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DÉCOUVERTE D'UNE ICONOGRAPHIE: LA COLONNE TRAJANE (1850-1976)


 

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le progrès des techniques et celui de l'esprit scientifique renouvellent entièrement les études consacrées à la Colonne Trajane. On s'efforce désormais de donner des éditions comportant à la fois une reproduction photpgraphique de la frise et un commentaire explicatif plus ou moins détaillé.

On peut dès lors distinguer plusieurs types de commentateurs, différents les uns des autres par le point de vue qu'ils adoptent et le sens du texte qui accompagne les reproductions. Sans être exactement chronologique, ce classement général correspond cependant à une évolution progressive de la réflexion des savants.

I. - LES NARRATEURS

Les narrateurs regardent les sculptures dans leur ensemble et leur continuité; ils s'efforcent d'en tirer un récit cohérent, sans s'attacher particulièrement aux détails vraiment historiques ou géographiques, ni aux anomalies que peut révéler une transposition faite, si l'on peut dire, en mot à mot.

C'est le cas en France de W. Froehner [01], qui propose la première édition non dessinée de la Colonne Trajane [02], et de Reinach [03], qui publie la dernière édition graphique; il en est de même en Angleterre pour Pollen [04] et plus tard pour E. Strong [05], qui appartient à la même école, bien qu'elle travaille à une époque différente. De nos jours, les travaux de R. Vulpe en Roumanie se rattachent parfois à la même veine [06], et F. Coarelli [07] vient de reprendre, dans une étude plus générale et dans une intention purement documentaire, le texte et les dessins de Reinach, qui demeurent en effet les plus accessibles et les plus maniables [08].

Dans toutes ces éditions, le commentaire de la frise est très libre et ne dépend que de ce qui est vu par l'observateur, sans qu'aucune règle précise ne soit jamais définie; on ne cherche donc pas à faire une véritable critique, mais plutôt à raconter une histoire, et l'aspect narratif des bas-reliefs paraît seul intéressant; il en résulte, spécialement chez Pollen, de nombreuses erreurs de détail, qui ont été bien corrigées par la critique allemande.

II. - LES HISTORIENS

Caractéristique de l'esprit scientifique et soutenue par les progrès de la reproduction photographique, une seconde génération de critiques apporte ensuite une contribution très importante à la connaissance de la frise; leur chef de file est le grand savant C. Cichorius [09] ; près de lui se rangent E. Petersen [10], qui reprend et complète en les critiquant les travaux de Cichorius, et l'Anglais Stuart Jones [11].

Pour ces savants, l'ancienne théorie de Benndorf, selon laquelle la frise de la Colonne Trajane était « un livre à sept sceaux », c'est-à-dire un ouvrage mystérieux et incompréhensible, est entièrement fausse. Leur point de départ, en effet, n'est plus narratif, mais historique et géographique; chaque détail devient signifiant et peut être considéré comme l'indice d'un lieu, d'une direction ou d'un événement particulier; il est ainsi possible pour Cichorius de suivre pas à pas la marche des armées romaines pendant les deux guerres et de retrouver les lieux exacts par où elles seraient passées.

Conçu comme une étude rigoureusement analytique, le commentaire des tableaux successifs de la colonne aboutit à un éclatement de la narration; seul Petersen lui consacre quelques pages à la fin de chaque volume. L'analyse historique conduit ainsi à un travail très riche et très minutieux, auquel le caractère continu de la frise échappe totalement [12].

La méthode, d'autre part, ne paraît pas toujours très assurée, car elle varie en fonction des besoins. Il est manifeste que, chez les historiens, les événements et le lieu l'emportent sur le récit et que l'interprétation dépend trop souvent d'une idée préconçue que les images seraient destinées à prouver.

Le cas de Stuart Jones est quelque peu différent. Dénonçant d'abord les excès d'analyse de Cichorius et de Petersen, définissant même une méthode plus globale d'un très grand intérêt, il ne l'illustre pratiquement pas et retombe finalement dans le même défaut, en traitant, très en détail, trois épisodes complexes de la frise [13].

Ainsi les historiens, tout en apportant à la connaissance des sculptures une contribution véritablement fondamentale, n'ont jamais réussi à en percer le secret, puisqu'ils ne sont jamais parvenus à une étude synthétique de la frise.

III. - L'ŒUVRE DE LEHMANN-HARTLEBEN

L'important ouvrage que Lehmann-Hartleben [14] a consacré à la Colonne Trajane est certainement celui qui, par la finesse des analyses et la richesse de l'érudition, est arrivé le plus près de la vérité. Rejetant en effet, peut-être avec excès, toutes les tentations historiques ou géographiques [15], Hartleben étudie les tableaux du point de vue de l'art, sans tenir aucun compte du récit, puisqu'il regroupe les images par grands thèmes et ne s'intéresse dans la partie de synthèse qu'à des problèmes de forme ou de décor.

Malgré sa précision et sa qualité, le travail de Lehmann-Hartleben reste donc, lui aussi, très analytique; les tableaux ne sont plus étudiés dans leur ordre d'apparition et la vérité de la frise n'est pas toujours atteinte, parce que son caractère continu est systématiquement nié, en même temps que le sens réel des images est volontairement négligé.

Avec les commentateurs précédents, la Colonne Trajane avait un sens trop précis; avec le travail de Lehmann-Hartleben, elle risque de ne plus en avoir aucun, et ces deux attitudes opposées, l'une entièrement tournée vers le fond, l'autre uniquement intéressée par la forme, paraissent également excessives.

Il n'en reste pas moins que la contribution de Lehmann-Hartleben à la connaissance de la frise est fondamentale et constitue, avec celle de Cichorius, une somme essentielle qu'aucun chercheur contemporain ne peut évidemment négliger.

IV. - LES MODERNES

Après ces études magistrales, l'époque moderne propose encore des éditions complètes de la Colonne Trajane, mais le commentaire y est remplacé par des recherches plus techniques portant sur les « realia » dans l'édition de F. B. Florescu [16] et sur divers problèmes d'interprétation dans celle de L. Rossi [17].

A côté de ces éditions complètes, qui n'existent pas encore véritablement en France, on trouve de nombreux articles spécialisés. Les questions y sont toujours abordées avec une grande rigueur scientifique et les auteurs s'appuient, autant qu'il est possible, sur les données historiques, épigraphiques et archéologiques les plus récentes. Les contributions de Condurachi, Ferri, Lugli, Rossi, Speidel, Tudor, Vulpe [18] ont été particulièrement importantes pendant les quinze dernières années, sans oublier celles, plus exhaustives, de Becatti [19], Bianchi-Bandinelli et G.-Ch. Picard [20].

Enfin, nous avons soutenu à Tours, en 1974, une thèse [21] qui propose une nouvelle approche de la Colonne Trajane par le truchement d'une comparaison avec les procédés du cinéma classique et constitue le premier commentaire complet de la frise édité en français. Le rapprochement entre les méthodes générales du cinéma et celles que l'artiste a utilisées préserve le caractère global des sculptures en ne séparant jamais les images du contexte narratif auquel elles appartiennent; il fournit aussi des règles générales et permet d'échapper à l'arbitraire d'une investigation menée sans bases réelles; il devient ainsi possible de déchiffrer les « codes » utilisés par l'artiste et dont le sens échappait souvent aux commentateurs.

Ainsi, depuis la fin du XIXe siècle, les études sur la Colonne Trajane ont régulièrement bénéficié du progrès des sciences et des techniques. De nos jours, la persistance des éditions générales, toutes publiées depuis 1969, la parution régulière d'articles approfondis, la recherche d'autres méthodes d'investigation prouvent que la réflexion sur ce monument extraordinaire, l'un des plus fascinants de l'Antiquité, se renouvelle sans cesse et est étroitement associée à l'évolution des idées et des mentalités modernes. Il reste que la reproduction des sculptures n'a jamais, pour des raisons purement financières, la qualité que les progrès de la photographie lui permettraient d'atteindre [22] et qu'il nous manque encore une édition digne de notre époque.


NOTES

1. W. Froehner, La colonne Trajane d'après le surmoulage exécuté à Rome en 1861-1862, 4 vol., Paris, 1874.

2. Les sculptures sont reproduites par « galvanoplastie » et sont extrêmement bien rendues, spécialement dans les détails du relief. Malheureusement, les deux grands « in-folio » sont très lourds et très peu maniables.

3. S. Reinach, Répertoire des reliefs grecs et romains, Paris, 1909, vol. l, pp. 331 à 339.

4. Pollen, A description of the Trajan column, Londres, 1874.

5. E. Strong, La scultura romana da Augusto a Costantino, Florence, 1923-1926.

6. Spécialement les articles publiés, en 1968-1969, dans Viata Militara; mais il s'agit de vulgarisation. C. et H. Daicoviciu ont publié un intéressant petit livre présentant des images claires et bien choisies avec un bref commentaire en roumain: Columna lui Traian, Bucarest, 1966.

7. F. Coarelli, Guida archeologica di Roma, Milan, 1974, pp. 112-128.

8. Malgré quelques restaurations abusives, les dessins de Reinach sont dans l'ensemble exacts; leur défaut le plus grave est de ne pas toujours respecter la disposition des personnages les uns par rapport aux autres.

9. C. Cichorius, Die Reliefs der Trajanssäule, 2 vol. (II et III) de texte, 2 vol. de reproductions (I-II), Berlin-Leipzig, 1896-1900 – Cichorius est l'auteur de la numérotation des scènes de la Colonne Trajane, à laquelle on se réfère ordinairement, bien que la distinction des tableaux soit parfois contestable.

10. E. Petersen, Trajans dakische Kriege nach dem Säulenrelief erzählt, 2 vol., Leipzig, 1899-1903.

11. H. Stuart Jones, The historical interpretation of the reliefs of Trajans column, dans P.B.S.R., V, 1910.

12. Cichorius (II, p. 348) voit, par exemple, au tableau LXXIV, un bassin carré qu'il retrouve près de Kis Kalan et dont il donne une photographie (p. 349). La critique de Petersen (I, p. 80, note 1) porte essentiellement sur cette photographie et sur l'échelle qu'on y aperçoit.

13. La campagne de 101 (p. 439), la campagne de 105 (p. 444), le secours aux garnisons (p. 455).

14. K. Lehmann-Hartleben, Die Trajanssäule. Ein romisches Kunstwerk zu Beginn der Spätantike, 2 vol., Berlin-Leipzig, 1926.

15. On trouvera une bonne critique des jugements portés par Lehmann-Hartleben sur la valeur historique des monuments figurés sur la colonne Trajane dans: Turcan-Deleani, Les monuments représentés sur la colonne Trajane : schématisme et réalisme, M.E.F.R., LXX, 1958, pp. 149-177.

16. F. Bubu Florescu, Die Trajanssäule. Grundfragen und Tafeln, Bucarest-Bonn, 1969.

17. L. Rossi, Trajan's column and the Dacian Wars, Londres, 1972. Le livre est d'un format très commode, mais les photographies ne sont guère utilisables.

18. Nous ne parlons ici que des plus récentes, sans tenir compte de celles qui concernent l'inscription. Pour plus de détails, on pourra se reporter à la bibliographie que nous avons publiée dans un petit recueil illustré: La colonne Trajane. Images, récit, bibliographie, éditions du Centre de Recherches A. Piganiol, Tours, 1975.

19. Dans La colonna coclide istoriata. Problemi storici, iconografici, stilistici, Rome, 1960. On pourra voir aussi un article posthume à paraître dans A.N.R.W., II, rubrique « Künste ».

20. R. Bianchi-Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, Paris, 1969. G.-Ch. PICARD, L'art romain, Paris, 1962, pp. 44-50.

21. A. Malissard, Étude filmique de la colonne Trajane. L'écriture de l'histoire et de l'épopée latines dans ses rapports avec le langage filmique, Édition du Centre de Recherches A. Piganiol, Tours, 1974, 446 p., dessins de Reinach.

22. Il existe des moulages exécutés à différentes époques à partir de la frise. Voir Laurand, « Note sur les moulages complets de la colonne Trajane », dans R.E.L., XVIII, 1940, pp. 52-54. Ajoutons que les moulages les mieux exposés se trouvent sans aucun doute au Musée Historique de Bucarest, où une salle très vaste leur est spécialement réservée. L'Institut allemand d'Archéologie de Rome possède un ensemble complet de photos. A Rome, les moulages complets de la Colonne Trajane peuvent être vus dans la salle LI du « Musée de la Civilisation Romaine » (E.U.R.).


Cet article a été publié dans Caesarodunum, 12 bis, 1977, pp. 351-355.


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