais jusque alors silencieux, s’est avancé vers elles, un soir, au retour de l’atelier et, s’ouvrant pour la première fois, a murmuré cette parole d’amour dont toutes les générations humaines ont vécu depuis que le monde existe, dont elles vivront tant que le monde existera. Elles seront peut-être malheureuses, peut-être elles en viendront à maudire l’heure fatale où elles auront connu l’être qui les désole ou les torture et, par une sorte de contradiction involontaire, au même moment, dans le plus profond de leur conscience, elles se rediront combien il était aimable en ce temps-là, comme sa parole était suppliante et douce, comme son regard était tendre, comme elles-mêmes étaient émues et troublées.

- 2 -

Il était maintenant huit heures et quart et les groupes commençaient à devenir plus clairsemés lorsque, d’un corridor de la rue d’Orléans, débouchèrent sept ou huit ouvrières attardées : c’était l’atelier de Mlle Georges, l’une des deux grandes couturières de Nantes. Chez Mlle Georges se faisaient habiller les femmes du haut commerce, de la haute banque, des grands fonctionnaires, tandis que sa rivale, Mme Augustine, recrutait surtout sa clientèle dans l’aristocratie.

Mlle Georges occupait au premier étage du n° 15, en face des magasins de nouveautés Fraisse-Patasson, un vaste appartement dont la pièce principale était un salon luxueux donnant sur la place Royale : bien éclairé, merveilleusement aménagé pour faire valoir les riches toilettes qu’on y essayait journellement, ce salon tendu de peluche mauve, garni d’un épais tapis bleu clair et orné tout autour de glaces somptueuses était célèbre dans la société nantaise. La maîtresse du logis était une femme de cinquante quatre ans, rondelette, avec de petits yeux gris très pénétrants, des cheveux déjà blancs, une bouche volontiers souriante, femme laborieuse, intelligente, et qui cachait sous les dehors d’une simplicité aimable et d’une apparente bonhomie un caractère résolu, un rare esprit de décision, une sûreté de jugement extraordinaire. Ajoutez un goût exquis : tandis que Mme Augustine ne reculait pas, à l’occasion, devant l’exagération de quelque toilette tapageuse, Mlle Georges savait l’art suprême de conserver à ses « créations » cette élégance, mais aussi cette sobriété qui révèlent la véritable artiste.

Au moment où huit heures allaient sonner, Mlle Georges était entrée dans l’atelier : « Mesdemoiselles, avait-elle dit, je ne vous retiens pas ce soir ; mais je vous préviens qu’à partir de demain (on était au mercredi) jusqu’à la fin de la semaine il faudra veiller : les commandes nous débordent ; toutes ces dames sont pressées de partir ; elle voudraient être servies du jour au lendemain. Puisqu’elles savaient qu’elles iraient à Trouville ou à Vichy pour la fin du mois, il leur eût été bien facile de se pourvoir plus tôt ; mais enfin elles ne l’ont pas fait et, maintenant, c’est à nous qu’elles s’en prennent. Nous n’en sortirions pas : il faut faire un effort. Mademoiselle Louise (c’était la première), vous voudrez bien, dès demain matin, régler la besogne de façon que toutes les livraisons inscrites pour samedi prochain soient expédiées sans retard à cette date ; pour les suivantes, nous aviserons. Vous n’oubliez pas que vous avez rendez-vous demain pour essayer à une heure chez Mme la contre-amirale de Baupréau et, à trois heures, chez Mme Allard (c’était la femme d’un grand fabricant de conserves alimentaires). Madeleine (une des deux apprenties) vous accompagnerez Mlle Louise pour ces deux visites. »

Cinq minutes plus tard, jupes et corsages, pelotes, aiguilles et ciseaux étaient rangés en bon ordre, et les ouvrières ajustaient leurs collets et leurs chapeaux dans le vestiaire à leur usage. Elles étaient presque toutes silencieuses ; en effet la communication de Mlle Georges avait jeté un froid : la perspective de veiller quelques soirées en cette saison n’était pas pour leur plaire et elles s’habillaient faisant chacune à part soi des réflexions assez maussades.

 « Ça ne va pas être amusant, tout de même, s’écria tout à coup Mlle Claire, de retourner toute seule à des dix heures du soir dans le quartier du Jardin des plantes !

– Oh ! toute seule ! » reprit Mlle Angélique « la mal nommée », disait-on, bonne fille au fond, obligeante comme pas une, mais qui ne se refusait jamais le plaisir d’une malice ; or on savait que Mlle Claire était courtisée depuis quelque temps par un jeune employé qui l’attendait chaque soir pour la reconduire jusqu’au logis. Mlle Claire rougit :

« Dame ! tout de même, murmura l’apprentie Madeleine, une petite rusée qui en pensait plus long qu’elle n’en disait, à cette heure là, dans ce quartier là, il ne doit pas y avoir grand monde dans les rues.

– Quand on a quatorze ans, reprit Mlle Angélique ;

– Ou quand on approche de la trentaine, repartit Mlle Claire, enchantée de prendre sa revanche.

Ce fut au tour de Mlle Angélique à se pincer les lèvres (elle avait vingt-huit ans et ne passait pas pour avoir jamais été jolie).

Les autres ouvrières se mirent à rire, et l’on s’élança vers l’escalier. À la porte de la rue, on s’attendit un instant : « Quel beau temps ! quelle jolie soirée, dit l’une ; il va faire bon marcher un peu ; bonsoir, Mademoiselle Louise ; vous ne venez pas avec nous, Mlle Angèle ? bonne promenade, Mlle Yvonne ; à revoir, Mlle Adèle ; à demain, Léleine » (c’était le petit nom d’atelier de Madeleine) ; et elles partirent par groupes de deux ou de trois.

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Mlle Louise s’en allait tous les soirs de compagnie avec Mlle Anna, l’une demeurant près de l’esplanade de Sainte-Anne, l’autre au cœur de la Ville-en-bois. Elles faisaient route ensemble jusqu’à l’extrémité de l’avenue de Launay, où Mlle Anna quittait sa compagne pour se détourner vers la droite. Long trajet pour toutes deux, mais dont la fatigue était salutaire à leurs vingt-cinq ans : après une journée entière où l’on était demeuré courbé sur la table de travail, où les yeux s’étaient usés en d’interminables points de couture, où les mains s’étaient raidies à maintenir ou à plisser l’étoffe, la marche était pour ces jeunes corps une détente nécessaire et, par ce temps délicieux, en cette saison charmante, elles auraient volontiers doublé l’étape. Mais on les attendait avec impatience au logis ; il y avait là tant de menues besognes qui réclamaient leur dextérité : la mère vieillissait, un rien la fatiguait maintenant ; il fallait achever pour la jeune sœur la robe du dimanche, raccommoder pour le père le gilet ou le pantalon, et c’était bien assez pour la vieille de préparer les repas, de faire les savonnages, de tendre le linge sur les cordes ajustées dans la chambre. Puis, le lendemain matin, il fallait se lever de bonne heure, mettre la chambre en ordre, nettoyer ses chaussures, faire sa toilette, et cependant arriver pour huit heures à l’atelier. Pour se lever de bonne heure, il fallait ne pas se coucher trop tard.

Les deux jeunes filles allaient donc d’un pas alerte, accompagnées de Louisette, l’autre apprentie, qui demeurait dans la même maison que Mlle Louise. On causait doucement, tout le long du chemin, à cœur ouvert, avec une confiance mutuelle, Mlle Anna, toute timide, s’effaçant par goût et ne s’ouvrant guère, avec quelque abandon, que dans la compagnie de « Mlle Louise » pour qui elle avait une sorte de culte.

C’était une bonne fille, en effet, cette Louise Bourdeau, serviable, modeste, sévère à elle-même, indulgente pour les travers de ses camarades, empressée à faire valoir leurs qualités. Entrée à treize ans comme apprentie dans l’atelier de Mlle Georges, elle y était restée comme ouvrière et s’y était montrée si laborieuse et intelligente, avec un sens si délicat de l’élégance des formes, de l’harmonie des couleurs, de la souplesse des ajustements que sa maîtresse l’avait vite appréciée, en même temps que ses compagnes la prenaient en amitié ; À dix-huit ans, elle était comme le bras droit de la première : à elle on confiait les besognes que demandaient le coup d’œil et la sûreté de main de l’artiste ; à elle aussi Mlle Georges demandait d’ordinaire un avis pour une « création » projetée, sûre qu’avec son goût exquis la jeune fille imaginerait quelque merveille d’élégance sobre et discrète. Un beau jour, l’atelier apprit avec stupeur que la première, sans s’en être ouverte à personne, venait de prendre le voile : le même jour, Louise était installée première. Elle n’avait même pas vingt ans. Chose rare, il n’y eut qu’une voix pour approuver, et Mlle Angélique elle-même déclara que le seul tort de cette promotion était d’avoir été trop tardive.

Au demeurant, belle fille autant qu’elle était bonne : grande, bien prise, souple d’allure, de démarche aisée, avec un air décent et réservé, toujours vêtue de noir et juste avec assez d’élégance pour ne pas offusquer par une affectation de simplicité, mais en même temps assez simple pour bien marquer son éloignement de toute pensée de coquetterie. Le visage ne déparait pas l’ensemble : brune, avec la figure d’un ovale allongé, un nez un peu fort, mais de beaux yeux bruns profonds et caressants ; une bouche sérieuse, mais dont le sourire était très doux, de magnifiques cheveux châtain, abondants et soyeux, bien plantés sur un front où l’on pouvait discerner comme une ombre de tristesse, elle laissait l’impression d’une nature honnête et bonne et attirait par je ne sais quelle expression de gravité douce.

Lorsqu’elle passait dans les rues, il était rare qu’elle ne fût pas remarquée et, bien qu’elle allât toujours d’un pas mesuré, la tête légèrement inclinée, les femmes jetaient un coup d’œil et les hommes se retournaient volontiers. Même hors du quartier commerçant où elle était connue, nul n’aurait osé l’aborder ; mais plus d’un se renseignait ou se détournait pour la suivre à distance. Une seule fois, un inconnu, qui s’était attaché aux pas des trois ouvrières depuis la place Royale, se rapprocha tout à coup à l’extrémité de la rue Dobrée et, se penchant vers l’oreille de Louise, lui murmura quelques-unes de ces paroles qu’entendent le soir, dans la rue déserte, tant d’ouvrières rentrant chez elles ; elle ne fit pas un mouvement ; Louisette toute tremblante se serrait contre ses jupes, et Mlle Anna, plus rouge qu’une pivoine, se serait enfoncée sous terre. L’audacieux les frôla de plus près : Louise serra le bras d’Anna et, s’arrêtant net, regarda l’indiscret d’un tel air si calme et résolu qu’il demeura tout interdit cloué sur place. Pour une timide comme Mlle Anna, on comprend quelle précieuse compagne était une telle jeune fille pour le retour, le soir ; aussi ne l’aurait-elle pas quittée d’un pas.

Nos trois ouvrières allaient donc sans hâte ni lenteur. Elles venaient de franchir la rue Crébillon et la place Graslin et, continuant par la rue Voltaire, elles atteignaient l’hôtel du Commissariat général de la Marine lorsque, longeant les maisons d’en face, elles furent croisées par un homme encore jeune, de bon air et de tournure élégante, qui rasait le mur de l’hôtel et qui les regarda avec attention.

« Le fils Harmand, dit Mlle Anna. Tiens ! comme il regarde ! » Et, comme Louise ne répondait pas : « Oh ! Mademoiselle Louise, il regarde toujours ! » Louise sourit sans rien dire. Au bout de quelques pas, Anna revenant à la charge : « Mais pourquoi donc regardait-il comme cela, M. Harmand ? » Cette fois, Louise se mit à rire pour de bon : « Ne vous tourmentez pas, ma bonne Anna : il est bien probable que M. Harmand va tout simplement faire un tour en fumant sa cigarette.

– Mais il ne cessait pas de regarder. »

– Mais par la bonne raison, ma chérie, qu’il n’avait personne autre à voir ; nous étions seuls dans la rue à ce moment-là, lui et nous. »

Anna n’insista plus, mais, visiblement, elle ne paraissait pas convaincue. Le trajet était long de l’atelier à la Ville-en-bois : durant le quart d’heure que se prolongea encore la marche, il ne fut plus question de M. Harmand. Aux abords de Sainte-Anne, les deux amies se séparèrent après une bonne poignée de mains, comme tous les soirs.

- 4 -

Ce n’était pas un beau quartier que le quartier de l’Esplanade : maisons délabrées, ruelles sordides, hommes noirs des fumées ou des poussières d’usines, femmes au teint hâve, enfants déguenillés et pieds nus, pauvres petits rongés par toutes les lèpres que leur avait infusées le sang vicié des parents, voilà ce qu’on rencontrait de l’extrémité de l’avenue de Launay jusqu’à la maison où demeuraient Louise et l’apprentie.

Le logis même n’était pas d’aspect rassurant. Situé au haut de la montée qui, du quai, mène à la plate-forme, deux maisons seulement le séparaient de la place. On entrait par un corridor noir, aux murs sales, et il fallait quelques précautions pour gravir l’escalier à demi vermoulu. Louise habitait avec sa mère l’étage le plus élevé de cette misérable demeure.

Au palier de l’étage qui précédait le sien, le jeune fille mit un baiser sur le front de Louisette, recommandant à l’enfant d’être bien sage, et, quand celle-ci fut entrée, acheva l’ascension :

« Bonsoir, mère, dit-elle avant même d’avoir refermé la porte. Je t’ai mise en retard parce que Mlle Georges avait à nous parler ; je te conterai cela tout à l’heure ».

Elle embrassa la bonne femme, plus vieillie par la fatigue que par l’âge, car elle n’avait guère plus de cinquante sept ans ; et elle alla se déshabiller dans une chambre voisine. Deux minutes après, la mère et la fille étaient assises devant une table en bois blanc, recouverte, en guise de nappe, d’une toile cirée blanchâtre et sur laquelle fumait, dans une soupière de porcelaine grossière, une soupe aux choux relevée d’un peu d’oseille.

Ce n’était pas une femme vulgaire que la mère Bourdeau : grande, quoique un peu voûtée, de taille légèrement épaissie, mais non sans un reste d’élégance, elle avait, avec ses cheveux grisonnants, ses yeux bruns dont l’expression rappelait ceux de sa fille, son visage grave et honnête, je ne sais quel air de dignité simple. Il y avait vingt-six ans qu’elle était venue, un soir, se réfugier dans ce pauvre logis avec sa fille alors âgée de huit mois. D’où venaient-elles ? personne, dans la maison ni dans le quartier, ne le savait et personne ne le demanda. On était habitué, dans la région de Misery, à voir des installations mystérieuses, des arrivées subites, des départs non moins brusques ; des filles grosses arrivant, venant attendre là, dans quelque taudis, leur délivrance ; des visiteurs qui se glissaient le soir, furtivement, dans ces logements suspects pour venir prendre en hâte des nouvelles de quelque malheureuse en mal d’enfant et qui n’y faisaient pas long séjour, plus pressés de repartir que de s’attarder.

C’est là que la jeune mère avait élevé sa fille, courageuse, d’une propreté recherchée, ne sollicitant jamais l’assistance de personne, mais en revanche secourable aux voisines qu’elle aidait de son mieux, le cas échéant, sans se mêler jamais aux commérages et aux réunions de quartier. Elle avait obtenu de diverses fabriques toute sorte de besognes, fichus ou bonnets à coudre, corsets à piquer, parapluies à couvrir, travaux peu rémunérés, mais qui suffirent à ses besoins tant que la fillette fut en bas-âge.

Plus tard, lorsque l’enfant commença d’aller à l’école, la mère, plus libre, fit des ménages. Elle rencontra, dans le hasard de sa clientèle, quelques bonnes âmes qui s’intéressèrent à la mère et à l’enfant, donnant à celle-ci des robes défraîchies, des jupons devenus trop courts, des chaussures trop étroites pour les enfants qui grandissaient.

La petite Louise se faisait d’ailleurs aimer : douce, sérieuse, caressante, elle adorait sa mère et, toute petite, n’avait d’autre souci que de l’aider aux travaux du ménage ; à l’école, où elle resta de cinq à treize ans, les sœurs l’avaient prise en amitié et, comme elle était presque toujours la première et qu’elle promettait d’être aussi intelligente qu’elle était pieuse et bonne, volontiers elles l’encourageaient à demeurer parmi elles, à se faire elle aussi l’éducatrice des petites et des humbles. À ce bon cœur, toujours prêt à se dévouer et que les souffrances des malheureux touchaient jusqu’à la faire pleurer, offrir une telle destinée c’était la tenter ; et sans doute elle s’y fût prêtée de toute son âme si elle n’eût compris qu’avant tout elle se devait à sa mère.

Sortie de l’école et demeurée l’amie reconnaissante de ses maîtresses, elle fut admise, grâce à leur recommandation, comme apprentie dans l’atelier de Mlle Georges. Si jeune qu’elle fût, ouvrière deux ans plus tard, elle était mûre déjà pour se frayer son chemin et, par suite de l’événement imprévu dont on a parlé, elle y parvint plus vite que sa jeune ambition n’aurait osé l’espérer. Première à vingt ans et réputée l’une des plus habiles couturières de Nantes, elle avait son avenir assuré, avenir modeste sans doute, mais suffisant pour les besoins de sa mère et les siens.

- 5 -

Il semble qu’affranchies de la misère et garanties contre les menaces du lendemain, les deux femmes auraient pu quitter la maison sordide où elles avaient vécu jusque alors. La mère n’eût pas mieux demandé, non pour elle, qui était faite à toutes les privations comme à tous les écœurements, mais pour sa fille, son unique joie et sa seule consolation. Abandonner l’entourage de misère où s’écoulait leur existence, soustraire son enfant, devenue une belle jeune fille, à des spectacles affligeants, à des contacts plus répugnants encore, se rapprocher du quartier où demeurait Mlle Georges, par suite diminuer la fatigue des courses de chaque matin et de chaque soir, et cela surtout pendant les sept ou huit mois de saison rude ou capricieuse, tout cela était désirable, naturel, possible. Ce fut la fille qui s’y opposa, suppliant sa mère de remettre à plus tard ce projet de déménagement : d’abord le loyer était dérisoire, et il était plus sage de ne pas renoncer encore aux vieilles habitudes de triste économie ; puis c’était une masure sans doute que cette maison, mais, une fois franchi le corridor et gravi l’escalier, quand on avait pénétré dans l’appartement et passé de la pièce d’entrée dans celle qui donnait sur le quai, quel enchantement ! et quel richard pouvait se flatter d’avoir un air plus salubre et une plus admirable vue ?

Le logement ne comprenait que ces deux pièces, et encore celle qui servait d’entrée n’était-elle éclairée que par un châssis de vitres prenant jour sur la chambre de devant ; c’était là qu’on faisait les grosses besognes, cuisine, savonnages, repassages ; là on mangeait, on lavait la vaisselle, on suspendait le linge à sécher sur des cordes tendues dans toute la largeur de la pièce.

Mais, même dans ce réduit obscur, quand on ouvrait la porte de communication, qu’un flot d’air pur s’y engouffrait, que le soleil y dardait ses flèches d’or, c’était comme un éblouissement et les yeux se fermaient involontairement pour amortir l’aveuglante clarté soudaine. Et, dans la chambre principale, de l’unique fenêtre, quel spectacle ! Devant soi, presque à ses pieds, la Loire se déroulant à perte de vue dans toute son ampleur majestueuse, depuis l’extrémité du quai de la Fosse jusqu’à la courbe que le grand fleuve dessine vers la droite et qui s’infléchit vers les ateliers d’Indret ; en face Trentemoult avec ses usine et ses prairies ; plus loin, se laissant entrevoir de cette hauteur, un troisième des six bras du fleuve, semblable, de cette distance, à un ruban argenté ; plus loin encore, au delà des villas, des bouquets d’arbres et des toits rouges, une ligne ondulée de verdure et d’habitations disséminées marquant les sinuosités d’un autre bras ; puis, encore plus loin, se perdant jusqu’aux confins de l’horizon, un fouillis de végétation, de constructions indistinctes, de cheminées de fabriques, tout cela enveloppé de cette vapeur légère et transparente qui baigne le lit de la grande rivière, adoucit les teintes, amollit les aspérités et fait de ce panorama un spectacle vraiment enchanteur. Joignez-y l’incessant va-et-vient des petits bateaux qui transportent d’une rive à l’autre ouvriers de fabriques, maraîchers, poissonniers ; le mouvement des paquebots qui sillonnent le fleuve, de Nantes à la mer, avec leurs cheminées fumantes, leurs sifflets stridents, leurs cloches annonçant le départ ou l’arrivée ; puis, tout à coup, le sifflement d’une locomotive et le passage du train de Saint-Nazaire, en plein quai, au milieu des marchandises amoncelées sur la berge, entre les deux chaînes que les gardes-vigies tendent pendant le passage du train ; aux portières des wagons des têtes s’avançant curieuses, attentives, coiffes nantaises, bonnets de culs-salés, bérets de matelots, figures bronzées de vieux marins, au cou nu, avec le large col bleu rabattu sur la veste où s’étale, brodée, l’ancre rouge ; puis le roulement sourd des lourds tramways qui s’annoncent à son de trompe ; et, tandis que circulent sur le fleuve ou sur le quai ces navires, ces embarcations, ces voitures, les ouvriers du port chargeant sur les bâtiments de commerce ou déchargeant les marchandises, les escouades de portefaix faisant la chaîne du navire à l’entrepôt, la manœuvre des grues, le grincement des machines, les jurons des hommes et, plus près encore, là tout à fait en bas, les habitués de buvettes rôdant sur le trottoir, guettant une rencontre, avides d’éteindre une soif qui ne s’éteint plus guère.

Louise et sa mère n’avaient guère le temps et ne se donnaient guère le loisir de contempler les splendeurs du paysage, non plus que le mouvement du port. Elles étaient d’ailleurs blasées sur les beautés ou l’intérêt du spectacle et cependant, rien qu’à voir l’horizon lointain, le ciel bleu, le soleil se reflétant dans le fleuve, le mouvement de cette circulation, le rayonnement de cette vie intense, il leur semblait être moins seules et, vivant depuis tant d’années de cette vie presque en plein air, il leur eût manqué un peu de joie dans l’âme, un peu de lumière dans le regard, s’il leur avait fallu se confiner dans quelque ruelle au centre de la ville.

D’ailleurs le besoin de propreté de la mère et de la fille, le goût délicat de l’ouvrière avaient transformé leur troisième étage en un logis presque agréable. Dans la pièce de travail, tout était soigneusement rangé, ustensiles de cuisine, poterie, vaisselle, linge de service. La chambre ne contenait qu’un grand lit de noyer que la fille partageait avec la mère, mais bien entretenu et garni de draps toujours blancs et bien étirés, une commode également en noyer et plus que suffisante pour la garde-robe des deux femmes ; au-dessus, une petite étagère en bois blanc dont les rayons supportaient quelques livres, ouvrages de piété, récits de voyages : c’étaient les prix que la fillette avait jadis rapportés de l’école et, comme pour en indiquer l’origine, deux ou trois couronnes en papier à feuilles d’or fanées posées sur quelques-uns de ces livres ; à droite et à gauche de l’étagère, deux tableaux : le certificat de première communion et un brevet « de bonne conduite, de piété et d’assiduité au travail » que les sœurs avaient remis à l’enfant lorsqu’elle avait quitté l’école ; une petite table avec une boîte à ouvrage, enfin trois chaises de paille complétaient l’ameublement ; ajoutez des rideaux blancs à la fenêtre, une tenture d’un papier grisâtre parsemé de fleurettes roses et bleues et, en été, quelques fleurs, roses, pétunias, marguerites sur l’appui de la fenêtre. En somme, pauvre logement, mais dont tous les recoins, tous les meubles, tous les détails parlaient au cœur de celles qui l’habitaient. Aux heures de tristesse, un regard de la mère ou de la fille sur ces reliques, petits volumes défraîchis, couronnes ternies, tableaux qui rappelaient le souvenir d’une enfance laborieuse et honnête, relevaient un peu le courage et ramenaient l’espérance.

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Pour toutes ces raisons Louise avait préféré ne pas quitter la maison. Ce n’étaient pas les seules : un charme la retenait là. Car de quel autre nom appeler ces attractions mystérieuses qui nous attachent en un lieu, dans un pays, dans un quartier, dans une demeure souvent triste et parfois presque inhabitable et que nous ne voulons plus quitter ; sentiment confus dont nous ne pouvons démêler les raisons, que les savants qui savent tout seraient bien embarrassés d’expliquer et qui tient à la fois de l’habitude, de l’instinct et, pour une part, d’une sorte de superstition.

Le charme, c’était Louisette, l’apprentie.

Quatorze ans auparavant, alors que Louise et sa mère étaient déjà d’anciennes locataires de la maison, un jeune ménage était venu s’établir à l’étage au-dessous. Le mari charpentier de la marine, la femme lingère, alors enceinte, étaient d’honnêtes gens laborieux et rangés. Les relations s’établirent, sans empressement mais sans contrainte, entre les locataires du troisième et ceux du second.

La délivrance de la jeune mère resserra ce premier lien. Dans les pauvres ménages, où le devoir de s’entraider est d’autant mieux compris que l’assistant d’aujourd’hui a le sentiment qu’il deviendra peut-être l’assisté de demain, c’est de bon cœur et sans compter que les valides apportent leur secours aux infirmes : « à charge de revanche » est le mot d’ordre accepté par tous. Au moment de l’accouchement et la sage-femme une fois partie, la mère Bourdeau s’était faite, de jour et de nuit, la garde de l’accouchée : c’était elle qui avait donné les premiers soins au nouveau-né, elle aussi, quand l’accouchée avait pu quitter le lit, qui l’avait aidée de son expérience.

Pour Louise, alors âgée de quatorze ans et qui venait d’entrer comme apprentie chez Mlle Georges, cette naissance avait été un événement. Avec cet instinct de la maternité qui dort au cœur de toute fillette et qui s’éveille dès qu’elle tient entre ses mains la poupée la plus déguenillée, elle s’était attachée au petit être dont elle rêvait depuis des semaines. Le soir où, rentrant de l’atelier, elle avait appris la grande nouvelle, elle avait bondi jusqu’à la chambre et, après avoir embrassé la mère, se postant auprès du berceau, elle était demeurée près d’un quart d’heure silencieuse, immobile, comme en extase, n’ayant pas les yeux assez grand ouverts pour contempler le bébé : dans le petit lit où l’enfant reposait endormi ou vagissant, elle le couvait comme s’il eût été le sien ; c’était un ravissement que de caresser ses petits bras potelés, de prendre dans sa main les petites mains du cher trésor, de lui sourire, de lui murmurer quelques-unes de ces douces paroles qui sortent toutes seules, on ne sait comment ni d’où elles les ont apprises, de la bouche et du cœur de ces jeunes mères de quatorze ans.

À partir de ce moment, les relations entre les deux étages devinrent de plus en plus cordiales. Louise, choisie comme marraine de l’enfant qui reçut son nom, ne partait plus le matin, ne revenait jamais le soir sans entrer embrasser sa filleule ; et ce lui était un des instants de bonheur de sa journée de voir les petits bras se tendre quand elle entrait, d’entendre le cri de joie, de baiser la bouche mignonne.

Les années passèrent. L’enfant grandissait. Elle alla à l’école : Louise supplia qu’on lui permît de l’y conduire le matin, faisant ainsi un crochet qui allongeait son chemin de quelques minutes, mais récompensée, et au-delà, par l’amitié de la fillette qui ne pouvait plus se passer d’elle. Le dimanche, quand elle restait à la maison, ce qui arrivait souvent dans la saison mauvaise, elle faisait monter l’enfant, l’exerçait à lire ou commençait à lui apprendre un peu de couture, tout en lui racontant des histoires que sa jeune imagination inventait, et dont un rien, un bateau qui passait, un groupe de promeneurs qui stationnait, un coup de vent qui faisait se balancer les navires sur l’ancre, lui faisait naître la pensée.

Vinrent les deux années qui précèdent la première communion : ce fut Louise qui se chargea de faire apprendre et réciter le catéchisme ; c’était la besogne de chaque soir avant le coucher de l’enfant. La première communion faite – et ce jour-là, pour la première fois depuis qu’elle était chez Mlle Georges, la jeune fille avait demandé la permission de ne pas venir à l’atelier ; c’est qu’aussi l’enfant, faisant honneur à sa maîtresse, avait eu « les vœux », comme Louise elle-même quinze ans auparavant – ce fut au tour de Louisette d’entrer en apprentissage. Sa marraine, longtemps d’avance, s’était assuré la première place à prendre et Mlle Georges, qui n’avait rien à refuser à une pareille première, se montra pour l’enfant accueillante et presque maternelle.

Les choses allaient ainsi depuis un peu moins d’un an. Louise pouvait considérer comme bien avancée la tâche qu’elle s’était imposée de tirer d’affaire sa filleule : dans quatre mois, l’enfant serait ouvrière en titre et, comme on ne pouvait guère supposer qu’aimante et docile comme elle avait toujours été, d’ailleurs toujours guidée par sa marraine, il y eût pour elle le moindre danger de perversion, son avenir paraissait assuré, et c’était bien ainsi que l’entrevoyaient les parents de la fillette dont la reconnaissance pour la jeune fille ne savait comment s’exprimer.

Ce n’était pas assez pour Louise : elle s’était fait à elle-même le vœu secret de ne pas quitter sa protégée d’un instant tant que la fillette ne serait pas sortie d’apprentissage et, jusqu’à ce terme, elle se considérait comme liée par sa conscience, et le souci de cette tutelle était devenu pour elle comme une sorte de préoccupation superstitieuse : il arriverait malheur à l’enfant si elle se relâchait un seul jour de ce devoir volontaire, surtout si elle s’en désintéressait avant la tâche accomplie. Et c’était là, plus encore que les raisons d’hygiène ou d’économie, le vrai motif pour lequel elle avait demandé à sa mère de ne pas quitter leur pauvre logement.

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Y avait-il peut-être au fond de cette âme candide, dans les replis les plus cachés de cette conscience virginale, quelque autre motif, de ceux que même une Louise Bourdeau n’avoue pas par une sainte pudeur, même à une mère adorée et qui l’adore ? Nul n’aurait pu le savoir : tout au plus, en surprenant parfois sur ce front pur comme un pli imperceptible, dans ces yeux doux et profonds comme une ombre de tristesse, tout au plus aurait-on pu se le demander. Mais la jeune fille avait si peu le loisir de rêver et ces impressions fugitives étaient si légères et rapides que sa mère seule avait eu parfois comme le soupçon de quelque secret intime et douloureux.

Aussi, ce point noir écarté (et même y avait-il vraiment lieu de se préoccuper ?), les deux femmes, malgré leur pauvreté, vivaient heureuses. Il y avait eu de dures années, mais le temps des épreuves paraissait terminé et, sans être brillant, l’avenir semblait moins sombre. La mère faisait encore des ménages, mais elle pouvait se permettre de les choisir, ce qui n’était indifférent ni pour sa santé, ni pour toute sorte de raisons d’ordre moral. La fille était maintenant pourvue d’un salaire convenable et l’on jouissait ensemble un peu plus tranquillement des quelques heures de repos que le dimanche ramenait.

Ce jour-là, ses dévotions terminées, Louise allait régulièrement faire aux sœurs une visite plus ou moins prolongée, selon qu’elle avait quelque projet de sortie ou d’occupation concerté avec sa mère ou sa filleule. C’était une habitude constante ; elle se l’était d’abord imposée comme une règle au sortir de l’école et par reconnaissance pour les pieuses filles qui avaient été bonnes pour elle ; puis la règle était devenue vite un besoin, et il eût manqué quelque chose à ce bon cœur si le dimanche, après les occupations de la semaine, les commérages entendus à l’atelier, les visites aux clientes pour « l’essayage », elle n’était pas allée se retremper dans l’atmosphère de la tranquille et sereine maison où s’étaient écoulées quelques-unes des meilleures années de son enfance avec sa mère et sa filleule. Les sœurs faisaient partie pour elle de cette famille du cœur dont les déshérités se font comme une famille d’adoption, qu’ils associent à leurs peines comme à leurs joies et où ils puisent le réconfort qui leur rend la vie supportable.

À plus forte raison, chaque fois que son humble existence avait été marquée par quelque événement d’importance pour elle, les sœurs avaient été aussitôt informées. Le jour où Mlle Georges lui avait offert, son apprentissage allant se terminer dans quelques semaines, de la conserver comme ouvrière, elle était allée, le soir même, annoncer à l’école cette bonne nouvelle. Au jour plus récent où, tout à coup, elle était devenue première, aussitôt rentrée, et après avoir embrassé sa mère et Louisette, elle avait couru, malgré l’heure tardive, chez la supérieure, et ç’avait été, entre la religieuse, les sœurs qu’elle avait fait venir et la jeune fille, une effusion d’embrassades et de serrements de mains.

« Et puis, avait ajouté Louise, comme un bonheur, dit-on, n’arrive jamais seul, Louisette entrera dans trois mois comme apprentie ; j’ai obtenu cela de Mlle Georges, qui est si bonne pour moi. 

– Voyez vous ça ! la petite diplomate ! avait dit la supérieure ; elle a trouvé le moyen de faire d’une pierre deux coups ! Vous avez bien agi, Louise ; c’est une bonne action bien placée. Dans quelques mois, nous vous demanderons la même faveur pour une de nos petites, intéressante aussi et méritante. »

On juge si la jeune fille trouvait plaisir à entretenir des relations aussi affectueuses.

Cette visite faite, quand le temps était favorable dans la belle saison, les deux femmes, quelquefois accompagnées de Louisette, prenaient le bateau pour aller jusqu’à Trentemoult, chez une amie d’enfance de la mère Bourdeau, honnête femme qui avait épousé, il y avait une trentaine d’années, un maraîcher, alors simple tâcheron, qui depuis s’était établi à son tour, avait réussi et dirigeait, aidé d’un fils de vingt-huit ans et d’une fille de vingt-cinq, un établissement considérable d’horticulture.

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« Eh bien, mère ! voici, dit la jeune fille qui venait de se déshabiller dans la chambre et rentrait, vêtue d’une robe de fatigue, se mettre à table, Mlle Georges nous a retenues un instant pour nous prévenir que, jusqu’à la fin de la semaine, on veillera. Toutes ces dames sont pressées et voudraient être servies chacune la première. Voilà les départs qui commencent pour Vichy, la Bourboule, Trouville, et l’on ne sait plus à qui entendre. Heureusement la chaleur est encore supportable et le soir il fait bon. Je dois aller « essayer » demain chez Mme de Beaupréau, tu sais, la femme du commissaire-général, et puis chez la bonne Mme Allard. Mlle Georges est contente parce qu’il lui est venu une cliente nouvelle, une habituée de Mme Augustine. Il paraît que ça branlait dans le manche depuis quelque temps ; et, à propos de je ne sais quoi, Mme Augustine l’a pris d’un peu haut et on s’est fâché. C’est Mme Harmand, la veuve du grand armateur, la mère de ce monsieur qu’on dit si riche et qui fait de si jolis tableaux pour son plaisir. »

La mère Bourdeau avait relevé vivement la tête, arrêtant le mouvement de son bras qui portait une cuillerée de soupe à sa bouche.

« Tu la connais, Mme Harmand ?, reprit la jeune fille un peu étonnée.

– De nom seulement », répondit la mère.

– Ces demoiselles disaient tantôt que c’est une bonne personne, qui a une grande fortune ; elle demeure avenue de Launay, dans un hôtel magnifique à ce qu’il paraît. Mais je ne ferai connaissance avec elle que la semaine prochaine, parce que Mlle Georges tient à ce qu’on mette d’abord en état toutes les commandes en retard. Louisette est contente, parce que Mlle Georges lui a dit de se tenir prête à m’accompagner demain chez Mme Allard ; et Mme Allard donne toujours une petite pièce blanche à l’apprentie. Et ici, mère, rien de nouveau ? Comment as-tu passé ta journée ? Il a fait bien chaud tantôt, de deux heures à quatre. Je crois que je me serais presque assoupie si je n’étais pas forcée. Mlle Angélique avait toutes les peines du monde à tenir son aiguille ; et cette petite malice de Lailaine riait sous cape.

– Moi, répondit la mère, je n’ai pas trop souffert de la chaleur, parce que j’avais l’esprit en tourment : j’avais peur d’un orage pour ce soir avant que tu sois rentrée, et ça m’a tenu éveillée ; j’étais toujours à regarder du côté de Saint-Nazaire s’il se formait des nuages ; heureusement, ça s’est bien passé. Mais il y a une lettre pour toi.

– Une lettre ?

– Oui, et ça m’a encore ennuyée ; c’est le facteur qui l’a apportée ce soir. »

Et la bonne femme se leva pour retirer le papier d’un tiroir. Louise regarda l’adresse : écriture masculine et inconnue. « Quelque galantin ! », murmura-t-elle ; et, déchirant l’enveloppe, elle alla droit à la signature. « Ah ! s’écria-t-elle, François Harmand ! qu’est-ce donc ? serait-ce ce Monsieur Harmand que nous venons de rencontrer ce soir, le fils de cette dame Harmand dont nous parlions tout à l’heure ? Car justement nous l’avons croisé rue Voltaire, et il paraît qu’il a beaucoup regardé ; Mlle Anna en était scandalisée. Mais que veut-il ? » Et, d’un regard, elle parcourut la lettre, d’ailleurs fort brève.

Mademoiselle, écrivait M. Harmand, c’est à vous que je prends la liberté d’adresser cette lettre, destinée en fait à Madame votre mère aussi bien qu’à vous. Je désirerais avoir avec Madame votre mère comme avec vous-même, un entretien de grande importance, et je vous serais reconnaissant, à l’une et à l’autre, de vouloir bien me faire savoir quel jour et à quelle heure vous pourriez me faire l’honneur de me recevoir. Je vous prie de vouloir bien agréer, Madame votre mère et vous, avec mon remerciement d’avance, mes plus respectueux hommages. François Harmand. 11 avenue de Launay.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? M. Harmand passe pour très sérieux et très rangé : sa lettre ne peut donc pas être comme celles qui nous arrivent quelquefois. D’autre part, s’il s’agissait de la commande faite par sa mère, il en aurait dit un mot ; et d’ailleurs, mère, il ne t’aurais pas mêlée à cette communication. Je n’entrevois aucune explication ; je ne comprends pas. »

La mère ne répondait pas. Elle avait écouté comme inquiète, presque sombre, et le dîner s’acheva sans qu’elle eût repris sa sérénité.

« Mais, mère, reprit sa fille, il me semble que cette lettre te préoccupe ; ne t’en fais donc pas de souci ; de quoi qu’il s’agisse, tu sais bien qu’aucune volonté humaine ne nous fera faire ce que nous ne jugerions pas bien de faire, et tu sais bien aussi que nous ne ferons jamais rien l’une sans l’autre. Ne te tourmente donc pas. »

Il faut croire que la mère avait quelque raison de se tourmenter, car les encouragements de sa fille ne réussirent pas à la remettre en équilibre.

- 9 -

« Mais quelle belle soirée ! », reprit tout à coup la jeune fille, regardant à travers le vitrage, avec le secret espoir d’amener une diversion ; voilà la lune qui apparaît là-bas du côté de Trentemoult ! »

Les deux femmes achevaient en ce moment leur frugal repas. C’était l’habitude qu’avant de se mettre au travail de la veillée la mère lavait rapidement la vaisselle que la fille essuyait et rangeait. On passait ensuite dans la chambre de devant pour une heure ou deux. Mais ce soir le temps était si doux qu’une fois achevée la toilette de la salle à manger Louise proposa de respirer le frais quelques minutes avant de reprendre l’aiguille. Et les deux femmes s’accoudèrent à la petite fenêtre.

La lune était dans son plein et, de sa clarté sereine, illuminait l’admirable paysage. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la Loire apparaissait, se déroulant comme un interminable et large ruban d’argent ; les vagues scintillaient comme autant d’étoiles ; sur le fleuve on distinguait, aussi nettement qu’en plein jour, les mâtures et les cheminées des bâtiments, et l’on voyait se balancer au haut des vergues les flammes des pavillons légèrement agitées par la brise. De ci de là un bateau attardé allongeait tout à coup sa silhouette au lointain, vigoureusement poussé par les rames dont l’eau, ruisselant à chaque mouvement des bras qui les soulevaient, retombait comme une pluie de diamants. En face, noyées dans l’ombre ou vivement éclairées par la lumière de l’astre, les hautes futaies, les rangées de peupliers ou les saussaies qui s’infléchissaient en courbes doucement fuyantes selon les sinuosités du courant.

Partout, aussi loin que portait la vue, aussi haut que l’âme pouvait s’élever et l’esprit se perdre dans une rêverie silencieuse, une impression de calme et de paix délicieuse que troublaient seuls par intervalles le sifflement de quelque machine dans les usines du voisinage ou le rapide passage d’un train. Jusqu’à la petite fenêtre, où les deux femmes aspiraient à pleines lèvres l’air pur et le charme reposant de cette soirée, montaient les senteurs d’acacias voisins, de chèvrefeuille ou de clématite. La mère et la fille demeuraient muettes, comme recueillies dans une sorte d’extase.

Après quelques instants, la mère quitta la fenêtre pour quelques menus préparatifs en vue de la veillée. Louise, qui jusque là avait promené son regard sur tous les points de l’horizon, s’immobilisa soudain dans la direction de Trentemoult, comme si elle voulait s’orienter : dans le fouillis de points lumineux, vitres frappées par la lune, reflets de châssis dans les jardins potagers, fenêtres éclairées, jets de lueurs électriques, dont les profondeurs de l’île étaient comme tachetées, il semblait qu’elle cherchât à discerner quelque chose. Soudain son regard se fixa sur un point éloigné, presque à la limite de l’horizon, dans la direction d’un rideau de peupliers ; elle restait là comme perdue dans un rêve. Sa mère qui allait et venait dans la pièce, l’apercevant ainsi, la regarda un instant : « Pauvre petite ! pensa-t-elle ; et lui, s’il ne l’aime pas ! »

Quelques instants plus tard, les deux femmes étaient assises devant leur table de travail, recommençant à causer des incidents de la journée. Et de l’extrémité de Trentemoult, l’œil exercé d’un ami, s’il l’avait voulu, aurait pu discerner, non loin de l’esplanade de Sainte-Anne, le point lumineux de la petite fenêtre éclairée.

- 10 -

Le mercredi de la semaine suivante, vers trois heures, Louise Bourdeau descendait l’escalier du somptueux hôtel que Madame Harmand occupait au n° 11 de l’avenue de Launay. Près d’elle, l’apprentie Louisette, le bras passé dans la courroie d’une des ces boîtes oblongues où les couturières enferment les toilettes qu’elles vont essayer ou livrer, toutes deux, l’enfant surtout, regardant avec des mouvements d’admiration les richesses de cette demeure splendide, les murs revêtus d’un stuc éblouissant, les voussures du plafond ornées de peintures aux tons discrets, sur les paliers de vieilles tapisseries recouvrant les murs et faisant saillir en un relief puissant, par le contraste de leurs teintes sombres, la blancheur éclatante des bustes ou des statues de marbre disposés dans les encoignures ; la fine rampe de l’escalier en fer délicatement forgé et où se déroulait de haut en bas un inextricable enchevêtrement de branches tordues et de fleurs merveilleusement ciselées ; et du haut en bas un épais et mœlleux tapis où le pied se posait, laissant comme la sensation d’une mer mouvante où l’on eût rebondi d’une vague sur une autre.

C’était au second, dans la chambre même de Mme Harmand, que venait de se faire « l’essayage » de la toilette commandée. Arrivées au palier du premier étage, l’ouvrière et l’apprentie s’arrêtèrent un instant pour ramasser les plis de leur jupe afin de l’avoir bien en main, et déjà elles avaient mis le pied sur la première marche pour continuer leur descente lorsque, en bas de l’escalier, au détour de la rampe, apparut François Harmand qui montait et dont les bottes vernies craquaient légèrement sur le tapis souple. Apercevant les deux ouvrières, il s’effaçait sur le côté, s’apprêtant à saluer poliment, lorsqu’il reconnut Louise Bourdeau qui descendait à contre-jour et que, tout de suite, il n’avait pas bien vue.

Il s’arrêta soudain et, se découvrant tout à fait, comme les visiteuses allaient passer près de lui : « Mademoiselle Bourdeau, si je ne me trompe », demanda-t-il d’une voix très douce. La jeune fille répondit par une rapide inclinaison de la tête. « Mademoiselle, reprit-il, je suis bien heureux du hasard qui me permet de vous saluer ». Et, sans s’inquiéter autrement de l’apprentie qui le regardait de tous ses yeux : « J’aurais bien souhaité, continua-t-il, pouvoir rencontrer chez elle madame votre mère ; j’aurais à l’entretenir de choses sérieuses. N’ayant pas reçu de réponse à la lettre que j’avais pris la liberté de vous adresser, je me suis présenté chez vous dimanche dernier, mais, comme je le prévoyais bien, sans succès. J’avais l’intention de vous récrire pour vous demander l’entrevue que je désire tant, dimanche prochain, tout autre jour si vous le préférez. Puisque j’ai ce bonheur de vous rencontrer, Mademoiselle, laissez-moi remettre ma cause entre vos mains : ne voudriez-vous pas intercéder pour moi, Mademoiselle ? »

Louise avait écouté, très sérieuse.

« Veuillez bien excuser ma mère, Monsieur : elle est fort occupée et garde rarement la maison. Quant à moi, je suis à mon travail toute la journée, et le dimanche, en cette saison, nous avons l’habitude de nous absenter d’assez bonne heure. Je ne saurais donc prendre sur moi de vous rien promettre ; mais je transmettrai à ma mère ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire. »

Saluant alors, elle fit un mouvement pour descendre. Le jeune homme descendit en même temps et, la reconduisant, toujours découvert, sous le large vestibule qui précédait l’escalier : « Pardonnez-moi ma franchise, reprit-il. Je ne suis pas rassuré. Croyez bien, Mademoiselle, que je n’ai rien à dire à Madame votre mère qui ne soit très sérieux, très réfléchi, et qui ne me soit inspiré par un ardent désir de mériter votre confiance. Je vous en prie, Mademoiselle, soyez bonne pour moi ; sachez moi un peu de gré de la contrainte que je m’impose et qui m’est plus douloureuse que je ne puis dire, en m’obligeant moi-même à ne parler que devant madame votre mère. »

On était arrivé devant la massive porté sculptée de l’hôtel. François Harmand ouvrit lui-même la petite porte d’entrée. Louise, qui se sentait un peu rougir, n’avait rien répondu. Comme elle faisait passer Louisette devant elle et qu’elle-même allait franchir le seuil : « Mademoiselle, répéta le jeune homme d’un ton suppliant, une dernière fois je me recommande à votre bon cœur. Je vous en conjure, soyez bonne. »

Elle enjamba le pas de porte et, se retournant à demi, salua très poliment.

Les deux ouvrières avaient déjà fait une dizaine de pas lorsqu’elles entendirent le bruit de la porte qu’on refermait seulement. Elles n’avaient pas échangé un mot et, d’un rapide coup d’œil, rien qu’à voir le jeune visage de sa compagne, d’ordinaire souriante et joyeuse, devenu tout à coup grave et comme gêné, Louise se rendit compte qu’en dépit de ses quinze ans non révolus encore, et si peu qu’eût dit M. Harmand, l’enfant avait compris : « Louisette, dit-elle à mi-voix, personne ne doit rien savoir de ce que tu viens d’entendre, absolument personne, n’est-ce pas, mignonne ? cela me ferait beaucoup de peine. » L’enfant leva vers la jeune fille son bon regard honnête et fermement, comme si elle eût voulu faire comprendre qu’elle avait pleine conscience de l’engagement qu’elle prenait : « Je te le promets, marraine ». Louise se pencha et, sans arrêter ni même ralentir sa marche, elle effleura de ses lèvres le front de la fillette.

Elles rentrèrent à l’atelier, Louise un peu troublée, Louisette toute songeuse.

- 11 -

Le soir, la mère Bourdeau fut mise sans retard au courant des incidents de la journée. La visite d’abord : Louise lui raconta les splendeurs de l’hôtel Harmand, l’accueil fait par la maîtresse du logis, une grosse dame, petite, assez commune, avec un teint rouge, par endroits couperosé, un double menton, une perruque de cheveux trop noirs pour son âge, des mains potelées, mais d’ailleurs une voix très douce et des manières aimables. « On nous avait introduites, Louisette et moi, dans une jolie chambre toute dorée, tendue de soie mauve, avec des glaces splendides et toute sorte de meubles élégants. Mme Harmand est entrée presque aussitôt et, tout de suite, elle m’a regardée avec une insistance extraordinaire et qui me gênait presque. Elle ne me quittait pas des yeux tout en s’avançant vers nous :

« Vous êtes bien Mademoiselle Louise Bourdeau, me dit-elle, la première de Mlle Georges ?

– Oui, Madame.

– Il paraît que Mlle Georges fait grand cas de vous.

– Mlle Georges a toujours été bonne pour moi.

– C’est apparemment que vous le méritez. »

Là dessus, je lui ai essayé son corsage. Mais c’est à peine si elle regardait : elle n’était occupée qu’à m’examiner des pieds à la tête. Au lieu de répondre aux questions que je lui faisais pour tâcher de démêler ses goûts, ses préférences de couleurs ou d’ajustements, elle me demandait une foule de renseignements : depuis combien de temps j’étais chez Mlle Georges, quel âge j’avais, où j’avais été élevée, ce que tu faisais, si nous étions de Nantes, qui était Louisette, où demeurait l’enfant, si ses parents étaient d’honnêtes gens, bref une quantité de choses qu’on ne nous demande jamais. Je répondais néanmoins très poliment et sans paraître m’étonner de ces demandes indiscrètes. Mais Louisette avait toutes les peines du monde à ne pas rire et, par moments, quand la bonne dame se retournait pour me laisser voir les emmanchures ou le derrière de la taille, la fillette me regardait en mettant sa main devant sa bouche comme pour se contenir ; et j’avais fort à faire de lui faire de grands yeux pour l’empêcher de s’oublier.

Sur sa robe, sur son peignoir je n’ai rien pu tirer d’elle. À tout ce que je lui demandais : « Oh ! Mademoiselle Louise, faites donc comme vous voudrez ; tout ce que vous ferez sera bien ; vous vous y entendez mieux que moi. » Et elle recommençait à me questionner.

Quand nous avons remis les étoffes dans la boîte, elle a sonné et une femme de chambre est venue, apportant un plateau avec des biscuits, de la bière, du sirop de groseille ; elle voulait à toute force me faire prendre quelque chose, ce que j’ai refusé sous le prétexte que je ne prenais jamais rien entre mes repas. Mais, comme je voyais briller les yeux de Louisette, j’ai dit à l’enfant de ne pas craindre d’accepter, si cela lui faisait plaisir. La fillette ne s’est pas fait prier davantage et elle a fait un bon repas, ce qui n’a pas empêché Mme Harmand de lui mettre dans la main, quand nous avons quitté la chambre, une belle pièce blanche.

Comme nous descendions l’escalier, le fils montait. Je ne sais comment il me connaît ; ce qui est sûr c’est qu’au moment où nous arrivions près de lui (il s’était arrêté en nous apercevant) il m’a saluée par mon nom, me parlant le chapeau à la main, avec une politesse presque respectueuse. Comme il exprimait le regret de n’avoir pas reçu de réponse à sa lettre, je t’ai naturellement excusée, alléguant tes occupations. Il m’a alors suppliée, c’est le mot juste, d’obtenir que tu consentes à le recevoir. Et, comme je ne répondais plus, fort gênée par le tour que prenait la conversation, il s’est de lui-même excité, tout en conservant une attitude pleine de déférence et, avec un accent d’émotion qu’il avait peine à contenir, il m’a demandé de lui savoir un peu gré de l’effort douloureux qu’il faisait sur lui-même pour ne parler que devant toi. Je me suis sentie rougir ; j’étais toute confuse, ne sachant plus quelle contenance tenir. Heureusement nous arrivions à la porte de la rue. J’ai bien vite fait passer Louisette, et nous sommes parties, non sans que j’aie recommandé à la fillette de garder tout cela pour elle seule, parce que j’ai vu qu’elle avait compris.

Voilà, mère. Je ne puis me rendre compte comment M. Harmand peut me connaître : je ne me rappelle pas l’avoir jamais vu. Quant à ce qu’il peut avoir à dire, il me semble que, après ce qu’il a dit aujourd’hui, cela n’est pas très difficile à deviner. Et d’autre part, puisqu’il passe pour un honnête homme, ses intentions apparentes sont si invraisemblables et si certainement irréalisables qu’on ne peut raisonnablement s’y arrêter. Tu décideras ce qu’il faut faire, mère. Quant à moi, comme tu le penses bien, il m’est impossible de prendre cela au sérieux. Ne pourrait-on pas lui écrire que nous ne serons pas libres dimanche – c’est dimanche prochain qu’il pensait pouvoir être reçu – et que, s’il croit pouvoir écrire ce qu’il compte dire, tu lui en serais obligée ?

La mère Bourdeau paraissait fort troublée de ce que lui racontait sa fille. Sur son visage soucieux ce n’était pas seulement du mécontentement qu’on aurait pu lire mais de l’inquiétude et presque de l’irritation.

« Mon enfant, dit-elle, c’est plutôt à toi de décider. Il est bien clair que c’est de toi qu’il s’agit. Si par impossible la folle pensée à laquelle tu viens de faire allusion avait traversé l’esprit de M. Harmand et si, par une supposition plus invraisemblable encore, c’était avec l’assentiment de sa mère, accepterais-tu d’y réfléchir ?

– Non, mère, pas même cela.

– Alors fais ce que tu proposais : écris-lui que nous ne pouvons pas le recevoir et, de fait, moins nous verrons ces gens, mieux cela vaudra. C’est bien assez que tu puisses te soustraire à l’obligation de tes relations avec la mère ; le fils a beau être le cœur généreux qu’on dit, ce n’est pas notre monde ; notre place n’est pas là et, vraiment, nous n’avons rien à faire de ce côté.

– Eh bien, c’est convenu, j’écrirai dès demain. »

- 12 -

 Mais la mère restait préoccupée. Sa fille essaya de changer le cours de ses réflexions : « Mais je n’ai pas fini mes histoires, mère. C’était une journée à événements. Figure-toi que, comme nous rentrions à l’atelier, Louisette et moi, voilà Mme Bertin qui arrive, très fâchée parce que nous n’avions pas pu terminer sa seconde toilette pour Dieppe : « Vous avez bien pu servir Mme d’Embrun, répétait-elle à tout instant ; je sais que j’étais inscrite avant elle : vous deviez d’abord vous mettre en règle avec moi. » J’avais beau lui répéter que ce n’était pas de notre faute, que les Fraisse nous avaient remis l’étoffe seulement avant-hier ; elle ne voulait rien entendre.

Je ne sais comment les choses se seraient passées si Mlle Georges était venue elle-même au salon. Mais, flairant sans doute quelque chose, elle m’avait envoyée à sa place. Quand Mme Bertin m’a vue, elle s’est presque mise en colère :

« Ah ! ça n’est pas de jeu, ça ! Mlle Georges est là, seulement elle n’ose pas venir, parce qu’elle sait bien que j’ai lieu d’être mécontente et elle vous dépêche pour la remplacer, parce qu’elle se dit que je ne veux pas me fâcher avec vous ! » Et, comme j’essayais de lui faire entendre raison :

« Petite enjôleuse, allez, m’a-t-elle dit ; vous faites croire tout ce que vous voulez, vous, parce qu’on sait que vous êtes une bonne fille. Mais c’est égal, Mlle Georges ne perdra rien pour attendre !

– Mais, Madame, je vous assure qu’il ne faut pas en vouloir à Mlle Georges ; vraiment elle n’y pouvait rien. Du reste nous allons faire tout le possible pour réparer ce petit contre-temps et pour que vous n’ayez pas lieu d’être mécontente.

– Mais combien de temps vous faudra-t-il encore pour avoir fini ?

– Vous aurez toute la toilette demain soir, Madame.

– Demain soir ?

– Oui, Madame.

 – C’est vrai cela ?

– Je vous le promets, Madame.

– Alors, si vous le permettez, je vous crois.

– Alors j’espère que vous n’êtes plus fâchée contre Mlle Georges ?

Elle s’est mise à rire en me regardant :

« Petite rusée, me dit-elle, vous faites des gens tout ce que vous voulez, vous ! Alors pour demain soir, sans faute ?

– Vous pouvez y compter, Madame. »

Mme Bertin partie, j’ai couru à Mlle Georges. Après m’avoir écoutée en souriant, elle m’a dit de son petit air malin en remuant la tête : « Hein ! avais-je eu bon nez de vous envoyer à ma place ? Vous savez, ça n’est pas la dernière fois. »

La mère Bourdeau paraissait elle aussi un peu moins soucieuse : ces enfantillages l’avaient déridée. C’était une de ses distractions favorites que le récit des menus incidents de la journée. Louise le savait et, discrète avec tous, ne parlant jamais à personne de l’atelier ni de ses compagnes, pour sa mère seule elle faisait exception.

Dans ce caquetage d’ouvrière, dont sa fille lui apportait chaque soir les échos, elle revivait un peu de sa jeunesse ; elle se revoyait à vingt ans, elle aussi couturière comme Louise, comme Louise laborieuse, obligeante. Entre le présent et le passé elle faisait d’involontaires rapprochements : parmi ses compagnes d’autrefois, elle aussi avait connu une Anna toute timide, une Angélique pince-sans-rire, une Sophie coquette, une Clarisse bavarde, une Joséphine rieuse et qui passait en un instant, avec une égale facilité du rire aux larmes. Ce n’étaient plus ces noms-là, mais c’étaient bien les mêmes jeunes filles avec leurs défauts et leurs qualités, leurs petites jalousies, leurs rancunes d’un instant, leurs propos parfois aigres-doux, mais aussi leur franche gaieté, leur bon cœur, leur désir d’être belles et de plaire.

« Enfin, reprit Louise en manière de conclusion, j’avoue que je ne serai pas fâchée de voir arriver la fin de la semaine : toute cette bourrasque de commandes, les veillées tous les soirs, par cette chaleur, cela commence à être un peu fatigant.

– Tu dois avoir besoin de repos, en effet, ma pauvre enfant. Il y a longtemps que nous ne sommes pas allées chez les Legouest : si nous y passions l’après-midi de dimanche ?

– Comme tu voudras, mère.

Le lendemain soir, avant de se mettre au travail habituel après le dîner, la jeune fille écrivit à l’adresse de M. Harmand un billet qu’elle déposa, le vendredi matin, à l’hôtel de Launay, en allant à son travail. Très simplement, elle excusait sa mère, obligée d’aller à la campagne le dimanche suivant, ne faisant d’ailleurs allusion ni à aucun autre moyen pour M. Harmand de communiquer ce qu’il avait à dire, ni à aucune proposition de la recevoir ultérieurement.

La semaine s’acheva ainsi, sans autre incident, et l’on gagna le dimanche.

- 13 -

Le dimanche ! le jour saint pour tous, mais, pour la foule des déshérités, le jour attendu, le jour béni entre tous les jours, le jour des joies divines pour les âmes pieuses, comme si les extases et les prosternements quotidiens n'étaient rien à côté de ceux du dimanche, lorsque le prêtre, entouré de son clergé, officie dans toute la splendeur de ses ornements sacerdotaux, lorsque les roulements sonores de l'orgue se mêlent aux voix des hommes et des femmes chantant à l'unisson les louanges du Seigneur, lorsque les nuages de l'encens flottent devant l'autel étincelant de lumières, embaumé de fleurs et que ses parfums se répandent du chœur dans la vaste enceinte, lorsque la parole sacrée tombe du haut de la chaire, apportant aux uns un avertissements, aux autres une consolation. Le dimanche ! le jour de l’oubli momentané pour ceux qui souffrent, le jour de l’oubli momentané pour ceux qui se fatiguent ou s’irritent, le jour de l’apaisement, le jour du repos pour tous !

Les deux femmes s’étaient levées de bonne heure. La journée s’annonçait magnifique, un de ces dimanches de juillet où le ciel est d’une sérénité sans tache, où le soleil aveugle de son éblouissante clarté, mais où la chaleur aussi est accablante : si ce n’eût été la brise de Loire et le voisinage du fleuve, dès l’heure matinale on eût souhaité déjà un peu de fraîcheur.

Louise et sa mère firent en hâte le ménage du dimanche et, à huit heures, elles entraient sous le porche de Sainte-Anne. C’était une pieuse habitude dont elles s’étaient fait une règle invariable : chaque dimanche elles allaient ainsi entendre la messe du matin.

On le savait dans le voisinage et, pour la population misérable qui formait la principale clientèle de la paroisse, Louise était une sorte de Providence : non seulement accessible et bonne pour les malheureux, elle savait dire le mot qui console ou rend le courage. Mais, comme elle était au courant de tous les incidents d’ateliers, au besoin elle pouvait indiquer une place disponible, avertir d’une vacance qui se produirait bientôt, conseiller une démarche, parfois même, mais seulement quand elle se croyait sûre de son fait, recommander personnellement la pauvre fille en quête d’un emploi ; et la recommandation n’était presque jamais vaine, les maîtresses d’atelier s’estimant trop heureuses d’avoir une telle caution.

Justement, l’office terminé, comme les deux femmes descendaient les marches, elles furent rejointes par une malheureuse, jeune encore, aux vêtements propres mais fatigués, et qui sortait aussi de l’église, tenant par la main une fillette de trois ou quatre ans. Elle salua la jeune fille comme une connaissance, mais non sans une sorte de respect ; et, tout de suite, tandis que celle-ci se baissait pour caresser l’enfant, lui demanda s’il n’y avait rien de libre chez Mlle Georges : la morte saison commençait et sa plus jeune sœur, la dernière entrée dans l’atelier où elle travaillait, venait d’être prévenue qu’elle serait remerciée dans quinze jours.

« En voilà peut-être pour jusqu’à la fin d’octobre ; ça va faire trois grands mois bien durs à passer. Vous qui êtes si bonne, Mademoiselle Louise, vous ne pourriez pas lui trouver quelque chose ?

– Ma pauvre Angèle, il n’y a rien pour le moment chez nous. Mais qu’elle aille donc chez Mme Bonnefond, au 5 de la rue du Calvaire : je crois qu’il y aura une place le mois prochain, une ouvrière qui se marie et qui va quitter Nantes. Mais qu’elle ne perde pas de temps : vous savez, ces choses-là ça se sait tout de suite dans tous les ateliers. A sa place, j’irais chez Mme Bonnefont ce matin même. »

La femme se confondit en remerciements, disant qu’elle rentrait bien vite et qu’avant une demi-heure sa sœur serait rue du Calvaire.

Tandis qu’elle s’éloignait, Louise, laissant sa mère rentrer seule, allait faire aux religieuses sa visite accoutumée et, à dix heures et demie, elle-même était de retour.

- 14 -

Une heure plus tard, les deux femmes se dirigeaient vers l’embarcadère des bateaux de Trentemoult.

À les voir sortir de leur maison délabrée et, tout en descendant la rampe de Miséry, s’arrêter de temps à autre pour dire un mot à quelque pauvre vieille ou embrasser une pâle fillette revenant de commission dans le voisinage, on eût compris qu’elles étaient du peuple, elles aussi, ces deux passantes si simplement vêtues et que chacun saluait d’un bonjour ou d’un signe de tête familier ; et pourtant le moins clairvoyant se fût demandé qui elles pouvaient bien être, car, sous l’apparente familiarité du salut, on devinait facilement comme une nuance de respect ; la modestie de leur mise contrastait avec la grâce aristocratique de la fille comme avec la distinction sévère de la mère, celle-ci grande, un peu voûtée, d’allure encore ferme, ses cheveux blancs ramenés soigneusement sur les tempes et tordus par derrière en un mince chignon dont la teinte argentée faisait ressortir le noir du bonnet de deuil et de la robe de mérinos recouverte d’une jaquette également noire ; Louise, vêtue de noir elle aussi, et dont la toilette ne différait guère de celle de sa mère que par la coupe plus jeune du corsage, les plis de la jupe un peu plus tombante, le chapeau de tulle noir surmonté de deux coques de satin lilas et un col dont la bordure rayait d’une ligne blanche, fine et brillante l’encolure sombre de la jaquette. La jeune fille conduisait sa mère dont le bras s’appuyait sur le sien et, s’avançant sérieuse comme toujours et la tête un peu inclinée, de son ombrelle elle protégeait les deux têtes qui se rapprochaient instinctivement pour se réunir sous le même abri.

Sur le quai, un grand mouvement d’allants et venants, des jeunes gens par petits groupes, commis de magasins, employés de commerce, des jeunes filles, deux à deux, élégantes, l’air joyeux, allant d’un pas pressé, des familles entières, le père portant des provisions, la mère poussant une voiture d’enfant, dont la manœuvre était gênée plus que facilitée par le zèle du petit frère ou de la petite sœur qui tenaient à pousser aussi, des bonnes endimanchées courant d’un air affairé dans la toilette des jours de fête, tout ce monde se dirigeant vers la gare ou les embarcadères de bateaux.

Louise et sa mère prirent place sur une des embarcations qui traversaient la Loire jusqu’à Trentemoult et, quelques minutes plus tard, elles s’engageaient sur le chemin qui conduisait à l’exploitation des Legouest.

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C’était une honnête famille que ces Legouest, tous travailleurs, sobres, économes. Avec le père et la mère vivaient là un grand fils d’une trentaine d’années et une fille de vingt-six ans.

Justin Legouest avait commencé humblement : simple ouvrier jardinier, mais laborieux, économe, désireux d’améliorer sa condition, il ne s’était pas borné à gagner péniblement le pain de chaque jour ; mais, comprenant qu’en ce siècle où la science perfectionne chaque jour les procédés de culture le champ était vaste pour les découvertes et par suite peut-être pour trouver à l’improviste le chemin de la fortune, il avait étudié, se tenant au courant de toutes les inventions, les contrôlant, faisant pour son compte des expériences raisonnées, si bien qu’assez jeune il était devenu l’un des ouvriers les plus appréciés des grands pépiniéristes ou des amateurs.

Marié de bonne heure à une brave fille, lingère de son état, qu’il avait rencontrée en allant chaque jour à son travail, il était déjà père de deux enfants lorsqu’il prit le parti de s’établir pour son compte. Il avait acheté au bord de la Loire un terrain de médiocre étendue, où il s’installa comme maraîcher, réservant seulement un coin de son petit domaine pour la culture des fleurs et la plantation de quelques arbustes. La femme dirigeait le ménage. Mais, pendant de longues années, tous les matins, avec une petite voiture attelée d’un âne, elle partait vendre au marché le plus proche les légumes et les fruits de la saison. Ce commerce ayant prospéré, la patron arrondit sa petite propriété, développa la culture de ses fleurs et des plants d’arbres fruitiers et fit si bien qu’au bout de quelques années son exploitation passait pour l’une des plus importantes de Trentemoult. Avec la notoriété les profits s’étaient accrus et, quinze ans plus tard, les pépinières Legouest avaient la réputation de compter parmi les premières de Nantes.

Cependant les enfants avaient grandi : le fils, revenu du service où le volontariat ne l’avait retenu qu’un an et maintenant l’auxiliaire de son père, surveillait l’exploitation maraîchère. Le chef de famille s’était réservé l’entretien des pépinières et la culture des fleurs. C’était le fils qui partait chaque matin, comme autrefois sa mère, non plus avec une voiture à âne, mais avec un grand et solide bateau que deux aides manœuvraient avec lui, et qui venait chaque jour au marché de la Bourse déposer les larges paniers remplis de primeurs.

Pendant que les hommes se partageaient ainsi la direction de l’établissement, les deux femmes avaient fort à faire pour l’entretien de la maison, et il ne fallait pas moins de deux servantes à demeure pour les menus soins du ménage, les travaux de buanderie et la surveillance d’une vaste basse-cour.

Tout ce monde était d’ailleurs resté assez fruste et, si la fortune s’était arrondie, le caractère et les façons d’être avaient conservé quelque raideur : le père, probe, d’une conscience simple et droite, mais glorieux de voir l’importance qu’avaient prises ses affaires, naïvement vain de la part prépondérante qui lui revenait dans cette fortune inespérée, d’autant plus ambitieux de monter encore qu’en ouvrier parvenu il avait l’orgueil de son argent et de sa situation présente ; la mère, brave femme aussi simple de goûts qu’au temps où elle était une pauvre lingère, toujours vêtue humblement, avec le petit bonnet d’autrefois, et ne se résignant à faire un peu de toilette que lorsque son mari l’en pressait pour quelque visite à Nantes ou chez un confrère, d’ailleurs sortant peu et n’aimant guère sortir.

Même la fille avait conservé de sa première éducation l’habitude d’une mise modeste et si, à chaque renouvellement de saison, elle consentait à faire quelques concessions aux modes nouvelles, visiblement elle s’y prêtait par une sorte de nécessité de son âge et de leur situation de fortune, plus que par inclination. Au contraire de sa mère, petite boulotte à cheveux grisonnants, à figure aux traits arrondis avec une expression de mollesse que démentait son activité de ménagère, avec de petits yeux gris qui ne manquaient pas de finesse, la fille, qui tenait plutôt du père par les traits comme par la volonté, était une grande brune, aux traits un peu forts, au ton de voix un peu bref, mais de visage honnête, avec un air de contentement qui rayonnait dans son regard et dans son sourire, juste assez pour tempérer ce qu’aurait eu d’un peu âpre cette figure presque énergique.

Le fils Jean, avec ses yeux verdâtres, son teint hâlé, sa haute taille, ses fortes épaules et ses façons d’être un peu brusques, laissait l’impression d’un de ces solides gars dont le type se retrouve fréquemment moins chez les ouvriers terriens que chez les mariniers de Loire, race vaillante, pétrie du plus pur limon de ce vieux sol que baigne le plus français des fleuves de France, race hardie mais calme, qui affronte avec le même courage tranquille et le péril de mer et les colères terribles de la rivière débordée, race songeuse aussi, au front sérieux, aux yeux pensifs où semblent se refléter les horizons de la mer infinie.

Tous ces gens avaient avec Louise et sa mère des relations aussi confiantes que s’ils eussent tous été de la même famille, relations qui remontaient bien loin dans le passé : les deux mères s’étaient connues jeunes filles et, bien que séparées de bonne heure par les hasards de la vie, elles n’avaient jamais cessé de se voir. Quant aux enfants, du plus loin qu’ils pouvaient se rappeler, ils se retrouvaient, jouant ensemble, faisant ces bonnes parties de campagne qui comptent parmi les plus chers souvenirs d’enfance, et leur amitié se s’était jamais démentie, discrète entre Louise et Jean, mais tendre, abandonnée, sans réserve entre les deux jeunes filles.

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Au moment où Louise et sa mère arrivèrent à la grille qui fermait l’entrée de l’habitation, la famille achevait de déjeuner. Des aboiements répétés firent se lever les quatre têtes à la fois : « Tiens ! s’écria Juliette (c’était le nom de la jeune fille), Louise et maman Bourdeau ! » Et, sans plus attendre, elle se précipita, suivie de sa mère, hors de la salle à manger : « Bonjour, Louise ! bonjour madame Bourdeau ! ça va bien ? » La mère et les deux hommes se montrèrent à leur tour. Les poignées de mains données et reçues :

« Vous avez eu une fameuse idée de venir aujourd’hui, reprit la mère Legouest. Justement Jean a besoin à Indret pour une machine qu’on devait livrer et qui n’arrive pas. On devait s’embarquer tout à l’heure, lui, sa sœur et moi. Le père a à faire de son côté. Si le soleil ne vous fait pas peur, vous allez venir avec nous. Par cette chaleur-là, on sera mieux en Loire, bien garanties par les ombrelles, que même à l’ombre dans le bois. Ça te va-t-il, Sophie ? et à toi, Louise ? Autrement, Jean est assez grand garçon pour aller tout seul."

– Mais bien sûr que non, Clémence. Nous irons tous, et avec grand plaisir encore : c’est une belle promenade qui fera du bien à Louise. »

Un quart d’heure plus tard, les quatre femmes étaient assises dans la large barque. L’amarre détachée, Jean eut vite fait d’imprimer au bateau la direction voulue et, en quelques coups d’aviron, on était déjà loin du bord.

Promenade charmante en effet. Malgré les ardeurs d’un soleil implacable, une brise légère courait sur le fleuve, frisant l’eau, la faisant frissonner comme d’un léger tremblement qui se propageait de vague en vague, et du grand air, de cette fraîcheur, du clapotement de l’eau qui venait battre les parois de la barque se dégageait une impression de bien-être délicieuse. À droite, à gauche, à mesure qu’on avançait, se déroulait l’admirable panorama, les avancées de la grande ville, la masse compacte et sombre de Miséry, les hautes maisons du faubourg perchées sur la hauteur. De distance en distance des pontons vermoulus, des bateaux-lavoirs, déserts ce jour-là ; plus loin, un empierrement prolongé pour contenir et resserrer les eaux ; ici un appareil de dragage aujourd’hui silencieux ; là la plate-forme d’un embarcadère pour les paquebots à vapeur qui font le service du fleuve ; de temps en temps un bateau manœuvré par un groupe de canotiers avec le béret à grosse houppe et le tricot rayé de rouge ou de bleu ; parfois une barque avec un ou deux couples joyeux saluant de loin, de la voix ou du mouchoir.

Sur le canot, les voyageuses commodément installées devisaient tranquillement, les deux mères sur le banc du milieu, causant des riens habituels, santé, souvenirs de jeunesse, difficulté qu’ont les pauvres gens à faire leur trou dans la poussée de ce monde.

Assises à l’arrière, le long du bord, et plus attentives aux détails du mobile paysage qui se déroulait devant elles, les deux jeunes filles jouissaient de cette calme et sereine journée. Pour Louise en particulier, sevrée de telles distractions, c’était un enchantement que cette promenade : du flot qui venait battre l’embarcation, de la brise qui soufflait doucement, des échappées du paysage dont les détails, arbres, maisons, clochers lointains fuyaient à perte de vue, elle jouissait avec une sorte de volupté.

Une seule chose l’étonnait, et presque l’inquiétait, l’attitude de Juliette : d’ordinaire expansive et gaie, la jeune fille demeurait réservée, comme taciturne. De temps à autre, quand elle supposait sa compagne absorbée dans la contemplation de l’horizon changeant, elle lui jetait un coup d’œil à la dérobée, où un observateur pénétrant aurait pu lire, avec une expression de tendresse, comme une marque de sympathie douloureuse. De Louise son regard se reportait sur Jean, qui ramait à l’autre extrémité du bateau, regard presque dur, et dont l’intention de reproche était encore accentuée par le pli dédaigneux de la lèvre qui se crispait involontairement. Louise avait eu conscience de ce changement inexplicable : surprise d’abord, puis de plus en plus troublée, elle observait Juliette, en s’étudiant à ne se point trahir, et le jeu de la physionomie de sa compagne ne lui avait point échappé.

Jean, lui, ne paraissait pas s’en apercevoir : tout entier à sa manœuvre, il avait l’œil sur le chenal, attentif aux embarcations qu’il côtoyait ou qui pouvaient le dépasser. Parfois cependant, par delà le bac où se tenaient assises "maman Bourdeau" et sa mère, risquant un coup d’œil furtif et comme gêné, une ou deux fois son regard se croisa avec celui de Louise qui, décidément, ne prêtait plus aux incidents du paysage qu’une attention distraite ; et, chaque fois, les yeux du jeune homme se détournèrent comme avec inquiétude.

Il avait bon air, vraiment, malgré la visible contrainte qui, par instants, gênait sa franche allure, sous sa veste de marin, avec son béret solidement planté sur son front bruni. Et, en elle-même, Louise ne pouvait s’empêcher de comparer cette vigueur, ce teint hâlé, cet air de santé robuste avec la débilité, la pâleur, l’air maladif des ouvriers d’usines au milieu desquels elle passait sa vie. Quelle bienfaisante existence que cette vie à la campagne, dédaignée pourtant des artisans, avec le grand air, l’ardent soleil, le lever matinal, le coucher régulier ! Et si la terre ne se laisse dérober ses trésors qu’au prix de fatigues accablantes, comme elle dédommage ceux qui prennent soi d’elle en assurant la santé et en consolidant les forces !

On était en vue d’Indret. Quelques coups d’aviron et le bateau accosta. Jean n’avait qu’à convenir de certains arrangements : les femmes l’attendirent sans débarquer.

- 17 -

Une demi-heure plus tard, on reprenait le chemin de Trentemoult. Jean avait hissé la voile, que la brise qui soufflait vers la ville gonflait doucement. Comme le bateau s’avançait à plein essor, la mère Legouest, se penchant à l’oreille de son amie :

« J’ai une grande nouvelle à t’annoncer, dit-elle presque à voix basse. C’est encore un secret que nous ne disons à personne, mais je n’ai pas de secret pour toi : nous allons marier Jean. » La mère Bourdeau eut un tressaillement involontaire et son visage fatigué se colora légèrement. « C’est l’ancien patron de Justin qui est venu lui-même nous le demander pour sa petite-fille, une jolie blonde. Le père, qui était associé avec son fils, va se retirer tout à fait et Jean deviendra à son tour l’associé de son beau-frère. Ça ne lui allait d’abord qu’à moitié parce que, sans en avoir rien dit à personne, il avait une idée à lui, une idée de jeune homme, tu comprends. Mais le père lui a expliqué que ce serait bien maladroit de refuser un pareil parti, qu’il ne retrouverait sûrement pas une occasion comme celle-là, que l’établissement des Sevestre et le nôtre sont maintenant les deux plus importants et qu’en réunissant les deux on ferait une association sans rivale. D’ailleurs ce serait le triomphe et la récompense du père, qui a tant travaillé toute sa vie, de voir sa maison devenir la première de Nantes et son fils entrer dans une famille si riche et si considérée. Malgré tout, ça n’a pas été tout seul : Jean, pourtant bien docile, ne voulait pas en démordre et il a presque fallu que son père se fâchât. Enfin il a fini par entendre raison et nous n’attendons plus que certaines formalités pour annoncer la chose. Ça serait pour dans six semaines. Le père est content parce que, tu te rends compte, avoir fait sa maison soi-même et se voir recherché par un gros bonnet comme M. Sevestre, ça vous fait tout de même honneur ; et, puisque Juliette ne veut pas se marier, il fallait bien que son frère prenne la maison. Enfin tout s’arrange pour le mieux, et je ne suis pas fâchée que ça soit fini. »

La mère Bourdeau avait écouté, très sérieuse, comme saisie par la soudaineté de la confidence. Elle murmura quelques compliments. Elle jeta un coup d’œil furtif du côté des jeunes filles, comme pour s’assurer qu’elles n’avaient rien entendu.

On arrivait en vue de la ville et déjà apparaissait dans le lointain le sommet de l’esplanade de Sainte-Anne. Une demi-heure plus tard le bateau touchait au remisage de l’établissement Legouëst. Jean sauta vivement à terre et, successivement, aida les femmes à débarquer.

Comme on reprenait le chemin de la maison, Louise, qui n’avait cessé d’observer sa mère, fut frappée de son air d’abattement :

« Est-ce que tu es fatiguée, mère ? demanda-t-elle vivement à voix basse.

– Non, non, ma fille. »

On rentra déposer les chapeaux, les ombrelles, mouiller un biscuit en attendant le dîner. Et, comme on allait au jardin visiter des collections d’azalées et de rhododendrons célèbres à Nantes :

« Vraiment, tu n’as rien, mère ? tu n’as pas l’air en train ?

– Non, non, mon enfant ; c’est peut-être le grand air qui m’aura un peu grisée. »

La jeune fille n’insista plus ; mais, continuant d’examiner sa mère à la dérobée, elle demeura persuadée qu’il y avait quelque chose. "Maman Bourdeau" n’était jamais vaillante, mais, malgré la fatigue des traits et l’alourdissement du corps, sa fille ne lui connaissait pas l’air de tristesse et l’affaissement dont témoignaient en ce moment même son visage et sa démarche. « Bien sûr, il se passe quelque chose, se dit-elle. Maman est accablée ; Juliette, toujours si gaie, est toute triste ; elle ouvre à peine la bouche pour dire un mot de temps à autre ; quand elle m’a embrassée en arrivant, elle avait presque les larmes aux yeux et, dans le bateau, elle m’a pris les mains deux ou trois fois en me les serrant d’une façon si amicale que je ne savais que penser. Qu’y a-t-il donc ? Jean ne dit rien et il a l’air comme gêné ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui. »

On dîna, les parents Legouest avec belle humeur, Jean volontiers silencieux comme depuis quelque temps, Juliette presque sombre, la mère Bourdeau répondant par quelques mots quand on lui adressait la parole, Louise de plus en plus préoccupée sans vouloir le montrer.

Sur les huit heures, les deux femmes se disposèrent à partir. Jean reprit les avirons et, accompagné de sa sœur, il eut vite fait de déposer les deux visiteuses au pied de l’esplanade, en face de leur maison.

Elles n’eurent pas plus tôt pris congé des deux jeunes gens que Louise, inquiète et s’adressant à sa mère :

« Voyons, mère, je t’en prie, qu’y a-t-il ? tu me caches quelques chose ; qu’est-ce qui t’a fait de la peine ?

– Mais rien, mon enfant, je suis seulement un peu fatiguée : peut-être le grand air, le soleil. Pense donc, trois heures en Loire pour nous qui ne bougeons jamais, et à mon âge ! Une bonne nuit va me remettre. »

Elles remontèrent, Louise toujours incrédule. Une demi-heure plus tard toutes deux reposaient ; la fatigue chez l’une, la jeunesse chez l’autre avaient raison des émotions et des soucis, et la nuit se passa sans alerte.

Le lendemain matin, rien de suspect, et Louise partit à son travail un peu plus tranquille, toujours défiante pourtant.

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Le soir, quand elle rentra, d’un regard elle vit que sa mère avait pleuré. Son cœur se serra. Vivement elle ôta ses gants, son chapeau et, se rapprochant :

« Mère, dit-elle doucement, d’une voix suppliante, je vois que tu as de la peine ; j’en suis certaine maintenant. Qu’y a-t-il donc ? dis-le moi, je t’en prie ; je suis trop malheureuse. J’étais sûre que tu avais quelque chose et j’ai eu le cœur gros toute la journée. Tu as pleuré : qu’y a-t-il donc, mon Dieu ? »

La mère restait la tête baissée, comme n’osant regarder sa fille :

« Ne me le demande donc pas, pauvre petite ; tu ne le sauras que trop tôt.

– Mais quoi ? mère, quoi donc ?

– Ma pauvre enfant !

– Mère, je t’en prie, j’ai peur.

– Sois courageuse, ma pauvre Louise. Il faut bien se décider à te le dire, puisque tu ne peux plus manquer de l’apprendre d’un instant à l’autre. C’est de Jean qu’il s’agit.

– De Jean ? demanda-t-elle d’une voix qui tremblait un peu.

– Oui. Et, de ses lèvres remuant à peine, en sons presque inarticulés : Il va se marier. »

La pauvre enfant pâlit ; elle ne dit pas un mot, regardant sa mère fixement, comme égarée. Soudain ses yeux se mouillèrent et, se jetant au cou de la vieille femme, elle fondit en larmes. Au milieu des sanglots qui la secouaient on n’entendait que deux mots, qu’elle répétait convulsivement : « Oh ! mère, oh ! mère ! »

Longtemps elle demeura ainsi affaissée, tandis que sa mère cherchait à la consoler, lui murmurant ces douces paroles de mère, si douces au premier âge quand l’enfant pleure de ces gros chagrins dont il sourit plus tard, si douces encore quand l’enfant est devenue jeune fille et que son cœur saigne des blessures incurables.

Quand la crise de larmes commença de se calmer :

« Pauvre petite, lui dit sa mère, je le pensais bien, mais je n’avais jamais osé t’en parler. Mais depuis quand donc ?

– Je ne sais pas, mère ; je crois bien toujours.

– Et tu ne le lui as jamais fait comprendre ?

– Oh ! mère, je serais morte de honte.

– Pauvre enfant ! mais lui ?

– Jamais non plus, mère. Une fois seulement, il y a quelques mois, je me l’étais demandé ; mais je vois bien maintenant que je m’étais trompée.

– Pauvre enfant ! j’aurais donné de bon cœur ce qui me reste à vivre pour t’épargner une pareille souffrance.

– Mais non, mère ; moi je ne peux pas me passer de toi. Et puis je suis forte, va ; au premier moment, j’ai été saisie et je n’ai pas pu me contenir ; mais je ne serai plus faible. Que veux-tu ? je resterai fille ; il y en a bien d’autres qui font volontairement ce que je ferai, moi, par résignation. Que de fois j’ai envié les sœurs avec leur douce vie sereine, leur bonne humeur tranquille ! Nous serions toujours restées ensemble, car jamais, jamais à aucune condition, je n’aurais accepté de vivre autrement. Seulement nous continuerons de rester seules : eh bien, mère, il y en a de plus à plaindre que nous, puisque nous nous aimons. Dieu nous garde seulement la santé à toi et à moi ! Je ne lui demande que cela. Pour le reste, je ne serais pas ta fille et j’aurais bien mal profité de l’éducation que tu m’as donnée si je ne savais pas qu’il y a plus de peines que de bonheurs dans ce monde. Veux-tu, mère ? nous ne parlerons plus de cela. J’avais fait un beau rêve, le voilà évanoui : que la volonté de Dieu soit faite !

– Mais, ma pauvre enfant, si tu voulais rien ne serait perdu encore. Je suis assez libre avec Clémence pour m’ouvrir à elle. Je lui dirais tout. Elle a bon cœur et, si elle savait, les choses tourneraient peut-être autrement. Il n’est pas sûr qu’il ne soit pas encore temps.

– Oh ! mère, ne fais pas cela, je t’en supplie. Non, ce qui est décidé est décidé. Je mourrais de confusion si quelqu’un chez les Legouest soupçonnait seulement la vérité. Et puis, songe : ils sont riches, nous sommes pauvres, que penserait-on de nous ? Oh ! non, mère, qu’il n’en soit plus question et que ce secret entre nous deux seules meure avec nous ! »

Elle était redevenue maîtresse d’elle. A sa pâleur avait succédé une rougeur fébrile et ses yeux gonflés disaient assez quelle avait été la révolte de tout son être à l’annonce de la terrible nouvelle. Mais c’était une vaillante ; ce jeune cœur était fort et la volonté plus puissante que les soubresauts de cette pauvre âme à jamais endolorie.

« Voyons, mère, reprit-elle, tu dois avoir besoin ; prend donc quelque nourriture ; moi, je ne pourrais pas ce soir. » Et tandis qu’elle faisait asseoir la vieille femme, elle dégrafait sa robe et se préparait comme pour la veillée habituelle.

La soirée s’acheva tristement. Les deux femmes parlaient à peine. De temps à autre la mère jetait un coup d’œil furtif du côté de sa fille. Elle, silencieuse mais calme, travaillait comme tous les soirs. Seulement son doux visage incliné ne se relavait guère. Ses beaux yeux bruns restaient comme voilés et sa bouche, si caressante d’ordinaire, ne souriait plus.

La nuit fut calme. À deux ou trois reprises, sa mère crut bien percevoir comme le soulèvement d’un sanglot, aussitôt comprimé. Mais le matin, quand la jeune fille se leva à l’heure habituelle, elle avait repris en apparence toute sa quiétude. L’expression attristée de son doux visage disait seule quel chagrin allait désormais habiter dans cette âme aimante.

Lorsqu’en passant elle ouvrit la porte du second pour emmener Louisette, ce fut tout au plus si l’enfant, prompte à saisir du regard les moindres impressions sur le visage de sa marraine, put deviner quelque chose.

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Et pourtant elle ne s’était pas tout à fait trompée, la pauvre fille, en se croyant aimée, et peut-être l’était-elle encore. Du moins y avait-il eu un temps, une heure, une minute où Jean, qui depuis longtemps songeait à elle, l’avait follement désirée, s’était juré d’en faire sa femme et, s’il avait renoncé à ce projet, ce n’avait été ni sans regret ni sans lutte.

Trois mois auparavant, un soir de mai, comme les deux femmes, qui venaient de passer l’après-midi du dimanche chez les Legouest, devaient regagner le bateau public, Jean s’était offert pour les accompagner. Tout le long de la route, il se montra auprès de la jeune fille plus attentif, plus empressé, plus aimable que jamais. Et, à l’embarcadère, au moment de les quitter, il lui prit les deux mains qu’il serra avec effusion, en prolongeant l’étreinte de telle façon qu’un aveu en paroles n’aurait presque pas été plus éloquent. Louise demeura comme saisie ; elle se sentit prête à défaillir, et ce fut en balbutiant un « adieu, Jean ! » d’une voix presque inintelligible qu’elle enjamba la passerelle. La mère, déjà engagée dans le passage, n’avait rien vu. La jeune fille reste toute songeuse. Elle se coucha la tête en feu et, de la nuit, elle ne ferma l’œil. Qu’était-ce donc ? Jean l’aimait-il vraiment ? allait-il donc se déclarer ? et le rêve béni allait-il prendre corps ?

Le lendemain, les jours suivants, toute la semaine elle attendit, se demandant si Mme Clémence n’allait pas venir causer avec sa vieille amie. Tous les soirs en rentrant, une fois la porte ouverte, son regard allait droit à sa mère pour tâcher de deviner sur son visage de vieille femme s’il y avait du nouveau. Rien, toujours rien, et c’était chaque soir la même chose : au regard de la fille la bonne femme répondait invariablement par le hochement de tête affectueux dont elle avait l’habitude ; et c’était un découragement chaque jour renouvelé dans le cœur de la pauvre fille. Les jours, les semaines passèrent, et rien ne vint et rien ne devait venir.

Le lendemain de ce demi-aveu, Jean s’était ouvert à sa mère : Louise lui plaisait ; parmi les jeunes filles de leur entourage aucune ne lui agréait autant ; elle était douce, bonne, laborieuse autant qu’adroite, estimée et aimée de tous. Ils se connaissaient depuis leur enfance, leurs parents aussi. Elle était pauvre, sans doute, mais lui, Jean, aurait de l’argent pour deux ; et l’esprit d’ordre et d’économie qu’elle apporterait dans le ménage, n’était-ce pas une fortune ? Bref, il avait bien réfléchi : c’était elle qu’il voulait. Il allait avoir trente ans : à quoi bon attendre davantage ?

La mère avait reçu la confidence sans enthousiasme : certes Louise était une bonne et brave fille et l’on ne trouverait sûrement pas mieux s’il ne s’agissait que du caractère et des garanties de conduite et d’intelligence ; mais il y avait bien des si et des mais : la pauvreté, l’absence de famille. Surtout diverses raisons laissaient croire que le père avait d’autres vues pour son fils.

Et, de fait, au premier mot que Mme Clémence avait dit à son mari, celui-ci s’était récrié : « Louise ? mais y penses-tu ? belle fille et bonne fille tant que tu voudras, mais quoi ! pas de père : est-ce que ça t’irait à toi ? Bien sûr, on n’est pas des mylords, mais ça n’est tout de même pas la même chose. Et puis pas le sou ! Je n’y mets pas d’orgueil, mais vrai, après avoir trimé comme on a fait et amassé ce que nous avons, est-ce ça ne te vexerait pas, toi, de voir Jean prendre une meurt-de-faim ? D’ailleurs je me suis presque engagé d’un autre côté et j’attendais pour t’en parler que la chose soit un peu plus mûre : il y a quelqu’un qui a songé à Jean, pas moins que M. Varnier. » Mme Clémence fit un soubresaut et sa grosse figure molle devint toute rouge. « Et pour sa propre petite-fille encore : il me l’a dit en termes assez clairs pour que je comprenne et, si je n’ai pas répondu tout de suite, c’est que la surprise m’avait décontenancé et que je voulais être bien sûr de ne pas avoir mal compris. Mais il est revenu à la charge, m’expliquant qu’il voulait se retirer et qu’en associant nos deux fils nous ferions une belle affaire pour nous et pour les enfants. Je n’ai pas voulu paraître prendre ça au sérieux, disant que ça n’était pas possible, qu’avec une fortune comme la sienne Mlle Lucie ne serait pas embarrassée pour trouver mieux que chez nous ; il a tenu bon, répondant qu’il voulait pour sa petite-fille un homme du métier et qu’il ne trouverait nulle part de meilleure garantie que chez des gens qui avaient fait leur affaire eux-mêmes, par leur travail, leur intelligence et leur probité. Ma foi ! je n’ai pas voulu dire oui tout de suite, parce que ça ne me regardait pas tout seul ; mais la langue me démangeait pour le dire, et j’ai promis qu’on en reparlerait. J’ai seulement voulu me renseigner un peu avant que nous en causions à la maison et, d’après tout ce que j’ai appris, ça serait faire une grande folie que de ne pas accepter. Donc, tâche de sermonner Jean tout doucement ; faut pas le brusquer, ça n’avancerait à rien. Mais prend-le par le raisonnement ; fais lui comprendre comme ça serait maladroit à lui de manquer une occasion pareille. D’ailleurs dis-lui carrément que, quant à Louise, moi je n’en veux pas : des braves gens, mais c’est pas pour des gens comme ça que j’ai peiné toute ma vie. »

Mme Clémence n’avait pas l’habitude de contrecarrer son mari : c’était à lui qu’on devait la situation de fortune à laquelle on était parvenu ; dans toutes les circonstances de la vie, c’était lui qui avait conseillé, décidé, agi ; toutes les fois qu’une difficulté avait surgi, c’était lui qui l’avait résolue, trouvant le mot à dire, flairant la démarche à faire et, bien qu’il ne fût ni despote ni jaloux de son autorité, le succès même de ses entreprises avait en quelque sorte consacré son droit de chef de famille et, s’il n’était pas devenu pour les siens comme une sorte d’oracle réputé infaillible, il ne s’en fallait de guère. De cette soumission naturelle, et en quelque mesure superstitieuse, aux désirs ou aux volontés de son mari, Mme Clémence s’arrangeait d’autant mieux que, par la mollesse de sa nature, elle inclinait d’instinct du côté de l’obéissance. Pourvu que le ménage fût irréprochablement tenu, que le service de la maison fût ponctuel, que les comptes de l’exploitation fussent régulièrement à jour – car c’étaient elle et sa fille qui continuaient, comme au début, de tenir les livres – elle n’avait cure du reste. Elle avait pris ainsi l’habitude de se désintéresser des décisions les plus sérieuses et sa conscience était à ce point endormie que, dans une question tout intime où étaient en jeu non seulement l’avenir de leur fortune, de leur bonne réputation, mais surtout la destinée de leur propre fils, le bonheur de sa vie future, elle ne se demandait même pas si le père n’excédait pas son pouvoir, s’il avait bien qualité pour décider lui-même du choix que son fils aurait à faire et si ce n’était pas au jeune homme, si directement intéressé dans la question, à se prononcer avant tout. Non, le père avait parlé : c’était assez. Il était l’expérience, la raison, la prudence ; à côté de cela, qu’était-ce qu’un désir de jeune homme ?

Elle dit donc comme avait recommandé son mari et docilement, en bonne écolière bien stylée, elle énuméra toutes les objections que lui avait suggérées Justin Legouest. Jean fut étonné, presque abasourdi : il avait bien prévu des difficultés connaissant son père et le sachant glorieux de la situation qu’il ne devait qu’à lui-même ; il avait compris que la pauvreté des Bourdeau serait un gros obstacle ; il ne l’avait pas cru si gros et le refus péremptoire dont Mme Clémence avait dû se faire l’interprète lui fut comme un coup de massue.

Il lui faut rendre cette justice que l’offre de la brillante compensation qu’il n’aurait même pas la peine de chercher le laissa insensible : il était à ce moment précis où le rêve longtemps caressé avait fini par prendre corps dans son imagination comme dans son cœur. Il aimait Louise sincèrement ; il la désirait et il eût été pleinement heureux si ses parents, même au prix de certaines réserves, l’avaient acceptée. Peu lui importaient la fortune, les relations de famille, la beauté même d’une autre : tout cela ne lui disait rien. Ce n’était pas pour se marier qu’il songeait au mariage ; c’était pour Louise seule, pour posséder cette belle fille, son amie d’enfance, sa compagne de jeunesse, devenue la jeune femme si douce, si sérieuse, aimée de tous ; sans elle, peut-être n’eût-il même pas songé à se marier.

Mais le père Legouest connaissait bien son fils et, en parlant comme il avait fait à la mère, il savait bien ce qu’il faisait. C’était un brave garçon que Jean, probe, dur au travail, d’une conduite exemplaire, courageux comme pas un, et qui avait fait ses preuves dans maint sauvetage périlleux ; du régiment, durant son année de volontariat, il avait rapporté la réputation du plus loyal, du plus brave, du plus hardi compagnon. Ce garçon modèle n’avait qu’un défaut, mais l’un des pires : une complète absence de volonté. Tout de premier jet, capable d’élan, se jetant tête baissée et avec la même vaillance dans le brasier d’un incendie comme au plus profond de la Loire débordée, une objection avait raison de lui et, aussi docile à se laisser convaincre qu’impétueux à se jeter de l’avant, on était sûr de le ramener pour peu qu’on y mît de persévérance et d’habileté.

Il s’était attendu à des objections, dont il avait d’avance pris son parti et auxquelles il s’était préparé à répondre. Il n’avait pas prévu un refus aussi net et définitif ; il en demeura saisi et ne sut que balbutier quelques mots sans portée ; tout au plus laissait-il entendre que, si l’on ne voulait pas de Louise, lui préférait ne pas se marier.

Dès le premier entretien, la cause de la pauvre enfant était bien compromise ; et c’en était fait d’elle si elle n’eût trouvé, aux côtés de Jean, un défenseur aussi énergique qu’imprévu dans la personne de Juliette.

Juliette aimait Louise tendrement : un peu plus jeune qu’elle, elle l’avait toujours connue et, dès l’enfance, elle avait eu pour sa « grande sœur », comme elle l’appelait, une de ces affections qui tiennent du culte : assise dans son petit fauteuil, devant la chaise où Louise habillait les poupées de la fillette, elle la contemplait dans une sorte d’adoration muette, et quand la petite fille à son tour tenait dans ses bras le bébé peinturluré, il n’aurait pas fallu que Jean ni personne touchât seulement à la boucle d’un ruban que Louise avait noué. À mesure que les deux petites filles grandissaient, leur amitié devenait plus intime, tout ensemble plus réfléchie et plus sérieuse. À vingt ans elles ne faisaient vraiment qu’un cœur et qu’une âme.

On pense comment furent accueillis le refus du père, le sermon de la mère et la docilité du frère. Au premier mot qui lui vint aux oreilles, la jeune fille frémit d’indignation : « Comment, Louise ! refuser Louise ! un cœur d’or comme celui-là ! une fille qui n’avait pas sa pareille dans toute la ville de Nantes ! aimée de tout le monde, estimée de tout le monde ! une providence pour sa mère, et qui serait le bon génie de la famille où elle entrerait ! C’était possible que le père n’en voulût pas parce qu’elle était pauvre, mais, puisque Jean pensait à elle, c’était à genoux qu’on aurait dû la supplier d’entrer chez nous ! Et Jean, qui la désire, l’abandonne comme cela, au premier mot qu’on lui dit, sans seulement la défendre ! Est-ce qu’il n’a pas le droit de choisir la femme qui lui plaît ? et, puisqu’elle lui plaît, il n’a pas le cœur de dire qu’il la veut ! La belle affaire que la fortune de Mlle Varnier ! est-ce qu’on a besoin de sa fortune à celle-là ! Est-ce que papa n’a pas de l’argent pour deux ! D’ailleurs je n’en ai pas besoin d’argent, moi ! J’abandonne ma part à Louise : comme cela elle sera aussi riche que Jean, puisque c’est de l’argent que papa veut. L’établissement ! mais je ne comprends même pas que papa, qui a fait le sien, consente à le fondre dans un autre. Moi, j’aurais plus d’amour-propre que ça et je voudrais que la maison Legouest restât la maison Legouest tout court ! Mais tu n’as donc pas de sang dans les veines, Jean ? comment : tu aimes Louise et tu ne sais pas la vouloir ! Ah ! si seulement j’étais le garçon ! »

Mais toutes ces remontrances ne pouvaient pas aboutir. Elles n’eurent d’autre effet que d’inquiéter Jean sans le décider au viril effort qu’il eût fallu de contrarier la mère dont la quiétude était troublée, la conscience gênée, et qui n’était pas sans se reprocher sa mollesse, enfin d’irriter le père qui craignait de voir les objurgations de la fille avoir leur contrecoup sur la décision du fils.

Durant quelques semaines, il y eut entre les membres de cette famille, jusque là si unie, comme un état de tension d’autant plus pénible que, pour la première fois, un dissentiment grave les séparait en deux camps.

La ténacité du père eut raison des lamentations indignées de la fille comme de l’indécision et de la mollesse du fils. Et un beau jour, brusquant le dénouement de sa seule autorité, le père engagea auprès de M. Varnier la parole de son fils. Et c’est ainsi que la pauvre Louise, le lendemain du dimanche de mai, n’avait vu arriver au troisième étage de la petite maison de l’esplanade ni le fils ni la mère Legouest. Et les semaines avaient passé, et la pauvre fille avait perdu courage, voyant s’évanouir son doux rêve.

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Comment ce rêve, qu’elle avait cru voir prendre forme un instant, était-il né jadis dans son cœur ? comment en était-elle venue à aimer Jean ? Elle-même eût été bien embarrassée de le dire ; le savait-elle seulement ?

Du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, elle avait toujours connu Jean. Au temps où la mère Bourdeau travaillait nuit et jour pour élever sa fille, elle n’avait guère le loisir d’aller voir son amie Clémence. Pourtant, cinq ou six fois par an, dans la belle saison, le dimanche, elle emmenait la fillette à Trentemoult.

C’était un jour de fête. Là-bas, au grand air, dans le petit jardin, au milieu des choux, des laitues, des plans d’asperges, les deux enfants se roulaient sur l’herbe ; le petit se mettait à quatre pattes et la fillette, une petite baguette en main, criait "hue ! hue !", et si, d’aventure, le cheval hennissait ou piaffait, s’il faisait mine de vouloir ruer ou prendre le mors aux dents, c’étaient des éclats de rire, de ce rire argentin, si frais et sonore, qui faisait que, pour un instant, même "maman Bourdeau" oubliait ses peines. Ou bien c’était une grande rigole pleine d’eau qui barrait la route : Jean prenait ses sabots en main, relevait son pantalon et, se baissant pour recevoir la fillette à califourchon sur son dos, elle lui entourant le cou de ses petits bras, lui faisait franchir la rivière à pieds secs. On se figure si la seule annonce de ces parties de plaisir était bien reçue. Huit jours à l’avance, Louise n’en dormait pas et sa mère en était venue à ne plus l’en prévenir que le matin même.

Puis les enfants avaient grandi. Jean, sorti de l’école, avait fait son apprentissage de jardinier auprès de son père. Louise, après avoir quitté les sœurs, était devenue apprentie ouvrière. On avait continué de se voir de loin en loin, assez cependant pour que l’amitié des enfants s’entretînt, rieuse et quasi-insouciante de la part du garçon, déjà plus sérieuse et profonde de la part de la fillette.

Jean atteignit ses vingt ans. Il fit son volontariat à Tours, gros souci pour la jeune fille. Quand il revint, c’était un beau garçon, dégrossi, d’allure martiale, au regard franc, juste assez élégant pour n’être plus le campagnard un peu fruste d’avant le régiment, pourtant assez simple et de manières assez rondes pour ne paraître ni glorieux ni beau parleur. Louise sentit au plus profond d’elle-même que le bon petit camarade d’autrefois lui devenait de plus en plus cher. Était-ce de l’amour ? elle ne se posait même pas la question, se contentant de l’aimer, heureuse quand on disait du bien de lui devant elle, plus heureuse encore quand on allait l’été passer un dimanche chez les parents, toute frémissante au dedans d’elle lorsque, en arrivant dans la matinée ou le soir en partant, le jeune homme lui tendait sa robuste main et que, durant un instant, l’étreinte se prolongeait affectueuse, cordiale.

Il y avait bien une ombre au tableau : la différence de situation de jour en jour plus évidente, l’accroissement de fortune qui, de jour en jour aussi, élargissait la distance entre le riche horticulteur et la pauvre ouvrière. Quoi qu’elle en eût, cette vision surgissait tout à coup par instants devant l’imagination de la jeune fille. C’est dans ces moments-là qu’on eût pu voir son front serein se rembrunir et une larme perler au bord de ses paupières. Pourtant elle jouissait de son bonheur présent, gardant son secret au plus profond du cœur et, en dehors de sa mère et de Louisette, ne vivant que pour Jean, n’ayant de pensées, de désirs, d’ambition que pour le cher compagnon de son enfance.

Lui paraissait la voir avec plaisir, mais sans lui témoigner pourtant une affection qui donnât à penser. Depuis un an environ, il semblait toutefois qu’il voulût lui marquer comme une sorte de préférence. De loin en loin, en amenant au marché de la Bourse le chargement de légumes quotidien, il avait déposé chez la mère Bourdeau de véritables gerbes de fleurs, et pas besoin de dire que Louise en avait secrètement choisi quelques-unes qu’elle conservait religieusement, reliques fanées et desséchées qu’elle n’eût pas échangées contre un trésor.

On avait ainsi gagné ce dimanche de mai où le jeune homme avait paru vouloir se déclarer. Puis plus rien ! Durant la promenade en bateau, Louise avait été frappée de sa réserve ; elle s’était senti le cœur gros et les témoignages d’amitié de Juliette n’avaient eu pour effet que d’accroître son alarme. Mais, énergique et résolue, elle avait maîtrisé son chagrin et rien n’avait transpiré de ses appréhensions. Puis voici que, peu à peu, elle avait amené sa mère à lui apprendre la terrible nouvelle : c’était l’effondrement de sa vie.

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Le surlendemain de cette fatale soirée – c’était le mercredi matin – comme Louise, selon l’habitude de chaque jour, prenait ses dispositions pour partir à son travail, sur les sept heures, on sonna. Le mère ouvrit : c’était Juliette.

À voix très basse elle demanda : « Est-ce que Louise sait ? » La mère Bourdeau répondit d’un signe. « Elle a du chagrin ? » Cette fois, ce ne fut même plus un signe : la mère se contenta de baisser les paupières. « Pauvre Louise, est-ce que je puis la voir ? » Maman Bourdeau frappa légèrement la vitre du chassis, et Louise entrouvrit la porte. Juliette entra et, se jetant au cou de son amie : « J’ai voulu te voir, ma bonne Louise, te dire que je suis toujours ta petite sœur, que je le serai toujours ; tu m’entends bien : toujours. Rien ne nous séparera, ma chérie. C’est avec toi que j’aurais voulu vivre ; j’avais espéré que cela serait ; un instant j’y avais cru, et puis… Mais je ne suis pas venue pour mal parler de mes parents, ni de Jean… Je suis bien malheureuse, ma Louise, et j’ai bien pleuré depuis dimanche. Nous nous aimerons toujours, n’est-ce pas, Louise ? »

Louise, tout émue, sentant un flot de larmes lui monter aux yeux, pressait son amie sur son cœur : « Oh ! oui, murmura-t-elle. Je te remercie, Juliette, tu es bonne. » Et, silencieusement, ne cherchant plus à retenir ses larmes, elle pleura abondamment. Les deux jeunes filles s’étaient assises, se tenant les mains, par instants se penchant l’une vers l’autre pour s’embrasser.

« Il faut que je parte, dit Louise. Voilà l’heure : Louisette monterait et il vaut mieux que personne ne sache.

– Je reviendrai bientôt, ma chérie, dit Juliette. Tâche d’avoir du courage, toi qui en as tant toujours. »

Encore une fois, elle lui prit les mains, l’étreignit de tout son cœur, alla embrasser "maman Bourdeau" et redescendit l’escalier.

Quelques minutes plus tard, Louisette descendait à son tour avec sa marraine, tout inquiète de la voir si triste, se disant qu’elle avait dû bien pleurer pour avoir les yeux si rouges et gonflés. Tout le long du chemin, elle marcha sans oser rien dire, regardant à la dérobée celle qu’après ses parents elle aimait le mieux au monde. Seulement, quand on eut franchi le corridor de Mlle Georges, au moment où Louise allait mettre le pied sur la première marche de l’escalier, l’enfant se haussa sur le bout du pied et, d’un mouvement aussi rapide que spontané, lui enlaçant le cou, elle l’embrassa avec effusion : « Tu as bon cœur, ma Louisette ; je le savais déjà. » Et, à son tour, elle lui mit un baiser au front, s’efforçant de lui sourire tandis que, malgré elle, une larme jaillissait de ses cils.

La journée se passa tristement. Louise, que la visite de Juliette avait profondément émue, était plus troublée que même la veille, après la première nuit depuis la nouvelle fatale, et elle ne cherchait pas à dissimuler son chagrin ; son abattement d’ailleurs était visible. Bien qu’elle fût d’ordinaire sérieuse, elle avait des moments d’enjouement et, dans tous les cas, on ne lui avait jamais vu l’air préoccupé et l’expression de souffrance dont tout son être témoignait. Comme toutes ses camarades l’aimaient, on la plaignait, chacune dans son for intérieur, sans oser risquer une question. Mais l’atelier, d’ordinaire si vivant et si gai, était silencieux et morne. Ce fut un soulagement, le soir, quand huit heures sonnèrent ; et l’on peut penser que les langues se délièrent :

« Mais qu’a donc Mlle Louise ?

– La pauvre fille, elle fait peine à voir.

– Est-ce que vous savez quelque chose ?

– Un mariage qui manque, peut-être ?

– Oh ! vous croyez : elle a pourtant bien l’air d’avoir renoncé au mariage depuis longtemps. Si elle avait voulu, il y a beau temps qu’elle serait mariée. »

Pendant que ces demoiselles échangeaient ainsi leurs impressions sur le seuil de la porte, Louise était déjà partie avec Louisette et Mlle Anna, celle-ci, plus intimidée que jamais, ne sachant comment témoigner la part qu’elle prenait au chagrin de sa compagne et n’imaginant pour cela d’autre expédient qu’un long et affectueux serrement de mains au moment où elle allait s’engager vers l’avenue Delorme pour son retour au logis,

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Une surprise attendait la pauvre fille : comme elle ouvrait la porte, elle aperçut toute préparée, bien en vue sur la table, une lettre à l’adresse de sa mère. « De M. Harmand ? » dit-elle, reconnaissant l’écriture. « Oui, lis donc. »

Je vois bien, Madame, écrivait M. Harmand, qu’il me faut renoncer à l’espoir de m’entretenir de vive voix avec vous. Je l’avais compris après les deux visites inutiles que j’ai tentées il y a quinze jours et la semaine dernière. Et, quand une occasion inespérée s’est offerte de solliciter l’intervention de Mlle votre fille, sa réserve ou plutôt son silence m’ont donné la certitude que je m’obstinais en vain. J’espère que du moins vous ne m’en voudrez pas si je me décide à vous écrire ce que j’aurais tant souhaité pouvoir vous dire. Vous avez certainement compris qu’il s’agit de Mlle Louise. Et voici plus d’un an que j’aurais pu faire l’aveu du désir que j’ose vous soumettre aujourd’hui si je n’avais tenu à me bien assurer contre moi-même, à me convaincre que je ne cédais pas à un entraînement aveugle et que le temps, la réflexion, l’éloignement même n’affaibliraient pas l’affection profonde, ardente que j’éprouve pour Mlle Louise. Je me suis soumis volontairement à cette épreuve. Moi qui, depuis de longs moins, presque des années, ne vivais de cœur et de pensée que pour Mlle Louise, moi qui, depuis si longtemps, ne l’ai pas un jour, je puis le dire, laissée partir le matin à son travail, ni le soir en revenir, sans l’attendre, sans jouir de sa fugitive présence durant la courte minute où elle passait devant ma fenêtre, moi qui tremblais chaque soir et chaque matin qu’un hasard la fît se détourner de sa route habituelle, j’ai eu ce courage, pour m’éprouver moi-même, de quitter Nantes pendant six longs mois, de me contraindre à distraire mon esprit de l’unique objet qui l’avait envahi, du seul qui m’intéressât, du seul qui, depuis si longtemps, me parlât à mon cœur. Je suis revenu l’aimant plus que jamais. Je l’ai revue plus que jamais charmante, avec sa grâce sérieuse, sa belle tenue grave, décente, sa simplicité aimable. Je me suis encore, et pour la vingtième fois, renseigné sur elle et tout ce que je savais déjà, tout ce qu’on m’avait, de tant de côtés, dit et redit, son courage, sa tendresse pour vous, sa douceur et sa bonté pour ses compagnes, sa modestie, l’estime, je ne dis pas assez, la vénération qu’elle inspire même à des femmes du monde d’ordinaire peu sensibles à de telles vertus, tout cela j’ai eu la joie de l’entendre redire, sans qu’une note discordante ait troublé ce concert d’éloges. Et la joie qui me faisait battre le cœur, j’ai eu la fermeté de la contenir en moi-même. L’amour dont je vivais, je me suis imposé de ne le jamais montrer. Vous me rendrez cette justice, Mlle Louise, que jamais, n’est-ce pas ? jamais jusqu’à ces derniers temps vous ne m’avez rencontré sur votre chemin ; jamais mon regard n’a croisé le vôtre. Dites bien à Mme votre mère que cet amour qui me possède je vous l’ai caché avec autant de soin que d’autres se seraient plu peut-être à la montrer. Dites-lui que je n’ai jamais manqué au respect que vous inspirez à tout le monde, mais dont l’observance m’était d’autant plus douce que j’aurais cru commettre une sorte de profanation en me déclarant ailleurs que chez vous, à vous seule, devant votre mère. Aujourd’hui je suis à bout de forces ; l’épreuve que je m’étais imposée n’a que trop duré. D’accord avec ma mère, je viens vous demander de mettre un terme à ma souffrance et, si vous voulez bien nous y autoriser, nous irons, ma mère et moi, vous demander à vous, Madame, de m’accueillir comme le fils dévoué que je serais heureux de devenir ; à vous, Mlle Louise, de recevoir avec confiance ma promesse d’être pour vous le mari fidèle, l’ami sûr et tendre des bons et des mauvais jours. François Harmand, avenue de Launay, 11.

Louise avait lu la lettre d’un bout à l’autre sans s’arrêter, d’une voix d’abord ferme, puis de moins en moins assurée à mesure qu’elle avançait dans sa lecture ; vers la fin, elle était presque tremblante. Sa mère avait écouté, le front plissé, le visage inquiet. Quand la jeune fille eut terminé, il y eut un silence. Les deux femmes se regardaient comme n’osant ni l’une ni l’autre parler la première.

« Je n’avais pas besoin de ce souci, dit enfin Louise. Cette lettre me fait de la peine, parce que M. Harmand paraît sincère et, comme je ne puis pas accepter, il souffrira. Cela me contriste que quelqu’un souffre à cause de moi. » Puis, après une pause : « Je ne sais comment faire. Il me semble que le mieux serait de répondre tout de suite ; si je tarde, il croira que j’ai hésité, que nous avons voulu prendre notre temps pour réfléchir, que je n’étais pas décidée d’abord : ne penses-tu pas, mère ?

– Si tu es bien décidée, mon enfant, je crois qu’en effet cela vaudrait mieux.

– Oh ! mère, tu n’en doutes pas, n’est-ce pas ? J’y ai bien pensé : je ne me marierai pas. »

Et, sans plus attendre, elle rédigea en hâte quelques lignes sur un chiffon de papier, une sorte de brouillon de premier jet de ce qu’elle voulait dire. Et tout de suite, quand elles eurent dîné, reprenant le papier, elle le relut, le corrigea, le lut tout haut à sa mère et, quand celle-ci eut approuvé sans réserve, le recopia.

Monsieur, disait-elle, ma mère vient de me communiquer la lettre que vous avez eu la bonté de lui écrire. Je suis touchée jusqu’au fond du cœur des sentiments que vous exprimez et je garderai toute ma vie le souvenir des intentions généreuses que vous aviez conçues à mon égard. Il me faut pourtant vous demander d’y renoncer : je suis résolue à n’accepter aucune proposition de mariage. Croyez que je ne vous écris pas ces quelques lignes sans une peine profonde. Bien que je sois pour vous une inconnue que tant de raisons devraient suffire à écarter de vous, bien que vous vous soyez fait de moi une opinion certainement beaucoup trop favorable, les sentiments que vous exprimez sont si délicats et si évidemment sincères qu’il m’en coûte de décliner une proposition aussi flatteuse. Obligée de vous causer ce chagrin, je crois du moins bien faire en vous répondant sans une minute de retard ; ainsi je n’aurai pas à me reprocher d’avoir entretenu si peu que ce soit une illusion que mon silence contribuerait à encourager. Ma mère et moi vous prions d’agréer l’expression de notre gratitude et, pour ma part, je n’oublierai jamais ce témoignage d’affection et d’estime envers une inconnue que tant de raisons devaient suffire à écarter de vous. Louise Bourdeau.

Elle mit la lettre dans une enveloppe, écrivit l’adresse d’une main ferme et il fut convenu que, le lendemain matin, en allant à son travail, elle déposerait le pli dans la boîte de l’hôtel Harmand.

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Presque à la même heure, on achevait de dîner chez Mme Harmand, dîner intime, fort simple d’ailleurs, auquel assistaient seuls la maîtresse de maison, son fils et un vieil ami de la famille, M. Duvergier, raffineur, président du tribunal de Commerce, officier de la Légion d’honneur. On avait d’ailleurs dîné sans entrain. Mme Harmand, volontiers causeuse, paraissait préoccupée ; son fils n’avait pour ainsi dire pas ouvert la bouche et M. Duvergier, gêné par cette contrainte qui devait avoir une cause qu’il ne devinait pas, s’était tenu sur la réserve. Après le café, François Harmand s’excusa sous le prétexte d’un rendez-vous urgent et sortit, laissant sa mère en tête à tête avec leur invité.

« Vous vous demandez ce qui se passe, mon ami, dit Mme Harmand. Quelque chose en effet, et quelque chose de si grave que, depuis trois mois, je n’en dors plus. J’espérais toujours que les choses s’arrangeraient et, dans ce cas, j’aurais gardé ce secret pour nous et pour vous seul. Mais elles ne se sont pas arrangées. Je n’ai jamais eu le courage de m’en ouvrir même à vous et, si je le fais aujourd’hui, c’est que je ne veux pas qu’à un si fidèle et si vieil ami cette nouvelle soit annoncée par d’autres que par moi. François, d’ailleurs, est d’accord avec moi pour que vous sachiez tout ce soir même. Voici : le malheureux garçon s’est épris, voilà tantôt trois ans, d’une ouvrière qu’il aime passionnément, sans qu’il le lui ait jamais avoué, et qu’il veut épouser. Il m’en a parlé pour la première fois il y a un peu plus d’un an. Vous savez quel bon fils il est, quelle nature droite, généreuse. J’ai obtenu de lui à ce moment un sursis ; mieux que cela, il m’a spontanément offert de s’éloigner, me disant que si, par impossible, une absence de quelques mois suffisait à le distraire de son dessein, il serait le premier à m’en informer ; mais que si, rentré à Nantes, il persistait à désirer cette jeune fille, il me suppliait de ne plus faire obstacle à sa destinée, son avenir. Voilà l’explication de ce voyage qui vous a un peu surpris, je m’en souviens. François est revenu, vous le savez, il y a trois mois ; il est revenu plus épris que jamais. Le soir même de son retour, ayant voulu revoir cette personne qui passe sous nos fenêtres chaque matin et chaque soir, il l’a revue en effet et je l’ai trouvé quelques minutes après si ému, si troublé, pleurant comme un enfant dans un accès de désespoir si profond et si sincère que j’en ai été remuée jusqu’au fond de moi-même. Il m’a déclaré que, si je persistais à refuser mon consentement, il ne passerait pas outre, ne voulant à aucun prix, disait-il, me faire ce chagrin, mais qu’alors il renonçait à se marier. Je n’ai que lui ; je souffre de le voir malheureux ; je sens bien, surtout le connaissant, que, s’il aime ainsi, rien ne pourra le distraire ni le consoler. J’ai donné mon consentement. Hier même il a écrit, avec mon assentiment, une lettre de demande formelle : nous attendons la réponse. Voilà, mon ami ; vous pouvez juger si j’ai sujet d’être gaie.

– Mais qui est cette personne ? vous la connaissez ? vous l’avez vue ?

– C’est une couturière, la première de Mlle Georges…

– La première de Mlle Georges ! Mlle Bourdeau ? reprit M. Duvergier avec une sorte de stupéfaction où l’on aurait pu démêler comme un accent de terreur.

– Vous la connaissez donc ? dit Mme Harmand un peu étonnée.

– Mais… oui…, un peu. J’en entends quelquefois parler ; ma nièce en raffole, et vous savez qu’elle ne s’emballe pas facilement, ma nièce. Mais où donc François a-t-il eu l’occasion de la rencontrer ? On assure qu’elle vit comme une religieuse, toujours avec sa mère, ne sortant que pour aller à son travail ou en revenir, et toujours accompagnée d’une fillette dont on sait qu’elle est la marraine. J’entends dire qu’elle est très connue à Nantes, admirée pour sa beauté et non moins respectée qu’admirée.

– Je vois que vous êtes bien renseigné : c’est vrai qu’elle ne sort que pour aller à son atelier ; c’est justement comme cela, en la voyant passer, que François l’a remarquée. Elle demeure près de l’esplanade et c’est par ici, devant l’hôtel, qu’elle passe tous les jours pour se rendre rue d’Orléans. Vous pensez si j’ai fait toutes les objections de bon sens : esclandre en ville, différence d’éducation, obligation de subir la mère. Je ne parle pas de la pauvreté : s’il n’y avait que cette raison-là, j’en aurais pris mon parti tout de suite. Mais le reste ! Voyez-vous cette bonne femme qui va venir s’installer ici avec sa fille ! Enfin, mon ami, je n’en dors plus. Naturellement, avant de donner mon consentement, j’ai voulu savoir par moi-même ce que c’était que cette merveille de fille. Comme je n’étais qu’à moitié contente de Mme Augustine, j’ai saisi le premier prétexte venu et j’ai fait une commande chez Mlle Georges, en recommandant que sa première vînt essayer elle-même. Elle est venue l’autre jour. Eh bien, mon ami, elle m’a ensorcelée à mon tour : une fille adorable, grande, une belle brune bien faite, des yeux doux et profonds, une grâce naturelle dont vous n’avez pas idée ; avec cela simple de toilette, de manières, une voix grave et douce qui est comme une musique et, par dessus tout, ce qui m’a le plus remuée, un air de décence et de modestie comme on n’en voit plus chez nos grandes dames. Juste comme elle descendait l’escalier avec son apprentie, François, qui ne savait cependant rien de cette visite, rentrait. Il les a croisées en montant, les a reconduites jusqu’à la porte, et puis il est venu me demander ce que j’en pensais. Ma foi, je lui ai dit que je le laissais libre. C’est alors qu’il a écrit sa lettre.

– Quelle affaire ! murmura M. Duvergier, comme se parlant à lui-même. Et vous dites que François ne lui a jamais parlé ?

– Jamais, il me l’a juré et je le sais assez honnête pour être certaine qu’il a dit la vérité. Du reste il déclare que, même sans parler de sa déférence pour moi, il la respecte trop elle-même pour avoir jamais eu la pensée de rien engager sans mon aveu.

– Et quand est partie sa lettre ?

– Ce matin : on a dû la recevoir tantôt.

– Vous me permettrez de revenir demain ? J’ai idée que la réponse ne tardera pas, sans pouvoir d’ailleurs la préjuger, car, d’après toutes les apparences, cette fille n’est pas une coquette ; et j’imagine qu’elle acceptera ou refusera franchement. Il se peut qu’elle accepte, non pour la fortune ou la situation, car, je ne sais pourquoi, je pense que ces considérations-là pèseront peu dans la balance à elle, mais pour François, qui n’est pas le premier venu, dont les goûts et le caractère sont bien connus à Nantes, et dont il se peut que cette jeune fille apprécie la nature chevaleresque. Il se pourrait aussi qu’elle refusât : qui sait ? Elle tient peut-être à ne pas quitter sa mère ; elle peut avoir des raisons que nous ne savons pas de ne se point marier. Enfin ! on verra bien. A demain donc ! »

Et, serrant la main de Mme Harmand, M. Duvergier partit.

Une fois hors de l’hôtel et dès qu’il put se ressaisir : « Mais quelle fatalité ! s’écria-t-il involontairement ; est-ce possible ? quoi ! lui et elle ! le seul être au monde qui n’ait pas le droit de penser à elle ! le seul qu’elle, de son côté, ne puisse accepter ! Mais elle n’acceptera pas ; en eût-elle quelque velléité, sa mère est là ! C’est égal : je n’ai pas de temps à perdre. »

- 24 -

Le lendemain matin jeudi, à neuf heures, M. Duvergier sonnait à la porte de la mère Bourdeau. Il y avait plus d’une heure que Louise était partie pour l’atelier. La mère vint ouvrir.

« C’est bien à Mme Bourdeau que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, Monsieur.

– Malgré l’heure matinale, pouvez-vous, Madame, me recevoir un instant ? »

La mère Bourdeau s’effaça pour laisser passer le visiteur et, lui ouvrant la porte vitrée, l’introduisit dans la chambre où d’ailleurs, selon l’habitude, tout était propre et rangé.

M. Duvergier n’était pas un inconnu pour la mère Bourdeau : vingt-trois ans auparavant, le jour même où elle avait eu le malheur de perdre son ami, il s’était présenté chez elle pour lui annoncer la terrible nouvelle et l’avertir qu’avant de mourir son ami avait exprimé le vœu qu’elle eût foi en M. Duvergier et qu’en cas de besoin elle lui demandât assistance. Depuis ce moment, la mère Bourdeau, se dérobant à toutes les recherches, n’avait plus revu le confident de son ami et elle eut quelque peine à le reconnaître : toujours grand, de belle prestance, il avait cependant beaucoup vieilli et dans le vieillard affable, aux cheveux rares, aux favoris blancs, à la taille légèrement voûtée, la vieille eut à faire un effort de mémoire pour retrouver l’envoyé porteur du douloureux message qu’elle avait reçu jadis.

« Je ne sais, Madame, dit-il très doucement, si vous reconnaissez l’ami de Louis Harmand.

– Mais oui, Monsieur, répondit-elle en rougissant. Je ne vous ai vu qu’une fois, mais dans une de ces circonstances où l’on n’oublie guère.

– Alors, Madame, ce que j’ai à vous dire sera vite dit. Vous vous rappelez que Louis m’avait confié le soin d’exécuter ses dernières volontés. Je vous demande pardon de réveiller des souvenirs douloureux, mais le moment approche où je vais avoir à rendre compte à Mlle votre fille de ce que j’ai dû faire pour me conformer aux ordres que j’avais reçus, et je n’ai pas voulu le faire sans être d’abord assuré que Mlle Louise savait le secret de sa naissance. Croyez bien, d’ailleurs, que ce secret n’a jamais été trahi. Vous exceptée, Madame, et, avec vous, Me Maudouin, notaire à Nantes et moi nous sommes seuls sans doute et nous resterons seuls à le connaître. Comme d’autre part j’ai conservé avec M. François Harmand et sa mère des relations amicales, je sais que Mlle votre fille a reçu hier même une proposition qui fait assurément grand honneur à celle qui l’a reçue comme à celui qui l’a faite, mais qui…

– Je prends la liberté de vous interrompre, Monsieur, pour vous prévenir tout de suite qu’en ce moment même M. François Harmand doit avoir entre les mains la réponse de ma fille, qui a décliné l’offre qu’on lui faisait.

– C’est un grand soulagement pour moi de l’apprendre. Je ne doutais pas d’ailleurs, vous sachant là.

– Mais je n’ai eu aucun besoin d’intervenir : ma fille s’est décidée seule, pour des motifs qui lui sont propres, qu’elle m’a naturellement confiés, mais qui n’avaient aucune relation avec sa naissance, car, à l’heure qu’il est, elle ignore encore le nom de son père.

– Alors, Madame, je vous dois quelques éclaircissements. Mon ami Harmand est mort, vous le savez, désespéré à la pensée que sa fille qu’il adorait serait un jour sans ressources. Vous aviez refusé, avec une générosité vraiment admirable, mais peut-être imprudente – pardonnez-moi de vous parler en ami – l’offre qu’il vous avait faite. Torturé par cette pensée qui l’obsédait, il m’a laissé par écrit des instructions précises, dont la minute a été déposée dans l’étude de Me Maudoin et dont j’ai conservé une copie dûment certifiée. En dehors de certaines éventualités prévues par son père, c’était au plus tard le jour où Mlle Louise atteindrait l’âge de trente ans que les dispositions prises devaient recevoir leur plein et entier effet. C’est bien dans deux mois, le 21 septembre prochain, que Mlle Louise aura trente ans révolus. J’ai besoin de me concerter avec elle et avec vous pour avertir Me Maudoin de me mettre moi-même en mesure de faire honneur à mes engagements pour cette date. Puisque Mlle Louise ignore encore ce qu’à ce moment il faudra bien finir par lui apprendre, je m’en remets à votre tendresse pour elle, Madame, comme aussi à votre prudence, pour choisir le moment le plus favorable à cette douloureuse confidence.

– Monsieur, je n’hésite pas à vous répondre que le plus tôt sera le mieux. J’avais depuis longtemps déjà la pensée de renseigner ma fille : je n’en ai pas eu le courage. L’incident qui vient de se produire, je veux dire cette proposition de mariage, m’a fait sentir combien il devenait urgent d’en finir. Mais, pour laisser à ma fille la pleine indépendance de sa décision, je n’ai pas voulu la prévenir avant que sa lettre fût remise : elle l’est depuis ce matin. Ce soir même, ma fille saura tout. Et puisque me voici obligée de remuer tout ce passé si triste, je vous assure, Monsieur, que j’aimerais mieux en sortir tout de suite. Ce que vous pouvez avoir à dire n’est que la suite naturelle de ce que j’aurai moi-même à révéler. Seriez-vous libre demain matin, Monsieur ?

– Mais assurément, Madame, et si je ne l’étais pas, je m’arrangerais pour l’être. Vous plaît-il que je revienne demain à pareille heure ?

– Si ce l’est pas abuser de votre obligeance, Monsieur, je vous en prie.

– À demain matin, donc.

Et, se levant, M. Duvergier se retira après avoir pressé la main de la vieille.

- 25 -

Lorsque la jeune fille rentra le soir, elle comprit au premier regard qu’il y avait quelque chose d’insolite.

« Quoi donc encore ? mère, dit-elle avec découragement.

– Ah ! ma pauvre enfant, nous ne sommes pas près d’en sortir : après une chose c’est une autre. J’ai reçu ce matin, une heure après ton départ, une visite que cette demande en mariage a peut-être provoquée quelques jours plus tôt, mais qui ne pouvait manquer d’être faite à bref délai. C’est encore de toi qu’il s’agit, pauvre petite ; et cela devait être. Pense que tu vas avoir trente ans dans quelques semaines ; trente ans ! C’est une étape dans la vie. Je remercie encore le bon Dieu de m’avoir conservée jusqu’à présent, car je suis sûre qu’au moins tu es désormais à l’abri du besoin. Pourtant j’avais espéré davantage : après t’avoir élevée de mon mieux, j’avais rêvé pour toi une plus douce et meilleure vie que la mienne ; et il me faut te voir le cœur brisé sans que ta jeunesse ait été seulement caressée d’un rayon de soleil, et voici qu’oubliée du seul être qui pouvait illuminer ta vie, tu es recherchée du seul aussi qui ne pouvait arriver jusqu’à toi. Car il faut bien maintenant te l’avouer, ma pauvre enfant, la demande de M. Harmand prouve qu’il ne soupçonne pas plus que toi la réalité des choses. Mais ce que tu n’as pas su jusqu’à présent, ce que je n’ai jamais eu me courage de te dire, il faut bien maintenant que tu l’apprennes. Non seulement la force des choses t’en instruirait, car c’est à cette révélation que se rattache, paraît-il, la visite annoncée pour demain. Mais je n’ai plus, moi, la force de porter toute seule le poids de ce secret et, avant même d’avoir appris ce que j’ai appris ce matin, j’étais décidée, maintenant que tu as répondu à M. Harmand, à te dire tout ce soir. »

Louise avait ôté son chapeau, ses gants. Elle était venue s’asseoir près de sa mère. À voix très basse, celle-ci commença son récit, triste récit durant lequel l’émotion la força plus d’une fois de s’interrompre.

« Tu n’as pu conserver aucun souvenir de ton père, pauvre petite, car tu n’avais guère plus de six ans quand il est mort ; et, bien qu’il t’adorât, il ne pouvait guère que de loin en loin venir te voir et te caresser. Ce n’était pas, comme tu pourrais le croire, un malheureux de notre condition : il était riche, appartenait à une des familles les plus opulentes et les plus considérées de Nantes. Son père était armateur, député, l’un des personnages les plus influents de la ville et de la région. Je ferais mieux de te le nommer tout de suite : c’était M. Anatole Harmand.

– M. Harmand ! répéta Louise avec stupeur.

– Oui, le grand-père de M. François, à qui tu viens de répondre. Il avait un fils unique, Louis, ton père à toi, pauvre petite, et aussi, ajouta-t-elle en articulant à peine les mots, le père de M. François.

Louise était devenue blanche comme une morte ; elle regardait sa mère les yeux presque hagards :

« Mais alors…, balbutia-t-elle, M. François…

– Hélas ! oui, ma pauvre enfant, M. François est ton frère. »

Il y eut un silence. Louise paraissait atterrée.

« Moi, reprit sa mère, je n’étais qu’une pauvre ouvrière, orpheline. J’avais perdu mes parents en bas âge et j’avais été recueillie par une tante, lingère, qui m’avait appris son métier. C’est là, dans l’atelier de ma tante, que j’ai connu Clémence. Ton père m’avait remarquée, aimée. J’en vins à l’aimer aussi, et c’est volontairement, sans calcul et sans conditions, que je me suis donnée. À toi, si raisonnable mais si aimante et si bonne, je puis bien dire cela, car, si j’ai fait une faute, tu es le seul être au monde auquel je ne rougisse pas de l’avouer, sachant que tu es capable de me comprendre et de me pardonner.

– Oh ! mère, ne dis pas cela. Et, lui entourant le cou, elle l’embrassa avec effusion.

– Nous avons ainsi vécu pendant cinq années, années bénies dont le souvenir seul m’a soutenue durant mes longues épreuves, années heureuses dont le rayonnement n’est pas encore éteint dans mon vieux cœur. Ne me juge pas sévèrement, ma pauvre enfant…

– Oh ! mère, te t’en prie, ne dis pas des choses pareilles, cela me fait trop de peine.

— Ne me juge pas sévèrement si je t’avoue que, même à cette heure, vieillie, fatiguée, usée par tant de chagrins et d’amertume, n’ayant que toi pour me soutenir et me consoler, je garde encore au fond du cœur le souvenir attendri de celui qui m’a fait, de vingt-cinq à trente ans, la vie si douce, si complètement heureuse ! »

Elle s’arrêta un instant, comme suffoquée par l’émotion.

« Il était si bon, si aimable, d’un cœur si loyal et généreux ! C’était tout toi, ma pauvre enfant, beau comme tu es belle, car tu es son portrait vivant, bon comme tu es bonne, car c’est de lui bien sûr que tu as hérité toutes ces qualités du cœur qui font que tout le monde t’aime. Il était comme toi pitoyable aux malheureux, adorant sa mère. Il m’avait promis de m’épouser, et il aurait certainement fait pour cela tout le possible. Mais je n’y avais jamais compté, sachant bien quelles difficultés aurait soulevées ce projet. Je me contentais de l’aimer, de jouir de mon bonheur, sûre au moins que, s’il ne m’épousait pas, il n’en épouserait pas d’autre.

Mais des événements terribles survinrent : son père avait placé presque toute sa fortune chez un ami, le plus riche banquier de Nantes ; cet ami trahit la confiance de la famille Harmand ; par suite de désastres de bourse, il fut ruiné et se tua ; du jour au lendemain M. Harmand avait perdu toute sa fortune. Je ne sais si je t’ai dit que tous ces Harmand étaient de braves gens : quand le bruit courut dans Nantes que M. Anatole était ruiné, son meilleur ami, un autre armateur plus riche encore, un M. Proust, vint le trouver et lui demander son fils pour sa fille à lui : « Mais je n’ai plus rien. – Je le sais, répondit M. Proust ; c’est justement pour cela que je viens. » Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Mais le plus difficile n’était pas fait : il fallait encore amener ton père à consentir, et ce fut une grosse affaire. Tu avais alors un peu plus de deux ans ; ton père t’idolâtrait et sa tendresse pour moi était presque plus profonde encore, s’il est possible, qu’avant ta naissance.

Au premier mot qu’on lui dit de ce mariage, il répondit par un refus si net, et tout à la fois si calme et résolu, que ses parents furent déconcertés. On essaya de le convaincre : il déclara qu’il n’y fallait pas songer, que son choix était fait depuis longtemps, qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait même un enfant de deux ans et qu’à moins de lui conseiller une mauvaise action, déshonnête et déshonorante, on ne pouvait pas lui demander d’abandonner celle qu’il avait rendue mère. À toutes les objections il répondit invariablement par le même refus tranquille et persistant. On lui représenta qu’alors c’était pour les siens la ruine et le déshonneur, que devant une telle perspective il ne pouvait pourtant pas hésiter, qu’au surplus on trouverait un moyen honorable de ménager une situation digne d’égards comme était la nôtre : rien n’y fit.

C’est alors que sa mère, désespérée, éperdue, vint me trouver. Elle se jeta à mes genoux, me suppliant de les sauver. Et c’est moi qui, volontairement, le cœur brisé, mais navrée de la détresse de cette malheureuse femme, ne pouvant supporter la vue de son désespoir, c’est moi qui réussis à fléchir la résistance de ton père. Avec quelle douleur il s’y résigna, je te le laisse à comprendre.

Le lendemain, sous le prétexte assurément fondé que j’allais être dans un grand embarras, et comme témoignage de la reconnaissance de la famille, il m’apporta une liasse de billets de banque : il y en avait pour une trentaine de mille francs, le tiers, paraît-il (je le sus plus tard) de ce qui restait à ses parents. Je ne crois pas que de ma vie j’oublie le saisissement de honte et de douleur que j’éprouvai : il me semblait que j’allais faire marché de mon amour, que j’acceptais d’échanger contre de l’argent tout mon bonheur perdu. Je me faisais l’effet d’une de ces femmes qui consentent à passer les années de leur jeunesse avec le premier qui s’offre à elles, se disant que, le jour où se fera l’inévitable rupture, elles sauront bien tirer parti de leur liaison. En une seconde, toutes ces réflexions se présentèrent à mon esprit et, déjà troublée par les émotions des jours précédents, moi, pourtant saine et forte, moi qui ne savais absolument pas, sinon par ouï-dire, ce que c’est qu’une attaque de nerfs, j’eus une crise nerveuse effrayante, d’après ce qu’on me dit plus tard. Je me tordais sous les yeux de ton père épouvanté, car il ne m’avait jamais vue malade. Heureusement, je finis par fondre en larmes. Ton père cherchait à me consoler sans pouvoir y parvenir. Il me répétait sans cesse, avec toutes les paroles de tendresse que tu peux imaginer, que j’avais mal compris, que cet argent n’était pas pour moi mais pour toi, qu’il faudrait pourtant bien t’élever ; et comment le pourrais-je, puisque j’allais être sans ressources. « Non, répondais-je, je ferai comme je pourrai. Je l’élèverai, notre petite Louise, et je l’élèverai bien. Aie confiance en moi : je ferai tout ce qu’il faudra, je te le promets ; mais je ne veux pas d’argent. » Mon obstination fut la plus forte : il remporta ce qu’il avait apporté.

Mais nous ne pouvions plus habiter le logement où ton père avait l’habitude de venir et, de l’impasse Saint-Laurent, nous allâmes demeurer rue de la Chalotais. Là, ton père n’était pas connu ; il ne venait d’ailleurs qu’à de longs intervalles, deux ou trois fois par mois, toujours le soir, et avec des précautions minutieuses. Son affection pour moi était devenue une sorte d’adoration et toi, mon enfant, il t’idolâtrait. Il revint plusieurs fois à la charge pour me faire accepter ce que j’avais refusé d’abord ; mais, me voyant si malheureuse chaque fois qu’il abordait cette question, il finit pas ne plus m’en parler. Il se dédommageait comme il pouvait en garnissant mon pauvre petit intérieur de meubles que notre misère m’a forcée de vendre plus tard et de linge : c’est de lui que m’est venu le beau linge dont nous nous servons encore et qui m’a été si précieux. À toi il n’arrivait jamais sans apporter un jouet, une belle poupée, une petite voiture et, quoique bien malheureuse, j’aurais donné beaucoup pour prolonger, si cela avait dépendu de moi, cette situation pénible.

Un jour, pendant une séance d’un Conseil dont il faisait partie, ton pauvre père fut pris d’un refroidissement : en quelques heures, il fut gravement malade et, moins de huit jours après, sans que j’eusse pu le revoir, il mourait.

Le jour même de sa mort, un ami en qui il mettait toute sa confiance vint m’apprendre mon malheur. Avec des ménagements infinis, il me dit de la part de ton père que si jamais j’avais besoin d’un conseil et d’un secours, ce serait à lui qu’il faudrait m’adresser, qu’il se ferait toujours à devoir de m’assister et que, dès ce moment, il se mettait à ma disposition, que la mort de ton père allait encore changer bien des choses et qu’il serait heureux de me voir user sans réserve des ressources que ton père l’avait chargé de m’offrir encore une fois. En même temps, il me remettait son nom et son adresse. Je remerciai, déclarant n’avoir besoin de rien pour le moment.

Dès le lendemain, je donnais congé de l’appartement de la rue de la Chalotais et, quelques semaines plus tard, sans rien dire à personne, sans laisser d’adresse, je t’amenais dans le pauvre logement où nous sommes encore à l’heure qu’il est. Depuis ce moment, je m’étais bien crue oubliée et, sauf Clémence que je n’ai jamais cessé de voir, je croyais bien que personne n’aurait su trouver ma trace. Je me trompais, et c’est droit ici qu’est venu ce matin le même ami de ton père qui, sans rien dire, sans se montrer, ne nous a perdues de vue un seul instant, ni toi ni moi, depuis vingt-trois ans, toujours prêt à accourir au premier signal, mais toujours aussi craignant de m’effaroucher et sachant par ton père combien j’étais inquiète et ombrageuse dès qu’il pouvait être question d’un secours. Voilà ma confession, ma pauvre enfant.

– Mère, ne dis pas cela ; tout ce que tu as fait est si généreux ; il me semble que je t’aime encore plus.

– Ce que je veux seulement ajouter c’est que, depuis le jour où j’ai perdu ton père, je n’ai plus vécu qu’avec sa pensée et pour lui. J’ai eu bien des moments pénibles, j’ai traversé de mauvais jours ; mais jamais, je puis bien le dire, je n’ai perdu courage, soutenue par le souvenir de la promesse que je lui avait faite. J’ai fait de mon mieux pour t’élever, et il faut dire que tu m’as rendu la tâche bien facile. Aussi je pense que, si ton père pouvait te voir aujourd’hui, il serait fier de toi ; et j’espère qu’i serait content de moi aussi. »

Une larme perlait sous les cils de la pauvre femme. Sa fille se jeta à son cou, l’embrassant avec un redoublement de tendresse.

« Tu sauras plus tard, reprit la bonne femme, quel repos c’est pour la conscience et quelle douceur de pouvoir se dire qu’on a donné sa vie à ceux qu’on aimait, quand on avait le bonheur de les posséder, et qu’on la leur donne encore même quand ils ne sont plus là. Continuer de vivre comme s’ils étaient encore présents, les consulter par la pensée, se demander comment ils jugeraient ce qu’on veut faire, s’ils approuveraient, s’ils en seraient heureux, rapporter tout à eux, à leur souvenir, à leur affection, c’est la seule manière de leur être fidèles ; et, pour ton père, je puis bien dire que sa pensée n’a jamais un instant, soit à cause de toi, soit pour moi-même, quitté mon esprit. Je t’ai dit tout à l’heure que ton père était beau comme il état bon ; puisque je n’ai plus de secret pour toi (et c’était le seul dont je n’eusse encore jamais eu le courage de te faire l’aveu), je vais te montrer son portrait. »

Et, un peu tremblante, la bonne femme retira d’un tiroir de la commode un petit paquet soigneusement enveloppé : c’était un petit coffret d’ébène dont le couvercle, entouré d’un filet d’or, portrait gravées, en lettres d’or aussi, les initiales J.B. De ses mains qui tremblaient un peu, elle l’ouvrit, en retira un paquet de lettres jaunies, souvenirs des jours heureux. « Tu les liras quand tu voudras, mon enfant. Tu verras que je n’ai rien dit de trop et qu’il méritait bien d’être aimé. » Puis, dans une enveloppe, quelques fleurs fanées, des marguerites, des feuilles de roses, quelques-unes piquées sur un papier, avec une date : 21 avril 1857, 6 mai 1858, 11 août 1861, jour de ma fête. Puis, dans une autre enveloppe, trois photographies : M. Louis Harmand, avec sa belle figure grave, son regard loyal, son sourire viril ; au dos ces lignes : « À ma chère Julie : que ce portrait lui rappelle pour toujours celui qui l’a aimée plus que tout en ce monde, Nantes, ce 5 juin 1862, Louis Harmand. » Une autre photographie, celle de Julie Bourdeau dans tout l’éclat de sa beauté, vers la trentaine, avec des yeux d’une douceur infinie, une bouche caressante, une taille dégagée et, dans toute la personne, une expression de grâce et de force tout ensemble. Enfin une mignonne enfant, aux yeux profonds, à la bouche fine et sérieuse, ses petites mains croisées sur le devant de la taille, avec un air de douceur infinie ; au dos ces mots : « Notre petite Louise, le 3 juin 1863, jour anniversaire de sa naissance : puisse-t-elle être aussi douce et aimante que sa mère ! Louis Harmand » ; et, de la main de la mère : « …et aussi bonne et généreuse que son père ! Julie Bourdeau. »

Louise restait en contemplation devant les trois portraits, passant de l’un à l’autre, les reprenant, cherchant à lire sur ces trois visages le secret de leur destinée, tandis que sa mère essuyait une larme de sa main ridée.

« Pauvre mère, dit-elle enfin, que tu as souffert ! et qu’est-ce que des chagrins comme le mien à côté de douleurs comme les tiennes ! et que je te remercie de m’avoir faite semblable à mon père, puisque tu dis que je te le rappelle par mon caractère et mes goûts ! Si seulement j’avais pu le connaître assez pour conserver de lui, moi aussi, un souvenir toujours présent ! Mais je t’ai et, maintenant que tu as soulagé ton cœur, mère, nous serons moins seules, puisque nous pourrons parler de lui. »

Elles continuèrent longtemps encore à deviser, s’entretenant de ce passé douloureux comme aussi de la visite annoncée pour le lendemain. Que pouvaient bien être les comptes que M. Duvergier disait avoir à rendre ? gros sujet de préoccupation pour la mère et aussi, maintenant qu’elle était instruite de tout, pour la fille.

On dormit peu, cette nuit-là, dans la petite chambre du troisième étage. Dans l’esprit de la mère s’agitaient confusément le souvenir des temps heureux, de la détresse qui avait succédé, l’image de l’ami toujours adoré et qu’avaient évoquée, comme en pleine vie, les confidences de l’heure présente. Louise restait comme accablée sous le coup de ces révélations : quelle destinée que la sienne ! et quelle fatalité dans cette rencontre du frère et de la sœur s’ignorant l’un l’autre !

- 26 -

Au matin, Louisette reçut la commission de prévenir que sa marraine ne pouvait aller à l’atelier, mais ferait son possible pour n’être absente que la matinée.

 À dix heures, M. Duvergier arriva. Un signe de la mère l’avertit qu’il pouvait parler et comme, après avoir serré la main de la bonne vieille, il tenait encore celle de la fille :

« Il y a bien longtemps que je vous connais, Mlle Louise, dit-il avec un bon sourire et d’un ton paternel. Sans que vous ayez jamais pu vous en douter, je vous ai suivie du regard depuis le jour où j’ai perdu votre pauvre père. Dans la période pénible, quand votre mère n’était pas heureuse – car elle a été bien malheureuse durant quelques années et il ne lui a pas fallu moins que son admirable courage pour la remettre à flot – j’ai bien des fois failli me trahir. Mais Harmand m’avait donné des instructions si précises, je savais par lui votre mère si vaillante, si fière, au bon sens du mot entendez-moi bien, que je craignais de tout gâter. Je suis donc resté dans l’ombre, fidèle à ma consigne, silencieux, mais veillant toujours. Et j’ai bien fait : votre mère s’est tirée d’affaire toute seule, patiente, infatigable, vraiment héroïque, et avec elle, par elle, vous êtes devenus, vous, ma chère enfant, non seulement la plus belle, mais la plus noble créature que je connaisse. Quelle joie ce serait pour votre père s’il pouvait aujourd’hui vous revoir et vous embrasser toutes deux ! Et comme il serait fier de l’une et de l’autre ! Comme il sentirait justifié le choix qu’il avait fait de la compagne à laquelle il voulait donner son nom ! »

Et, comme le visage des deux femmes trahissait une émotion intérieure bien naturelle :

« Mais, ne nous attendrissons pas, reprit l’excellent homme, laissant la main de la jeune fille et prenant place auprès des deux femmes. Nous avons à parler affaires, et il faut garder tout notre calme. Mlle Louise, voici de quoi il s’agit : dans deux mois, vous allez avoir trente ans ; or je dois, pour cette date prochaine, vous rendre des comptes en vue desquels il y a certaines formalités. Vous savez, et j’y fais allusion seulement parce que j’y suis obligé, qu’au moment où survinrent les graves événements qui ont changé le cours des choses, votre mère refusa obstinément tout secours d’argent. Votre père dut s’incliner devant une volonté inflexible ; mais il resta préoccupé de votre avenir, craignant que votre courageuse mère ne fût trahie par ses forces, vaincue par des circonstances plus fortes que toutes les volontés humaines. Cette préoccupation ne l’a plus quitté un instant ; et ce qu’il n’avait pu faire accepter à la mère il résolut de le réserver pour la fille. Le lendemain même du jour où votre mère avait fait prévaloir sa résolution, il déposa chez Me Maudoin notaire, avec une procuration me déléguant ses pouvoirs en cas d’empêchement, les trente mille francs refusés. J’étais chargé, s’il venait à mourir avant le temps, de les administrer d’accord avec Me Maudouin et de vous en remettre, le jour où vous auriez trente ans révolus, le capital et les intérêts accumulés. Votre père est mort plus tôt, hélas ! que lui-même sans doute ne le prévoyait. D’autre part le jour de l’échéance est proche. Les trente mille francs d’il y a vingt-trois ans sont devenus près de quatre-vingt mille francs ; et, comme il faudra nous concerter pour les formalités à accomplir et pour le rendez-vous à prendre dans l’étude de Me Maudouin, comme d’ailleurs vous ne disposez pas librement de votre temps, j’ai tenu à vous prévenir quelques semaines d’avance. Je dois ajouter que nous arrivons naturellement à l’échéance indiquée, mais que, s’il était survenu, dans le cours de ces vingt-trois années, quelque événement de famille, si vous aviez eu le malheur, ce qui heureusement n’a pas été, de perdre votre mère, si vous-même vous étiez mariée, mes instructions m’obligeaient à vous faire immédiatement remise du legs. Je suis heureux que les choses arrivent à terme sans accident. Habituée comme vous l’êtes à ne compter que sur vous, vous n’aviez pas, à la rigueur, besoin de cette petite fontaine ; elle sera pourtant, je l’espère, la bienvenue. Votre mère a mérité de se reposer et vous-même, ma chère enfant, vous serez ainsi garantie à tout jamais contre les hasards possibles de la destinée : c’était là le vœu de votre père ; ce sera désormais une réalité consolante. Je reviendrai vous voir et nous conviendrons ensemble des voies et moyens les plus sûrs pour tout régulariser. »

Les deux femmes avaient écouté, attentives, sérieuses. Elles se regardèrent, se consultant du regard, plus agitées et perplexes que joyeuses.

« Mère, dit à mi-voix la jeune fille, conseille-moi : est-ce que cela est possible ?

– Ne prends conseil que de toi, mon enfant ; ce que tu feras sera bien fait.

– Monsieur, reprit à haute voix la jeune fille, je suis bien émue d’apprendre ce que mon père a eu la pensée de faire pour moi. Sans l’avoir vraiment connu, je lui étais déjà reconnaissante de sa tendresse pour ma mère et pour moi-même ; et ce que vous venez de nous révéler me rend sa mémoire plus chère encore, s’il est possible. Mais je ne vous cache pas que je suis bien troublée. Ce que ma mère a cru devoir faire autrefois, il ne semble qu’à sa place je l’aurais fait aussi. Elle voulait que le souvenir de mon père restât dans son cœur, pur de toute raison d’intérêt. Elle voulait pouvoir continuer de l’aimer pour lui-même, pour sa bonté, pour l’affection qu’il lui avait témoignée, pour la générosité de son caractère. Il me semble que je donnerais comme un démenti à ce qu’elle a fait alors si j’acceptais aujourd’hui. »

M. Duvergier eut un soubresaut.

« Veuillez m’excuser, Monsieur. Je m’explique peut-être mal et je n’emploie sans doute pas les termes qui conviennent. Ce que je veux dire c’est que, reconnaissante du fond de mon cœur de ce que mon père a voulu faire, j’ai comme le sentiment que je n’entrerais pas dans l’esprit de la résolution que ma mère a prise, que je ne serais pas d’accord avec la pensée généreuse qu’elle a eue si je faisais aujourd’hui autrement qu’elle n’a fait ; ou alors ce serait comme si elle n’avait pas refusé ; ou, si vous voulez, il y aurait cette seule différence que j’accepterais vingt-trois ans plus tard ce qu’alors elle n’a pas accepté. Cette fortune, refusée alors, aurait été simplement mise en réserve pour être offerte de nouveau, dans des conditions jugées plus favorables, et, en fin de compte, nous consentirions à revenir sur le refus primitif ; en d’autres termes, pour moi comme pour ma mère, puisque nous vivons et ne cesserons jamais de vivre ensemble, le tendre souvenir que nous conservons de mon père serait désormais associé à des motifs de reconnaissance autres que ceux qui nous font chérir sa mémoire. Pour ma part, je n’entrevois pas cette situation nouvelle sans regret et je crois bien que je ne pourrai pas m’y résigner. En un mot, la pieuse pensée qu’avait eue ma mère se trouverait comme contredite et, en un sens, désavouée. N’est-ce pas cela, mère ?

– Il me semble bien.

– Mais, ma chère enfant, interrompit M. Duvergier, je crois que vous vous trompez. Dans le premier émoi de sa douleur, tout entière au désespoir de voir sa vie brisée, votre mère, par un scrupule de conscience vraiment admirable, a pu agir comme elle l’a fait. Elle était juge des droits qu’elle pouvait faire valoir sur l’affection de votre père. Ces droits, elle n’en a conservé que la part du cœur, celle que l’appellerai la part intime et vraiment noble ; elle a renoncé au reste. Mais votre situation n’est pas la même : vous n’êtes pas libre au même degré de répudier la volonté suprême de celui qui reste, malgré tout, votre père. Ce n’est pas à une fille comme vous qu’il convient de rappeler ce qu’implique de pieuse obéissance votre qualité de fille.

– C’est vrai, Monsieur, et je ne songe pas à la contester. Remarquez pourtant que le malheur de la destinée a bien changé le caractère originaire des choses ; et si je reste "la fille" par le sang, je ne le suis plus par la loi. Il y aurait donc, même à ce point de vue, bien à dire ; et ma situation, même en ce qui regarde ma qualité de fille, comporte bien des réserves. Au reste, Monsieur, je suis sensible à la raison que vous invoquez : oui, je dois à mon père, qui nous a aimées, ma mère et moi, avec une tendresse si sincère et profonde. Je lui dois de ne pas paraître même contredire sa volonté. »

M. Duvergier fit un geste de satisfaction.

« Mais en acceptant cette libéralité pour rendre hommage à sa mémoire et faire acte d’obéissance, je ne me sens vraiment pas obligée d’en profiter pour moi-même. Ce que mon père voulait, ce qui a d’avance alarmé sa sollicitude et inspiré sa résolution, c’était le désir de nous soustraire, ma mère et moi, aux angoisses de la misère possible. Eh bien, Monsieur, si mon père vivait, il serait aujourd’hui rassuré sur notre sort. Nous ne sommes pas riches, sans doute, il s’en faut, mais nous sommes à l’abri du besoin, et cet argent ne nous est pas nécessaire. Je suis prise au dépourvu, n’ayant pu réfléchir à tout cela, puisque ma mère ni moi nous ne savions rien de cette situation ; mais ne serait-ce pas satisfaire en un sens au vœu généreux de mon père que d’employer le legs, que j’accepterais en souvenir de lui et par respect pour ses intentions, à secourir de plus malheureuses que nous. Tenez, Monsieur, il me vient cette pensée que, si ma mère, au temps de sa détresse, avait pu profiter d’une assistance momentanée qui n’eût rien coûté à sa conscience, c’eût été pour elle un rayon de soleil dans le nuit sombre où elle se débattait. Eh bien, pourquoi ne ferions-nous pas, pour tant de pauvres femmes ou de malheureuses jeunes filles dans la misère, ce qui n’a été possible ni alors pour ma mère, ni, depuis, pour tant d’autres ? Dans nos ateliers de femmes en particulier, que d’infortunes, souvent navrantes ! que de pauvres filles, de mes pareilles, qu’on voit parfois, au moment des chômages, quitter un soir l’atelier et dont on se demande, en voyant leur désespoir, si l’on n’apprendra pas le lendemain qu’elles n’ont plus à redouter de mourir de faim. Dire ce qu’on pourrait faire, je ne le vois pas en ce moment ; je ne saurais pas l’imaginer ainsi tout de suite ; mais on peut y penser. Vous nous y aideriez, vous, Monsieur, qui êtes bon, instruit, qui avez de l’expérience, qui êtes influent et considéré. N’est-ce pas, mère ? nous sommes bien du même avis ? je l’ai vu dans tes yeux ; je ne me trompe pas.

– Non, mon enfant, non, tu ne te trompes pas ; c’est bien ce que tu dis qu’il faut faire.

– Ah ! vous êtes bien la fille de votre mère, s’écria M. Duvergier. Je n’avais pas prévu cela, et j’aurais pourtant dû m’attendre à quelque chose. Mais j’ai besoin de réfléchir à tout ce que vous venez de me dire, car vos scrupules et vos raisonnements en vérité me déconcertent. Réfléchissez de votre côté, je vous en prie. Je reviendrai sans tarder et nous recauserons de tout cela. Je vois qu’il n’était pas trop tôt pour en parler. »

Il pressa la main des deux femmes et partit.

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Cet entretien, succédant aux incidents des derniers jours, avait ému et fatigué la jeune fille. Elle se sentait mal disposée, la tête lourde, le corps courbaturé. Elle voulut cependant se rendre à l’atelier : « Cela me distraira, dit-elle à sa mère qui voulait la retenir ; puis la marche me fera du bien. »

Quand elle rentra, le soir, elle avoua qu’elle n’était pas mieux, toucha à peine au repas préparé et se coucha de bonne heure.

Le lendemain était un samedi : son absence aurait fait faute parce que, ce jour-là, la première se rend compte de ce qu’on a fait durant la semaine, de ce qui reste à faire et donne ses instructions pour la reprise du travail le surlendemain.

Le soir, sa mère fut frappée de l’altération de ses traits : son visage, d’ordinaire ferme et velouté, était tiré et terne ; ses yeux brillaient fiévreusement ; ses paupières se cernaient d’un cercle bistré et, dans toute sa personne, on devinait comme un air de lassitude profonde. « Je ne vais pas manger, dit-elle ; je n’ai pas faim et je crois bien que je ferais mieux de me coucher tout de suite. » Sa mère lui prépara une chaude infusion de fleurs, et elle s’endormit, mais d’un sommeil agité.

Au matin, il lui sembla qu’elle était mieux. Elle avait pourtant la peau brûlante et la bouche sèche. Elle se leva et, comme d’habitude, alla avec sa mère entendre la messe à Sainte-Anne, puis, de là, seule faire sa visite aux sœurs. On lui trouva mauvais teint et la supérieure la pressa de prendre quelques jours de repos, lui disant qu’elle se connaissait un peu en malades et que, bien sûr, elle avait besoin de précautions.

Quand la jeune fille rentra pour le déjeuner, sa mère lui proposa d’aller passer la journée au grand air. Le matin, au moment où elles se préparaient pour la messe, un orage avait éclaté et il était tombé une pluie diluvienne qui avait transformé les rues en torrents, mais, en même temps, notablement rafraîchi la température accablante des jours précédents ; la journée promettait donc d’être plutôt agréable et la bonne vieille espérait quelque bien de cinq ou six heures de repos sous quelque frais ombrage.

Justement, ce dimanche, il y avait une fête de bienfaisance au Jardin des plantes : la ville était couverte d’affiches qui l’annonçaient, détaillant le programme des attractions de toute sorte. Le déjeuner se passa sans accident, Louise d’ailleurs y goûtant à peine. Vers une heure, les deux femmes se rendirent au Jardin des plantes.

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On venait seulement d’ouvrir les portes. Il y avait encore peu de monde et les deux promeneuses purent circuler librement.

De tous les côtés, dans les allées ombreuses, se dressaient de coquettes petites boutiques. Il y avait de tout dans les étalages en plein vent, des tentations pour tous, grands et petits : pour les gourmands gâteaux, gaufres, pains d’épice, fouaces, friandises de toute sorte ; pour les amateurs d’objets d’art vases de fantaisie, potiches orientales, menus objets de bimbeloterie ; pour les enfants surtout des jouets les plus fantaisistes, mélange de jouets, cymbales et tambours, canons et fusils, ballons multicolores, soldats de plomb de toute grandeur et de tous pays, poupées enrubannées, gros poupards à la face rebondie, voitures et wagons, charrettes anglaises, bref tout l’attirail des fêtes foraines sollicitant l’œil par l’éclat des couleurs, le rouge des polichinelles, le bleu des maillots de clowns, le vert des choux du cœur desquels on voyait poindre les chairs roses et potelées d’un bébé en train de naître. Ailleurs un guignol en plein vent, avec ses rangées de chaises bien alignées et le tricorne du gendarme déjà à son poste à l’un des coins de la scène, en face du juge avec son rabat dont le blanc tranchait sur la robe noire. Plus loin une escarpolette, solidement fixée entre deux poteaux, toute prête à recevoir filles et garçons.

Au détour d’une allée, un fourneau tout flambant, avec l’énorme poêle où une bonne femme faisait frire les savoureuses galettes de blé noir ; non loin de là une laiterie ; à côté, un véritable café, avec les garçons la serviette sur le bras, les tables chargées de bocks, de carafes frappées. Plus loin, une allée réservée aux joueurs classiques de quilles ou de boules, tandis que les romantiques fervents du foot-ball ou du lawn-tennis s’espaçaient non loin de là dans une sorte de carrefour. Et, plus près du bassin central, une vaste pelouse où déjà au milieu des éclats de joie, un garçon, les yeux bandés, poursuivait en d’innombrables zigs-zags toute une troupe de jolies filles rieuses qui ne demandaient qu’à se laisser prendre et qui faisaient semblant de fuir, mais en criant bien fort. Et, tandis que les visiteurs qui commençaient à affluer se répandaient dans tous les coins et recoins du Jardin, voici qu’une mignonne voiture attelée de six chèvres pomponnées circulait lentement sur le sable des allées, conduite par un postillon de six ans, le chapeau enveloppé d’un flot de rubans tricolores. En même temps que le public, commençaient de défiler, en jouant leurs airs les plus entraînants, les fanfares, les orphéons, les sociétés de gymnastique, tout le monde l’air joyeux et plein d’entrain.

Les deux femmes allaient et venaient dans cette foule bariolée, regardant ici et là, s’arrêtant aux spectacles qui se succédaient comme dans une vision fantastique, parfois, pour reposer leurs regards fatigués de ce mouvement incessant, s’asseyant à l’écart sur un des innombrables bancs du Jardin, sous les magnolias ombreux, jouissant de là du calme de cette demi-solitude où n’arrivaient qu’assourdis par l’éloignement le bruit des instruments et les cris des groupes joyeux, apercevant toutefois, par une échappée à travers les massifs de chênes, de camélias, d’acacias ou de rhododendrons, la nappe d’eau du large bassin où nageaient, avec de gracieuses ondulations, des cygnes blancs et noirs.

Vers trois heures, la fête battait son plein. C’était sur tous les points, dans toutes les directions, un va-et-vient de promeneurs, de coiffes nantaises, de chapeaux et de bérets, un bruissement confus de voix, des cris de gens qui s’appelaient, des rires gais de jeunes filles, des sonorités de cuivres ou de tambours.

Un peu fatiguées de tout ce brouhaha, voulant d’ailleurs se dégager du plus épais de la foule, Louise et sa mère vinrent s’asseoir sur un banc, non loin de la porte de sortie. Il était environ quatre heures. On entrait encore par groupes compacts. Commodément assises sous les grands arbres, elles voyaient sans fatigue se succéder les flots d’arrivants, boutiquiers endimanchés, petites bonnes pimpantes, flâneurs élégants, gars et filles de la banlieue, celles-ci avec leur jolie coiffe allongée et pointue, parfois garnie d’un bout de dentelle, tous ces gens placides, de figure honnête, s’amusant avec une gaieté tranquille. À quelque distance du banc, sur la droite, une fanfare s’en donnait à cœur joie, faisant alterner les bizarreries d’un pot-pourri avec les élans d’une valse ou les appels entraînants de la Marseillaise. Surtout, à côté, touchant presque le banc à gauche, une boutique de vases de porcelaine attirait les promeneurs, garnie de ces riens élégants qui meublent une étagère de salon : petits vases à fleurs, brocs minuscules, bergers et bergères de Watteau, groupes de fantaisie grotesques ou gracieux, toute cette menue pacotille, disposée avec goût sur les rayons, invitait les passants. La boutique était desservie par une jeune fille d’une vingtaine d’années, au minois chiffonné, qu’assistait une fillette, peut-être sa sœur ; un jeune homme, frère peut-être ou fiancé, faisait le boniment, offrant la marchandise avec tant de bonne humeur, vantant la forme élégante de ses vases, la gentillesse de ses bergères, la pose alanguie ou l’air entreprenant de ses bergers avec tant de verve et d’entrain que l’on faisait cercle autour de la boutique ; puis, commençant peut-être à se fatiguer et comme frappé d’une idée subite, il était parti tout à coup et, dix minutes après, on l’avait vu reparaître triomphant, une sonnette en main : « Surtout, dit-il à la marchande, faut pas l’abîmer ; le sacristain ne me l’a prêtée qu’à la condition d’en avoir soin comme de la prunelle de tes yeux. » À partir de ce moment-là, les promeneurs s’entendirent appeler par la même clochette aux sons de laquelle, peut-être, bon nombre d’entre eux, le matin à la cathédrale, s’étaient agenouillés au moment de l’élévation ou lorsqu’allait finir l’Agnus Dei.

Louise et sa mère s’amusaient de ce passe-temps et volontiers prêtaient l’oreille aux plaisanteries du vendeur, aux commentaires des acheteurs, aux rires joyeux des filles qui se faisaient offrir, par le cousin ou le promis, quelque groupe de colombes se becquetant.

Soudain la mère, qui suivait de l’œil un groupe de fillettes massé autour de la boutique, entendit comme une pliante étouffée. « Oh ! maman ! » Se retournant vivement, elle vit sa fille, toute pâle, les yeux fixés vers le cercle de musiciens du voisinage. D’un regard dans cette direction, elle reconnut Jean, une jeune fille au bras, et, près d’eux, des deux pères ; tous étaient arrêtés, écoutant les dernières mesures d’un refrain des Cloches de Corneville.

« Allons-nous en, dit la mère. Vas-tu pouvoir, pauvre petite ? auras-tu la force ?

– Je le crois, mère ; essayons. »

Et, prenant le bras de sa mère, la crainte d’être aperçues et rejointes lui donnant d’ailleurs du courage, elles réussirent à gagner la porte de sortie.

Une fois dans la rue longeant le Lycée, d’un pas aussi rapide que le permettait leur émotion, elle parvinrent assez vite sur le cours Saint-Pierre. Là la mère aurait voulu que sa fille se reposât un instant sur un des bancs de la promenade, mais elle s’y refusa ; ne consentit pas d’avantage à entrer dans la cathédrale et, sur la place du Pilori seulement, elle commença de respirer plus librement. Elles continuèrent leur course, moins inquiètes, à travers les rues et le canal jusqu’à la Bourse. Là, accablées de fatigue, elles montèrent dans le tramway de Chantenay. Un quart d’heure après, elles rentraient chez elles et Louise s’affaissait sur une chaise.

- 29 -

La secousse avait été trop forte. Déjà brisée par les émotions de la semaine, malade de corps et d’âme, le cœur froissé par la blessure désormais incurable, elle n’avait pu résister à ce choc nouveau et soudain. Aidée de sa mère, elle se déshabilla et se coucha. Elle avait le teint terreux, les mains glacées ; un frisson lui courait par tout le corps. Sa mère essayait de la réchauffer, la frictionnant, lui faisant boire quelques gorgées de chaudes infusions, mais en vain : le mal était le plus fort ; sous ses couvertures, le frisson soulevait son corps ; les boules d’eau mêmes ne parvenaient pas à ramener la chaleur. Vers onze heures, elle parut vouloir s’assoupir ; ce n’était qu’une accalmie momentanée, et la nuit se passa dans les agitations d’un tremblement convulsif auquel succéda, vers la matin, une fièvre intense.

Au point du jour, la mère, inquiète, pria la voisine du second d’aller chercher un médecin, tandis que Louisette était chargée de prévenir Mlle Georges.

Quand le médecin arriva, deux heures plus tard, la malade gisait dans son lit comme anéantie, la peau brûlante, la figure congestionnée, le pouls violemment agité. Le médecin diagnostiqua quelque fièvre typhoïde ou cérébrale, remettant au soir pour se faire une opinion mieux appuyée, recommandant seulement de tenir la malade chaudement, de faire le possible pour ramener la chaleur aux extrémités, tout en rafraîchissant la bouche à l’aide de petits morceaux de glace.

Le soir, le mal empirait visiblement : le visage était d’un rouge cramoisi. La malade, très agitée, avait un commencement de délire : elle prononçait d’une voix rauque des paroles entrecoupées, incohérentes, que sa mère même ne parvenait pas à comprendre ; deux mots revenaient sans cesse : « Jean… maman… ».

Toute la nuit fut terrible. La mère, qui avait déjà passé la nuit précédente sur pied, n’essaya même pas de se coucher, bien que la mère de Louisette fût montée pour veiller la malade avec elle.

Au matin, la fièvre diminua, mais la malade tomba dans une sorte de sommeil comateux. Le médecin commençait à ne plus cacher son inquiétude et, pour tâcher de réveiller l’activité des fonctions, il prescrivit une médication énergique, recommandant de ne pas s’éloigner du lit un instant : il reviendrait dans quelques heures sans attendre le soir.

La mère, dévorée d’inquiétude et à bout de forces, se demandait comment elle suffirait, même avec l’assistance de sa voisine, à cette veille continue. Heureusement Juliette vint, comme elle l’avait promis, pour voir son amie, ne se doutant pas de ce qui se passait. Voyant Louise en un tel état, elle fut prise elle-même d’une commotion si violente qu’elle demeura une seconde comme paralysée. Puis, la conscience lui revenant, elle déclara qu’elle repartait à Trentemoult et qu’elle allait revenir s’installer dans le pauvre logement pour partager avec la mère de Louisette la fatigue des veilles de nuit.

Louisette elle-même demeurait tout le jour en permanence dans la pièce d’entrée, prête à toutes les commissions pour le dehors. Dès qu’elle était arrivée la veille chez Mlle Georges, annonçant en sanglotant ce qui venait de se passer, Mlle Georges l’avait vite renvoyée, lui recommandant de garder la maison à la disposition de la mère Bourdeau.

Elle avait d’ailleurs presque assez à faire de répondre aux visiteurs : jamais en effet le triste logis n’avait vu un tel mouvement d’allées et de venues. Mlle Georges venait ou envoyait prendre des nouvelles deux fois par jour. De l’école, où la supérieure avait pressenti le dimanche matin que Louise était menacée, une sœur s’était présentée dès le lundi et, apprenant l’état de la pauvre fille, était revenue le lendemain. M. Duvergier aussi était arrivé, croyant pouvoir causer de nouveau et, apprenant l’inquiétante nouvelle, il était revenu le soir même avec François Harmand.

Le mardi soir, la malade paraissait au plus mal ; elle était comme morte, n’ouvrant pas les yeux, ne répondant pas : ce fut une horrible nuit pour les trois malheureuses femmes, qui pleuraient autour de son chevet.

Vers l’aube, la peau parut devenir légèrement moite, le pouls presque insensible reprenait quelque activité. Le médecin, qui arriva au moment où cette réaction devenait plus apparente, eut un mot d’espoir. Il recommanda d’entretenir la chaleur, de provoquer la transpiration par des frictions, par l’emploi de boules d’eau, de linges chauffés. Grâce à cette médication et surtout, sans doute, à la force intérieure de ce jeune corps, une détente commença de se produire et une véritable transpiration enveloppa la malade, qui fut bientôt comme plongée dans un bain de sueurs profuses. Toute la matinée, les trois femmes ne furent occupées qu’à étancher le visage de la pauvre fille, à faire chauffer linges et serviettes. En même temps, la malade recommençait à donner des signes de vie, rouvrant les yeux, cherchant à se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle. Quand le médecin reparut sur les trois heures, il déclara qu’à moins de complications nouvelles mais peu probables elle était sauvée.

- 30 -

La convalescence fut extrêmement lente et, loin de vouloir en hâter les progrès, le médecin recommandait une prudence presque exagérée. Pendant toute une semaine encore, les visiteurs demeurèrent consignés dans la première pièce ; on se bornait à leur donner les nouvelles, chaque jour plus rassurantes. Comme il fallait continuer de veiller la malade, Mlle Anna vint relayer à tour de rôle, pour le service de nuit, Juliette et sa voisine du second. La mère Bourdeau, brisée par cette secousse, suffisait à grand’peine, avec l’aide de Louisette, aux soins de la journée.

Le seizième jour, la convalescence parut assez assurée pour que la malade recommence de prendre quelques aliments. La pauvre fille était d’une extrême faiblesse, mais ses joues, creusées par la fièvre et l’abstinence, se coloraient sensiblement et de ses yeux la flamme par instants jaillissait de nouveau, douce et profonde. Sa mère la couvait du regard et son vieux cœur se dilatait à voir le bon sourire de la convalescente, à sentir l’étreinte de ses bras amaigris.

Un mois jour pour jour après ce terrible dimanche, la malade put se lever quelques instants et, quinze jours plus tard – on avait gagné la fin du mois d’août – on parla d’une courte sortie pour essayer ses forces. Et, dès lors, toutes les après-midi, les deux femmes descendirent, la mère emportant un pliant sur lequel la convalescente se reposait de temps à autre. C’était d’ordinaire sur l’esplanade, ou dans l’allée qui conduit de la statue de Sainte-Anne à l’église, qu’elles allaient s’asseoir.

Le soleil de cette fin d’août, déjà moins ardent, était assez chaud encore pour ranimer les forces. Mlle Georges s’était d’ailleurs montrée bonne et prévenante : il fallait que Louise se rétablît complètement, qu’elle prît pour cela tout son temps ; elle n’aurait à en souffrir en quoi que ce fût ; et, quant au médecin, les choses étaient dès maintenant en règle : la mère et la fille pouvaient être tranquilles.

Ce n’avait pas été sans peine que l’arrangement s’était fait, car le médecin avait déjà reçu avis de deux personnages qui l’étaient allés voir que les honoraires seraient acquittés par eux ; et il avait fallu que Mlle Georges se présentât chez le plus âgé des deux, un M. Duvergier dont elle connaissait seulement le nom et la qualité, pour réclamer son droit de priorité. Car c’était son droit à elle : Louise était devenue son enfant et depuis si longtemps qu’elle eût été blessée de se voir contester la préférence. Mais ce M. Duvergier était bien le plus galant homme et le meilleur qu’elle eût jamais rencontré, elle qui n’avait pas trop bonne opinion des hommes en général ; et il s’était exécuté de bonne grâce, après une courte chamaille où elle avait eu le dessus, « encore que, avait-il dit, je ne sois pas seul dans le complot ; mais j’arrangerai cela avec mon associé ». Le nom de l’associé, Mlle Georges l’ignorait ; mais Louise ni sa mère n’eurent de peine à deviner l’intervention de François Harmand.  « Quant à la besogne, ajoutait Mlle Georges, on est en pleine morte saison et, n’y fût-on pas, je crois vraiment que toutes ces demoiselles s’offriraient à veiller tous les jours pour que la première eût le loisir de se remettre. » Toutes, en effet, avaient été admirables d’attentions, venant l’une ou l’autre, chaque matin ou chaque soir, prendre des nouvelles, et, depuis que Louise pouvait les recevoir, accourant, sans qu’aucune y manquât, lui dire leur joie et l’embrasser.

- 31 -

Tandis que s’écoulaient doucement ces jours de convalescence, une après-midi que les deux femmes étaient assises près de leur fenêtre – elles venaient de rentrer de la promenade quotidienne et la mère Bourdeau avait pris en main un travail de couture —

« Mère, dit tout à coup la jeune fille, je vois bien que tu as peur de me faire du mal en ne me parlant pas de Jean ; mais son mariage doit être maintenant proche et je voudrais en savoir la date, parce que ce jour-là, si tu voulais, nous irions ensemble entendre la messe à Sainte-Anne à son intention.

– Pauvre petite ! que me dis-tu là ? tu n’as pas peur d’aller au-devant d’émotions pareilles, surtout quand tu es à peine remise !

– Non, mère, ne crains pas ; ce qui me ferait du mal, ce serait de ne pas y aller. Que veux-tu ? Jean ne sera jamais tout à fait un étranger pour moi ; nous ne pouvons pas faire que le passé ne soit pas le passé et ne pas aller prier ce jour-là pour lui, il me semble que je me le reprocherais toute ma vie !

– Pauvre enfant ! je ne t’en aurais bien sûr pas parlé. Puisque tu me le demandes, il faut bien que je te le dise : c’est pour dans huit jours, lundi prochain. Juliette m’avait prévenue déjà depuis quelque temps, ajoutant que sa mère craignait de venir, de peur de te causer de l’émotion. Je lui ai répondu que c’était plus sage. Quant à lundi, je ferai ce que tu voudras, comme tu voudras. Vois seulement si ce n’est pas un peu imprudent.

– Non, mère, j’aurais trop de regret après ; et puis, ne crains pas, je serai forte. »

Le lundi en effet, à huit heures du matin, toutes deux se rendirent à Sainte-Anne, Louise plus émue qu’elle ne voulait le montrer. Elle suivit l’office dans un recueillement profond. Lorsque le prêtre eut prononcé les dernières paroles, elle s’agenouilla et, la tête penchée sur son prie-Dieu, le visage dans ses mains, elle demeura dans une muette extase. Par une sorte d’évocation irrésistible, elle se revoyait tout enfant dans la prairie de Trentemoult, alors que Jean, tout petit, jouait si gaiement avec elle. Elle eut comme la sensation toute fraîche de ces années heureuses où l’on vivait si péniblement, et pourtant le cœur joyeux. Elle se revit plus grande, lui aussi devenu grand garçon, plus réservés l’un et l’autre, mais s’aimant toujours de cette bonne amitié d’enfant que la passion plus tard remplace sans la faire oublier. Puis elle était devenue une belle et grande jeune fille, lui un grand jeune homme, beau, fort, viril. Elle l’avait aimé sans savoir comment. Un instant, elle avait cru être aimée aussi. Puis ce paradis entrevu s’était subitement refermé devant elle ; la vision de bonheur n’avait été qu’une lueur fugitive. Alors, l’émotion la reprenant, elle s’abandonna, et de son cœur, sinon de ses lèvres tremblantes, une muette prière jaillit :

« Mon Dieu, donnez-moi d’être forte contre la douleur ! faites que je supporte cette épreuve sans faiblir ! pour ma mère, qui a tant souffert elle aussi, accordez-moi sinon d’oublier, au moins de me souvenir sans amertume ! On dit que les peines cruelles comme celle-là laissent une empreinte sur la vie entière, que le cœur se ferme, que le caractère s’aigrit et qu’on en vient à haïr autant qu’on a d’abord aimé. Ô mon Dieu, préservez-moi de la haine ! non, je ne veux pas haïr, je veux aimer. J’aimerai pour lui, en souvenir de lui. Comme ma mère a donné sa vie pour celui qu’elle avait aimé elle aussi, je donnerai la mienne en souvenir de Jean. J’aimerai celles qui aiment sans espérance d’être aimées ; celles qui se donnent de toute leur âme et qu’on délaisse ; celles qui souffrent, d’où qu’elles viennent ; celles qui ont besoin d’une parole pour les ranimer, d’un cœur pour les réchauffer ; toutes les pauvres âmes qui n’ont personne pour les consoler ou les soutenir. Je mettrai, dans le secret de mon âme, ma peine en commun avec la leur, et peut-être j’adoucirai leur souffrance ; peut-être aussi je retrouverai moi-même, en essayant de faire le bien, un peu du calme et de la sérénité que j’ai perdus. »

Puis, comme sa mère attendait, n’osant troubler son recueillement, comprenant trop pourquoi elle demeurait ainsi comme perdue dans un rêve, elle se signa une dernière fois, prit le bras de sa mère et toutes deux reparcoururent le chemin si connu d’elles, aujourd’hui véritable via dolorosa.

« Pauvre petite, lui dit doucement la bonne vieille, comme elles descendaient les degrés du parvis, aie du courage.

– Sois tranquille, mère, j’en aurai. Je suis bien aise d’être venue. Je serai forte, je te le promets ; je suis déjà plus calme. »

Comme elles venaient de rentrer, Louise reprit : « Si tu le veux, mère, nous pourrons sans beaucoup tarder nous occuper d’un logement en ville. Louisette va passer ouvrière : c’était le terme que je m’étais assigné pour rester auprès d’elle. Et puis voilà que je me fais vieille : pour la première fois de ma vie je viens d’être malade ; il faut que je songe à diminuer la longueur et la fatigue de mes courses quotidiennes. Dès que je serai tout à fait bien, nous pourrons voir. »

- 32 -

Vers midi, le facteur apporta trois lettres.

Une de Juliette : « Un mot seulement, ma Louise, pour te dire que je t’aime et t’embrasse de tout mon cœur, ta bonne compagne et amie, Juliette Legouest » ; et, en post-scriptum : « J’ai su que tu avais voulu connaître la date, c’est pour cela que je ne crains pas de t’écrire aujourd’hui même. » – « Bonne Juliette ! » murmura Louise.

Une seconde lettre de M. Duvergier, datée de Bordeaux, annonçait qu’il s’occupait activement du projet que Louise lui avait soumis, ayant appris qu’en certaines villes, à Orléans, à Tours, à Poitiers, à Bordeaux s’étaient fondées depuis longtemps des associations de demoiselles du commerce ; il avait voulu en étudier sur place le mécanisme et le fonctionnement ; que ces institutions étaient très belles, l’intéressaient vivement et qu’il espérait tirer de ce qu’il apprenait un grand profit pour la réalisation du généraux dessein en perspective ; il ne tarderait d’ailleurs pas à rentrer à Nantes.

Sur l’enveloppe de la troisième lettre, Louise reconnut l’écriture de François Harmand : Ma chère Louise, bien aimée sœur, lui écrivait le jeune homme, à mon tour je sais tout. M. Duvergier m’a tout révélé et, si je n’ai pas écrit plus tôt, c’est qu’après la secousse terrible de ces dernières semaines, je tremblais de provoquer quelque émotion nouvelle. Puisque enfin, grâce à Dieu, cet horrible cauchemar n’est plus qu’un souvenir, laissez-moi vous dire, si malheureux que je sois, combien il n’est doux de penser que, ne pouvant plus vous aimer comme je vous aimais sans vous connaître, j’ai pourtant le droit de vous chérir quand même. Nous ne sommes plus, nous ne serons jamais étrangers l’un à l’autre ; nous pourrons avoir des joies et des peines en commun et, bien que je ne voie pas sans douleur s’évanouir mon beau rêve, c’est pour moi une grande consolation de nous sentir désormais ainsi liés l’un à l’autre. Je n’essaie pas de vous revoir : vous êtes à peine remise et je m’en voudrais de troubler la quiétude de votre convalescence. Je craindrais d’ailleurs que ma présence ne réveillât des souvenirs douloureux pour votre généreuse mère. Enfin laissez-moi vous avouer que je ne me sens pas encore assez sûr de moi : c’est une situation bien nouvelle, à laquelle j’ai besoin de m’habituer. Le temps viendra, je l’espère, où il me sera possible de revoir, sans en être troublé jusqu’au fond de l’âme, votre grave et doux visage, vos yeux profonds et caressants, où je pourrai toucher sans frémir votre main loyale et déposer sur votre front le baiser fraternel que mes lèvres y imprimeraient, je le sens, trop ardent encore. Aujourd’hui, mieux vaut pour moi m’éloigner : je vais quitter Nantes, visiter le nord de l’Europe que je ne connais pas, revoir l’Amérique, tâcher de distraire ma pensée et d’endormir ma souffrance. Vous me permettrez bien, n’est-ce pas, de vous écrire de temps en temps. Dans tous les cas, je ne veux pas partir sans vous remercier pour tout le bonheur que je vous ai dû. Je n’oublierai jamais que tout ce que j’ai pu faire de bon depuis quelques années, tout ce que j’ai pu rêver de généreux ou d’utile, toutes les émotions saines, toutes les résolutions viriles qui m’ont fait battre le cœur, c’est à vous, chère et bien aimée sœur, que je suis redevable de tout cela. Vous avez donné à ma vie une direction dont elle ne déviera plus, un but qui restera devant mes yeux comme une clarté lumineuse vers laquelle je continuerai de tendre. Et, lorsque s’apaisera l’inévitable souffrance, il me restera le souvenir des heures les plus douces qu’il m’aura été donné de vivre. À ce moment, sœur chérie, je reviendrai vous demander de m’accueillir comme l’ami sûr dont les ardeurs calmées ne laisseront plus de place qu’à l’inaltérable affection du frère retrouvé. Je ne veux pas partir non plus sans vous confesser que je sais votre admirable désintéressement. Vraiment ce que la mère avait fait déjà si noblement, la fille n’était pas tenue de le refaire. M. Duvergier vous remettra de ma part un chèque de cinquante mille francs, que je vous prie d’accepter en souvenir de mon père comme de moi-même. Ce sera, pour votre généreuse entreprise, une obole de plus qui pourra vous aider à faire encore un peu plus de bien. Adieu, ma chère Louise. Le fraternel baiser que je n’ose encore vous aller porter moi-même, je le dépose dans cette lettre, avec tous les souhaits de bonheur dont vous êtes si digne et l’expression attendrie de ma reconnaissante affection. François Harmand.

« Vraiment, dit la jeune fille en fermant la lettre, M. Harmand est un bon cœur, et je commence à croire qu’il y a dans le monde plus de braves gens qu’on ne serait porté à le penser. »

- 33 -

C’était le lundi suivant que Louise avait décidé de reprendre le travail. Auparavant, elle voulut aller voir Mlle Georges et la remercier, ainsi que ses compagnes d’atelier.

Le lendemain, par un temps très doux, elle se dirigea vers la rue d’Orléans. Il pouvait être une heure quand elle arriva chez Mlle Georges. Celle-ci achevait de déjeuner et dégustait à petites gorgées la tasse de café dont elle avait l’habitude et pour laquelle elle eût volontiers sacrifié le reste. « Mlle Louise ! s’écria-t-elle toute joyeuse. Ah ! la bonne visite ! que je suis contente de vous voir ! D’abord ça prouve que ça va tout à fait bien ! et puis, ce que ces demoiselles vont être heureuses ! vous n’imaginez pas comme elles s’ennuient de ne plus vous voir ! Et puis, sans compter que j’étais impatiente de vous parler : j’ai quelque chose à vous dire. Mais venez donc dans ma chambre : nous serons plus libres pour causer. »

Elle avala sa dernière cuillerée de café et fit entrer la première dans une petite pièce meublée à l’antique, très simplement : commode d’acajou, armoire à glace, deux vieux fauteuils de velours rouge élimé et fané, deux chaises de même étoffe encore plus usées, une pendule empire entourée de deux flambeaux de bronze.

Elle fit asseoir Louise dans l’un des fauteuils, prit l’autre et, sans plus de préambule :

« Voyez-vous, ma chère enfant, je ne suis plus jeune ; j’ai cinquante quatre ans sonnés et il commence à être temps que je me repose. J’ai beaucoup travaillé ; j’ai commencé avec rien : mes parents étaient de pauvres ouvriers qui avaient bien de la peine à mettre les deux bouts ensemble. Mais ils m’avaient bien élevée au travail, à l’ordre et à l’économie ; et, tant que je vivrai, je leur en serai reconnaissante. J’avais bonne envie de faire mon affaire. J’ai fait comme vous, ma bonne fille : j’ai trimé, je me suis privée ; toutes les petites douceurs de la vie que les jeunesses d’aujourd’hui recherchent tant, je n’ai connu ça que sur le tard, quand j’ai été sûre de pouvoir me le permettre. En même temps, j’étais comme vous aussi, pas belle fille comme vous êtes, bien sûr, mais bien vue de ma maîtresse d’atelier et de mes compagnes. Enfin, ça n’est pas la peine de s’attarder à tout ça : j’ai réussi, c’est le principal.

Mais je sens qu’il est temps de s’arrêter. Seulement voilà : quitter ma maison, mon atelier, ça me bouleverse ; je ne peux pas me faire à cette idée-là. Vous n’imaginez pas comme j’ai besoin de voir du monde, de recevoir des clientes, de toucher des étoffes, de causer modes. Et ces demoiselles de l’atelier, leurs bavardages, les frimousses des petites apprenties, tout ça c’est ma vie et je suis malade rien que de penser qu’un jour ou l’autre il me faudra quitter tout ça.

Alors, il m’est venu une idée. Si vous vouliez, votre mère et vous, vous viendriez avec moi. Vous, Louise, vous seriez mon associée. Vous n’auriez pas un sou à débourser : je continuerais toute seule à entretenir la maison. Vous, vous apporteriez votre goût, votre habileté, votre jeunesse. Vous retiendriez et augmenteriez encore la clientèle, parce que tout Nantes vous connaît et tout le monde vous aime. Nous partagerions les bénéfices par moitié, et tout le monde y trouverait son compte : vous parce que ça vous ferait une position, moi parce que je ne romprais pas avec mes habitudes, la clientèle parce que ça rajeunirait la maison. Nous irions comme cela pendant six ans. À ce moment-là, si je suis encore de ce monde, j’aurai atteint et même un peu dépassé le chiffre de revenu dont j’ai besoin pour mes goûts. Alors je vous laisserais pour vous toute seule, sans charge aucune, pas même celle du loyer puisque l’immeuble m’appartient, la maison et l’atelier. Seulement, vous me laisseriez vivre ici : justement les appartements sont disposés de telle sorte qu’on peut y être deux ménages indépendants. Vous prendriez ce qu’il vous faudrait pour votre mère et vous, et je garderais le reste. Nous serions chacun à notre à-part et nous vivrions séparément. Mais je sentirais l’atelier, là, tout à côté de moi. Si ça ne vous contrariait pas, de temps en temps j’irais y fourrer le nez, voir un peu toutes ces jeunesses, et ça me ferait l’effet qu’il n’y a rien de changé. Voyons, qu’est-ce que vous dites de tout ça ? »

Louise croyait rêver. Elle regardait Mlle Georges, les yeux grands ouverts, avec une expression de stupeur.

« Mademoiselle, balbutia-t-elle, je ne peux en croire mes oreilles : ce serait possible ce que vous venez de me dire ?

– Comment, possible ? ma chère enfant, mais c’est fait, si vous le voulez. »

La pauvre enfant se leva toute tremblante et, les larmes lui jaillissant des yeux :

« Oh ! Mademoiselle, dit-elle, laissez-moi vous embrasser. » Et elle lui entoura le cou. « Vous avez toujours été bonne pour moi, mais je ne pouvais pas m’attendre à pareille chose. Mon Dieu, que maman va être heureuse ! » Puis, après avoir essuyé ses yeux : « Seulement, Mademoiselle, je ne pourrai jamais consentir à garder plus tard les bénéfices pour moi seule ; ce ne serait pas bien. Et il faut que vous me promettiez tout de suite que nous partagerons toujours.

– Ma chère enfant, je vous ai proposé la chose comme il faut qu’elle soit. Non, il ne faudra pas partager toujours ; dans six ans, j’aurai plus qu’il ne me faut pour mes goûts et il sera grand temps que vous gagniez à votre tour. Il faut penser à l’avenir : vous verrez, ça vient plus vite qu’on ne croit. Il faudra faire votre petite affaire pour plus tard, et ça ne sera pas trop tôt de prendre ses précautions à ce moment-là. Vous n’en aurez jamais de trop, croyez-moi. J’ai bien étudié mon affaire : allez ! acceptez comme je vous offre. »

Louise l’embrassa de nouveau, la remerciant encore.

« Allons ! c’est entendu, reprit Mlle Georges. Je vais donner toutes les instructions nécessaires à mon notaire et, avant huit jours, nous signerons l’acte. Mais, dès maintenant, nous sommes associées et je vais vous présenter sans plus tarder à ces demoiselles. Seulement il faut une nouvelle première et le mieux serait de la choisir tout de suite. J’avais pensé à Mlle Angélique, la doyenne d’âge, mais elle est quelquefois un peu mordante et j’ai peur que ça ne soit pas bien pris.

– Oh ! mademoiselle, je crois pourtant que vous ne pourriez pas mieux choisir : elle est très honnête, sûre, et a beaucoup de goût. Ses boutades, ces demoiselles savent à quoi s’en tenir : elles en rient plus qu’elles ne s’en fâchent ; d’autant plus qu’elle a bon cœur et qu’elle trouve toujours moyen de faire oublier ce qu’elle a pu dire de piquant.

– Eh bien, si c’est votre avis, je la fais venir tout de suite. »

Et, ouvrant la porte, elle appela Mlle Angélique.

Mlle Angélique arriva et, apercevant Louise :

« Ah ! Mlle Louise, quel bonheur ! »

Toutes deux se donnèrent la main.

« Mlle Angélique, dit Mlle Georges, nous allons avoir besoin d’une première pour remplacer Mlle Louise. »

Le regard de Mlle Angélique se détourna vivement vers Louise et exprima autant de désappointement que de surprise.

« J’ai pensé à vous pour cela, et Mlle Louise m’y encourage vivement. »

Mlle Angélique tendit la main à sa compagne :

« Vous êtes bonne, Mademoiselle, dit-elle en se tournant vers Mlle Georges ; j’accepte avec reconnaissance. Mais je ne serai certainement pas capable de remplacer Mlle Louise ; à la vérité, je ne vois pas bien dans l’atelier qui pourrait la remplacer.

– Eh bien, c’est convenu ; ne dites rien de cela à personne. Je vais vous suivre à l’atelier, annoncer qu’à partir de maintenant vous êtes première et présenter Mlle Louise qui devient mon associée.

– Oh ! quel bonheur ! » dit la nouvelle première, tendant les deux mains à l’ancienne. Puis, rouge d’émotion, elle rentra à l’atelier.

« Oh ! chuchota Lélaine à l’oreille de Louisette, comme elle est rouge ! bien sûr elle vient de recevoir un galop ! gare aux lardons ! »

À ce moment, la porte s’ouvrit et Mlle Georges entra, suivie de Louise : « Ah ! » fit-on joyeusement en regardant la jeune fille, qui répondit à toutes ensemble par un bon sourire.

« Mesdemoiselles, dit Mlle Georges, je viens vous annoncer qu’à partir d’aujourd’hui Mlle Angélique sera "première", à la place de Mlle Louise, qui devient mon associée. »

On ne se ferait pas une idée des exclamations qui éclatèrent si l’on ne savait ce que sont ces ateliers de jeunes filles, où la franchise des sympathies n’est pas encore habituée à se contenir ; toutes les mains se tendirent à la fois et Louise dut faire le tour de la table pour répondre à toutes ces étreintes. Quand elle arriva près de Louisette, celle-ci lui sauta au cou :

« Que je suis contente, marraine, dit-elle.

– Comme cela, nous resterons ensemble, mignonne.

Et, pour ne pas faire de jalouse, Louise embrassa aussi l’autre apprentie : « Tu as été bien gentille, Lélaine, de faire les courses pour Louisette pendant que j’étais malade ; je te remercie. » Lélaine sourit de son air futé.

- 34 -

Une heure après, Louise rentrait. À peine avait-elle ouvert la porte que, d’un air souriant qui ne lui était plus habituel :

« Une grosse nouvelle, mère, et qui va te faire plaisir : je deviens l’associée de Mlle Georges.

– Qu’est-ce que tu me dis donc, mon enfant ? Je ne comprends pas.

– Mais si, mère ; je ne suis plus ouvrière : Mlle Georges me prend avec elle comme associée pour diriger sa maison. Elle me fait des conditions à peine croyables ; je n’en suis pas encore revenue : pas un sou à débourser ; elle me donne la moitié des bénéfices pendant six ans pour me laisser ensuite la maison à moi toute seule ; en attendant, nous iront demeurer chez elle, à notre à part.

– Est-ce possible ? ma pauvre fille ! la maison de Mlle Georges ! c’est bien vrai ?

– Mais oui, mère ; si vrai qu’elle m’a déjà présentée à ces demoiselles, qui m’ont toutes fait accueil de bonne amitié.

– Pauvre enfant, viens donc que je t’embrasse. Tu me conduiras demain chez Mlle Georges, que j’aille la remercier à mon tour. Pauvre petite ! que le bon Dieu me donne seulement quelques années à vivre, que j’aie au moins la joie de te voir un peu récompensée ! »

Et la bonne vieille se fit donner de nouvelles explications, se rendant compte de tout par le menu ; et ce fut jusqu’au soir un interminable échange de causeries et de réflexions.

C’était au commencement d’octobre que Louisette devenait ouvrière ; c’était à cette date aussi que Louise et sa mère devaient s’installer dans leur nouvelle demeure. Toutefois, dès le lundi suivant, la jeune fille prit possession. Mais, tout en se regardant comme libérée à ce moment de la tutelle qu’elle s’était volontairement imposée, elle allait pouvoir continuer de surveiller sa filleule, de la diriger et, plus facilement qu’elle n’avait jamais cru pouvoir le faire, d’assurer à son tour l’avenir de l’enfant.

Le lundi suivant, tout à fait remise de la terrible secousse qui l’avait retenue à la maison pendant plus de deux mois, elle prit possession de sa nouvelle fonction

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Quinze jours plus tard environ, une rumeur courut les ateliers de couture et de lingerie et de modes : on racontait qu’une association était en train de se constituer à Nantes pour garantir les ouvrières contre le chômage et la maladie. L’association disposait déjà d’un capital considérable. C’était la première de Mlle Georges, Louise Bourdeau, qui avait pris l’initiative de cette fondation. Elle avait demandé à quelques compagnes, la première de Mlle Augustine, d’autres premières de grandes maisons de lingerie et de modes de se concerter avec elle. Et, depuis quinze jours, ces demoiselles, assistées de Mlle Anna, l’ouvrière de Mlle Georges, que Louise amenait pour faire fonction de secrétaire, se réunissaient tous les soirs et une grande partie des dimanches chez le président du tribunal de Commerce, M. Duvergier, pour conférer sous sa direction. La besogne avançait, disait-on, et toutes les maisons intéressées ne tarderaient pas à recevoir communication de ce projet.

D’où venait l’argent de la fondation ? Sur ce point, il y avait presque autant de suppositions que de gens informés. Selon les uns, c’était un généreux philanthrope qui avait eu la pensée d’employer à cette bonne œuvre une partie de sa fortune. D’autres assuraient qu’il y avait là-dessous tout un roman, que Louise avait été recherchée par un prétendant riche, dont elle avait repoussé les avances, ne voulant pas se séparer de sa mère, et que celui-ci, en souvenir de la jeune fille aimée, avait résolu de consacrer à cette fondation la dot qu’il devait constituer à sa fiancée. Quelques-uns ne craignaient pas de nommer le prétendant, faisant remarquer que M. Duvergier, se trouvant associé à l’entreprise, devait connaître le donateur ; or ses relations avec la famille Harmand n’étaient un mystère pour personne ; ce donateur généreux, c’était donc selon toute vraisemblance M. François Harmand ; justement on savait qu’il venait de quitter Nantes pour un long voyage ; durant la maladie de Louise, on l’avait vu chaque jour monter l’escalier de la pauvre maison et, les premiers jours, plus mort que vif, pour aller chercher des nouvelles ; plus de doute : c’était M. Harmand. Et à tout cela sans doute se rattachaient les incidents de ces derniers mois, la maladie de Louise et, avant cette maladie, la tristesse et l’abattement que la pauvre fille n’avait pu dissimuler, justement quelques jours avant de tomber malade ; mais pourquoi avait-elle donc refusé M. Harmand, si estimé et qui passait pour bon : ce n’est pas lui, bien sûr, qui aurait fait difficulté pour accueillir sous son toit la mère de Louise avec Louise elle-même ; qu’y avait-il donc là-dessous ?

Plus que jamais les langues allaient leur train lorsque, un beau jour, toutes les maîtresses d’ateliers de couture, de lingerie et de modes reçurent le prospectus de l’association par paquets, avec invitation de le distribuer à leurs ouvrières et apprenties. On ne s’était pas trompé : une circulaire, signée de M. Duvergier, annonçait la constitution d’une association de Secours mutuel des ouvrières et apprenties de couture, de lingerie et de modes. À la circulaire était joint un exemplaire des statuts : toute ouvrière ou apprentie appartenant à l’une des industries en question et pourvue d’un certificat attestant qu’elle avait travaillé ou travaillait dans une maison de Nantes pouvait devenir membre de l’association. La cotisation était de cinquante centimes par mois, six francs par an pour les ouvrières, dix centimes par mois, un franc vingt centimes par an pour les apprenties. Moyennant cette rétribution, l’association assurait l’ouvrière ou l’apprentie contre le chômage pour une période maximum de trois mois, contre la maladie pour une période maximum de six mois. Toute ouvrière ou apprentie atteinte par le chômage recevrait un franc par jour pendant le premier mois, cinquante centimes par jour pendant deux autres mois. Toute ouvrière ou apprentie atteinte par la maladie recevrait un franc par jour pendant le premier mois, cinquante centimes par jour pendant toute la durée de sa maladie ; en outre, la malade serait visitée gratuitement par l’un des médecins de l’association et les remèdes lui seraient également fournis gratuitement, l’association ayant traité avec la pharmacie Le Sant, place du Pilori, 10. En outre, toute associée qui aurait continué d’appartenir à l’association pendant au moins dix années consécutives pourrait, au cas où elle voudrait s’établir maîtresse couturière, lingère ou modiste, recevoir sur sa demande, après avis du Conseil d’administration, un prêt pour frais d’établissement, prêt variable de deux à cinq cents francs, remboursables sans intérêts en un maximum de deux ans.

Toutes les ouvrières ou apprenties qui voudraient faire partie de l’association n’auraient qu’à signer, sur un des bulletins joints à l’envoi, un engagement de payer la cotisation réglementaire. Ces bulletins devaient être envoyés à l’adresse de M. Duvergier ou des six membres fondatrices de l’association. Suivaient les noms et adresses de Mlles Louise Bourdeau, chez Mlle Georges rue d’Orléans, 5 ; Cécile Levacher, chez Mlle Augustine place Graslin, 3 ; et ainsi pour quatre autres. Une trésorière assurerait plus tard la rentrée de ces cotisations. Toutes les adhérentes étaient invitées à faire parvenir leur bulletin avant la date du 24 septembre, jour où aurait lieu, sous la présidence de M. Duvergier, dans la salle des audiences du tribunal de Commerce, une assemblée générale des membres de l’association ; en échange de l’engagement souscrit, chaque sociétaire recevrait une carte personnelle lui donnant droit d’entrée à la réunion.

L’ordre du jour de cette réunion annonçait une allocution du président M. Duvergier, puis l’élection d’un Conseil d’administration, une présidente perpétuelle, une présidente, deux vice-présidentes, un secrétaire-général, un secrétaire de séance, une trésorière et une archiviste-bibliothécaire, tous ces membres annuels. Outre les sociétaires ordinaires, l’association pourrait comprendre des membres honoraires, payant une cotisation dont le minimum était fixé à vingt francs ; et la circulaire exprimait l’espoir que toutes les maîtresses d’ateliers tiendraient à honneur de donner à leurs ouvrières ou apprenties ce bon exemple qui serait pour les débutantes un encouragement. On pense si la distribution de ce prospectus fut un événement : pendant quinze jours, toutes ces jeunes têtes furent en fermentation ; et, sur la part mystérieuse que Louise pouvait avoir en cette affaire, plus que jamais les commentaires allaient leur train.

- 36 -

Le jour de la réunion arriva. Plus de trois cents ouvrières ou apprenties avaient répondu à l’appel : la vaste salle du tribunal était bondée.Sur l’estrade, M. Duvergier assisté de Mme Gandrille. Sur la première rangée de chaises au bas de l’estrade, les jeunes filles qui avaient élaboré les statuts avec M. Duvergier, Louise entre autres, le point de mire de tous les regards, mais comme toujours modeste, réservée, répondant d’un mot en souriant aux questions ou aux remarques de ses voisines.

Deux heures. Le président déclare la séance ouverte. Il remercie les assistantes d’avoir accueilli avec tant de confiance la pensée de cette fondation ; il les félicite d’être venues si nombreuses. Mais, avant d’aller plus loin, il veut prévenir tout malentendu : il est, lui, provisoirement le porte-paroles des zélées fondatrices de l’œuvre, mais il ne faut pas que la reconnaissance des sociétaires d’égare : il n’est pour rien, lui, dans cette belle œuvre d’humanité et de prévoyance ; il fallait, pour en avoir même la pensée, beaucoup d’argent et un grand cœur ; l’argent, il n’a pas le droit d’en révéler l’origine et il s’est engagé à ne jamais divulguer le secret ; mais il a bien le droit de dire au moins tout haut, très haut, à qui revient l’honneur de cette noble inspiration, et il faut que toutes les ouvrières présentes et futures de la ville de Nantes sachent bien que c’est à une simple ouvrière (du moins elle était telle il y a un mois encore), à Mlle Louise Bourdeau qu’est due l’initiative de cette œuvre admirable.

Tonnerre d’applaudissements ; toutes les petites mains gantées s’entrechoquent ; toutes les têtes se penchent. Les assistants du fond de la salle montent sur leur chaise pour mieux voir. Louise est un peu pâle ; elle sourit doucement, la tête inclinée, pendant que ses voisines lui pressent les mains et que, du rang de derrière, des bras s’allongent entre les chaises, par dessus les épaules, pour s’associer à cette ovation.

Après Louise Bourdeau, il faut remercier les six autres jeunes filles qui ont élaboré, depuis un mois, avec tant d’intelligence et de dévouement, les statuts de la future association.

Au reste, le temps n’a pas été perdu ; depuis l’envoi de la circulaire, on a fait déjà bien des choses utiles, et par exemple le président provisoire a la joie d’annoncer aux sociétaires que l’association vient de louer un immeuble qui va devenir le siège social de l’entreprise et qui comprend, avec la maison d’habitation, un assez grand jardin. Le quartier est un peu excentrique, il est vrai : c’est au numéro 11 de la rue Saint-Clément ; mais on voulait, autant que possible, une location peu coûteuse, et l’on tenait au jardin. Pour concilier ces exigences, on eût difficilement trouvé au cœur de la ville. La maison comprend un grand salon qui sera le lieu ordinaire de réunion, un petit salon où l’on pourra installer des tables pour jouer, pour dessiner, pour lire, une pièce qui servira de bibliothèque, car l’association possède dès maintenant une bibliothèque où les grandes collection du Magasin pittoresque, le Musée des familles, le Magasin d’éducation et de récréation, d’autres encore, offriront le dimanche aux jeunes sociétaires d’agréables distractions. Une autre pièce servira de salle pour les cours, car il y aura des cours gratuits : deux jeunes femmes, des femmes du monde, touchées de la noble pensée qui a inspiré cette fondation, ont voulu s’y associer à leur façon et elles ont promis de faire chaque semaine, de 8 h 1/2 à 9 h 1/2 du soir, l’une un cours de français, l’autre un cours de calcul ; le caissier en chef d’une des plus grandes maisons de commerce de Nantes a promis de faire, une fois par semaine, à la même heure, un cours de comptabilité et tenue des livres. Nous arriverons à mieux encore. Pour le moment, tout cela est déjà beaucoup. Si l’association réussit, comme on doit l’espérer, nous verrons plus tard à élargir le cercle de nos ambitions.

Pour le moment, bornons-nous à utiliser le mieux possible les ressources dont nous disposons. Pour cela, il faut une direction, un conseil d’administration qui puisse délibérer, décider, pourvoir à tous les besoins de l’œuvre. C’est à l’établissement de ce Conseil qu’il faut maintenant procéder.

Le président propose donc à l’assemblée l’élire successivement les membres du Conseil dont la destination est prévue par les statuts, comme la cheville ouvrière de l’œuvre, la dépositaire des traditions, le conseiller naturel de toutes les présidentes ou vice-présidentes qui se succéderont. Au terme des statuts, cette présidente perpétuelle, comme tous les autres membres du Conseil, doit avoir été elle aussi ouvrière. Le président annonce donc qu’il invite les sociétaires à choisir parmi elles celle qui leur paraîtra la mieux désignée pour cette haute fonction. De tous les points de la salle, c’est une acclamation unanime : « Louise Bourdeau ! »

Louise est toute tremblante. Elle se trouble bien plus encore lorsque M. Duvergier, descendant de l’estrade, vient lui offrir son bras et l’amène au fauteuil présidentiel. Toutes les petites têtes se tendent, curieuses, sympathiques. Tout le monde se lève et ce n’est qu’un cri : « Vive Louise Bourdeau ! vive Louise ! »

L’enthousiasme devient du délire lorsque le président, en la proclamant présidente perpétuelle, déclare qu’il croit répondre à l’intention secrète de tout les membres de l’assemblée en demandant à la nouvelle présidente la permission, au nom de toutes ses compagnes, de l’embrasser sur les deux joues. La pauvre fille ne peut retenir ses larmes et son émotion même ne fait que redoubler les sympathies de toute l’assistance.

On procède successivement à l’élection de tous les autres membres et le choix se portent naturellement sur les dévouées ouvrières qui ont aidé Louise dans le travail d’organisation. La pauvre Anna, élue secrétaire, vient prendre place, toute rougissante. Il est entendu que, provisoirement au moins, le conseil se réunira chaque dimanche et qu’il y aura convocation d’une nouvelle assemblée générale dans le délai d’un mois pour le règlement de toutes les questions étudiées d’ici là par le Conseil. L’association commençant de fonctionner le premier octobre, toutes les demandes de secours pourront être dès maintenant examinées.

Le président demande qu’avant de se séparer l’assemblée vote des remerciements aux maîtresses d’ateliers qui, presque toutes déjà, se sont associées à l’entreprise, quelques-unes par des souscriptions généreuses.

Au moment où M. Duvergier va lever la séance, Louise, très émue encore, demande au nom de ses compagnes du Conseil — et en cela le Conseil n’est certainement que l’interprète des sentiments de l’assemblée tout entière – que l’assemblée vote des remerciements à l’homme généreux qui a tout réglé, tout organisé, tout prévu, à M. le président Duvergier ; et elle demande que l’expression de la reconnaissance de l’association tout entière soit consignée dans le procès-verbal de la séance.

L’assemblée acclame M. Duvergier, et l’on se sépare.

- 37 -

Louise est rentrée. Elle raconte à sa mère tous les détails de la séance, l’accueil qu’on lui a fait, son émotion.

Une heure après, la mère et la fille sont chez les sœurs. Louise a tenu à annoncer à la Supérieure – qu’elle a déjà antérieurement informée du changement survenu dans sa situation – le gros événement de la journée. La Supérieure l’écoute, sérieuse, par moments avec un bon sourire quasi-maternel. Quand la jeune fille a terminé :

« Je suis bien heureuse de tout cela, ma bonne Louise. C’est une récompense que vous méritez. Mais voilà bien des émotions pour vous depuis quelque temps, et encore j’ai idée que je ne sais peut-être pas tout. Je ne vous demande rien de plus, entendez-vous, mon enfant. Je vous sais trop franche et trop honnête pour ne m’avoir pas confié tout ce que vous pouviez me confier. Je veux dire seulement qu’il nous est arrivé ici un bruit… »

Louise regarde, un peu émue, presque inquiète.

« Oh ! pauvre petite, tout ce que je veux dire, c’est que j’ai peur que vous n’ayez souffert, que vous ne souffriez peut-être plus encore que vous ne pouvez le montrer. On nous a parlé d’un jeune homme, riche, honnête, bon, qui vous avait remarquée, appréciée comme vous méritez de l’être.

– C’est vrai, ma sœur. J’ai été recherchée en effet. Celui qui me recherchait était en effet bon, généreux, et je crois bien que, si j’avais pu l’accueillir, j’aurais été heureuse auprès de lui. Mais ce mariage était impossible. Elle s’arrêta un instant. Et même s’il eût été possible… Elle s’arrêta de nouveau ; elle sentait ses lèvres trembler, ses yeux se voilaient, et ce fut d’une voix presque inintelligible qu’elle murmura : …je ne pouvais pas.

– Pauvre enfant, dit la religieuse. Et, l’attirant à elle : Je vois bien que je ne m’étais pas trompée, dit-elle en l’embrassant et en la pressant sur son cœur. Nous vous aimons bien toutes ici, et nous prions toujours pour vous. Je vois bien que nous n’avons pas encore assez prié. Je prierai pour vous, Louise, de tout mon cœur et de toute mon âme. »

FIN


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