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L’EXPRESSION DU TEMPS SUR LA COLONNE TRAJANE
Première œuvre romaine de ce type, la colonne Trajane se caractérise essentiellement par la continuité des actions qu’elle nous présente; si le sculpteur emprunte en effet quelques scènes traditionnelles [01] aux bas-reliefs historiques antérieurs, il ne se limite plus à ces tableaux immobiles et distincts les uns des autres, mais s’efforce au contraire d’unir les images en de vastes ensembles dont le but est de relater, d’un bout à l’autre, une histoire longue et complexe, celle des campagnes daces que Trajan effectua successivement en 101-102, puis en 105-106. Le caractère narratif et continu de la frise est ainsi nettement affirmé.
Dans ces conditions, les problèmes d’espace et de temps jouent évidemment un rôle fondamental; liées les unes aux autres par les nécessités de la narration historique, les images de la frise entrent inévitablement dans un cadre spatio-temporel déterminé. Puisqu’il ne s’agit plus d’un fait précis, semblable à celui qui figure sur la plupart des Arcs de Triomphe ou sur l’Ara Pacis, la commode notion de date ou d’instant disparaît au profit de l’idée plus générale de temps; les événements situés au début de la frise prennent place avant (et non plus à côté de) ceux qui les suivent et engagent la sculpture dans une chronologie qu’il convient de faire sentir et parfois de mettre en scène.
Mais la notion de temps est particulièrement abstraite et ne peut guère s’exprimer qu’à travers une représentation enrichie de l’espace dans lequel se déroule l’ensemble du récit; les déplacements, les changements de lieu, les diverses actions figurées sur la sculpture s’inscrivent en effet à l’intérieur d’une étendue variable dont l’une des fonctions essentielles est de traduire la présence d’un mouvement chronologique, sinon régulier, du moins continu.
Les procédés, parfois artificiels, que le sculpteur est alors contraint d’inventer risquent souvent d’échapper à l’observateur [02], s’il ne dispose pas d’un point de repère commode et parfaitement utilisable. Nous chercherons ce repère, une fois encore, dans les règles du cinéma classique [03] dont les procédés sont en général semblables à ceux que le sculpteur utilise; la comparaison des deux arts nous permettra d’étudier les différents modes d’expression de la chronologie et de la durée, mais elle montrera surtout que l’artiste ne se limite pas à ces données fondamentales et qu’il fabrique un temps plus « littéraire », dans lequel apparaissent plus d’une fois les données d’un texte initial [04].
I. - L’ÉCOULEMENT DU TEMPS
L’histoire que nous présentent les sculptures continues de la Colonne Trajane se voit et se lit de gauche à droite et les événements suivent un cours naturel qui est à la fois celui du temps et celui du récit : la tâche du sculpteur n’est donc pas ici très complexe, puisque la présentation de l’espace et de l’action devient naturellement une présentation de la chronologie, qu’il suffit parfois de souligner, quitte à laisser dans l’ombre la date exacte des faits mis en scène.
1) Le rôle de l’espace.
A lui seul l’espace joue un rôle important. Un même personnage ne pouvant se trouver à deux places à la fois, deux représentations successives en des lieux différents indiquent, d’une manière très simple, que du temps a passé; il suffit donc au sculpteur de changer d’endroit pour changer aussi de temps; les faits apparaissent alors les uns après les autres et leur succession prend naturellement place à l’intérieur d’un mouvement d’ensemble qui se comprend sans difficultés.
Cette disposition suppose cependant un choix et un tri dans les lieux figurés et, par conséquent, dans les moments à décrire; tous les événements réels ne pouvant être représentés, il sera nécessaire de ne retenir que les plus caractéristiques. Tous les changements de tableaux s’accompagnent ainsi d’une ellipse [05], puisqu’ils marquent une rupture dans la présentation de l’espace et l’écoulement d’un certain temps, auquel ne correspond aucune image particulière; la trame chronologique est donc constituée d’espaces vides, parfois très grands, et d’espaces pleins, moins nombreux, qui sont ceux pour lesquels une image a été retenue : la texture du temps est toujours plus ou moins lâche et ne peut jamais être vraiment dissociée de la durée, qu’elle recouvre nécessairement.
Au début du récit, par exemple, Trajan apparaît aux tableaux VII, VIII, IX et X [06]; on le voit d’abord avec les soldats en marche, puis au centre d’un grand sacrifice; il reçoit ensuite l’avertissement des Bures et prononce un important discours. Chacune de ses apparitions marque une étape chronologique du récit et l’ensemble s’étend sur quelques heures, puisque toutes les actions prennent place dans le cadre étroit du camp et de ses parages immédiats. Dans la série suivante, Trajan figure encore, d’une manière cependant moins régulière, aux tableaux X, XII, XIII, XIV, XVIII et XX; mais le temps qui sépare ces apparitions successives est beaucoup plus long que précédemment, comme le prouvent les modifications visibles dans son escorte ou dans son costume.
La trame chronologique du récit est donc le résultat d’une série de choix, qui déterminent le style du récit et lui donnent une étendue conforme aux dimensions de la frise; le temps s’écoule plus en dehors de l’action que dans l’action eIIe-même et le sculpteur doit s’attacher à ne pas rompre la continuité du récit, afin d’en assurer toujours la régulière progression chronologique; si les moments non représentés de l’action étaient les seuls pendant lesquels le temps passe, les scènes de la Colonne Trajane ne seraient en effet que des tableaux figés et le temps n’y figurerait que d’une manière très indistincte. Mais l’espace joue ici encore un rôle important, grâce au déplacement des personnages, qui suggère qu’un acteur occupe ou vient d’occuper la zone spatiale que l’on découvre autour de lui. Animant toute la frise d’une vie inimitable, il renforce son armature chronologique en tissant, entre les épisodes successifs de la narration, une espèce de lien idéal, que l’on ne découvre qu’à la réflexion. L’action présentée dans tel tableau se prolonge en effet, pendant qu’un autre apparaît: les soldats qui se déplaçaient tout à l’heure continuent leur marche pendant l’image suivante, dans laquelle on ne les voit plus et l’ensemble des mouvements de la frise contribue à la placer dans une solide continuité.
Par l’intermédiaire de ces déplacements figurés, la durée vient donc au secours de la régularité chronologique, dont elle est finalement presque indissociable.
2) Les effets spéciaux.
Il arrive cependant aussi que le sculpteur souligne, à l’occasion d’une scène importante, le mouvement temporel dans lequel se situe toute l’histoire qu’il raconte, prouvant ainsi l’intérêt particulier qu’il porte à l’expression de l’écoulement du temps.
a) Le jour et la nuit.
La meilleure façon de faire sentir le passage du temps à l’intérieur même des tableaux était encore d’opposer, ce qui n’était pas commode sur une sculpture, le jour éclatant de lumière et la nuit, dans laquelle tout se confond. Le sculpteur a tenté, une fois au moins, d’exprimer cette opposition fondamentale, parce qu’elle était essentielle pour le récit.
Le tableau XXXVII, dans lequel la cavalerie romaine pourchasse la cavalerie sarmate, comporte ainsi deux parties très équilibrées : d’un côté, les Romains poursuivants, de l’autre, les Sarmates poursuivis. Dans le détail, les Romains et leurs ennemis ont à peu près la même attitude; pourtant, les Romains jettent en arrière le bras qui tient la lance et regardent droit devant eux, tandis que les Sarmates tendent la main en avant, se retournent ou tombent de cheval, exprimant ainsi, d’une manière parfois peu réaliste, leur défaite et leur panique. Mais, ce qui apparaît le plus, c’est l’opposition entre les « loricae squamatae » des Barbares et les « loricae hamatae » des auxiliaires romains; le dessin opposé de ces cuirasses évoque en effet, mieux encore que le contraste des attitudes, la présence de deux groupes, dont l’un est poursuivant et l’autre poursuivi [07].
L’action du tableau XXXVIII se déroule en revanche dans la plus grande confusion. Au lieu des deux groupes clairement opposés de XXXVII, on découvre maintenant une mêlée obscure dans laquelle les tuniques romaines disparaissent derrière les boucliers ou se fondent au milieu des Germains et des Daces. Il faut bien de l’attention pour reconnaître les Romains, leurs alliés et leurs ennemis et rien ne permet de discerner dans les lignes et dans la disposition des masses une répartition comparable à celle que nous avons trouvée dans le tableau précédent.
L’opposition des deux scènes est donc volontaire et répond, comme le montre aussi la présence de Luna [08] en XXXVIII, au désir d’exprimer d’un côté (XXXVII) une action qui se déroule au grand jour et, de l’autre (XXXVIII), un combat qui se livre pendant la nuit; la juxtaposition des deux tableaux et l’absence de tout signe de séparation particulier indique en outre qu’il s’agit d’un jour et d’une nuit consécutifs et que les deux actions se sont déroulées dans l’espace de quelques heures.
Ce jeu d’ombre et de lumière était nécessaire à l’action dramatique et à la vérité historique, dont le sculpteur tient scrupuleusement compte, lorsque les contraintes de son art le lui permettent; l’artiste cherche donc à accentuer, chaque fois qu’il le peut, les effets de succession temporelle, de manière à placer tous les tableaux dans un courant continu, qui est le fond même de sa sculpture. A cet égard, le rôle joué par deux des trois apparitions divines [09] est également très caractéristique.
b) Le rôle des divinités.
Le tableau XXIV représente l’essentiel d’une bataille, commencée depuis quelque temps sans doute [10] et dont le déroulement est interrompu soudainement par un orage, que symbolise une image de Jupiter placée à droite et en haut du tableau (XXIV, 60-61). Effrayés par cette manifestation céleste, qui ne leur paraissait pas favorable, les Daces ont soudainement emporté leurs morts et leurs blessés, et n’ont pas continué le combat [11].
Le rôle dévolu à Jupiter est ici purement chronologique: le Dieu n’a pour mission, ni de foudroyer les ennemis, ni de soutenir les armes romaines; il n’est là que pour indiquer une limite et signifie que le combat n’a duré que jusqu’à l’orage et ne s’est pas prolongé jusqu’à la nuit; la bataille ne s’est pas vraiment terminée, il ne s’agit que d’une échauffourée. La position de l’image divine, placée à droite, c’est-à-dire vers la fin des événements, est à cet égard très caractéristique.
C’est à gauche en effet, donc au début de l’action, qu’apparaît en XXXVIII la déesse Luna, dont nous avons déjà parlé [12]; elle montre que l’attaque des chariots se situe pendant la nuit et renforce l’opposition déjà signalée entre les scènes XXXVII et XXXVIII: sa fonction est également chronologique et ne comporte aucune nuance merveilleuse.
Les divinités n’ont donc pas de rôle épique sur la Colonne Trajane; elles ne contribuent pas à porter l’action au-delà des forces humaines; elles ne sont utilisées qu’à des fins chronologiques, comme l’image de la Dacie en pleurs [13] exprimera plus tard un important changement de lieu (tableau CL). Dans cette œuvre rigoureuse et savamment calculée, les Dieux éternels ne sont appelés qu’à jalonner le cours, si difficilement exprimable, du temps humain.
3) Le problème de la date.
Il reste à savoir si le sculpteur, capable de faire sentir l’écoulement du temps, sait également placer des points de repère dans le cours des événements et peut, à l’occasion, en préciser les dates.
Reconnaissons d’emblée qu’il ne le fait pas et n’en avait nullement les moyens à moins de recourir à ces panneaux qu’utilisera le cinéma muet, par exemple, ou à ces inscriptions que l’on devine sur la frise de l’Esquilin, mais que le maître de la Colonne Trajane n’a pas voulu, ou pas pu, mettre en place.
Certes, on trouvera, de ci de là, quelques indications précises en apparence. On a pu dire, par exemple, que le fleuve de XXXI était gelé et que l’action se déroulait au cœur de l’hiver [14], ou que les blés de CX étant mûrs, puisqu’on les moissonne, la seconde arrivée des troupes romaines devant Sarmizegethusa devait être située à la fin de juillet 106 [15]. Ces indications restent pourtant très imprécises: d’une part, elles ne donnent qu’une date très générale (en hiver, en été), qui pourrait être facilement déduite des événements antérieurs, d’autre part, elles sont très contestables; c’est ainsi que le fleuve de XXXI n’est sûrement pas gelé, car aucun détail du tableau ne permet de soutenir cette affirmation [16] ; quant aux céréales de CX, la question s’est posée de savoir s’il s’agissait d’orge ou de blé [17], ce qui changeait l’époque des moissons!
On voit, à ces détails, qu’il est vain de chercher une date précise sur la Colonne Trajane. Aucun indice ne figurant sur les premières images de la frise, même le début de la première guerre ne peut être connu que par les textes, et il n’est pas davantage possible de déterminer la date exacte de la prise de Sarmizegethusa dans l’année 106. Il est vrai que les faits étaient suffisamment connus des contemporains pour qu’il soit inutile de les préciser davantage au risque d’alourdir ou d’abîmer les sculptures et l’artiste n’a peut-être jamais éprouvé le besoin de dépasser les indications générales tenant dans le cadre d’une saison: pendant l’été, pendant l’hiver, etc.., telles sont les datations les plus serrées que nous pouvons tirer d’un examen scrupuleux des tableaux; encore ces renseignements résultent-ils plus de la succession des faits que des éléments proposés par les images.
C’est donc, à cet égard, la succession qui apparaît comme essentielle, puisqu’elle nous permet de suivre le cours des événements et, sinon de dater, du moins de situer les faits les uns par rapport aux autres; nous savons que tel événement s’est produit après tel autre ou avant et l’artiste est moins soucieux de précision que de logique et de clarté [18].
L’indifférence du sculpteur à l’égard des dates nous montre finalement que la succession des événements repose plus sur l’ordre fondamental du récit que sur des principes chronologiques souvent indéfinis, en tant que tels. Déjà le traitement elliptique de l’espace dépendait plutôt des besoins narratifs que des nécessités chronologiques, puisque le choix des tableaux marque les étapes de l’action avant d’indiquer les moments de la durée. De même, le désir intermittent de rappeler la succession des jours ou le terme d’un événement répondait essentiellement à un souci de rigueur dans l’exposé des faits. L’écoulement du temps, toujours sensible sur la Colonne Trajane, est ainsi le résultat, non l’origine, d’une continuité dont la nature est avant tout logique ou artistique. Cette fonction narrative du temps se retrouvera dans l’évocation de la durée, qui offre par ailleurs à l’artiste de plus grandes possibilités d’expression.
II. - L’ÉVOCATION DE LA DURÉE
Si le temps qui passe peut s’exprimer à travers une suite de scènes qu’unit une progression logique et régulière, la durée ne se peint pas aussi commodément; donnée très subjective, elle ne peut qu’être évoquée par des moyens indirects, dont certains reposent sur l’arrangement de l’espace; l’organisation des scènes à l’intérieur des séquences reçoit ici le rôle essentiel et le sculpteur recourt parfois à certains procédés spéciaux plus proches déjà du rythme que du temps proprement dit ?
1) Espace et durée.
Les éléments purement spatiaux qui favorisaient tout à l’heure l’expression de la succession dans le temps contenaient déjà, nous l’avons vu, un certain nombre de facteurs propices à l’évocation de la durée.
C’est ainsi que le mouvement suggéré des personnages, et spécialement le déplacement qu’ils effectuent à l’intérieur d’un cadre déterminé, évoque nettement la durée : un rapport s’établit en effet entre l’espace décrit et le temps nécessaire pour le parcourir, et ce rapport donne une nette indication sur la longueur de la scène dans la mesure où le sculpteur peut modifier l’allure ou le pas des personnages qu’il présente. Le décor, dans ce cas, ne sert plus qu’à mettre le mouvement en évidence et le mouvement lui-même s’inscrit dans une durée qu’il rend sensible et permet d’apprécier; l’artiste, en effet, s’il présente des cavaliers au galop, plutôt que des fantassins lourdement équipés, est sans doute conscient de la charge chronologique portée par ses images [19].
Aux tableaux LVII et LVIII, par exemple, une troupe de cavaliers passe, derrière l’Empereur, à travers un village ennemi que les Romains sont en train d’incendier; la position des cavaliers, leur faible nombre, la présence de gardes immobiles, tout indique la rapidité du mouvement et, par conséquent, la brièveté de la scène. En revanche, dans le défilé qui occupe les tableaux CVI à CVIII, l’importance des troupes, la présence d’un matériel lourd et la traversée d’une ville étape signifient que la marche s’étale sur plusieurs jours et qu’il s’agit d’éléments divers qui se déplacent les uns après les autres [20].
Mais le temps passe aussi, nous l’avons dit, entre les tableaux que le sculpteur nous présente et le changement de lieu, qui favorisait tout à l’heure l’écoulement des jours, est aussi le support privilégié de la durée; ici interviennent en effet les ellipses et les liaisons, dont le rôle est fondamental; l’espace disparaît au profit de l’action, dont il n’a souvent été que le décor.
2) Ellipses et liaisons.
Les tableaux qui figurent sur la frise font toujours partie d’un ensemble plus vaste, dans lequel les scènes successives sont unies par un mouvement narratif largement fondé sur la juxtaposition des espaces et l’écoulement du temps. Ces ensembles narratifs liés ressemblent aux séquences du cinéma, puisque, par le jeu des ellipses qui séparent les différents plans, le temps s’y écoule d’une façon plus irrégulière que dans un acte de théâtre par exemple et que l’organisation en est narrative et chronologique, ce qui les rapproche aussi du chapitre littéraire.
Les estimations relatives à la durée seront plus faciles pour une séquence que pour un tableau; le rapport existant entre les différentes scènes, la nature des faits, les changements de lieu successifs,
a) Le son.
Par les actions qu’elle présente, la Colonne Trajane résonne de bruits multiples, de rumeurs, de cris ou de musiques et le sculpteur utilise assez fréquemment le son évoqué; pour souligner le rythme d’une séquence ou pour rendre l’action plus claire, en suggérant des rapports plus personnels entre les acteurs [21]; dans certains cas aussi, le son peut évoquer la durée, même hors d’une liaison entre deux séquences.
Au tableau XXI nous voyons en effet un groupe de cavaliers au repos; les soldats s’occupent surtout à retenir leurs montures (notamment en XXI, 47 haut), dont l’agitation trahit l’existence de bruits et de clameurs qui ne peuvent être que ceux de la bataille. Les bruits du combat sont donc présentés d’une manière très indirecte; produits par une action qu’on ne voit pas, ils constituent ce qu’on appelle au cinéma un « son off », c’est-à-dire extérieur, que le film utilise fréquemment pour gagner du temps dans le récit. L’agitation des chevaux du plan XXI nous fait ainsi comprendre que la bataille, qu’on ne verra qu’en XXIV, est déjà commencée; elle dure donc tout le temps qu’occuperont encore les tableaux XXI et XXIII et déborde largement le cadre de la scène XXIV, qui n’en montrera que la fin [22].
Le son suggéré permet dans ce cas d’évoquer la durée d’une scène sans la montrer véritablement; il étend une action dont on pourrait penser d’abord qu’elle a été brève; en fait, grâce au son que les tableaux suggèrent, nous savons maintenant que les scènes XXI et XXIII se déroulent à côté de la bataille et non pas avant elle.
b) Les ellipses.
Cette utilisation spéciale du son est en fait une forme très particulière de l’ellipse narrative; inévitable entre deux scènes juxtaposées, nécessaire à l’écoulement du temps, l’ellipse joue un grand rôle dans l’expression de la durée, dont elle est l’instrument privilégié. Pour être claire, il faut cependant qu’elle se combine à d’autres éléments, tels que la nature de l’action, la forme de l’espace, le rôle et la tenue des personnages, etc...
La présentation de Trajan aux tableaux VII à X et X à XX, que nous avons citée plus haut, est un exemple net du rôle de l’ellipse dans l’évocation de la durée; dans le 1er groupe de tableaux en effet, l’action, serrée dans l’espace étroit d’un camp, faite de discours et de réceptions diverses, ne suppose pas d’ellipses importantes et tient facilement dans le cadre étroit d’une seule journée; dans le 2e au contraire, la variété des costumes, des poses et de l’escorte, ainsi que la multiplicité des travaux, indique un espace de temps plus considérable et une durée beaucoup plus longue.
Ainsi, le rôle d’une ellipse dans la durée dépend des scènes qu’elle permet de juxtaposer. L’essentiel est donc dans le choix des tableaux et des actions, dont le rôle était déjà fondamental pour exprimer l’écoulement du temps; dans ce dernier cas cependant, seuls l’espace et les personnages qu’il contenait étaient en cause: la présence répétée de l’Empereur en des endroits différents nous faisait comprendre que les moments étaient nécessairement successifs; dans le cas qui nous occupe, en revanche, c’est l’ensemble des tableaux qui se trouve concerné; seule en effet la comparaison détaillée des scènes qui se succèdent dans la séquence permet d’apprécier la durée sur laquelle elles s’étendent.
C’est ainsi que le sculpteur a choisi, pour le voyage de Trajan pendant la première guerre (XXXIII-XXXV), une narration très elliptique et réduite à sa plus simple expression, tout en restant complète [23]. Les trois plans retenus font comprendre la nature du voyage et la manière dont il s’est déroulé, mais leur détail permet seul d’en estimer la durée; l’escorte importante de Trajan et les troupes qui partent en même temps que lui (XXXIII), la remontée du fleuve qui ne peut exprimer qu’une marche vers la Mer Noire (XXXIV) [24], le caractère primitif de la ville dans laquelle il arrive (XXXV), tout indique avec insistance que le voyage est long et la durée de la séquence plus considérable qu’il n’y paraît d’abord.
La trame chronologique est donc ici très lâche et permet de peindre, en trois images seulement, une durée très importante; l’artiste aurait pu, en retenant des scènes d’accueil populaire, des sacrifices, des discours, etc.. resserrer cette trame et ralentir ainsi l’écoulement du temps ; l’effet produit aurait alors été tout différent et semblable à celui que le sculpteur obtient, par exemple, quand il décrit la marche de Trajan vers les lieux de la guerre au début de l’année 105 [25].
Si la présence continue de Trajan fait en effet comprendre qu’il se déplace, c’est le détail de chaque tableau qui exprime la durée du voyage; l’ellipse, qui constitue le principe même de la séquence, est donc aussi utile pour la durée que pour la succession chronologique et le contenu des scènes est le plus souvent assez riche pour exprimer à la fois le temps qui dure et le temps qui passe.
Le sculpteur peut cependant procéder d’une manière différente et choisir des scènes, dont le contenu suggère l’existence préalable d’un grand espace de temps; au lieu d’évoquer la durée par une suite d’actions assez longues [26], l’artiste préfère alors n’en présenter qu’une ou deux, en les concentrant, si l’on peut dire, et en ménageant des intervalles considérables, que la nature des tableaux permet de restituer.
La séquence XCVIII à CII couvre tout l’hiver 105-106; elle est donc extrêmement elliptique. Si le tableau XCVIII-XCIX représente l’arrivée de Trajan près du grand pont sur le Danube, et correspond à une date qu’il est impossible de préciser, les tableaux C et CI/CIl évoquent chacun un événement important de l’hiver: d’une part, le grand rassemblement des alliés, d’autre part, l’installation des Romains sur la rive gauche du Danube. A travers ces deux scènes s’expriment les deux grandes tendances qui caractérisent la 2e guerre: la diplomatie avec les uns, la fermeté avec les autres; mais ces deux plans marquent surtout l’aboutissement d’actions qui prennent beaucoup de temps et en sous-entendent d’autres encore que le sculpteur n’a pas développées (activité diplomatique - activité militaire) : ils évoquent à eux seuls une durée considérable et suffisent à décrire l’hiver 105-106 et même une partie de l’automne.
On voit bien maintenant que la notion de durée ne se trouve pas dans les tableaux eux-mêmes (l’arrivée de Trajan au tableau XXXV, le rassemblement allié du plan C n’ont à eux seuls aucune signification précise) mais dans les séquences et dans les unités temporelles qu’elles supposent. Le choix des scènes qui constituent ces ensembles est donc bien fondamental, puisque c’est de lui que dépend la construction chronologique de chaque série; toutes les scènes contiennent ainsi en elles-mêmes un dosage de temps presque insaisissable qui n’apparaît que lorsque les actions sont mises bout à bout; la vie humaine est de même emportée dans un courant continu, dont les détails sont rarement perceptibles sur le moment.
c) Les liaisons.
Le tissu temporel qui constitue l’essentiel de la narration continue doit cependant être déchiré par endroits; il faut en effet ménager des ellipses plus importantes encore, afin de distinguer les séquences entre elles et d’en marquer le rythme et la succession.
Il n’est pas dans notre propos d’étudier ici les différents types de liaison [27], mais simplement de souligner leur place dans la structure chronologique de la frise continue. Quelle que soit en effet la nature de la liaison, le résultat obtenu est pratiquement toujours le même: d’une part, une première série chronologique se termine, d’autre part, une autre commence; entre les deux, un intervalle de temps, plus ou moins considérable, est sauté. Les liaisons jouent donc le rôle d’un signal : leur apparition signifie que le temps s’arrête et qu’on passe maintenant à une autre période chronologique.
Les ellipses et les liaisons touchent à la structure fondamentale du récit; mais l’ellipse est, sous des formes diverses, presque permanente, alors que la liaison n’apparaît qu’à la fin d’un groupe cohérent; la liaison est ainsi une forme particulière d’ellipse, qui se remarque davantage, parce qu’elle sert aussi de jalon dans l’histoire; c’est pourquoi les espaces chronologiques vides qu’elle représente sont généralement très importants.
L’interruption de la succession que représente les liaisons s’accompagne donc toujours d’une évocation de la durée et les divers types de liaisons correspondent à des temps variables pour un « cut », bref pour un « fondu enchaîné », plus long pour un « fondu au noir ». L’estimation de l’intervalle temporel qui sépare deux séquences est donc, en principe, relativement facile, puisque, en plus des données habituelles (nature de l’action, du tableau, etc... ) nous disposons de la nature de la liaison pour obtenir des indications supplémentaires.
Le problème majeur était cependant pour le sculpteur de suggérer, entre deux séries de tableaux, une durée assez importante, sans pour autant rompre le fil narratif d’ensemble et rendre le récit incompréhensible au spectateur. Le risque était particulièrement grand lorsqu’il devait évoquer des durées considérables, généralement combinées avec d’importants changements de lieu; dans ce cas, l’artiste associe fréquemment l’ellipse et la liaison : la liaison unit et sépare deux séquences, l’ellipse permet de commencer la série suivante en son milieu et de sauter encore plus de temps. La durée qui sépare le dernier tableau d’une séquence et le premier d’une autre est alors très importante.
Entre les séquences LV à LXIV et LXV à LXXIII, par exemple, prend place un arbre « fondu au noir » qui marque une rupture dans le temps et un déplacement dans l’espace: le tableau LXIV montre un recul ordonné des Daces qui se retirent en grand nombre dans les bois sous la pression des cavaliers de Lusius Quietus; dans la scène LXV, des soldats achèvent un camp dont ils n’ont plus qu’à placer les créneaux. Comme les combats commencent presque aussitôt, c’est que l’action de LXV reprend très longtemps après celle du tableau LXIV: les Daces ont eu le temps d’achever leur retraite et de se fortifier, les Romains ont avancé et mis en place des camps que l’image LXV se borne à nous montrer. Une ellipse, celle du camp achevé, suit donc la liaison et permet d’augmenter encore l’espace temporel entre les deux actions, sans rompre pour autant la suite logique des événements.
3) Les effets spéciaux.
Pour exprimer la durée dans les scènes elles-mêmes, et non plus en dehors d’elles, l’artiste, qui utilise déjà les déplacements [28] peut aussi combiner les divers procédés dont il dispose et produire des effets spéciaux, parfois très évocateurs.
a) Lenteur et rapidité.
Au tableau XXXVI, par exemple, le sculpteur désire manifestement souligner cette « celeritas » dont César, on le sait, s’était fait une spécialité et que Trajan, héritier de la « Virtus Augusti » ne devait pas manquer de souligner pour lui·même dans le texte des « Dacica ».
C’est pourquoi, l’artiste juxtapose brutalement deux tableaux (XXXV et XXXVI), sans les opposer totalement, afin de ne pas produire un effet semblable à celui du « cut », qui provoquerait une rupture trop forte dans le déroulement de l’action; il désire en effet, non pas interrompre le récit, mais le continuer très rapidement. Les deux décors mis ainsi en contact ne se distinguent en fait que par la présence de l’Empereur en XXXV, 87 et XXXVI, 90, mais en 87, Trajan descend de bateau; alors qu’en 90 il est à cheval et s’arrête devant deux officiers venus à sa rencontre. L’ellipse, contenue dans le rapprochement des deux tableaux, n’est donc pas dissimulée; elle est, au contraire, mise en évidence et nous avons l’impression que l’Empereur effectue un véritable bond dans l’espace et dans le temps [29].
Le contenu de l’image vient encore renforcer l’effet de rapidité qu’exprimait déjà le rapport entre les tableaux; la scène ne représente en effet ni une mise en route, ni une marche rapide, mais un arrêt brutal: les cavaliers viennent de sauter à terre, parce qu’ils ont rejoint, avec l’Empereur, l’avant-garde des auxiliaires [30]. Tout le mouvement suggéré par les images est ainsi renforcé par le coup de frein brutal, auquel nous assistons soudainement et l’on comprend que Trajan s’est porté, pour ainsi dire d’un seul élan du bateau dont il a débarqué jusqu’à l’endroit où il rencontre les messagers envoyés par l’autre partie de l’année romaine; quand nous le reverrons, après le retour en arrière qui occupe les tableaux XXXVII et XXXVIII, il sera déjà au cœur de la bataille.
A cet exemple d’extrême rapidité, on peut opposer la lenteur voulue qui caractérise les tableaux CVl à CIX, dans lesquels le sculpteur décrit la concentration des troupes romaines autour de Sarmizegethusa pendant l’été 106 et dresse, en même temps, l’inventaire des armées ayant pris part au siège.
Pour exprimer la durée de ces préparatifs, le sculpteur place d’abord deux points de repère: le 1er montre l’ouverture solennelle de la campagne (CIII à CV) et peut être situé au printemps, le 2e figure des scènes de moisson (CX) [31] et peut être placé pendant l’été 106; entre les deux, le mouvement des armées s’étale donc sur plusieurs mois.
La disposition des images est ici très particulière : les tableaux sont en effet coupés en deux par une zone floue dans laquelle les commentateurs allemands ont cru voir une montagne [32]; en réalité, cette bande torsadée, très proche des surimpressions du cinéma [33], permet de présenter ensemble deux images de nature différente et suggère la répétition de scènes presque semblables: l’ordre d’apparition des armées n’est donc pas chronologique et l’on peut indifféremment passer d’une image à l’autre, sans rien changer au récit. Au cinéma de même, une série de surimpressions enchaînées montrerait des fragments d’armées et suggérerait que, pendant plusieurs mois, des éléments très divers ont marché, par des chemins différents, en direction de la capitale dace, devant laquelle ils se sont installés progressivement.
Ainsi, pour exprimer la lenteur du rassemblement, l’artiste délimite un vaste espace chronologique; il accumule ensuite les images en les superposant, de manière à donner une impression d’encombrement et de lourdeur. La frise gagne en expressivité ce qu’elle perd en esthétique et l’on comprend que le déplacement des troupes a été long et complexe, ce qui souligne l’importance de l’enjeu décrit dans la série suivante (tableaux CXIlI à CXVIlI).
b) Le temps indéterminé.
A côté de ces procédés spéciaux, destinés, soit à souligner le rythme d’une action, soit à marquer un détail important (rapidité du chef, ampleur et minutie des préparatifs), le sculpteur exprime souvent la longueur d’une action, sans la placer entre des points de repère précis; les scènes entrent alors, et le cas est plus fréquent, dans une durée peu déterminée, qui donne aux événements une allure neutre et presque quotidienne [34].
Après la marche rapide qui figure aux tableaux LV à LIX, le sculpteur montre, par exemple, une construction de camp (LX), pleine de vie et d’animation; considérée en général comme secondaire, cette scène tient en fait une place importante dans le déroulement chronologique de la séquence; elle indique en effet que du temps passe entre LIX et LXI-LXIV, marque un net ralentissement dans le rythme d’ensemble et joue le rôle de ce qu’on appelle au cinéma un « plan de coupe » : jusqu’au tableau LX, les actions que nous présente le sculpteur sont ponctuelles et déterminées; à partir de LX, elles sont durables et indéterminées dans le temps, puisque le début et la fin n’en sont pas datées avec précision.
A cette disposition d’ensemble, déjà très caractéristique, vient s’ajouter la nature même de l’image; les tableaux LXII à LXIV offrent en effet une série de surimpressions doublée d’un lent panoramique, dont la description détaillée serait ici trop complexe [35]. En bas du tableau s’étale la vie des camps: arrivée des légions, ravitaillement, tours de garde, etc... , en haut apparaissent, par surimpressions successives et de plus en plus longues, les opérations militaires de routine: attaques, escarmouches, reconnaissances, etc... Le rôle et la présence de l’Empereur ne seront rappelés qu’à la fin, au moment où il observe un passage de cavalerie, qui devient rapidement le sujet principal du récit.
La description tend ainsi progressivement à une narration qui exprime la durée et le lent écoulement du temps: ce sont en effet des scènes, choisies comme au hasard au cœur d’une période particulière, qui défilent sous nos yeux; elles illustrent un thème fondamental, celui de l’attente pendant laquelle se produisent seulement quelques escarmouches et ne précisent nullement le laps de temps occupé par cette suite irrégulière d’actions; pourtant, à travers cette durée indéfinie s’exprime aussi la patience et le caractère méthodique de Trajan, en même temps que s’installe une espèce de tension, dont le premier siège de la capitale dace constitue le dénouement logique.
Ce type de construction apparaît fréquemment sur la frise [36]; il permet d’évoquer l’existence de longues périodes au cours desquelles aucun événement particulier ne s’est produit et contribue à maintenir la continuité de la narration; c’est un système habile, puisqu’il accélère le récit en abrégeant l’action et suggère en même temps l’existence de longues époques vides, mais il manque évidemment d’exactitude et l’imprécision demeure en ce domaine aussi grande que celle que nous avons relevée dans l’expression des dates.
En fait, les procédés mis en œuvre pour exprimer la succession chronologique ou la durée sont à peu près semblables et la durée n’est le plus souvent qu’une forme plus relâchée, plus détendue, de la succession; l’utilisation d’espaces juxtaposés, impliquant l’existence d’ellipses et de liaisons, reste toujours le fondement de l’évocation du temps; selon que les ellipses sont plus ou moins nombreuses ou plus ou moins importantes, la succession suppose une durée plus ou moins considérable et la trame chronologique d’ensemble apparaît sous une forme plus ou moins serrée. Seule la nature des scènes décrites permet en fait au sculpteur d’insister plutôt sur un point que sur un autre, et le temps, toujours présent, n’est jamais exactement définissable.
C’est que l’expression du temps sur la Colonne Trajane dépend
essentiellement des nécessités du récit auxquelles elle est finalement subordonnée; selon que le sculpteur adapte un passage plus narratif,
plus descriptif ou plus explicatif, il insiste plus ou moins sur la durée
ou sur la succession en étalant plus ou moins la présentation des
faits; l’expression vraie du temps passe donc au second plan et le
temps sur la frise est, en général, plus littéraire que véritablement
historique.
III. - LE TEMPS LITTÉRAIRE
Bien que soumise aux exigences du texte dont l’auteur s’inspire, l’expression du temps devient un instrument privilégié dans les mains du sculpteur; en modifiant la nature temporelle du récit, en situant les faits dans une succession plus ou moins serrée, l’artiste peut en effet moduler le style de la frise et lui faire exprimer des nuances plus littéraires et plus abstraites.
La présence d’une trame chronologique d’ensemble, qui renforce
la continuité du récit, permet en effet de construire des scènes plus
proches des phrases et des paragraphes du texte de départ, tandis
que l’existence d’événements antérieurs, postérieurs ou simultanés à
d’autres permet d’aborder l’expression des causes et des conséquences; parallèlement à cet approfondissement du récit, l’alternance durée-succession peut être utilisée comme instrument esthétique et servir de fondement au rythme du récit.
Au lieu d’être une donnée de l’histoire, le temps devient alors un
élément fondamental du récit et de l’art.
1) Le temps et l’histoire.
Si la nature historique de la frise ne peut être sérieusement mise en doute [31], il est clair cependant que le temps ne s’y organise pas en une chronologie de nature véritablement historique. Certes, l’artiste a pris soin de lier les événements les uns aux autres et de les inscrire dans un ordre rigoureux, qui fait sentir la présence et l’écoulement du temps, mais la datation n’est possible qu’à une saison près et les ellipses interdisent toute appréciation exacte de la durée réelle.
Du point de vue de l’historien, l’expression du temps est donc nettement insuffisante. Le temps historique se limite sur la Colonne Trajane à une mise en place logique des faits les uns par rapport aux autres; quand le sculpteur indique des rapports de cause à effet, il s’intéresse toujours plus à la clarté du récit qu’à une explication de nature véritablement historique. Pourquoi d’ailleurs chercherait-il une précision, dont l’histoire latine se préoccupe en général assez peu, et pourquoi ne préférerait-il pas, comme elle, la beauté du développement à l’exacte expression des faits?
Sur la Colonne Trajane donc, la précision historique n’est que désirée, elle n’est jamais hautement affirmée; la frise est avant tout une œuvre d’art, dans laquelle les considérations littéraires et artistiques l’emportent toujours. L’expression du temps n’échappe pas à cette règle et en constitue même un exemple privilégié.
2) Le temps de la narration.
Lorsque le temps prend une allure historique, il ne fait en général
que refléter une exigence de la narration, due parfois à la nature particulière de la frise; il s’agit, sans doute, d’une vérité historique, mais
elle n’est présente, pour ainsi dire, qu’au second degré; ce qui importe
avant tout, c’est que la narration puisse continuer son cours: l’explication n’intervient que lorsqu’elle est absolument nécessaire.
a) Le retour en arrière.
Le cas est particulièrement net, quand il s’agit de rappeler des faits qui se sont déjà produits et jouent, dans l’action à venir, un rôle fondamental, comme, par exemple, entre les tableaux XXXIII et XXXVIII [38].
Pendant que l’Empereur effectue son voyage sur le fleuve (XXXIII à XXXV), des événements importants se produisent ailleurs : les Daces et les Sarmates ont passé le Danube (XXXI–XXXII), ils attaquent maintenant des fortins, mais sont mis en déroute par la cavalerie romaine (XXXVII–XXXVIII) et la bataille ne va pas tarder à s’engager.
L’ordre chronologique et historique des événements est donc le
suivant:
1) passage des Daces et des Sarmates,
2) voyage de Trajan,
pendant ce voyage, premier échec des Daces et Sarmates,
3) arrivée de Trajan qui part aussitôt vers les troupes romaines.
La structure de la frise ne permettait pas au sculpteur d’énoncer
les événements dans l’ordre successif qu’il adopte ordinairement, puisque le premier échec des Daces prend place pendant le voyage de
l’Empereur. Sachant user du montage parallèle [39], il pouvait pourtant
placer à la suite tous les événements relatifs aux Daces (passage, puis
échec) et relater ensuite le voyage de l’Empereur; mais le spectateur
pouvait ne pas comprendre que les faits étaient à la fois successifs
(passage du Danube, voyage de Trajan) et simultanés (échec des Daces, voyage de Trajan); l’artiste a donc préféré placer la retraite
dace après l’arrivée de Trajan et adopter l’ordre suivant :
XXXI - XXXII : passage des Daces et des Sarmates.
XXXIII - XXXV : voyage de Trajan.
XXXVI : arrivée de Trajan.
XXXVII - XXXVIII : premier échec des Daces et des Sarmates.
Dans ce cas cependant, le spectateur risquait de penser que l’arrivée de Trajan provoquait la fuite des Daces, même si l’Empereur ne figurait pas en XXXVII à la tête de la cavalerie; pour éviter cette erreur et souligner l’existence du montage parallèle, dont la structure est ici particulièrement complexe, le sculpteur a donc suggéré un retour en arrière que le cinéma, soumis aux mêmes contraintes, connaît sous le nom anglais de « flash-back ».
Lorsque Trajan descend de bateau, il se hâte en effet [40] vers un lieu sans doute déterminé, près duquel il rencontre deux messagers que le gros de l’armée romaine a envoyé au-devant de lui (XXXVII, 91) ; la position des deux cavaliers, qui font face à l’Empereur et sont ainsi tournés vers la gauche (au lieu de l’être, comme presque tous les autres, vers la droite), leur attitude et l’arrêt brutal de Trajan, font bien comprendre que quelque chose est en train de se dire: les messagers racontent en effet à l’Empereur les événements qui se sont produits pendant son voyage; ces événements sont illustrés aussitôt après dans les tableaux XXXVII et XXXVIII, qui nous montrent la fuite des cavaliers sarmates et la destruction d’un convoi dace pendant la nuit suivante [41]. Il s’agit bien d’un véritable retour en arrière, qui s’intègre à un montage parallèle complexe.
Le sculpteur n’hésite donc pas à détourner le cours normal du temps quand les nécessités narratives rendent cette modification inévitable. Les contingences historiques jouent ici un rôle moins important que les contraintes artistiques: c’est la nature de la frise et le contenu du texte initial qui conduisent le sculpteur à cet arrangement particulier, dont il se serait peut-être dispensé s’il n’avait tenu à mettre en relief la « ceIeritas » de l’Empereur, que le texte d’origine devait abondamment souligner.
La modification apportée à l’écoulement normal du temps s’accompagne, d’autre part, d’une notation nécessairement très abstraite qui fait penser au son du cinéma ; c’est la pose anormale des cavaliers de XXXVI, 91 qui suggère l’existence d’un dialogue et permet de rétablir le sens exact des tableaux XXXI à XXXVIII. Il s’agit donc ici d’un cas exceptionnel, mais cet exemple montre que, dès le tableau XXXI, c’est-à-dire pratiquement dès le début, l’artiste a senti la nécessité de plier le temps aux besoins de la narration, quelles que soient les difficultés que la nature de la frise pouvait soulever à cet égard.
b) La simultanéité.
A la succession pure et simple, le sculpteur peut aussi substituer la simultanéité, c’est-à-dire le déroulement de l’action dans plusieurs lieux à la fois, modification très enrichissante, car elle favorise l’établissement de liens plus abstraits entre les événements. Les faits qui se produisent en deux endroits différents trouveront en effet leur point d’aboutissement dans une action qui sera, non seulement présentée, mais encore expliquée : ainsi, le récit sculpté disposera des « pendant que », des « après que » et même des « parce que » du récit littéraire.
Mais cette complication dans la structure temporelle s’accompagne obligatoirement d’une modification dans l’expression de l’espace; l’espace devient, à la fois primordial, par le choix qu’il suppose, et secondaire, dans la mesure où les personnages passent au premier plan; c’est l’alternance des personnages en effet, plus que les caractéristiques du lieu, qui permet de déceler l’existence d’un montage parallèle. Ainsi, dans les tableaux XXXI à XXXVIII, avons-nous successivement vu les Daces (XXXI, XXXII), Trajan (XXXIII à XXXVI) les Daces (XXXVII–XXXVIII), avant de voir ensemble les Daces et Trajan (XXXIX–XL).
Dans la mesure cependant où la contiguïté temporelle ne peut guère s’exprimer que par la contiguïté dans l’espace, la description des lieux garde un rôle important et l’artiste est souvent conduit à modifier la nature de la frise.
Dans un premier cas, le sculpteur utilise une bande torsadée très visible, dont la fonction est de distinguer l’une de l’autre les deux actions montrées ensemble; il s’agit, en fait, d’un véritable glissement de la ligne de démarcation des spirales à l’intérieur même de la frise. Ce procédé, proche de celui des surimpressions du cinéma, est assez rare et l’exemple le plus caractéristique est celui des tableaux LXII et LXIII, dans lesquels le sculpteur dépeint la vie quotidienne d’un camp romain et les combats qui se déroulent sporadiquement dans les régions avoisinantes [42].
A l’intérieur d’un même tableau prennent donc place deux actions différentes ; leur superposition indique nettement qu’elles ne se déroulent pas à la suite l’une de l’autre, mais qu’elles ont lieu au même instant; le rapport de temps est encore souligné par le caractère nettement complémentaire des deux scènes qui tendent à figurer l’ensemble des activités romaines pendant une période déterminée et par la disposition d’ensemble des personnages, assez proche de celle qu’on trouve dans les tableaux où des épisodes secondaires se déroulent en « profondeur de champ » derrière une action principale, à laquelle elles servent souvent de fond [43].
Ce procédé, finalement assez simple, a sans doute peu séduit l’artiste dans la mesure où il surchargeait la sculpture et ne permettait pas toujours de distinguer nettement les scènes présentées en simultanéité de celles qui comportaient une véritable « profondeur de champ ». Dans ce dernier type d’image en effet, les deux actions se déroulent dans le même lieu et celle qu’on voit au premier plan a plus d’importance que celle qu’on aperçoit au fond; l’indication de temps est donc faible et l’espace a le rôle principal. Dans les tableaux présentés en simultanéité au contraire, les deux actions sont importantes et se déroulent dans un même temps; ce point, essentiel à la compréhension du récit, paraissait évidemment fondamental au sculpteur, qui a senti le besoin de s’exprimer différemment.
Une seconde méthode, plus complexe, est donc utilisée; elle apparaît dès le tableau XXXI et nous lui avons donné le nom de « montage parallèle » qu’elle porte au cinéma [44]. Dans ce cas, le sculpteur dispose, les uns derrière les autres, des groupes de scènes qui se déroulent en fait au même instant; ils entrent alors, mais seulement en apparence, dans une fausse chronologie, dont le lecteur moderne peut faire abstraction, s’il connaît les règles cinématographiques.
L’existence de ce type de construction est si nette sur la Colonne Trajane qu’elle a presque été reconnue par les commentateurs allemands qui ont fréquemment employé à ce propos les termes « gleichzeitig » et « Gleichzeitichkeit » et même approché de très près la définition du montage parallèle [45]; ils n’en ont cependant pas tiré les conclusions qui s’imposaient, parce qu’il leur manquait l’axe de référence que le cinéma moderne nous propose; il n’en reste pas moins que l’effort du sculpteur a été assez net pour que les commentateurs allemands le découvrent, même sans le comprendre parfaitement. Il est certain que nous avons affaire ici à un type de construction très élaboré, destiné à rendre une structure chronologique indispensable à la continuité d’un récit de caractère littéraire et historique.
Telle qu’elle apparaît en effet sur la Colonne Trajane, la simultanéité est avant tout destinée à exprimer la cause, ou du moins à faire comprendre le déroulement logique des événements, mais le rapport qu’elle établit entre les actions reste toujours plus temporel que nettement explicatif: il équivaut le plus souvent à un « dum haec geruntur », plus rarement à un « haec cum fecisset ». Le langage des sculptures ne parvient en effet, pas plus que celui du film, à la souplesse du langage littéraire, même lorsqu’il cherche le plus à l’imiter; il est clair cependant qu’à chaque fois que l’artiste modifie l’ordre purement successif de la narration, il établit entre les faits des rapports complexes, dont on peut penser qu’ils sont, comme au cinéma, de nature essentiellement causale.
Il en est ainsi, par exemple, des tableaux XXXI à XXXVIII dans lesquels l’attaque dace éclaire autant la hâte de l’Empereur après son débarquement que le sens de son déplacement fluvial; de même, vers la fin de la deuxième guerre, l’inactivité des Romains (CXXVII à CXXXI), bloqués par la crue du fleuve, expliquera les attaques ennemies qui se déroulent, en même temps, sur l’autre rive (CXXXII- CXXXV).
Support de la narration, dans la mesure où elle servait à faire sentir la succession des faits ou leur durée, l’expression du temps joue donc aussi un rôle plus littéraire et permet au sculpteur de suivre de plus près le texte qu’il s’efforce de mettre en scène ; le temps peut être cependant utilisé d’une manière encore plus abstraite, car il sert souvent à souligner le rythme narratif et participe alors directement au mouvement personnel que l’artiste imprime à la sculpture.
3) Le temps et le rythme.
Nécessaire tout à l’heure pour décrire et éclairer les faits, le temps va maintenant donner plus de souplesse au récit; plié déjà aux exigences de la narration, il va maintenant se soumettre aux besoins de l’artiste; donnée contraignante du réel, il va devenir un instrument pour le sculpteur qui le modèle à sa guise et prouve ainsi l’ampleur de son talent.
En jouant sur la longueur ou sur la brièveté des actions, le sculpteur peut obtenir des effets de cadence, qui souligneront le sens d’une série de tableaux en la rendant plus expressive; la durée des scènes devient alors l’un des éléments fondamentaux du rythme des séquences, qui dépend par ailleurs d’un certain nombre d’autres facteurs [46].
La durée d’une scène n’est malheureusement pas très facile à déterminer; il s’agit en effet d’une notion subjective qui ne dépend pas nécessairement de la durée réelle des événements; comme au cinéma, une scène longue, mais moins importante, peut être abrégée, tandis qu’une action plus courte, mais essentielle, sera présentée plus longuement. Nous devons donc faire preuve ici de prudence et nous limiter aux données fournies par les images, sans jamais intervenir personnellement [41].
Le cinéma nous enseigne en effet qu’un plan large, comportant un vaste paysage et beaucoup d’acteurs, dure plus longtemps qu’un plan serré. D’autre part, les tableaux qui contiennent des descriptions par mouvements externes, équivalant aux panoramiques et aux travellings [43], doivent être en général plus longs que les plans fixes. Mais ces règles ne sont pas absolues, car la nature de l’action peut venir les modifier; l’image est plus longue, si les personnages sont nombreux et actifs, moins longue, s’ils sont immobiles et peu nombreux; s’il s’agit de l’Empereur, on peut en général considérer que le sculpteur désire produire un effet d’insistance et faire durer l’image plus longtemps.
Même s’ils sont parfois très subjectifs, ces éléments nous permettent cependant d’apprécier la durée des scènes figurant sur la frise et de constater que le sculpteur en tire souvent parti pour souligner et parfois modifier la signification des faits qu’il nous présente.
a) Temps et cadence
La durée des actions fournit d’abord au sculpteur l’occasion d’imprimer une cadence particulière à un ensemble de scènes; les tableaux XXI à XXIV [49], qui décrivent la bataille de Tapae, nous offrent ici un exemple caractéristique.
Ces tableaux se divisent aisément en trois groupes successifs, le 1er (XXI), consacré aux cavaliers, le 2e (XXII–XXIII) aux fantassins, le dernier (XXIV) à la bataille proprement dite; chacun de ces groupes offre manifestement une structure rythmique spéciale, uniquement fondée sur la durée des scènes représentées, que le tableau suivant peut mettre en évidence [50] :
1 |
2 |
3 |
XXI,47,48 : assez long |
XXII : assez long XXIII : long XXIV,55 : assez bref |
XXIV,56,58 : assez long XXIV,59,61 : long XXV : assez long |
L’ensemble est, on le voit, nettement progressif, puisque chaque série commence par une image assez longue; mais, tandis que la 1ère série ne comporte que deux temps, dont le 2e est bref, les deux autres en comptent chacune trois et la dernière est la plus longue de toutes. A cette progression dans la durée s’ajoute un effet de symétrie: chaque groupe commence par une scène assez longue, mais chacun des temps suivants s’allonge quand on passe d’un groupe à l’autre.
Cette progression rythmique et cet équilibre expriment de la part de l’artiste une intention délibérée et répondent au désir de décrire minutieusement le combat en s’en approchant peu à peu, de manière à insister sur l’essentiel qui est évidemment réservé pour la fin. Les tableaux du début présentent en effet les abords de la bataille et comportent essentiellement des images larges, qui insistent sur les lieux, tandis que celles de la fin peignent l’engagement lui-même, dans un décor beaucoup plus étroit, ce qui nous rapproche des combattants. On voit ainsi que rallongement du rythme correspond au rétrécissement progressif de l’espace et que la nature des images et leur durée renforcent un mouvement d’ensemble harmonieusement calculé.
Pour une description de ce genre, dans laquelle il dispose d’une certaine liberté, le sculpteur joue donc avec le temps, comme il joue avec l’espace, et cherche les moyens les plus propices à la clarté de l’exposé : quand nous voyons enfin les hommes s’affronter, nous connaissons déjà les abords de la bataille et nous sommes déjà placés dans l’ambiance du combat qui est ainsi plus totalement décrit [51].
b) Temps et expressivité.
L’alternance que nous venons d’étudier avait une intention descriptive et soulignait, par le rythme, la présentation du 1er combat entre les Romains et les Daces; un type d’alternance plus simple dans le détail, mais encore plus significative renforce parfois le caractère tragique d’une série d’événements; c’est le cas, par exemple, pour la dernière séquence de la frise, qui nous montre l’exil des Daces et les opérations de nettoyage effectuées par les légions romaines après la mort de Décébale (CXLVI à CLV).
L’ensemble s’ouvre sur deux tableaux assez longs (CXLVI, arrestation d’enfants, CXLVII, présentation de la tête de Décébale), mais les tableaux CXLVIII à CL se succèdent à un rythme beaucoup plus rapide; ils montrent deux scènes d’arrestations brutales (CXLVIII, CL), séparées par l’évocation d’un paysage paisible et perdu, puisqu’il s’agit de la Dacie indépendante; répétant le thème de la première image, ces tableaux provoquent, par leur brièveté, une obsédante accélération du rythme général et soulignent en même temps la sévérité de la répression romaine.
Cependant, cette succession d’images courtes, dont les effets s’additionnent avec force, finirait par être monotone, si elle se répétait trop longtemps. Déjà plus longue, l’image CLI vient donc tempérer le rythme d’ensemble et annoncer la grande scène finale; elle se distingue aussi des autres par son contenu qui introduit un instant le thème consolant de la résistance à l’oppresseur.
Précédé d’une dernière scène rapide d’arrestation, rappel bref du rythme et du thème principal (CLII), le lent tableau final (CLIII–CLV) peut alors commencer: il fera défiler longuement sous nos yeux les populations que l’incendie de leur village et l’occupation de leurs terres ont réduites à l’exil; cette très belle scène suscite l’émotion et fait penser, par son rythme et sa longueur un peu solennelle, aux plans très élaborés qui terminent les plus grands films classiques.
Ainsi, en usant uniquement des possibilités que lui offre la durée des images, le sculpteur donne à cette ultime séquence un rythme remarquable par l’équilibre et l’unité : ouverte sur deux images assez longues, continuée par une série de scènes plus courtes qui se répètent comme un leit-motiv cruel, la séquence est lentement fermée par un tableau très long, qui convient parfaitement à la conclusion d’un grand récit. Le contenu des images, peu original et peu varié, compte ici beaucoup moins que le rythme de l’ensemble, qu’il ne sert peut-être qu’à renforcer.
Mais ce rythme, savamment calculé, n’est ni artificiel, ni gratuit; s’il prépare l’image finale, il renforce aussi le sens général de la séquence : au saisissement du début succède en effet, provoquée par les scènes brutales et répétées d’arrestations, une espèce d’indignation, qui laisse place à la pitié, quand apparaît la longue procession des hommes, des femmes et des enfants, poussés vers l’exil par les soldats qui tout à l’heure arrêtaient les chefs, incendiaient les villages ou contemplaient dans la joie la tête et les mains coupées du roi vaincu [52].
En favorisant l’émotion du spectateur, l’artiste ne se limite plus aux faits, il porte un jugement et donne une teinture morale à ce qui n’était qu’information documentaire. Les arts de l’image peuvent s’enrichir de sous-entendus qui dépassent le contenu de ce qu’ils expriment, mais il faut beaucoup de maîtrise au sculpteur pour infléchir ainsi la signification de ses tableaux en usant uniquement des ressources du temps et de la durée, qu’il soumet alors entièrement à sa volonté.
CONCLUSION
Dépendant, par la nature même de son œuvre et de son sujet, de l’espace et du temps, le sculpteur devait faire entrer les événements dans le cadre spatio-temporel capable de donner au récit la continuité narrative qui lui était nécessaire; il a su évoquer en plus une durée grâce à laquelle les actions se distinguent les unes des autres et s’étalent dans le temps, comme elles s’étalent, d’une manière cependant moins claire [53], dans la diversité des espaces décrits. Il a donc suffisamment respecté les lois de l’espace et du temps pour que son récit reste toujours clair, logique et compréhensible au spectateur.
Il semble bien cependant que ce besoin de logique et de clarté ait rapidement conduit l’artiste à envisager autrement les problèmes que lui posait l’expression du temps. Travaillant une matière abstraite, qu’il s’efforçait d’exprimer par des moyens concrets – et le premier sans doute à s’affronter vraiment à ces problèmes – il a vite utilisé les données obligatoires du réel à des fins plus personnelles et plus profondes: d’une part, il se sert de la simultanéité dans le temps pour ébaucher des explications, d’autre part, il joue sur la durée des actions pour obtenir des effets de rythme, qui peuvent constituer une sorte de commentaire aux événements représentés. Comble de l’art et marque d’une très grande faculté créatrice, il soumet alors entièrement à ses vues, les données contraignantes, auxquelles il était initialement soumis lui-même.
Cette multiplicité des utilisations du temps, qui fait à la fois la richesse artistique de la frise et sa faiblesse historique et chronologique, appelle, en conclusion, deux séries de remarques.
Il nous paraît d’abord que l’artiste subit ici l’influence du texte écrit dont il s’inspire et qui transparaît à plusieurs reprises sous les sculptures [54]. Les innombrables épopées de cette époque imitaient l’Énéide, dont elles n’étaient que de pauvres reflets ; de même, le texte des « Dacica » s’inspirait sans doute des « Commentaires » de César, auxquels il était sûrement très inférieur par le style et la pensée; il présentait les événements d’une manière très simple, dont, à l’occasion, la réflexion morale ou politique n’était pas exclue. Le sculpteur devait en suivre le fil, mais il désirait aussi en conserver l’esprit; il a donc cherché les équivalences d’expression, qui lui permettraient de rendre, non seulement le texte, mais encore la pensée de l’auteur ; respectueux de la forme, il a voulu donner aussi une idée, même approximative, du style et du fond. L’expression du temps n’est qu’un des moyens dont il se sert pour rendre le récit sculpté plus riche en significations abstraites ou morales et l’on peut penser, sans toutefois l’affirmer absolument, que c’est le contact avec un texte qui a conduit le sculpteur à utiliser le temps d’une manière plus complexe et plus habile.
Mais, il nous semble aussi que l’influence des « Dacica » n’a fait que stimuler chez l’artiste une tendance, finalement très romaine, à la mise en ordre, par l’établissement d’une solide structure. Nous avons vu en effet que le temps est plus narratif qu’historique et figure sur la frise comme une armature, sur laquelle repose l’ensemble du récit. Dans la succession des événements, dans leur rythme et dans leur durée, ce qui compte le plus, c’est la rigueur et la clarté de l’exposé; ce que les divers moyens d’expression du temps apportent finalement à la sculpture, c’est une espèce de « profondeur » qui empêche les événements de « s’empiler » les uns sur les autres et les place dans une perspective continue, d’où les étapes du récit ressortent avec netteté; le « relief » que l’artiste n’a jamais pu donner aux éléments d’un même tableau, qu’il distingue les uns des autres par des procédés artificiels, il a su le donner à la suite des images et aux moments successifs de l’action. L’extrême rigueur dans le choix des tableaux et l’extrême précision dans l’agencement des scènes et des séquences aboutissent, comme dans un film, à une expression proche du réel: la narration n’est pas « écrasée », elle s’étale, elle dure et elle vit.
Devenu moyen, et non plus objet d’expression, le temps est
ainsi l’un des constituants fondamentaux de ce « message codé » [55]
qu’est la Colonne Trajane. Il dispose en effet les événements les uns
par rapport aux autres, au fil des jours et des années, mais il leur
donne en plus un sens complexe, un arrangement plus riche en significations diverses; il est donc le temps, mais quelque chose d’autre
aussi, comme les boucliers sont des boucliers, dont les soldats se
servent dans les batailles, mais aussi des emblèmes et des signaux
historiques précis, qu’il est souvent possible d’interpréter. Sur la
Colonne Trajane le temps appelle donc deux lectures, puisqu’il a deux
écritures, l’une réelle, si l’on peut dire, et concrète, l’autre plus symbolique et plus littéraire, que les clefs et les codes du cinéma nous ont
parfois permis de décrypter.
NOTES
1. Sacrifices, discours, batailles, etc... Sur ces influences, voir spécialement Lehmann Hartleben. Die Trajanssäule – Ein römisches Kunstwerk zu Beginn der Spätantike – Berlin, Leipzig, 1926.
2. C’est ainsi que les principaux commentateurs, et spécialement Cichorius (Die Reliefs der Trajanssäule. Grundfragen und Tafeln - Berlin-Leipzig 1896-1900), Petersen, Trajans dakische Kriege nach dem Säulenrelief erzählt. Leipzig - 1899-1903) et Hartleben, déjà cité, négligent le plus souvent la continuité de l’action et sa position dans un cadre chronologique d’ensemble.
3. On trouvera, dans notre article : « L’espace sur la Colonne Trajane. Essai d’étude filmique », in Mélanges offerts à Roger Dion: « Littérature gréco-romaine et géographie historique » publiés par R. Chevallier en supplément au numéro IX de Caesarodunum - Paris - 1974, pages 325 et 326, et, avec plus de détails, dans notre thèse: « Étude filmique de la Colonne Trajane - L’écriture de l’histoire et de l’épopée latines dans ses rapports avec le langage filmique », Tours - 1974, pages 13 à 123, une justification de ce choix.
4. Sur ce texte, celui des Dacica de Trajan sans doute, voir notre thèse, pages 401 à 407.
5. Suppression dans le récit d’un certain nombre d’images ayant leur importance.
6. Nous suivons ici la division de Cichorius, op. cit.
7. Sur ce tableau et sa composition, voir aussi Lehmann-Harleben, op. cit., p. 99.
8. Sur l’identification de la divinité, voir Cichorius, op. cit., II, p. 187, Petersen ; op. cit., I, p. 45, Lehmann-Hartleben, op. cit., p. 30 et 54, note 1.
9. Celles de Danuvius (III), de Jupiter à la foudre (XXIV) et de Luna (XXXVIII). La femme qui apparaît en CL n’est pas, comme on l’a cru longtemps (voir Cichorius, op. cit., III, p. 379 à 391, Petersen, op. cit., Il, p. 121 et, à juste titre, Hartleben. op. cit., p. 54, note 1 et p. 112) une autre représentation de Luna, mais une image de la Dacie en pleurs. Voir cependant, a contrario, Rebuffat (« Les divinités du jour naissant sur la cuirasse d’Auguste de Prima Porta » Recherches sur l’illustration symbolique de la Victoire orientale, MEFR. LXXIII. 1961, pp. 184-185) qui pense qu’il s’agit dans les deux cas de la Nuit.
10. Cf. infra, p. 165.
11. Voir l’hypothèse ingénieuse de R. Vulpe : « Fulgerul lui Jupiter de la Tapae », in Apulum, IX (1971), p. 571 à 583.
12. Cf. supra, p. 160.
13. Cf. note 9.
14. Notamment S. Reinach : Répertoire des reliefs grecs et romains, Paris - 1909. p. 333, R. Vulpe : « Les Bures, alliés de Décébale », in Studie Classice, V, 1963. p. 75 à 96. C. et H. Daicoviciu, Columna lui Traian, Bucarest, 1968, photo 17.
15. Voir Cichorius, op. cit., III, p. 201.
16. Voir Cichorius, op. cit., II, p. 151, Petersen, op. cit., l, p. 35, note 1, Lehmann-Hertleben, op. cit., p. 70.
17. Voir Petersen, op. cit., II, p. 79, note 3.
18. Il apparaît au moins une fois cependant que le sculpteur a déplacé une scène (CXXXVIII) sans tenir compte de l’ordre historique des faits: il s’agissait pour lui de préparer sa conclusion. Pour plus de détails, voir notre thèse, déjà citée, page 372.
19. C’est pourquoi peut-être les discours, ou les sacrifices, dont la longueur est difficilement appréciable, comportent toujours un élément mobile qui permet d’en supposer la durée.
20. Cichorius (op. cit., III, p. 192) avait déjà remarqué dans ces tableaux le rapport temps-mouvement, mais il n’en avait pas tiré de conclusions précises.
21. Voir notamment le rôle du son dans les tableaux XXXVI à XXXVIII cités plus bas.
22. Voir supra, page 161.
23. Départ, voyage, arrivée. Le voyage de XLVI, qui n’est représenté que par le départ, est beaucoup plus elliptique.
24. Sur cette remontée. que les autres commentateurs n’ont pas reconnue, voir notre thèse, p. 188 à 193.
25. Tableaux LXXIX à XCI.
26. Voir, par exemple, le traitement de la campagne de 101 ou celui du grand voyage de Trajan cité plus haut (début 105).
27. Sur les types de liaison, voir notre thèse, p. 82 à 97. Au cinéma le « cut » est une liaison par forte opposition; les « fondus » unissent les images par obscurcissement ou par superposition (fondu au noir – fondu enchaîné).
28. Voir supra, p. 159.
29. Dans les scènes précédentes, les tableaux étaient liés par la nature du sujet (XXXIII à XXXV); ils exprimaient la durée et la continuité; ici. au ‘contraire, les deux tableaux juxtaposés diffèrent totalement l’un de l’autre (port ≠ campagne - bateaux ≠ chevaux, etc...); ils expriment ainsi une forte rupture dans le temps. D’autre part, en passant les épisodes intermédiaires sous silence, l’auteur évite la description d’une nouvelle scène de déplacement. dont la monotonie aurait été préjudiciable à l’impression de vitesse qu’il voulait donner.
30. Pour le détail de cette interprétation, voir notre thèse, p. 197.
31. Voir supra, p. 162.
32. Notamment Cichorlus, op. cit., III, p. 177.
33. Voir infra. p. 175.
34. C’était déjà le cas des tableaux X à XX, dont nous avons parlé plus haut.
35. Voir notre thèse, p. 246.
36. Par exemple, au début, dans la série X à XX.
37. Voir notre thèse, p. 398.
38. Sur l’ensemble de ces tableaux et les circonstances historiques, voir notre thèse p. 184 à 205. A la bibliographie citée dans ces pages, il faut ajouter : Lino Rossi, Trajan’s column and the Dacian Wars, Londres, 1972, que nous n’avions pu consulter au moment de la rédaction.
39. Voir infra, p. 176.
40. Voir supra, p. 169.
41. Voir supra, p. 160.
42. Sur ces tableaux, voir aussi supra, p. 171.
43. L’exemple le plus remarquable de cette disposition est celui du tableau XVIII. Voir notre thèse, p. 58.
44. Voir aussi supra, p. 173.
45., Notamment Cichorius II, p. 182 à propos des tableaux XXXI à XXXVII et III, p.262, à propos du tableau CXX.
46. L’étude qui va suivre se limite à montrer les rapports qui existent entre le temps et le rythme des sculptures continues: elle se distingue donc d’une étude du « montage rythmique » qui serait plus complète. Sur le « montage rythmique » voir notre thèse, p. 116.
47. Les commentateurs antérieurs ont généralement pensé (notamment Cichorius, op. cit., III, p. 115, 216, 247, etc...) que la durée d’une action s’exprimait à travers la longueur de frise que le sculpteur lui consacrait; c’était confondre importance du tableau et durée chronologique de la scène et aller au devant de bien des contradictions (voir notamment Cichorius, op. cit., p. 247).
48. Au cinéma, déplacements du champ visuel sur un ensemble immobile (panoramique) ou en accompagnement d’un personnage qui se déplace (travelling).
49. Voir aussi supra, p. 161 et 165.
50. Les limites de cet article ne permettent pas d’exposer les raisons qui fondent notre appréciation de la durée. On les trouvera dans notre thèse, p. 157 à 159.
51. Un effet semblable apparaît encore entre les tableaux CXXVI et CXXXI.
52. On peut même penser que le rythme apporte quelque chose de plus aux images et contient comme une critique indirecte à l’égard de la répression romaine en Dacie ; cependant, la dernière séquence, en soulignant l’implacable fermeté des vainqueurs, est aussi une image de propagande, destinée à montrer que la guerre ne reviendra plus dans ces régions.
53. Il est plus facile de reconnaître, sur la Colonne Trajane, les étapes chronologiques du récit que les lieux géographiques de l’action.
54. Sur les traces du texte dans la sculpture, voir notre thèse p. 401 à 407.
55. Nous reprenons l’expression à G. Ch. Picard, Bulletin archéologique, R.E.L., LI, 1974, p. 356.
Cet article a été publié dans Caesarodunum, 10 bis, 1976, p. 157-182.
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